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Depuis le début de l’année 2015, les libéraux sont piégés par le problème du terrorisme, qui semble obliger à remettre à plus tard les réformes du marché du travail, de l’éducation nationale, de la fiscalité, etc. Mais faut-il attendre la fin du problème terroriste pour régler les autres problèmes ? Un texte précieux de Pierre de Boisguilbert, l’un des fondateurs de la tradition libérale française, nous éclaire à ce sujet. Ajouté comme supplément au Détail de la France (1695), il répond aux détracteurs de son projet libéral, qui affirmaient que l’état de guerre empêchait toute réforme économique. (Un texte à retrouver dans notre réédition du Détail de la France.) B.M.

SUPPLÉMENT AU DÉTAIL DE LA FRANCE

Il est surprenant que dans les grands besoins qu’a présentement l’État de secours extraordinaires, les peuples faisant offre de les fournir dans le moment, au moyen de quelques accommodements, lesquels, sans rien déranger, n’exigent qu’un simple acte de volonté des personnes en place, et mettront ces mêmes peuples au même instant en état d’y satisfaire avec profit de leur part ; il est étonnant, dis-je, qu’on ne veuille accepter ces offres qu’après la conclusion de la paix , bien que ce soit l’unique moyen d’en procurer une très avantageuse. En sorte que, par une destinée jusqu’ici inouïe, ceux à qui il tombe en charge de payer, se soumettent de le faire sans demander de délai, et les personnes qui ne doivent avoir d’autres fonctions que de recevoir, exigent un terme et un délai, fort incertains, pour l’accepter.

Outre cette situation monstrueuse, on peut assurer que la guerre étrangère coûte dix et vingt fois moins au royaume que les désordres intestins causés par les manières que l’on pratique pour recouvrer les fonds afin d’y subvenir ; si bien que, mettant pour ainsi dire l’incendie dans toutes les contrées de la France, il est plus opportun de l’arrêter que la guerre du dehors, dont, encore une fois, la conclusion avantageuse dépendra absolument de cette paix du dedans, qui se peut terminer à moins d’un mois ; et l’allégation de la guerre étrangère comme un obstacle au rétablisse-ment de la félicité générale est la même erreur que si, le feu étant aux quatre coins d’une maison, on soutenait qu’il ne faut pas l’éteindre qu’un procès que l’on aurait pour la propriété en un tribunal éloigné ne fût jugé ; et c’est ce qui se verra mieux par un petit détail de cette guerre intestine, ou de cet embrasement du royaume, article par article.

Faut-il attendre la paix pour faire labourer les terres dans toutes les provinces, où la plupart demeurent en friche par le bas prix du blé, qui n’en peut supporter les frais, et où l’on néglige pareillement l’engrais de toutes les autres, ce qui fait un tort de plus de 500 000 muids de blé par an à la France, et 500 millions de perte dans le revenu des peuples, par la cessation de la circulation de ce premier produit, qui mène à sa suite toutes les professions d’industrie, lesquelles vivent et meurent avec lui ?

Faut-il attendre la paix pour un autre article, qui est une suite du précédent, savoir : pour faire payer les propriétaires de fonds par ceux qui les font valoir, desquels nul maître ne recevant rien, ou il ne fait nul achat dans les boutiques, ou ne satisfaisant pas aux crédits précédents, les marchands sont obligés de faire banqueroute ?

Faut-il attendre la paix pour faire cesser d’arracher les vignes, comme on fait tous les jours, pendant que les trois quarts des peuples ne boivent que de l’eau, à cause des impôts effroyables sur les liqueurs, qui excèdent de quatre ou cinq fois le prix de la marchandise ; et quand le produit qui donne lieu à une pareille destruction est offert d’être payé au double à l’égard du roi d’une autre manière par les peuples, ce qui serait un quadruple profit de leur part, ne peuvent-ils être écoutés, et doit-on les renvoyer à un autre temps, en soutenant qu’il faut attendre que toutes les vignes soient arrachées pour donner permission aux peuples de les cultiver ; ce qui serait entièrement inutile, et ne vaudrait guère mieux que d’appeler un médecin pour guérir un mort ?

Faut-il attendre la paix pour ordonner que les Tailles seront justement réparties dans tout le royaume, et que l’on ne mettra pas de grandes recettes à rien ou peu de chose, pendant qu’un misérable qui n’a que ses bras pour vivre lui et toute une famille, voit, après la vente de ses chétifs meubles ou instruments dont il gagne sa vie, comme on fait pour l’ustensile qui se règle sur le niveau de la Taille, enlever les portes et les sommiers de sa mai-son pour satisfaire au surplus d’un impôt excédant quatre fois ses forces ? M. de Sully, qui rétablit la France, l’ayant trouvée au point où elle peut être aujourd’hui, n’était pas persuadé que la guerre eût rien de commun avec ces règlements, puisqu’il fit une ordonnance en 1597 pour régler la juste répartition de la Taille, ainsi que tous les autres désordres, qu’il arrêta au milieu de deux guerres, l’une civile et l’autre étrangère, qui désolaient le dedans et le dehors du royaume d’une bien plus cruelle manière que ne peut être la conjoncture d’aujourd’hui ; et le tout fut si ponctuellement exécuté, que le roi et les peuples devinrent très riches, de très mal dans leurs affaires qu’ils étaient auparavant.

Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures qui périssent au moins toutes les années de misère, surtout dans l’enfance, n’y en ayant pas la moitié qui puisse par-venir à l’âge de gagner leur vie, parce que les mères manquent de lait, faute de nourriture ou par excès de travail ; tandis que dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain et de l’eau, sans lits, vêtements, ni aucuns remèdes dans leurs maladies, et dépourvues de forces suffisantes pour le travail, qui est leur unique revenu, elles périssent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ?

Faut-il attendre la paix pour la donner aux immeubles, ce qui se peut en un instant, le roi déclarant qu’il se contentera désormais de subsides réglés proportionnés aux forces de chacun des contribuables, ainsi qu’il se fait présentement en Angleterre, en Hollande, et dans tous les pays du monde, et qu’il s’est fait même en France durant onze cents ans ; et que l’on ne bombardera plus rien, surtout les charges, comme il est arrivé à une infinité de personnes ; ce qui faisant tout le vaillant d’un homme, le réduit à l’aumône, et mettant tous les autres possesseurs de semblables biens dans l’attente d’un pareil sort, les ruine presque également sans que le roi reçoive rien ? N’est-ce pas, en effet, leur ôter tout crédit, puisque le crédit ne roulant que sur la solvabilité du sujet qui s’en sert, cette solvabilité s’anéantit par la destruction du prix des fonds qu’il possède ; tout comme dans une ville menacée de bombardement, quoique les maisons ne ressentent actuellement aucun mal, elles perdent neuf parts sur dix de leur valeur ordinaire, qu’elles reprennent aussitôt que cette crainte est passée. Ainsi on peut en un instant, par l’établissement d’une paix intestine, doubler et tripler le prix de tous les immeubles, et par conséquent le crédit, qui est la moitié, encore une fois, du revenu des peuples.

Faut-il attendre la paix pour mettre le roi en état de payer les officiers à point nommé, afin que ceux-ci soient en pouvoir de faire leurs recrues dans les temps commodes, et de bonne heure ?

Faut-il attendre la paix pour donner assez de secours au roi afin que par un engagement considérable on fasse des soldats volontairement, et que l’on ne mène pas des forçats liés et garottés à l’armée, comme on fait aux galères et même au gibet ; ce qui, au rapport de M. de Sully, dans ses Mémoires, ne sert qu’à décourager les autres, décrier le métier et la nation, parce qu’ils désertent tous à la première occasion, ou meurent de chagrin ?

Faut-il attendre la paix pour cesser de constituer l’État sous le nom du roi, en sorte qu’après la fin de la guerre le payement des intérêts de l’argent pris en rente coûtera plus aux peuples que l’entretien de la guerre, de façon que c’en sera une perpétuelle qu’ils auront à soutenir ?

Faut-il attendre la paix pour purger l’État des billets de monnaie qui par le déconcertement qu’ils apportent dans le commerce, coûtent quatre fois plus par an que la valeur de toutes les sommes pour lesquelles on en a créé, c’est-à-dire quatre fois plus que la guerre étrangère ? Que le royaume s’en recharge par un juste partage sur la tête des particuliers et Communautés. L’endos qu’ils y mettront, payable en quatre ans par quatre payements différents, avec intérêts, les fera circuler dans le trafic sans aucune perte du transportant ; et le rétablissement de la consommation, possible en trois heures par la simple cessation d’une très grosse violence faite à la nature, dédommagera au quadruple tous ces endosseurs, de cette prétendue nouvelle charge, ainsi que la crue ou la hausse de la fourniture des besoins du roi.

Faut-il enfin attendre la paix pour cesser de vendre tous les jours des immeubles, surtout des Charges, avec promesse qu’on en jouira tranquillement, et que ceux qui auront prêté leur argent pour cet achat auront un privilège spécial, et puis, quelque temps après, revendre ce nouvel effet à un autre, sans nul dédommage-ment au premier acquéreur non plus qu’au prêteur ; ce qui ôtant la confiance, qui est l’âme du trafic, rompt tout commerce entre le prince et ses sujets, fait que l’argent seul, pouvant être à l’abri de pareils orages, est estimé l’unique bien, et comme tel resserré dans les cachettes les plus obscures qu’on peut trouver, avec une cessation entière de toutes sortes de consommations, dont cet argent est uniquement le très humble valet ? C’est une très grande absurdité de chercher d’autre cause de la rareté que l’on en voit régner, que cette même destruction de consommation, comme de nier qu’en la rétablissant, comme cela se peut en un moment, on le verra aussi commun que jamais ; bien que depuis un très long temps on ne l’ait cherchée que dans la destruction de la seule cause qui le fait marcher, savoir, encore une fois, la ruine de la consommation.

L’esprit le plus borné et le plus rempli de ténèbres qui fût jamais ne peut être assez aveuglé pour produire de pareils soutiens : il n’y a que le cœur ; car, au témoignage de l’Écriture sainte, lorsqu’il est une fois corrompu, un saint revenant exprès de l’autre monde, ne le changerait pas. Aussi, quoiqu’on va montrer qu’il est aussi certain que les peuples peuvent par trois heures de travail de MM. les ministres, et un mois d’exécution de leur part, sans rien déconcerter, ni mettre aucun établissement précédent au hasard, qu’ils peuvent, dis-je, fournir cent millions de hausse au roi pour ses besoins présents, avec quadruple profit de leur part, et que l’on fasse cette preuve avec autant de certitude que si un ange la venait apporter du ciel ; on ne prétend pas néanmoins convertir un seul de ces cœurs corrompus, c’est-à-dire ceux en qui la destruction publique est le principe de la haute fortune : on ne s’adresse qu’aux esprits qui pourraient se laisser gâter par la contagion de sujets dépravés, et par conséquent suspects sur une pareille matière.

Voici comment on fait cette preuve : ce qui est constamment vrai, ne serait pas plus certain quand tous les saints du paradis le viendraient attester, et il est à coup sûr aussi indubitable que la Seine passe à Paris, que si les anges en venaient rendre témoignage.

Il y a une seconde chose incontestable, savoir, que tous les faits sur lesquels plusieurs s’accordent sans aucune convenance précédente entre eux, sont aussi certains que si nos propres yeux nous en portaient témoignage.

Tous les hommes raisonnables qui n’ont jamais été à Rome parieraient tout leur bien, contre une pièce de trente sous, qu’il existe au monde une ville de ce nom, parce que trop de gens l’ont dit et écrit sans avoir concerté de mentir, pour que cela ne soit pas véritable ; et même si quelqu’un voulait contredire ce fait, on le traiterait de fou et d’extravagant.

Or, on maintient que l’établissement de cent millions de hausse de la part des peuples, avec quadruple profit de leur part, possible en trois heures de travail et un mois d’exécution, a le même degré de certitude que cet exemple de Rome, attendu que tous les peuples non suspects sont prêts à en signer la proposition aux conditions marquées ; et l’on soutient en même temps que si le roi ordonnait à quelqu’un de mettre par écrit des raisons qui fissent voir l’impossibilité d’un pareil recouvrement, outre qu’il ne saurait par où commencer ni par où finir, il serait en horreur et à Dieu et aux hommes. Et la demande du délai jusqu’après la paix est un aveu pur et simple que la chose est très aisée, ou la contradiction impossible, puisque la paix ou la guerre étrangère n’ont nulle relation avec ce qui se passe au dedans du royaume à l’égard des tributs : c’est donc montrer grossièrement que, ne pouvant nier que les manières pratiquées mettent le feu aux quatre coins de la France, on souhaite seulement que l’on remette à l’éteindre jusqu’à la paix ; non, encore une fois, qu’elle ait aucun rapport à ces désordres, mais parce que l’on espère par là obtenir un délai, et que l’embrasement soit continué, attendu qu’on y trouve son compte, et que l’on est au nombre des incendiaires qui se font bien payer pour de pareils services.

De si cruelles dispositions et de semblables énoncés ne doivent pas surprendre de la part des Traitants, puisque c’est à l’aide d’une pareille politique qu’ils se procurent ces fortunes immenses qui font la ruine de l’État, et qu’ils se sont fait donner, depuis 1689, 200 millions pour leur part, sans celle du néant, qui croissant sous leurs pieds, excède de dix à vingt fois ce que tant le roi qu’eux reçoivent par un si funeste canal ; et même de pareilles objections n’auraient pas également surpris dans la bouche des ministres avant 1661, parce que ou ils étaient Traitants eux-mêmes, ou ils prenaient part dans tous les partis, comme il fut vérifié contradictoirement à la chambre de justice ; ce qui était la même chose à l’arrivée de M. de Sully au ministère, lequel dit au roi Henri IV que les Traitants, qui sont la ruine d’un État, n’avaient été inventés par les ministres que pour prévariquer, leur étant impossible de rien prendre dans les tributs réglés passant droit des mains des peuples en celle du prince, comme il se pratique dans tous les pays du monde ; au lieu que par les Partisans, ils sont les maîtres absolus des biens de tout le monde, mettant un homme riche sur le carreau, et le dernier des misérables dans l’opulence quand il leur plaît, et ne sont privés pour leur particulier de recevoir quelques sommes que ce puisse être, qu’autant qu’ils les veulent refuser, n’y ayant d’autres bornes que celles que l’on peut attendre de leur modération ; comme, dis-je, c’était là la situation des ministres avant 1661, la demande de délai pour changer des manières si déplorables n’eût pas surpris, parce qu’on l’eût regardée comme des lettres d’État de leur part pour se maintenir dans une si agréable situation à leur égard, quoique si funeste au roi et aux peuples ; mais aujourd’hui et depuis 1661, que l’intégrité tout entière a succédé tout à coup dans le ministère, et sans aucun milieu, à une extrême prévarication, on ne peut qu’être surpris d’avoir vu trois fois un quadruplement de Partisans et de manières désolantes, ainsi que la demande actuelle d’un délai pour éteindre le feu qui est aux quatre coins du royaume, avec un refus de recevoir de la part des peuples tous les besoins du roi, dans un temps qu’ils sont absolument nécessaires à la monarchie, parce qu’on ose appeler un renversement d’État la cessation du plus grand bouleversement qui fût jamais, qui fait une très grande violence à la nature, et qui peut être arrêté en un moment avec beaucoup moins de dérangement qu’il n’y en eut lors de la Capitation établie en 1695, au milieu de la guerre.

Et si, quant à cette Capitation, qui avait promis la cessation des Affaires extraordinaires, elle n’a eu d’autre résultat, grâce à ceux qui trompèrent MM. les ministres dans la répartition, que de rendre l’impôt ridicule, et par suite insuffisant à atteindre aux besoins du roi, il n’est pas à craindre qu’il en arrive de même dans celle qu’on propose, puisqu’elle ira à plus de cent millions avec quadruple profit de ceux qui payeront six fois leur cote précédente, et cela par la simple attention à ces quatre articles, savoir : les blés et liqueurs, la juste répartition des Tailles, et la cessation des affaires extraordinaires ; ce qui n’exige qu’un simple acte de volonté du roi et de MM. les ministres, pour finir une très grande violence qu’on fait à la nature, bien que la négligence de cette attention coûte, de compte fait, plus de quinze cents millions de perte par an au royaume depuis 1661, que l’intégrité est dans le ministère, les prévarications précédentes n’ayant rien produit de si funeste ; mais bien le contraire, et tous les biens se trouvant doublés en 1661, ainsi que ceux du roi, du prix qu’ils étaient trente ans auparavant.

Que si ce nombre de 1 500 millions étonne, on le prend d’une autre manière, et on maintient que sur quarante mille villes, bourgs et villages qu’il peut y avoir dans le royaume, il n’y en a aucun, l’un portant l’autre, qui n’ait perdu cinquante mille livres de revenu tant en fonds qu’en industrie, ou plutôt dix et vingt fois davantage que ce que le roi en tire par toutes sortes d’impôts, à le vérifier sur tel lieu que le parti contraire voudra choisir, sans qu’on en puisse accuser le manque d’espèces, qui sont aujourd’hui au double dans la France, comptant exactement ce qui est entré et sorti, de ce qu’il y en avait en 1661, que les quinze cents millions de rente existaient. Mais c’est que l’argent est devenu paralytique, et qu’il avait au contraire des jambes de cerf en ce temps-là, ce qui est le seul principe de la richesse des peuples, et par conséquent de la fourniture des besoins du roi. Car les tributs, comme toutes sortes de redevances, tirent leur qualité d’excès ou de modicité, non de la quotité absolue des sommes que l’on demande, mais de la valeur des fonds dont on les exige, et la vigueur de ceux-ci n’est qu’à proportion de la vente des denrées qu’ils produisent ; d’où il suit que cette production pouvant être doublée en un moment, il n’en faudrait pas davantage pour rendre au cours des espèces la même rapidité qu’imprime à l’eau d’un torrent la levée de la digue qui la retenait sur le bord d’une pente ; et la même absurdité qui se rencontrerait dans l’objection que cette eau ne pourrait couler dans la vallée, après l’enlèvement de la digue, qu’une guerre étrangère ne fût terminée, se trouve encore dans l’allégation des personnes qui prétendent qu’il faut attendre la fin de cette même guerre pour voir marcher la consommation, bien que les causes violentes qui l’arrêtent puissent être ôtées en un moment, en quelque temps que ce soit.

Quand on dit cent millions d’augmentation dans les revenus du roi en un instant, ce n’est pas cent millions d’espèces de nouvelle fabrique, comme au Pérou, c’est cent millions de pain, de vin, de viande, ou autres denrées, qui étant le seul soutien de la vie, le sont pareillement des armées, lesquelles seront fournies au moyen de dix millions seulement, et même moins, qui faisant dix voyages et dix retours des mains des peuples en celles du prince, enfanteront cette livraison de denrées dont il se perd tous les jours dix fois davantage, tant produites qu’à produire ; pendant que d’un autre côté ces dix millions, qui ne marchent jamais que par l’ordre de la consommation, résident des années entières dans des retraites dont toutes les machines du monde ne les peuvent tirer : loin de là, toutes les mesures que l’on prend ne servent qu’à les y enfoncer davantage, au lieu qu’en un instant on les peut mettre, ainsi que tout le reste, en mouvement ; ce qu’on offre à la garantie des peuples, qui vaut beaucoup mieux que celle des Traitants, n’y ayant qui que ce soit, non intéressé à la cause des désordres, qui ne donne avec plaisir et profit les deux sous pour livre de son revenu pour être payé du surplus avec exactitude, ce qui n’est pas à beaucoup près présentement, et ce qui est immanquable par le système proposé, beaucoup plus propre au soutien de la guerre que toutes les pratiques employées jusqu’à ce jour.

La question des prix rémunérateurs pour l’agriculture a été l’un des sujets majeurs de l’école physiocratique de François Quesnay. Ces économistes français du XVIIIe siècle avaient compris que pour obtenir le « bon prix » des productions agricoles, il fallait accorder la liberté absolue du commerce de ces produits, une taxation la plus légère possible, et des réglementations minimales.

 Par Benoît Malbranque

Les économistes français du passé, comme toutes les choses passées, apparaissent aux yeux des observateurs éloignés comme nécessairement démodés. Ils sont, dit-on, les défenseurs de principes corrigés, rectifiés par d’autres, les auteurs de vieux livres dont il ne reste plus que de la poussière. En particulier, leur intérêt pour le temps présent est nécessairement nul ou très réduit. Que peut connaître, s’étonne-t-on en effet aisément, un économiste du XVIIIe ou du XIXe siècle sur l’économie contemporaine ? En vérité, les problèmes économiques ont moins changé qu’on le croit ; surtout, l’enseignement des auteurs classiques est resté parfaitement digne de réflexions pour un citoyen du XXIe siècle. Ce sera l’une des leçons de cet article.

Ces derniers jours, la machine politique et médiatique s’est emballée sur une énième problématique économique : la rentabilité de l’agriculture et la question du prix rémunérateur, du « bon prix » des produits agricoles. Tel est en effet le cœur des préoccupations et des réclamations des agriculteurs qui manifestaient leur colère. Et les hommes politiques, à droite comme à gauche, n’ont pas cherché à leur donner tort et ont plutôt présenté leur cause comme légitime et leur accusation comme fondée. « Les agriculteurs ne peuvent pas vivre que des aides, il leur faut aussi un prix rémunérateur » a expliqué par exemple François Hollande[1], quand son rival Nicolas Sarkozy pointait également du doigt « des prix agricoles qui ne rémunèrent plus justement nos agriculteurs ». [2] Seulement, ni les uns ni les autres ne sont en mesure de détailler les causes de ce phénomène.

Se pourrait-il que des économistes du passé soient en mesure de nous fournir des réponses ?

Il s’avère en fait que, comme l’a écrit leur plus grand spécialiste, Georges Weulersse, les physiocrates français, économistes disciples de François Quesnay[3], avaient fait de cette question précise l’un des cœurs de leurs réflexions. « Le bon prix des productions agricoles a constitué l’article presque exclusif de leur programme commercial » écrit cet éminent historien des physiocrates. [4]

Certainement, en adoptant ce cheval de bataille, les physiocrates ne s’engageaient pas sur voie tout à fait nouvelle. Déjà leurs prédécesseurs Vauban et Boisguilbert avaient signalé le même problème : si la production agricole s’écoule en-dessous d’un certain prix, l’agriculteur peut littéralement y perdre, car cette production n’est pas un cadeau gratuit de la nature : il faut des avances et du travail, et ces éléments exigent d’être rémunérés. [5] Ils furent suivis par Melon et par Forbonnais. Cependant, note Weulersse, à une époque où les prix agricoles accusaient des baisses sévères « les Physiocrates ont été les premiers à insister sur l’urgence d’un relèvement des cours. » [6]

Pour les physiocrates, l’obtention du prix rémunérateur pour les agriculteurs est un objectif central et deviendra le signe de la prospérité du royaume. « Il faut regarder comme un principe sacré, que ce qui constitue l’état de prospérité d’un Empire, c’est le concours de la grande population, de l’abondance des productions et du bon prix de ces mêmes productions. » écrit Louis-Paul Abeille. [7] Plus tôt, dans le Tableau économique, le maître François Quesnay avait insisté sur le fait que « telle est la valeur vénale, tel est le revenu ». [8] « Non seulement le bon prix favorise les progrès de l’agriculture, ajouta Quesnay : mais c’est dans le bon prix même que consistent les richesses qu’elle procure. La valeur d’un setier de blé, considéré comme richesse, ne consiste que dans son prix : ainsi plus le blé, le vin, les laines, les bestiaux sont chers et abondants, plus il y a de richesses dans l’État. La non-valeur avec l’abondance n’est point richesse ; la cherté avec pénurie est misère ; l’abondance avec cherté est opulence. » [9] En d’autres termes, l’important ne consiste pas à vendre à tout prix, mais à vendre au prix rémunérateur. « Ce n’est jamais le débit qui manque, c’est le prix, écrit encore le maître des physiocrates. On peut toujours débiter à vil prix. Et il n’y a que le haut prix qui puisse procurer et maintenir l’opulence et la population du royaume par les succès de l’agriculture. Voilà l’alpha et l’oméga de la science économique. » [10]

 Pour Quesnay et ses disciples, le « bon prix » ou « prix rémunérateur » dont il s’agit est le « prix capable de procurer un gain suffisant pour exciter à entretenir ou à augmenter la production. » [11] Afin de l’obtenir, ainsi que nous le verrons, ils recommandent une solution simple : moins d’impôt sur les productions agricoles, moins de réglementation sur les agriculteurs et les commerçants, et surtout une liberté absolue du commerce, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire.

 Cette exigence du prix rémunérateur leur est venue de l’observation des conditions de l’agriculture à leur époque, conditions très similaires aux nôtres sur le point dont il est question. Comme l’ont montré les historiens, les prix des denrées alimentaires, et surtout du blé, ont baissé de près d’un tiers durant la première moitié du XVIIIe siècle. « C’est une vérité démontrée, disait déjà La Chalotais au XVIIIe siècle, que le blé est à un prix trop bas proportionnellement aux avances, aux frais et aux dépenses des cultivateurs, proportionnellement aux autres ouvrages et marchandises, et par conséquent aux charges publiques et particulières, dont le fardeau s’est nécessairement appesanti. » [12] De ce constat découlait nécessairement la demande d’une compression des charges fiscales et tout un ensemble de conseils de politique économique. Car tel est l’objectif affiché, telles doivent être les mesures pour l’atteindre. « Faire remonter le du blé dans la vente en première main, dira Weulersse, le faire monter jusqu’à 18 livres au moins, c’est-à-dire de 3 ou 4 livres par setier relativement au prix actuels : telle est l’ambition — commune aux Physiocrates et à un certain nombre de leurs contemporains — qui va dicter à la nouvelle école les différents articles de son programme commercial. » [13] Et s’ils insistaient davantage sur le blé et les grains, qui fournissaient la base de la nourriture et de la culture des terres, les Physiocrates portaient les mêmes jugements sur le reste des productions agricoles.

Faire retrouver aux agriculteurs des prix rémunérateurs étant l’objectif central des Physiocrates, voyons donc maintenant les mesures qu’ils préconisaient.

 Diminuer les impôts pesant sur l’agriculture

D’une manière générale, les physiocrates ont considéré que pour soutenir l’agriculteur confronté à un prix de vente trop faible, il était nécessaire et convenable de réduire la pression fiscale posée sur ses épaules. François Quesnay écrit bien que « la valeur vénale des récoltes, étant au-dessous des dépenses, ruine le cultivateur ; la culture sera abandonnée… ; si on n’abolit pas les impôts à proportion de cette dégradation causée par les méprises du gouvernement, on accélérera plus rapidement la perte totale de l’État. » [14] Il convient donc, selon lui, de diminuer d’autant les impôts que l’agriculture en a besoin pour retrouver un prix rémunérateur pour ses productions.

Quant à la question de savoir quel impôt supprimer ou réduire de préférence, Quesnay et ses disciples fournissent une réponse multiple : nombreux sont en effet les impôts qui, selon eux, nuisent particulièrement à la culture. « Que l’impôt ne soit pas établi sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception et préjudicierait au commerce » commençait par écrire Quesnay, recommandant un impôt sur les personnes. L’impôt sur les denrées, semblable à notre TVA actuelle, a selon les physiocrates le défaut d’être compliqué à administrer et à percevoir, d’être donc coûteux, et pour cela destructeur de richesse. « Mais le grief essentiel que l’École physiocratique retient contre l’impôt sur les denrées, rappelle bien Weulersse, c’est qu’il en contrarie la vente et qu’il tend ainsi à ruiner les producteurs. La taxe en effet fera renchérir la denrée, et le débit en diminuera d’autant. » [15] Effectivement, tout impôt qui porte sur un produit en augmente le prix et réduit ses opportunités de vente : si l’on portait aujourd’hui la TVA d’un produit de 20 à 30%, la consommation en serait affaiblie et le producteur, ne gagnant rien à l’augmentation de la taxe par produit, perdrait par la baisse du volume. Selon les physiocrates, il convient donc de réduire le taux des impôts sur la consommation, à défaut de les supprimer complètement.

Les impôts sur la circulation sont également particulièrement blâmables aux yeux des physiocrates. Il faudrait en effet selon Quesnay « abolir ou modérer les droits excessifs de rivière et de péage : ils détruisent les revenus des provinces éloignées, où les denrées ne peuvent être commerçables que par de longs transports ». [16] Nicolas Baudeau réclame aussi la suppression « des droits d’entrée et de sortie, des péages, et autres exactions de cette sorte, levés sous quelque prétexte et au profit de qui que ce soit. » [17] Et bien que la préoccupation centrale des Physiocrates soit les grains, « l’École physiocratique revendique l’entière franchise de circulation non seulement pour les grains, mais pour toutes les productions du territoire » [18] Au XVIIIe siècle, des douanes étaient disposées à l’intérieur même du territoire et pénalisaient le commerce entre les différentes régions. Aujourd’hui, dans tous ses mouvements, le transporteur de denrées agricoles est également mis à l’amende : impôt sur les sociétés, taxe sur les véhicules, fiscalité spéciale sur les carburants, et peut-être bientôt contribution écologique…

 Mais quel que soit le type d’impôt, le réflexe naturel des physiocrates est de les présenter comme néfastes pour l’agriculture. Ainsi faut-il aussi supprimer les droits de marché, ou les droits sur les denrées particulières comme le vin, le tabac, le sel ou la morue. En taxant lourdement le vin, écrit Quesnay, « on ne regarde que du côté des consommateurs, qui sont libres, dit-on, de faire plus ou moins de dépenses en vin ; mais ce plus ou moins de dépenses est un objet important par rapport aux revenus des vignes et aux habitants occupés à les cultiver. » [19] L’impôt très lourd sur le tabac (là-dessus non plus la législation a peu évolué…) « empêche qu’on recueille peut-être en France pour 12 ou 13 millions de cette plante » écrit Quesnay, arguant sur ce fondement pour un abaissement ou une suppression. [20]

 Un commerce le plus libre possible, à l’intérieur comme à l’extérieur

Les physiocrates, ardents amis du commerce, ont été de grands défenseurs de l’amélioration des voies de communication. « Il est important de faciliter les transports par la réparation des chemins et la navigation des rivières » notait déjà Quesnay dans l’article « Grains » de l’Encyclopédie. [21] Cela devait permettre de baisser les frais de transport et de laisser un plus grand profit aux agriculteurs, puisqu’il est évident que, pour reprendre les mots du marquis de Mirabeau, « les frais de commerce sont, comme ceux de cultivation, autant de pris sur le produit net » [22]

Mais les routes et les canaux, seraient-ils construits et même bien construits, n’en deviendraient utiles que si l’on assurait au commerce la plus grande liberté. « Ce n’est pas tout que de faire des chemins pour faciliter la circulation des denrées, s’exprima en ce sens Vivens, si l’on n’ôte pas les obstacles qui la gênent infiniment davantage. » [23] En effet, si les voies de communications sont suffisantes mais que leur utilisation est bloquée par des douanes ou renchérie par les taxes, c’est la consommation des produits qui est pénalisée. Or, c’est la consommation qui soutient la production des denrées agricoles, et la puissance de la consommation dépend de l’ouverture des marchés : plus les marchés sont vastes, plus le débit est assuré et rémunérateur. Ainsi, pour Mirabeau, le commerce est le « principe vivifiant de la cultivation ». [24]

Tout au long du XVIIIe siècle, la liberté du commerce fut donnée, puis reprise, puis redonnée, puis reprise, toujours avec des conditions et un cadre légal changeant. Il n’était pas rare d’aboutir à des situations de compromis qui en vérité ne résolvaient rien. Quand un arrêt de 1754 autorisa partiellement le commerce sur le territoire, par exemple, celui-ci l’interdit par voie de mer. « Celui qui rédigea cet arrêt n’avait pas la carte de France sous les yeux » dira amèrement Abeille. [25]

Le combat des physiocrates, dont la grande époque va de 1756 à 1770, fut justement d’ouvrir le plus possible les marchés, d’autoriser le commerce le plus libre, le plus dénué d’entraves. En 1763, on se plia à leurs vues et le ministre Bertin rédigea la déclaration d’un édit qui rendait la liberté au commerce. Ses mots sont très intéressants, car ils contiennent la reconnaissance du bienfondé de l’analyse portée par les physiocrates sur les maux de l’agriculture française :

« Il y a déjà longtemps qu’on a fait des réflexions sur le peu de valeur du prix des denrées : ce qui décourage les cultivateurs, les met hors d’état de payer leurs impositions, et pourrait même leur faire abandonner une partie des terres qu’ils cultivaient. Ceux qui ont le plus approfondie la matière, et qui ont recherché la cause de cette vilité de prix, ont cru qu’elle provenait en partie du peu de débouchés qu’il y avait dans le commerce des denrées. Des réflexions approfondies ont fait voir que le seul moyen d’encourager l’agriculture et d’avoir une abondance constante était de laisser la liberté du commerce intérieur et d’assurer aux cultivateurs un prix proportionné à leurs travaux. » [26]

Aujourd’hui, les nations, jalouses de leur commerce, se mettent encore des barrières les unes aux autres, ce qui limite le commerce et constitue, tout comme au siècle des Physiocrates, une cause du déclin de l’agriculture et de l’avilissement des prix.

 Réglementation minimale

Nous pensons toujours avoir le monopole, en notre siècle, sur le haut degré de réglementation. Pourtant, à l’époque, le commerce des denrées agricoles, et plus encore celui des subsistances premières comme le blé, étaient l’objet de lois draconiennes. Le blé devait nécessairement être vendu dans un marché et il était impossible de l’écouler dans une ferme ou sur une route menant au marché. Et qui plus est, comme remarque Mirabeau, « sur le marché désigné, la police ne laisse pas la liberté de la concurrence » [27] En effet les horaires étaient fixés, les prix l’étaient aussi dans certaines conditions, toutes les professions n’y étaient pas admises, ni comme acheteurs, ni comme vendeurs, etc., etc., et trois lignes d’etc.

« Tant de gêne et de règlements arrêtent les progrès de la culture » notera Goudard, avant de demander la liberté, le laissez-faire : « Qu’il soit permis à tout particulier du royaume, marchand ou non, gentilhomme ou roturier, d’acheter ou vendre toute partie de grains qu’il jugera à propos, sans que les juges du lieu où se feront ces achats soient en droit d’en prendre connaissance. » [28] Les règles ne sont pas nécessaires dans le commerce des denrées agricoles : leur maintien ne fait que limiter le débit des produits et accumuler des faux frais aux dépens de la rémunération de l’agriculteur. La même conclusion s’applique aujourd’hui suite à la pluie de normes environnementales et de règlements tant français qu’européens.

Les physiocrates soutiennent donc que la réglementation est néfaste à la rentabilité de l’agriculture. Ainsi, à titre d’exemple, il ne faut pas organiser en corporations les vendeurs de denrées agricoles. Grivel s’attaquera très fortement au monopole des bouchers, qui renchérissent le prix de viande et accaparent une part disproportionnée des profits aux dépens des éleveurs. [29] Il ne faut pas plus limiter la quantité que vendrait ou stockerait tel ou tel marchand, sous le prétexte qu’il serait un trop gros acteur sur le marché. « Liberté absolue, générale, indéfinie », recommande Mirabeau sur ce sujet. [30]

Le commerce des denrées agricoles doit être permis à tous, sans contrainte. « L’École physiocratique, note Weulersse, demande que le négoce des grains soit ouvert à tous ; non seulement à tous les marchands, mais à tous les particuliers : aux gentilshommes, aux grands propriétaires, aux laboureurs eux-mêmes, à qui d’anciens règlements, d’ailleurs tacitement abrogés, l’interdisaient ; aux étrangers enfin, pour le cabotage. » [31] Ils veulent qu’on ne soit contraint à aucune déclaration ni autorisation pour vendre. [32] Il faut en outre, selon eux, favoriser le développement de « ces magasins libres où la concurrence des commerçants préserve du monopole ». [33] Il faut se garder de vilipender les marchands (comme on le fait aujourd’hui vis-à-vis des grandes surfaces), et au contraire les soutenir : « protégez, appuyez, assurez, favorisez en tout et partout les marchands » réclame Mirabeau. [34] Et encore une fois, il faut autoriser la plus grande concurrence : « Plus cette profession sera accréditée, choyée et protégée, plus elle en deviendra nombreuse, et plus elle sera nombreuse, plus elle sera utile par son industrie, plus la concurrence de ces agents entre eux l’empêchera de devenir nuisible. » [35] Cette plus grande concurrence — dont nos grands magasins, si protégés par les dispositifs légaux, auraient bien besoin — permettra de maximiser la rémunération de l’agriculteur tout en garantissant un prix de vente égal au consommateur.

 Conclusion

Les Physiocrates ont accusé Colbert d’avoir cherché à obtenir l’abondance en faisant que les produits agricoles se vendent au rabais, ce qui pourtant doit provoquer la misère, quoique la misère dans le bon marché des denrées. Après que les physiocrates aient engrangé quelques succès (liberté du travail par la suppression des corporations, libre-échange par l’édit de 1764, etc.) puis soient passés de mode, les petits-fils de Colbert sont nombreux parmi nous aujourd’hui.

Pour servir à leur éducation économique, et à la reconnaissance des lois et règlements qui régissent l’agriculture contemporaine, nous pouvons leur proposer des doutes, des doutes modestes tirés de l’enseignement des physiocrates français :

Pour favoriser le débit des marchandises à bon prix, n’est-il pas contradictoire de l’arrêter par les douanes et les contraintes réglementaires, notamment sanitaires, et ne convient-il pas plutôt de le favoriser, par l’établissement d’un libre-échange absolu et la suppression de toutes les entraves au transport et au commerce des denrées agricoles ? Est-ce bien raisonnable d’empiler les règlements, de mettre à l’amende l’agriculteur, pour lui ramener sa prospérité passée, et n’est-il pas plus sage de laisser libre, de garantir la propriété de l’agriculteur sur ses denrées et son libre choix quant aux usages et conditions de production ou de vente ? Enfin, n’est-ce pas contre toute logique de maintenir des droits et taxes si lourds, qui réduisent d’autant la marge des agriculteurs, quand le problème à résoudre est précisément l’incapacité de l’agriculture française à être rentable, et ne convient-il pas, pour l’aider, de lui enlever le poids fiscal qu’elle porte, qui ruine ses efforts et en précipite le déclin ?

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[1] « Elevage en France: Hollande en appelle à la grande distribution », http://www.rfi.fr/economie/20150718-prix-viande-hollande-appelle-grande-distribution-aide-eleveurs/ consulté le 23 juillet 2015

[2] « Crise agricole : déclaration de Nicolas Sarkozy », 22 juillet 2015 http://www.republicains.fr/actualites_crise_agricole_declaration_nicolas_sarkozy_20150722 consulté le 23 juillet 2015

[3] Outre François Quesnay, les principaux représentants en sont : le marquis de Mirabeau (père du tribun de la Révolution), Dupont de Nemours, Le Trosne, Abeille, Mercier de la Rivière, et Baudeau. Turgot, quoique proche de l’école physiocratique, n’en accepta pas tous les principes, et est rarement considéré comme un physiocrate dans les histoires de la pensée économique.

[4] Georges Weulersse, La Physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker (1774-1781), Presses universitaires de France, 1950, p.79

[5] Cf. Vauban, Projet de dîme royale (1707), Institut Coppet, 2014, et Pierre de Boisguilbert, Factum de la France (1707), Institut Coppet, 2014.

[6] Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), tome I, Paris, Félix Alcan, 1910, p.480

[7] Louis-Paul Abeille, Journal de l’agriculture, septembre 1765, p.103

[8] Tableau économique, in François Quesnay, Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, INED, volume I, p.426

[9] Quesnay, article « Grains » dans l’Encyclopédie, in Quesnay, Œuvres, I, p.209

[10] Quesnay, Dialogue entre M. H et M. N, in Quesnay, Œuvres, II, p.893

[11] Quesnay, article « Hommes », projet d’article inédit pour l’Encyclopédie, cité par Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.481

[12] Réquisitoire de M. de la Chalotais, procureur-général au parlement de Bretagne, pour l’enregistrement de l’édit sur le libre commerce des grains, p.7-9

[13] Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.483

[14] Quesnay, article « Hommes », in François Quesnay et la physiocratie : Textes annotés, Paris, INED, 1958, tome II, p.548

[15] Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.500

[16] Quesnay, article « Grains », in Quesnay, Œuvres, I, p.205

[17] Nicolas Baudeau, Avis au peuple sur son premier besoin, ou Petits traités économiques, 1768, p.142. Dans les Éphémérides du Citoyen, journal des physiocrates, on lit qu’une franchise générale quadruplerait les revenus fonciers du royaume. (Éphémérides du Citoyen, 1770, n°4, p.7 et s.)

[18] Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.512

[19] Quesnay, article « Grains », in Quesnay, Œuvres, I, p.182

[20] Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.501

[21] Quesnay, article « Grains », in Quesnay, Œuvres, I, p.205

[22] Mirabeau, Philosophie rurale ou économie générale et politique de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires, 1763, t. I, p.192

[23] François de Vivens, Observations sur divers moyens de soutenir et d’encourager l’agriculture, 1756, p.50

[24] Mirabeau, Théorie de l’impôt, 1760, p.279

[25] Louis-Paul Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains (1768), Institut Coppet, 2014, p.44

[26] Cité par Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.522-523.

[27] Mirabeau, Philosophie rurale, p.364

[28] Ange Goudard, Les intérêts de la France mal entendus, t. I, pp.84-87

[29] Éphémérides, 1770, n°9, p.77-78.

[30] Mirabeau, L’Ami des hommes, cinquième partie, 1760, p.104

[31] Weulersse, Le mouvement physiocratique, I, p.526-527

[32] Éphémérides, 1769, n°1, p.204-205.

[33] Quesnay, Tableau économique, in Quesnay, Œuvres, I, p.427

[34] Mirabeau, Lettres sur le commerce des grains, 1768, p.259

[35] Ibid., p.250