BENOÎT
MALBRANQUE
VINCENT
DE GOURNAY
L’ÉCONOMIE
POLITIQUE DU LAISSEZ-FAIRE
Paris,
2016
Institut
Coppet
www.institutcoppet.org
À Gérard Minart,
biographe de F. Bastiat, J.-B Say, G. de Molinari, etc., pionnier de la réhabilitation
de l’école française d’économie politique, je dédie ce livre. Il est celui d’un
ami qui cherche à marcher dans la carrière de son prédécesseur, guidé par un
exemple qui ne s’effacera pas.
II.
— ÉTUDE GÉNÉRALE SUR SON ŒUVRE.
§2.
— Origine de son système de laissez-faire
§3.
— Prendre exemple des nations étrangères
§4.
— La diffusion des principes économiques
§5.
— Des législateurs éclairés
III.
— FAVORISER LES TRAVAILLEURS, PROTÉGER LES COMMERCANTS, ACCUEILLIR
L’IMMIGRATION
§1.
— Favoriser les travailleurs
§2.
— Protéger les commerçants
§3.
— Accueillir l’immigration
IV.
— L’INDUSTRIE FACE À LA FOLIE RÉGLEMENTAIRE
§2.
— Pourquoi faudrait-il règlementer ?
§3.
— Les effets pervers des règlements
§4.
— « Bons règlements » et « mauvais règlements » ?
§5.
— Itinéraire d’un adversaire des règlements au Bureau du commerce
V. —
GOURNAY CONTRE LES CORPORATIONS.
§1. —
Les effets néfastes des corporations selon Gournay
§2.
— Comment réformer les corporations ?
§3.
— La lutte contre les corporations dans la pratique du pouvoir de Gournay
VI.
— GOURNAY ET LA QUESTION DU LIBRE-ÉCHANGE.
§1.
— Des traces de protectionnisme et de mercantilisme
§2.
— Sa proposition d’un Acte de navigation
§3. —
Les idées libre-échangistes chez Gournay
§4.
— Conclusion : comment deux principes différents ont pu cohabiter chez
Gournay ?
VII.
— LE SOUTIEN À L’AGRICULTURE ET LA SOCIÉTÉ DE BRETAGNE
VIII.
— LA QUESTION DU NIVEAU DE L’INTÉRÊT
IX.
— GOURNAY DANS L’HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
§1.
— Gournay, précurseur des physiocrates ?
§2. —
Son influence sur la pensée économique au siècle des Lumières
§3.
— Succès pratiques de Vincent de Gournay
CONCLUSION :
QUE SIGNIFIAIT « LIBERTÉ ET PROTECTION » ?
Vincent
de Gournay, peu célébré par les historiens de la pensée économique — L’image qu’on
a de lui par Grimm, Turgot, Morellet et Gustave Schelle — Critiques par Oncken — Problématiques nouvelles issues de son étude
renouvelée vers 1980 : importance du « cercle de Gournay »,
différences entre Gournay et Quesnay, Gournay libéral ou mercantiliste —
Nécessité de fournir une vue synthétique de cet économiste, de faire un bilan
des travaux, d’apporter des conclusions.
Deux
siècles et demi après sa mort, Vincent de Gournay souffre encore d’être
méconnu. Son œuvre, célébrée en son siècle, puis oubliée, et enfin expurgée
récemment, n’est pas considérée à sa juste valeur. Les histoires de la pensée
économique le négligent, préférant l’école physiocratique, qui cependant lui
devait tant. Les histoires du libéralisme tardent encore plus à lui accorder
ses mérites, comme à d’autres de ses prédécesseurs immédiats, comme
Boisguilbert ou le marquis d’Argenson.
Cependant,
ce n’est ni par négligence ni par amateurisme que les historiens des deux
domaines peinent autant à reconnaître la qualité de l’œuvre de Gournay. C’est
qu’il est difficile, ou du moins qu’il a longtemps été difficile de s’en faire
une idée exacte ; c’est qu’en outre, ce premier travail fait, la figure de
Vincent de Gournay s’insère mal dans les schémas traditionnels de la pensée
économique libérale du XVIIIe siècle.
L’œuvre
de Gournay, comme nous l’étudierons davantage dans le chapitre 2, est d’une
forme ne facilitant pas la tâche des historiens. S’il a beaucoup écrit, il n’a
presque rien publié, composant surtout des lettres administratives, des
mémoires non rendus publics ou publiés par d’autres auteurs après retouches. En
outre, et ce qui assurément n’a rien arrangé, la plupart de ses manuscrits,
lettres et mémoires, ont été perdus dès la fin du XVIIIe siècle et
ne furent retrouvés qu’en 1976 par un japonais, le professeur Takumi Tsuda, dans les fonds de
la bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, en Bretagne. Ce n’est qu’alors
qu’une analyse critique, ou pour ainsi dire une toute première véritable
analyse de l’œuvre de Gournay devenait possible.
Les
idées de Gournay ont été et, dans une moindre mesure, sont encore d’une
interprétation difficile. La raison en est que, placé au confluent du
mercantilisme et du libéralisme, et embrassant le second sans se détacher
parfaitement du premier, il entre mal dans les « cases ». Mais
au-delà du fait que la recherche ne doit pas s’arrêter dès qu’une
interprétation n’est pas évidente et facile, cette ambivalence entre
mercantilisme et libéralisme — qui, chez Gournay, reste cependant peu marquée[1] — se retrouve chez de nombreux autres
auteurs de la même époque, en tête desquels nous pouvons citer Vauban,
Boisguilbert, et Richard Cantillon.
Certainement,
Gournay aurait gagné à « choisir son camp », et à ne pas soutenir le
credo du laissez faire, laissez passer, tout en étant encore légèrement
imprégné du préjugé mercantiliste. Ceci fut clair dès le XVIIIe
siècle, où son libéralisme radical dérangea, heurta même nombre de ses
contemporains, à commencer par ses collègues dans l’administration publique
française, mais où en même temps il reçut quelques critiques de ses amis
libéraux, Turgot ou Morellet, quand ceux-ci voyaient leur ami insérer dans ses
écrits quelque bribe de protectionnisme. [2]
Qu’ils
soient partisans ou adversaires de son libéralisme, les contemporains de
Gournay furent unanimes pour souligner son rôle dans la naissance de la science
économique en France. Melchior Grimm, qui l’estimait sans partager ses idées,
reconnut que Gournay était responsable de la popularité des écrits économiques
au milieu des années 1750. « Rien n’est si commun, depuis dix-huit mois, que
les ouvrages sur le commerce »[3],
estimait-il en mars 1755, avant de nommer celui qui en était la cause :
Vincent de Gournay. « Nous avons de lui quelques ouvrages très utiles
concernant la culture, le commerce et d’autres objets d’une administration
heureuse. Beaucoup d’ouvrages de cette espèce ont été faits sous ses auspices
et sur ses conseils. » [4]
La
personnalité de Gournay était alors au centre des débats politiques et
économiques, dans cette décennie 1750 si cruciale dans l’histoire
intellectuelle de la France, cruciale car y naissait le mouvement
encyclopédique, et s’y annonçait, avec Gournay, le mouvement physiocratique,
qui allaient conjointement ébranler les fondements de la monarchie française.
Quand
Gournay meurt, en juin 1759, ses amis économistes le célèbrent comme un des
grands esprits du siècle. Montaudoin de la Touche rédige des
« Observations sur M. de Gournay » et Turgot, jeune et encore
méconnu, est chargé de composer son Éloge. Il y en aura deux versions : la
première, assez brève et surtout biographique, fut publiée dans le Mercure ;
la seconde, remaniée par un Turgot de l’âge mûr, s’étend davantage sur la
doctrine et présente un Gournay théoricien du laissez-faire.
C’est
sur la base de ce document, plus que des écrits de Gournay, restés en grande
partie inaccessibles, que seront écrites toutes les notices, tous les articles
et tous les livres sur Vincent de Gournay et son œuvre. C’est sur cette base
que Gustave Schelle publiera son Vincent de Gournay, dans lequel il
présentera Gournay comme « le premier défenseur de la liberté du
travail ». [5]
En remarquant les différences entre les deux versions de l’Éloge de Gournay de
Turgot, et en signalant plusieurs passages protectionnistes dans les quelques
écrits de Gournay alors à disposition, G. Sécrestat-Escande, dans une thèse consacrée à Gournay, critiquera
cette conclusion. « M. Schelle a suivi trop fidèlement les idées émises
par Turgot et cela ne lui a pas laissé voir avec toute la netteté que l’on
aurait pu souhaiter les différences profondes qui séparaient Gournay des
physiocrates. » [6]
Allant plus loin, A. des Cilleuls déclarera carrément
que Schelle et Turgot avaient renversé la vérité et que Gournay devait surtout
être vu comme un mercantiliste défenseur du protectionnisme, et non comme un
libéral, précurseur des physiocrates. [7]
Qui
avait tort, qui avait raison ? Personne n’était capable de trancher alors la
question, parce que la connaissance des œuvres de Gournay était très lacunaire.
En
1976, avec la découverte des manuscrits, tout change. Les questions restées en
suspens peuvent recevoir des réponses. Surtout, le cadre semble inciter les
historiens à considérer la question. Simone Meyssonnier, l’une des premières
françaises à avoir effectué des recherches sur Gournay et à avoir édité ses
textes, reconnaît elle-même l’influence qu’ont eu les enjeux de l’époque sur sa
redécouverte de Gournay : « Ma recherche a été motivée dans les
années 1980 par la résurgence inattendue d’un libéralisme radical appliqué en
Grande-Bretagne qui se substituait aux politiques keynésiennes généralisées en
Europe après la guerre. Ces dernières avaient réalisé un équilibre économique
qui répondait à la fois aux nécessités économiques et sociales, grâce à la
croissance et à l’État-providence. Pour comprendre ce changement majeur et
l’expliquer aux étudiants, il fallait revenir aux origines, à la période de
transition du milieu du XVIIIe siècle, qui avait vu la fin du
mercantilisme et l’émergence du libéralisme. » [8]
À
partir des premiers travaux des années 1980, des problématiques nouvelles sont
apparues. Nous pouvons en citer quelques-unes : Quelle fut l’importance du
« cercle » de Vincent de Gournay dans la naissance de la science
économique en France ? Quelle fut l’influence de la critique des
corporations par Gournay et quelle part doit lui revenir du succès qu’a
représenté leur abolition ? Quelles furent les différences, s’il en
existe, entre Gournay et François Quesnay ? Le libéralisme de Gournay,
sorte de libéralisme des origines, est-il d’une nature différente que celui de
Smith, Bastiat ou Hayek ?
Plusieurs
universitaires ont déjà tenté d’éclaircir ces questions. On doit mentionner
tout particulièrement Takumi Tsuda,
dans l’introduction qu’il a donnée à sa réédition des Remarques de
Gournay, dans laquelle il rejette la caractérisation de « libérale »
pour l’œuvre de Gournay et suggère que celui-ci a été « trahi ». [9] Simone Meyssonnier a quant à elle
consacré plusieurs articles et chapitres de livre pour réfuter l’idée de Tsuda, en ajoutant cependant que le libéralisme de Vincent
de Gournay était un libéralisme « égalitaire » ou « libéralisme
des lumières », d’une nature différente de celui des siècles suivants.
Enfin, Christine Théré et Loïc Charles ont rassemblé
les contributions de plusieurs universitaires pour présenter l’importance du
« cercle » de Gournay et sa place dans l’histoire des doctrines
économiques en France. Leur conclusion, en ce qui concerne la figure de Gournay
elle-même, est qu’il « apparaît comme l’incitateur du discours libéral
auprès des milieux intellectuels et politiques parisiens »[10], tant par ses activités individuelles
que par l’élan qu’il a fourni à un groupe d’économistes rassemblé autour de
lui.
Les
zones d’ombres n’ont cependant pas disparues et une présentation globale de
Vincent de Gournay, surtout, restait encore à écrire. Avec mes faibles
lumières, j’ai essayé de réaliser cette synthèse et d’apporter des réponses aux
questions irrésolues ou trop rapidement effleurées. Dans ce livre, j’ai ainsi
tâché de clarifier ces points, d’apporter une contribution à une connaissance
de Gournay, et surtout de présenter les raisons pour lesquelles cet économiste
breton méconnu m’apparaît comme le premier héros du libéralisme en France.
Vie
de Vincent de Gournay — Jugement de ses contemporains — Postérité immédiate —
Raisons de son oubli dès la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Si
les éléments biographiques ont toujours leur importance dans l’explication
d’une œuvre intellectuelle, nous devons dire tout de même pourquoi nous avons
voulu consacrer un chapitre à cette vie qui, aux yeux d’un commentateur de
Gournay, fut « peu agitée ». [11]
C’est que son caractère normal et presque linéaire forme en lui-même l’une des
meilleures introductions à son œuvre. Placé très jeune dans le commerce,
Vincent de Gournay allait agir aussi en commerçant dans les instances
administratives de l’État français et formuler une doctrine économique
éminemment commerçante.
Si
François Quesnay était parti de la charrue, résumera Turgot dans une belle
métaphore, Vincent de Gournay, lui, était parti du comptoir. Né en mai 1712
dans la ville de Saint-Malo[12],
Vincent de Gournay, d’abord Jacques-Claude Marie Vincent, inscrivait même son
parcours dans l’histoire de l’une des plus grandes familles commerçantes
malouines. Son père, Claude Vincent, riche négociant de la ville, avait acquis
la charge de conseiller secrétaire du roi. Quant à sa mère, Françoise-Thérèse
Séré de la Ville Malerre, elle était également issue
d’une puissante famille malouine de commerçants, conseillers, et secrétaires du
Roi.
La
ville de Saint-Malo abritait alors dans ses célèbres murs la communauté la plus
puissance de commençants. [13]
Enrichie par le commerce, national et international, cette « élite négociante
», selon le mot d’André Lespagnol, jouissait d’une
facilité pour lancer des grandes opérations commerciales, jointe à l’expérience
et à la célébrité de ses grandes familles.
Fils
de commerçant, le jeune Vincent de Gournay fut naturellement poussé à embrasser
cette carrière, d’autant que des dispositions naturelles, vivifiées dès sa plus
jeune enfance, l’y poussaient également. À 17 ans, après avoir quitté le
prestigieux collège oratorien de Juilly, il partit s’installer à Cadix, dans le
sud de l’Espagne, pour y gérer les affaires familiales. Place financière
majeure à l’époque, Cadix avait fini par centraliser dans son port toutes les
expéditions commerciales vers les colonies, après que le port de Séville,
disposant anciennement d’un monopole, fut considéré comme trop petit. Son
importance grandissait aussi du fait du monopole de l’Espagne sur certaines
destinations, lequel monopole imposait aux navires étrangers de passer par
Cadix pour obtenir une autorisation.
Quand
Gournay revint en France, quinze années plus tard, sa fortune était faite. Il
avait en outre construit dans son esprit, et de par cette expérience même, les
bases d’une critique du système mercantiliste, alors encore tout à fait
dominant, surtout en Espagne. L’économiste André Morellet, un proche de
Gournay, notera ce fait avec perspicacité : « Ce magistrat, dit-il en parlant
de l’économie breton, avait été un des premiers à se convaincre par son
expérience des vices de l’administration commerciale. » [14]
Dès
1744, du fait de cette expérience rare, il fut approché par Maurepas,
secrétaire d’État à la marine. Gournay entra en correspondance avec lui, et lui
témoigna son expertise du commerce, qu’il étendit vite, pendant les années 1745
et 1746, grâce à des voyages réalisés en Angleterre et en Hollande, alors les
deux nations les plus prospères d’Europe.
Tandis
qu’il visitait encore les terres anglaises, il apprit la mort de Jamets de Villebarre, son associé
au sein de la société familiale. Cet associé avait choisi son collaborateur et
ami comme héritier : Gournay se vit donc à la tête d’une fortune considérable,
qui s’ajoutait aux recettes juteuses du commerce de Cadix. Il prit la décision
d’arrêter les affaires, et, à présent auréolé du titre de marquis de Gournay,
du nom de terres reçues en héritage, il s’installa à Paris avec l’espoir de
pénétrer la haute administration publique.
Gournay
reçut d’abord un poste dans l’administration du commerce de par la forte
impression qu’il avait laissé à Maurepas ; il fut d’ailleurs, pendant les
premières années, son protégé. Cette proximité avec Maurepas aurait pu lui être
hautement préjudiciable, après que celui-ci soit tombé en disgrâce, suite à la
célèbre affaire des « poissonnades », ces
libelles sarcastiques contre Mme de Pompadour ; mais il n’en souffrit que
modérément. À la fin de l’année 1749, on lui annonçait même sa nomination à un
poste d’intendant du commerce pour la Seine-et-Oise. Par envie de servir, et de
mettre en application la grande philosophie économique à laquelle ses
réflexions, jointes à son expérience, lui avaient fait aboutir, Gournay se
tourna donc vers la haute administration des finances, et prit, en 1751, la
charge d’intendant du commerce.
Sortes
de délégués du Contrôleur général des Finances, les intendants de commerce
s’occupaient à l’époque d’une ou plusieurs branches d’industrie ou de commerce,
ainsi que d’une ou plusieurs régions (appelées « généralités »). Leur
rôle consistait à conseiller les actions du Contrôleur général, en lui
présentant les faits spécifiques à chaque région ou profession, dans des rapports
envoyés à Paris. Instances surtout consultatives, les intendants de commerce
avaient une influence très réduite sur la politique économique de l’État ; à
part, bien entendu, quand ils savaient persuader leurs supérieurs, ou se rendre
indispensables d’eux par leurs lumières et leurs connaissances, ce qui était,
avouons-le, fort rare. Dans la majorité des cas, comme le résumera Gustave
Schelle, « ils n’étaient que des agents consultatifs sans pouvoir de décision.
» [15]
Les intendants du commerce se réunissaient au sein du Bureau du commerce et
travaillaient les dossiers qui étaient portés à leur connaissance, préparant
même des projets d’édits ou de règlements lorsque la situation leur paraissait
l’exiger. Gournay y siégea et reçut sa double attribution : il se vit
attribuer les généralités de Bordeaux, La Rochelle, Tours, et Limoges, ainsi
que d’autres circonscriptions de moindre taille ; il fut aussi responsable de
l’industrie et du commerce de la soie. Comme c’était d’usage, il avait son mot
à dire sur toutes les questions soulevées par le Bureau du commerce, qu’elle
concerne ou non ses domaines de compétence.
Il
fut — fait tout à fait notable — le seul occupant de ce poste d’intendant du
commerce à avoir déjà exercé le métier de commerçant. Cela, nécessairement, lui
faisait voir l’administration avec un scepticisme naturel, et nourrissait en
lui une haine du lent et souvent très inefficace fonctionnement bureaucratique.
C’est Vincent de Gournay, d’ailleurs, qui inventa et mena le premier cette
charge, désormais classique, contre la bureaucratie : il appela ce mal la « bureaumanie ». Melchior Grimm racontera quelques années
plus tard cet usage très novateur : « Monsieur de Gournay, excellent
citoyen, disait quelquefois : "Nous avons en France une maladie qui fait
bien du ravage ; cette maladie s’appelle la bureaumanie."
» [16]
Gournay
n’ignorait en aucun cas ces dispositions de l’appareil d’État quand il entra
pour la première fois à son service. Ainsi qu’il l’affirmera plus tard, il eut
même le souhait d’influer sur cet état d’esprit néfaste en apportant la morale
et le bon sens des commerçants dans l’administration du commerce. « Je ne vous
dissimulerai point, Monsieur, écrira-t-il à Trudaine, que lorsque j’ai désiré
la charge d’Intendant du commerce, j’y ai été poussé par l’espoir de rapprocher
un peu plus le commerce et les négociants des personnes en place. J’ai espéré
que si cet état pouvait être vu de plus près et être plus connu des supérieurs,
il acquerrait en France le même degré de faveur et de considération dont il
jouit chez nos voisins ; qu’alors on ne croirait plus prendre un état, quand on
quitte celui-là, pour en embrasser d’autres infiniment moins liés à la force et
à la puissance du Royaume : cette façon de penser n’est point indifférente dans
un siècle où chaque nation s’occupe de faire pencher cette balance de son côté
; elle fait que chez nos concurrents le commerce ne perd point de sujets et en
acquiert tous les jours de nouveaux, au lieu que chez nous il en perd chaque
jour et que les riches et les anciens négociants qui le quittent ne sont point
remplacés par les nouveaux qui se présentent pour prendre leur place avec un
crédit et des facultés bien inférieurs. » [17]
Comme
l’écrit Simone Meyssonnier, le profil de Gournay était atypique. « La
venue de Gournay dans cette instance fut une exception dans les années 1750,
elle allait à l’encontre de la routine administrative instituée. Mais elle
répondait à la volonté du Contrôleur général d’y introduire des spécialistes
des affaires commerciales, à un moment où la France était sous la pression
d’une mondialisation des échanges internationaux, d’une compétition accrue avec
les pays voisins, en particulier, l’Angleterre, la Hollande et bientôt
l’Espagne, tous favorisés par le niveau de leur taux d’intérêt. » [18]
Afin
de fonder ses observations et conseils sur une « connaissance du
local » qu’il vantait comme une exigence, Vincent de Gournay passa une
grande partie de son temps d’intendant à s’informer de la situation économique
des régions et des industries dont il était en charge. Sa correspondance
administrative abonde de lettres dans lesquelles il tâche d’obtenir des
renseignements les plus précis possibles, lui permettant de trancher sur une
question actuellement pendante. Citons-en un exemple :
« Dans
la vue, Monsieur, de concourir avec vous autant qu’il me sera possible, au
progrès de la manufacture des étoffes de soie de Lyon, je me suis flatté que
vous voudriez bien m’aider de vos lumières et me procurer tous les
éclaircissements qui me sont nécessaires pour en avoir connaissance, en
chargeant quelque personne de confiance de rédiger un mémoire détaillé et le
plus circonstancié qu’il sera possible, de l’état actuel de cette manufacture,
du nombre des fabricants et des marchands qui la composent, de la qualité des
étoffes en soie, or et argent et mêlées de ces métiers qui s’y fabriquent, en y
joignant des échantillons de chaque espèce de ces étoffes, de leur prix commun
ou ordinaire, de leurs débouchés, de la qualité des soies et autres matières
qu’ils y emploient, du prix de la main-d’oeuvre et,
en un mot, de tout ce qui peut contribuer à me mettre au fait d’un objet de
commerce aussi important pour pouvoir, dans l’occasion, seconder vos vues et
être utile à cette fabrique. » [19]
C’est
surtout sur la question des corporations que sa quête d’information fut la plus
pressante et la plus active. Comme le note Sécrestat-Escande, Gournay émit à plusieurs reprises des demandes
massives d’information au sujet des corporations, souhaitant en lire les
statuts, les rapports, et obtenir un état de leurs dettes. Le prévôt des marchands
de Lyon, Flachat de Saint-Bonnet, satisfaisait chaque fois à ces demandes.
« En possession de ces énormes documents, dit Sécrestat-Escande, Gournay s’empresse de leur consacrer ses loisirs,
de les dépouiller et d’en retirer les extraits qui lui paraissent les plus
typiques pour les communiquer à son chef Trudaine, tout cela dans le but de
rendre l’industrie plus libre et développer le commerce et la prospérité du
royaume. » [20]
Dans
cette démarche, Gournay sortait souvent des bornes exactes de ses attributions.
Il ne cherchait pas tant à connaître le Lyonnais et les régions dont il était
chargé, mais la France entière ; et même, non pas tant le commerce et
l’industrie en France, mais le commerce et l’industrie en général, dans
l’ensemble du monde. Gournay était curieux de savoir si les pratiques
françaises relatives au commerce ou à l’industrie — et notamment les pratiques
qu’il disait vicieuses : corporations, règlements, prohibitions — se
retrouvaient aussi dans les autres pays commerçants du monde et à quel degré,
ou si nous étions plutôt une exception sous ce rapport. Ainsi, à une occasion,
Vincent de Gournay posa, comme Turgot sur la Chine, des questions sur
l’économie de l’Allemagne et de l’Autriche. Entre autres questions, on peut
trouver : Qu’est-ce que la banque de Vienne ? Comment est-elle
régie ? Quel est le prix de l’intérêt de l’argent dans les pays
héréditaires de l’Impératrice en Allemagne tant pour le gouvernement que pour
les particuliers ? [21]
Une lettre à Champant, ministre du Roi de Hambourg,
témoigne aussi de son intérêt pour l’exemple de l’étranger[22] et surtout sur ses préoccupations :
« Depuis
que j’ai séance au Bureau du commerce, je me suis fait un devoir de chercher à
m’instruire de quelle façon sont régies les grandes manufactures étrangères,
pour la comparer avec la méthode que nous suivons pour la régie des nôtres, et
voir quelle est la plus propre pour encourager l’industrie. La manufacture des
toiles de Silésie établie à l’imitation des toiles de France tient aujourd’hui
un rang trop considérable dans le commerce de l’Europe pour ne pas exciter
toute notre attention, et tâcher de découvrir par quel principe elle a fait de
si grand progrès surtout depuis 1720.
Connaissant,
Monsieur, comme je sais votre zèle pour tout ce qui peut intéresser le bien de
l’État, je suis persuadé que vous voudrez bien donner quelques moments à cette
recherche sur laquelle il vous est plus aisé qu’à personne d’acquérir des
connaissances sûres dans le lieu que vous habitez. Je voudrais donc
savoir : 1° s’il y a des inspecteurs et des règlements pour les
différentes espèces de toile qui se fabriquent en Silésie ; 2° si l’on est
astreint à une certaine longueur, largeur et qualité pour chaque espèce, et si
le fabricant qui y manque est assujetti à quelque peine ; 3° si ces toiles
sont visitées dans quelque bureau à la sortie de la province, et si l’on prend
quelque précaution pour empêcher que l’acheteur ne soit trompé, ou si le
gouvernement, sans s’embarrasser de ce soin, laisse les fabricants fabriquer
comme bon leur semble et à l’acheteur le soin d’examiner lui-même la mode et de
prendre garde de n’être point trompé ; 4° quel est en général le prix de
la main-d’œuvre en Silésie, ou ce qu’un ouvrier qui fait des platilles ou des bretagnes
contrefaites y gagne par jour ? 5° pour quelle somme on compte qu’il se
fabrique de toile en Silésie par an, et pour quelle somme on estime qu’il s’en
envoie par an à l’étranger ; 6° enfin si l’on estime que les manufactures
de Silésie, régies comme elles le sont, tendent à augmenter encore, ou si elles
tendent à déchoir faute d’inspecteurs et de règlements, ou faute que le fabricant
est suffisamment surveillé. » [23]
Enrichi
d’une telle connaissance du terrain, Gournay pouvait en effet réclamer la
liberté du commerce et la liberté du travail en les posant comme des nécessités
pratiques, plus que des idéaux théoriques. Cependant, comme l’a bien signalé Sécrestat-Escande, il est
extrêmement difficile de se rendre un compte exact de l’influence qu’exerça
Gournay sur ses collègues du bureau du commerce. [24] La raison en est que s’il y avait bien
des débats, ils ne transparaissent pas dans les comptes-rendus. Néanmoins, il
est difficile de croire que ses appels en faveur d’une liberté absolue du
commerce et de l’industrie n’aient provoqué aucune réaction.
Quoiqu’il
en soit, les débuts de Gournay à l’intendance du commerce furent
difficiles. Machault, Contrôleur général depuis 1745,
était peu partisan de la liberté économique, et appréciait guère de se faire
sermonner sur ce sujet. Face à cet homme qui, selon le mot du marquis
d’Argenson, voulait « diriger le commerce par des entraves »[25], les discussions étaient limitées.
La
situation s’arrangea nettement à partir de 1754, au moins pour deux raisons. La
première, et la plus évidente, fut le remplacement de Machault,
en juillet 1754, par Moreau de Séchelles, de tendance
plus libérale. La seconde, en 1754 toujours, fut la rencontre de Gournay
avec un jeune économiste plein de talent : Turgot. Ce dernier, ayant eu vent de
l’activité littéraire des proches de Gournay, sollicita l’intendant du commerce
pour réaliser une traduction d’un court essai de l’économiste anglais Josiah
Tucker. Ce fut le début d’une collaboration fructueuse.
De
par ses fonctions, Gournay fut enjoint de réaliser de longues visites sur les
terres de ses circonscriptions. Il proposa à Turgot de l’accompagner. Selon
Dupont de Nemours, qui connaissait parfaitement les deux hommes, Turgot
considérait que les différents voyages réalisés avec Gournay dans plusieurs régions
françaises avaient été « un des événements qui ont le plus avancé son
instruction ». [26]
Ainsi que nous le présenterons en détail dans le chapitre 7, Gournay et Turgot
visitèrent la Bretagne à la fin de l’année 1756, et l’intendant du commerce
prêta son concours à la création de la Société d’agriculture.
Si,
en 1754, le ciel s’était éclairci, trois ans plus tard le temps des réformes
semblait déjà passé, et les perspectives étaient sombres. En 1757, après
l’attentat de Damiens et le déclenchement d’une nouvelle guerre, la haute
administration des finances devint averse à tout changement en profondeur. En
1758, observant l’opposition farouche qu’il rencontrait, Gournay démissionna de
son poste d’intendant du commerce. Le marquis de Mirabeau, dans le style
toujours excessif qui le caractérisait, écrivit à propos de la retraite de son
ami : « Lassé du rôle infructueux d’être la voix du désert, tu te retiras
du sanctuaire de ce peuple à goitre qui te trouvait difforme de n’en avoir
point. » [27]
Cependant,
certains historiens considèrent rétrospectivement que Gournay eut de
l’influence sur le bureau du commerce, quoiqu’elle soit effectivement difficile
à quantifier ou à caractériser. Cette influence, Simone Meyssonnier la prouve
en étudiant le bureau du commerce et en y décelant une « tendance libérale
qui prédomine, et l’on peut dire qu’elle est le fruit direct de l’effervescence
des idées provoquée par la politique de Gournay. Le travail de persuasion mené
obstinément par les membres de son groupe finit par convaincre les magistrats
que la croissance industrielle ne pourra se réaliser que dans la liberté. » [28]
Cette
démission, qui semble bien commandée par un sentiment vif de lassitude, fut
sans doute aussi motivée par les soucis de santé de Gournay. Turgot, qui lui
était resté proche, fournit encore une autre explication, non moins
vraisemblable : Gournay, tout consacré à sa mission d’intendant du commerce,
aurait négligé les affaires commerciales qu’il avait laissées à Cadix, et dût
faire face à de lourdes pertes financières. [29] Vivement attristé par cette nouvelle, Gournay
aurait souhaité quitter la haute administration pour retourner à la gestion des
affaires familiales. Mais quel qu’ait été son souhait à cette époque de sa vie,
une trop faible santé vint l’empêcher de réaliser ses projets. De constitution
fragile, Vincent de Gournay avait été constamment arrêté par des tracas de
santé. Ces ennuis s’aggravèrent sérieusement à partir de 1754, le contraignant
plusieurs fois à arrêter toute activité. En juin 1759, une tumeur à la hanche
emporta finalement cet homme courageux. Dix ans auparavant (1748), il avait
épousé Clothilde de Verduc, fille du greffier du
Grand Conseil, auprès duquel il était devenu conseiller. Il n’avait pas encore
eu d’enfant lorsque, âgé de quarante-neuf ans, il la laissa veuve.[30]
Qu’a
écrit Gournay ? — Quels sont les textes dans lesquels nous pouvons le plus
sûrement trouver l’exposition de son « système » ? Origine de ce
système : obtenu des écrits économiques anglais (Pitt), espagnols (Uztariz) et hollandais (Jean de Witt), ou
français (Boisguilbert, Cantillon) ? Caractère général de l’œuvre de
Gournay : elle est surtout administrative, peu théorique, et plutôt
pratique ; sa méthode ; ses objectifs.
De
manière à introduire l’étude des idées économiques de Gournay, nous passerons
en revue ici quelques-unes des spécificités de son œuvre, en tâchant de dire
surtout les pièces dans lesquelles on trouve la meilleure exposition de sa
doctrine. Nous tâcherons également d’indiquer quelles furent les sources dans
lesquelles Gournay a puisé pour composer son œuvre.
Comme
indiqué dès l’introduction, Gournay a beaucoup écrit mais peu publié. On a de
lui 1) des Remarques sur une traduction d’un ouvrage de l’économiste
anglais Josiah Child ; 2) des « Observations » insérées dans l’Examen
des avantages et des désavantages de la prohibition des toiles peintes ;
et 3) des « Observations sur la compagnie des Indes » jointes par
l’abbé Morellet à son Mémoire sur la situation actuelle de la compagnie des
Indes (1769). On a en outre et surtout 4) des mémoires issus de son
activité comme intendant du commerce.
Voici
pour ses écrits, ou du moins ce qu’il en reste. Offrons-en une description
succincte afin de les présenter :
1)
Gournay entreprit de traduire le traité sur le commerce de Josiah Child. Pour
chaque chapitre, il ajouta des remarques qui s’apparentaient à un commentaire
ou à des réflexions suggérées par le texte de Child. Quand il publia sa traduction
en 1754 sous le titre Traité sur le commerce, les Remarques ne furent
pas autorisées à paraître, à cause d’un contenu trop sulfureux aux yeux de
l’administration. Perdu, ce texte a été redécouvert par Takumi
Tsuda qui l’a republié au Japon (Tokyo, Kinokuniya, 1983). Récemment, Simone Meyssonnier en a
réalisé une édition en France (Paris, l’Harmattan, 2008).
2)
Vers 1750, les toiles de coton imprimées, appelées « toiles
peintes », font l’objet d’une large consommation en France, situation qui
inquiète les manufacturiers français car ces toiles sont importées de
l’étranger. Après quelques échanges contradictoires au sein du Bureau du
commerce et dans les hauts cercles de l’administration, le débat fut étouffé au
début de la décennie 1750. Gournay et Forbonnais ont l’ambition, en 1755, de
ranimer la controverse. Dans leur Examen des avantages et des désavantages
de la prohibition des toiles peintes, les deux économistes étudient la
position libérale et la position prohibitionniste, Forbonnais soutenant la
seconde dans son « Examen » et dans ses « Réponses », et
Gournay défendant la première dans des « Observations ».
3)
En 1754, Étienne de Silhouette fut chargé d’étudier les causes du désordre
croissant de la Compagnie des Indes. Celui-ci envoya un rapport accablant sur
la Compagnie, immédiatement contesté par M. de Montaran,
commissaire du roi en charge des opérations de celle-ci. Pour mettre enfin de
l’ordre dans le fonctionnement de la Compagnie des Indes, Vincent de Gournay
fut missionné de mettre au clair les différentes vues sur l’état de la
compagnie. En 1755, il écrivit un mémoire intitulé « Observations sur le
rapport fait à M. le Contrôleur Général sur l’état de la Compagnie des Indes
». Ces observations furent jointes par l’abbé André Morellet à son Mémoire
sur la situation actuelle de la compagnie des Indes (1769).
4)
Pour soutenir ses idées, Gournay a composé un grand nombre de mémoires
administratifs sur les questions les plus diverses. Ces mémoires furent communiqués
soit à ses pairs du Bureau du commerce, soit à ses supérieurs, comme Trudaine.
Après avoir retrouvé ces mémoires — ou, plus vraisemblablement, une partie
d’entre eux —, Takumi Tsuda
les a publiés au Japon (Tokyo, Kinokuniya, 1993).
Cependant,
tous ces écrits ne donnent pas une juste idée des principes de Vincent de
Gournay ni surtout de leur influence. Comme l’a noté August Oncken,
historien des idées économiques au XVIIIe siècle, « d’après
tout ce que nous savons de Gournay, son activité s’employait principalement à
l’oral ; nous savons, non seulement par ceux qui le citèrent plus tard,
mais par des rapports provenant d’autres sources confirmant les affirmations
des premiers, qu’il jouissait d’une facilité, d’une parole aussi naturelle que
précise qui, sans l’empêcher d’avoir des adversaires, lui assurait une certaine
considération. La nature de telles controverses prête facilement à l’emploi de
sentences et de phrases retentissantes. » [31] Parmi ces phrases retentissantes, on en
connait une : « laissez faire, laissez passer », qui a été
retenu comme le credo central de Gournay et qu’il a peu employé par écrit.
Si
nous voulons parfaire notre compréhension de Gournay, à défaut de sa
correspondance orale, pour ainsi dire, il existe des restes de sa
correspondance écrite. Or il apparait aux yeux de plusieurs des biographes de
Gournay que c’est surtout dans sa correspondance qu’on peut le mieux trouver la
trace de ses idées. « Son influence a dû encore et surtout s’exercer par
ses conversations avec ses amis, dit l’un d’entre eux, discussions animées mais
toujours courtoises, et par les nombreuses lettres personnelles qu’il dut
fatalement échanger, et qui devaient contenir d’une façon bien plus claire ses
idées en matière économique. Malheureusement, cette correspondance n’a jamais
dû être recueillie, car nous n’en avons trouvé mention nulle part. » [32] Ce témoignage date du début du XXe
siècle : désormais, la correspondance de Gournay a été retrouvée, au moins
en partie, et elle peut être mobilisée. Elle fut publiée au Japon par Takumi Tsuda avec les mémoires,
dans l’édition citée précédemment.
Bref,
la situation ne facilite pas la recherche. En dehors de quelques mémoires et
d’un travail de traduction, Gournay n’a laissé aucun ouvrage à la postérité.
L’importance
de la contribution de Gournay à la science économique ne saurait donc
s’illustrer par la quantité des ouvrages dus à sa plume. Peut-être
l’aurait-elle pu, d’ailleurs, car nous savons que sans avoir publié aucun
ouvrage, Gournay ne fut pas moins un écrivain prolixe, rédigeant mémoire après
mémoire pour défendre ses idées auprès de ses supérieurs au sein de
l’administration des finances de la France, et fournissant à ses amis des
esquisses pour qu’ils puissent, en y ajoutant leurs propres lumières, faire
paraître eux-mêmes un ouvrage complet de doctrine économique. C’est ainsi que,
loin de n’avoir été qu’un économiste dans ses actes, Gournay fut aussi un grand
auteur. Ainsi que l’affirmera son ami Turgot, « il n’est presque aucune
question importante de commerce et d’économie politique, sur laquelle il n’ait
écrit plusieurs mémoires ou lettres raisonnées. Il se livrait à ce travail avec
une sorte de prodigalité, produisant presque toujours, à chaque occasion, de
nouveaux mémoires, sans renvoyer aux mémoires antérieurs qu’il avait écrits, ne
cherchant à s’éviter ni la peine de retrouver des idées qu’il avait déjà
exprimées, ni le désagrément de se répéter. » [33] Ces mémoires, dont la grande partie a
été perdue, ont été récemment remis à la disposition des lecteurs, grâce au
travail du japonais Takumi Tsuda.
La lecture de sa compilation de lettres et de mémoires, aussi vivifiante, aussi
impressionnante qu’elle puisse être même avec le recul de deux siècles de
progrès considérable de la science économique, ne saurait faire oublier qu’elle
ne reprend qu’une partie, une infime partie même, de l’œuvre immense de Vincent
de Gournay. Cette immensité, Dupont de Nemours nous l’a fit bien sentir
lorsque, dans les colonnes des Éphémérides du Citoyen, il affirma que
l’abbé Morellet, le dépositaire des travaux de Gournay après la mort de
celui-ci, s’était retrouvé en possession de plus d’une centaine de mémoires. [34]
Comment
comprendre, pour autant, cette grande abondance de travaux économiques d’un
côté, et cette quasi absence de publications ? La
première raison, et certainement l’une des plus décisives, est sa position d’intendant
du commerce, qui l’empêchait de présenter ses vues novatrices et parfois
radicales avec la mention de son propre nom. Cela explique en tout cas pourquoi
sa traduction de l’ouvrage de Child parut avec la mention : traduyt de l’anglois
par Butel-Dumont, du nom d’un de ses amis
économistes, qui n’avait pris aucune part dans ce travail, bien qu’il
partageât l’engagement de Gournay.
Toutefois,
et bien qu’il s’empêchait clairement de publier sous son nom pour protéger son
poste dans la haute administration, Gournay possédait en outre un tempérament
qui le poussait peu à chercher la célébrité. Dans ses activités de traducteur
comme dans celles d’écrivain économiste, il cultivait une extrême modestie.
L’apparition de son nom sur la couverture du titre, ou d’autres marques plus
sensibles de reconnaissance, lui étaient tout à fait indifférentes. Il
traduisait, aidait à traduire, et n’hésitait jamais à laisser à d’autres les
lauriers de la gloire. « Il lui est arrivé souvent, indiquera Turgot, de
faire honneur à des hommes en place des vues qu’il leur avait communiquées. Il
lui était égal que le bien qui s’opérait vînt de lui ou d’un autre. Il avait le
même désintéressement pour ses manuscrits ; n’ayant aucun souci de gloire
littéraire, il abandonnait sans réserves ce qu’il
avait écrit à tous ceux qui voulaient écrire sur ces matières et le plus
souvent ne gardait même pas de copies de ce qu’il avait fait. » [35]
C’était
là une attitude qu’il cultivait partout, illustrait partout, et prouvait
partout. Vincent Gournay était modeste de nature, et aussi très peu dogmatique
quant aux théories. Le Nantais Montaudoin de la Touche, un de ses plus
fidèles collaborateur, remarqua bien ce fait, et nota dans ses
« Observations sur Gournay » que « M. de Gournay était bien
éloigné de se croire infaillible ; il était trop éclairé pour descendre si
bas. Il aimait à être contredit ; il savait que la discussion est la
source de la lumière et de la vérité. Sa modestie était extrême. » [36]
Tout
au long de sa vie, Vincent de Gournay a défendu le laissez faire et le laissez
passer. D’où lui venaient ces idées ?
Certainement,
en étudiant l’histoire de la pensée économique et l’histoire du libéralisme en
France, on peut aisément se convaincre d’une filiation très forte entre Gournay
et des auteurs comme Boisguilbert, pour qui le « laissez faire » est
également un credo. [37]
Cependant, à étudier les textes de Vincent de Gournay et à consulter la liste
des ouvrages de sa bibliothèque, on se persuade plutôt que les écrits de ses
prédécesseurs français eurent une faible influence sur lui. Les seuls auteurs
sur lesquels Gournay s’est véritablement basé sont anglais (Child, Culpeper),
espagnols (Uztariz) ou hollandais (Jean de Witt).
Pour
servir à la compréhension des origines du laissez-faire de Gournay, offrons ici
quelques renseignements sommaires sur ces différents auteurs, nous réservant la
liberté d’approfondir plusieurs d’entre eux dans les chapitres suivants.
Josiah
Child (1630-1699) d’abord, le plus influent des quatre auteurs cités, fut un
marchand fortuné qui, sa fortune faite, s’intéressa de près à la théorie
économique. Il a été rattaché soit aux libéraux, soit aux anti-libéraux,
mais sans que ces affiliations s’avèrent justifiées. Critique envers les
corporations et les monopoles, il était aussi un enthousiaste de la théorie de
la balance du commerce et prompt à proposer des mesures plus ou moins
protectionnistes. Son héritage, par conséquent, s’avère trouble, et si Gournay
parvint à détourner dans un sens libéral certaines de ses propositions
fondamentales, comme celle d’un abaissement du taux de l’intérêt, il en a
conservé certaines autres sans apercevoir les préjugés sur lesquels elles
étaient fondées.
Sir
Thomas Culpeper (1626-1697), n’est resté célèbre que pour son analyse, assez
superficielle du reste, des effets économiques du haut intérêt de l’argent. Son
œuvre s’étend pourtant sur tous les aspects de ce à quoi on se réfère
habituellement en parlant de la politique
mercantiliste. Plus renié par Gournay que n’a pu l’être Child, il a aussi servi
à l’intendant du commerce pour clarifier ses idées, en décelant ce que
certaines des propositions mercantilistes pouvaient avoir de fallacieux,
notamment sur la question de la monnaie.
Geronimo
de Uztariz (1670-1732) est, un peu comme le
précédent, un auteur négligé du fait de son affiliation très forte au mercantilisme,
et, devons-nous dire, à la partie la plus absurde de la théorie mercantile —
celle qui, par exemple, soutient fermement que la richesse réside dans les
métaux plutôt que dans les marchandises. Cependant, on doit se rappeler ce que
son Theórica y práctica
de Comercio y de Marina (1724) a pu apporter à la
théorie économique, comme d’ailleurs les ouvrages de Child ou de
Culpeper : ils n’offraient rien de moins que l’une des premières
représentations systématiques d’une économie moderne, couplée avec l’exposition
d’une politique économique précise, qui, bien que viciée, suivait des objectifs
cohérents.
Les
principes économiques contenus dans les Mémoires de Jean de Witt, en
réalité composés par Pieter de la Court, ont eut une influence certaine sur la
pensée de Gournay, du moins en ce qui concerne la liberté du travail et la
concurrence. Cette influence s’illustre par les emprunts directs ou indirects
fait à ces mémoires, ainsi que par les citations qui émaillent plusieurs textes
dus à Gournay.
Toutefois,
tous ces auteurs laissèrent sur Gournay une assez faible marque. En vérité,
comme l’écrira Sécrestat-Escande,
« Gournay semble avoir puisé ses idées bien plus dans l’expérience qu’il
avait acquise en se livrant dès l’adolescence au commerce, que dans les
ouvrages qu’il étudia avec soin ou qu’il traduisit dans la suite. » [38]
Son
expérience, c’était d’abord celle de négociant à Cadix, au confluent du
commerce de toutes les nations. « C’est dans cette ville, au milieu d’une
foule de commerçants préoccupés sans cesse de leurs intérêts si divers et
souvent si opposés, que le jeune Vincent puisa les germes des idées qu’il
devait soutenir dans la suite, continue Sécrestat-Escande. Par ses relations quotidiennes avec des
industriels, des armateurs, des commerçants de tous pays, il était à même de se
rendre compte des effets que produisaient les réglementations minutieuses alors
si à la mode en France, en comparant la prospérité économique des pays qui en
étaient affranchis, au moins partiellement, avec ceux qui en étaient encore
affligés. Il était aussi merveilleusement placé pour se faire une opinion sur
les questions relatives à la liberté du commerce, au protectionnisme, et
surtout au mercantilisme, étant dans la ville où l’or du Pérou arrivait
incessamment sans jamais réussir à enrichir l’Espagne, qui, au contraire,
s’appauvrissait chaque jour. La pratique journalière des affaires lui
permettait de se familiariser avec le commerce de l’argent, de voir de près les
travailleurs, de connaître leurs besoins et de compatir à leurs misères. »
[39]
De
l’observation du commerce, Gournay en tira son idéal de laissez-faire. C’est du
moins ce qu’en dit André Morellet, son ami, dans une phrase précédemment citée,
mais aussi le marquis de Mirabeau, qui l’avait fréquenté. Mirabeau écrivit en
effet dans les Éphémérides du Citoyen que « Gournay sut, dans le
sein du commerce où il avait été élevé, puiser les vérités simples et
naturelles, mais alors si étrangères, qu’il exprimait par ce seul axiome qu’il
eût voulu voir gravé sur toutes les barrières quelconques : Laissez faire,
laissez passer… » [40]
À Cadix en effet, il vit que le commerce le plus libre, le plus débarrassé de
toute sorte d’entraves, était le seul à même d’apporter aux nations la
prospérité la plus complète qu’ils puissent espérer.
Après
avoir quitté Cadix, Gournay eut l’occasion de visiter l’Angleterre, l’Espagne
et la Hollande. Il put dès lors s’offrir une connaissance de première main sur
la politique économique des principaux rivaux économiques de la France. Il put
comparer les nations, les mentalités, les législations entre elles.
Dans
sa lettre de démission adressée à Trudaine, il explique sa conviction que
« liberté et protection » sont les deux principes qui doivent guider
l’action publique si l’on entend permettre à la nation française un
développement économique le plus vigoureux possible. Il insiste surtout sur le
fait que ces deux principes, il les a puisé dans son observation des pratiques
des nations voisines en la matière, et notamment de l’Angleterre et de la
Hollande. « Je puis vous assurer que je n’ai cherché à surprendre la
religion de personne, et que si
j’ai avancé quelques principes qui ont paru étrangers, ils ne sont point
nouveaux. Je les ai puisés dans les écrits et dans la pratique des nations qui
nous environnent, et qui font du commerce le principal objet de leurs soins et
de leur politique. Les vingt-cinq ans d’étude et d’expérience sur cette matière
m’ayant persuadé que ces principes étaient les plus propres à étendre le
commerce, je les ai adopté de bonne foi, et je les ai soutenu de même. » [41]
Son
« système » avait ainsi une triple origine, puisqu’il provenait aussi
bien : 1° de son expérience de négociant ; 2° de sa lecture des
économistes ; 3° de ses voyages en Europe.
Rendre
compte de la première des trois est une tâche ardue. Gournay ne nous a laissé
que très peu de souvenirs ou de récits de son expérience à Cadix. Nous ignorons
parfaitement ce que pouvaient être ses activités quotidiennes, et surtout ce
que fut son réseau de connaissances et d’amis.
Afin
d’expliquer l’importance de l’exemple étranger dans la formation des idées de
Gournay, nous allons détailler dans la partie qui suit les raisons pour
lesquelles Gournay considérait qu’il fallait s’inspirer de l’étranger, pourquoi
ses yeux se dirigeaient plutôt vers l’Angleterre et la Hollande, comme aussi
vers les économistes anglais et hollandais, et enfin quelles sont les
conclusions qu’il tira de cette étude.
L’étude
comparative des législations et des mentalités relatives au commerce est chose
nouvelle au XVIIIe siècle. On ne se figure pas encore, en l’absence
d’une véritable science économique, que les principes qui permettent au mieux
l’enrichissement des nations, la prospérité des peuples, et même la paix, sont
les mêmes quel que soit le pays sur lequel on règne. Il est encore étonnant que
ce qui semble apporter la richesse à une nation puisse être recommandé pour une
autre. En France, surtout, on reste attaché au fait que la monarchie française
a ses propres fondements et que les lois des nations voisines ne regardent
qu’elles.
Vincent
de Gournay, au milieu du XVIIIe siècle, est l’un des premiers à
signaler l’erreur que constitue ce raisonnement. D’abord, il est faux que
certains principes soient applicables à tel pays, et inapplicables à tel
autre. Lorsque l’on souhaite contribuer à la recherche des meilleurs principes
de l’administration du commerce, il faut reconnaître qu’il existe des
« principes généraux du commerce qui sont de même pour tout
l’univers ». [42]
Ces principes, nous verrons dans la suite de ce livre ce qu’ils sont. Mais la
leçon de Gournay, sa première leçon pour ainsi dire, est que ces principes
existent et que toute nation a intérêt à les suivre ou du moins à s’en
rapprocher.
Il
existe en outre, aux yeux de Gournay, un second argument pour lequel une étude
comparative des législations sur le commerce soit utile et même nécessaire pour
toutes les nations, à commencer par la France. C’est que l’époque où l’on se
croyait seul au monde, à l’abri de frontières étanches, est révolue. Le
commerce entre les nations a pris une ampleur telle que, soutient Gournay, il
n’est plus possible de gouverner, de légiférer, de réglementer, de taxer, sans
prendre en compte attentivement les décisions des nations voisines.
« C’est une erreur, dit-il, de croire qu’un État qui a des voisins puisse
gouverner et taxer à son gré ses propres denrées ; s’il les surhausse, le
voisin en profite pour introduire les siennes et s’attirer l’argent ; nous
sommes donc obligés malgré nous de régler et notre commerce et nos finances sur
la conduite des nations qui nous environnent, comme une armée est obligée de
régler sa position et ses mouvements sur ceux de son adversaire. » [43]
Et
en l’occurrence, quelle est la position et quels sont les mouvements des
nations voisines ? Elles ne cessent d’évoluer et de faire évoluer leur
législation dans un sens très clair et partout dans le même. Il faut suivre de
toute nécessité ce mouvement, prévient Gournay. « Il n’y a point de nation en Europe qui n’ait fait depuis 20 ans de
grands changements dans l’administration de son commerce, et qui ne soit à la
veille d’en faire de très grands ; n’y aura-t-il que nous qui veuillons
nous laisser gagner de vitesse sur ce point, et qui nous obstinions à rester
attachés à des usages qui nous dépeuplent et qui nous ruinent ? » [44] Il faut donc, nous aussi, réfléchir à
l’administration du commerce et préparer des changements.
Vincent
de Gournay avait observé par ses voyages l’économie de l’Angleterre et de la
Hollande, ces deux nations qui connaissaient alors une prospérité croissante.
Il conclut de cette observation qu’il y avait « un petit nombre de
lois » à inscrire dans la législation. En vérité, cela signifiait surtout
que la pratique habituelle de la politique du commerce en France était à
remplacer entièrement par quelques lois, en petit nombre.
Car
qu’avaient fait les nations voisines ? Ils avaient établi la liberté,
et c’est ainsi qu’ils avaient acquis une prospérité croissante, attiré tous nos
meilleurs ouvriers, et qu’ils étaient devenus maîtres sur tous les marchés du
monde. « Quel est le règlement qui a opéré de si bonnes choses en Hollande
et en Angleterre, demande en effet Gournay ? La liberté et la concurrence
; et elles opéreront certainement la même chose chez nous. Mais depuis deux
cents ans, sous prétexte d’empêcher en France ce qu’on appelle les fraudeurs et
les abus dans la fabrication des étoffes, on ne s’est occupé que de rendre
l’exercice du fabricant difficile et désagréable et de les mettre entre les
mains d’un petit nombre de gens sans songer que le plus grand de tous les abus
est d’éloigner les hommes de l’occupation et de priver l’État par là du fruit
qui lui reviendrait de leur travail. » [45]
Partout
où il pose les yeux, Gournay ne voit que liberté, là où il y a prospérité et
croissance. « Si l’on veut jeter les yeux sur les pays de l’Europe ou de
l’Asie, où les manufactures sont dans un état florissant et vigoureux, tels que
l’Angleterre, la Hollande, l’État de Gênes, les Indes orientales et la Chine,
on n’y verra ni inspecteurs, ni règlements portant confiscation et amende, d’où
l’on conclut que le système opposé que nous suivons, arrête chez nous les
progrès du commerce et de l’industrie, empêche l’augmentation des sujets du Roi
et l’accroissement de ses revenus. » [46]
Et
ce qui est vrai de l’industrie est également vrai de l’agriculture : les
pays qui ont l’agriculture la plus libre, soutient Gournay, sont ceux qui ont
aussi l’agriculture la plus productive et la plus prospère, comme aussi les
agriculteurs les plus riches. Et en cela, c’est encore l’Angleterre qui
apparaît comme un modèle. « Il n’y a pas une seule loi en Angleterre pour
empêcher la sortie du blé du pays dans aucun cas que ce soit, par une raison
bien simple ; c’est que quand il est fort cher, personne ne peut trouver
son compte à le faire sortir, donc il ne sort point ; et que les
étrangers, ayant alors un grand intérêt à y en envoyer, ils ne manquent jamais
de le faire. On voit, par la suite d’opérations des Anglais, combien les
principes de leur administration en cette partie sont simples et qu’ils n’ont
fait autre chose pour avoir du blé, que ce que nous avons fait chez nous pour
avoir du drap, ça été de charger de droits les draps étrangers, d’en affranchir
les nôtres et d’en laisser le commerce libre ; de même ils ont accablé de
droits les blés étrangers, ont ôté ceux qui étaient sur les leurs et en ont
rendu le commerce libre ; les principes du commerce sont les même pour
tous les objets ; et les différentes dénominations ne les changent
point. » [47]
Les
arguments de Gournay sont fondés sur l’évidence des faits. La comparaison des
législations et des résultats fournit un verdict imparable. Au surplus, pour
peu que les statistiques de l’époque soient de quelque valeur, elles attestent
tous du même phénomène. Ainsi, quand « en 1621, nous inondions pour ainsi
dire l’Angleterre de blé, depuis plus de cinquante ans elle nous en fournit
tous les cinq ou six ans pour des sommes immenses. » [48] Ce fait parle en faveur de la même
thèse.
Au
final, Gournay indique qu’il existe un petit nombre de raisons pour lesquels
l’Angleterre est devenue si supérieure à la France quand au commerce et à
l’industrie. Ces raisons sont au nombre de sept : « 1° Parce que
l’Angleterre augmente tous les jours en peuple. 2° Les apprentissages y sont
moins longs que chez nous. 3° Les Anglais naturels ne payent aucun droit de
maîtrise. 4° Les soies entrent en Angleterre par tous les ports, et ne payent
ainsi que les étoffes aucun droit dans l’intérieur du Royaume en changeant de
province. 5° La principale manufacture, étant établie dans un faubourg de
Londres, peut plus aisément s’étendre au dehors que celle de Lyon, qui est
forcément concentrée dans la ville. 6° Le même homme peut avoir autant de
métiers qu’il lui plaît. 7° L’argent est abondant en Angleterre à 3%, et
est actuellement rare à Lyon à 13%. » [49]
Comment
se fait-il, cependant, que les Français soient restés dans l’erreur, quand
l’Angleterre, ainsi que la Hollande et bien d’autres nations, sont parvenus à
une meilleure législation de l’économie et nous en montrent tous les jours les
effets ? Ce n’est pas simplement l’effet d’un manque de chance,
évidemment. Mais ce n’est pas non plus à cause, par exemple, de la forme même
de l’État français. Après tout, l’Angleterre aussi est une monarchie. Et puis,
Gournay tend plutôt à considérer, comme les Physiocrates plus tard, qu’une
monarchie est un meilleur régime pour le développement de la liberté que ne
peut l’être une république. Il explique ce fait dans un passage de ses Remarques :
« On
a longtemps cru que les monarchies étaient moins propres au commerce que les
républiques ; mais nos propres progrès, ceux des Danois, des Napolitains,
du Roi de Prusse, etc., font voir la fausseté de cette opinion ; il est
vrai que l’esprit et les connaissances du commerce ont plus de peine à gagner
dans les monarchies que dans les républiques, parce que le commerce et ceux qui
le font y sont vus de moins près et ont moins de part à la direction du commerce
que dans les républiques ; mais cet esprit devenant aujourd’hui l’esprit
dominant en Europe, et faisant une partie essentielle de la politique des
puissances les plus considérables ; quand une fois les principes du
commerce auront percé jusque dans le Conseil des Monarques et qu’on cessera de
l’y regarder non comme une chose accessoire et subalterne, mais comme une
affaire principale, et la source des richesses et de la puissance, ils
trouveront encore plus de facilité que les républiques à étendre et à soutenir
leur commerce parce qu’il leur est plus facile d’abroger les maximes et de
lever les obstacles qui en retardent les progrès et de faire le petit nombre de
lois qui peuvent le porter au plus haut degré. » [50]
La
question de la forme de l’État mise ainsi de côté, Gournay considère que,
fondamentalement, il y a deux raisons au fait que l’Angleterre et la Hollande
soient parvenus aux bons principes. La première est que les théories
économiques se sont plus diffusées en Angleterre et en Hollande qu’en France.
La seconde est que les hommes mêmes qui décident des lois sur le commerce et
l’industrie, sont plus ignorants en France des besoins de ces deux branches
qu’ils ne peuvent l’être chez ces deux nations rivales.
Dans
la pensée de Vincent de Gournay comme dans celle de Boisguilbert, la date de
1660 est cruciale. Selon Boisguilbert, c’est à peu près à cette époque que la
France s’est mise à suivre les maximes de Colbert, sur la réglementation de
l’industrie, le bas prix des denrées agricoles, l’entrave au libre-échange,
etc. Selon Gournay, c’est aussi vers 1660 que la France a manqué sa
révolution : c’était une révolution intellectuelle, celle de renverser nos
conceptions sur le commerce et l’industrie et de comprendre le pouvoir de la
liberté et les méfaits des règlements et des prohibitions. Or l’Angleterre et
la Hollande ont connu une telle révolution. Chez ces deux nations, des progrès
sensibles ont été faits dans la compréhension des maximes du commerce, de sorte
qu’ils ne font plus l’erreur de préférer les règlements à la liberté, et les
restrictions au libre-échange. « Toutes ces erreurs et beaucoup d’autres
ne sont-elles pas aussi reçues et aussi consacrées chez nous qu’elles l’étaient
il y a quatre-vingt ans en Angleterre, rappelle alors Gournay ; et peut-on
s’empêcher de s’étonner, qu’ayant fait depuis un siècle tant de progrès dans
les sciences, les arts et les manufactures, nous en ayons fait si peu dans la
science et les maximes du commerce ; car la nation en général n’en est pas
encore sur ce point au degré de connaissance où étaient les Anglais quand ils
ratifièrent leur acte de navigation en 1660. Nous savons à la vérité faire de
beaux draps et de belles étoffes, mais ce n’est là que la mécanique du
commerce ; nous ignorons notre balance particulière avec chaque nation et
pourquoi nous laissons emporter aux Anglais, Hollandais, etc., ce que nous
gagnons sur les Espagnols, et jusqu’ici nous ne nous sommes point occupé de
chercher les ressorts qui peuvent rectifier ce que cette conduite a de fatal
pour nous ; or c’est à quoi les Anglais donnent toute leur attention
depuis longtemps, et en quoi ils ont si bien réussi qu’ils ont tourné en leur
faveur leur balance avec toutes les nations de l’Europe ; nous en sommes
nous-mêmes un triste exemple. Ce n’est ni en faisant beaucoup de règlements, ni
en multipliant les Inspecteurs et les gênes qu’ils sont parvenus à cela, mais
en s’attachant à détruire par toutes sortes de moyens le commerce que les
étrangers faisaient chez eux, au préjudice des propres sujets, à étendre leur
navigation par de bonnes lois, en s’instruisant enfin du rapport nécessaire
qu’il y a entre les terres et l’argent et établissant le prix de celui-ci de
façon à encourager la culture de celles-là. » [51] Voici la leçon que donne l’Angleterre.
Dans
son ouvrage de 1668 sur le commerce, traduit par Gournay, Josiah Child
reconnaissait qu’il avait été un temps, assez récent, où les choses étaient
bien différentes en Angleterre, et que la diffusion des principes économiques
n’en était encore qu’à ses débuts. « Il est évident que la Providence a donné à
ce Royaume tout ce qu’il faut pour parvenir à une grande puissance et à une
grande richesse ; que les seuls moyens pour arriver à ces deux fins, sont
d’étendre le commerce ; que ces moyens ne sont ni cachés ni difficiles,
mais très naturels et très aisés à trouver, dès que nous voudrons nous en
occuper sérieusement, et commencer par nous mettre dans la bonne voie, en
secouant nos faux et anciens préjugés sur le commerce. Nous en avons hérité de
nos ancêtres qui étaient soldats, chasseurs ou plaideurs ; et par
conséquent très peu versés dans les mystères du négoce, et dans les moyens de
les faire fleurir. Le commerce est encore une chose très nouvelle en
Angleterre, en comparaison des connaissances qu’y ont acquis
les Hollandais ; et qui n’est pas encore parvenu dans ce Royaume à la
cinquième partie de l’accroissement dont il est susceptible. Je pense qu’aucun
véritable Anglais ne disconviendra qu’il est plus que temps d’en faire la
matière de nos réflexions les plus sérieuses ; et cela avant que les
Hollandais si habiles et si actifs sur cette partie, nous aient tout à fait gagnés
de vitesse. Si nous différons, il est à craindre que nous n’ayons autant de
peine à secouer leur joug, qu’en eurent autrefois les petites villes de Grèce à
se délivrer de celui des Athéniens. » [52] C’est là exactement le langage que, près
d’un siècle plus tard, Gournay tiendrait au sujet de la France.
Si
l’Angleterre a accompli de tels progrès, et en si peu de temps, Gournay
soutient que la raison doit surtout être trouvée dans la diffusion des
principes économiques, notamment grâce à quelques bons auteurs, dont Josiah
Child. Child avait fait paraître notamment A New Discourse
of Trade (1668) qui, ainsi que l’affirme Simone Meyssonnier, était devenu
une véritable référence. « Le texte de Child faisait autorité. Il avait
inspiré les gouvernements anglais et hollandais qui avaient pris des mesures de
politique économique destinées à développer le commerce. » [53] Gournay y reconnaissait également une
démonstration formidable des sains principes économiques. « Ceux qui
réfléchiront sur l’ouvrage de M. Child, écrivit-il, reconnaîtront que le
commerce n’est point une science obscure et abstruse, mais que les principes en
sont aussi simples qu’ils sont certains. » [54]
Admiratif
devant le travail de Child, Gournay entreprit d’en réaliser la traduction en
français. Il joignit un court texte de l’anglais Culpeper, afin de livrer une
version française de ces écrits qui « contiennent, de l’aveu des Nations
les plus commerçantes, les meilleurs principes que l’on connaisse en fait de
Commerce. » [55]
Son espoir était bien entendu d’avoir en France l’influence qu’avaient eue ces
auteurs anglais dans leur propre pays. Dans une lettre à son supérieur
Trudaine, auquel il envoya un chapitre de sa traduction de Child, Gournay fit
part de ses sentiments :
« J’ai
l’honneur de vous envoyer ci-joint le 8e chapitre de M. Child sur la
laine et les manufactures de laine. Ce sujet m’a donné occasion de traiter avec
assez d’étendue la question de savoir si nos inspecteurs et nos règlements
portant amendes sont utiles ou non aux manufactures. Outre l’exemple des
nations les plus commerçantes dont je me suis appuyé, j’ai tâché de faire voir
que le préjugé où nous sommes à cet égard nous éloigne du véritable esprit et
des connaissances du commerce et est aussi nuisible au progrès de l’industrie
qu’à l’augmentation des sujets du Roi et de ses revenus. Il m’a fallu des
motifs aussi puissants pour me dissimuler à moi-même la témérité qu’il y a
d’attaquer une opinion reçue et consacrée depuis 80 ans. Je me flatte au moins
que la question paraîtra assez importante pour mériter d’être discutée. Au
reste, Monsieur, je me soumettrai toujours lorsque vous m’aurez condamné. Je
vais finir à ma campagne les deux chapitres qui me restent à traduire de M.
Child qui regardent la balance du commerce et les colonies, qui ne sont pas les
moins importants de l’ouvrage. » [56]
Son
espoir final était surtout que, quel que soit le responsable de la diffusion
des principes économiques en France, les Français réforment leur mentalité
vis-à-vis du commerce et de l’industrie, et que des idées plus saines
permettent la prospérité de la nation. Ce serait un résultat naturel, déclare
Gournay, car les mouvements de l’Angleterre et de la Hollande dans ce sens
n’ont pas eu d’autres résultats. « C’est en suivant les maximes de M.
Child qui depuis 50 ans sont, comme il l’avait souhaité, la base et la règle de
l’administration du commerce en Angleterre, que la nation anglaise a non
seulement regagné tous les commerces qu’elle avait perdu, mais qu’elle a
augmenté sa puissance et son influence, tant par mer que dans le continent au
point où nous la voyons aujourd’hui. Ce sont ces maximes qui, en rendant cette
nation éclairée sur ses véritables intérêts, ont (malgré l’énormité de la dette
et l’opposition de quelques particuliers) facilité depuis la paix la réduction
de l’intérêt si sagement exécutée chez elle, en laissant à chacun la liberté de
recevoir son remboursement (seuls moyens proposables et admissibles en pareil
cas). Ce sont ces maximes et l’attention constante à tenir l’intérêt de
l’argent au plus bas prix qu’il est possible, qui ont tellement encouragé
l’agriculture en Angleterre, qu’elle fournit aujourd’hui du blé à toute
l’Europe. » [57]
Mais naturellement, qui veut les résultats doit en vouloir les moyens.
Gournay
remarque le fait que, tant en Angleterre qu’en Hollande, grâce à la diffusion
des principes économiques, les hauts fonctionnaires et les administrateurs ont
une meilleure connaissance de ce qui permet et de ce qui ne permet pas à une
économie de croître. Dans les hautes sphères de l’administration, on n’y
néglige pas les préoccupations du commerce, quand en France on tire presque un
certain prestige de montrer son ignorance sur ces matières. « On pense
encore assez généralement en France, écrit Gournay, que la science et les
connaissances du commerce sont l’apanage des marchands, tandis qu’en Angleterre
et en Hollande, où ces choses là sont vues de plus près, il y a longtemps qu’on
tient ces connaissances pour nécessaires aux hommes d’État, que tous leurs
ministres et leurs ambassadeurs sont au fait des intérêts de leur commerce,
dont ils vont s’instruire à la source chez leurs principaux marchands, avec qui
ils vivent et conversent, et chez qui souvent ils ont longtemps demeuré ;
aussi leur commerce tient-il en Europe et dans l’univers le rang qu’il tient
chez eux. » [58]
C’est là une singularité très importante de l’Angleterre et de la Hollande.
C’était répondre d’avance, dans des temps cruciaux, à l’appel qu’Adam Smith
lancerait plus tard, à considérer l’économie politique « comme une branche
des connaissances du législateur et de l’homme d’État ». [59]
L’inculture
des ministres vis-à-vis du commerce et de l’industrie est le fruit de leur
mépris pour ces deux objets. Néanmoins, leur responsabilité n’est pas entière.
Il est impossible, soutient Gournay, qu’un homme d’État ou un membre de
l’administration soit parfaitement au fait des besoins de l’économie car,
élevés à d’autres préoccupations, inhabitués à
s’occuper de commerce, ils n’ont pas les réflexes et le bon sens de ceux qui en
ont fait leur métier. « Il y a certaines connaissances locales et de
détail qu’il n’y a que ceux qui ont pratiqué le commerce qui puissent savoir,
et que la théorie et le raisonnement n’apprennent point. Il en est de cela
comme des gens qui ont habité un pays, qui le connaissent toujours infiniment
mieux que ceux qui n’en ont eu que des relations, quelques exactes qu’elles
soient. Les Anglais comme les Hollandais ont toujours été si persuadés de cette
vérité qu’ils ont eu un bon nombre de négociants ; que même on ne prend
aucune résolution d’une certaine importance sur le fait du commerce sans
consulter le corps des négociants de Londres et sans faire agiter la question
au Parlement. » [60]
La seule solution est donc de nommer des commerçants dans l’administration et
aux places où se décident les lois et les règlements.
Les
effets de la pratique contraire sont très visibles en France. La haute
administration, ignorante des besoins du commerce et de l’industrie, et les
méprisant presque par suite de cette inculture, s’est construit toute une série
de préjugés qui affectent la législation. Gournay en signale une manifestation
qui, entre toutes, a des effets dévastateurs. C’est la croyance que l’intérêt
personnel de chaque commerçant est de tromper ses clients, de leur vendre des
produits de la qualité la plus médiocre possible, et, dès que l’occasion s’en
présente, d’usurper, de voler, et de ne pas tenir ses engagements. Dans ses Remarques
sur la traduction de Child, il écrit :
« Les
réflexions particulières de M. Child sur les manufactures de laine nous
conduisent à en faire de générales, et à observer d’où peut venir la différence
des lois qui sont établies en Angleterre, en Hollande et en France pour
l’administration et la conduite du commerce. Ceux qui font ces lois dans les
deux premiers États, étant hommes de commerce, sont convaincus que la bonne foi
étant la base du commerce, on doit présumer que tout fabricant et tout
négociant est de bonne foi, et que si quelqu’un s’en écarte, quelque
fréquemment que cela puisse arriver, c’est toujours une affaire de particulier
à particulier, que chacun ayant intérêt de ne pas se laisser tromper, prendra
des précautions suffisantes pour ne pas l’être sans que le souverain soit
obligé de s’en mêler d’office, et avant qu’une partie se plaigne. En France, au
contraire, ceux qui ont fait nos lois, n’étant point hommes de commerce, ont pour
ainsi dire présumé que nul négociant, nul fabriquant n’était de bonne foi, et
que la tromperie était si fort inséparable du commerce que le souverain devait
veiller continuellement pour l’empêcher ; or dans un pays où l’on a cette
façon de penser, l’on n’aura jamais un grand commerce, je dis même que l’on
n’est pas digne d’y avoir un commerce. » [61]
Le
propos mérite qu’on s’y arrête. D’abord, le thème est celui-là même que
reprendra Smith dans sa discussion fameuse de l’intérêt personnel du boulanger
qui a intérêt, nous dit l’économiste écossais, à s’acquitter correctement de sa
tâche. Tout homme a intérêt à bien faire : c’est ce que développera Adam
Smith, et c’est ce que Gournay écrit déjà en 1754, à la suite d’autres auteurs
comme Bernard Mandeville. Le propos mérite également qu’on s’y arrête pour la
raison que, selon Gournay, cette idée est fondamentale. À défaut de la
reconnaître, « on n’aura jamais un grand commerce, je dis même que l’on
n’est pas digne d’y avoir un commerce ». Les mots sont forts. C’est que
Gournay a compris que l’intérêt personnel, la confiance réciproque, étaient la
base même de l’économie. Personne ne peut s’enrichir d’une manière durable si
ce n’est en offrant aux consommateurs des produits qui satisfassent leurs goûts
et leurs besoins, et en se montrant digne de leur confiance à chaque occasion.
En dehors de cette voie, on ne peut espérer que de petits profits éphémères et
de grandes désillusions. C’est en outre ce qu’il a dû observer chaque jour lors
de ses années comme commerçant à Cadix, où de grandes familles s’enrichissaient
par la notoriété de leurs bons produits et où les malfrats tombaient
irrémédiablement en faillite.
L’exigence
de Gournay est donc de rapprocher de manière forte et si possible définitive le
monde du commerce et celui de l’administration publique. Cela ne passe pas par
l’instruction aux commerçants et industriels des rouages de
l’administration — cela passe par une connaissance de l’économie et de ses
besoins par les élites.
Cette
connaissance porterait de grands fruits. « Si les connaissances du
commerce devenaient familières aux gens de qualité, le commerce y gagnerait
beaucoup en ce qu’étant destinés aux ambassades et aux grands emplois, ils le
protégeraient et en France et dans les pays étrangers. » [62] Protéger, cela signifiait le laisser
libre, et supprimer toutes les entraves que la loi avait mises — mais nous
reviendront plus tard sur cette discussion.
***
Quelques
caractéristiques vraiment typiques se dégagent donc déjà d’une vue d’ensemble
de l’œuvre de Gournay. Son intention, en la composant,
est claire : marquée par la réussite flamboyante de l’Angleterre et de la
Hollande, et du dépérissement parallèle de l’industrie et du commerce de la
France, il entend participer à la réforme en profondeur de son pays. Cela
implique, d’après lui, la diffusion des principes économiques et le
rapprochement du pouvoir et des hommes d’affaires.
Son
œuvre apparaît au surplus comme étant fondamentalement de nature
administrative. La partie issue de son travail d’intendant n’en forme pas
l’écrasante majorité, mais les préoccupations de Gournay furent toujours
ancrées dans la pratique. À une théorie sur la liberté du travail, il préfère
le combat pour l’assouplissement voire l’abolition des corporations et des
règlements. À une théorie sur le commerce international, qu’esquisseront plus
tard Smith ou Ricardo, il préfère les considérations pratiques telles que
l’effet des prohibitions.
Dans
toutes les questions qu’il a soulevées, Gournay a jeté une lumière nouvelle qui
allait servir à ses successeurs. Par commodité, nous avons voulu, dans les
chapitres suivants, nous attacher d’abord à dégager les principes de Gournay
sur les différents sujets qu’il aborde. L’étude de sa place dans l’histoire des
doctrines et des réussites de ses successeurs est reportée pour le chapitre 9.
Vertu
et importance du travail. — Découpage de la société en deux classes :
travailleurs et non-travailleurs. — Nécessité de défendre les travailleurs. —
De soutenir les commerçants plutôt que les dégoûter de leur métier. —
D’accepter l’immigration de travailleurs.
Avant
le XVIIIe siècle, les économistes s’apparentaient surtout à des
chercheurs d’or ou à des magiciens, ou plutôt à une combinaison des deux. On ne
leur demandait pas de décrire scientifiquement comment se créent ou se
répartissent les richesses, et d’ailleurs eux-mêmes ne se fixaient pas de tels
objectifs. On voulait des solutions faciles, des expédients miracles, pour
solutionner un état de choses que de mauvais principes, conçus à la hâte et mis
en application sans aucun soin, avaient pu causer.
Gournay,
comme Boisguilbert ou Cantillon avant lui, refuse absolument toutes les
solutions faciles. Parce qu’elles étourdissent les sens, elles flattent parfois
quelques bons sentiments lorsqu’on les expose en théorie. Mais leur application
ne laisse de place à aucun doute.
À
son époque, déjà, la taxation des plus riches était présentée par certains
comme une solution miracle. Les financiers, banquiers du Roi, n’ont-ils pas de
larges fortunes ? Pourquoi ne pas en prendre une part pour résoudre les
difficultés des finances publiques ? Gournay ne se laissait pas
convaincre. « Laisser enrichir les financiers pour les taxer ensuite
serait la plus mauvaise de toutes les politiques, car alors personne ne
voudrait traiter avec le Roi sans gagner assez pour pouvoir payer une taxe et
rester encore riche, ce qui rendrait toutes les opérations si chères, qu’il ne
serait pas possible que l’État fut assez riche pour faire des traités. […] Mais
ceux qui pensent que l’on peut taxer les financiers dans les besoins extrêmes
de l’État, ne réfléchissent pas combien ces moyens ont peu rendu lorsqu’on y a
eu recours ; sur qui d’ailleurs faire tomber la taxe ? Si on ne la
fait tomber que sur ceux qui exercent actuellement la finance, elle ne peut
jamais produire un objet fort considérable ; si on veut l’étendre à ceux
qui l’ont exercé, comment la régler et l’établir ? » [63] En somme, donc, lever un impôt spécial
sur les financiers les plus riches est une mesure difficile à mettre en œuvre,
fournissant peu d’argent, et causant sur les finances publiques des effets
néfastes qui ne compensent même pas les petits avantages qu’on obtient d’un
autre côté. Pour toutes ces raisons, soutient Gournay, une telle solution doit
être écartée.
Une
proposition similaire, celle de confisquer les avoirs des Anglais détenus en
France, pour cette raison que les deux nations sont rivales ou ennemies, reçoit
de lui les mêmes critiques. Il les expose dans une lettre au comte de Bernis de
Boulongne, après avoir eu vent d’une telle intention
de la part du pouvoir royal français.
« Une
personne en qui je crois devoir avoir confiance m’est venu trouver, il y a
quelques jours, pour m’informer qu’il y avait un projet sur le tapis pour
obliger tous les banquiers et négociants du Royaume de déclarer les fonds et
autres effets qu’ils ont entre les mains, appartenant aux Anglais, afin de les
confisquer au profit du Roi. Cette idée me paraît si contraire à la bonne foi
et aux usages établis entre les nations policées, que je ne crus pas devoir en
faire cas. Mais la personne qui m’a donné cet avis m’a assuré si positivement
qu’elle avait vu le projet de Déclaration, ayant été même jusqu’à me dire le
nom du Commissaire du Conseil qui doit être chargé de l’exécution, que je me
suis cru obligé de vous en faire part, persuadé que, s’il était vrai qu’il fût
question d’un pareil projet, vous voudriez bien employer votre autorité pour le
faire rejeter comme tendant à discréditer le gouvernement dans les pays
étrangers, à autoriser ces mêmes étrangers à user de représailles envers nous
et à interrompre pour jamais la confiance des nations avec lesquelles nous
commerçons, sans pouvoir espérer de la rétablir même après la paix.
On
a tenté deux fois le même projet en Espagne, l’un, contre les Français lors du
retour de Madame l’Infante, l’autre, contre les Anglais pendant la guerre qui a
précédé la paix d’Aix-la-Chapelle. Ces deux tentatives ne firent que manifester
à toute l’Europe la bonne foi des négociants espagnols et les auteurs du projet
n’eurent que la honte de l’avoir tenté en vain, et il ne faut pas douter que
l’on ne trouve dans nos négociants la même constance et la même fidélité.
Je
souhaite, je me flatte même encore, que l’avis que l’on m’a donné se trouvera
faux ; aussi dans tout autre temps, j’aurais hésité davantage à vous faire
part d’un projet que je regarde comme si peu fait pour être adopté.
Mais
il s’est passé, depuis peu, des choses si contraires au bien du commerce, à ses
vrais principes et à l’utilité publique qui en doit toujours faire l’objet, que
j’ai cru ne devoir balancer à vous rendre compte de ce que j’ai appris sur
celle-ci et que le motif qui me fait agir me servirait d’excuse, soit que j’aie
été bien ou mal instruit. Je suis, etc. » [64]
La
véritable solution pour assurer le financement de l’État — outre de le
recentrer sur ses missions essentielles, ainsi que nous le verrons — est de
favoriser l’enrichissement du peuple. « L’État ne peut trouver de
véritable ressource que dans l’aisance de la multitude » soutient Gournay.
[65]
C’est la multitude du peuple uniquement qu’il faut avoir en vue : ce sont
les salaires des journaliers, la récolte du paysan, et non uniquement le profit
de tel ou tel gros marchand. « Ce ne sont jamais les grands profits du
petit nombre, mais les petits profits d’un grand nombre qui enrichissent l’État
et font vivre le peuple. » [66]
En vérité, soutient même Gournay, le gros marchand doit gagner peu, trouver de
petits profits, limité qu’il sera par la concurrence : ce sont les hauts
salaires et les faibles profits qui sont le signe d’une nation prospère.
Guidé
par cette considération, le devoir de tout administrateur revient à considérer
l’intérêt général plutôt que l’intérêt particulier des grands manufacturiers
ou commerçants. Faute de quoi, argumente Gournay, nous détruisons notre
économie pour garantir l’aisance de quelques-uns. « Nous n’établirons jamais
notre commerce sur un pied avantageux à la nation en général que quand nous
cesserons de nous occuper de l’intérêt du marchand en particulier, d’une
communauté, d’une ville, d’une province particulière ; car ce n’est que
lorsque le marchand particulier gagnera peu, et se contentera de petits
profits, à quoi seule la réduction de l’intérêt et une grande concurrence de la
part de ses compatriotes peut l’amener, que la nation gagnera beaucoup ;
ce n’est que par ce moyen que les Anglais sont parvenus à déraciner tant de
branches de commerce avantageuses que nous faisions chez eux ; ce n’est
que par là que nous pouvons nous-mêmes enlever aux Hollandais la navigation
qu’ils font dans nos propres ports à nos dépens. » [67] Là encore, l’exemple de l’Angleterre et
de la Hollande nous indique la voie.
Seulement,
pour quelle raison faut-il privilégier la masse du peuple plutôt que les
besoins de tel ou tel gros marchand ? N’a-t-il pas été dit que sans eux
aucun commerce ne pourrait se soutenir ? Pourquoi ne pas protéger les
grands industriels ? Ne soutient-on pas pareillement que sans eux les
produits français perdraient tout avantage et que les nations voisines nous supplanteraient ? Gournay remarque en réponse à ces
propos que ces nations nous dépassent précisément aujourd’hui, et depuis le
début du XVIIIe siècle, alors qu’ils laissent libres et que nous
protégeons les intérêts de certains privilégiés.
Il
souligne surtout, pour servir d’appui à ses conclusions, qu’il est faux de dire
qu’on doit privilégier certains grands commerçants ou industriels, parce qu’en
autorisant le travail de tous en tout, on nuirait à la production de la France.
Ce sont là des restes des doctrines de l’époque de Colbert et du mercantilisme,
où l’on considère que l’échange est partout et toujours un jeu à somme nulle,
c’est-à-dire un jeu de dupe, où les uns s’enrichissent sur le dos des autres.
La vérité, affirme Gournay, est à l’exact opposé : les intérêts des hommes
sont harmoniques. « Tel a été l’effet du préjugé encore trop commun,
dit-il, qu’un homme ne saurait travailler sans nuire au travail d’un autre,
tandis que dans le fait et en approfondissant la matière, on ne peut manquer de
reconnaître que le travail d’un homme, bien loin de nuire à celui d’un autre,
l’excite, ouvre de nouvelles routes à son industrie, l’oblige de travailler
avec plus d’économie, plus de perfection et plus d’assiduité : or l’économie et
l’assiduité du travail sont les principales sources de l’abondance
publique. » [68]
Cette idée, que l’on trouve en germes chez Boisguilbert, est cruciale, et
trouvera son exposition la plus systématique chez Frédéric Bastiat, auteur des Harmonies
économiques, à une époque où le préjugé dénoncé par Gournay n’avait fait
que gagner en force.
Si
elle n’est ni dans la protection de quelques grands industriels et marchands,
ni dans la taxation ou la spoliation de quelques minorités prospères, où est
donc, pour Gournay, la solution à l’enrichissement de la nation et de
l’État ? Elle est dans le travail, dans le travail libre, par la
concurrence, et sans privilèges. Affirmer ainsi que la solution de la quête de
la prospérité est dans le travail, c’était avancer une idée presque nouvelle.
C’était soutenir que le travail est à l’origine de la valeur, à l’origine de la
richesse, ce qui était éminemment en rupture avec les idées du temps. C’est ce
qu’a parfaitement reconnu Simone Meyssonnier, qui
écrivit qu’ « en posant le travail comme élément unique de la
création de richesse, Gournay a contribué à l’évolution du concept de
valeur. » [69]
Et encore une fois, cette idée rejaillira sur toute la pensée économique de ses
successeurs, et tout particulièrement sur Adam Smith, qui commencera son
monument, la Richesse des Nations, par ces mots : « Le travail
annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation
annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ; et ces choses
sont toujours ou le produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres
nations avec ce produit. » [70]
Seulement,
précisons-le bien, ce qui est la source de la richesse chez Gournay, c’est le
travail non pas réglementé, autorisé à certains aux détriments des autres,
c’est le travail dans la liberté, dans la concurrence, et sans privilèges.
Son
activité incessante au Bureau du commerce en témoigne. À chaque pas, il
rencontre des lois sans nombres prohibant le travail ou établissant des
privilèges qui nuisent au commerce. Intuitivement, il les condamne, et l’étude
des faits de détail, qu’il amassait toujours consciencieusement, confirme ce
premier jugement. Alors on le voit tâchant de convaincre ses collègues et
mobilisant les forces du Bureau du commerce pour contenir la progression des
privilèges dans l’économie française. Quelques-unes de ses lettres aux élites
de l’administration française donneront une illustration palpable de ses
sentiments.
Une
première lettre, écrite à Flachat de Saint-Bonnet, prévôt des marchands de Lyon,
contient une réponse à une demande de privilège. La réponse est négative :
Gournay semble heureux de la communiquer, car il avait emporté l’opinion de ses
collègues du Bureau du commerce.
« J’ai
rendu compte au Conseil de votre avis sur la demande du Sieur Gras, négociant
et marchand fabricant à Lyon, à fin de privilège exclusif pendant 12 années
pour y fabriquer des étoffes de Moïses calandrées qu’il dit être d’un goût très
supérieur à celles qui se fabriquent chez les étrangers, et il vient d’être décidé
que quelque avantageuse que puisse être à la fabrique de Lyon et au contraire
en gênant la perfection à laquelle le Sieur Gras a porté ces étoffes, le
Conseil ne lui en accordera ni à d’autres et pour quelque raison que ce soit
aucun privilège exclusif. On est trop convenu par l’expérience du préjudice que
causent ces sortes de privilèges pour en accorder davantage. Je vous prie de
vouloir bien faire informer le Sieur Gras de cette décision ; si, comme je
le dis, la perfection qu’il a donnée à ce genre d’étoffes ne peut être imité de
l’étranger, le débit qu’il en aura produira la fin d’un privilège, et l’en
dédommagera suffisamment. » [71]
Une
seconde lettre, à l’intendant de Tours, explore tout ce que le langage de règlements
et de privilèges a de séduisant et de populaire chez les commençants et chez
les marchands. Quoi que leur intérêt soit que tout reste libre, et qu’ils le
reconnaissent bien, ils tentent tous de se surprendre les uns les autres en
obtenant des privilèges du pouvoir royal.
« Monsieur,
je vous dirai entre nous que je n’ai trouvé autre chose dans le mémoire des
fabricants de Tours que le langage que tiennent tous ceux qui se croient le
droit d’exercer un privilège exclusif et qui veulent s’en assurer la
possession. Les raisons dont ils se servent sont les mêmes qu’ont employées les
fabricants de Lyon toutes les fois qu’on a voulu attaquer leurs statuts et
quelques-uns des privilèges exclusifs qu’ils exercent en vertu de ces mêmes
statuts. Tout le monde réclame la liberté du commerce, mais, lorsque, pour
en venir à cette liberté, il doit en coûter quelque chose à l’intérêt
particulier, on est toujours prêt à dire que la liberté du commerce est bonne
en général, mais nuisible dans le seul point où notre intérêt particulier est
blessé et que pour ce point-là seul, on doit l’exclure de toute bonne
administration. C’est le langage des fabricants de Tours, celui de ceux de Lyon
et de tous les marchands et fabricants du Royaume qui ont été assez habiles pour
persuader que tout ce qui convenait à leur intérêt particulier n’était autre
chose que le bien général, tandis que, dans le fait, il n’y a rien de plus
opposé.
Mais,
je vous demande à vous, Monsieur, si dans un temps où tous les souverains de
l’Europe établissent chez eux des manufactures de soie et leur permettent de
travailler concurremment dans tous les genres et dans toutes les largeurs, les
fabricants de Tours peuvent se persuader que le Roi se soit à jamais lié les
mains envers eux et que, quelles que soient les variations qui pourront
arriver, le Conseil ne pourra désormais conférer à aucune autre fabrique du
Royaume la liberté de travailler dans la largeur de 5/12 ; et si, dans le
cas où pour opposer un plus grand nombre de concurrents aux fabriques
étrangères qui se multiplient chaque jour, on venait à penser qu’il fût
nécessaire de les multiplier dans le Royaume tant en deçà qu’au-delà de la
Loire, peut-être même dans la Province de Touraine, soit dans les villes, soit
dans les campagnes, vous croyez que la largeur de 5/12 dût être interdite, tant
aux nouvelles qu’aux anciennes fabriques, pour en laisser jouir exclusivement
la ville de Tours à perpétuité et pour jamais quelle que puisse être la
situation du commerce ? » [72]
Enfin
une dernière lettre, où Gournay se plaint encore une fois des dispositions qui
privilégient telles ou telles manufactures au détriment des autres, et indique
leurs mauvais effets et la supériorité de la libre concurrence :
« Pour
me conformer à ce que vous avez exigé de moi, j’ai l’honneur d’adresser
ci-joint à votre G. le résultat de la tournée que j’ai faite dans les
manufactures de Languedoc. Je ne peux que vous répéter, Mgr., que j’ai observé
que les arrangements au Levant et la fixation de la fabrique sont aussi
nuisibles à l’État en général qu’à la province de Languedoc en particulier, que
l’objet des manufactures dans les vues de l’État est bien moins d’enrichir tel
ou tel fabricant, que de donner de l’emploi au plus grand nombre de pauvres et
de gens oisifs qu’il est possible, parce que l’État s’enrichit certainement
lorsque tout le monde y est occupé.
D’ailleurs,
l’effet de la liberté est de faire cesser les brigues et les cabales qui
dégradent et avilissent les talents en procurant à chacun la faculté de
négocier aussi librement et aussi abondamment qu’il lui est possible ;
cette liberté, Mgr., est le moyen le plus efficace que nous ayons à opposer aux
nations jalouses et rivales de notre commerce. » [73]
Ces
morceaux ne sont que des exemples épars d’innombrables lettres où l’intendant
du commerce défendait sa conviction libérale. Cette conviction, on peut la
résumer en quelques phrases. Dans la course économique, il ne faut favoriser
personne, sans quoi on empêche toute émulation, on décourage les producteurs,
on dilapide les forces en quêtes stériles de privilèges, et surtout on viole la
justice la plus élémentaire. Celle-ci demande que tous les acteurs du marché
soit traités également, car tous sont des travailleurs qui enrichissent l’État
en s’enrichissant eux-mêmes.
Revenons
au principe fondamental que le travail est à l’origine de toutes les richesses.
Gournay en a tiré des conséquences lumineuses sur lesquelles il convient de
s’arrêter, tant en raison de leur mérite propre, que par l’influence qu’ils ont
eues dans l’histoire des doctrines.
Travailler,
soutient Gournay, c’est fournir un service, c’est être utile à l’économie de la
nation et à l’État. Les travailleurs méritent tous une grande considération
parce qu’ils sont des éléments productifs, des éléments de progrès et
d’enrichissement. Ne pas travailler, en revanche, c’est peser d’un poids très
lourd sur les capacités productives de la nation et de l’État, en recevant de
subsides : c’est être dépendant des travailleurs et vivre à leurs dépens.
Partant
de cette reconnaissance de la valeur centrale du travail et de cette distinction
entre travailleurs et non-travailleurs, Gournay va arriver jusqu’à une théorie
de la société, à une théorie de classes. Il y a, soutient-il, trois classes
dans toutes les sociétés, dont deux sont productives et une ne l’est pas.
« Il n’y a dans tous les pays du monde, dit-il exactement, que deux
classes d’hommes qui contribuent à en augmenter les richesses : 1° les
laboureurs par la culture de la terre et ses productions, 2° les ouvriers, les
artisans, les matelots et les marchands par leur industrie et par le commerce.
Toutes les autres professions ne faisant point sortir de la terre et n’attirant
point de l’étranger de nouvelles richesses, il est juste de dire que ceux qui
les exercent vivent aux dépens et des fruits de l’industrie des laboureurs, des
artisans, des matelots et des marchands. » [74] Et Gournay, parmi les improductifs, les
parasites, cite les moines et prêtes, les soldats, les hommes de justice, les
commis aux impôts, les receveurs des tailles, et enfin les vagabonds et
fainéants. Son découpage selon ces groupes, ces classes, est très dangereux,
très révolutionnaire : où devrait-il placer le roi et les fonctionnaires, la
cour de Versailles ? Il ne le dit pas, mais bien sûr dans les improductifs, dans
les parasites.
On
dira : un ministre, un commis des impôts n’est pas oisif, il travaille, et
parfois de longues heures. Sur ce point, Gournay peut être pris en défaut, car
sa classification n’est pas parfaitement rigoureuse. Un vagabond, assurément, ne
produit pas de richesse et vit aux dépens des travailleurs. Mais un ministre,
s’il s’attache à garantir l’ordre, la sûreté et la liberté, n’est-il pas autant
producteur de richesse que l’artisan ou le laboureur ? Sans lui — et pour
autant que l’on suppose qu’il se cantonne aux actions qu’on a nommées — la
production serait moindre qu’elle ne l’est par son concourt. Ainsi, il est
certain que l’intendant du commerce aurait gagné à ranger plus attentivement
les différentes fonctions sociales en producteurs et improductifs, d’autant que
son intuition n’est certainement pas sans validité. [75]
Ce
que Gournay remarque en outre, c’est que si cette stratification en producteurs
et non-producteurs se retrouve dans toutes les sociétés, il en est certaines où
la part des premiers dans le total de la population est plus faible que dans
d’autres. L’Angleterre et la Hollande, naturellement, lui apparaissent comme
des exemples de nations où le nombre de non-producteurs est très faible, ou en
tout cas nettement plus faible qu’en France. « En Angleterre, la partie
oisive de la nation et vivant aux dépens du reste étant moindre à la partie
laborieuse et active qu’en France, le poids est plus léger pour la partie
active et laborieuse en Angleterre qu’il ne peut l’être en France ; en sorte
que tous les ecclésiastiques, les soldats, les gens de justice, les commis, les
mendiants, etc., qui sont en Angleterre étant infiniment moins à proportion que
le nombre des gens des mêmes professions qui sont en France, il faut
nécessairement qu’il en coûte moins à chaque laboureur, ouvrier, matelot,
marchand, etc. qui sont en Angleterre qu’il n’en coûte à chacun de ceux des
mêmes professions qui sont en France, pour nourrir, vêtir et entretenir le
clergé, les soldats, les gens de justice, les financiers, les mendiants,
etc. » [76]
C’est, à parler comme David Ricardo, un avantage comparatif qu’ont ces pays.
C’est
donc une exigence première pour la France que de suivre l’exemple anglais et de
chercher à limiter le nombre des entretenus tout en favorisant les productifs.
Il convient pour cela de convaincre le gouvernement que « les professions
de laboureur, de matelot, d’ouvrier et de marchand étant les plus utiles à la
société et étant les seules sources de la force et de la richesse de tout État
quelconque, il faut encourager celles-là le plus qu’il est possible et
resserrer les autres pour les empêcher de s’étendre au-delà de ce qui est
nécessaire. » [77]
La priorité est celle-ci, elle n’est pas ailleurs. Elle est donc par exemple de
limiter, en en supprimant une grande partie, ces charges que le pouvoir royal a
distribuées à foison dans les dernières décennies. Ces charges, ce sont des
postes sans substance, presque sans fonction ou associées à des fonctions
inutiles voire nuisibles au commerce et à l’industrie, comme la plupart des
contrôleurs. Le morceau de Gournay sur les charges mérite d’être cité en
entier :
« Rien
n’a plus contribué à engourdir l’industrie, que ces charges sans nombre qui
font le point de vue et l’objet de l’ambition de presque toute la nation, et
qui font qu’une partie des sujets du Roi se voue à l’oisiveté en achetant ces
charges ; car pour les posséder, on se contente de se mettre au fait d’un
petit cercle de fonctions bornées, qui se répètent à certains jours et pendant
un certain nombre d’heures ; on ne porte point les vues au-delà, et on n’imagine
pas qu’il y ait rien de mieux à faire ; rien n’a plus contribué que ces
sortes de charges, à renfermer le génie et les idées de la plupart des
Parisiens dans l’étendue des barrières de Paris. Si on pouvait parvenir à
rembourser une partie de ces charges, ou du moins à en mettre les titres en
action et à bannir les préjugés où sont ceux qui les possèdent qu’elles sont
incompatibles avec le commerce, on remettrait dans l’État bien de la vie et du
mouvement qui en sont ôtés ; on rendrait à la nation l’industrie et les
talents de ceux qui en sont revêtus ; et ceux d’entre eux qui
s’appliqueraient au commerce verraient qu’un négociant par l’étendue de la
variété de ses occupations doit penser et agir tous les jours et à toutes les
heures, et que la profession est si analogue au bien de l’État qu’il n’agit
jamais sans faire le bien de quelqu’un, lors même que faute de réflexion ou
d’expérience, il agit désavantageusement pour lui. » [78]
En
multipliant ces charges, ces emplois sans utilité, l’État a donc multiplié les
non-producteurs et tari la source des richesses. Il n’a pas eu d’autre effet,
renchérit Gournay, quand il a mis en place tous les règlements sur le travail
artisanal et industriel. Par suite de ces lois, le travailleur risque à chaque
pas de voir sa marchandise confisquée, son atelier fermé, et lui-même
emprisonné, parce qu’il n’aura pas respecté un parmi les centaines d’articles
qui réglementent son activité et que — nous sommes en 1750 — il n’est peut-être
même pas capable de lire et de comprendre. Ces lois, clame Gournay, peuvent
être assimilées à une proscription du travail, à un bannissement des
travailleurs, car c’est bien là leur effet. « La multitude des règlements
faits depuis 50 ans sur le fait des manufactures, les confiscations et amendes,
les visites chez les fabricants ordonnés par ces règlements sont autant de
choses tendant à gêner l’exercice de la fabrique, par conséquent à dégoûter du
travail, en ce qu’elles mettent dans le risque de payer une amende tout homme
qui ose entreprendre de travailler et de cesser d’être à la charge aux autres,
amende qu’il n’eût pas encourue s’il fût resté à rien faire. » [79]
Elles
poussent tout autant à l’oisiveté ces lois qui, par respect de traditions
locales ou religieuses, interdisent de travail pendant un grand nombre de jours
par an. Ces lois sont encore des entraves, qui empêchent l’enrichissement par
la production. « Il est sûr que les pays où il y a beaucoup de fêtes
doivent s’appauvrir vis-à-vis de ceux où il n’y en a point ou très peu,
soutient l’intendant du commerce, parce que le peuple, travaillant
continuellement dans ceux-ci, gagne continuellement de quoi consommer et se
vêtir, et peut travailler
à meilleur marché que des gens qui, ne pouvant travailler que 4 à 5 jours de la
semaine doivent gagner pendant ces jours-là de quoi vivre pendant ceux où ils
ne peuvent pas travailler. » [80]
Le jour férié, ainsi, diminue la force productive de la nation, sa force utile.
Et
que dire, ajoute ce libéral complet qu’était Vincent de Gournay, de ces lois
qui interdisent le travail des femmes ! Certainement, à cause de ces lois
et règlements, il faut compter la plupart des femmes et des filles avec les
vieillards et les enfants, parmi les membres improductifs de la société, mais
c’est uniquement « parce que les hommes leur ont interdit une infinité
d’occupations auxquelles elles seraient aussi propres qu’eux ». [81] Nous verrons plus loin que
l’interdiction du travail des femmes était surtout le résultat du système des
corporations et que ce fut une des très multiples raisons pour lesquelles
Gournay voulut les faire supprimer.
En
somme, toutes les lois qui limitent le travail sont des péchés, des fautes.
Elles sont même une folie, car le travail est la vraie richesse de toute
nation. Car c’est, encore une fois, « le travail, et non pas l’argent qui
fait la richesse de l’État : tout ce qui restreint le travail ou qui en dégoûte
appauvrit donc l’État, en éloignant du travail les gens qui seraient disposés à
s’y adonner. » [82]
Autre
conséquence du respect du travail et de l’immunité du travailleur, c’est qu’il convient
pour le gouvernement de protéger les commerçants. « Protection » est
un terme qui revient d’ailleurs souvent chez Gournay. Mais, dans le cas des
commerçants, que signifie « protéger » ?
Cela
signifie d’abord, en liaison avec la discussion précédente, le fait de ne pas
punir le travail. Il ne faut pas accabler les commerçants au point de leur
faire quitter leur métier. Il semble qu’à ce principe, Gournay se soit vu
répondre, au sein du Bureau du commerce, que le retrait d’un commerçant dans
l’oisiveté ou la retraite n’était pas un mal pour l’État, parce qu’il serait
remplacé. Il y répondit : « On ne peut pas dire ici qu’un homme soit
remplacé par un autre homme. Un jeune homme qui commence à faire le commerce ne
remplace point un négociant riche et accrédité ; celui-ci par son fonds,
son expérience, et la confiance que l’on a en lui est en état de faire de
grandes entreprises qui ont des suites très avantageuses pour l’État, et qui
seraient au-dessus des forces des commerçants et de leurs ressources, faute
d’avoir la confiance du public et des étrangers. Il est donc extrêmement
essentiel pour le bien et l’avantage du Royaume de perpétuer le commerce dans
les familles des négociants considérables et accrédités ; mais on n’y peut
réussir qu’en leur faisant aimer leur état, et ils ne l’aimeront qu’en y
trouvant des agréments et de la considération. » [83] Cela signifie qu’en plus de transformer
un producteur en non-producteur, la cessation d’activité d’un commerçant pour cause
de vexations répétées de la part de l’administration provoque en outre une
détérioration des avantages du commerce français.
La
« protection » renvoie également à d’autres pratiques. Et il faut
dire que le terme est un peu vague chez Gournay — sans doute volontairement
d’ailleurs — parce qu’il renvoie aussi à une sorte de réhabilitation du
commerce et de l’industrie. À une époque où la noblesse se vante justement de
ne pas toucher aux activités économiques, il faut reconnaître la noblesse du
commerce et de l’industrie. Ce serait selon Gournay la seule solution pour
enlever aux commerçants et industriels leur honte de la richesse, qui fait que,
contrairement à l’Angleterre et à la Hollande, les riches commerçants français
tâchent au plus tôt de quitter leur métier. « Le Français acquiert à peine
une fortune au-dessus de la médiocre, écrit Gournay, que honteux de n’être que
riche, il se presse d’abandonner la carrière où il l’est devenu pour acheter
une charge, dans laquelle il est rarement aussi utile à sa patrie que dans sa
première profession ; c’est souvent l’amour de ses enfants qui le
détermine à changer d’état. Il croit suivant le préjugé de la nation qu’ils
débuteront plus avantageusement dans le monde, comme fils d’un homme de robe
que comme fils d’un négociant. Si le père au-dessus du préjugé reste jusqu’à la
mort dans l’état où il a acquis ou augmenté sa fortune, son fils qui en hérite
croit devoir aller chercher dans la robe ou dans l’épée les prérogatives et la
distinction qu’il ne trouve point dans l’état de son père. » [84] C’est une remarque tout à fait analogue
que fera plus tard Turgot, formé par Gournay dans ses jeunes années, dans son Mémoire
sur les prêts à intérêt. « Dès qu’un homme a fait fortune par le
commerce, notait Turgot, il s’empresse de le quitter pour devenir noble. Les
capitaux qu’il avait acquis sont bientôt dissipés dans la vie oisive attachée à
son nouvel état, ou, du moins, ils sont entièrement perdus pour le commerce. Le
peu qui s’en fait est donc tout entier entre les mains de gens presque sans
fortune, qui ne peuvent former que des entreprises bornées, faute de capitaux,
et qui sont presque toujours réduits à faire rouler leur commerce sur
l’emprunt. » [85]
Protéger
les commerçants veut donc dire, essentiellement, les laisser libre, les laisser
travailler tranquillement, et reconnaître leurs mérites. Mais cela ne signifie
pas, rappelons-le, accorder des privilèges, sous quelque forme que ce soit. En
vérité, Gournay a même passé toutes ses années au Bureau du commerce à
critiquer les privilèges, à en empêcher l’attribution et surtout à vaincre la
mentalité qui les présentait comme bénéfiques au commerce et à l’industrie. Sa
correspondance administrative est là pour nous le prouver. À chaque nouvelle
demande de privilège, il répond d’un non catégorique, quand il parvient à avoir
l’appui de ses collègues, ou, quand il ne l’a pas, du moins il temporise et
cherche à limiter les effets de ces faveurs, convaincu de leur caractère
néfaste. Si on les accorde, explique-t-il, « elles formeraient bientôt une
place et les places nuisent au commerce. » [86] À un industriel, qui réclamait le
privilège de fabriquer seul des mousselines, Gournay répond : « Vous
ne devez pas compter sur un privilège exclusif, le Conseil étant résolu de n’en
point accorder. Vous savez vous-même que ces sortes de fabriques sont libres en
Suisse ; il n’y a aucune raison pour les gêner en France. » [87] Il proposa à la place d’accorder une
gratification en fonction du nombre de machines construites et d’ouvriers
employés, sans que l’on sache si c’est par conviction, ou pour offrir un
pis-aller.
Plutôt
donc qu’accorder des privilèges, mieux vaut accorder une pleine liberté, non
seulement à ceux qui sont déjà commerçants ou industriels, mais à ceux qui ne
le sont pas. Il faut permettre à tous, y compris la noblesse, y compris les
élites de l’Église, de se mêler de commerce. « Il serait à désirer aussi
que la haute noblesse et les personnes les plus distinguées de la robe prissent
des lumières sur le commerce, et ne dédaignassent pas de s’intéresser dans les
entreprises des négociants et de l’avouer. Les connaissances qu’ils
acquerraient par là leur feraient désirer de contribuer à l’avancement du
commerce, et le protéger dans les emplois importants qui leur sont
confiés. » [88]
De lourds préjugés s’opposaient à ce projet, et Gournay obtint l’aide, dans
cette bataille, de l’abbé Coyer. Celui-ci écrivit —
ou, tel qu’il fut avancé, prêta simplement son nom, Gournay en étant seul
auteur[89]
— un ouvrage intitulé La Noblesse commerçante, qui réclamait la liberté
pour les nobles de travailler dans le commerce, et qui déclencha une vive
polémique. L’idée était bien de favoriser le commerce au plus possible, et
toujours en usant d’un moyen unique : la liberté.
Nous
en venons à la troisième et dernière manifestation de la conviction de Vincent
de Gournay selon laquelle le travail est le principe de la richesse. Cette
conséquence, il l’a tiré sur un sujet qui est devenu sulfureux de nos jours, et
que Gournay a tranché avec une certaine simplicité, laquelle provient du fait
qu’il ne faisait que suivre logiquement quelques principes simples.
Gournay
part du principe que le travail est la source de la prospérité des nations, et
que, pour parler simplement, plus un peuple travaille, plus il doit s’enrichir,
pourvu qu’il travaille utilement et dans la liberté. De ce fait il conclut que
plus il y a de travailleurs dans un État, plus cet État doit prospérer,
d’autant que cela permet de diminuer le poids que les improductifs (dont
quelques improductifs nécessaires, comme les fonctionnaires de l’État) font
peser sur le reste de la société. Donc l’augmentation du nombre des
travailleurs est une chose bonne en soi, c’est un évènement à souhaiter, à
encourager même. Or quel est précisément la conséquence de l’immigration libre,
si ce n’est d’augmenter le nombre des travailleurs ? Cette immigration
apparaît ainsi parfaitement souhaitable pour Gournay. « Si mille Génois se
déterminaient à venir aujourd’hui s’établir à Lyon, écrit-il, que pourrait-il
arriver de plus heureux pour le Roi qui acquièrerait mille nouveaux sujets,
pour nos terres qui y gagneraient mille consommateurs et pour la ville de Lyon
qui acquerrait mille ouvriers de plus ? » [90]
Comme
toujours, Gournay illustre le bien-fondé de son idée par l’observation du cas
de l’Angleterre, qui a facilité l’entrée sur son sol des étrangers et leur
naturalisation. Il explique :
« Il
y a longtemps que les Anglais, attentifs à leurs véritables intérêts et à tout
ce qui peut augmenter leur puissance, ont tenté d’accroître le nombre de leurs
sujets en étendant et facilitant davantage la naturalisation chez eux ;
mais quoique la chose ait été plusieurs fois agitée au Parlement, elle n’a
jamais passé (heureusement pour les puissances rivales de l’Angleterre), par le
crédit et l’influence des bourgeois de Londres, qui jouissant de certains
privilèges, ont cru que ce serait les perdre que de les communiquer à un grand
nombre ; ils ont mieux aimé être moins de bourgeois que d’être plus de
citoyens. L’avantage particulier a prévalu, les bourgeois de Londres ont fait à
leur pays le même tort que font continuellement au nôtre les communautés de marchands
et d’ouvriers, qui s’imaginent que moins ils sont, et plutôt leur fortune est
faite, sans réfléchir qu’un concurrent est aussi un débouché, un aiguillon de
plus pour l’industrie, et qu’étant assujetti aux mêmes charges, il allège le
fardeau en le partageant ; mais ces choses que l’intérêt particulier cache
au sujet, ne doivent pas échapper aux yeux du gouvernement, qui doit sentir
qu’un des plus grands obstacles à l’industrie, à la naturalisation des
étrangers et à l’augmentation des sujets du Roi, sont les statuts et les
privilèges des communautés ; il ne faut que lire ceux des fabricants, des
passementiers, tireurs d’or, des teinturiers et des principales communautés de
Lyon, pour en sentir la barbarie ; l’exclusion aux apprentis mariés, la
longueur des apprentissages qui dans certaines communautés sont de quinze ans
et dans la plupart de dix, la cherté des réceptions à la maîtrise, dont le prix
est encore doublé ou triplé pour les étrangers, et on appelle ainsi des sujets
du Roi qui ne sont pas nés à Lyon, ce qui fait connaître qu’il n’y a point
d’absurdité dont l’intérêt particulier ne s’avise et que l’usage ne rende
ensuite familier. » [91]
Pour
Gournay, rien n’est donc plus simple que de résoudre la question de
l’immigration. Il est évident d’un point de vue théorique que le travail est à
la base de toute prospérité. En outre, l’exemple étranger nous montre bien à
quel point le dynamisme économique résulte d’un afflux migratoire. La seule
conclusion à cela, la seule recommandation que Gournay donne donc au pouvoir
français, c’est de favoriser l’immigration en France comme elle est favorisée
ailleurs. Et de s’étonner qu’il n’en soit pas déjà ainsi : « Pourquoi
faut-il que nous ayons rendu plus difficile à un Allemand de se faire Français
qu’il ne l’est à un Français de devenir Allemand, et pourquoi éloigner du
Royaume par des lois et des usages bizarres des gens qui préféreraient la
domination du Roi à celle de tous les Princes de l’univers ? Quoi
d’ailleurs de plus glorieux et de plus utile à Sa Majesté que d’attirer dans
ses États la plus grande portion qu’il serait possible du genre humain, de
disputer à nos voisins la balance des hommes, comme nous leur disputons celle
des richesses qui nous fuira cependant toujours sans la première, et puisque ce
sont les hommes qui cultivent la terre, qui exercent les arts et qui font la
guerre pour la gloire du Prince, pour sa défense et celle de la Patrie, est-il
jamais possible d’en avoir trop ? » [92]
Limiter
l’immigration est donc contre toute logique, selon Vincent de Gournay, car cela
aboutit ou plutôt cela signifie limiter le travail total de la nation, cela
signifie rendre plus lourd le poids des travailleurs non-productifs sur la société,
cela signifie affaiblir l’État en comparaison des voisins — considération
décisive à une époque où la guerre était l’état presque normal —, cela signifie
enfin réduire l’émulation due à la concurrence, concurrence qui amènerait de
meilleurs produits à des prix plus faibles. C’est donc un crime, conclut
finalement Gournay, un véritable crime que ces lois qui empêchent l’immigration
libre. « Tout ce qui tend donc à diminuer en France la quantité du peuple,
à faire passer les sujets du Roi à l’étranger et à empêcher l’étranger de
devenir sujet du Roi, est donc le plus grand crime que l’on puisse commettre
contre le Roi et contre l’État ; or tous les statuts de nos communautés,
les règlements de nos manufactures, autant qu’ils sont forcés et portent avec eux
des amendes, sont coupables de ce crime. » [93] Et encore une nouvelle raison de
supprimer les corporations…
À
ces arguments, certains répondaient à l’époque : si nous avons intérêt, en
général, à laisser l’immigration absolument libre, doit-on l’autoriser dans
tous les cas, y compris celui d’individus d’une religion contraire à la
nôtre ? Cette réplique, Gournay n’en fait pas grand cas, et insiste
uniformément sur les avantages de l’immigration, quelle soit une immigration de
juifs, de protestants ou de catholiques. « Nous avons les mêmes raisons
que les Anglais pour favoriser l’établissement des Juifs en France,
écrit-il ; ceux qui résident à Metz, à Bordeaux, à Bayonne, bien loin
d’être à charge à l’État, lui sont utiles, ils consomment nos denrées,
augmentent par là la valeur des terres, plus ils font de commerce, et plus ils
étendent celui du Royaume, leur industrie aiguise la nôtre, et plus le nombre
en serait grand, et plus ils nous donneraient d’exemples d’économie, dont la
nation française a plus besoin que toute autre, et sans laquelle une nation
quelconque ne peut jamais être riche. » [94]
***
La
nation apparaît donc aux yeux de Gournay comme un ensemble fait essentiellement
de deux classes : de producteurs et de non-producteurs. Or il est
avantageux de favoriser les premiers et de limiter la quantité des seconds.
Cela implique de laisser libre les commerçants et les industriels, plutôt que
de les forcer à quitter leur métier, par suite de vexations de l’administration
publique. Il est en outre avantageux de reconnaître les mérites de ces
producteurs et d’inciter les nobles et les élites de l’Église à s’intéresser au
commerce. Enfin, il est pleinement avantageux de laisser la liberté de
l’immigration et de naturaliser les étrangers venant en France, car cet afflux
de travailleurs augmente la concurrence et l’activité productive de la société.
Ancrage
des préjugés favorables aux règlements dans la France d’Ancien Régime. —
Pourquoi faudrait-il réglementer ? — Les effets pervers des règlements. —
« Bons règlements » et « mauvais règlements » ?
Itinéraire d’un adversaire des règlements au Bureau du commerce.
L’importance
qu’accordait Gournay à la notion de travail avait, comme on l’a vu, des
conséquences très étendues. En vérité, toute son œuvre tourne autour de cette
idée que le travail enrichit, et que pour qu’il enrichisse, il faut qu’il soit
libre de toute entrave. Que sont en effet ses combats contre la réglementation
de l’industrie ou contre les corporations, sinon des déclinaisons de sa lutte
fondamentale en faveur de la liberté du travail ? Comme l’ont reconnu
Schelle ou Sécrestat-Escande,
les règlements et les corporations ont été les deux grands thèmes de l’œuvre de
Gournay. « En étudiant tous les écrits de Gournay, dit le second, quelle
qu’en soit la nature : lettres, mémoires, rapports au bureau du commerce,
écrits de polémiques, on rencontre toujours deux idées qui peuvent être
considérées comme constituant l’unité de son œuvre. Ces deux principes
essentiels sont son hostilité contre le régime corporatif et contre la
réglementation industrielle. » [95]
Or ces deux idées s’unissent ensemble dans cette défense du travail et de
l’immunité du travailleur que nous avons tenté de dégager lors du précédent
chapitre.
Il
est temps désormais de rentrer dans le premier de ces deux grands thèmes, les
règlementations.
La première charge contre les règlements fut portée par les
économistes, le marquis d’Argenson, Gournay, Cliquot-Blervache, puis toute la célèbre « secte » des économistes
que l’histoire a rassemblé sous le nom de Physiocrates. Les deux premiers
avaient fort à faire, car il s’agissait de lutter contre des préjugés à la
mode, préjugés qui avaient même reçu l’aval de certains économistes. Jean-François
Melon, économiste français célèbre en son temps pour un Essai politique sur
le commerce (1734), écrivit que les réglementations aidaient à lutter
contre la « cupidité frauduleuse des marchands » et qu’elles
fonctionnaient « en faveur du citoyen. » [96]
Avec
le recul, il peut sembler que ce fut chose facile de convaincre la France de
l’époque que l’économie nationale se porterait mieux sans les soixante-deux
inspecteurs des manufactures et les quatre gros volumes de
règlements ; ce ne fut pas le cas. Les abus flagrants et les
illustrations de la folie réglementaire n’apparaissaient que peu à
peu ; les hauts fonctionnaires français, surtout, semblèrent peu disposés
à vouloir en chercher les causes. L’État continuait à prôner les règlements,
n’ayant pas d’alternative raisonnable pour les remplacer. C’était là pourtant
une quête futile : lorsqu’une maison brûle, se soucie-t-on de savoir par
quoi on remplacera le feu une fois qu’il sera éteint ? L’alternative aux
réglementations était l’absence de réglementations.
Gournay,
qui avait plusieurs fois parcouru la France, y avait vu de nombreuses
illustrations des défauts des règlements. L’industrie des toiles était par
exemple régie par des règlements possédant pas moins de cinquante articles, alors
que les ouvriers qui devaient en principe s’y conformer, ne savaient souvent
même pas lire. La Société d’Agriculture de Bretagne, dans ses Corps
d’observation, rédigés par Montaudoin de la Touche et Louis-Paul Abeille,
avait d’ailleurs elle aussi prit la peine d’insister sur la folie
réglementaire. On pouvait lire dans ses observations, au milieu d’autres
exemples du même acabit, l’histoire de cette fabrique bretonne de toiles
peintes constituées de laine, fil et coton, selon un procédé ingénieux découvert
par un teinturier. Toute sa profession engagea alors un procès contre lui, et
il fut longtemps empêché de mener à bien son activité. Il n’obtint le droit de
lancer cette entreprise que quand, le temps passant, il avait perdu tout son
argent ; de sorte qu’on pourrait dire, parodiant une belle maxime, que les
règlements restent souvent plus longtemps irrationnels que ses victimes ne
restent solvables.
Ce
combat contre la folie réglementaire, Gournay le mena avant les autres, avec le
zèle des précurseurs. Il commença à adresser le sujet dès ses premières
années dans l’administration, en 1752-53, dans ses lettres à son supérieur,
Trudaine. Le principal argument qu’il développa à l’époque pour défendre la
libéralisation de l’industrie fut que la réglementation, en pesant sur
l’activité économique locale, favorisait le développement des nations
concurrentes, qui, elles, ne subissaient pas de tels règlements. Lorsque
Trudaine lui proposa l’idée de créer une caisse pour le paiement des
contrôleurs et inspecteurs, abondée par des contributions obligatoires de la
part des manufacturiers, Gournay lui communiqua son opposition, et
répondit : « Il est certain que le fabricant français qui contribue à
payer un inspecteur, est dès lors plus chargé que le fabricant anglais ou
hollandais, son concurrent, qui n’en paye point. » [97]
Cette
caisse, et l’impôt supplémentaire sur les fabricants, furent néanmoins créés.
Suite à quoi Gournay revint à la charge, et envoya à Trudaine sa traduction
d’un chapitre de l’économiste anglais Josiah Child, consacré à cette
problématique, avec quelques commentaires liminaires. Après une longue
présentation des défauts des règlements, il conclut : « Rien n’est
plus aisé que de prononcer des confiscations. Il ne faut ni beaucoup
d’habileté, ni beaucoup de réflexion pour cela, mais si par là nous ruinons nos
fabricants et leur interdisons de fabriquer des étoffes telles que les
étrangers ont la liberté de fabriquer, nous concourons nous-mêmes à ruiner
notre commerce. Voici, Monsieur, quelles ont été mes vues, je les soumets à
votre jugement. » [98]
Il
proposa alors son idée audacieuse de réforme : libéraliser entièrement
l’industrie, en n’obligeant le manufacturier qu’à signer ses produits. Chaque
fabricant serait alors libre de produire comme bon lui semble ; le
consommateur serait le seul juge des marchandises. « Je voudrais, écrivit-il à
Trudaine, laisser sur cela toute liberté au fabricant en l’obligeant seulement
de marquer sur la pièce l’aunage quelconque. [...] L’essai que l’on ferait
à cet égard pourrait servir à nous décider par la suite sur la grande
question de savoir si la liberté totale convient mieux pour étendre et soutenir
le commerce que les restrictions et les peines ordonnées par les
règlements. » [99]
Revenons
maintenant sur ses arguments, à la fois sur l’inutilité des règlements et sur
leur caractère néfaste, pour faire entendre toute la portée de son combat
contre la réglementation.
La
question des règlementations est, nous le redisons, intimement liée avec celle
de la valorisation du travail. C’est en effet la première des plaintes
exprimées par Gournay à leur égard, que les règlements découragent le
travailleur et en font un criminel potentiel à chaque nouveau pas qu’il
effectue dans la carrière de l’industrie. Les inspecteurs surveillant le
fabricant, ainsi, « font plus de mendiants qu’ils n’arrachent d’hommes à
l’oisiveté » soutient Gournay. [100] « Les amendes que tous nos
règlements prononcent rendent la profession du fabriquant la plus malheureuse
qui soit dans la société, puisque le simple exercice de sa profession l’expose
à des peines ; à mesure que l’esprit du commerce fera des progrès parmi
nous, nous rougirons de cette barbarie. » [101] Ils sont un crime, au même titre que
les corporations, attenté au droit qu’a chaque homme de gagner sa vie par son
travail.
Si
le pouvoir royal avait bien voulu laisser libre, comme il convenait de le
faire, la profession d’artisan ou d’industriel serait reconnue et admirée. On
connaîtrait tous les services que rendent ces hommes industrieux et on aurait
honte de vouloir les instruire sur leur métier ou de les brider par des règles.
Et c’est pourtant l’état de l’industrie française : partout des
règlements, indiquant pour chaque production des impératifs innombrables
auxquels le fabricant doit se conformer, sous peine d’amende. Autant
d’asservissements pour eux. Lisez par exemple ce règlement vu à Montauban, dit
Gournay à Trudaine, et « vous reconnaîtrez qu’il semble que l’on n’ait
cherché à exagérer de prétendus abus qui se trouvaient dans la fabrique et le
commerce des toiles que pour rendre à jamais suspecte une profession également
utile et honorable et que pour faire valoir davantage les services que l’on
croit avoir rendus en les rectifiant. Quant à moi, Monsieur, je reviens de ce
pays-là très convaincu que les règlements ont répandu le découragement dans la
fabrique de Montauban, et qu’ils ont arrêté les progrès qu’une grande
concurrence, beaucoup de génie et d’émulation auraient immanquablement produits
dans le commerce et dans la fabrique ; progrès qu’on a tout lieu d’espérer
toutes les fois que l’on voudra se défaire des préventions que les préambules
de ces règlements ont pu donner contre les fabricants qui méritent assurément
d’être regardés d’un œil plus favorable et que l’on ait plus de confiance en
eux que la façon dont on a affecté de les représenter ne leur en a procuré
jusqu’à présent. Je suis, etc. » [102]
La
méthode comparative, si appréciée par Gournay, lui est aussi d’une grande utilité
ici. Car que font les nations voisines, tandis que nous entassons règlements
sur règlements ? Elles conduisent l’industrie par la liberté. « Nous
sommes aujourd’hui la seule nation commerçante de l’univers qui croie encore
que ses fabriques doivent être conduites avec une verge de fer ; qu’il
faut mettre à l’amende un ouvrier qui contrevient à un règlement qu’il n’entend
point, souvent mal fait et qui fixe invariablement une étoffe dont la qualité
doit varier selon les différents goûts des consommateurs, et à laquelle quelque
léger changement fraye un nouveau débouché souvent longtemps avant que le
gouvernement puisse en être instruit ; c’est donc retarder les progrès du
commerce et la vivacité de ses opérations, que de faire attendre l’approbation
du conseil pour les changer. » [103] « Si l’on veut jeter les yeux sur
les pays de l’Europe ou de l’Asie, où les manufactures sont dans un état
florissant et vigoureux, tels que l’Angleterre, la Hollande, l’État de Gênes,
les Indes orientales et la Chine, on n’y verra ni inspecteurs, ni règlements
portant confiscation et amende, d’où l’on conclut que le système opposé que
nous suivons, arrête chez nous les progrès du commerce et de l’industrie,
empêche l’augmentation des sujets du Roi et l’accroissement de ses
revenus. » [104]
L’exception française, assurément, n’en est pas une, car les règlements étaient
bien plus nombreux à l’étranger que Gournay le laisse supposer. Mais tout de
même, cet esprit de tout contrôler et de tout régler, comme si l’on connaissait
d’avance et parfaitement la marche du commerce et de l’industrie, était une
tare bien française.
Il
faut bien dire « comme si l’on connaissait tout », car en aucun cas
on ne saurait prétendre que les rédacteurs des règlements et les inspecteurs
chargés d’en contrôler la bonne exécution n’avaient une connaissance même
légère sur la matière qu’ils prétendaient dominer. Au lieu de faire confiance
aux commerçants, aux artisans, aux marchands, on les a prétendus fripons, et on
a substitué à leur jugement d’ordinaire sage et mesuré, les passions et
l’ignorance des hommes de loi et des inspecteurs. « On a si fort multiplié
les règlements dans nos fabriques, note Gournay, que l’on a cru que l’on
pouvait conduire le commerce sans hommes de commerce ; on a livré presque
entièrement l’administration des fabriques à des Inspecteurs ; ces hommes
sans connaissance des principes du commerce ont fait des règlements par
état ; en multipliant les lois, ils ont multiplié les contraventions, et
par là même ont paru plus nécessaires à ceux qui n’ont jamais vu les fabriques
et les fabricants que par les yeux des Inspecteurs ; ils ont persuadé
qu’il fallait faire le procès à une étoffe sur un règlement comme à un criminel
sur une ordonnance ; cette méthode leur a paru plus courte que de
s’informer de l’état des manufactures dans l’étranger, de quelle façon elles y
étaient régies, par quel moyens les Anglais et les Hollandais augmentaient les
leurs, et parvenaient à les substituer aux nôtres ; si c’était en faisant
des règlements ou en laissant l’industrie en liberté. Il est d’autant plus
singulier qu’on s’en soit rapporté presque uniquement aux Inspecteurs depuis 50
ans pour la conduite de nos manufactures, que souvent on les a choisi dans des
états fort éloignés de toute idée de commerce, ou parmi les commerçants qui
avaient fait banqueroute, et quand on les choisirait mieux aujourd’hui, quand
on formerait pour eux une espèce d’école, comme la base de cette école nait
toujours des règlements utiles ou pernicieux ou des usages nécessaires à
l’esprit et à la propagation du commerce, ce ne serait qu’un moyen plus
réfléchi de perpétuer le mal ; en sorte qu’érigés tout d’un coup en juges
de choses qui demandent des connaissances au-dessus des leurs, on pourrait leur
appliquer aussi bien qu’aux augures le bon mot de Cicéron et s’étonner avec lui
que des inspecteurs puissent se rencontrer sans rire ; ce sont cependant
ces hommes qui sont parvenus à surprendre la religion du Conseil au point de
lui faire regarder les fabricants comme fripons par état, comme des gens qui
cherchent continuellement à tromper et qui y parviendraient sans cesse, si on
ne les veillait pas continuellement. » [105] Pourtant, une observation même rapide
du fonctionnement d’un commerce libre suffirait à faire comprendre qu’il n’est
nul besoin d’inspecteurs, puisque les acheteurs connaissent mieux leur intérêt
que les fonctionnaires de l’État. Gournay l’explique bien :
« Ne
vaut-il pas mieux que l’acheteur, les négociants étrangers, et le consommateur
s’assujettissent entre eux à expliquer la largeur et la qualité des étoffes
dont ils ont besoin, que de mettre tous les fabricants d’une nation à la gêne,
et de les assujettir à des gens qui n’ont nulle connaissance du commerce, qui
ne sont point instruits des goûts et des variations de l’étranger, et qui
regardent comme contravention une altération souvent forcée et utile, et de
laquelle cependant la nation perd tout le fruit, si elle n’est pas aussi subite
que la fantaisie ou le goût du consommateur l’exigent ? » [106]
Les
ministres prétextent à cette pratique qu’il est impossible de faire confiance
aux artisans, aux commerçants et aux industriels, et qu’encore une fois leur
intérêt même les pousse à tromper. C’est là, soutient Gournay, une supposition
sans fondement, qui est plutôt l’inverse de la réalité : en vérité, d’un
côté l’homme industrieux connait son métier, a intérêt
à bien l’exécuter ; de l’autre l’acheteur connait les marchandises et tout
au moins il apprend vite de l’expérience. « On doit supposer que tout
homme qui se mêle de commerce se connaît ou doit se connaître en marchandises,
dit Gournay, et la multiplicité des lois et des formalités que l’on a
introduite sous prétexte d’empêcher l’acheteur d’être trompé est aussi à charge
à ce commerce, que le seraient dans la société une police et des lois
uniquement constituées et comme si l’on supposait que tout le monde est aveugle. »
[107]
Or évidemment, tout le monde n’est pas aveugle, la grande majorité même des
individus ne l’est pas. Il est donc contre toute logique de faire des lois sur
des exceptions, qui sont d’ailleurs contraires au bon sens de chaque
commerçant. « On allègue en faveur des règlements que l’acheteur ne se
connaissant pas dans les marchandises qu’il achète est sujet à être trompé par
le fabricant et par le marchand ; mais cette raison est-elle suffisante pour
faire tomber toutes les gênes sur ceux qui vendent et qui fabriquent afin de
dispenser le consommateur de prendre la peine de se servir de ses yeux et de
ses mains ? Avant d’avoir fait des règlements où l’on présume toujours la
fraude, il faudrait avoir examiné s’il est aussi aisé de tromper, et qui,
voulant tromper, y réussiraient, qu’il n’y a de gens qui puissent s’en
défendre. Car dans ce cas on sacrifie ceux qui ne veulent pas tromper, ou qui
le voulant n’y réussiraient pas, au petit nombre de ceux qui voulant tromper y
réussiraient ; c’est une grande erreur de penser qu’il soit aussi aisé de
tromper qu’on veut le faire croire des gens qui ont intérêt à ne pas l’être.
L’acheteur n’est jamais forcé d’acheter ; c’est donc à lui à prendre garde
à ce qu’il achète, c’est là son affaire ; celle du gouvernement est
d’encourager l’industrie et les manufactures, en en rendant l’exercice aisé et
agréable à ceux qui s’y appliquent. » [108] L’argument selon lequel il faut
protéger le consommateur, toujours faible, contre un fabricant toujours enclin
à le tromper, apparaît donc doublement fallacieux, en ce que le consommateur
est instruit et s’instruit vite de ses fautes, et que le fabricant ne saurait
maintenir son activité en décevant ses clients.
« Les
règlements ont été faits, dit-on, pour empêcher le public d’être trompé ; mais
le public n’achète point en corps, et ne nous a point chargé de ses affaires.
Le public n’est autre chose que chaque particulier qui achète ou pour sa propre
consommation, ou pour faire commerce ; dans ces deux cas il doit savoir mieux
que personne ce qui lui convient. Laissons le donc
faire. » [109]
Par conséquent, ce qu’il convient de faire pour l’administration, on devrait
même dire ce qu’il suffit de faire pour l’administration, est de laissez libre
tant le client que le vendeur, persuadé qu’on doit être que leurs arrangements
seront toujours mutuellement avantageux.
Le
pouvoir royal a donc eu tort, selon Gournay, de s’engager dans la voie de la
réglementation de l’industrie. Cependant, avant d’étudier quels sont les
conséquences néfastes que l’intendant du commerce voyait à ces règlements,
demandons-nous si Gournay était contre tout règlement, ou contre l’amas
excessif de règlements ?
Il
est certain qu’à de nombreuses reprises, il a critiqué la quantité excessive de
règles. Cet excès, soutenait-il, était déraisonnable car le fabricant n’est pas
nécessairement un homme d’une grande capacité intellectuelle, parfois il ne
sait pas lire ou à peine. Lui prescrire de nombreuses règles, les changer même
régulièrement, est une pratique inconcevable lorsque l’on a en vue le
développement économique d’un pays. « Pour moi, a-t-il écrit, dans un règlement
de cent articles dont chaque disposition porte une amende, je ne vois que cent
moyens de ruiner un homme laborieux et très utile dans l’instant même où on
l’accuse d’être uniquement occupé de son intérêt particulier. […] Je tiens
pour mauvais tout règlement de fabrique qui a cent articles, de quelque main
qu’il puisse venir, car les fabriques sont simples et faites pour être exercées
par des gens simples. En s’occupant uniquement comme on le fait en France, de
la qualité de la marchandise, il semble que l’on ait voulu renfermer dans les
bornes d’une pièce d’étoffe, les connaissances et les principes nécessaires à
la conduite du commerce. Mais l’on n’a jamais examiné si la multiplicité des
règlements et les amendes dont chaque article est accompagné ne diminuent point
la quantité des étoffes et le nombre des fabricants ; si pour faire une
qualité de marchandise suivant nous plus parfaite, au lieu de mille pièces on
n’en fabrique plus que cinq cents, et si au lieu de cent personnes qui s’occupaient
à la fabrique, il n’en reste plus que cinquante, l’État aura beaucoup perdu à
cette réforme. » [110]
En phase avec ces principes, Gournay a passé ses années au Bureau du commerce à
lutter contre tout nouveau règlement, pour éviter qu’ils ne deviennent trop
nombreux.
Cependant,
lorsqu’on lit attentivement ses critiques sur la réglementation de l’industrie,
on observe qu’elles portent sur tout règlement quel qu’il soit, pour cette raison
que, selon lui, cette réglementation est intrinsèquement mauvaise.
Gournay
soutient que dès qu’une branche de commerce ou d’industrie se voit sujette à
des règlements, auxquels on associe des peines pour les contrevenants, cette branche
doit connaître un dépérissement. Il exprime cette idée dans ses Remarques
à la traduction de Child, en indiquant, avec quelque ironie, que si l’on
considérait qu’une branche s’était trop développée, il suffirait de la
réglementer pour la faire tomber dans un état de décadence progressive.
« On
prétend qu’il y a trop de vignes en France, et que cela nuit à la culture du
blé ; sans convenir que nous ayons trop de vignes, je pense que, si l’on
s’occupe plus à cultiver des vignes que du blé, c’est que le commerce du vin,
quoiqu’assujetti à de gros droits, est toujours libre, et que celui du blé,
quoique sans droits, est toujours gêné ; mais si l’on veut diminuer le
nombre des vignes en France, il n’y a qu’à nommer des inspecteurs, faire des
règlements sur la façon de tailler la vigne, sur celle de faire le vin, le tout
à peine d’amende ; on sera avant dix ans délivré d’un bon tiers des vignes
qui nous incommodent et des vignerons qui les cultivent ; si après cela la
balance du commerce avec l’étranger est tournée contre nous, si le nombre des
mendiants augmente, il ne sera pas difficile d’en connaître la source. » [111]
Un
autre grief de Gournay contre les règlements est leur effet sur l’émulation,
sur l’innovation. La réglementation paralyse l’innovation en fixant d’avance
les bornes dans lesquelles il faut travailler. « On appelle abus parmi
nous tout ce qui est contraire aux règlements et ce prétendu abus est souvent
un raffinement d’industrie que le règlement nous interdit. » [112]
Et le mal est plus grand encore par le fait que l’on appelle délinquant un
homme qui a substitué un usage à un autre, amélioré l’appareil productif de la
nation ou la qualité et la variété des marchandises proposées aux
consommateurs. En outre, comme on ne peut appliquer nos lois à l’étranger, les
innovateurs fleurissent dans les pays voisins, parfois en nous copiant des
pratiques impossibles à développer en France. Des exemples peuvent être trouvés
dans le domaine que Gournay affectionnait, la soie : « Il y a 150 ans
que nos règlements nous interdisent de mêler de la soie crue à la soie cuite
dans la fabrique de nos étoffes, explique-t-il ; nous avons eu beau consommer
des étoffes des Indes et de la Chine qui auraient du nous apprendre que ce
mélange est utile et possible sans altérer l’étoffe ; tout homme qui eut
osé faire ce mélange eut été criminel ; qu’a produit cette défense ?
Elle a facilité aux Anglais, aux Hollandais et aux Suisses, aux Espagnols même
que nous regardons comme fort intérieurs à nous dans l’art des manufactures, le
moyen de nous vendre à nous beaucoup d’étoffes qu’ils ne nous donnaient à
meilleur marché que parce qu’ils se servaient du seul moyen que nous nous
interdisons. Combien d’autres tentatives et d’autres découvertes utiles,
l’inflexibilité des règlements n’a-t-elle pas arrêté ? » [113]
On
pourrait éventuellement soutenir que ce fait ne change rien, que l’innovation
n’est pas souhaitable, car les pratiques entérinées par les règlements sont
déjà parfaites. Je ne pense pas qu’un partisan des règlements ait déjà tenu un
tel langage, mais supposons qu’il en soit ainsi. Supposons que les besoins des
consommateurs soient correctement et même idéalement servis par les méthodes de
fabrication que les règlements prescrivent. Devrait-on, dans cette supposition
certes très hypothétique, concéder l’utilité des règlements ?
Gournay
soutient que non, car même si les règlements prescrivent les bonnes pratiques
et qu’aucune innovation ne peut améliorer en quoi que ce soit cet état de
choses, il faut convenir que les besoins des consommateurs évoluent chaque
jour. Pour cette raison même que les besoins évoluent, il est contre toute
logique de faire des règlements uniformes. « Quand voudra-t-on croire en
France, que le commerce étant fondé autant sur les fantaisies que sur les
besoins qui varient continuellement, on ne doit point faire de lois invariables
pour les fabriquer qui doivent servir à satisfaire ces besoins et ces
fantaisies, et que le moyen de se rendre les maîtres du commerce du monde, est
de fabriquer chez soi les plus mauvaises comme les meilleures sortes de
marchandises ; qu’il faut laisser le négociant le maître d’envoyer à
l’étranger la marchandise qu’il lui convient, et croire qu’un homme de
Marseille sait mieux quelle espèce de drap il lui est avantageux d’envoyer au
Levant que nous ne pouvons le savoir à Paris. » [114] Le mieux que l’on puisse faire, d’après
ce raisonnement, est ainsi de laisser faire, de laisser le fabricant suivre la
demande, de suivre les goûts, les modes, et de tâcher au mieux de s’y
conformer. C’est là un règlement en soi déjà suffisamment exigeant pour qu’on
n’en ajoute pas d’autres !
D’ailleurs,
si l’on a prétendu fixer pour toujours les meilleures méthodes de production et
les spécificités des meilleurs produits, sans attention ni pour les goûts et
les modes ni pour les possibilités d’innovation, on s’est encore fourvoyé,
soutient Gournay, lorsque l’on a cru qu’il ne fallait aux consommateurs que la
meilleure qualité. N’est-il pas vrai que tous les consommateurs ne sont pas
également riches ? Sans considérer si leur inégalité est une injustice, ce
qu’elle n’est pas nécessairement, n’exige-t-elle pas que les uns et les autres
ne soient pas servis également ? Oui, dit Gournay, il faut de toutes les
qualités, car il faut des marchandises pour toutes les bourses et pour
satisfaire tous les besoins. Il est donc inutile d’inter-ire la basse qualité
quand elle est avouée. « Dans les étoffes comme dans beaucoup d’autres
choses il faut nécessairement qu’il y ait du bon, du médiocre, du mauvais,
soutient Gournay. Vouloir absolument retrancher cette dernière espèce, c’est
porter surement atteinte aux deux autres ; le mauvais en matière de
fabrique, vaut mieux que rien ; d’ailleurs si une étoffe qui nous paraît
mauvaise se consomme, elle n’est pas mauvaise, et si elle ne se consomme pas le
fabricant est puni dans l’instant même, et se réforme. » [115]
Soutenir le contraire, ce serait comme affirmer qu’il convient d’interdire,
pour prendre un exemple contemporain, toutes les voitures qui ne seraient pas
aussi performantes que des Mercedes. Certainement, dès lors toutes les voitures
seraient d’excellente qualité, mais combien de consommateurs, de consommateurs
parmi la classe pauvre du peuple, surtout, devraient se résigner à se passer de
voiture ?
L’interdiction
de la qualité moyenne ou médiocre est donc une mesure honteuse, qui choque les
sens et le cœur, car elle blesse l’intérêt de cette partie des consommateurs
qui ont le plus besoin de l’attention du gouvernement. En outre, c’est une
mesure parfaitement inutile selon Gournay, puisque un marché fonctionnant dans la
liberté est le meilleur gage qui soit de la perfection des marchandises. Les
mots de l’intendant du commerce méritent d’être cités, parce qu’ils dévoilent
des abus que l’on n’a pas cessé, de nos jours, d’observer par suite des
règlements :
« Ceci
me fait encore regarder les règlements comme un mauvais moyen de soutenir la
perfection des fabriques ; car, dans les pays où il n’y en a point, chaque
ouvrier sachant qu’il peut faire aussi mal qu’il lui plait et que ses
concurrents ont la même liberté, sent que ce n’est qu’en faisant de son mieux,
qu’il peut s’accréditer et s’attirer la préférence ; dès lors il s’observe
davantage et tend plus sûrement à la perfection que lorsqu’il est assujetti à
un règlement qui fixe un degré de bonté qu’il ne veut jamais passer, qu’il
cherche au contraire toujours à affaiblir dans l’espérance qu’on ne s’en
apercevra pas ; il s’ensuit de là que dans l’étranger où l’industrie n’est
point bridée, les fabriques doivent toujours tendre à la perfection, et chez
nous, où on lui prescrit un but, elles doivent toujours tendre à
dégénérer. » [116]
Les
adversaires du marché libre, au temps de Gournay comme aujourd’hui, laissent
toujours supposer que ce système s’apparente à la loi de la jungle, où personne
n’est sanctionné lorsqu’il trompe, contrefait, vole, etc. C’est ne pas voir que
la sanction des consommateurs, lorsqu’un produit n’est pas à la hauteur de la
qualité qu’il prétend avoir, est toujours bien plus sévère et contraignante
pour les fabricants que les règlements les plus pointilleux. Lorsque ses
clients l’abandonnent à la suite d’une moindre faute, le fabricant est bien
plutôt tenté de revenir dans la bonne voie, que lorsqu’on lui saisit sa
marchandise pour non-respect des règlements, « car dans ce cas, le
fabricant reste persuadé que s’il eut pu faire passer son drap défectueux il y
eut fait un gros profit ; ce qui fait qu’il songe moins à se corriger et à
faire du bon drap à l’avenir, qu’à trouver les moyens de faire passer le mauvais. »
[117]
C’est donc plutôt au marché libre qu’aux règlements que les partisans de la
bonne qualité devraient faire confiance.
Une
discussion reste tout de même pendante, celle des moyens qui peuvent être
employés, dans le respect des règles du marché libre, pour aider à la
reconnaissance de la qualité des produits, comme les certifications ou les
marques apposées sur la marchandise. Ce sujet fut la source d’un vrai débat
entre Gournay et ses collègues, même parmi les plus libéraux. L’intendant du
commerce ne craignait pas, sur ce sujet, d’avoir des vues différentes de Josiah
Child, qu’il avait plutôt l’habitude de suivre sur la plupart des questions
économiques.
Child
proposait que l’État mette en place des bureaux chargés d’un contrôle de la
qualité des marchandises, non certes pour interdire les moins bonnes, mais pour
apposer une marque. Cette marque signifierait que l’État reconnait cette
marchandise comme étant d’une qualité satisfaisante. Gournay, de son côté, est
sceptique. « Ce que propose M. Child, d’établir des magasins publics pour
les bayettes et les autres étoffes qu’il jugeait
propres à être revêtues d’un sceau public, ne s’est pas soutenu, parce que
bientôt on a appliqué les mêmes sceaux et les mêmes garants à des étoffes de
largeur et de qualité différentes, ce qui fait voir que bien des choses qui
paraissent utiles dans la spéculation dégénèrent dans la pratique ; je pense
cependant qu’il n’y aurait nul inconvénient à accorder un sceau à la sortie du
Royaume aux marchandises que l’on reconnaîtrait pour être les mieux fabriquées,
pourvu que pour toute punition envers celles qui paraîtraient défectueuses, on
se contentât de le leur refuser, sans les couper, ni condamner le fabriquant à
aucune amende. » [118]
Gournay rejette donc comme impraticable cette mesure, quoiqu’il la pense
possible pour le commerce avec l’étranger. Il admettait cependant l’idée
générale d’obliger les fabricants à signer leurs étoffes et à indiquer sa
longueur et largeur. « Rien de plus juste que cette disposition pourvu
qu’on ne les assujettisse pas à une largeur fixe et indispensable, mais à
marquer fidèlement la largeur et la longueur quelle qu’elle soit, comme aussi
de les punir sévèrement, lorsque le drap sera moins long et moins large que ne
le portera le plomb, parce qu’alors on reconnait que c’est un dessein formé de
tromper, et le fabricant dans ce cas, mérite d’être traité comme
faussaire. » [119]
Ce marquage doit permettre de rendre le consommateur apte à choisir les
produits sans se faire tromper, et ainsi rendre inutile tout l’appareil
réglementaire en place.
À
l’égard des bonnes intentions du pouvoir, d’enseigner aux fabricants les
meilleures méthodes de production et les spécificités des meilleurs produits,
l’attitude de Gournay reste l’ouverture. Il admet la possibilité du maintien de
« règlements d’instruction », somme des meilleures pratiques, mais
leur refuse absolument tout caractère obligatoire. « Les règlements
d’instructions sont très utiles en ce qu’ils indiquent comment il faut
travailler ; ceux portant des peines sont nuisibles, parce qu’ils dégoûtent de
travailler. » [120]
Pour peu que les règlements n’imposent rien, ils peuvent être maintenus.
Adopter
cette conception, c’était pourtant, insistons là-dessus, vouloir que les
règlements ne règlent rien, et donc les vider entièrement de leur substance.
Car Gournay soutient bien qu’à part quelques règlements d’instruction, non
obligatoires et pas trop nombreux non plus, aucun règlement n’est utile, aucun
ne doit être épargné. « Je soutiens qu’aucun ou très peu de nos règlements
actuellement en vigueur (quoique le recueil en soit fort gros) ne tend non plus
à l’augmentation de nos manufactures. » [121] Étant tous ou presque tous nuisibles,
ils doivent être supprimés.
Dans
son activité d’intendant du commerce, Vincent de Gournay fut un adversaire
implacable des règlements. Sa correspondance administrative mise au jour par Takumi Tsuda nous renseigne sur
ce fait. Lettre après lettre, mémoire après mémoire, Gournay y met au jour les
défauts des règlements, s’oppose à leur renouvellement ou à leur extension, et
va même jusqu’à sermonner des inspecteurs en leur enseignant sa manière de voir
les choses.
Il
semble que Gournay, dans sa lutte pratique contre les règlements, ait
surtout cherché à faire émettre des vetos par le Bureau du commerce, en
attendant de le convaincre de l’utilité d’une suppression complète de la
réglementation. À chaque nouveau règlement qu’on lui soumet, il répond
uniformément que les règlements nuisent à l’économie de la nation, et qu’il ne
faut en aucun cas en produire de nouveaux. « J’ai différé de répondre à la
lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 24 mai afin de prendre
moi-même des instructions plus amples sur la branche du commerce du Levant,
écrit-il un jour. J’ai lu tout ce qui a été allégué en faveur de ce règlement,
et, tout ce qui en a résulté dans mon esprit, c’est qu’il sera absolument
opposé à l’augmentation de notre commerce et à la concurrence si nécessaire
pour le faire fleurir et pour empêcher les étrangers d’introduire leurs draps
dans le Levant à la faveur de la cherté des nôtres. » [122] Une autre fois, Trudaine proposa la
création d’une caisse générale, abondée par les cotisations obligatoires des
fabricants, permettant de financer les inspecteurs des manufactures. Il demanda
l’avis de Gournay. Celui-ci répondit :
« Dans
le principe où je suis que le commerce peut et doit se conduire sans confiscations
et sans amendes pour raison de fabriques et que notre commerce et nos
manufactures n’acquerront jamais l’accroissement dont elles sont susceptibles,
tandis que nous suivrons le système opposé qui est contraire à celui de toutes
les nations commerçantes de l’Europe, je ne puis être d’avis de l’établissement
d’une Caisse générale qui aurait pour objet la perception et la disposition de
ces amendes. Je pense même que ce serait afficher d’une façon trop solennelle
un principe dont nous reviendrons quand l’esprit du commerce aura fait plus de
progrès parmi nous.
Je
pense encore qu’il est fâcheux de faire supporter à nos fabricants les
appointements des Inspecteurs, car, sans vouloir discuter ici s’ils sont utiles
ou nuisibles aux fabriques, il est certain que le fabricant français qui
contribue à payer un inspecteur est dès lors plus chargé que le fabricant
anglais ou hollandais, son concurrent, qui n’en paie point. » [123]
Ses
lettres les plus curieuses sont assurément celles où, conscient que sa fonction
lui fournit une certaine autorité et une certaine légitimité, il se permet de
faire la leçon aux inspecteurs. Ainsi sermonne-t-il l’inspecteur des
manufactures à Orléans, parce qu’il a confisqué de la marchandise qui paraît
conforme aux règlements. « Vous ne devez pas ignorer qu’il est de
l’intérêt du commerce de n’en pas arrêter les opérations et que son intérêt,
qui est en même temps celui de l’État, doit toujours être préféré au privilège
d’une communauté particulière. » [124] Une autre fois, Gournay alla aussi loin
qu’à faire condamner les gardes jurés qui avaient validé la saisie d’une
marchandise encore une fois de bonne qualité, malgré les allégations.
« Sur le compte que vous me rendez, par votre lettre du 6 octobre dernier,
de la saisie que vous avez faite au Bureau de Lyon, d’une balle de rhedins de boissesson qui n’ont
pas la largeur portée par les règlements, quoique bien fabriquées d’ailleurs,
appartenant au Sieur Bournichon oncle, vous aurez
soin d’en retrancher les plombs de fabrique qui n’y auraient pas dû être
appliqués puisqu’ils n’ont pas la largeur prescrite, vous n’y appliquerez point
non plus les plombs de contrôle qui servent à garantir que la marchandise est
fabriquée suivant les règlements, et, en cet état, vous les remettrez au Sieur Bournichon ou à celui qui les réclamera de sa part pour
qu’il en fasse ce que bon lui semblera, sans prononcer contre lui ni contre le
fabricant d’autres peines. Quant aux gardes jurés, comme ils n’ont pas dû
apposer le plomb de fabrique aux étoffes qui n’ont pas la largeur prescrite par
les règlements, vous les ferez condamner aux peines portées par l’arrêt du
Conseil du 5 avril 1735. » [125] Sans aller aussi loin, il prenait
parfois la peine d’exposer simplement ses idées sur les règlements aux hommes
qui étaient en charge de les appliquer. Son intention était bien entendu de
convaincre, mais surtout de permettre que les règlements, en eux-mêmes assez
sévères, soit appliqués légèrement, et ainsi ne soient pas trop nuisibles aux
fabricants. À ce titre, un passage d’une lettre de Gournay à Rodiez,
élève-inspecteur, est d’une lecture illustrative. « J’ai vu avec grand
plaisir, Monsieur, lui dit-il, par plusieurs ouvrages que Monsieur Trudaine m’a
communiqués, combien vous avez de zèle et de talent. Mais vous ne sauriez les
mettre véritablement à profit pour le bien du commerce qu’en traitant doucement
les fabricants, en évitant autant qu’il est possible de leur donner des
dégoûts. L’expérience aura pu vous apprendre que les étrangers sont fort
empressés de nous enlever nos ouvriers, mais qu’ils sont peu curieux de nous
enlever nos inspecteurs ; la douceur et les bonnes façons envers nos
ouvriers sont nécessaires pour les conserver. » [126] En attendant un revirement complet de
la législation, Gournay savait donc trouver des parades pour limiter
l’application des règlements et user de son pouvoir d’intendant du commerce
pour servir ses idées.
Système
des corporations, maîtrises et jurandes au XVIIIe siècle ; ses
abus, dénoncés par les prédécesseurs de Gournay — Arguments de Gournay contre
les corporations, maîtrises et jurandes — Ses succès pratiques.
La
lutte engagée par Vincent de Gournay à l’encontre des corporations, alors
appelées corps de métiers, est son titre de gloire le plus reconnu. Elle l’est
pour au moins deux raisons. La première, c’est que cette lutte a abouti à
l’abolition des corporations par le ministre Turgot, élève de Gournay. La
seconde, c’est que Gournay fut un véritable précurseur dans cette opposition
aux corporations. Comme l’a écrit Simone Meyssonnier, « Vincent de Gournay
est le premier en France à exprimer l’idée d’une suppression des corporations
et à
travailler à sa mise en œuvre. » Le système corporatif, critiqué par
quelques auteurs solitaires jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, fut en
effet l’objet de condamnations répétées par l’intendant du commerce, qui eurent
un impact sensible sur tout le discours anti-corporatif de son époque. Dès
1753, il soumit un mémoire critique à la Chambre de commerce de Lyon. « Ce
long mémoire, dira Sécrestat-Escande,
contient un des réquisitoires les plus complets qui aient été écrits contre les
corporations, les entraves incessantes qu’elles portaient à la liberté
commerciale et à la concurrence. » [127] Ce mémoire, renchérit Takumi Tsuda, « est sans
doute la plus grande attaque qui ait été lancée contre les corporations dans un
document officiel. » [128]
Hors
des spécialistes de la pensée économique du XVIIIe siècle, les
historiens des corporations reconnaissent également en Gournay l’auteur central
pour toute la critique de l’organisation corporative au XVIIIe
siècle. Dans son ouvrage sur La fin des corporations, Steven Kaplan fait
de Gournay l’ « initiateur » du discours anti-corporations en
France. Dans une anthologie à paraître, intitulée Le procès des corporations,
et qui reprend les écrits des économistes du XVIIIe siècle sur les
abus de l’organisation corporative, notre conclusion est aussi que Gournay a
inspiré tous les penseurs qui l’ont succédé jusqu’à l’époque de la Révolution,
et que son langage même est repris par tous.
Mais
avant de faire voir quelles sont justement les idées que Vincent de Gournay
développe dans sa critique des corporations, il nous semble pertinent de rappeler
en quelques pages en quoi consistait justement ces corps de métiers et pourquoi
ils s’étaient attirés les foudres des économistes.
***
Au cours du Moyen âge, et jusqu’au début de la Révolution
française, l’industrie et l’artisanat français étaient organisés selon le
modèle des « corps de métier ». Afin de pouvoir exercer une profession, il
fallait être reçu maître, un titre qui s’obtenait après de longues
années d’apprentissage et de compagnonnage et après la présentation d’un « chef
d’œuvre » devant des membres de la profession, afin d’obtenir leur accord. En
outre, il était défendu à quiconque d’exercer son métier ailleurs que dans la
ville dans laquelle il avait effectué son apprentissage, et les étrangers ne
pouvaient pas être reçus maîtres.
Les corporations étaient nées à l’époque des premiers rois. La
chute du système féodal avait laissé un vide que les corporations de métiers
furent vite chargées de remplir. Ce n’est pas vraiment qu’on souhaitait
réintroduire une nouvelle forme de servitude : les premières corporations
n’étaient que des assemblées de confrères, sans pouvoir de police ni intention
réglementaire. Elles avaient pour fonction première de former des ouvriers
capables, et elles y parvenaient fort bien. Par ailleurs, les corporations
offraient une protection contre les gens de guerre, les seigneurs, et le
Roi lui-même. Ainsi que le dira Charles Ganilh, « ce
fut sans contredit une puissante et efficace mesure que celle qui, dans le
Moyen âge, après l’affranchissement des villes, au plus fort de l’oppression et
des désordres de la féodalité, organisa la population des villes en corps de
métiers, d’arts et de profession, les soumit à des chefs de leur choix, et
les fit servir à protéger la sûreté publique et particulière, à faire
respecter les propriétés, et à secouer le joug de l’oppression féodale. »
[129] On fut donc séduit par cette nouvelle
institution. Quoi de mieux que les différents métiers, au lieu de subir chaque
jour les vexations arbitraires du pouvoir royal, se voient offrir la
possibilité de se gérer eux-mêmes ? Quelle source de progrès ! quelle
émancipation ! disait-on avec enthousiasme. Et il est vrai que cette
institution avait quelques avantages très réels. Il était tout à fait pertinent
de souhaiter que la France soit remplie d’ouvriers capables, et sans doute
n’était-ce pas absurde de s’en remettre aux membres de chaque profession pour
assurer cette formation. Le système des corporations permettait de ne pas
abandonner dans la tempête de l’industrie ceux qui n’y avait pas leur place, et
c’était certainement un bon exercice pour l’ouvrier que de devoir prouver ses
qualités par la présentation d’un chef d’œuvre. Enfin, en mettant tout le monde
dans le même bateau, l’association de confrères semblait pouvoir assurer la
solidarité et permettre l’entraide.
Cette pratique, saine en apparence, ne tarda pas à se pervertir.
Elle commença par se transformer en loi. Le roi Louis IX fit le premier pas, et
fut suivi par Henri III, et surtout Henri IV, avec l’édit de 1597. En 1673,
Louis XIV lui en fournit sa forme définitive. Au lieu de réunir les marchands,
les boulangers, les tailleurs, etc., on créa des associations fictives,
et toujours plus nombreuses, des associations dont le ridicule, aujourd’hui si
manifeste, a sans doute du être déjà perçu à l’époque. Outre les
« vendeurs de poissons secs et salés » et les « contrôleurs du
plâtre », il y avait aussi des corporations spéciales pour les
« contrôleurs-visiteurs de beurre frais », les « vendeurs de
bétail à pied fourchu », les « mesureurs et porteurs de blé »,
les « contrôleurs du Roi aux empilements de bois », etc., etc.,
et trois lignes d’etc. Les corporations devinrent une manière de
réduire la concurrence. On diminua le nombre des pratiquants de chaque métier,
on rejeta comme dangereuses les innovations techniques que les plus téméraires
tâchaient d’introduire, on combattit les autres corporations pour récupérer des
privilèges, et, bien entendu, on fit payer à prix d’or l’entrée dans le métier.
Le système des corporations était effectivement très
rentable, et les économistes s’en rendirent bien compte. « Les corporations,
racontera Joseph Droz, ne furent point établies dans des vues d’intérêt public.
Henri III n’avait cherché que des ressources fiscales dans les maîtrises et les
communautés dont il couvrit la France. Louis XIV eut recours à des moyens
semblables : plus de soixante mille offices, tous onéreux pour
l’industrie, furent vendus sous son règne. » [130]
On lit la même analyse chez un auteur de la même époque : « Le but apparent de
la conservation des corps de maîtrise était sans doute de concentrer
l’industrie dans des mains capables de l’exercer, mais le but réel a toujours
été de se réserver des ressources pour le trésor. Aussi n’a-t-on jamais vu
créer des charges, multiplier des offices, augmenter les corporations, qu’à ces
époques désastreuses où de longues guerres et des dissensions civiles avaient
tari toutes les sources de la fortune publique. » [131]
Les
fabricants admis à la maîtrise y trouvaient eux aussi leur intérêt, car le
système corporatif limitait la concurrence et assurait la sécurité des profits.
Selon Gournay, leur systématisation fut même le résultat de la pression des
fabricants eux-mêmes plutôt que des gouvernements. Les premiers eurent recourt
aux seconds pour obtenir des privilèges, qu’on leur accorda par intérêt fiscal
et un peu aussi par négligence. « Les divers fabricants, écrit-il, après
avoir fait entre eux de pareilles lois que l’intérêt particulier seul avait
dictés, s’adressèrent au gouvernement pour en obtenir la confirmation ; il
leur fut d’autant plus facile de réussir qu’on fit aisément entendre à un
gouvernement qui n’avait aucune connaissance du commerce, que ce qu’on ne
demandait que pour l’avantage particulier de chaque communauté, était pour
l’avantage public et du commerce en général. » [132] Telle est ainsi l’histoire des
corporations selon Gournay : elles naissent de groupements de fabricants
qui se donnent librement des règles, puis profitent de l’ignorance des
ministres pour leur faire obtenir la force de la loi. Et Gournay continue :
ces règles, devenues des lois, provoquent d’abord peu de mal car le marché
mondial n’existe pas encore et les concurrents ont de faibles relations avec la
France ; ensuite les premières vagues d’émigration commencent et les pays
étrangers nous bousculent sur le marché mondial ; ces émigrations
provoquent procès et crispations dans les corporations ; les procès
eux-mêmes affaiblissent l’industrie française ; les industriels cherchent
alors à dégrader la qualité pour maintenir leurs bénéfices, d’où davantage de
règlements, qui ne font qu’aggraver le mal. [133] Ainsi les dispositions des corporations
deviennent entièrement abusives : frais de maîtrises élevés, limites
excessives, apprentissages trop longs, etc.
C’est
ainsi que le système des corporations, anciennement la saine pratique
d’artisans en mal de protection, n’avait pas tardé à devenir l’exercice de la
tyrannie. Irrités par les vexations, freinés par les
règles arbitraires, et pillés par les contributions obligatoires, les artisans
et les industriels s’y opposaient de plus en plus. Leur critique de ces
institutions réglementaires fut reprise et amplifiée par les écrits des grands
esprits du siècle — les économistes d’abord, les écrivains ensuite, les hommes
politiques enfin. Dans ce chapitre, nous nous pencherons spécifiquement sur la
contribution de Vincent de Gournay à la critique des corporations, réservant
l’étude du procès des corporations au XVIIIe siècle et ses
conséquences pour le chapitre 9.
Après
les deux précédents chapitres, le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre ici
que le principal reproche que Gournay faisait aux corporations était son effet désincitatif sur le travail et l’effort. Les corporations,
en effet, en dégoûtant du travail, favorisent l’oisiveté ; elles créent
des mendiants et des vagabonds, tout comme les règlements. Cela est du d’abord
au fait que les apprentissages obligatoires sont fort longs. « Il est de
l’intérêt particulier des communautés de diminuer le nombre des maîtres, c’est
pour cela qu’elles prolongent les apprentissages et qu’il faut plus de temps
pour devenir tireur d’or, que pour se faire recevoir docteur en Sorbonne ;
ces longueurs dégoutent les aspirants. » [134] Beaucoup n’ont pas le courage de passer
tant d’années à attendre leur accès à une profession et choisissent des voies
parallèles, qui peuvent être et qui sont en effet parfois le crime, la
contrebande ou le vagabondage. En outre, l’obtention d’un métier ne se fait pas
sans coût : il faut d’abord réduire ses dépenses au minimum pendant ses
années d’apprentissage, puis payer chèrement son accès à la maîtrise. Or,
encore une fois, beaucoup de pauvres n’ont pas les ressources nécessaires et se
voient donc incités à chercher leur subsistance en dehors des professions
économiques normales. « Ne dirait-on pas en voyant toutes ces restrictions
que depuis que l’on a connu le commerce et la fabrique en France on les a
regardés comme des maux contre lesquels il fallait prendre des précautions pour
les empêcher de s’étendre ? » demande rhétoriquement
Gournay.
Les
arrangements qui limitent le nombre d’apprentis ou de maîtres limitent la
concurrence et causent la formation de prix artificiellement élevés. Il faut en
outre ajouter le coût de l’accès au métier, que le maître ne tarde jamais à
répercuter sur ses clients. Toutes ces causes ont pour effet « de
renchérir considérablement nos étoffes, de leur donner une valeur fictive
qu’elles n’auraient pas eu si on avait laissé à chacun la liberté d’avoir
autant d’apprentis qu’il eût voulu, de fabriquer et de vendre. » [135]
Les corporations, qu’on disait avantageuses aux fabricants et aux
consommateurs, sont donc au moins clairement un poids pour le consommateur, car
elles font renchérir le prix des produits qu’il achète avec le fruit de son
travail et pèsent donc sur son niveau de vie.
Les
fabricants n’apparaissent pas mieux servis par les corporations. Outre la
longueur de l’apprentissage et les frais à débourser pour accéder à la
maîtrise, il faut encore s’attendre, après être devenu maître, à soutenir en
permanence des procès contre les autres corporations, ce qui dévore le temps et
souvent les ressources des maîtres. Les fabricants de telle sorte de tissu
combattent les fabricants de telle autre sorte ; les vendeurs de volaille
repoussent de leur « territoire réservé » les vendeurs de viande
séchée et les bouchers, lesquels les attaquent également et luttent aussi entre
eux, etc., etc. La raison de ces luttes perpétuelles entre les corporations est
à trouver dans le système même des corporations, soutient Gournay. C’est parce
qu’un homme n’a pas le droit de fabriquer ou de vendre la marchandise de son
choix, c’est parce qu’on l’enrégimente de force dans une profession aux
contours réduits et sévèrement définis. « On trouve l’origine de ces
divisions dans celle de ces communautés même, remarque l’intendant du commerce
; en effet, comment a-t-on pu se flatter qu’on pourrait diviser des professions
aussi analogues et dépendantes en quelque façon les unes des autres pour la
composition et la perfection des étoffes, sans les mettre dans le cas
d’entreprendre tous les jours l’une contre l’autre, et par là se regarder
toujours comme ennemies, et au lieu de concourir à étendre le commerce, ne
s’occuper qu’à se détruire les unes et les autres, et avec elles la totalité du
commerce de Lyon. Tel est l’esprit qui a animé ces communautés depuis leur
origine, il n’y a qu’à feuilleter leurs registres pour se convaincre que les
ennemis naturels d’une communauté sont toutes les autres communautés, que les
procès entre elles sont aussi anciens que leur établissement et que la
procédure leur est devenue presque aussi familière que leur profession
même. » [136]
La dilapidation d’efforts, la perte de revenu, l’animosité qui rompt tout lien
fraternel entre artisans, telles sont des conséquences qu’assurément aucun
calcul ne saurait mesurer, mais dont le caractère ne saurait nous inspirer que
honte et indignation mêlées.
L’insanité
ne serait peut-être pas aussi complète si les autres nations étaient restées
dans un état aussi barbare que nous et si, par ce fait, nous luttions à armes
égales avec elles — c’est-à-dire, pour user de cette image, si nous combattions
chacun avec des armes en bois. Or, précisément, il n’en est rien, et les
entraves que posent les corporations à l’industrie, à l’artisanat et au
commerce français sont d’autant plus éclatantes qu’elles ne se retrouvent pas
ailleurs. L’Angleterre et la Hollande, surtout, sont des exemples de liberté.
Un aspirant à un métier peut l’exercer sans apprentissage et sans débourser
quoi que ce soit. Gournay en tire une raison pour sermonner le prévôt des
marchands de Lyon, pour lui faire bien entendre les défauts des corporations et
la meilleure pratique des nations étrangères.
« Il
paraît que c’est une maxime reçue à Lyon comme partout ailleurs, que le
commerce doit être libre, mais que l’on a restreint à Lyon ce que l’on entend
par la liberté du commerce à la faculté de la vente des marchandises, pendant
que les fabriques, qui sont le principe du commerce et surtout le principe du
commerce de la ville de Lyon, y sont dans une gêne horrible par la bizarrerie
des statuts et des lois de ses différentes communautés, qui donneront toujours
un désavantage infini aux fabriques de la ville de Lyon vis-à-vis des fabriques
étrangères tandis que ces statuts resterons en vigueur ; vous en allez
juger par vous-même.
À
Lyon, un ouvrier doit faire cinq ans d’apprentissage et cinq ans de
compagnonnage pour parvenir à la maitrise, dont il faut qu’il achète le droit
fort cher. À Amsterdam, et dans les fabriques étrangères, un homme n’a point de
temps limité pour l’apprentissage ; il est maître dès qu’il sait
travailler, plus tôt ou plus tard suivant qu’il a plus ou moins de talents,
mais celui qui en a le moins ne passe jamais dix ans pour parvenir à la
maîtrise, qui ne lui coûte rien. Il est donc plus difficile de devenir maître à
Lyon que dans l’étranger. Il doit donc y avoir moins de maîtres à Lyon que dans
l’étranger.
À
Lyon, un maître ne peut avoir qu’un nombre de métiers et d’apprentis
limité ; dans l’étranger, un fabricant a autant de métiers et d’apprentis
qu’il veut. Il doit donc se faire dans l’étranger tous les ans plus d’ouvriers
qu’à Lyon. À Lyon, un maître ne peut pas vendre sa marchandise s’il n’achète la
qualité de marchand. Dans l’étranger, un homme qui fabrique une étoffe a la
liberté de la vendre ; l’état d’un maître est donc plus favorable dans
l’étranger qu’il ne l’est à Lyon. » [137]
Chaque
nation a ses défauts, pourrait-on dire, comme chaque individu a les siens, et
il ne faut pas trop rougir des nôtres. Seulement, quelle est la conséquence de
notre infériorité, de notre « bizarrerie », pour reprendre un terme
de Gournay, par rapport aux autres nations ? Ce n’est pas d’être la risée
du monde.
La
première conséquence, c’est de nous rendre inférieur en génie productif, en
productivité, dirons-nous, que les pays qui ne connaissent pas de corporations
ou dont le système corporatif est plus libéral. Cette plainte est partout dans
les écrits de Gournay, d’autant que certaines nations paraissaient à son époque
vouloir faire évoluer leur organisation du travail vers un système accordant
une liberté plus grande aux individus. C’est le cas de l’Espagne, d’où une
crainte exprimée par l’intendant du commerce :
« Je
viens d’avoir communication d’une cédule du Roi d’Espagne adressée au marquis
de la Ensenadas le 24 juin dernier. J’en ai fait un
extrait que je me hâte de vous envoyer, parce qu’un pays où les principes
répandus dans cette cédule ont percé, est pour nous un concurrent très
dangereux.
Nous
avons plus que jamais intérêt de sentir combien nos communautés, la cherté de
nos maîtrises et la longueur de nos apprentissages donnent d’avantage à nos
rivaux en ôtant entre les sujets du Roi l’égalité nécessaire au progrès des
arts et à l’augmentation du commerce. Que serait-ce si, par une suite de
l’étude que font les Espagnols des bons principes, ils allaient nous gagner de
vitesse sur la réduction de l’intérêt ? Je suis avec respect, etc. » [138]
La
seconde conséquence de nos corporations, dans un monde de liberté plus ou moins
absolue, est de provoquer la fuite de nos meilleurs ouvriers, qui quittent les
entraves de la France pour faire épanouir leurs talents dans la liberté anglaise
ou hollandise. Certainement, au XIIIe siècle, sans concurrents
internationaux, sans marché mondial, ce mal était faible et « nos
manufactures et nos fabriques prospérèrent au milieu de tous ces abus, tandis
que nous n’eûmes point de concurrents. » [139] Mais par la suite l’immigration
commence et des fabricants partent. « Ces nouveaux fabricants furent reçus
à bras ouverts dans les pays où ils allèrent s’établir, mais surtout en
Angleterre et en Hollande ; ils peuplèrent Canterbury et ils formèrent à
Londres un faubourg connu sous le nom de Spintefield,
où se fabriquent les plus belles étoffes de soie, d’or et d’argent. On ne leur
demanda pas s’ils étaient maîtres et s’ils avaient fait leur
apprentissage ; on laissa fabriquer qui voulut, et à l’abri de cette
liberté ils firent bientôt des élèves qui égalèrent et surpassèrent leurs
maîtres ; on le fut dès qu’on se trouva assez industrieux pour fabriquer
mieux, pour ne pas se ruiner en faisant des étoffes qu’ils étaient forcés de
vendre à perte. Ceux qui passèrent en Hollande y firent les mêmes progrès à
l’abri de la même liberté. » [140] C’était le résultat naturel des
dispositions abusives des corporations, du fait signalé « qu’il faut plus
de temps pour devenir tireur d’or, que pour se faire recevoir docteur en
Sorbonne » [141]
ou encore des frais d’entrée à la maîtrise. « Un homme qui apprend son
métier dans un an ou deux, voyant que s’il veut l’exercer en France, il faut
qu’il fasse encore dix ou douze ans d’apprentissage dont il n’a plus que faire,
passe dans le pays étranger où il est maître d’abord. Un autre à qui l’on
demande 200 ou 300 livres pour le recevoir maître, passe encore à l’étranger où
il l’est pour rien. » [142]
Pour Gournay, dont toute l’attention à l’économie est due à l’affaiblissement
économique de la France vis-à-vis de ses rivaux commerciaux, ce mal est
impardonnable.
Les
corporations françaises apparaissent donc comme un stimulant à l’émigration
qui, si elle est un mal, n’en doit cependant pas être interdite. Mais elles
apparaissent aussi, en parallèle, comme un frein majeur à l’immigration, qui,
nous l’avons indiqué, est un bien dans l’esprit de l’intendant du commerce.
Comment pourra-t-on en effet attirer de bons ouvriers, de bons fabricants, de
bons commerçants étrangers, si nous commençons par leur tenir le langage
suivant : vous ne pourrez exercer ces professions, car vous êtes étrangers ;
vous payerez des droits d’entrée doubles ou triples pour celles-ci ; vous
devrez oublier votre savoir-faire et travailler dans les limites et les règles
fixées d’avance en France, etc. Dans son mémoire sur les corporations, adressé
à la Chambre de commerce de Lyon, Gournay explique bien qu’on se berce
d’illusion lorsqu’on croit que les douceurs de la vie française, le respect
qu’on y professe pour la religion chrétienne, suffiront à nous attirer
d’habiles fabricants. « Suivant les statuts qui sont aujourd’hui en
vigueur dans cette ville, il n’arriverait rien de tout cela, on dirait aux
Génois : si vous voulez vous établir parmi nous il faut faire cinq années
d’apprentissage, cinq années de compagnonnage, payer pour tout cela, après quoi
si vous voulez être maîtres et avoir le droit de vendre vos étoffes il faudra
payer chacun 400 livres parce que vous êtes étrangers. Les Génois auraient beau
dire qu’ils savaient déjà faire de beaux velours, qu’ils nous en vendaient même
beaucoup avant de sortir de leurs pays, que d’ailleurs ils n’ont d’autres biens
que leur industrie, qu’il n’est pas juste de commencer de les mettre à l’amende
parce qu’ils veulent travailler et contribuer à enrichir l’État et la ville.
Tout cela serait inutile, on ne reçoit point de maître et marchand sans 400
livres et dix années d’apprentissage. Les Génois s’en retourneraient confus de
nous trouver si étrangers, ils s’en iraient débarquer en Hollande et en
Angleterre, où ils seraient bien surpris de se trouver en arrivant tout à la
fois maîtres et marchands sans acheter ce droit et sans qu’on leur demande même
s’ils ont fait leur apprentissage et s’ils ont jamais travaillé dans ce qu’on
appelle une ville réglée. On demande à tout homme de bon sens si les fabriques
et le commerce ne doivent pas déchoir dans un pays d’où l’on éloigne ceux qui
veulent le faire et s’ils ne doivent pas fleurir et augmenter dans ceux où tout
le monde est bienvenu à fabriquer et à commercer. » [143] Et cela, c’est encore sans parler des
bizarreries de certaines corporations comme l’interdiction de recevoir des
hommes mariés à la maîtrise, comme si le mariage était un crime, et comme si
les chefs de famille n’avaient pas un besoin plus grand encore de soutenir leur
famille par un travail honnête !
Au
final, Gournay soutient que les corporations sont un système toujours mauvais,
essentiellement mauvais, mais qui l’est plus encore dans une situation de
concurrence mondiale. Dans cet état, il est insoutenable et doit être réformé.
« Nous conduisons encore nos fabriques par le principe établi sous Henri
second : il était mauvais alors et même dans le temps où nous n’avions
point de concurrence, puisqu’il détruisait l’émulation parmi nous ; il est
insoutenable aujourd’hui que nous en avons dans toute l’Europe. Parce que nous
nous sommes malheureusement mis un bras en écharpe sous Henri second, faut-il
qu’il y reste sous Louis XV et dans un temps où tous les souverains de l’Europe
sont occupés de délier les bras de leurs sujets pour nous enlever ce qui nous
reste de commerce ? Qu’on nous rende l’usage de nos deux bras et nous
serons en état de regagner le terrain que nous avons perdu. » [144]
Se
pose cependant la question du comment, et c’est celle qu’il nous faut
étudier maintenant.
Gournay
a, peut-être plus qu’aucun autre économiste de son siècle — excepté Turgot, son
élève — pris au sérieux la question de la réforme. En tant qu’intendant, il a
toujours cherché à avoir une meilleure connaissance possible de l’état des
corporations afin, en les critiquant, de ne pas manquer sa cible, et surtout,
en proposant une réforme, de la rendre praticable et éminemment utile. Sa
correspondance administrative nous prouve tout l’intérêt qu’il portait aux
détails et nous le montre demandant de manière répétée et toujours avec
insistance des informations qui devaient lui permettre de trancher la question.
Qu’il nous soit permis d’en citer un exemple dans sa longueur :
« J’ai
reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 10 de ce mois. Je
serais bien charmé que vous trouviez dans les réflexions que je vous ai
communiquées sur quelques-uns des statuts des principales communautés de la
ville de Lyon, les sentiments d’un patriote et d’un homme qui désire
sincèrement la prospérité et l’augmentation de cette ville et de son commerce.
Je suis persuadé, Monsieur, qu’en vous occupant comme vous vous le proposez de
rechercher ce que les règlements de la plupart des communautés ont de nuisible
à l’avantage général de la ville, vous parviendrez mieux que personne à
connaître les moyens dont on peut se servir pour y remédier. Si vous lisez les
statuts des teinturiers en soie, ceux des passementiers, etc., vous verrez combien
la prolongation des frais de réception à la maîtrise doivent
diminuer le nombre des ouvriers et renfermer d’abus. Je sens bien que les
dettes que les communautés ont été obligées de contracter ont donné lieu à
l’augmentation de tous ces frais. Mais il n’est point moins vrai que le mal qui
en résulte retombe sur l’État en général et plus particulièrement encore sur la
ville de Lyon d’où elle éloigne les ouvriers et les arts.
Au
reste, pour pouvoir m’occuper avec plus de connaissance de cause de ce qu’il
peut y avoir à faire sur une partie aussi intéressante, il serait à propos que
je connusse l’état actuel des diverses communautés de la ville de Lyon. C’est
pourquoi il serait bon que vous m’adressassiez, sous couvert de M. le Garde des
Sceaux, un état exact des dettes de chaque communauté et, s’il se peut aussi,
le dénombrement de chacune, c’est-à-dire du nombre des maîtres, compagnons et
apprentis qui s’y trouvent. Je pense que, si les maîtres et gardes tiennent des
registres, cet état ne doit pas être difficile à former. Au reste, vous êtes le
maître de prendre pour cela tout le temps que vous jugerez nécessaire. » [145]
La
demande d’information formulée dans ces termes par Gournay suggère que celui-ci
était conscient des principales difficultés pratiques d’une réforme en
profondeur des corporations. En particulier, l’épineux problème des dettes
était immédiatement soulevé. Afin de s’acquitter des lourdes taxes que le
pouvoir royal levait sur les corps de métiers, ceux-ci élevèrent les frais
d’accès à la maîtrise et s’endettèrent aussi très largement. Comment éteindre
ces dettes ? La question faisait débat. Gournay soutiendra la nécessité
que la nation rembourse par l’impôt les dettes des communautés, car le tribut que
celles-ci ont versé, et qui a causé cet endettement, a causé un allégement
d’imposition pour toute la nation. Les mots mêmes de Gournay sont les
suivants :
« Il
n’y a personne aujourd’hui chargé de l’administration du commerce qui ne sente
combien ces communautés particulières sont réellement nuisibles au bien de
l’État et au progrès des arts et qui n’en désire sincèrement l’abolition ;
mais on est surtout retenu par les dettes de ces communautés, dettes presque
toujours contractées pour les besoins de l’État et auxquelles il ne serait ni
juste ni honorable de faire banqueroute. Il faut au contraire les regarder
comme sacrées ; car tout ce qui a été prêté pour les besoins de l’État,
doit l’être à jamais (sans quoi il n’y aura jamais de crédit) et comme telles
il faut les payer et les payer exactement ; mais qui les payera ? La
nation. Il n’y a qu’elle qui puisse les payer. Eh quoi ! N’est-elle pas
assez chargée ? C’est pour éteindre une dette qu’elle paie
continuellement, et qu’elle paiera à jamais en hommes et en argent, que l’on
propose d’acquitter celle-là. »
« Il
est juste que la nation paie les dettes des communautés, parce que si l’État
n’avait pas tant tiré de ces corps, il aurait plus demandé au reste de la
nation, et qu’il est contre toute bonne politique de taxer les ouvriers comme
ouvriers et non pas comme citoyens ; c’est rendre l’état de fainéant
préférable à celui de l’homme utile ; d’ailleurs le contrecoup des taxes
sur les ouvriers retombe toujours sur la nation qui étant obligée d’avoir recours
à eux pour se vêtir et pour les autres besoins de la vie paie toutes ces choses
plus cher ; la taxe donnant un prétexte à l’ouvrier pour surhausser le
prix des étoffes et de son travail, ainsi, quoique ce soit la communauté qui
paraisse payer une taxe, c’est cependant toujours la nation qui la paie et qui
la paiera tant que la dette durera. » [146]
Il
n’est pas certain que Gournay ait été parfaitement satisfait de cet arrangement,
car il se prononçait si souvent pour critiquer l’excès d’impôts et de charges
pesant sur le peuple qu’on serait étonné qu’il projette de bonne foi un nouvel
impôt. L’explication vient certainement du fait qu’il était à ce point ennemi
des corporations, à ce point convaincu du désastre qu’elles causaient sur
l’industrie et le commerce français, comme de l’impact de leurs dettes sur la
nation, qu’un moyen imparfait en lui-même suffisait à obtenir son accord. Une
preuve de son hésitation à promouvoir complètement l’extinction des dettes par
la création d’un impôt général était sa conviction qu’il était possible de
mettre en œuvre une réforme plus graduelle. Un nouvel impôt, l’extinction
consécutive des dettes des communautés — Paris excepté, car l’impôt réclamé
aurait été trop lourd —, cela permettrait de « lever dans un instant
les obstacles continuels que ces communautés et la bizarrerie de leurs statuts
apportent à l’industrie et à l’accroissement du peuple ». [147]
Mais on pourrait aussi avancer par étapes, et rembourser les dettes par de
faibles contributions obtenues de chaque nouveau maître, tandis que dès à
présent on laisserait toute liberté d’entrer dans chaque métier, sans formalité
et sans frais, outre le droit servant au remboursement des dettes. Dès que les
contributions auraient permis de rembourser toutes les dettes des communautés,
on lèverait cette dernière charge financière sur les aspirants aux métiers et,
en entrant dans une profession, un individu ne serait plus obligé que de se
déclarer — « plutôt par forme de recensement que pour assujettir un chacun
à n’exercer que celle-là » prend soin d’indiquer Gournay. [148]
Le
dévoilement, chez Gournay, de deux plans de réforme des corporations prouve
l’importance qu’il accordait à leur suppression. Pour atteindre ce but, il
était prêt à se satisfaire de demi-mesures tout autant que de légères entorses
à ses principes, comme pourrait l’être un nouvel impôt. C’est qu’il savait
toute l’importance de la liberté du travail pour la prospérité de la France. Il
savait qu’en supprimant les corporations, on supprimerait l’une des principales
entraves à la richesse des travailleurs et de l’État. « On s’apercevra en
moins de cinq ans, dit Gournay, d’une augmentation considérable dans le nombre
et dans l’aisance du peuple, qu’on retiendra dans le royaume beaucoup de sujets
qui auraient passé à l’étranger, on reconnaîtra une grande diminution dans le
nombre des mendiants, des vagabonds et des voleurs de grands chemins, qui n’est
peut-être aussi considérable en France, que parce que ces professions sont les
seules que l’on puisse exercer facilement et sans frais, point d’apprentissage,
point de difficulté ni de rétribution pour être reçu maître, l’idée du supplice
où elles conduisent, cède à l’appât du profit présent et assuré qu’on envisage,
que la sévérité et la vigilance des magistrats ne balancent point dans l’esprit
d’un homme à qui d’ailleurs l’entrée des professions utiles à la société est
fermée. » [149]
Ce serait donc, enfin, reconnaître la valeur et le mérite du travail et
accepter d’en recueillir les fruits.
Étant
donnée l’importance des corporations dans son système de pensée, il est à
supposer que ce sujet fut également au centre de ses actions administratives.
Il est certain que Gournay, au Bureau du commerce, a usé de son crédit et de
son influence pour soutenir la lutte contre les corporations, comme il le fit
parallèlement contre les règlements sur les fabriques.
Sa
correspondance administrative est remplie de lettres où l’intendant du commerce
soulève tel ou tel prétexte afin de réclamer une exemption de frais ou des
qualités prescrites pour l’accès à la maîtrise. La principale source de refus à
la maitrise semble avoir été la qualité d’étranger, qui s’étendait, pour
devenir maître à Lyon, par exemple, à tous les individus qui n’étaient pas nés
dans cette ville, quoiqu’ils soient par ailleurs français. Cette disposition,
que Gournay considérait comme une absurdité, fut un des principaux motifs de
ses interventions auprès du prévôt des marchands de Lyon. « Je joins ici
un placet de la veuve André Salaballe, qui demande
que son fils Alexandre Salaballe soit admis à
l’apprentissage dans la fabrique de Lyon quoiqu’il ne soit pas né dans cette
ville d’où néanmoins son père est originaire. Je vous prie de vouloir bien me
marquer si vous n’y trouvez d’autre difficulté. Je suis, etc. » [150]
Les règlements des corporations ne prévoyaient en aucun cas de traitement de
faveur pour les fils de pères nés dans la ville concernée : il fallait y
être né soi-même. Malgré ce fait, Gournay cherchait à forcer la donne pour
vaincre les corporations au cas par cas. Encore un prétexte ignoré par les
statuts des corporations, l’habilitation à devenir maître pour raison de
famille. Gournay l’utilise pour réclamer une autorisation d’accès à la
maîtrise. Il écrit au prévôt des marchands : « Guy Pons, provençal
âgé de 20 ans, demande par le placet ci-joint, d’être admis à l’apprentissage
dans la fabrique des étoffes de Lyon, nonobstant la disposition du règlement de
1744. Sa demande me paraît d’autant plus favorable que Pierre Pons, son frère,
natif du même lieu, est actuellement compagnon dans cette fabrique depuis 1740.
Je vous prie de vouloir bien me mander s’il n’y a rien d’ailleurs qui s’oppose
à cette demande. » [151]
Sans doute il n’y a rien, si ce n’est que les règlements ne reconnaissent rien
de tel.
Vincent
de Gournay trouvait toujours des raisons pour éviter l’application du
règlement. On doit lui donner raison dans le fond, puisque la liberté du
travail méritait d’être défendue, même si c’était au prix d’un contournement de
règles abusives. À de nombreuses reprises, il prenait la défense de
travailleurs qui s’étaient laissés surprendre par
quelques dispositions des statuts, et qu’un manquement involontaire pouvait
repousser à jamais en dehors de leur profession. C’est ainsi que Gournay envoya
un jour cette lettre : « Joseph Guyon, âgé de 35 ans, par négligence
ou autrement, ne s’étant point fait enregistrer au Bureau de la communauté des
bouchers de Lyon ni en qualité d’apprenti ni comme compagnon, demande à être
reçu en même temps apprenti, compagnon et maître aux offres de se conformer aux
formalités et de payer les droits prescrits par les statuts de cette
communauté. Le certificat de 21 années de service en qualité de garçon boucher qu’il apporte et les droits qu’il a payés à la
confrérie me paraissent être des titres suffisants pour lui accorder sa
demande. Je vous prie cependant de vouloir bien la communiquer aux gardes de la
communauté et de me mettre en état d’en rendre compte à M. le Contrôleur
général et apprendre sa décision. » [152] Cette fois-ci, la demande de Gournay
était due à un réflexe d’humanité plus qu’à une lutte globale contre le système
corporatif.
Quand
la nationalité n’était pas suffisante pour un accès à la maîtrise, parce que
des circonstances avait fait naître les individus concernés loin de France,
Gournay ne s’interdisait pas non plus d’intervenir. « La veuve du Sieur
Breton, officier dans les Grenadiers royaux du bataillon de milice de la
généralité de Lyon, que son mari a laissée avec deux fils sans aucun bien,
demande par son placet ci-joint qu’ils soient admis à l’apprentissage des étoffes
de soie, quoique nés, l’un en Sicile et l’autre à Phalsbourg. Les services de
cet officier, attestés par le commandant et l’aide-major de ce bataillon,
pourraient mériter que l’on accorde cette grâce à ses enfants qui
vraisemblablement se fixeront pour toujours en France lorsqu’ils y trouveront
les moyens de subsister. Mais, si leur père était français, il me semble qu’il
ne devrait y avoir aucune difficulté à leur accorder leur demande. Je vous prie
de vouloir bien vous en faire informer et de me mander ce que vous en pensez.
Je suis, etc. » [153]
Là encore, les statuts des corporations ne prescrivaient pas qu’on étudie la
volonté des prétendants à s’installer en France ni le mérite de leur
père : Gournay tâchait pourtant de les utiliser comme raisons.
Il
en fait de même lorsque le demandeur est étranger, donc définitivement exclu de
la maîtrise. Sa volonté est bien sûr de soutenir l’immigration, qu’il dit
éminemment utile, car elle favorise l’émulation et la prospérité — comment
soutenir que nous n’avons pas besoin de travailleurs pour enrichir la
nation, demandait-il ? « Voici un placet du nommé Symiand,
Suisse de nation, qui demande permission de continuer sa profession de
dessinateur à Lyon. Je vous prie de vouloir bien m’informer des talents de ce
particulier pour que je puisse en rendre compte à M. le Garde des Sceaux. Je
pense cependant qu’il vaut mieux que cet homme dessine pour nous à Lyon que
contre nous à Vienne ou à Turin. » [154] Telle était sa première lettre au sujet
de cet aspirant à la maîtrise, lettre sobre dans l’absolu. Les informations une
fois recueillies, Gournay pouvait renchérir sur ce cas. « J’ai reçu la
lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 3 octobre dernier au sujet
du nommé Symiand, Suisse et protestant. Puisque les
maîtres et gardes de la fabrique et tous ceux de qui vous en avez pris
information vous ont assuré qu’il était fort bon dessinateur et que son
éloignement porterait préjudice à la fabrique, je vous prie, Monsieur, de voir
ce qu’on pourrait faire pour le conserver et quelle tournure on pourrait
prendre pour le mettre en état de travailler pour l’avantage de la fabrique de
Lyon, afin qu’étant fixé, il n’aille pas enrichir encore de son talent les
fabriques de Londres et d’Amsterdam au grand préjudice de celle de Lyon. »
[155]
Après
de premiers succès, ses demandes prirent un tour vraiment édifiant. Non content
d’offrir la maîtrise pour des individus théoriquement exclus par les statuts,
Gournay ajoutait des remarques sur l’insanité du système des corporations ou
des litanies sur l’état précaire du demandeur, sur son besoin de nourrir une
famille nombreuse, sur ses talents dans le métier, etc., détails qui servaient
à justifier une conclusion : veuillez l’accepter comme maître, quoiqu’il
n’ait pas fait son apprentissage, et sans le faire payer les droits d’accès à
la maîtrise ! En voici un exemple : « Frédéric Hildebrand,
originaire de Suisse et ouvrier tourneur à Lyon, demande par le placet ci-joint
adressé à M. le Contrôleur général par M. le Cardinal du Témion,
d’être reçu maître tourneur dans cette ville, où il prétend se fixer, et ce
sans payer aucun droit de réception attendu son indigence, et en considération
de ce qu’il est sur le point d’abjurer les exercices du Calvinisme. Je vous
prie de vouloir bien me mander si dans des circonstances aussi favorables il
peut se remontrer des obstacles assez forts pour refuser à ce particulier la
grâce qu’il demande. Je suis, etc. » [156] On ne reviendra pas sur la pertinence
des motifs invoqués. Il suffit de noter que cette démarche n’était inspirée chez
Gournay que par le souhait de rendre libre, entièrement libre, l’accès aux
professions, et qu’en l’attente d’une loi générale supprimant les corporations,
il était bien décidé à agir à son niveau pour neutraliser les effets néfastes
de ce système qu’il abhorrait.
L’action
solitaire s’est à plus d’une fois, d’ailleurs, joint à l’action collective, ou
du moins à une tentative d’action collective. Car Vincent de Gournay, de par
ses relations avec les économistes et sa place enviable dans l’administration,
était dans la capacité de mobiliser un réseau afin de former un véritable front
anti-corporation en France. C’est ainsi qu’il a soulevé ou fait soulevé la
question de l’utilité des corporations dans toutes les sphères de pouvoir
auxquelles il pouvait avoir accès. Nous avons vu quel langage il tenait au
prévôt des marchands de Lyon, Flachat de Saint-Bonnet, et en quels termes il
critiquait les corporations dans son mémoire à la chambre de commerce de Lyon.
À la chambre de commerce de Bordeaux, pareillement, il suggère « de porter
aussi vos observations sur un projet encore plus intéressant qui est celui du
bien général du commerce eu égard à sa situation présente, en discutant si ces
sortes de règlements et les statuts des communautés lui sont effectivement
avantageux, ou, si, en bornant l’industrie, ils n’en gênent pas les opérations.
Quelle que soit votre opinion, je ne doute pas que vous ne la fondiez sur des
principes que l’expérience que vous avez acquise dans le commerce vous a rendus
familiers. Je suis, etc. » [157] Si ces actions allaient s’avérer peu
fructueuses dans l’immédiat, les graines qu’elles laissaient dans le sol
administratif français devaient plus tard produire un résultat insoupçonné.
Ce
résultat fut celui de son élève, Turgot. Celui-ci, parvenu au ministère,
supprima les corporations dans l’un de ses plus fameux édits. Il n’est pas
excessif, pour l’historien ayant étudié les attaques portées par Gournay envers
les corporations, et considérant les rapports étroits entre Gournay et Turgot —
que nous prouverons définitivement dans le chapitre 9 — d’affirmer que le
succès de l’abolition des corporations doit aussi, et peut-être autant à
l’intendant du commerce qu’à son brillant élève. C’est aussi la conclusion de Sécrestat-Escande, qui écrit dans
sa thèse sur Vincent de Gournay : « N’est-ce pas près de Gournay que
naquirent les principales convictions du jeune Turgot ? Et n’est-il pas
raisonnable de faire remonter à Gournay un peu de l’honneur qu’a acquis le ministre
de Louis XVI lorsqu’il fit rendre le fameux édit de 1776 qui supprimait les
corporations et dotait la France de la liberté du travail ? » [158]
Des
traces de protectionnisme et de mercantilisme — Sa proposition d’un Acte de
navigation — Les idées libre-échangistes chez Gournay. Le libre-échange
intérieur. La concurrence entre les ports. La contrebande. La question de la
compagnie des Indes. La question des toiles peintes. — Conclusion : comment
deux principes différents ont pu cohabiter chez Gournay ?
À
l’instar de celle de ses prédécesseurs, l’économie politique de Gournay est
encore obnubilée par la concurrence avec l’Angleterre et la Hollande, par les idées
de guerre commerciale et de balance du commerce. C’est certainement ce qui,
dans l’œuvre de ce précurseur immédiat des physiocrates et des économistes
classiques, étonne le plus. Avec l’intendant du commerce, on est encore loin
des conceptions larges d’un Jean-Baptiste Say, qui disait qu’une nation doit
souhaiter l’enrichissement de ses voisines, car cette prospérité serait dans
son intérêt. Ce manquement de Gournay est grave, disons-le, car David Hume,
Mirabeau, Turgot ou Dupont de Nemours ont, à peu près à la même époque,
énoncé des principes tout à fait contraires aux siens.
Mais
en même temps, nous verrons dans ce chapitre que Gournay fut également un grand
défenseur du libre-échange et qu’il mena bataille pour la liberté commerciale
sur deux questions cruciales à l’époque : le monopole de la compagnie des
Indes et la prohibition des toiles peintes. C’est que Vincent de Gournay eut
une attitude ambivalente sur la question du libre-échange : il en avait
saisi l’enjeu mais son angoisse de la concurrence internationale lui avait
masqué quelques vérités. Au fond, c’est avec raison que Sécrestat-Escande a écrit que « les idées de Gournay constituent
une transition ; on peut le considérer comme formant un trait d’union
entre l’ancienne doctrine mercantiliste, dont la faveur allait rapidement
diminuer, et la nouvelle du libre-échangisme, que l’on pouvait alors à peine
percevoir. » [159]
À ce titre, il ne fut pas le seul, puisque c’est aussi dans ces termes que l’on
peut analyser l’œuvre de Richard Cantillon, comme l’a montré Robert Legrand
dans son livre Richard Cantillon : un mercantiliste précurseur des
physiocrates.
Le
mercantilisme, le protectionnisme, Vincent de Gournay les tire des idées de son
temps, tant celles des marchands et commerçants qu’il fréquenta à Cadix, que
celles des économistes. Richard Cantillon, dont Gournay admirait l’Essai sur
la nature du commerce en général, suggérait que la richesse d’une nation
s’obtenait au détriment de ses rivales et qu’il fallait user légitimement de
certains moyens légaux pour se protéger. Josiah Child, pareillement, restait
accroché au mercantilisme le plus étroit. Il avait l’ambition de supplanter les
Hollandais, meurtri qu’il était par le développement remarquable de leur marine
marchande et de leur prospérité. Gournay avait les mêmes ambitions vis-à-vis de
l’Angleterre et de la Hollande.
Les
propos qui soutiennent l’idée d’un Gournay resté en partie protectionniste et
mercantiliste peuvent être trouvés autant dans ses Remarques sur la
traduction de Child que dans ses lettres et ses mémoires administratifs.
Gournay soutient d’abord, à la suite des auteurs mercantilistes, qu’il existe
certains commerces qui sont bénéfiques pour la France, d’autres qui lui sont
néfastes. Dans les termes mêmes qu’il emploie, il ne s’écarte pas de la
doctrine mercantiliste telle qu’elle fut soutenue depuis le XVIe
siècle. « Voici quelques exemples, dit-il, des commerces par lesquels la
nation gagne, nos toiles, nos étoffes de soie, nos modes, nos draps, nos vins,
eaux de vie, huiles et sels, même dans le cas où le négociant particulier
vendrait à Constantinople pour 10 livres le drap qui lui revient à 11 livres
l’aune. Les commerces par lesquels la nation perd sont les blés et le
tabac que nous tirons des Anglais, le fret que nous payons aux Hollandais pour
le transport des provisions navales, et autres marchandises qu’ils nous apportent
par leurs vaisseaux et qui ne sont pas de leur cru. » [160] Le commerce, à ses yeux, n’est donc pas
intéressant dans tous les cas : dans certains il est bénéfique, dans
d’autres il est néfaste.
Gournay
soutient en outre que les gains qu’une nation fait dans le commerce
international se font au détriment des autres nations. Pour cette raison,
« un moyen sûr de resserrer le commerce chez l’étranger, c’est de
l’étendre et de le faciliter chez soi. » [161] Ce principe, qui était la suite d’une
mauvaise observation des faits, lui fit défendre des mesures les plus
agressives. Le titre d’un de ses mémoires est même édifiant :
« Moyens simples de nuire aux Anglais en nous fortifiant ». [162]
Le titre du mémoire illustre le présupposé très faux à partir duquel raisonne
ici Gournay. Et quelles conséquences tire-t-il ! Pour affaiblir
l’Angleterre, il faut se passer de leur tabac, et aider nos colonies à employer
des nègres pour nous en fabriquer ! [163] « Il n’y a aucun inconvénient à
entreprendre dès à présent d’encourager ouvertement la culture du tabac à la
Louisiane, afin de nous passer de l’Angleterre et de nous enrichir en
l’affaiblissant. » [164]
Gournay est incapable d’apercevoir que si les Anglais s’enrichissent, ils nous
achèteront davantage de nos produits et répandront leur prospérité au-delà de
toutes les mers. C’est ce qu’un contemporain de Gournay, le marquis d’Argenson,
avait bien compris, lui qui écrivait : « Il est temps de prendre parti,
toutes les nations nous haïssent et nous envient. Et nous, ne les envions pas,
si elles s’enrichissent : tant mieux pour elles et aussi pour nous ; elles nous
prendront davantage de nos denrées, elles nous apporteront davantage des leurs
et de leur argent. Détestable principe que celui de ne vouloir notre grandeur
que par l’abaissement de nos voisins ; il n’y a là que la méchanceté et la malignité
du cœur de satisfaites dans ce principe, et l’intérêt y est
opposé. » [165]
Gournay,
loin de ces conceptions, en reste à ses mesures permettant de fortifier la
France en affaiblissant l’étranger. L’une d’elle est restée à la mode, c’est de
consommer français, en incitant le Roi et la cour à montrer l’exemple.
« Rien n’est plus intéressant pour le bien et l’avantage de nos
manufactures que d’empêcher l’introduction et l’usage tant pour meubles que
pour habillements des manufactures étrangères ; mais on a déjà éprouvé que
les moyens violents ne sont pas les plus efficaces pour ramener la nation aux
choses qui lui sont les plus utiles ; l’exemple serait le plus sûr parmi
nous, celui du Roi et de la cour est si puissant sur les Français, que si Sa
Majesté daignait marquer de l’éloignement pour tout ce qui est de fabrique
étrangère et témoigner à ceux qui l’approchent, que c’est le mal servir que de
porter chez l’étranger un argent qui servirait à faire vivre et à multiplier le
nombre de ses sujets, il n’est pas douteux que les Français ardents à se porter
à tout ce qui peut plaire à leur maître s’empresseraient à l’envie à n’user que
des choses fabriquées en France, et par là contribueraient encore à les porter
à une plus grande perfection. » [166] Si l’intention est louable, la fausseté
du point de départ enraye toute la force du raisonnement.
Dans
une intention moins louable, et en usant de moyens plus condamnables, Gournay
soutient en outre que pour lutter contre la concurrence étrangère, il convient
également de favoriser la contrefaçon et la copie. Il faudrait, assure-t-il,
que l’État rémunère des artisans pour contrefaire les produits étrangers.
« Après l’exemple [du Roi et des élites], c’est encore un bon moyen de
chassez chez nous l’usage des étoffes étrangères que d’accorder des facilités
pour contrefaire les étoffes des étrangers en permettant de les fabriquer dans
les mêmes longueurs, largeurs et avec les mêmes matières. » [167]
Cela s’applique, dans son esprit, avant tout aux tissus et draps, que la France
pourrait produire seule, après avoir acquis quelques secrets de fabrication,
comme pour la soie. Dans une lettre du 27 mars 1752, Gournay détaille son
intention : « Dans la vue d’empêcher l’usage des étoffes de soie de
la Chine, qui n’est devenu que trop fréquent dans le Royaume, il m’a été remis
un mémoire par lequel on propose d’employer pour les imiter la soie crue dans
la fabrique de nos étoffes. On prétend que si ce projet réussissait, elles en
seraient indépendantes de la diminution du prix et plus belles et meilleures.
M. le Garde des Sceaux m’a chargé d’avoir l’honneur de vous remettre ce mémoire
en vous priant de le communiquer à quelques-uns des principaux et meilleurs
fabricants de Tours pour avoir leurs avis ; après quoi on pourrait en
faire faire quelque essai pour en voir la réussite. Il serait à souhaiter que
l’on pût trouver les moyens de dégoûter le public de ces étoffes de soies
étrangères et d’y substituer les nôtres. Je suis, etc. » [168]
Marchant
dans les pas de Josiah Child, Gournay soutint la proposition qu’il fallait un
Acte de Navigation à la France. Par cet acte, par ce traité de commerce, la
France se mettrait d’accord avec certaines nations commerçantes, sur des
dispositions relatives aux douanes, à la navigation, etc.
Ce
point mérite d’être étudié car l’intendant du commerce le considérait comme
crucial. « Un acte de navigation est d’autant plus indispensable pour nous
que le défaut ne peut en être compensé ni réparé par aucun équivalent »
disait-il. [169]
« Sans un acte de navigation, écrivit-il aussi, il ne faut pas nous
flatter que nous puissions jamais nous ouvrir une navigation directe avec le
Nord, et surmonter l’avantage énorme que cette différence de l’intérêt de
l’argent, et l’économie qui en est une suite, donnent aux Hollandais sur nous. »
[170]
Cette raison nous renseigne sur son projet : à défaut de rendre l’économie
française la plus attractive possible, ce qu’il n’espérait pas d’accomplir d’un
coup, ni même avant longtemps, il souhaitait qu’une négociation fixe les
« termes de l’échange » entre les principales puissances économiques
européennes, afin de s’assurer un commerce avantageux.
Dans
ses Remarques, Gournay a fourni des pistes nous permettant de comprendre
ce que pourrait être selon lui un bon traité de commerce, donc quels
« termes de l’échange » devraient être spécifiés, et avec quels pays.
Car un Traité de commerce ne doit être signé qu’avec certains pays, indique
Gournay, persuadé qu’il était que certains types de commerce étaient
désavantageux à la France. Il écrit explicitement :
« Les
nations avec lesquelles nous devons chercher à faire des traités de
commerce sont celles qui ont des fruits et des denrées, c’est-à-dire des
matières premières ; il nous convient de leur en faciliter l’apport chez
nous directement afin qu’elles puissent enlever les nôtres et de rapporter
nous-mêmes les leurs. De pareils traités entre deux nations sont naturels et
avantageux à l’une et à l’autre ; mais des traités de commerce avec celles
dont les pays ne produisent rien, qui ne font que nous apporter les denrées des
autres nations manufacturées et s’entremette entre elles et nous, pour nous les
apporter, de pareils traités ne peuvent jamais nous être avantageux, et tous les
bénéfices que nous nous en promettons seront illusoires et aux dépens de notre
propre navigation et de nos manufactures ; nous ne devons pas même nous
effrayer des menaces qu’elles pourraient nous faire de charger de droits les
marchandises de notre crû chez elles, car elles ne feraient par là que donner
de nouvelles armes contre elles-mêmes et contribuer à accroître le commerce de
ces mêmes nations dont elles appréhendent tant la rivalité. » [171]
Un
tel arrangement, dans les termes indiqués par Gournay, devait selon lui
enrichir la France et développer sa marine, comme il l’avait fait pour
l’Angleterre. [172]
Il était le fruit de la face protectionniste de l’intendant du commerce.
Cette
face est certaine et aisée à documenter. Cependant, elle ne fournit pas une
représentation complète de Gournay en tant que penseur de l’économie. Certains
commentateurs se sont même plu à refuser complètement l’allégation de
protectionnisme, comme Simone Meysonnier, pour qui
cette attribution constitue une « interprétation abusive ».
Meyssonnier en veut pour preuve le fait que les actes de commerce étaient une
pratique courante à l’époque de Gournay. On pourrait ajouter également que même
au XIXe siècle, il n’y aura pas parfaite unanimité parmi les
économistes libéraux sur le défaut des traités de commerce par rapport à un
libre-échange véritable.
Plus
globalement, la face protectionniste, si elle existe, de l’intendant du
commerce, doit être balancée par l’étude de sa face libre-échangiste, qui
ressort tout aussi clairement de la lecture de ses écrits.
Gournay
avait-il une face libre-échangiste ? On l’eut cru d’emblée et on s’en
serait presque convaincu sans preuve, car on doit s’étonner, à la vérité, que
la liberté absolue du travail et la liberté absolue des échanges à l’intérieur
du territoire ait pu s’allier, dans l’esprit de Gournay, avec un
protectionnisme, même léger. La contradiction, assurément, existe bien chez
Gournay, et elle ne saurait être écartée. Cependant, dans tous ses écrits
traitant du commerce international, l’intendant du commerce a aussi été capable
de critiquer les entraves à la liberté du commerce, l’absence de concurrence entre
les ports du royaume, comme aussi de décrire la contrebande comme le résultat
des prohibitions dans les échanges. Voici donc désormais l’étude de sa face
libre-échangiste.
Le
libre-échange intérieur
Comme
l’ont suggéré les premiers chapitres, Vincent de Gournay était un grand
défenseur de l’échange libre. Rien ne le révoltait plus que les lois et
règlements qui pesaient sur le métier de commerçant, qui se devait d’être,
selon lui, aussi dénué d’entrave que toutes les autres professions. Son
sentiment se renforçait par cette considération que, contre toute logique, le
pouvoir royal français n’avait eu de cesse, depuis plusieurs décennies, de
légiférer sur le commerce. « Depuis 50 ans nous avons fait une infinité de
lois qui tendent à resserrer le commerce » se plaignait-il. [173]
Ces règlements étaient la conséquence logique de ces faux principes qui
conduisaient l’action du gouvernement. « À voir les restrictions que l’on
a mises sur le commerce, il faut que nos ancêtres l’aient regardé comme une
espèce de drogue dont l’usage pouvait être dangereux et dont il fallait limiter
les doses et n’user qu’avec précaution. » [174] Or ces faux principes, Gournay fut
celui qui de tous les attaqua avec le plus de virulence.
À
l’endroit des lois sur le commerce, il regrettait surtout la charge fiscale qui
pesait sur lui, ainsi que les formalités fatigantes qui accompagnaient leur perception.
Il écrivait que « l’une des plus grandes charges et des plus grands
embarras du commerce en France est la multiplicité des droits qu’il faut payer,
qui ralentissent la vivacité des expéditions si nécessaire dans le commerce en
obligeant le fermier à avoir un plus grand nombre de bureaux et d’employés et
le négociant à avoir un plus grand nombre de commis, choses qui tournent toutes
à la charge du commerce. » Et il ajoutait : « Mais ce qu’il y a
de plus ruineux pour le commerce en France, et ce qui l’y rend plus difficile,
est qu’il y ait des provinces qui soient encore réputées étrangères, quoique
les habitants en soient aussi bons Français que ceux des provinces qui ont fait
plus anciennement le domaine de la couronne. » [175] Car en effet les régions françaises
n’avaient pas alors la liberté de commercer leurs productions dans la liberté
qu’elles ont acquises plus tard. En plein milieu de la France, il y avait des
douanes, des péages, des droits d’entrée et de sortie, comme si le pays
lui-même était divisé, comme si tous ces habitants ne formaient pas un même
peuple. [176]
En
partisan convaincu des avantages de la liberté des échanges, Gournay aurait
préféré que la France soit une foire permanente, que le commerce ne soit plus
limité par aucun règlement. Les droits payés à l’entrée ou à la sortie d’une
province, les formalités à remplir, n’étaient pas moins pires que la masse de
règlements qui spécifiaient quand et comment devaient se tenir les marchés. Le
commerçant devrait avoir plutôt le droit de vendre là où il l’entend, quand il
l’entend. De ce point de vue il critiquait sévèrement les foires, qui n’étaient
autre chose que des marchés organisés, quand le commerce a besoin de
spontanéité et de liberté.
« Je
regarde nos foires de Lyon et de Beaucaire comme des marques visibles du peu de
progrès que nous avons fait dans les vraies connaissances du commerce et des
obstacles que nous apportons nous-mêmes à son accroissement ; notre conduite
ressemble à celle d’un homme qui s’abstiendrait de manger pendant plusieurs
mois pour avoir le plaisir de manger beaucoup à certains jours marqués, et
pendant un certain nombre de jours consécutifs. Tout de même, nous nous
interdisons de commercer pendant la plus grande partie de l’année pour pouvoir
commercer davantage pendant un très petit nombre de jours. Cependant l’activité
et le volume de notre commerce ne peuvent qu’en recevoir de la diminution,
parce qu’on ne peut jamais autant commercer pendant un petit nombre de jours
qu’on peut le faire pendant toute l’année ; si nous voulons donc avoir un grand
commerce et arrêter les progrès que notre méthode fait faire à nos voisins, il
faut traiter le commerce en France toute l’année comme nous le traitons pendant
les foires, parce qu’alors notre pays sera une foire continuelle ; les nations
véritablement commerçantes telles que les Hollandais et Hambourgeois ne
connaissent point de foires chez eux, mais par le peu de droits que les
marchandises y payent, ils jouissent d’une foire continuelle. » [177]
Tous
ces règlements manquaient leur but, soulignait Gournay, parce que leurs effets
n’étaient en aucun cas ceux espérés. Le pouvoir, plein de bonnes intentions,
avait sans doute espéré établir de l’ordre dans le commerce des marchandises,
et avait pour cela distribué des privilèges, fixé des règles, etc. Mais c’était
oublier que la liberté et la concurrence ordonnent mieux le commerce que le
plus précis des règlements. C’était oublier que l’application de cette espèce
de fonctionnarisation du commerce ne pouvait amener que des résultats piteux.
L’un d’eux, vivement souligné par Gournay, était que les règlements sans nombre
créaient un sentiment de fausse sécurité et incitaient les commerçants à agir
sans discernement, cherchant uniquement à obtenir des autorisations et des
permis de la puissance publique. Toutes ces lois, disait Gournay, « nous
font presque regarder la faculté de commercer comme une grâce ; or il est
naturel de se porter sans examen vers tout ce qui a l’air d’une grâce. Qu’on
rende plus de liberté au commerce, chaque négociant, sachant qu’il doit compter
sur beaucoup de concurrents ne s’engagera dans une entreprise qu’après l’avoir
bien combinée, et cette concurrence le rendra plus habile, plus économe et plus
circonspect. » [178]
Dans ce cas, ne pouvant compter sur aucun appuis et devant choisir son activité
sans incitation, le commerçant serait certainement amené à faire de meilleurs
choix.
Dans
aucun domaine, cependant, la restriction de la liberté du commerce n’a fait
plus de dégâts, selon Gournay, que dans le commerce précisément le plus
nécessaire, celui du blé. Ce commerce était sujet à des règlements innombrables,
jetant l’opprobre sur le marchand, qu’on traitait d’accapareur et de profiteur.
L’Angleterre, soulignait Gournay, avait adopté une autre politique, une
politique plus sage, consistant à laisser libre le commerce des subsistances.
C’est que les Anglais avaient pris le contrepied de la doctrine française en la
matière. En France on disait : puisque le commerce du blé est le plus
nécessaire, il faut le réglementer le plus qu’il est possible. L’intendant du
commerce préférait la vision anglaise et demandait plutôt : « si
c’est une maxime fondamentale que pour que le commerce fleurisse, il faut qu’il
soit libre, quel commerce avons-nous un plus grand intérêt à faire fleurir et à
rendre libre que celui du blé ? » [179] En France l’État intervenait, édictant
des lois sans nombre, ou construisant des entrepôts pour stocker du blé en
prévoyance des années de disette, dont Gournay critiquait la régie couteuse et
qui devaient nécessairement aboutir selon lui à ce que le peuple se révolte
contre l’État, par manque de subsistance. Ce qu’on confiait maladroitement à
l’État, il aurait mieux valu le laisser à l’entreprise privée. « S’il est
libre à tous les particuliers de faire ce que l’on dit que le gouvernement
devrait faire, le blé ne sortira pas tant qu’il sera à vil prix, les
particuliers l’achèteront, ils feront eux-mêmes la dépense nécessaire pour les
magasins, pour le resserrer et le conserver, et l’État, sans frais et sans
soins s’en trouvera toujours suffisamment garni. » [180] Cependant des ministres autorisés
prétendaient qu’une telle liberté provoquerait le monopole de riches
commerçants sur une denrée de première nécessité et qu’il fallait donc la
rejeter. Gournay a bien entendu souligné, non sans un
certain effarement, la contradiction qu’il y avait à rejeter la liberté parce
qu’elle devrait engendrer une certaine forme de monopole, pour embrasser avec
enthousiasme l’idée que, comme solution, l’État devrait s’autoriser un complet
monopole sur le commerce du blé. Mais surtout, il réfutait cette idée que le
commerce libre engendrerait le monopole de quelques-uns :
« On
entend, je crois, par monopoleur quelqu’un qui cherche à rassembler et à se
rendre maître de toute une denrée pour la vendre ensuite le plus cher qu’il lui
est possible, par la nécessité où chacun se trouve de passer par ses
mains ? Or personne ne peut se rendre maître seul d’une denrée que lorsque
le commerce en est gêné, et que quelqu’un a la liberté d’en acheter à l’exclusion
des autres : si l’on permet donc à tout le monde d’acheter du blé et d’en
faire des magasins sous certaines règles générales, bien des gens auront
peut-être envie de devenir monopoleurs ; mais dans le fait, personne ne le
sera parce que la concurrence qui naîtra de la liberté fera que beaucoup de
gens voulant acheter du blé, personne ne s’en emparera en entier ; cette
concurrence soutiendra le blé dans le temps d’abondance à des prix assez haut
pour que le gouvernement ne soit pas forcé de le laisser passer à l’étranger
lorsqu’il est à vil prix, et mettra le laboureur en état de payer les subsides
sans qu’il faille pour cela que le blé sorte du royaume. »
« Mais
cette liberté et cette concurrence qui peuvent être effectivement utiles dans
le temps d’une extrême abondance, peuvent, dira-t-on, devenir extrêmement
pernicieuses dans le temps de disette. Je réponds que cela est à craindre
lorsque le commerce du blé n’est pas assujetti à des règles générales et
fixées ; mais que cela ne peut jamais s’appréhender lorsqu’il l’est ;
c’est ne pas connaître ceux qui visent au monopole, que de croire qu’ils
emploieront leur argent en blé lorsqu’il est cher ; ce sont les gens du
monde qui calculent le mieux, et ils sont trop habiles pour ne pas faire savoir
qu’il n’y jamais rien à gagner à se charger d’une denrée ou d’une marchandise
lorsqu’elle est fort chère, et que le commerce d’ailleurs en est libre, parce
que c’est un principe certain que la grande disette et l’extrême cherté amènent
l’abondance ; il n’y aura donc que des dupes qui achèteront du blé quand
il sera fort cher ; et dès lors, ils ne tarderont pas à s’en repentir,
parce que ceux qui auront acheté à un plus bas prix que les autres, voyant le
blé augmenter s’en déferont lorsqu’ils y trouveront un peu de profit, dans la
crainte d’une diminution qui n’est jamais plus prochaine que dans la cherté. Un
magasin ouvert en fait ouvrir cent, personne ne voulant être le dernier, dans
la crainte d’être obligé de garder une denrée dont la conservation est fort difficile
et fort couteuse ; c’est le concert qui fait les monopoles ; mais la
liberté empêchant le concert, empêche le monopole. » [181]
Il
n’y avait donc rien à craindre de la liberté du commerce, même dans le commerce
le plus nécessaire et le plus précieux de tous. Il y avait en revanche beaucoup
à craindre, beaucoup de maux à prévoir, en embrassant un système qui produit le
monopole, ou plutôt qui est monopole par nature : le système de la gestion
par l’État de l’approvisionnement de la nation en blé et en grains.
La
concurrence entre les ports
Par
des Lettres patentes de 1717, les commerçants français trafiquant avec les
colonies étaient contraints d’utiliser certains ports à défaut d’autres, et étaient
en outre obligés de décharger dans le port même où ils avaient chargé
initialement. Ces dispositions gênaient profondément Gournay :
« aucune nation commerçante de l’Europe n’a mis de pareilles entraves au
commerce » [182]
remarquait-il comme souvent. Elles étaient nées des prétentions de quelques
intérêts particuliers, qui tâchaient d’utiliser la puissance publique pour
s’enrichir au détriment de la nation toute entière. Ce faisant, ils avaient
brisé la solidarité naturelle, l’égalité naturelle qui doit s’établir entre
tous les sujets du Roi. « Croirait-on que tous les ports du royaume
fussent assujettis au même souverain, demandait Gournay, et ne penserait-on pas
plutôt que chaque port est un État particulier qui veut se conserver à lui-même
sa navigation, et en éloigner tout ce qui lui est étranger, quoique faisant
partie du même État ? » [183]
La
conséquence de ces règlements était un affaiblissement du degré de la
concurrence. Ils impliquaient aussi des déperditions stupides, des retours à
vide, parce que tel bateau ne pouvait se rendre dans tel port, qu’il devait
prendre telle route au retour au dépens de telle autre, quoique la première lui
fut plus avantageuse. Enfin, ils signifiaient surtout, comble du malheur pour
Gournay, un appauvrissement relatif de la France vis-à-vis de ses rivaux
anglais ou hollandais. En effet, gêner notre propre commerce, n’était-ce pas
encourager celui des étrangers ? Et, lorsque le port de Marseille fait
interdire au port de Brest ou de Bordeaux de s’immiscer dans tel ou tel
commerce, parvient-il également à faire interdire les Anglais ou les
Hollandais ? Bien sûr que non. Le seul impact de ces restrictions est donc
d’affaiblir l’économie française, pour la seule et unique raison de protéger
quelques particuliers. Dans ce cas comme dans d’autres, dit Gournay, « il
paraît que l’on a trop écouté l’intérêt particulier de certaines villes et pas
assez l’intérêt général de l’État » [184] On aurait du voir que l’intérêt de la
nation était de bénéficier de la plus large concurrence. En effet, seule la
concurrence peut nous permettre de maintenir notre commerce et notre
navigation, seule la concurrence, seule la liberté, produira une baisse du prix
du fret et abaissera par conséquent le prix des produits transportés.
La
contrebande
Comme
les libre-échangistes ultérieurs, Vincent de Gournay a parfaitement signalé les
défauts de nos conceptions sur la contrebande. Selon lui, non seulement la
contrebande est le fruit direct des règlements restrictifs mis sur le commerce,
mais si l’on instaurait la liberté, il n’y aurait plus de contrebande. Il a
développé ces idées dans un curieux Mémoire sur la contrebande, dont nous détaillerons
ici les grandes lignes.
Gournay
y insiste en premier lieu sur le fait que la contrebande, fondamentalement,
nait et est stimulée par les règlements. C’est parce que des entraves et des
formalités contraignantes sont placées dans la voie du commerçant honnête, du
fabriquant honnête, que naît chez certains la vocation de se faire
contrebandier. Gournay écrit :
« Une
des choses qui favorise encore le plus la contrebande chez nous sont les
formalités sans nombre, auxquelles nous avons assujetti le commerce permis et
légitime ; souvent un homme après avoir passé par trois ou quatre bureaux
est saisi au cinquième, parce que la corde à laquelle son plomb était attachée
s’est usée, ou que les plombs sont effacés ; en sorte que jusqu’à ce qu’une
marchandise soit arrivée à sa destination, elle est dans un risque continuel
d’être saisi, souvent sans la faute du propriétaire ; tout cela favorise
le contrebandier qui n’ayant qu’un seul risque à courir, qui est celui d’être
pris, met toute son étude à s’en garantir soit par force ou par adresse et y
réussit ordinairement ; si quelqu’un est pris, il est bientôt remplacé par
un autre ; car tel est le sort des professions lucratives qu’elles
recrutent sur toutes les autres et ne manquent jamais de sujets. » [185]
Selon
l’intendant du commerce, en effet, on ne naît pas foncièrement mauvais et
aucune société n’est condamnée à abriter des malfrats. Si les penchants d’une minorité
d’hommes les poussent dans la criminalité, l’extrême majorité préfère la voie
légale, pour peu qu’elle soit ouverte, et pour peu qu’elle ne soit pas plus
contraignante que la voie illégale. S’il est plus difficile de faire passer
légalement les marchandises à la frontière, qu’il ne peut l’être de le faire
illégalement, comment s’étonner que le nombre de contrebandiers
n’augmente ? Il est de la responsabilité de la puissance publique, dit
Gournay, d’assurer la plus grande sûreté, la plus grande liberté, et la plus
grande immunité au commerce libre, si l’on souhaite se prémunir de la
contrebande.
Ce
message, à l’époque de Gournay, ne passait pas, et il n’est pas certain qu’il
soit même populaire de nos jours. Le pouvoir royal préférait la solution de police,
celle des douanes, des contrôles, des enquêtes. Seulement, l’intendant du
commerce faisait bien remarquer qu’un stimulant puissant était en action :
l’intérêt personnel. Il était dans l’intérêt personnel de certains individus,
compte tenu des contraintes, des vexations et des prohibitions, d’enfreindre
les lois. En raison de cet état de fait, la contrebande passerait toujours,
quoi que le gouvernement puisse faire pour l’arrêter ou même la
contenir. Dans une comparaison lumineuse, l’intendant du commerce
signalait que « penser qu’on empêchera la contrebande en multipliant les
commis, c’est croire qu’on peut se garantir d’une inondation en multipliant les
brins d’une haie d’osier ou les barreaux d’une grille de fer. » [186]
L’impossibilité matérielle est fondée sur le fait que l’intérêt personnel est
un stimulant invincible. « C’est chercher à s’abuser que de croire que
l’on pourra parvenir à faire agir continuellement plusieurs millions d’hommes
contre leur intérêt particulier ; plus cet intérêt sera considérable, et
plus la chose sera difficile. L’intérêt particulier de tout habitant du
Dauphiné et de nos frontières le porte à faire la contrebande, surtout en tabac
et en toiles peintes, parce qu’il y a beaucoup à gagner à tirer des toiles
peintes de Genève et de Savoie pour les introduire en France. Tant que le tabac
vaudra en Savoie 22 s. et en Dauphiné 58 s. en détail, il y aura toujours des
gens violemment tentés de faire la contrebande. Le bon marché se fait jour au
travers de toutes les prohibitions et de toutes les barrières ; pour
empêcher donc qu’il ne se fasse de la contrebande dans un pays, il faut faire
en sorte qu’il n’y ait aucun profit à la tenter. » [187] Or comment faire qu’il n’y ait aucun
profit, si ce n’est de laisser libre, permettant à la concurrence d’établir un
niveau commun pour les prix des différents pays ?
C’est
bien en laissant libre, c’est bien en limitant toute contrainte, toute entrave
contre le commerce, qu’on peut supprimer la contrebande. C’est d’ailleurs ce
que nous montre la Hollande, dit Gournay, « où tout est permis et où les
droits sont très modiques, et où on ne connaît point la contrebande. » [188]
C’est ce qu’illustrent toutes les nations commerçantes de l’Europe. Ce qu’ils
ont compris et que le pouvoir français néglige, c’est qu’on ne peut lutter
contre l’intérêt personnel des individus ; c’est qu’il est dangereux et
funeste d’aiguiller cet intérêt dans un sens illégal, par des prohibitions, des
taxes, des règlements et des procédures fatigantes, pour réprimer ensuite
sévèrement les hommes qui ont marché dans ce sens.
C’est
donc bien une certaine ambivalence que nous trouvons dans la pensée de Gournay
relative au commerce. Par certains côtés, il s’annonce et se revendique comme
un digne héritier des mercantilistes, marchant dans les pas de son maître
Josiah Child. Par d’autres, néanmoins, il saisit la liberté du commerce dans un
sens positif, la présente comme une nécessité, veut l’étendre à tous les ports
et à tous les produits, pour favoriser la concurrence et supprimer la
contrebande.
Est-ce
à dire cependant que Gournay était favorable à la liberté du commerce
intérieur, et sceptique sur la liberté du commerce extérieur ? Les choses
ne sont assurément pas si simples, d’autant que la liberté des ports ou la
suppression de la contrebande par la liberté du commerce extérieur ne peuvent
pas être considérées comme des considérations nationales. On ne peut pas non
plus soutenir que malgré quelques ambivalences, Gournay était surtout un
mercantiliste. En effet, à certains endroits, l’intendant du commerce a paru se
défaire de ses idées mercantilistes. Tout d’abord, il n’a jamais soutenu que la
richesse des nations fût à trouver dans l’abondance des métaux précieux.
Ensuite, même s’il souhaitait le déclin du commerce des Anglais et des
Hollandais, Gournay a parfois reconnu que la prospérité de nos voisins pouvait
nous être utile : « C’est la rivalité et la concurrence, dit-il une
fois dans ses Remarques, qui ont perfectionné les connaissances du
commerce ; ainsi bien loin d’être dérangés par les progrès des étrangers,
nous devons nous réjouir de ce qu’ils nous forcent à tirer un meilleur parti de
notre sol, de la bonté de notre pays, et à développer toute notre
industrie ; avantages qui nous rendront toujours supérieurs à eux quand
ces sources intarissables de l’abondance et du commerce ne seront pas étouffées
chez nous, et seront favorisées par le petit nombre de bonnes lois dont nous
avons besoin. » [189]
Nous devons nous réjouir… les mots sont clairs. Ce seront ces mots
qu’emploiera aussi Jean-Baptiste Say en soutenant que, dans touts les cas,
c’est-à-dire partout et toujours, nous devons nous réjouir de la prospérité des
nations voisines, car elle nous profite nécessairement aussi.
En
outre, non seulement Gournay a déclaré que la richesse consistait
essentiellement dans le travail des hommes, mais il a également combattu avec
la plus grande âpreté cette idée que la détention d’or et d’argent pouvait être
bénéfique pour une nation. Citons ses mots :
« Un
pays ne s’appauvrit jamais davantage en laissant sortir sa monnaie qu’en
voulant l’y retenir par des lois ; on sait assez l’inutilité de celles
d’Espagne et du Portugal sur ce point ; elles ne font que leur enchérir
les marchandises qu’ils consomment, parce que celui qui les leur vend, cherche
à retrouver sur le profit de quoi se dédommager des frais qu’il fait et du
risque qu’il court pour en retirer le produit ; quand un État doit à ses
voisins, il faut que la balance sorte en argent, quelque précaution que l’on
prenne pour l’empêcher, sans cela l’étranger à qui il est dû cesserait tout
commerce ; si au contraire, c’est l’étranger qui doit à l’État et que
cependant il enlève vos espèces, c’est alors une branche du commerce de plus
sur laquelle vous gagnez, car il ne les enlève pas gratuitement et l’argent
entrant d’un côté et sortant de l’autre fait travailler vos monnaies, en sorte
que vous y gagnez, comme dit l’auteur anglais, la main d’œuvre de quelque façon
que ce soit. Le trésor d’un État ne diminue jamais par la liberté de
l’exportation de l’espèce, parce que si l’État doit une solde, il faut qu’il la
paye en argent, quelque défense que l’on fasse pour l’empêcher ; si au
contraire il lui est dû quelque quantité d’espèces que l’on enlève, il ne lui
sera pas dû un sol de moins, et il faudra toujours que la balance lui soit
payée. » [190]
C’est
une réfutation très claire de la politique mercantiliste
traditionnelle.
Sur
ce fondement, que reste-t-il de mercantilisme chez Gournay ? La question
mérite d’être posée. Certainement, l’intendant du commerce est patriote,
inquiet de l’économie de la France, à une époque où des puissances rivales
montrent une puissance remarquable et où, surtout, la guerre est encore une
situation courante. Mais il n’en reste pas moins convaincu que la richesse naît
du travail, que l’accumulation de métaux précieux est une préoccupation futile,
et surtout que l’essentiel pour un gouvernement est de garantir la liberté de
l’exportation, de l’importation, de la fixation des prix, du choix du port,
etc. « Toutes ces libertés sont tellement de l’essence de tous les commerces,
que sans elles il n’y a plus de commerce » [191] écrit-il dans l’un de ses mémoires.
Pour
finir de convaincre du libéralisme de Gournay, nous évoquerons deux questions
où il l’a particulièrement témoigné : la question de la compagnie des
Indes et celle de la prohibition des toiles peintes.
La
question de la compagnie des Indes
Jusqu’au
XVIIIe siècle, le commerce avec les Indes était constitué en monopole
et administré par l’État, à travers la célèbre Compagnie des Indes orientales.
Instaurée par Colbert en 1664, cette compagnie forte d’un capital de plus de
huit millions de livres avait établi son siège à Lorient et faisait espérer à
ses actionnaires, toujours plus nombreux, d’importants bénéfices. Ayant obtenu
le monopole exclusif sur tout le commerce avec l’Extrême-Orient, elle pouvait à
bon droit nourrir l’enthousiasme, et justifier avec grande pompe son élégante
devise : Florebo quocumque
ferar ; comprenez « Je fleurirai là où
je serai portée ».
En
1720, mise à mal par le scandale lié aux opérations de John Law, la Compagnie
semblait fragile, et sa mort envisageable. Soutenue par l’État, qui
investissait beaucoup et espérait beaucoup en retour, elle finit par regagner
la confiance et rétablir sa situation. Ce ne fut qu’une trêve passagère :
dès 1750, la Compagnie se mit à essuyer de lourdes pertes. La concurrence des
Anglais et des Hollandais, si elle mettait nécessairement à mal les prétentions
commerçantes de la France, n’était pas le plus grand mal qui rongeait la
Compagnie des Indes. De par sa constitution en monopole et son inféodation à
l’État, elle était impropre au succès. Les choix commerciaux étaient d’ailleurs
également contestables, et déçurent les actionnaires. Les dirigeants de la
Compagnie, rapportera-t-on même plus tard, passaient leur temps à profiter des
établissements de celle-ci pour commercer pour leur compte.
Le
désordre croissant de la Compagnie, s’il n’attira pas immédiatement l’attention
des ministres de la France, devint un sujet majeur de préoccupation dès que ses
comptes furent en perte. On chargea alors Étienne de Silhouette, en passe de
devenir Contrôleur général des Finances, de mener son enquête. Celui-ci envoya
un rapport accablant sur la Compagnie, immédiatement contesté par M. de Montaran, commissaire du roi en charge des opérations de
celle-ci. Bref, l’affaire n’avançait pas. Pour mettre enfin de l’ordre
dans le fonctionnement de la Compagnie des Indes, et tirer au clair cette
affaire qu’on savait d’avance peu glorieuse pour l’État, Vincent de Gournay,
dont on connaissait vraisemblablement l’intégrité et la rigueur, fut missionné
de mettre au clair les différentes vues sur l’état de la compagnie. En 1755, il
écrivit donc un mémoire, intitulé « Observations sur le rapport fait à M.
le Contrôleur Général sur l’état de la Compagnie des Indes ».
Gournay
y expliquait que les vices inhérents au monopole provoqueraient tôt ou tard la
chute de la Compagnie, et que les solutions qu’on proposait étaient illusoires.
Dans
le débat qu’on lui proposait de trancher, il avait donc pris la position de
Silhouette. Ce ministre, disait-il, avait vu parfaitement juste lorsqu’il avait
présenté la Compagnie des Indes comme emmêlée dans des difficultés
inextinguibles. « Quelque affligeant que soit le tableau de la situation
de la Compagnie des Indes, que présente M. de S *** dans le Mémoire que M. le
Contrôleur-Général m’a fait l’honneur de me confier, écrit-il au début de son
mémoire, j’ose dire que je n’en ai point été surpris, et qu’il n’y a point de
particulier, à qui les matières de commerce soient un peu familières, et qui
ait voulu suivre avec un peu de réflexion les opérations de la Compagnie, qui
n’ait jugé, il y a longtemps, que ses affaires ne devaient pas être
bonnes. » [192]
Plusieurs
raisons compromettaient à jamais l’état de la Compagnie, dont la première et la
principale était sa constitution en monopole. Ce monopole entrainait ce que
l’on a plus tard appelé la « tragédie des
communs » : toute chose gérée en commun l’est nécessairement mal,
comme tout service public rend nécessairement de mauvais services. Il en était
ainsi à cause du monopole lui-même, parce qu’avec lui on ne pouvait faire sans
« la négligence et le peu d’intérêt que prennent les Régisseurs à conduire
une affaire qui n’est proprement celle de personne. » [193] Personne n’avait d’intérêt direct à
rétablir la situation, car tous étaient rémunérés, mais aucun n’était
propriétaire. De ce fait, il ne fallait pas cacher la vérité : il n’y a
pas de solution car la constitution même de ce genre de compagnie est viciée.
Gournay le détaille dans un passage qui mérite d’être cité :
« On
ne pourrait se flatter de soutenir la Compagnie des Indes, quand même on serait
parvenu au moyen des expédients proposés, ou d’autres auxquels on pourrait
avoir recours, à faire face aux besoins présents, sans une bonne
administration : et quoique je ne pense pas qu’il soit tout à fait
impossible de l’établir pour un temps dans la régie des affaires de la
Compagnie, je crois qu’il serait imprudent de se flatter qu’elle put être
longue de durable. En effet, l’esprit d’économie nécessaire, pour réussir dans
les affaires du commerce, ne peut se perpétuer que chez les particuliers : ceux
d’entre eux qui l’ont le plus pour leurs affaires propres, le perdent bientôt
quand il est question d’agir pour des Compagnies. Cet esprit subsistera encore
plus difficilement dans une Compagnie qui sera régie à Paris que partout
ailleurs, surtout si le Roi y est intéressé et il est bien difficile que la
brigue ou la faveur n’influe un peu plus tôt ou un peu plus tard sur le choix
des Directeurs. D’ailleurs une façon de voir ou de penser différente dans ceux
qui se succéderont pour veiller à la régie, suffira toujours pour déranger le
système d’administration le mieux établi. » [194]
L’exemple
de l’Angleterre et de la Hollande, ici comme ailleurs, le prouve. Dans ces
pays, les compagnies privilégiées n’ont pas connu de succès et ont du leur
maintien à l’abondance des fonds publics qui les ont toujours
soutenus. Dans ces pays comme en France, au fond, les compagnies,
disposant de monopole, ont freiné l’activité marchande au lieu de la
développer. [195]
« L’effet de la Compagnie n’a été autre que de resserrer notre commerce,
et de nous faire acheter beaucoup plus cher les mêmes marchandises que nous
aurions pu acheter à beaucoup meilleur marché, s’il eut été permis aux sujets
du Roi d’aller négocier aux Indes. Si ce commerce devenait libre aujourd’hui,
bien loin que les Étrangers fussent en état de verser chez nous des
marchandises de l’Inde, nous les établirions à si bon marché, qu’ils
préféreraient de les acheter de nous plutôt que de leurs Compagnies
même. » [196]
C’est donc le public, la grande masse des consommateurs, qui est surtout
pénalisé par le monopole de la compagnie des Indes, car les produits de
consommation sont plus chers. En conséquence, Gournay conclut sévèrement.
« Je crois avoir assez prouvé par tout ce qui a été dit ci-dessus, que la
Compagnie n’ayant été utile, ni à elle-même, ni au Roi, et n’ayant pas rempli
non plus les vues que l’on pouvait avoir eues en l’établissant, pour l’utilité
générale de la Nation, il y aurait du danger pour les Actionnaires eux-mêmes,
ainsi que pour le Gouvernement, à la perpétuer sur les mêmes errements. » [197]
On
disait, en réponse à cet argument, qui était plutôt une constatation, que la
compagnie avait besoin de l’État car elle n’arrivait pas à survivre de par le
commerce seul. Gournay signale tout le ridicule de ce propos. « Dire qu’aucune
Compagnie ne peut se soutenir par le commerce seul, c’est reconnaitre de la
façon la plus formelle, qu’aucun commerce quelque avantageux qu’il soit, ne
peut soutenir l’administration des Compagnies. Il faut donc tôt ou tard que le
commerce abandonne les Compagnies, ou que les Compagnies abandonnent le
commerce, et c’est, je pense, le parti le plus sûr pour elles, et le plus
avantageux pour l’État que la nôtre puisse prendre. » [198]
La
solution qu’on proposait dans le camp de la Compagnie était d’émettre de
nouvelles actions pour la renflouer avec de l’argent frais. Cependant, dit
Gournay, il risque d’être difficile de lancer de nouvelles actions sur le
marché, car qui voudrait les acheter ? La situation de la compagnie est trop
mauvaise. « La Compagnie n’ayant pas fait de profit jusqu’à présent, le
Public n’aurait guère lieu de se flatter qu’elle en ferait à l’avenir : on ne
pourrait même donner aucune bonne raison pour le lui faire espérer. » [199]
Et il ne faut pas compter sur le mensonge ou la dissimulation pour dissiper les
doutes, car ce sont de mauvais outils dans les mains des dirigeants d’un État.
Peu satisfait des propositions dans ce genre, Gournay
proposait d’informer pleinement les actionnaires de la situation de la
Compagnie des Indes, en indiquant les frais de fonctionnement, les pertes
régulières, les renflouements publics successifs. Après quoi, on pourrait
autoriser le commerce à tous les particuliers du royaume sans distinction, en
les obligeant seulement à payer un droit de douane de 5% au maximum sur les
produits échangés. Ce droit, Gournay le présentait comme un moyen de maintenir
la Compagnie des Indes à flot, lui attribuant ainsi des revenus enfin stables.
Tout le commerce de la Compagnie serait ainsi transporté aux particuliers, sans
pour autant supprimer entièrement la Compagnie, solution de compromis qui
devait assurer, selon Gournay, le succès de sa réforme.
L’intendant du commerce était d’autant plus
disposé aux compromis qu’il anticipait que cette réforme aurait les plus grands
avantages pour le commerce de la France. « Le commerce des particuliers sera
plus analogue au bien de l’État, que celui que faisait la Compagnie ; d’ailleurs
l’économie et la concurrence qui seront la suite nécessaire de ces expéditions
nombreuses que feront les particuliers, multiplieront chaque jour les branches
de notre commerce, qui sera porté à un point d’étendue et d’activité qui nous
est encore inconnu. […] La proposition que l’on fait de rendre le commerce
libre et ouvert à toute la Nation, dans toutes les possessions de la Compagnie,
augmentera considérablement notre navigation, nos manufactures, et la culture
de nos terres : toutes ces choses sont la source des richesses ; elles se
tiennent entre elles, et découlent naturellement d’un commerce libre ; on
ne peut jamais se les promettre des commerces exclusifs. » [200]
Parfaitement
à charge, ce mémoire était un coup très grave porté à la Compagnie des Indes,
mais il resta sans réponse. Gournay, qui proposait de privatiser cet ancien
monopole qu’on croyait encore pouvoir sauver, ne pouvait être écouté. Dans les
rangs de l’administration des finances, on s’étonna même du ton du mémoire,
très rare chez un intendant.
Ce
mémoire fut pourtant un déclencheur. Pendant les années qui suivirent, et
jusqu’à la suspension de la fameuse Compagnie en 1769, tous les économistes que
comptait la France — à l’exception notable de Necker — se rallièrent au combat
contre la Compagnie des Indes. Elle fut attaquée de toutes parts, et de toutes
parts elle prit l’eau. Quesnay fit valoir qu’elle coûtait plus qu’elle ne
rapportait. Dupont de Nemours la considéra même comme une cause potentielle de
guerre, écrivant qu’il « est impossible que ces établissements et ces
colonies exposées à 6 000 lieux de la métropole, à la jalousie des barbares de
l’Inde, et à celle des différentes compagnies européennes, qui ne sont pas
beaucoup moins barbares, n’excitent point de guerres. » [201]
Après une décennie de vives critiques de la part des économistes physiocrates,
le coup de grâce fut porté par un ami et collaborateur de Gournay, l’abbé André
Morellet. En 1769, il publia un Mémoire sur la situation actuelle de la
Compagnie des Indes. Il y reprenait les arguments de Gournay, citait
les thèses du mémoire de l’ancien intendant du commerce, et notait, après avoir
résumé les idées de son ancien maître :
« Tel
est le précis des observations de M. de Gournay, dans lesquelles on reconnaît
tous les bons principes du commerce. Nous renvoyons nos Lecteurs à l’original,
que nous imprimerons à la fin de cet ouvrage. Nous nous contenterons de
remarquer ici que ce Mémoire, fait il y a quatorze ans par un homme impartial,
suffirait seul pour mettre en état de décider les questions que l’on agite
aujourd’hui, relativement à la situation actuelle de la Compagnie ; parce
qu’elle se trouve aujourd’hui dans les mêmes circonstances où elle était alors,
et qu’il est évident, que si on eût suivi en 1755 l’avis de Monsieur de
Gournay, les Actionnaires auraient aujourd’hui 50 millions de plus en capital,
et un dividende proportionné. » [202]
Et
avant l’impression du mémoire en annexe, il inséra la note suivante :
« La
pièce qui suit, est si analogue à la question qu’on vient de traiter, que j’ai
cru faire plaisir à mes Lecteurs en la rendant publique. Elle est de feu M. de
Gournay, Intendant du Commerce, et a été écrite en 1755. La Compagnie se
trouvait alors dans la même situation qu’aujourd’hui. Comme aujourd’hui
quelques-uns de ses Administrateurs soutenaient qu’elle pouvait rétablir son
Commerce, et qu’elle n’avait besoin pour cela que de 30 millions, d’autres convenant qu’il lui en fallait 55. Comme aujourd’hui un
certain nombre de personnes, à la tête desquelles il faut placer l’Auteur même
de ce Mémoire, pensaient que la Compagnie faisait un commerce ruineux ; que les
moyens qu’on prendrait pour la soutenir, ne feraient que retarder sa chute de
quelques années, pour la rendre plus éclatante et suivie de plus
d’inconvénients, et qu’il n’était pas de l’intérêt de l’État d’employer une
partie du revenu public à soutenir ce Privilège exclusif. L’événement a prouvé
depuis et la grandeur des besoins qu’avait alors la Compagnie, et la légitimité
des craintes qu’on avait de les voir renaître bientôt. Le plan que propose M.
de Gournay est, à peu de chose près, le même que celui qu’on vient
d’exposer ; c’est-à-dire, de rendre le commerce libre, en laissant
subsister les Comptoirs de l’Inde, etc. L’autorité d’un Magistrat éclairé, qui
avait passé sa vie dans l’étude de l’économie politique, et qui remplissait une
place importante d’administration, doit donner un grand poids aux principes que
nous venons d’exposer. C’est l’effet que nous attendons du Mémoire qu’on va
lire. » [203]
Gournay
avait encore correctement anticipé les choses. Pour une fois, on lui en savait
gré.
Il
avait tiré ses idées, comme dans les autres domaines, de la lecture des
économistes autant que de son observation des faits. Il était convaincu que
seule la liberté pouvait faire prospérer le commerce. Il avait lu en outre chez
Child ou Jean de Witt des critiques des compagnies privilégiées. « Jean de
Witt, écrit-il dans les Remarques, un des plus grands hommes d’État et
de commerce qu’il y ait eu en Europe, depuis que le commerce fait un objet dans
la politique, a toujours regardé les compagnies comme nuisibles à l’industrie
publique et à l’augmentation du commerce. » [204] Il avait en outre suivi l’exemple de
l’Angleterre, qui avait récemment réformé sa pratique en la matière. Gournay
remarqua ce fait digne de réflexion : « les Anglais s’étant aperçu
que le commerce du Levant qui était gêné chez eux par une Compagnie diminuait,
ils n’ont pas cru trouver de moyen plus sûr pour le conserver que de le rendre
libre. » [205]
Il n’y avait donc pas de doute sur la route à emprunter par la France : la
liberté. [206]
La
question des toiles peintes
Vincent
de Gournay a défendu la liberté du commerce dans une autre controverse où il a été
lié de près, celle des toiles peintes. Vers 1750, les toiles de coton
imprimées, appelées « toiles peintes », font l’objet d’une large
consommation en France, ce qui inquiète les manufacturiers car ces toiles sont
importées de l’étranger. Après quelques échanges contradictoires au sein du
Bureau du commerce et dans les hauts cercles de l’administration, le débat est
étouffé au début de la décennie 1750. Gournay et Forbonnais ont l’ambition, en
1755, de ranimer la controverse. Dans leur Examen des avantages et des
désavantages de la prohibition des toiles peintes, les deux économistes
étudient la position libérale et la position prohibitionniste — Forbonnais
soutenant la seconde dans son Examen et dans ses réponses, et Gournay
défendant la première dans des Observations.
Gournay
explique pourquoi, contrairement à l’avis soutenu par Forbonnais, la
consommation de toiles peintes ne se fait pas au détriment des productions
nationales, mais apporte de l’émulation par la concurrence. Il signale
parfaitement le fait que l’interdiction de ce commerce ne le supprime pas dans
les faits, mais provoque uniquement de la contrebande. S’il en est ainsi, c’est
parce que « les rigueurs ne font point cesser les besoins, et il suffit de
connaître un peu les hommes pour savoir que les plus grands risques ne les
forceront jamais à agir autrement que conformément à leur intérêt. » [207]
C’est, outre la reconnaissance de l’importance du mobile de l’intérêt
personnel, qui inspirera à Adam Smith sa main invisible, une juste
représentation des principes qui guident le commerce : ces principes sont
dans les hommes, non dans les lois.
Or
la contrebande a des effets les plus néfastes, que les partisans de la
prohibition des toiles peintes doivent avoir à l’esprit. Son plus grand défaut
est de pousser une quantité d’honnêtes hommes, de commerçants utiles à la
nation, dans le rang des criminels. En outre, puisque le commerce illégal ne se
fait jamais dans un climat de tranquillité et de paix, la contrebande des
toiles peintes « occasionne journellement la perte d’un grand nombre
d’hommes, tant du côté de ceux qui l’introduisent, que de ceux qui s’y opposent
; c’est une guerre continuelle sur toutes nos frontières, qui fait périr un
monde infini les armes à la main, dans les prisons, aux galères et sur
l’échafaud, et cela uniquement pour vouloir forcer 20 millions d’hommes à agir
contre leur penchant, au lieu de s’accommoder à ce même penchant et d’en tirer
parti. » [208]
Cette position est hautement illogique pour Gournay, puisque les hommes, avec
leurs besoins et leurs désirs, n’ont pas à être sacrifiés pour telle ou telle
idée que se fait le ministère du développement des manufactures nationales.
La
solution, celle qu’il a toujours soutenu à l’endroit de la contrebande, c’est
de laisser faire, c’est-à-dire de remettre le commerce illégal dans la
légalité, puisque aucune raison valable ne contraint à l’y maintenir, autre que
les prétentions du pouvoir royal. Arrêtons donc de vouloir surveiller un
commerce qui n’a pas besoin de l’être, qui mériterait même d’être porté à sa
plus grande perfection, plutôt que rétréci par les règlements. Que le pouvoir,
en peu de mots, comprenne la futilité de la pénalisation de cette contrebande.
En effet,
soutient Gournay, « il est impossible d’empêcher l’entrée des toiles en
contrebande par les lois les plus sévères ; il n’est pas plus aisé d’en
empêcher l’usage, (ce qui se passe sur le sel et sur le tabac en sont des
preuves). On ne pourrait le tenter qu’en employant une portion de la nation à
surveiller l’autre portion qui n’est déjà que trop considérable, et qui arrache
une infinité d’hommes aux arts utiles et au travail de la terre. » [209]
Ainsi, si l’on veut éviter de pousser des hommes honnêtes dans l’illégalité ou
le chômage forcé, ouvrons les bras à ce commerce des toiles peintes, plutôt que
de l’enserrer dans des prohibitions qui n’apportent aucun profit à quiconque.
Et comment le pouvoir royal peut-il oser, après avoir limité l’entrée dans les
professions par les corporations, comment peut-il encore interdire aux hommes
de se vêtir à bon marché, et à certains commerçants de les servir ?
Que
nous disent les exemples de l’Angleterre ou de la Hollande, si ce n’est
justement que nous avons tout intérêt à adopter la liberté sur cette
question ? « L’exemple de ce qui se passe chez l’étranger, et
particulièrement chez les Anglais, avec qui nous pouvons plus naturellement
nous comparer à cause des mêmes manufactures, prouve que les Toiles peintes
n’apporteront que peu ou point de préjudice aux plus anciennes fabriques, et
qu’elles peuvent prospérer toutes ensemble sans se nuire. […] La
même chose est arrivée chez les Suisses et chez les Hollandais ; je ne vois pas
de bonnes raisons pour me convaincre qu’il en serait autrement chez
nous. » [210]
Encore pour nous une raison, donc, de suivre la voie libérale.
Comment,
cependant, appliquer la liberté dans cette matière ? Gournay recommande
une réforme douce, comme pour la Compagnie des indes. Pour adoucir la
libéralisation, il propose de mettre un droit de 6 à 7% sur les toiles blanches
tirées de l’étranger, et de 12% pour les toiles peintes. Là encore, cet impôt
est considéré par l’intendant du commerce comme une nécessité, afin de rendre
sa réforme acceptable par les ministres en place, qui rejetteraient d’instinct
une libéralisation pure et simple, n’y trouvant pas leur intérêt.
Nous
avons vu tout au long de ce chapitre comment, chez Gournay, deux principes
antagoniques sont tour à tour et même parfois simultanément à l’œuvre. Ces deux
principes sont d’un côté le mercantilisme ou le protectionnisme, de l’autre le
laissez-passer, le libre-échange. Quand l’histoire a retenu de Gournay son
adage, laissez faire, laissez passer, elle a effectué un tri parmi les idées de
l’intendant du commerce, un tri qui dénature en partie son intention, mais pas
toujours ses conclusions. Son intention, en effet, est ancrée dans l’idéologie
mercantiliste : Gournay entend supplanter l’Angleterre et la Hollande sur
les marchés commerciaux du monde. Au surplus, il a soin de distinguer les
productions qui sont sensées enrichir la nation française, et celles qu’il
convient pour elle d’acquérir de l’étranger. Toutefois, dans ses conclusions,
l’intendant du commerce rejoint les positions libérales les plus pures. Il
comprend que la contrebande nait de prohibitions contraires à l’intérêt
personnel des peuples et qu’en outre vouloir la surprendre et la contrarier par
des gendarmes est un effort destiné par nature à s’avérer vain. Prenant parti
dans les discussions économiques de son temps, il soutient la supériorité de
l’échange libre et démontre pourquoi il est supérieur à tous les systèmes de
prohibition.
S’il
a pu mêler deux principes différents voire opposés dans son œuvre, ce n’est
donc pas sciemment, mais en partant de prémisses plus ou moins mercantilistes,
pour aboutir finalement à des conclusions rigoureusement libérales, non que sa
logique ait failli, mais parce que les arguments en faveur du laissez passer
l’emportaient dans tous les cas. L’exemple de la Hollande et de l’Angleterre,
ayant adopté une politique de libre-échange modéré, tout en partageant encore
certaines idées mercantilistes, est une autre raison qui a pu influer sur le
jugement et les écrits de Vincent de Gournay.
Misère
dans les campagnes françaises et bretonnes. — Les plaintes des agronomes et
économistes. — Proposition d’une Société d’Agriculture en Bretagne. — Effets de
cette société sur l’économie de la Bretagne. — Rôle que Vincent de Gournay a
pris à sa création.
Les
terres bretonnes du milieu du XVIIIe siècle offraient aux esprits
attentifs à la misère du bas peuple des occasions historiques de servir. Depuis
plusieurs décennies déjà, les questions économiques étaient abondamment
débattues en France. La pluralité des causes de ce développement ne saurait
masquer ce qui en fut la raison fondamentale : la situation
économique de la France de l’époque, des plus catastrophiques, attirait
l’attention des réformateurs et des amis de l’humanité.
Cela
faisait en effet des décennies que des écrivains, qui se disaient tels, et que
l’on dira économistes, avaient porté leurs yeux sur la misère du peuple. Le
maréchal Vauban, au début du XVIIIe siècle, notait déjà que
« le menu peuple est beaucoup diminué ces derniers temps, par la guerre,
par les maladies, et par la misère des dernières années, qui en ont fait mourir
de faim un grand nombre et réduit beaucoup d’autres à la mendicité. » [211]
Il proposa une vaste réforme fiscale comme moyen d’endiguer le mal. Par son
livre, il fournissait surtout une description saisissante de la misère des
masses à l’époque de Louis XV, et quelques phrases, comme « leurs
bras sont affaiblis par la mauvaise nourriture », obtinrent un écho dans
les classes littéraires de l’époque.
Vauban
n’était pas le seul, dès cette époque, à énoncer de tels aperçus lugubres. Des
quatre coins du royaume, on récoltait des témoignages du même acabit. Il faut
dire que dans de nombreuses régions françaises, la misère
sévissait de manière préoccupante. On raconte ainsi que durant les
périodes de famine, hélas récurrentes, des femmes étaient assassinées sur les
chemins parce qu’elles portaient du pain, et qu’aucun marchand n’osait apporter
cette denrée précieuse à Paris, de peur d’être attaqué par des hordes de gens
affamés.
La
Bretagne ne faisait hélas pas exception. Confrontée à la disparition de
ses débouchés suite au conflit avec l’Angleterre, la région entrait alors dans
un « siècle noir », selon l’expression de Joël Cornette. [212]
La sous-nutrition d’une partie importante de la population, additionnée
à l’extrême virulence des épidémies, provoquèrent en outre la stagnation
inquiétante de la population bretonne entre 1680 et 1780.
Le
marquis d’Argenson, fin observateur, remarquait bien cet appauvrissement
général de la France. « La misère avance au-dedans du royaume à un degré
inouï » témoignera-t-il durant l’année 1739, après des décennies d’un
appauvrissement sensible. [213]
Depuis plusieurs décennies, les famines étaient régulièrement violentes,
et les pertes humaines étaient considérables. Dans les registres de la
paroisse de Molinet, dans l’Allier, on lit en
1709 : « Je certifie à tous qu’il appartiendra, que toutes les
personnes qui sont nommées dans le présent registre sont tous morts de famine à
l’exception de M. Descrots et de sa fille. » Le
même curé faisait remarquer que ce n’était pas une situation propre à sa
région : « L’an 1709, il n’y eut ni blé ni vin dans tous les pays
voisins. Les pauvres peuples ont vendu tout ce qu’ils avaient, pour avoir
quelques pains d’orge ou de sarrasin. On a mangé les charognes mortes depuis
quinze jours. Les femmes ont étouffé leurs enfants de crainte de les nourrir. »
[214]
Dans
les provinces de la première moitié du XVIIIe siècle, en vérité, les
esprits semblaient être plus clairs qu’à Paris, où une apparente richesse voilait
encore le paysage des maux de l’époque. Si la capitale restait comme enveloppée
dans un nuage de prospérité, dans les provinces, on souffrait. D’un côté la
richesse, de l’autre côté le plus atroce dénuement : telle est la
conclusion que tirèrent de nombreux observateurs sociaux de l’époque ou du
siècle suivant. « La France, écrira par exemple l’économiste Sismondi,
présentait alors le contraste le plus étrange, le plus difficile à
concevoir. La vraie nation, celle qui habitait les provinces, qui payait les
impôts, qui recrutait les armées, était réduite à un état de souffrance, de
pénurie, d’oppression, qu’elle n’avait jamais connu,
même dans les siècles de la plus grande barbarie. La France au contraire que
connaissaient les étrangers, celle qui se montrait à Paris, à Versailles et
dans quelques grandes villes, était plus brillante, plus opulente, plus enjouée
qu’aux plus beaux temps du règne de Louis XIV. Dans les campagnes, la taille,
la gabelle, écrasaient l’agriculture. À Paris, d’immenses richesses
circulaient parmi les fermiers-généraux et tous les financiers. Les courtisans,
comblés des faveurs de la cour, y répandaient l’argent d’une main prodigue sur
tous ceux qui servaient à leurs plaisirs. De très grandes fortunes s’étaient
élevées dans la banque et le commerce ; les emprunts publics, les actions
de la compagnie des Indes attiraient les capitaux de tous ceux qui voulaient
s’assurer un revenu régulier sans prendre de souci. » [215]
Au
début des années 1720, un autre événement participa au bouleversement des
représentations « traditionnelles » de l’économie, et à la formation
d’une élite intellectuelle dévouée à la recherche, à l’exposition, et à la
popularisation des principes économiques : la faillite du fameux système
de John Law. Cette « monstrueuse banqueroute » eut quelques effets
positifs, et l’un fut de diriger les esprits spéculatifs vers l’étude des
questions économiques. Si, vers 1750, on vit apparaître, au sein de la
« République des Lettres », de riches et très nombreuses
contributions à cette nouvelle science de l’économie politique, c’était d’abord
et avant tout parce que la faillite retentissante du système de Law avait
questionné toutes les intelligences sur les causes de la prospérité des nations.
Dès 1738, Voltaire avait bien fait remarquer ce fait curieux : « On
entend mieux le commerce en France depuis vingt ans qu’on ne l’a connu depuis
Pharamond jusqu’à Louis XIV. C’était auparavant un art caché, une espèce de
chimie entre les mains de trois ou quatre hommes qui faisaient en effet de
l’or, et qui ne disaient pas leur secret. Le gros de la nation était d’une
ignorance si profonde sur ce secret important, qu’il n’y avait guère de
ministre ni de juge qui sût ce que c’était que des actions, des primes, le
change, un dividende. Il a fallu qu’un Écossais, nommé Jean Law, soit venu en
France, et ait bouleversé toute l’économie de notre gouvernement pour nous
instruire. » [216]
Hantés
par le souvenir de cet effondrement monétaire malheureux, et pressés d’en
trouver des palliatifs réalistes, les réformateurs économistes de l’époque
étaient aussi assez généralement habités par un vague mais très expressif
sentiment de c’était mieux avant. À la vue des difficultés du siècle, on
se souvenait que les temps avaient été meilleurs par le passé, et on en vint
même à célébrer très pieusement d’anciennes gloires, comme le ministre Sully.
« Plus grand homme d’État qui ait jamais paru », selon le marquis de
Mirabeau[217],
Sully était très apprécié, et cité constamment en exemple des bonnes pratiques.
Déjà vanté par le grand Boisguilbert[218], il acquit dans les yeux de François Quesnay
un prestige encore plus considérable, et sera plus tard pareillement célébré
par les économistes proches de Gournay. [219] La prospérité historique qui marqua son
ministère, et la réussite des mesures fortes comme la libéralisation du
commerce des grains, firent émerger sur la scène intellectuelle de la première
moitié du XVIIIe siècle une idéalisation certaine de Sully. Selon
Quesnay, les succès de ses réformes économiques étaient telles que, comme il
l’écrira, « les Anglais se plaignaient en 1621 de ce que les Français
apportaient chez eux des quantités de blé si considérables et à si bas prix que
la nation n’en pouvait soutenir la concurrence dans ses marchés. » [220]
Dans
le cadre d’analyse de cette idéalisation progressive, et selon toute logique,
la plainte la plus communément formulée durant les premières années de la
décennie 1750 concernait l’agriculture. Elle se résumait à ces six mots : on
ne fait rien pour l’agriculture. À cette époque, en Bretagne comme
ailleurs, on eut vent d’un livre alors fort fameux, qui venait de
paraître : L’Ami des Hommes, par le marquis de Mirabeau, plus tard
co-fondateur, avec Quesnay, de l’école physiocratique, et père du Mirabeau
héros de la Révolution française. « L’Agriculture, écrivait Mirabeau dans
ce livre, cet Art par excellence, qui peut se passer de tous les autres, tandis
qu’aucun d’eux ne saurait exister sans lui, l’Agriculture, dis-je, est encore
dans son enfance : les premiers hommes de chaque société l’ont tous
honorée ; les seconds se sont, pour ainsi dire, hâtés de la négliger. La
Fable du chien, qui laisse le corps pour courir après l’ombre, a toujours
dépeint l’humanité en général. Eh ! Quel art mérita jamais d’être étudié
et perfectionné avec plus de soin ? » [221] Et plus loin, on lisait :
« L’Agriculture est non seulement de tous les Arts le plus admirable, le
plus nécessaire de l’état primitif de la Société ; il est encore, dans la
forme la plus compliquée que cette même Société puisse recevoir, le plus
profitable. » [222]
Cet ouvrage, qui eut un succès considérable[223], aida à la diffusion de cet amour pour
l’Agriculture dans la population lettrée.
La
situation des campagnes, et de celles de la Bretagne en particulier, justifiait
à bien des égards ce sentiment et ces plaintes. Les terres, au grand désespoir
de beaucoup, étaient laissées en friche, et comme abandonnées. En Bretagne, ce
constat fut partagé par tous les observateurs et économistes du siècle.
Certains écrivirent directement sur cette question et présentèrent des
solutions pour endiguer le mal. Avant de voir l’action que les économistes
bretons firent ensemble, voyons d’abord la description des maux de la campagne
bretonne vers 1750, telle qu’exprimée par l’économiste Duhamel du
Monceau :
« J’ai
traversé deux fois la Bretagne dans toute sa longueur, et par des routes
différentes. C’est un spectacle affligeant que la quantité immense de terres
incultes qu’on y rencontre. J’oserais presque assurer que tout le cœur de la
Bretagne est en friche, et que la partie cultivée, qui ne va pas à la moitié,
n’est qu’une ceinture qui entoure la stérilité même. Les landes, par leur
étendue, sont au moins comparables à celles de Gascogne. Mais il m’a paru
qu’elles résisteraient moins aux améliorations. Ce ne sont pas des plaines de
sable : c’est de la terre qui a du fonds. » [224]
Duhamel
du Monceau n’était pas, à l’époque du moins, un inconnu, et il comptera
beaucoup dans l’histoire des idées économiques au siècle des Lumières. Agronome
et économiste de tendance libérale, proche de Vincent de Gournay et de son
cercle, Duhamel du Monceau fut aussi un proche collaborateur et conseiller du
Contrôleur général Bertin, et sera en relation avec de nombreux économistes
bretons proches de Gournay, dont Montaudoin et Abeille.
Un
autre grand observateur du siècle, l’anglais Arthur Young, consigna des aperçus
similaires dans ses Voyages en France. Quand il arrive en Bretagne, à
Combourg, il est saisi par la présence de ces vastes étendues
incultes au milieu de beaux pâturages. « Jusqu’à Rennes, note-t-il, même
confusion bizarre de déserts et de cultures ; pays moitié sauvage, moitié
civilisé. » [225]
Quelques
années plus tôt, Jacques Cambry remarqua avec la même
désolation le triste état des campagnes bretonnes, et l’expliqua par la
victoire des préjugés des paysans sur les principes de l’agronomie.
« Si
les principes d’économie rurale, qui se propagent dans le reste de la France,
s’établissaient dans la Bretagne, si l’on pouvait arracher à leur routine les
habitants de ce riche pays, s’ils ne craignaient pas, avec superstition, de
labourer un champ qu’a négligé leur père, si l’absurde croyance que la lande
est le meilleur des engrais était détruite, s’ils voulaient former des
prairies artificielles comme ils pourraient sans frais et presque sans travail,
leur pays serait le plus riche, le plus fécond de la nature. » [226]
La
situation catastrophique de l’agriculture bretonne, pourtant manifeste, ne
faisait naître de son observation aucune évidence de réforme. Quelles étaient
donc les solutions possibles pour endiguer le mal ? Durant de nombreuses
décennies, on s’était figuré que la publication d’ouvrages spécialisés était un
moyen à privilégier, pour fournir aux cultivateurs la capacité de mettre
davantage en valeur leurs terres. Seulement, il était clair
que dans la population française, peu de gens lisaient, et qu’en tout cas les
laboureurs, qui étaient les cibles de ces travaux, se désintéressaient de ces
publications et devenaient ainsi inatteignables par ce canal. La publication
des travaux d’agronomes produisait ainsi des effets timides, sinon
imperceptibles. Le risque de tout perdre, qui blessait trop fortement l’esprit
des agriculteurs, constituait un frein évident. L’avis d’un agronome ne pouvait
suffire : on n’abandonne pas ses routines pour si peu.
C’est
d’un fils de commerçants nantais que naîtra la solution au problème :
institutionnaliser la défense de l’agriculture et la promotion des moyens de la
faire prospérer. En 1756, un certain Jean-Gabriel Montaudoin de la Touche
fit parvenir un mémoire aux États de Bretagne, réclamant la création d’une
société d’agriculture et de commerce. L’idée soumise était de constituer un
cercle de spécialistes des questions économiques et agricoles, pour éclairer
les paysans bretons, les ministres et les intendants, sur les mesures capables
de solutionner le désastre économique de l’époque, que nous avons rappelé plus
tôt dans ce chapitre. Cette proposition tout à fait novatrice fut examinée lors
de la réunion annuelle des États de Bretagne, dans les premiers jours du mois
de janvier 1757. Un homme influent y apporta son soutien : Vincent de
Gournay, intendant du commerce natif de Saint-Malo. La commission des États de
Bretagne soumit ce projet aux avis de ses membres, et après délibération, le 28
janvier 1757, elle émit sa réponse : « Vous nous avez fait l’honneur de
nous renvoyer un excellent mémoire de M. Montaudoin sur l’agriculture, les arts
et le commerce ; il propose comme très utile l’établissement d’une
société qui ferait son étude de ces trois objets. Monsieur de Gournay,
intendant du commerce, nous exhorte à adopter ce projet. Nous avons pensé
comme lui, que rien ne pouvait être plus avantageux à la Province que cet
établissement, nous l’avons même regardé comme essentiel. » [227]
L’instigateur
de ce projet, Jean-Gabriel Montaudouin de la Touche,
encore un inconnu, était sur le point de faire une entrée remarquée sur la
scène de l’économie politique. [228] Né à Nantes en 1722, il était adossé à
une longue tradition familiale d’expertise dans le commerce. Au sein de cette
ville que ses ancêtres avaient enrichie par leurs activités commerciales, dans
l’armement et la construction de navires, Jean-Gabriel se fit armateur et
développa parallèlement un talent peu commun pour la résolution des questions
les plus ardues et les plus controversées de l’économie politique. Son activité
commerçante eut un certain succès, mais c’est en théorie économique qu’il fut
amené à faire ses armes et à faire œuvre de bâtisseur. À la fin de l’année
1756, il transmit aux États de Bretagne un mémoire préparant la constitution
d’une Société d’Agriculture, de Commerce et des Arts, en Bretagne. Il en fut
l’un des fondateurs, et aussi l’un des membres les plus actifs. C’est lui qui,
avec l’économiste Louis-Paul Abeille, en rédigera plus tard les Corps
d’observations. Sa carrière d’économiste sera liée de près à celle de Vincent
Gournay et aux débats sur le commerce des grains.
Quoi
qu’il en soit, un vif enthousiasme suivit l’annonce de la création de cette
première Société d’agriculture de France. « Un événement très inattendu,
nota Duhamel du Monceau, et digne par son importance de devenir une époque
principale dans la Monarchie, doit nous rassurer. Les États
de Bretagne viennent de ranimer les espérances de tous les patriotes,
en formant le plus sage, le plus estimable de tous les établissements. Je parle
de cette Société d’Agriculture, de Commerce et des Arts, annoncée par
quelques exemplaires des délibérations de cette Province, qui se sont répandus
à Paris, et par les éloges qu’on en trouve dans les Journaux. » [229]
Dès avant la formation d’un cercle d’économistes autour de Vincent Gournay,
Duhamel du Monceau avait œuvré pour le développement de l’agriculture, et
voyait peut-être dans cette Société de Bretagne la matérialisation de ses
espérances, si ce n’est même le fruit de ses conseils.
D’autres
auteurs, versés comme lui dans les questions économiques et agricoles,
réagirent avec la même ferveur. Henry Patullo, qui
mettait à l’époque la dernière main sur un Essai sur l’amélioration des
terres, qui paraîtra en 1758, ne cacha pas son enthousiasme :
« Les États de Bretagne, écrivit-il, viennent de faire un établissement
d’un genre supérieur, capable de changer la face de cette Province, et
peut-être dans la suite de tout le Royaume, soit qu’il s’y en fasse de
semblables à son exemple, ou qu’on y profite seulement des lumières qu’on en
verra infailliblement sortir. » [230]
Cette
société, admirée par tous, travailla d’abord à bâtir son organisation. La
Bretagne, divisée en neuf Évêchés, vit être disposés sur ses terres neuf
bureaux, une dans chaque ville épiscopale. La Société fixa son point central à
Rennes, où elle avait en effet le plus de membres : dix-huit contre une
moyenne de dix dans le reste des bureaux. [231] Ce bureau central fut chargé de
coordonner et diriger les travaux de la Société. C’est de Rennes qu’on
imprimerait d’ailleurs, en 1760, les Corps d’observations de la Société,
pour les années 1758 et 1759, que le rennais Abeille et le nantais Montaudouin allaient composer.
Les
différents bureaux de la société étaient établis à travers la Bretagne. À côté
du bureau central de Rennes, on comptait ainsi des bureaux à Nantes, Vannes,
Quimper, Saint-Malo, Dol, Saint-Brieuc, Tréguier, et Léon. Pour composer les
différents bureaux avaient été nommées pas moins de
cinquante-quatre personnes, soit six pour chaque localité.
Montaudoin
de la Touche gérait le bureau de Nantes, et en était l’une des personnalités les
plus savantes. Au sein du bureau central de Rennes, des neufs le plus influent,
on comptait deux économistes très talentueux : Julien-Joseph Pinczon du Sel des Monts, et Louis-Paul Abeille.
Armé,
si l’on peut dire, des meilleurs esprits que comptait la toute récente science
économique, la Société d’Agriculture de Bretagne pouvait alors agir pour la
régénération de l’économie bretonne. Assurés, comme ils le noteront dans les Corps
d’Observations, que « les deux tiers de la Bretagne sont
incultes » et surtout que « la plupart des terrains cultivés
produiraient le double de ce qu’on en retire aujourd’hui, si la culture y était
perfectionnée et protégée », les membres de cette Société n’auront de
cesse de chercher les moyens les plus propres pour améliorer la production
agricole de la Bretagne. [232]
La
Société, ayant pour objectif annoncé « de recueillir ces connaissances
éparses, de les rapprocher et de les répandre » cherchera constamment à
obtenir des principaux intéressés, les agriculteurs eux-mêmes, des conseils et
des informations nouvelles susceptibles d’accroître la production. [233]
L’Agriculture se développerait aussi si des gens indiquaient quelles
productions entreprendre dans quels lieux : « Il serait très
essentiel que des personnes intelligentes examinassent dans chaque canton les
branches d’Agriculture qui y sont ou qui y seraient les plus avantageuses. Si
l’on connaissait bien la situation et l’exposition des lieux, les besoins
locaux, les consommations qui sont abondantes, et qui peuvent le devenir encore
plus, les ressources qui pourraient trouver ceux qui établiraient des Fabriques
de matières de crû ; on aurait les meilleurs guides pour toutes les
opérations économiques. » [234]
La
Société de Bretagne parvint, par ses activités, par ses publications, et par sa
haute estime pour l’activité agricole, à redynamiser de manière très nette
l’économie régionale. « Pendant ses quatre ans d’existence, confirmera
Bourdais, la Société d’agriculture, du commerce et des arts de Bretagne donna
une active impulsion à la vie économique de la province. » [235]
Ce fait est également confirmé par Villers, dans son étude sur l’Histoire de
la Société d’Agriculture, du Commerce et des Arts de Bretagne. [236]
Les
observateurs, agronomes et économistes furent les plus grands promoteurs de
cette institution, et en diffusèrent l’exemple dans leurs cercles. « Les
États de Bretagne, écrivit par exemple Duhamel du Monceau, ne pouvaient donner
une preuve plus frappante de leur amour pour le bien public, et de leurs
lumières dans le choix des moyens de le procurer. Une Société d’Agriculture n’est
plus pour eux, comme pour nous, un projet utile, un objet d’impatience et de
désir ; c’est un bien dont ils jouissent ; un bien qu’ils ont créé et
qui sera le germe de la félicité publique, si la Nation sait profiter d’une
politique si humaine et si éclairée. […] La Bretagne aura l’honneur d’avoir
donné le ton à la France entière, sur l’objet le plus essentiel. Elle a ouvert
la carrière, elle y marchera, sans doute, d’un pas plus ferme et plus rapide
que les Provinces qui ne feront que l’imiter. » [237]
Cet
agronome, très élogieux, était aussi tout à fait perspicace. L’éloge que nous
venons de citer fut publié en 1759, quelques mois à peine avant que Bertin ne soit
nommé Contrôleur général des Finances. Dès 1760, admiratif devant cette Société
de Bretagne, ce ministre de tendance libérale décida de favoriser la création
d’académies similaires, afin de diffuser les notions justes d’économie
politique. Les Sociétés Royales d’Agriculture furent implantées peu à peu dans
les régions françaises, à partir de 1761. Elles joueront, pour la
diffusion, mais aussi pour le développement de la science économique dans notre
pays, un rôle qu’il n’est pas permis de minimiser. La fiscalité, les
réglementations, le commerce international (surtout celui des grains), et bien
sûr les techniques agricoles : le champ des sujets embrassés par ces
Sociétés Royales d’Agriculture fut étonnamment vaste. En outre, les sociétés
d’agriculture aideront beaucoup le développement de la physiocratie, l’école de
pensée économique fondée par François Quesnay, et qui fut, de l’avis des
historiens de la pensée économique, la première à avoir posé les bases de
l’économie politique scientifique. De nombreux physiocrates furent employés
dans ces Sociétés Royales d’Agriculture : Dupont de Nemours, par exemple,
fut secrétaire au sein de celle de Soissons, Le Trosne
de celle d’Orléans. Il faut dire également que les sociétés d’agriculture
furent de bons clients pour les ouvrages des physiocrates ainsi que pour leur
journal économique, les Éphémérides du Citoyen, auquel de nombreux
bureaux étaient abonnés. [238]
Utile
pour la diffusion de la pensée économique éclose depuis peu en France, ainsi
que pour les progrès de la culture agricole sur les terres fertiles mais
délaissées de Bretagne, cette Société d’Agriculture constitue l’une des plus
influentes contributions de notre région à l’histoire du progrès des
connaissances économiques. Gustave Schelle, le grand historien de la pensée
économique française, le confirmait déjà en son temps : « La Société
d’agriculture de Bretagne rendit les plus grands services ; elle facilita la
mise en valeur des terres de la Bretagne, alors inculte sur les deux tiers de
sa superficie, et contribua grandement, par la publication d’un exposé de la
situation économique de la province, dû presque entièrement à la plume
d’Abeille et rempli de faits intéressants, à tourner les esprits du côté de la
liberté industrielle. » [239]
Ce
sont à des hommes dont l’humilité même a empêché le souvenir de la postérité
que nous devons cette institution si glorieuse. Le premier d’entre eux est
Vincent de Gournay. Au cours des années 1750, animé par une curiosité naturelle
et par un sens vraiment touchant du devoir et du dévouement, Gournay s’était
lancé dans un grand voyage à travers la France, pour mieux connaître les
rouages de l’économie française et les maux qui l’accablaient. En 1753, il
avait visité le Lyonnais et la Bourgogne, puis le Languedoc, le Dauphiné, et la
Province. En 1755, il reprit ses pérégrinations en direction de l’ouest :
il visita le Bordelais, Bayonne, et La Rochelle. L’année suivante, il acheva
son grand tour par des terres qu’il connaissait bien : d’abord
l’Orléanais, l’Anjou, et le Maine, puis enfin la Bretagne, de Saint-Malo, sa
ville natale, à Nantes, en passant par Rennes. C’est dans cette dernière ville,
où il parvint en décembre 1756, qu’il conseilla aux États de procéder à la
création de cette Société d’Agriculture que Montaudoin de la Touche, une proche
connaissance, avait appelé de ses vœux. Il aida même à la composition des
14 articles de ses statuts, qui furent arrêtés le 2 février 1757, et qui reçurent,
en mars de la même année, l’approbation enthousiaste du Roi.
L’utilité
de cette contribution de Gournay a été contestée par certains de ses
contemporains et amis, comme Turgot, qui considérait que ces sociétés étaient
inutiles voire nuisibles. Arthur Young le suivit dans cette appréciation
critique. « Je n’assiste jamais à aucune Société d’agriculture, soit en France,
soit en Angleterre, écrivit-il, sans me demander à part moi si, même bien
dirigées, elles ne font pas plus de mal que de bien. » [240] Il faut cependant remarquer que Turgot
vivait à une époque où l’institution des sociétés d’agriculture, récupérée par
les pouvoirs publics, avait bien évolué, et où, en tant qu’intendant, ses
rapports avec la Société d’Agriculture de Limoges étaient pour le moins
difficiles.
Origines
de cette idée. — Avantages d’une baisse de l’intérêt. — Conséquences libérales qu’en
tire Vincent de Gournay. — Défense de l’instauration d’un crédit public.
Présentée
comme accessoire, la question du niveau du taux d’intérêt a reçu peu
d’attention de la part des commentateurs de l’œuvre de Gournay, à commencer par
Gustave Schelle. Une lecture attentive de ses écrits — dont certains avaient
certes été perdus — nous amène nécessairement à conclure que le sujet n’était
pas en marge du projet économique de l’intendant du commerce, mais qu’il en
représentait, comme l’écrit Philippe Steiner, « une pièce centrale ».
[241]
Aussi paradoxal que ce puisse être, Gournay réclamait donc de front la liberté
du travail, la liberté du commerce, et une réduction du taux de l’intérêt. Cela
semble à première vue paradoxal, parce que la mesure est aujourd’hui associée à
l’intervention étatique en matière de crédit, une doctrine que l’on trouve dans
le Manifeste communiste, chez les keynésiens et dans la gauche
socialiste moderne. Or cette réduction de l’intérêt, que l’on rattache
instinctivement à une forme d’antilibéralisme, était réclamée avec vigueur par
notre intendant du commerce. « Le seul moyen de fertiliser nos terres,
écrivait-il explicitement, de soutenir nos manufactures et de nous rendre
puissants est de réduire l’intérêt de notre argent ; sans cela tous les
autres seront insuffisants et mêmes inutiles. » [242] Cette question mérite donc une étude
séparée, car non seulement Gournay la considérait comme essentielle, mais sa
présence dans l’œuvre de l’économiste breton étonne à première vue.
Si
l’on considère les sources habituelles dans lesquelles Vincent de Gournay a
puisé le reste de ses idées économiques, tant sur le travail que sur le
commerce ou l’industrie, l’étonnement ne se soutient pas. La littérature
économique qu’il a étudiée foisonne de réflexions favorables à une réduction du
taux de l’intérêt. Ainsi sont Child et Culpeper, deux écrivains qui, remarque
Gournay lui-même, « se sont accordés à penser que le bas prix de l’intérêt
de l’argent est le mobile le plus puissant pour exciter à la culture des
terres, et au commerce, les deux seules sources permanentes de la puissance des
États. » [243]
Le Traité sur le commerce de Child s’ouvre même sur une pétition de
principe à ce sujet. L’auteur y écrit : « J’avance positivement que
c’est la réduction de l’intérêt qui a déterminé les Français à s’appliquer au
commerce et aux manufactures ; et si l’on ne m’en croit pas sur ma parole,
on n’a qu’à lire, pour s’en convaincre, les Édits et Déclarations du Roi de
France. […] Je soutiens que les Français ne doivent les progrès qu’ils ont
faits dans les manufactures et dans le commerce, qu’à l’attention qu’ils ont
eue d’amener l’Intérêt de l’argent de 7 à 6 et de 6 à 5 pour cent, sans quoi
toutes les peines qu’ils ont prises d’ailleurs eussent été inutiles. » [244]
L’étude du cas de l’Angleterre est suivi des mêmes conclusions. « Les
progrès qu’a fait ce Royaume depuis cinquante ans sont dus à la réduction de
l’intérêt. La proposition me paraît d’autant plus évidente, que ce principe a
produit le même effet dans tous les autres pays de l’Europe, et du monde entier
où il a été mis en pratique. En sorte que pour savoir si un pays est riche ou
pauvre, dans quelle proportion il est l’un ou l’autre, quel est le degré de ses
connaissances et de son habileté dans le commerce, il ne faut pas faire d’autre
question que celle-ci : quel y est le prix de l’intérêt de l’argent ? »
[245]
L’expérience
du commerce, acquise par Gournay à travers plusieurs nations commerçantes de
l’Europe, l’incita également à considérer la réduction de l’intérêt comme un
arrangement souhaitable. Le premier exemple est évidemment l’Angleterre.
« La grandeur du commerce des Anglais est datée des époques où ils ont
diminué l’intérêt de l’argent » note l’intendant du commerce. [246]
« C’est au bas prix de l’intérêt de l’argent, peut-être plus qu’à aucune
autre cause, que les Anglais doivent les progrès étonnants qu’ils ont fait dans
l’art de cultiver les terres ; progrès tels, qu’ils ont presque changé la
face de l’Angleterre en moins de 70 ans, et ont mis la nation en état de lever un
tribut sur la plupart des autres peuples de l’Europe, en pourvoyant à leur
subsistance, sans jamais avoir d’inquiétude pour la sienne propre. » [247]
Et en effet, il semble que le rapport de force entre la France et l’Angleterre,
en matière de commerce, se soit inversé à l’époque même où le taux d’intérêt de
l’argent y connaissait une diminution sensible, de 5 à 3%. De la même manière,
la Hollande a profité de la réduction du taux de l’intérêt pour accroître son
commerce. « C’est par le bas prix de l’intérêt de l’argent, disait Child,
et l’économie, qui en est une suite nécessaire, que les Hollandais sont
parvenus à pouvoir acheter plus cher et vendre à meilleur marché que leurs
voisins ; et que par là, ils ont su faire de leur pays, l’un des moins
favorisés de la nature, le Magasin général de l’Europe, et se rendre propres
les denrées de presque toutes les Nations de l’Univers. » [248]
Et la même conclusion, soutient Gournay, peut être tirée de l’étude de toutes
les nations du monde :
« Jetons
les yeux sur les pays qui nous environnent, et nous verrons que les richesses,
l’aisance et les connaissances du commerce marchent partout d’un pas égal avec
la proportion de l’intérêt : en Angleterre et en Hollande il y a plus de
circulation, plus de commerce, et par conséquent plus d’aisance que parmi nous,
où l’intérêt est plus haut ; à Hambourg où l’intérêt est comme en
Hollande, il y a plus de richesses à proportion qu’en Suède, en Danemark, en
Allemagne, où l’intérêt n’est pas aussi bas ; les Génois sont plus riches
et plus commerçants que les sujets du Roi de Sardaigne, l’intérêt à Turin,
quoique réduit depuis peu à 4% étant encore plus haut qu’à Gênes ; nous
avons nous-mêmes plus de commerce et d’industrie, et nos terres sont encore
mieux cultivées que celles des Espagnols où l’intérêt est encore plus haut que
chez nous. » [249]
Comment
Gournay explique-t-il ce phénomène ? Pourquoi les nations qui ont un plus
faible taux d’intérêt disposent-elles pour cela d’un commerce plus
florissant ? Dans l’immédiat, la relation entre les deux phénomènes ne
semble pas évidente : tâchons donc de rendre concrète la pensée de Gournay
sur ce point.
Selon
Gournay, le haut prix de l’intérêt de l’argent fonctionne comme un désavantage
comparatif, et le bas prix de l’intérêt comme un avantage comparatif. En effet,
si nous considérons deux industries identiques, rapportant les mêmes bénéfices,
l’une en France, l’autre en Hollande, si l’intérêt de l’argent est, en France,
de 3%, et en Hollande, de 6%, la manufacture hollandaise doit peu à peu dominer
sa rivale française. Supposons que l’exploitation de cette manufacture
fournisse un profit de 6% annuel, si le fabricant français et son confrère
hollandais empruntent tous deux le capital mettant en mouvement leur fabrique[250],
l’un aura un gain net de 3%, quand l’autre n’aura strictement rien gagné. De ce
fait, pour obtenir une même rentabilité nette, l’un peut se contenter de
moindres profits que le second.
Sans
une baisse de l’intérêt, on ne pourra s’enrichir et nous subirons la
concurrence des autres nations :
« Notre
pays est meilleur que la Hollande, aussi bon que l’Angleterre et ses
productions plus variées ; pourquoi cependant y’a-t-il plus de mendiants en
France qu’en Hollande et en Angleterre ? Je crois qu’entre plusieurs causes qui
concourent à cela une des principales est la différence de l’intérêt de l’argent,
qui étant dans ces deux pays communément à 2% et à 3%, et quelquefois
au-dessous, fait que partout où nous nous trouvons en concurrence avec elles,
nous gagnons toujours moins et nous perdons toujours plus, et nous empêche
d’entreprendre plusieurs branches de commerce et nous forme à en abandonner
d’autres qui donneraient beaucoup d’occupations à notre peuple ; la différence
du prix de l’intérêt de l’argent fait naître l’industrie chez eux et l’étouffe
chez nous. En effet ils entreprennent avec ardeur tout ce qui peut donner plus
de 3% de bon compte et nous sommes obligés d’abandonner tout ce qu’on ne
rapporte pas à 5 ou 6% ; quels avantages n’ont-ils donc pas vis-à-vis de nous
pour étendre leur commerce, les nouveaux établissements, la culture, etc.
? » [251]
Si
la modicité du taux de l’intérêt est considérée comme un avantage comparatif,
au sens que David Ricardo fournira à ce terme, que peut-on attendre de sa
réduction en France ? La principale conséquence serait de rétablir
l’équilibre de la balance entre la France et les nations rivales, en offrant
une égalité des conditions sur le marché. « On ne peut instaurer la
liberté des échanges que s’il y a égalité entre les acteurs » explique
Simone Meyssonnier pour résumer la position de Gournay. [252]
La liberté doit passer par l’égalité, tant sur le marché du travail que dans le
commerce international : telle est l’idée fondamentale de l’intendant du
commerce.
L’abaissement
de l’intérêt s’avère donc être une mesure à finalité libérale. C’est pour
fournir une base stable et solide à la liberté du commerce, pour assurer que
cette liberté ne verra pas ses bons effets paralysés par une inégalité d’origine
légale, que l’intendant du commerce mena ce combat pour la réduction du taux de
l’intérêt.
Faut-il
cependant cautionner le recours à des mesures autoritaires, à une intervention
étatique, pour fournir ce résultat désirable pour la liberté du commerce ?
Gournay ne peut être mis en cause de ce point de vue, puisque le moyen qu’il
indique pour provoquer la baisse de l’intérêt en France est la liberté. C’est
par la liberté des prêts à intérêt, du commerce de l’argent, que l’on obtiendra
ce résultat souhaitable. En supprimant les dispositions abusives de la loi et
en réformant nos mentalités sur le prêt d’argent, on peut favoriser ces crédits
et, amenant ainsi plus de concurrence, réduire le prix de l’intérêt. Dans une
lettre au marquis de Stainville, ambassadeur français
à Rome, l’intendant du commerce explique longuement pour quelle raison c’est la
liberté des prêts à intérêt qu’il faut obtenir pour réduire de manière durable
le taux de l’intérêt en France. Cette lettre, qui n’est pas reprise dans les
études récentes sur Gournay, mérite d’être citée dans toute sa longueur, tant
elle éclaire les motivations de Gournay sur cette question, et sa conviction
que la liberté de l’intérêt peut seule être la cause de la modicité de
l’intérêt, tout comme la liberté de tout commerce provoque la baisse du prix
des produits.
« Je
profite des moments que vous voulez bien me donner pour vous entretenir d’un
objet que je crois digne de l’attention de la Cour de Rome et de l’intérêt
qu’elle prend à la prospérité des pays catholiques.
Il
s’agirait de faire revoir par des gens bien au fait du commerce, les lois et
les constitutions relatives au prêt de l’argent. Celles que nos casuistes ont
établies sur cette matière sont si peu analogues au temps où nous vivons, et si
peu compatibles avec les progrès de l’agriculture et du commerce, qu’elles
donnent un avantage sensible et continuel aux pays protestants sur les États
catholiques, en sorte que les pays protestants sont toujours en état de nous
fournir de l’argent à un intérêt plus bas que celui que nous pouvons trouver
chez nous-mêmes ; d’où résulte que nous sommes continuellement leurs
débiteurs, et, le débiteur étant toujours dans la dépendance du créancier, nos
terres et notre industrie se trouvent nécessairement hypothéquées aux États
protestants qui nous ont prêté et ils retirent le plus clair de leur produit.
La
facilité que l’on a chez eux de prêter sur billets et sans être forcés comme
chez nous d’aliéner le fonds, celle de prêter sur gages, tout cela multipliant
le nombre des prêteurs, fait que celui qui voudrait exiger un prêt excessif de
son argent est contenu par un autre qui l’offre à meilleur marché, en sorte que
l’argent circule nécessairement à un intérêt plus bas que dans les pays
catholiques et que l’on peut dire que, quoique l’usure ne soit pas défendue
chez eux, la multitude des prêteurs la rend impraticable, au lieu que,
quoiqu’elle soit très sévèrement prohibée par toutes nos lois, tant
ecclésiastiques que séculières, elle est très commune par la rareté du fonds,
ce qui fait que ceux qui ne le sont pas, trouvant peu de concurrents, sont
maîtres des conditions et imposent les lois les plus dures à leurs débiteurs.
Ce
mal est encore infiniment plus sensible dans nos provinces que dans la
capitale ; d’où il s’ensuit que nos terres sont bien moins cultivées que
celles des Protestants, que notre commerce est infiniment plus resserré et
moins avantageux que le leur, le bas prix de leur intérêt les mettant en état
de gagner là où nous perdons et qu’enfin nous nous affaiblissons et nous
appauvrissons continuellement vis-à-vis d’eux. Les pays qui sont en état de
prêter aux autres attirent d’abord l’argent, et ensuite le peuple des pays
auxquels ils prêtent. Ce mal ne vient sans doute que de ce que casuistes n’ont
point connu la nature du commerce et la liaison qu’il y a nécessairement entre
la culture des terres, l’augmentation du peuple et le prix de l’intérêt de
l’argent qui ne saurait être bas que dans les pays où les facilités pour prêter
son extrêmement multipliées. S’ils avaient connu cette liaison, ils se seraient
sans doute attachés à rendre le prêt aussi facile qu’ils l’ont rendu difficile
par les conditions qu’ils y ont mises.
Personne
ne peut mieux que vous, Monsieur, faire connaître le préjudice qui en résulte à
tous les pays catholiques ; quelle circonstance peut
jamais être plus favorable pour y remédier que le règne du souverain Pontife
qui gouverne aujourd’hui si heureusement l’Église ! » [253]
Beaucoup
pourrait être dit sur le caractère novateur, presque révolutionnaire de ces
vues. Vingt-ans avant Turgot, trente ans avant Jeremy Bentham, Gournay
fournissait les bases de la défense de la liberté des prêts à intérêt. Nous
n’insisterons cependant pas sur ce point ici, réservant son traitement au
chapitre suivant, où nous nous sommes promis d’investiguer la place de
l’intendant du commerce dans l’histoire de la pensée économique.
Cela
suffit cependant pour écarter les accusations que l’on pourrait porter contre
l’interventionnisme de Gournay en matière de taux d’intérêt. Gournay n’est pas
interventionniste. À considérer d’ailleurs ses maîtres à penser, on aboutirait
à la même conclusion, que nous avons pour notre part voulu fonder sur l’étude
même de ses écrits. Prenant en compte les idées de Child ou Locke, Simone
Meyssonnier a pu cependant écarter les critiques, et écrit : « On a
discuté longtemps sur cette analyse de Gournay, l’accusant de vouloir fixer le
taux de façon autoritaire et soulignant par là son interventionnisme soi-disant
mercantiliste, ainsi que sa confusion des flux monétaires avec le marché des
capitaux. Or quand on a analysé, en cette matière, les textes des prédécesseurs
qui avaient nourri sa réflexion, il est évident que ces critiques ne sont plus
recevables. » [254]
Par des voies volontairement différentes, c’est là précisément que notre
raisonnement nous a mené.
Gournay
serait-il cependant interventionniste en ce qu’il était favorable à
l’instauration d’un crédit public, d’une banque publique ? Cela ne peut
pas se tenir davantage, car le peu qu’il nous a indiqué de sa pensée sur ce
point signale son intention de développer le crédit public d’une manière très
modérée. Au surplus, un passage de ses Remarques[255] prouve que Gournay est surtout marqué
par le coup d’arrêt que la faillite du système de John Law a provoqué sur toute
idée de banque publique. Enfin, Gournay, sur ce point, croit si peu au besoin
d’une intervention étatique d’envergure, qu’il écrit plutôt, après avoir soumis
son souhait de l’institution d’un crédit public, que celui-ci « sera la
suite naturelle d’une grande culture, d’un grand commerce et d’une grande
navigation » [256]
Signe d’un certain réalisme et d’une confiance fort modérée en l’initiative
étatique.
Gournay,
précurseur des physiocrates ? — Influence de Gournay sur le mouvement
intellectuel de son époque. Ses rapports avec Turgot. — Succès pratiques de ses
idées.
L’interprétation
de son œuvre n’ayant pas été aisée, notamment du fait de la disparition de
certains textes, fixer le rôle véritable que Gournay a joué dans l’histoire de
la pensée économique, et dans l’histoire de son siècle, a longtemps été une
tâche ardue, presque impossible. C’est ainsi qu’on l’a dit tantôt pionnier
majeur de la physiocratie, précurseur des classiques, tout comme aussi lointain
descendant des mercantilistes, ou auteur tout simplement sans intérêt. À tout
prendre, sa place dans l’histoire est en effet restée longtemps
« indéterminée » et « controversée », comme le notait bien
Simone Meyssonnier dans sa réédition des Remarques. [257]
Ce
n’est pas cependant que cette difficulté fut perçue par les premiers
commentateurs. Après avoir jeté ses regards sur quelques-uns des grands thèmes
traités par Vincent de Gournay, Gustave Schelle conclut sans difficulté que
l’intendant du commerce « est le premier qui ait entamé la lutte contre
les procédés pédantesques des gouvernants et contre la cupidité particulière
des protégés. Il a devancé Quesnay de quelques années, Turgot de près de vingt
ans. » [258]
Assurément, son affirmation n’est pas dénuée de fondement ; mais le
rapprochement avec Quesnay et Turgot — et surtout avec le premier des deux — ne
peut être fait qu’avec la plus grande précaution.
Gournay
a acquis un semblant de célébrité à une époque charnière, qui a vu la
préparation du mouvement physiocratique. De ce fait, il est tentant de le
présenter comme le trait d’union, jamais vraiment trouvé, entre les premiers
anti-mercantilistes comme Boisguilbert, et les physiocrates. Seulement,
précurseur des Physiocrates, l’est-il vraiment ?
Les
temps d’activité de Gournay et de Quesnay ne permettent pas de douter du fait
que le premier a précédé le second. Il est indiscutable que Gournay ait devancé
Quesnay. Les deux hommes s’étaient rencontrés en 1758, à une époque où Gournay,
malade, achevait sa carrière de haut fonctionnaire et d’économiste, et où
Quesnay, établi à Versailles depuis peu, venait d’abandonner la chirurgie pour
l’économie politique. Mirabeau lui-même, bras droit de Quesnay, convient que
son maître n’avait pas produit son œuvre ni à l’époque de cette rencontre, ni
même à la mort de Gournay. « Nous perdîmes cet excellent citoyen avant que
le Tableau économique eût paru : c’était là la base de la science
économique, et Gournay l’ignora. » [259] Le propos est factuellement faux, car
le Tableau est de 1758 et la mort de Gournay n’est intervenue qu’en
1759 ; cependant l’intendant du commerce ne connut effectivement pas le Tableau
économique. [260]
Ce n’est toutefois pas la dernière inexactitude. Mirabeau avoua sur Gournay :
« Je ne l’ai vu qu’une fois », et cependant il dit aussi que
« Gournay connaissait notre maître et le regardait comme le sien ». [261]
Les deux affirmations sont contradictoires. Les mots de Dupont de Nemours,
affirmant que Gournay et Quesnay « se lièrent intimement »[262],
sont aussi peu dignes d’être crus. Car ce serait très étonnant, après une seule
brève rencontre ! En vérité Gournay était peu proche des physiocrates et de
Quesnay, et il ne reconnut jamais Quesnay comme son maître, quoiqu’il l’estima peut-être. Il n’eut presque aucune relation avec
Quesnay, ni avec Mirabeau ; inutile de dire qu’il ne faisait pas parti de
leur école.
Selon
les dires de Dupont de Nemours, après leur unique rencontre, Gournay et
Quesnay reconnurent l’exacte convergence de leurs vues, et repartirent
satisfaits. En ardent défenseur de la physiocratie, Dupont de Nemours passe en
réalité sous silence les deux grands sujets sur lesquels ces deux économistes
étaient en désaccord, et qui ont très certainement été au centre de leur discussion.
La
première, fondamentale, tient au rôle de l’agriculture dans le processus
économique. Les physiocrates, comme nous le savons, firent de l’agriculture la
seule activité productive, et considérèrent l’industrie comme
« stérile ». Ils en tirèrent des conséquences très fausses du point
de vue fiscal, et arguèrent en faveur d’un impôt unique sur les terres. Gournay
était loin de partager cette position, et considéra toujours que toute activité
économique était productive. Son expérience de commerçant et ses origines
malouines l’aidèrent sans aucun doute à se prémunir contre cette erreur.
« D’après l’impression qui se dégage de son œuvre, il paraît bien
difficile d’admettre qu’il ait consenti à appliquer à tous les travaux en
dehors de ceux des champs l’épithète de stériles » dit Sécrestat-Escande. [263] C’est aussi ce qu’affirme d’ailleurs
Turgot en écrivant dans son Éloge de Gournay : « Il pensait
qu’un ouvrier qui avait fabriqué une pièce d’étoffe avait ajouté à la masse de
la richesse de l’État une richesse réelle ». [264] De ce fait, Gournay était certainement
contre l’impôt unique sur les terres. « Si donc Gournay avait sur la
productivité de l’industrie les idées que nous indique Turgot dans ce passage,
continue Sécrestat-Escande,
il paraît de toute évidence qu’il devait être en désaccord avec les
physiocrates sur la question de l’impôt unique, puisque, en somme, ce n’est
qu’une conséquence de la productivité exclusive de l’agriculture ». [265]
Et en effet, nulle part dans l’œuvre de Gournay ne voit-on la moindre trace de
cette idée que la terre doive porter seule tout le poids de l’impôt. C’est donc
que Gournay n’avait pas la même conception de l’impôt.
La
seconde source de désaccord, qui pourrait apparaître, à tort, comme une
subtilité de théoricien, signalait bien l’opposition de caractère et la
divergence de philosophie générale. Il s’agissait de la question de savoir
si l’État devait fixer le taux de l’intérêt. Bien que reconnaissant tous
deux qu’un plus faible taux d’intérêt constituerait un vif encouragement pour
l’industrie et, d’une manière générale, pour la production, le rôle que l’État
devait jouer dans ce processus divisait les deux grands fondateurs de
l’économie politique. Tandis que chez les physiocrates, on portait ses
suffrages sur l’intervention de l’État, Gournay restait fidèle à sa grande
maxime et préférait laisser à la concurrence la fixation du taux d’intérêt.
Ces
deux divergences suffisent pour sortir l’intendant du commerce du giron de la
physiocratie. Né à une époque où elle n’existait pas encore, il en a même
réfuté les dogmes par avance. S’il peut être présenté comme l’un des premiers
économistes, il ne saurait être décrit ni comme un physiocrate, ni comme un
précurseur des élèves de Quesnay.
C’est
la conclusion à laquelle a abouti également Simone Meysonnier.
Si elle refuse de reconnaître à l’œuvre de Gournay un caractère
pré-physiocratique, elle établit cependant en quoi cette œuvre crée une
perspective nouvelle dans l’histoire des idées, en initiant le mouvement
libéral qui s’épanouira dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. «
Avant que ne s’impose le mouvement physiocratique en France, au milieu du XVIIIe
siècle, écrit-elle, il a bien existé dans notre pays des économistes capables
de penser un système libéral tout à fait original et cohérent. » [266]
C’est ici qu’apparait l’antécédent qu’a formé Gournay pour les
physiocrates : ce n’est pas un antécédent de doctrine, c’est un antécédent
idéologique. Meysonnier écrit bien également que
« quand les Physiocrates se lanceront à leur tour dans le libéralisme, le
chemin est tracé, la doctrine est établie, et les réformes légales sont engagée.
» [267]
C’est en cela, et en cela seulement que Gournay peut être appelé un
pré-physiocrate.
Ce
n’est pas cependant que les protégés de Gournay, comme Turgot ou Cliquot-Blervache, ne se soient
rapprochés, après sa mort, de la nouvelle école physiocratique. Turgot garda
bien quelques distances, mais Cliquot-Blervache évolua plus tard vers un physiocratisme
assez pur. Preuve en est le fait qu’en 1755 il écrivait
: « L’agriculture tire de la terre des matières premières ; les
manufactures donnent à ces richesses une forme nouvelle ; le commerce en
augmente la valeur par l’échange et l’exportation. » [268] En 1778, devenu un quasi physiocrate,
il disait plutôt : « Le travail de la terre fortifie et perfectionne
l’espèce humaine ; les manufactures l’abâtardissent. » [269]
Mais
n’est-ce pas pour essayer maladroitement de le sauver qu’on a essayé, plus
tard, de présenter Gournay comme un précurseur oublié des physiocrates ? À
lire ses premiers commentateurs, cette crainte est assurément présente.
Cependant, elle est loin d’être fondée, car s’il ne fut en aucun cas un
physiocrate, l’intendant du commerce eut une vraie influence sur son époque et
a fait valoir d’autres mérites.
À
ce qu’il semble, Gournay eut certes une influence assez faible sur le bureau du
commerce, ou du moins elle est impossible à mettre au jour de manière exacte et
ne peut pas être postulée sans preuve. Mais son influence fut très grande sur
les économistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
« L’influence véritable qu’exerça Gournay doit être recherchée en dehors
de l’administration, dit Sécrestat-Escande. Il l’exerçait sur les jeunes gens qui
l’entouraient, agissant surtout par ses mémoires, sa conversation, ses conseils
et aussi par la part qu’il prit à la rédaction de quelques ouvrages. Et quoique
l’influence qu’il exerça fût souvent très difficile à préciser, il est certain
qu’elle fut considérable lorsque l’on voit Turgot, Morellet et surtout les
physiocrates se réclamer constamment de lui et ne pas craindre même souvent,
ainsi que nous l’avons vu plus haut, de commettre des inexactitudes pour
rattacher plus sûrement Gournay à leur doctrine et s’appuyer sur son
autorité. » [270]
En effet, bien qu’il ne forma pas une école au même titre que les physiocrates,
l’intendant du commerce eut des élèves, on peut même parler de disciples, comme
Turgot et Morellet, qui lui restèrent même assez fidèles.
Nous
étudierons la composition et les réalisations du « cercle » de
Gournay dans le chapitre suivant et nous nous cantonnerons par conséquent ici à
ces relations qui prouvent l’influence que l’intendant du commerce eut sur le
mouvement des idées de son siècle.
On
peut ainsi citer André Morellet, lié très tôt à Gournay. La correspondance de
l’intendant du commerce fait état de plusieurs lettres envoyées à Morellet,
dans lesquelles on constate une grande familiarité et surtout une véritable
proximité intellectuelle. Gournay y félicite Morellet d’avoir abouti aux
conclusions que l’économie française a besoin de liberté, de protection, et
d’une égalité entre les nations par la baisse de l’intérêt. « J’espère que
vos observations, lui dit-il, serviront un jour à nous ramener à la raison en
faisant voir à quel point nous nous en sommes écartés, et avec combien de
facilité nous aurions un grand commerce si l’intérêt de l’argent était bas, si
nos vrais marchands étaient protégés en temps de guerre, et si nous laissons
faire les sujets du Roi sans vouloir leur ordonner des choses que nous
n’entendons pas, et que les besoins du commerce font varier à chaque
instant. » [271]
Plus loin, il se félicite lui-même d’avoir vu juste, tout autant que Morellet.
« Je suis charmé que vous trouviez que les principes que j’ai cherché à
établir sont vrais et ne sont point contraires aux détails. Il faut du temps
pour déraciner les routines sur tout, le gouvernement n’y voulant rien hâter
sur cette matière. » [272]
Cet échange date de 1751 ; la proximité de doctrine de Morellet et Gournay
ne cessa jamais depuis lors.
Anne-Robert-Jacques
Turgot, bien qu’il se rapprocha ensuite des Physiocrates, fut néanmoins très
nettement influencé par Gournay, et adopta par exemple sa position sur le taux
d’intérêt. Il faut le redire, Turgot avait suivi Gournay dans ses voyages à
travers les régions françaises, et l’avait très tôt considéré comme un mentor.
Selon lui, Vincent de Gournay était un modèle d’intransigeance, de hauteur
morale et de plus parfait désintéressement. Gournay, rappela Turgot, s’était
toujours refusé à vivre aux dépens de l’État en obtenant un
privilège auprès du Roi, qui en donnait à l’époque beaucoup : « je ne
veux point qu’on puisse me reprocher de me prêter, pour mon intérêt, à des
exceptions à mes principes » disait-il. [273] Gournay était aussi, pour Turgot, un
modèle de clarté en matière d’économie politique. Lorsque Galiani, dix ans
après la mort de Gournay, publia des Dialogues sur le commerce des grains
pour contester la théorie de la liberté du commerce, Turgot s’offusqua dans une
lettre à Mlle Lespinasse : « Il a l’art de
tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant
contre Franklin sur l’électricité, des Montaran
disputant contre de Gournay sur la liberté du commerce. » [274]
Turgot,
ensuite, nous a laissé un Éloge de Gournay, qui renferme les idées
économiques de celui que l’éphémère Contrôleur général des Finances considérait
comme son maître. Dans ce texte précieux, Turgot nous renseigne de manière
précise sur le sens que donnait Gournay à une expression qui restera célèbre,
et que Gournay utilisait pour résumer ce qu’il appelait son système :
« laissez faire, laissez passer ». Par ces quatre mots raisonnait
pour la première fois tout l’idéal de la liberté économique, tant vanté et tant
ardemment soutenu par Gournay. Laisser faire les hommes, laisser passer les
marchandises : telle était, telle devait être la première et la seule
maxime de la puissance publique, eu égard aux grandes questions économiques.
Dans son Éloge, cherchant à résumer ce que pouvait signifier dans
l’esprit de son maître à penser cette si belle et
pourtant si simple expression, Turgot lui accorda une autre grande découverte.
Cette découverte, c’est celle qui, plus de quinze ans après la mort de Gournay,
fera la célébrité de l’écossais Adam Smith : le concept de « main
invisible » — cette idée que la recherche de l’intérêt personnel, aussi
égoïste qu’on puisse la supposer, mène irrémédiablement à l’intérêt général. En
avance sur son temps, Gournay avait déjà parfaitement compris ce principe, et
l’avait énoncé. Turgot écrit : « M. de Gournay concluait que lorsque
l’intérêt des particuliers est précisément le même que l’intérêt général, ce
qu’on peut faire de mieux est de laisser chaque homme libre de faire ce qu’il
veut. Or, il trouvait impossible que dans le commerce abandonné à lui-même
l’intérêt particulier ne concourût pas avec l’intérêt général. » [275]
Autrement dit, Gournay considérait que dans la sphère économique, on pouvait,
et en réalité, on devait laisser les hommes agir librement, convaincus qu’ils
connaîtraient toujours mieux que des ministres ce qui constitue leur intérêt
propre, et qu’en le suivant, il était impossible qu’ils ne fassent du mal à la
société ; mieux : qu’il était impossible qu’ils ne lui fassent
quelque bien. Toutes ces idées, Turgot les fit siennes et les développa dans
tous ses écrits.
Qu’il
nous soit permis d’insister sur un écrit en particulier, qui indiquera à quel
point, même sur des sujets mineurs, Turgot avait suivi les idées de son maitre.
Encore intendant du Limousin, il écrivit un mémoire sur les mines et carrières,
dans lequel il explique que « 1° chacun a droit d’ouvrir la terre dans son
champ ; 2° personne n’a droit d’ouvrir la terre dans le champ d’autrui, sans
son consentement ; 3° il est libre à toute personne de pousser des galeries
sous le terrain d’autrui, pourvu qu’elle prenne toutes les précautions
nécessaires pour garantir le propriétaire de tout dommage. » [276]
Il
est piquant d’apprendre qu’en 1753, Gournay avait composé un projet d’édit au
sujet des mines et carrières, étrangement similaire. Meyssonnier le commente
dans ces termes :
« Ce
projet dépouille le roi de son droit de souveraineté. Le droit d’exploiter
revient, dès lors, soit aux seigneurs, soit aux propriétaires, soit à des
concessionnaires, toute exploitation abandonnée pendant six mois pouvant être
reprise par l’une de ces personnes sans que celui qui y a renoncé puisse s’y
opposer.
La
concurrence entre exploitants devient la règle. Les juges royaux, et non plus
le souverain ou les intendants, ont le pouvoir d’accorder les concessions et de
régler les différends entre voisins. »
L’obligation
de sécurité pour les mineurs demeure mais n’est plus l’objet de contrôles ou de
fermetures de fosses.
En
cas de décès des ouvriers, les entrepreneurs et propriétaires sont responsables
solidairement de verser 200 livres de rente aux veuves, orphelins et héritiers
pendant dix ans.
Gournay
rétablit donc la totale liberté d’exploiter les mines dans la concurrence et le
respect des droits individuels de propriété et d’entreprise sans
discrimination. Les ouvriers ont la même liberté de travailler pour l’employeur
le plus offrant, et ce dernier de débaucher chez son concurrent grâce à un plus
fort salaire.
Par
cet édit, l’exploitation des mines n’aurait plus concerné ni le roi ni son
administration et se serait déroulée selon la plus pure logique
libérale. » [277]
Turgot,
d’ailleurs, ne cacha jamais de telles influences.
Cette
influence de Gournay ne signifie pas que Turgot n’ait rien ajouté au fond
commun, ni qu’il n’avait pas des idées libérales bien arrêtées avant même
d’entrer en relations avec l’intendant du commerce. Cette dernière réalité
apparaît clairement à la lecture des œuvres de jeunesse de Turgot.
Néanmoins,
la personnalité de Gournay eut sur le futur ministre de Louis XVI une influence
considérable. En 1755, les deux hommes parcourent ensemble la France,
l’intendant du commerce effectuant des tournées dans tout l’ouest de la France,
de Bayonne à Rennes. Les proches de Turgot ont bien noté l’importance de cette
expérience. Elle fut « l’un des évènements qui ont le plus avancé son
instruction » selon le premier d’entre eux, Dupont de Nemours. [278]
Gustave Schelle, éditeur des Œuvres de Turgot, écrit pour sa part que « les
deux articles économiques qu’il donna à l’Encyclopédie, Foire et
Fondations, sont le résumé des conversations qu’il avait eues avec
Gournay. » [279]
Nous
savons que la mort de l’intendant du commerce fut une perte dont souffrit
beaucoup Turgot et nous connaissons les circonstances dans lesquelles il
rédigea l’Éloge de Gournay, dont le titre dit tout. Ce qu’il reste à
signaler, c’est l’influence que Gournay conserva sur son brillant élève et ami,
après même qu’il ne soit plus.
Quoique
l’époque soit devenue tout entière acquise à la physiocratie, Turgot fit valoir
plusieurs fois les mérites de Gournay et sa supériorité dans certains domaines.
Lorsqu’on lui présentait Quesnay comme le maître de la science économique, il
n’avait de cesse de rappeler l’antériorité de Gournay, et d’indiquer sa
supériorité. Dans une lettre à Dupont de Nemours, il écrit :
« Quelquefois,
je trouve que vous ne donnez pas assez d’étendue à vos principes, que toujours
guidés par la marche qu’a suivie notre Docteur, toujours appuyés sur la base de
l’analyse profonde qu’il a le premier faite de la formation, de la circulation,
de la reproduction du revenu, vous ne vous servez pas assez du principe moins
abstrait, mais peut-être plus lumineux, plus fécond ou du moins plus tranchant
par sa simplicité et par sa généralité sans exception : le principe de la
concurrence et de la liberté du commerce, conséquence immédiate du droit de
propriété et de la faculté exclusive qu’a chaque individu de connaître ses
intérêts mieux que tout autre. Ce seul principe avait conduit M. de Gournay,
parti du comptoir, à tous les mêmes résultats pratiques auquel est arrivé notre
Docteur, en partant de la charrue. Je me ferai honneur toute ma vie d’avoir été
le disciple de l’un et de l’autre et la mémoire de celui que j’ai perdu me sera
toujours chère, comme celle d’un ami tendre et d’un citoyen enflammé de l’amour
du bien public. » [280]
Quand,
pareillement, les Physiocrates étaient loués pour leur défense de la liberté du
commerce des grains, Turgot ne manquait pas l’occasion de rappeler que son
maître et quelques autres de ses associés ou amis avaient défendu les mêmes
principes, dans des termes analogues, quelques années auparavant. Or à cette
époque là l’école physiocratique n’existait pas encore. « Lorsque M.
Dupin, M. de Gournay, M. Herbert et beaucoup d’autres établirent en France les
mêmes principes, aucun des écrivains qu’on nomme économistes, n’avait encore
rien publié dans ce genre, et on leur a fait un honneur qu’ils n’ont pas
mérité, lorsque, pour déprimer l’opinion qu’ils ont défendue, on leur a imputé
d’en être les seuls promoteurs. » [281] Cela dérangeait d’autant plus Turgot
qu’il n’admettait pas qu’on puisse présenter la liberté économique comme le
système exclusif d’une secte de fanatiques. Devant toute attitude sectaire,
devant l’excès d’enthousiasme comme devant l’intolérance, il faisait valoir ses
critiques. À Dupont de Nemours, pourtant son ami fidèle et son partenaire, il
rappelait qu’en science, le fanatisme n’est jamais souhaitable, raillant
régulièrement le trop grand respect que les Physiocrates montraient à l’égard
de la personne de François Quesnay. Leur tort collectif était plus grand encore
quand ils poussaient la déraison jusqu’à célébrer en grande pompe les auteurs
du passé. « Il y aurait trop de cruauté à critiquer votre dernier volume,
dit une fois Turgot à Dupont de Nemours au sujet des Éphémérides, dans lequel
plusieurs choses m’ont fâché, comme par exemple vos doléances sur Sully,
Fénelon et l’abbé de SaintPierre, qui m’ont rappelé
ces savants qui s’assemblaient tous les ans pour pleurer la mort d’Homère. Il
n’y a que M. de Gournay qu’il soit raisonnable de regretter, parce que, suivant
le cours de la nature, il serait encore dans la force de l’âge. » [282]
La remarque est curieuse, parce qu’elle contredit la position de Turgot au
sujet du sectarisme, du fanatisme scientifique et de l’enthousiasme excessif
des écoles de pensée. Elle s’explique cependant, comme le reste de ses
remarques, par la grande fidélité qu’il manifesta jusqu’au bout à l’endroit de
son maître à penser.
Devant
la suprématie soudaine des Physiocrates, Turgot insista toujours pour défendre
l’influence de Gournay sur le mouvement intellectuel de son siècle :
« M.
de Gournay mériterait la reconnaissance de la nation, quand elle ne lui aurait
d’autre obligation que d’avoir contribué plus que personne à tourner les
esprits du côté des connaissances économiques. Cette gloire lui serait acquise
quand ses principes pourraient encore souffrir quelque contradiction ; et
la vérité aurait toujours gagné à la discussion des matières qu’il a donné
occasion d’agiter. La postérité jugera entre lui et ses adversaires. Mais en
attendant qu’elle ait jugé, on réclamera avec confiance pour sa mémoire
l’honneur d’avoir le premier répandu en France les principes de Child et de
Jean de Witt. Et, si ces principes deviennent un jour adoptés par notre
administration dans le commerce, s’ils sont jamais
pour la France, comme ils l’ont été pour la Hollande et l’Angleterre, une
source d’abondance et de prospérité, nos descendants sauront que la
reconnaissance en sera due à M. de Gournay. » [283]
Cette
influence doit bien être reconnue à Gournay, car, si le témoignage de Turgot
n’est pas entièrement digne de foi, il est soutenu par celui de certains des
adversaires mêmes des idées de Gournay. C’est le cas de Grimm, déjà cité. C’est
aussi le cas de Mably, qui luttera très âprement avec les physiocrates,
notamment sur la liberté du commerce. Celui écrivit :
« Vous
vous rappelez sans doute qu’il n’y a que vingt à vingt cinq ans on observait
avec une sorte de religion les règlements de M. Colbert sur l’administration du
commerce (…) Il jouissait de toute sa gloire, lorsqu’un homme de beaucoup de
génie et qui avait fait le commerce à Cadix avec succès, ayant acheté une
charge d’intendant du commerce, dérangea toutes les idées de son bureau, et
porta la première atteinte à la réputation de M. de Colbert. (…) Il parla avec
beaucoup de liberté contre les lois prohibitives, et mit d’autant plus de force
et de constance dans ses discours, qu’il ne pouvait convertir ses confrères, et
qu’il était écouté avec avidité par une foule de petits maîtres de requêtes qui
se destinaient à être intendants ou ministres, et croyaient tout savoir en
criaillant : liberté, liberté ; il ne faut que laisser faire, et se
tenir tranquille. » [284]
L’influence
de Gournay sur le mouvement d’idée de son siècle peut donc être considérée
comme un fait.
Elle
s’illustre d’ailleurs en dehors du cercle des économistes, comme avec l’exemple
de Voltaire. Comme le montrait récemment Patrick Neiertz dans Voltaire et
l’économie politique, le « libéralisme de Gournay et de Turgot »
fait partie des nombreuses et contradictoires références théoriques de Voltaire
en matière d’économie politique. [285] Si, au cours de son existence, Voltaire
a été lié à de nombreux économistes et des plus divers, il resta fidèle,
continue l’auteur, à la tradition de Gournay, Morellet, Forbonnais, et Turgot.
« C’est dans cette lignée intellectuelle, celle du libéralisme commerçant
et industriel, que se situe l’économie politique de Voltaire. » « Au
plan idéologique, ajoute Neiertz, Voltaire est un libéral défendant un certain
interventionnisme étatique, par exemple pour la régulation de l’import-export
des denrées ou la protection des manufactures. » [286]
Voltaire
connaissait les idées de Gournay grâce à sa fréquentation de la société lettrée
du siècle, où elles s’étaient répandues, mais aussi par une correspondance
directe avec lui. C’est ce que prouve une lettre de Voltaire à Jean-Robert
Tronchin, du 5 mai 1758 : « J’ai répondu à M. de Gournay, y écrit
Voltaire. C’est un homme dont je fais grand cas. Je crois que personne n’entend
mieux le commerce en grand et ne mériterait mieux d’être écouté. » [287]
Selon Patrick Neiertz, Gournay et Voltaire auraient également pu être en
relation d’affaire lorsque ce dernier « arrondissait sa fortune naissance
en prenant des quirats de cargaison par l’intermédiaire de Gilly au départ de
Cadix. » [288]
Nous savons enfin que Voltaire a lu la traduction que Gournay donna des Traités
sur le commerce de Josiah Child. Dans une lettre à Mme Denis, en avril 1754, Voltaire
demande qu’elle lui envoie le « Traité du commerce » de Child.
L’ayant reçu, il le lit avec avidité. « J’ai dévoré aujourd’hui le livre
de Bolingbroke et le Commerce, répondit-il quelques jours après. Le Commerce me
paraît utile, et Bolingbroke pitoyable. » [289] Toutefois, si Voltaire a lu la
traduction de Child par Gournay, il ne put pas prendre connaissance des Réflexions
de Gournay, car celles-ci n’avaient pas obtenu le droit d’être publiées
conjointement, comme l’intendant du commerce en avait eu initialement
l’intention.
L’influence
qu’eurent les idées de Gournay sur la pensée économique de Voltaire est
aisément perceptible. Patrick Neiertz mentionne trois manifestations concrètes de
cette influence. La première, c’est que si Voltaire a accepté la doctrine de
Gournay, il est resté très ambivalent face à la physiocratie. [290]
Ensuite, c’est selon Neiertz en « disciple de Gournay et de Turgot »,
que Voltaire faisait grand cas du « développement des manufactures au sein
d’une politique générale de libre circulation des biens et des espèces. » [291]
Enfin, en considérant que la monnaie est une marchandise comme une autre,
Voltaire aurait été disciple de Gournay, Child et Turgot. [292]
Au-delà
de la pénétration de ses idées dans les cercles philosophiques, littéraires,
économiques ou administratifs, il est certaines réalisations pratiques de
Gournay, qui, au surplus, lui ont valu d’être copié ou célébré.
C’est le cas de la fondation de la Société d’agriculture de Bretagne, dont les
statuts, composés par Gournay, furent envoyés aux intendants de province par
Bertin, contrôleur général, afin que ceux-ci s’en inspirent pour former de
pareilles sociétés dans leur région respective. C’est aussi et peut-être
surtout dans sa lutte contre les corporations et les règlements que Gournay,
ainsi qu’on y reviendra plus en détail, eut une influence remarquable,
quoiqu’il ait été un précurseur sur cette question. Ainsi que l’écrit Simone
Meyssonnier, « tout en se heurtant à l’ignorance, aux préjugés, au
conservatisme et aux intérêts politiques, Vincent de Gournay réussit à ouvrir
une brèche dans le régime réglementaire, dans la pratique des monopoles et des
privilèges. » [293]
L’activité
critique de Gournay face aux règlements portant sur l’activité économique
ne pouvait rester sans résultat. De son vivant déjà, il emporta une victoire
décisive sur la question du commerce des grains. Le 17 septembre 1754 un édit,
signé Machault et Trudaine, mais préparé en sous-main
par Gournay, Herbert et Dangeul, auteurs de textes
sur le sujet, instaura la libre circulation des grains et farines à l’intérieur
du royaume et autorisa les exportations dans les années d’abondance, dans les
deux ports d’Agde et de Bayonne. Sur la question des corporations de métiers,
second des deux sujets économiques majeurs au siècle des Lumières, il obtint le
succès grâce à la persévérance de son élève et successeur, Turgot. En 1776,
devenu Contrôleur Général des Finances, Anne-Robert-Jacques Turgot saisit cette
occasion pour réformer ce qui avait été le cheval de bataille de son
maître : il prépara et fit signer un édit qui supprimait les corporations
de métiers et déréglementait massivement l’industrie française.
Il
ne faut pas croire que Turgot ait imposé ces vues à l’administration des
finances et que tout, à son arrivée, était à faire. À l’époque où il entra au
ministère, les esprits, sur cette question, étaient déjà changés. Turgot put
s’en convaincre lui-même quand, en 1775, il s’enquirit
auprès des membres de son ministère pour préparer une réduction du nombre des
lois sur l’industrie, afin de « libérer enfin le commerce de la France ».
S. Cliquot-Blervache,
devenu son Inspecteur Général des Manufactures et du Commerce, répondit que «
ces règlements sont tous nuisibles », conseilla leur suppression complète, et
demanda l’avis de ses Inspecteurs régionaux. J. M. Roland de La Platière,
Inspecteur des Manufactures pour la généralité d’Amiens, répondit ceci : « Je
cherche vainement quels règlements de fabrique il conviendrait de laisser subsister
pour le bien du commerce. Je les ai tous lus, j’ai longtemps médité sur cette
froide et longue compilation ; j’en ai envisagé l’effet et suivi les
conséquences ; je crois qu’on les doit tous supprimer. J’ai également cherché
s’il résulterait quelque avantage de leur en substituer d’autres ; partout, en
tout, je n’ai rien vu de mieux que la liberté. » [294] Telle fut l’œuvre, telle fut
l’influence de Gournay.
Signe
que son avis s’imposait à beaucoup de consciences, autour de lui, ses
partenaires dans la lutte contre la réglementation étaient très admiratifs de
son combat. « J’ai eu hier une conversation avec M. de Séchelles,
écrit par exemple le marquis d’Argenson dans son journal, en août 1755 ; je me
suis réjoui du système où je l’ai vu et où je l’ai tant excité, depuis qu’il
est en place : c’est de laisser une grande liberté au commerce. Il se plaît à
entendre discourir M. de Gournay, qui pousse cette idée et l’applique
merveilleusement. M. de Séchelles dit que M. de
Gournay va jusqu’à lui proposer de rompre les jurandes, c’est-à-dire les
communautés d’artisans et de marchands, de façon que les métiers soient
ouverts, ce que j’approuve fort. » [295]
Il
faut dire aussi que, non content de défendre ces vues dans ses lettres et
mémoires, Gournay tachait aussi de les mettre en application dans sa pratique
quotidienne de l’intendance du commerce, ce qui, ajouté à l’influence que
pouvaient avoir ses conseils et ses théories, apporte à son actif l’influence
crucial des actes. Avec cette intransigeance qui tenait à sa rigueur mais qui
le fit passer pour un homme à système, il repoussa indéfiniment les privilèges
qui lui étaient demandés. Lorsqu’un industriel, vers 1756, lui écrivit pour
demander un tel privilège exclusif d’exercer sa profession, Gournay lui
répondit sèchement : « Vous ne devez compter sur aucun privilège exclusif.
Le Conseil étant résolu de n’en point accorder. » Les années passant, toute
autre demande de cette nature fut suivie d’une réponse semblable. « On est
trop convaincu par l’expérience du préjudice que causent ces sortes de
privilèges, écrivait-il à un autre industriel, pour en accorder
davantage. » [296]
Pour
soutenir ses arguments encore tout à fait audacieux pour l’époque, Gournay
encouragea les économistes réunis autour de lui à dénoncer également dans leurs
écrits ces règlements qui paralysaient l’industrie. En 1754, Plumard de Dangeul publia ses Remarques sur les avantages et les désavantages
de la France et de la Grande-Bretagne par rapport au commerce et aux autres
sources de la puissance des États, ouvrage revu, si ce n’est plus, par
Vincent de Gournay, et dans lequel l’auteur dénonçait ouvertement les
réglementations sur l’industrie comme l’une des principales causes de
l’infériorité économique de la France. « Les corporations, écrivait-il par
exemple, sont des corps hors de la République, qui de leurs chartes et
privilèges se font un rempart contre l’industrie de leurs compatriotes. » [297]
Sur les privilèges royaux accordés à certains industriels, Dangeul
n’était pas moins avare de critiques : « Il n’y en a pas un privilège
exclusif qui ne soit injuste et déraisonnable. C’est un vol fait à la société.
L’industrie de plusieurs est arrêtée et découragée par la crainte qu’après bien
du temps et de la dépense, un privilège ne vienne leur faire perdre sans
ressources leurs avances et leur peine. Tous ceux qui sollicitent un privilège
n’appellent pas un seul prétexte plausible qui puisse l’obtenir. Si c’est un
secret que ce qu’ils proposent, ont-ils besoin de privilège pour garder un
secret ? Allèguent-ils qu’on contrefera leurs ouvrages ? Si les leurs sont
meilleurs, ils sont sûrs de la préférence. » [298]
En
1757, les efforts de Gournay et Dangeul ayant été
infructueux, malgré l’attention qu’on prêtait aux affirmations du premier, et
malgré le succès de l’ouvrage du second, l’intendant du commerce décida de
revenir à la charge sur cette question importante. Étant membre de l’Académie
d’Amiens, il la mit au concours de celle-ci, et rédigea les questions de la
façon suivante : « Quels obstacles les corps de métiers opposent-ils
à l’industrie ? Quels avantages résulteraient de leur suppression ? Les secours
que les corporations ont donnés à l’État ont-ils été nuisibles ou
avantageux ? Quelle serait la meilleure méthode de procéder à la suppression de
ces corps ? » Il chargea l’un de ses proches collaborateurs,
l’économiste Simon Cliquot-Blervache,
de composer un mémoire pour y répondre, et de le soumettre aux votes
de l’Académie. Son Mémoire sur les corps de métiers fut, selon
l’avis de Dupont de Nemours, « composé sous les yeux et sur les conseils de
l’illustre Gournay. On y reconnaît, comme dans tout ce qui émanait de ce digne
magistrat, d’excellents principes sur la liberté du commerce. On y trouve les
observations les plus justes et les mieux fondées sur le tort que font à la
société les règlements des manufactures et les exemples les plus singuliers du
dommage que causent les inspecteurs qui s’attachent à faire exécuter ces
règlements, toujours inutiles quand ils ne sont pas dangereux et le plus
souvent inexécutables. » [299]
Dix
ans plus tard, ce sera encore d’un proche de Gournay, et dans un ouvrage
composé, semble-t-il, avec son aide, que les critiques reviendront. L’abbé Coyer, écrivain assez talentueux mais peu connaisseur des
faits et des principes économiques, publia un roman mettant au pilori les
corporations et autres réglementations de l’industrie. Subtilement intitulé Chinki : Histoire cochinchinoise, applicable
à d’autres pays, ce court roman très agréable à lire racontait l’histoire
d’un agriculteur de Cochinchine, actuel Vietnam (mais, comme l’indique le
titre, c’est d’un « autre pays » dont on parle : la France) qui
fut forcé de quitter sa campagne suite à l’augmentation des impôts sur les
terres. Souhaitant placer ses enfants dans un métier, il découvrit avec
étonnement les barrières qu’une folie réglementaire avait apposées partout.
Cette description, toujours très fine, dut beaucoup à Gournay, qui avait visité
à de nombreuses reprises les grandes villes françaises, où sévissait cette
sur-réglementation. Autre ouvrage qui, avec le Mémoire sur les corps de
métiers, fit pencher la balance en faveur des opposants aux corporations et
prépara les esprits avant leur complète abolition.
Ainsi,
Vincent de Gournay peut être considéré non seulement comme le pionnier du combat
pour la liberté du travail et contre les corporations, mais, par son travail
infatigable et son concours à toutes les forces qui emportèrent finalement le
système corporatif tout entier en 1776 puis 1789, comme l’architecte de la
liberté du travail au XVIIIe siècle.
Histoire
générale du cercle de Gournay — Composition — Esprit général :
traductions, modestie, liberté de débats — Réalisations — Comparaison avec
l’école physiocratique — Le mérite d’avoir fait naître la science économique
revient-il au cercle de Gournay ?
Vincent
de Gournay, en partant du comptoir, avait abouti à la liberté économique et à
la science du commerce. Il ne fut pas le seul à faire ce chemin. Autour de lui,
ou plutôt avec lui, de nombreux économistes mirent leurs forces en commun pour
venir à bout de cette société d’Ancien Régime paralysée par les réglementations
et meurtrie par une fiscalité oppressive, que l’intendant du commerce avait
passé sa vie à condamner, et que ses idées, jointes à celles des
philosophes et des économistes physiocrates, allaient finalement emporter dans
la grande tourmente révolutionnaire.
Ce
chapitre sera tout entier consacré à ce groupe d’économistes que l’histoire de
la pensée a fini par nommer, avec justesse, le « cercle de Gournay ».
Ce chapitre montrera en quoi, dix ans avant leurs successeurs les Physiocrates,
ce cercle d’économistes développa tous les thèmes de l’économie politique avec
une puissance théorique, des intuitions, et un succès qui ne méritent pas
l’oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé. Comme le disent les trois co-éditeurs du Cercle de Gournay dans leur
introduction, « en parallèle à un courant de pensée qui liait la richesse
et la puissance à l’agriculture, et dont la physiocratie est l’archétype, il en
existait un autre, né autour de Gournay, qui mettait en avant les vertus du
commerce. Si ces courants se retrouvaient sur certains points — la liberté
du commerce des grains, la critique des corporations par exemple — ils divergeaient
le plus souvent, créant un espace de discussion au centre duquel se trouvaient
les sujets économiques. » [300] Or les principaux manuels d’histoire de
la pensée économique, ou du moins ceux qui ne se contentent pas naïvement de
commencer avec « Adam Smith fondateur de la science économique »,
négligent habituellement toute cette série d’économistes qui, quelques années
avant les Physiocrates, fondèrent la science économique en France. Quand on lit
les écrits de l’époque, ceux des philosophes et des commentateurs, on est
frappé du succès des écrits économiques, et de la popularité des questions
qu’ils traitent, à une époque où les Physiocrates n’existaient pas encore, et
où François Quesnay n’était encore qu’un simple médecin. Melchior Grimm, fin
observateur de la scène littéraire française, écrivit par exemple, dès mars
1755, que « rien n’est si commun, depuis dix-huit mois, que les ouvrages
sur le commerce ». [301]
C’est
là un passage très étonnant, et inexplicable si l’on écoute nos manuels, selon
lesquels Quesnay, en 1757, fonda la science économique. L’école physiocratique,
en effet, prit corps en 1757, après la conversion du marquis de Mirabeau aux
idées du futur « maître » Quesnay. Les premiers recrutements
intervinrent dès après : Mercier de la Rivière, encore intendant en
Martinique, se lia à l’école de Quesnay en 1758. Dupont de Nemours ne fut
recruté par Mirabeau qu’en 1763. Le Trosne s’y inséra
à la même époque, et parvient à convaincre Nicolas Baudeau, qui devient
physiocrate en 1766. Ce n’est qu’à cette date qu’est constitué le noyau dur de
l’école physiocratique. Les premiers écrits qualifiés de physiocratiques
avaient été les articles « Fermiers », « Grains », et
« Hommes », que Quesnay fournit pour l’Encyclopédie de Diderot
et d’Alembert, en 1757-1758.
La
vérité est que c’est durant la décennie 1750 que nous trouvons le début de
l’économie politique scientifique. Le Journal Oeconomique
est créé en 1751, le cercle de Gournay se forme la même année ; l’école
physiocratique, à l’inverse, ne se constituera qu’à la fin de cette décennie.
Dans son étude sur l’édition des ouvrages économiques au XVIIIe
siècle, Christine Théré indique que pas moins de 349
ouvrages d’économie furent publiés entre 1750 et 1759, contre seulement 83
entre 1740 et 1749. [302]
Cette hausse sensible d’activité littéraire dans la science économique est en grande
partie de la responsabilité du cercle de Gournay, qui sera à l’origine d’une
quarantaine d’ouvrages, dont certains rencontreront un très large succès :
l’Essai sur la police générale des grains de Herbert (6 éditions
en 4 ans), la Noblesse commerçante de Coyer (5
éditions en 2 ans), Remarques sur les avantages… par Plumard de Dangeul (3 éditions en 1754) et Mémoire sur les corps de
métiers par Cliquot-Blervache
et Gournay (2 éditions en 1758).
C’est
à la connaissance de ce cercle prolifique que nous souhaitons contribuer avec
ce chapitre. Il est à rappeler qu’une étude générale, qui manquait encore, a
été produite récemment par l’INED, sous la direction de Loïc Charles,
Frédéric Lefebvre et Christine Théré. Elle est
intitulée : Le Cercle de Gournay : Savoirs économiques et
pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle.
Le lecteur qui trouverait dans la très sommaire présentation que constitue ce
chapitre, une source nouvelle de réflexions qu’il souhaiterait approfondir,
obtiendra avec ce très érudit et très complet ouvrage de quoi satisfaire sa
curiosité. Le présent chapitre ne peut prétendre à embrasser la somme de toutes
les problématiques soulevées par l’ouvrage de l’INED. Nous tâcherons de nous
acquitter du mieux que nous pourrons de la tâche difficile de présenter en si
peu de pages l’activité littéraire d’un groupe aussi prolifique, aussi
influent, et aussi savant que le cercle de Gournay. Pour cela, la première
partie sera consacrée à la description des grands objectifs que Gournay avait
fixé à son cercle d’économistes, et aux réalisations qu’on peut porter à son
crédit. La seconde, plus biographique, présentera en détail quelques membres de
ce cercle.
***
C’est
en mars 1751 que naquit le cercle de Gournay. À cette date Gournay fut
nommé intendant du commerce, une position qui le mit peu à peu en relation avec
tout le réseau des économistes français de l’époque, qu’il parvint à réunir
autour de lui. D’abord constitué des hauts fonctionnaires que son fondateur,
Gournay, côtoyait au sein de l’appareil d’État, et de quelques économistes
proche de leurs réseaux, le cercle fut conçu comme une association de libre
penseurs désireux de populariser, en France, cette nouvelle science de
l’économie politique.
Trudaine,
le supérieur direct de Gournay au sein de l’administration du commerce, fut le
premier membre du cercle. On peut considérer que son adhésion date de 1752,
année à partir de laquelle, apprenant à mieux connaître son brillant intendant,
il en mesure les qualités et accepte de s’associer à lui. Il n’apporta
toutefois aucune aide, au niveau littéraire du moins, à la diffusion des
principes économiques, mais travailla à mobiliser des troupes dans le combat de
pédagogie économique engagée par Gournay puis par son cercle. C’est lui, par
exemple, qui dirigera le jeune Turgot, alors presque inexpérimenté sur ces
questions d’économie, vers le cercle.
En
cette même année de 1752, un économiste décida de lier son destin avec celui de
Gournay : Véron de Forbonnais. Recrue de
prestige, Forbonnais restera longtemps l’un des économistes les plus capables
du cercle. C’est en 1751, tandis qu’il travaillait à plusieurs articles
économiques pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qu’il fit la
rencontre de Gournay puis décida de travailler en collaboration avec lui. Dès
1752, il traduisit un ouvrage de l’économiste espagnol Ustariz,
peut-être sous la demande expresse de Gournay. Sa « traduction
libre » paraîtra en 1753, la même année que ses articles pour l’Encyclopédie.
Originaire
du Mans, Forbonnais se rattachait à la Bretagne par ses intérêts commerciaux.
La famille Véron produisait des draps et travaillait
avec les grands ports bretons, et notamment celui de Nantes, ce qui mettra plus
tard Forbonnais en contact avec Montaudoin de la Touche, économiste et armateur
nantais. Après son départ de Nantes, la production drapière des fabriques de
Forbonnais partaient en partie en destination de Cadix, pour être ensuite
exportée dans les colonies. Bien que cela ne soit qu’une conjecture, il
est donc possible que Gournay et Forbonnais se soient connus avant leur
rencontre physique en France, laquelle date, comme nous l’avons dit, de 1751.
En
1752, Forbonnais introduisit son cousin, Plumard de Dangeul,
auprès de Gournay, et celui-ci l’inséra au sein du cercle. Il lui fit traduire
un autre ouvrage espagnol, celui-ci d’Ulloa. La
traduction paraîtra en 1753. Plumard de Dangeul,
possédant alors un grand réseau de connaissances, apporta à son tour au cercle
plusieurs nouvelles recrues : Malesherbes, l’abbé Le Blanc, et l’abbé Coyer. Ces deux derniers s’illustrèrent immédiatement par
leur activité : l’abbé Le Blanc traduisit les Discours politiques de
David Hume (publication en 1754), et Coyer
s’attaqua à une question épineuse, destinée à nourrir un vif débat :
l’entrée des nobles dans la vie économique et le commerce, avec un bien-nommé La
Noblesse commerçante. Plumard de Dangeul favorisa
plus tard l’entrée dans le cercle du breton O’Héguerty.
Si
Forbonnais avait embrassé la science de l’économie politique et en avait fait
une spécialité, les questions économiques étaient étrangères aux préoccupations
de plusieurs des nouvelles recrues du cercle. Gournay les poussa à s’y
intéresser et son influence sur la destinée de ces hommes de lettres est
parfaitement claire : il sut les tourner vers les recherches économiques.
Une lettre d’un des membres du cercle, Butel du Mont,
illustre cette influence externe. Celui-ci écrivit à un ancien ami d’étude : «
Depuis notre séparation, je n’ai cessé de travailler avec la dernière
opiniâtreté. Des hommes éminents ont tourné mes études du côté du commerce.
J’ai publié deux ouvrages sur cette matière : l’un intitulé Essai sur le
commerce de l’Angleterre, en deux volumes in 12° assez épais. L’autre a
pour titre Histoire et commerce des colonies anglaises. » [303]
Vers
1754, Turgot, amené par Trudaine, rejoignit le cercle et, plutôt que de
traduire, il accompagna Gournay dans ses tournées à travers les régions de
France. À la même époque, un autre membre de la haute administration, Étienne
de Silhouette, se rapprocha du cercle. Quelques années plus tard, il fera
entrer l’abbé Morellet, un ancien ami d’enfance de Turgot, au sein du cercle.
Gournay le mit immédiatement à contribution, sur un sujet qu’il avait lui-même
traité auparavant : le commerce des toiles peintes.
Vers
1755, renforcé par plusieurs vagues d’adhésions nouvelles, le cercle de Gournay
aborda le débat avec une posture toute changée. C’est le début d’une
radicalisation, ou plutôt d’une affirmation plus ferme des principes de réforme
défendus par Gournay et ses amis. Simone Meyssonnier justifie ce changement
d’attitude par le climat positif dans lequel sont désormais accueillies leurs
idées ainsi que par la concurrence croissante de l’Angleterre, qui a fait les
réformes demandées :
«
Les membres du groupe de Gournay changent brusquement d’attitude à partir de
1755 en devenant plus agressifs dans leur action et plus incisifs dans leurs
discours, comme s’il s’agissait pour eux de lancer une attaque en règle à un
moment jugé propice sur le front des réformes. Sans doute cherchent-ils à
exploiter l’intérêt qu’ils ont réussi à susciter pour la politique économique,
ainsi que l’ébranlement qui s’est produit après les derniers évènements politiques
et littéraires, mais plus probablement encore veulent-ils accélérer l’avancée
institutionnelle devant l’imminence du danger de l’ambition anglaise. » [304]
Après
la création de la Société de Bretagne, en 1757, Montaudoin de la Touche, son
inspirateur, se rapprocha de Vincent Gournay. Les deux se connaissaient
déjà : par ses activités d’armateur à Nantes, Montaudoin était en contact
régulier avec Cadix, plate-forme indispensable du commerce négrier, où opérait
Gournay. Autre membre de Société de Bretagne, Louis-Paul Abeille rejoignit le
cercle en 1757. Avec cette dernière entrée, le cercle de Gournay atteint sa
dimension finale, dimension qu’il gardera pendant deux ans, jusqu’à sa
dissolution en juin 1759, avec la mort de Gournay.
***
Éloigné
l’un de l’autre par quelques années à peine, le cercle de Gournay et l’école
physiocratique ont au moins deux grandes différences, qu’il nous faut
approfondir ici. La première, et celle qui peut-être est la plus évidente,
concerne l’activité même des deux groupes : le cercle se concentra
beaucoup sur la traduction des grandes œuvres étrangères d’économie politique,
tandis que les physiocrates eurent pour unique ambition de bâtir un système qui
leur fût propre. La seconde, non moins fondamentale, a trait à un point de
doctrine. Tandis que les physiocrates semblaient n’estimer que l’agriculture,
les économistes du cercle de Gournay — et, outre Gournay, le breton O’Heguerty,
nous le verrons, en est un parfait exemple — n’eurent de cesse de vanter les
mérites du commerce et le rôle éminemment social du commerçant.
Si
les raisons de ces grandes divergences sont nombreuses, la plus décisive parmi
elles semble provenir de la personnalité même des chefs des deux groupes. Nous
avons rappelé et illustré dans les chapitres précédents la grande modestie de
Gournay et son zèle infatigable pour diffuser les idées qu’il savait justes. Ce
fait en apparence banale eut de nombreuses conséquences. D’abord, et du fait
même de cette modestie extrême chez leur leader, les relations des membres
du cercle de Gournay n’eurent pas le ridicule de celles des Physiocrates.
Non seulement ils n’appelaient pas Gournay le « maître » ou même le
« Confucius d’Europe », comme les physiocrates appelaient François
Quesnay, mais ils échangeaient avec lui en égaux. Cela ne les empêchait pas,
bien sûr, de vanter sa hauteur et sa supériorité, et l’Éloge de Turgot,
ou les Mémoires de Morellet, en sont deux flagrantes illustrations.
Néanmoins, dans leur attitude ou dans leurs productions, nulle part on ne peut
apercevoir un quelconque esprit de secte.
La
révérence et le respect provenaient uniquement des différences dans l’origine
sociale. Ainsi Turgot ou Malherbes, fils de grandes familles de la noblesse de
robe, recevaient un traitement particulier, qui s’illustre particulièrement
dans la correspondance que les membres du cercle pouvaient avoir avec eux. Pour
le reste, et bien que les coups d’éclats littéraires et la supériorité du
savoir de quelques-uns leur attiraient de la considération, le cercle
fonctionnait sans véritable hiérarchie, et la discussion des idées était libre,
ouverte, et bienvenue. Là surgit, bien évidemment, une différence majeure avec
l’école des Physiocrates, qui se complaisait de son caractère sectaire.
« À l’opposé de la physiocratie, lit-on bien dans Le Cercle de Gournay,
le cercle apparaît comme un groupe ouvert. Il est ouvert dans son
fonctionnement, qui laisse une place essentielle à la discussion contradictoire
et ne cherche pas à réduire les divergences de pensée sur tel ou tel point de
doctrine. » [305]
Cela explique pourquoi les membres du cercle de Gournay furent inspiré par une
même ambition plutôt que guidé par une même doctrine uniforme. Ainsi que
l’écrit Loïc Charles dans le même ouvrage, « la nature de l’identité du
cercle de Gournay n’a jamais reposé sur un corps d’analyse bien défini et
partagé par tous, mais plutôt sur une volonté commune d’imposer un nouveau mode
de pratique de la politique basé non plus sur les hiérarchies traditionnelles,
mais sur le langage de l’intérêt, tout particulièrement de l’intérêt
économique, et de la raison. » [306] Cette disposition particulière,
étonnant les commentateurs et les historiens, n’a pas facilité le travail de
réhabilitation. C’est qu’on n’a pas suffisamment douté de cette relation
traditionnelle, que groupement d’intellectuel signifie école de pensée, et
école de pensée signifie dogme commun. Des intellectuels peuvent s’assembler
avec d’autres motifs que la popularisation d’un quelconque évangile, et la
libre recherche, la collaboration scientifique est l’un de ces motifs.
Comme
nous l’avons posé précédemment, l’insistance avec laquelle les membres du
cercle de Gournay ont manifesté leur préférence pour la traduction d’œuvres
économiques étrangères, plutôt que pour la production propre, est une
caractéristique fondamentale, qui distingue en outre sensiblement le cercle de
l’école physiocratique.
C’est
par la modestie de Gournay, que l’on peut parvenir à s’expliquer sa
reconnaissance très pieuse de la domination des autres pays dans la sphère de
l’économie politique, et son effort de traduction des œuvres anglaises
et hollandaises. Tandis que les physiocrates réclameront avec vigueur pour la
France le mérite d’avoir fait naître la science de l’économie politique,
Gournay semblait tout à fait indifférent à de telles préoccupations, et
n’hésitait pas, à l’inverse, à considérer et à écrire que l’Angleterre avait
l’avantage historique de ce point de vue. Pour cette raison même — et
contrairement aux Physiocrates, qui restaient enfermés dans la tradition
française — les proches de Gournay viendront puiser dans les richesses des
écrits anglais et hollandais. Nombreux, parmi les économistes du cercle de
Gournay, y étaient les polyglottes. La maîtrise de la langue anglaise était en
tout cas la norme, ce qui s’explique d’abord et avant tout par le milieu
commerçant dans lequel avaient été recrutés ces auteurs : parmi les
grands marchands, la connaissance de l’anglais était tout à fait courante.
Ainsi, le cercle pouvait compter non seulement sur les qualités de traduction
de Gua de Malves, de Butel du Mont ou de l’abbé Le Blanc, mais les économistes,
les théoriciens principaux du groupe maîtrisaient tous une ou plusieurs langues
étrangères : c’est le cas de Gournay, de Turgot, de Forbonnais, de
Morellet et de Dangeul. Cette activité intense de traduction
permit en tout cas au groupe de s’enrichir des écrits étrangers, et d’enrichir
la France par la même occasion. Véron de Forbonnais,
membre très actif du cercle de Gournay, a bien écrit cette nécessité de se
former par l’exemple extérieur, dans son introduction à la traduction d’Uztariz : « Nous avons si peu de livres dans
notre langue sur le commerce, que j’ai regardé les détails de celui-ci comme
très utiles à l’instruction de ceux qui veulent étudier cette grande partie […]
Il y a plus de vrai mérite à bien saisir l’esprit des bons principes connus et
à suivre, qu’à en imaginer de nouveaux. […] La connaissance des pratiques
employées par les étrangers, est la voie la plus sûre pour y parvenir. » [307]
Le
rythme très soutenu des traductions issues du cercle de Gournay, bien que
résultant d’abord du talent et des efforts individuels des personnalités très
éclairées qui le composaient, s’explique aussi par le soin que son leader,
Gournay, eut pour les inciter dans cette voie. Non seulement il leur présentait
les ouvrages dignes d’être traduits, mais en fin connaisseur des langues, il
les aidait aussi activement dans la tâche et les corrigeait quand ils avaient
besoin de l’être.
Parmi
les écrits économiques d’auteurs étrangers, que l’intendant du commerce
participa à mettre sur le devant de la scène, une mention particulière doit
être réservée à l’Essai sur la nature du commerce en général, par
l’irlandais R. Cantillon, quoique l’auteur ait laissé, semble-t-il, un manuscrit
français. Ce grand ouvrage, aujourd’hui reconnu comme l’un des chefs-d’œuvre de
la pensée économique, Gournay le fit lire aux économistes de son groupe. Il
œuvra ensuite pour en agrandir la diffusion, et le fit publier en 1755.
Ces
activités ont paru trop peu aux yeux des historiens. Traduire, leur est-il
visiblement apparu, est une activité qui ne permet pas de faire ressortir les
qualités de théoricien d’un économiste. Cela est tout à fait vrai, dans le cas
où nous avons une traduction pure et simple. Toutefois, lorsque la traduction
est agrémentée d’un travail théorique additionnel, et que la traduction
elle-même n’apparaît que comme une pratique de dissimulation, conçue dans le
but d’éviter la censure, le jugement doit être entièrement revu.
En
l’espèce, le choix de la traduction comme véhicule de transmission des idées
libérales en France se joint à un effort à peine caché de théorisation
nouvelle. Des ouvrages issus du cercle de Gournay et présentés comme des
traductions, une infime minorité seulement représente ce qu’on peut appeler une
traduction pure. Pour les autres, les techniques de dissimulation sont
diverses : une longue introduction ou d’épaisses notes sont insérées dans
la traduction ; un travail théorique nouveau est ajouté, mêlé au texte
original traduit ; ou le livre entier, parfaitement nouveau, est présenté
abusivement comme une traduction.
En
considérant la production propre du cercle, à la fois par les traductions
remaniées ou apocryphes, et par les ouvrages présentés comme originaux, ce qui
frappe surtout, c’est la considération qu’ont ces économistes pour les
commençants. Qu’il nous soit permis de nous y arrêter.
Si
l’on se souvient des origines sociales des membres de ce cercle, et de celles
de son fondateur, il faut dire que nous sommes peu surpris d’un tel fait. Un
grand nombre de ceux qui s’associeront avec Gournay au sein de son cercle
provenaient en effet comme lui de familles commerçantes. Pour la Bretagne, on
comptait Montaudoin et O’Heguerty. S’ajoutaient les cousins Plumard de Dangeul et Forbonnais, originaires du Mans, mais avec de
forts intérêts commerciaux avec les ports bretons. Étienne de Silhouette, né à
Bayonne, et Simon Cliquot-Blervache,
né à Reims, avaient quant à eux rompu leurs attaches en entrant dans la haute
administration des finances. Le cercle de Gournay était donc, au fond, un
mouvement de fils de commerçants, essentiellement breton.
Très
illustratif de cette grande estime pour le commerce et pour l’action des commerçants
est l’œuvre de Pierre-André O’Heguerty. Fils d’un capitaine puis
lieutenant-colonel d’origine irlandaise, Pierre-André naquit à Dinan en
septembre 1700. Après des études au collège des Jésuites de Caen, il fit des
études de droit et devint avocat au parlement de Normandie. S’étant fait
remarqué par ses grandes qualités, on envisagea pour lui d’autres postes, dans
la haute administration. En 1733, il devint ainsi procureur général au sein du
conseil supérieur de l’île Bourbon, l’actuelle Réunion. Il quitta l’île en
1745, après avoir obtenu l’estime de la population… et une belle fortune. Son
père ayant quitté la Bretagne pour Nancy, Pierre-André l’y suivit. Il y décéda
en 1763.
Sous
les conseils de Gournay, qu’il rencontra dans des conditions et pour des
raisons dont nous ignorons tout, O’Heguerty traduisit des ouvrages d’histoire
et d’économie, et publia également ses propres vues sur les matières
économiques. Le premier de ces ouvrages est un Essai sur les intérêts du
commerce maritime, paru sans nom d’auteur en 1754, ouvrage qui eut un
véritable succès, surtout à partir de 1761, après qu’il ait été imprimé à la
fin des Discours politiques de M. Hume, préparés par Gournay et traduits
par l’abbé Le Blanc. Le second suivit trois ans plus tard, et porte le titre Remarques
sur plusieurs branches de commerce et de navigation. En passant ces deux
ouvrages successivement sous nos regards, nous obtiendrons une illustration
satisfaisante de ce fort intérêt pour le commerce, qui faisait l’une des
singularités du cercle de Gournay. Les deux ouvrages de cet économiste
respirent tellement un vif amour pour les commerçants qu’il est impossible
d’ouvrir l’un ou l’autre à une page au hasard, sans en retrouver la
manifestation sensible. Si nous prenons l’Essai sur les intérêts du commerce
maritime, nous lisons, dès les toutes premières pages, un éloge du commerce
d’une vigueur telle qu’on en a rarement publié de pareils : « En
s’occupant de sa fortune, écrit l’auteur, le Négociant s’occupe nécessairement
du bien public. Il répand chez les Nations étrangères le superflu de nos
denrées et les fruits de notre industrie. Il nous procure par les retours ce
qui est nécessaire à notre consommation, et fait payer
dans les mains industrieuses qu’il emploie, une partie des trésors du Mexique
et du Pérou. En s’enrichissant, il enrichit ceux qu’il intéresse à ses
armements, et fait vivre une infinité de peuples. » [308] Nous avons déjà là des propos d’une
grande richesse. D’abord, comment ne pas lire, dans sa première phrase, et dans
la dernière, une anticipation de l’idée de « main invisible » d’Adam
Smith ? Nous en avons même l’une des formulations les plus claires et les
plus anciennes jamais connues. L’idée sous-jacente est bien la même : en
poursuivant son intérêt personnel, c’est l’intérêt général que le commerçant
est conduit à servir. Dans ses Remarques de 1757, O’Heguerty le dira
même dans des termes plus directs : « L’avidité du Négociant sera
toujours avantageuse à l’État. » [309] Pour le reste, le passage précédemment
cité contient la belle reconnaissance de l’utilité du commerce, trois ans avant
que les Physiocrates ne commencent à convaincre la France et ses ministres que
seuls l’agriculteur et le propriétaire terrien ont besoin de la protection de
la loi.
Avant
eux, O’Heguerty argumentera aussi en faveur de la liberté du commerce. La seule
politique raisonnable et sensée, expliquait-il, revient à laisser les
commerçants mener à bien leurs opérations, ou, pour reprendre les termes de son
mentor, à laisser faire. « Quiconque connaît les vrais principes du
Commerce, écrit O’Heguerty, sait que tout Commerce permis a pour objet le bien
de l’État, et l’intérêt des particuliers qui s’y livrent ; et dans celui
qui a pour base le transport de nos fabrications, on doit laisser le Citoyen
négociant obéir à son génie, suivre son goût, essayer ses talents, tenter,
hasarder, entreprendre. » [310] Il n’est nul besoin, continue notre
auteur, de s’épouvanter devant un tel système et devant cette anarchie
autorégulée. Que les ministres, qui ont l’habitude d’aimer tout voir, tout
décider et tout contrôler, et qui ont le tempérament qui sied à ces folles
ambitions, considèrent donc le fonctionnement naturel du commerce. Ils
sentiront bien que le commerce a moins besoin d’eux qu’eux de lui, et qu’un
domaine si complexe de la vie humaine serait plus sagement et plus
tranquillement administré s’il ne l’était que par les commerçants. « Le Commerce
ainsi que l’eau, cherche et trouve son niveau, déclare l’auteur ;
c’est-à-dire, que le Négociant industrieux porte dans les Pays où il trafique,
une attention toute particulière à connaître les quantités et les qualités des
Marchandises qui conviennent au Consommateur dont il étudie les goûts et les
modes, pour les suivre et les satisfaire dans ses assortiments. S’il arrive
qu’il surcharge le Pays d’une année, bientôt il répare cet excèdent par une
exportation plus modérée l’année suivante ; et ce n’est que par
l’expérience appuyée d’une pleine liberté, qu’il se met en état de calculer et
d’apprécier avec justesse l’étendue du Commerce dont le Pays est
susceptible. » [311]
Considérant
ensuite le cas si débattu de la liberté du commerce des grains, il écrit :
« Le commerce des grains d’une Province à l’autre de ce Royaume, produira
l’avantage de s’aider et se soulager mutuellement, en faisant passer les
superflus d’une Province abondante, dans celle qui serait indigente. Cette
permission occasionnera vraisemblablement la construction de greniers de dépôt,
et de consommation, dont M. Duhamel du Monceau, ce digne citoyen, nous a tracé
les plans dans son Traité de la conservation des grains. » [312]
Très
élogieux sur les vertus du commerce et sur l’utilité sociale des commerçants,
O’Heguerty est donc conduit à réclamer pour eux la liberté la plus entière. Si
c’est là son intérêt principal, et si c’est au commerce qu’il consacre ses écrits,
il n’y néglige pourtant nulle part l’agriculture, qu’il nomme même « le
bien le plus précieux de l’État. » [313] Il insiste partout sur l’abandon
des terres et la faible productivité de l’agriculture. « C’est un grand
malheur pour l’État, écrit-il, que la culture des terres ait été
négligée : les charges trop pesantes sur les Cultivateurs les ont
découragés à mesure de leur appauvrissement, et les ont réduits à ne labourer
que l’indispensablement nécessaire, pour payer leurs taxes, se nourrir
misérablement, et se vêtir de même ; de là les disettes fréquentes que
l’on ne connaissait point dans les siècles précédents. » [314]
Pour encourager l’agriculture, poursuit-il, il convient de la rendre à nouveau
attractive pour l’agriculteur lui-même, de la chérir, de l’honorer, afin de
stopper l’émigration des paysans vers les villes et le déclin de l’économie
nationale. Avant les économistes Physiocrates, qui l’élèveront au rang de
modèle absolu, O’Heguerty cite la Chine comme un exemple à suivre, cette Chine
où l’agriculture est considérée comme le premier des arts, et où l’empereur
anoblit les paysans ayant témoigné du plus grand mérite. [315]
Ce
serait manquer à notre devoir d’objectivité que de passer sous silence les
longues pages qu’O’Heguerty consacre à la traite négrière, et le peu de cas
qu’il y fait des objections morales, à une époque où une opposition organisée
venait de naître. Obnubilé par le souci de retirer à l’Angleterre et à la
Hollande des sources d’enrichissement, il soutient que le ministère doit aider
le développement du commerce français en Guinée, en Louisiane et en Martinique.
Pour le premier cas, il n’hésite pas à défendre la traite des esclaves, et
demande même que le ministère soit attentif à conserver le droit d’acheter
librement des esclaves : « Comme les Nègres sont le nerf et la
richesse des Colonies et de notre Commerce, on ne saurait être trop attentif à
se conserver le droit de traiter à la Côté de Guinée. Cette traite mérite la
protection toute particulière du Roi. » [316] Il voit d’un côté que le commerce des
esclaves est le plus profitable, et de l’autre qu’il nous serait subtilisé par
les Anglais si nous n’en profitions pas. Sa conclusion, fruit d’un utilitarisme
un peu barbare, jaillit tout naturellement : il faut se rendre maître de
la traite des esclaves dans tous les lieux que nous pourrons. Il soutient même
qu’il s’agit là d’une nécessité, car notre prospérité y est liée. Peut-être
pourrions-nous avoir quelques sentiments, mais notre commerce est trop
dépendant de ces esclaves. « Le sort de ces Iles et de son Commerce dépend
absolument de la traite des Noirs. Tout aussi longtemps que nous aurons
la faculté de cette traite, nos Iles seront pourvues d’Esclaves, les
terres seront mises en valeur, et les denrées qu’elles produisent seront
abondantes ; plus elles le seront, et plus elles enrichiront les
habitants ; et par une suite infaillible, plus les habitants seront
riches, et plus le goût du luxe s’étendra chez eux, au grand avantage de
nos Manufactures, de nos vins et de nos liqueurs. » [317]
Cette
position, nulle part critiquée ou même débattue dans les écrits des économistes
du cercle de Gournay, est une grave source d’infériorité de ceux-ci par rapport
à leurs successeurs Physiocrates. James Padilioni Jr. rappelait récemment le
vif combat anti-esclavagiste des disciples de Quesnay, Dupont de Nemours en
tête, et citait de larges passages d’articles des Éphémérides du Citoyen
pour justifier son propos. [318]
Or, au sein du cercle de Gournay, l’esclavagisme ne dérangeait visiblement pas.
Son fondateur, Vincent de Gournay, le soutenait avec vigueur :
« L’état brillant où a été porté le commerce dans nos colonies avant la
guerre et les fortunes considérables qui s’y sont faites depuis la paix
d’Utrecht font assez voir combien il est important de protéger des établissements
aussi utiles et qui font l’objet de l’envie de toute l’Europe ; mais comme
on ne peut mettre les habitations de ces colonies en valeur que par le secours
des nègres que nous y transportons de la côté de Guinée, il est d’une extrême
importance de ne rien négliger pour protéger les établissements que nous avons
sur cette côte qui facilitent la traite des noirs et pour empêcher que les
Anglais qui sont eux-mêmes extrêmement jaloux de ce commerce n’introduisent
dans nos colonies des noirs en contrebande. » [319]
Peut-être
pourrions-nous pardonner Gournay, O’Heguerty et les autres d’avoir sombré dans
ce qui était un préjugé de leur temps, mais ce serait oublier que leur préoccupation
commune pour la liberté du travail contredisait en tout point l’institution de
l’esclavage et que c’est en défendant ce même principe et en tirant les
conséquences qu’ils n’avaient pas tirés, qu’au siècle des Lumières les
Physiocrates furent parmi les adversaires les plus décidés de
l’esclavage.
***
Si
nous avons déjà cité de nombreux membres du cercle de Gournay, dans ce chapitre
comme dans les précédents, nous avons pour l’instant failli à présenter du
cercle une revue des troupes rigoureuse. Il est temps de la fournir.
Le
cercle avait de nombreux collaborateurs réguliers : Louis-Paul Abeille, Buchet du Pavillon, Georges-Marie Butel
du Mont, Claude Carlier, Simon Cliquot de Blervache, Gabriel-François Coyer,
Jean-Paul Gua de Malves,
Jean-Bernard Le Blanc, Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes,
Jean-Gabriel Montaudoin de la Touche, André Morellet, Pierre-André O’Héguerty, Louis-Joseph Plumard de Dangeul,
Étienne de Silhouette, Daniel Trudaine, Jean-Charles-Philibert Trudaine de Montigny,
Anne-Robert-Jacques Turgot, François Véron de
Forbonnais, Jacques-Claude-Marie Vincent de Gournay. En marge du cercle, et
sans aucune prétention à l’exhaustivité, se tenaient plusieurs personnalités
telles que Charles Pinot Duclos, Henri-Louis Duhamel du Monceau, Élie-Catherine
Fréron, John Holker, Jean-Baptiste Machault d’Arnouville, Jean-Baptiste de Secondat,
ou Nicolas-Charles-Joseph Trublet.
Mieux
que d’en citer pêle-mêle les différents membres, il est préférable de
stratifier ce groupe d’économistes. À sa tête, nous le savons, nous trouvons
l’intendant du commerce Vincent de Gournay. À ses côtés, les deux plus proches
collaborateurs semblent avoir été Montaudoin de la Touche et Plumard de Dangeul. Ce fut en tout cas l’avis de Turgot, qui s’adressa
à ces deux économistes pour obtenir davantage d’informations sur Gournay, quand
il commença l’écriture de son Éloge. Pour le reste, le degré
d’investissement des différents membres était extrêmement variable, et fort
difficile à utiliser comme critère. Si nous prenons l’exemple de Forbonnais,
nous avons le plus productif des membres, et pourtant il était en marge du
cercle, publiant surtout pour son compte, et restant souvent imperméable aux
idées de ses amis. La segmentation du cercle de Gournay doit plutôt être
effectuée selon le profil de ses membres. Nous retiendrons ici trois grandes
catégories : les membres de la haute administration, qui aidèrent surtout
en fournissant de nouveaux membres, fruits de leur réseau étendu ; les
économistes professionnels, publiant les ouvrages de théorie pure ; et
enfin les hommes de lettres, pour la plupart des abbés sans fonction.
I. La sphère des administrateurs
Cette
sphère, assez réduite en nombre, fut décisive pour le développement du cercle. C’est
d’elle que vinrent en effet la plupart des nouvelles recrues. Parmi ces membres
de la haute administration des finances de la France sensibles au projet de
Gournay, nous pouvons nous contenter de deux noms : Daniel-Charles
Trudaine (1703-1769), directeur des Ponts et Chaussés, intendant des finances,
et membre de l’Académie des Sciences ; et Chrétien-Guillaume de Lamoignon
de Malesherbes (1721-1794), chef de la censure royale.
Ces
deux hommes aideront beaucoup l’activité littéraire du cercle, bien que leur
participation fut fort détachée et épisodique. Ils apportèrent aussi quelques
recrues de grand renom, comme l’abbé Morellet, ou deux futurs Contrôleur
général des finances : Étienne de Silhouette et Turgot.
II. La sphère des économistes
C’est
la sphère la plus nombreuse et la plus importante du cercle. Elle est
responsable des contributions à l’économie pure et à la défense du principe de
la liberté économique dans les différents débats de l’époque. On y compte
plusieurs bretons, comme Gournay, Louis-Paul Abeille, Jean-Gabriel Montaudoin
de la Touche et Pierre-André O’Heguerty ; on y compte aussi les
cousins manceaux Véron de Forbonnais et Plumard de Dangeul, ainsi que de nombreux autres économistes de
moindre importance, tels que Simon Cliquot-Blervache, Buchet du Pavillon,
Ange Goudar, Butel-Dumont,
mais aussi Jean-Baptiste de Secondat de Montesquieu
(le fils du grand Montesquieu) qui traduira les Considérations sur le
commerce et la navigation de la Grande-Bretagne de Joshua Gee.
Forbonnais et Dangeul
Forbonnais,
né au Mans en 1722, avait obtenu divers postes dans l’administration, dont
celui d’inspecteur général des monnaies, en 1756. En 1759, proche des idées de
Vincent de Gournay, il travailla au sein de l’éphémère ministère libéral d’Étienne
Silhouette. Son opposition à Madame de Pompadour, malheureusement, l’éloigna
pour longtemps d’une carrière qu’il avait passé toute sa vie à construire. Cet
évènement contribua à le fâcher encore un peu plus avec les protégés de la
marquise, les économistes physiocrates, dont il n’avait jamais été très proche,
mais avec lesquels il partageait tout de même nombre de convictions. En 1768,
dans sa retraite, il publia un Examen du livre intitulé Principes sur la
liberté du commerce des grains, faisant suite à la publication du
physiocrate Louis-Paul Abeille (publié en supplément dans le numéro d’août du Journal
d’Agriculture et de Commerce). Forbonnais y critiquait notamment le manque
d’adéquation entre les réformes proposées par les économistes et la situation
et les mœurs de la population agricole française de l’époque. La réponse ne
tarda pas : un Examen de l’examen, probablement écrit par Abeille
lui-même, fut publié dans les Éphémérides du Citoyen. [320]
De 1767 à 1769, Forbonnais travailla à l’édition du Journal d’agriculture,
de commerce et des finances, qu’il transforma en centre d’opposition aux
physiocrates.
Hors
traductions et articles pour l’Encyclopédie, nous lui devons de nombreux
ouvrages, parmi lesquels nous pouvons citer : Considérations sur les
finances d’Espagne (1753), Éléments de commerce (1754), Examen
des avantages et désavantages de la prohibition des toiles peintes (1755), Examen
politique des prétendus inconvénients de la faculté de commercer en gros
sans déroger à la noblesse (1756), et enfin Recherches et considérations
sur les Finances de la France (1758).
Très
dévoué, Forbonnais chercha toujours à diffuser la science économique au sein de
la nation. En 1796, il cédera par exemple ses droits sur les Éléments de
Commerce à ses éditeurs, en leur demandant de fixer le prix le plus bas
possible.
Compte
tenu de son opposition vigoureuse aux Physiocrates dans la seconde moitié de sa
carrière, Forbonnais fut souvent placé dans la catégorie des auteurs anti-libéraux du siècle, avec Mably, Linguet ou même
Rousseau. L’étude attentive de sa contribution au sein du cercle de Gournay
prouve que cette interprétation est parfaitement abusive. Ses Éléments de
commerce, notamment, sont un plaidoyer en faveur d’un projet de croissance
équilibrée qui, selon Simone Meyssonnier, « a toutes les
caractéristiques d’un système libéral : intérêt privé, propriété privée,
liberté d’entreprendre et de travailler, liberté des contrats, marchés
concurrentiels et mobilité des facteurs, ajustements équilibrés par la
confrontation de l’offre et de la demande. » [321] En se plongeant dans les manuscrits, le
Forbonnais économiste libéral apparaît même encore plus clairement. Les quelques
vingt-trois notes qu’il apposa dans les marges des Remarques de Gournay
sur la traduction de Child ne laissent, en particulier, l’espace à aucun doute.
Loin de contredire le programme libéral de réforme qu’y esquisse l’intendant du
commerce, Forbonnais l’appuie et l’encourage. Dans une note au propos très
général, il abonde dans le sens de Gournay pour réclamer notamment la liberté
du travail, la réduction de l’intérêt et la baisse des impôts. Il écrit :
« Il
y a plus, ils ne sont pas mêmes [les avantages de la France] tels qu’ils
pourraient être, puisque le nombre des habitants, la culture des terres et les
manufactures pourraient les augmenter, ainsi que notre exportation au dehors,
par les moyens indiqués dans un mémoire dont les principaux sont la réduction
de l’intérêt, la suppression même des maîtrises actuelles, du moins des
apprentissages pour l’avenir la réduction, les manufactures, le concours des
armements, et surtout la réduction des impôts en général, et en particulier, la
suppression de ceux qui entrainent trop de frais, et un acte de navigation
pareil à celui des Anglais. » [322]
Parce
que les manuscrits des Remarques avaient été perdus et que, scrutés
ensuite par le japonais Takumi Tsuda,
celui-ci n’était pas parvenu à reconnaître l’écriture minuscule de Forbonnais,
cette posture profondément libérale de l’auteur des Éléments de commerce
est restée longtemps ignorée. Elle le fut aussi en raison du subterfuge
éditorial qui, dans la controverse sur la liberté du commerce des toiles
peintes, fit passer Forbonnais pour un mercantiliste, le fait s’alliant à son
anti-physiocratisme pour enterrer définitivement tout
soupçon contraire. En 1755, en vérité, quand Forbonnais avait soutenu la
restriction en matière de commerce de toile peinte, dans un ouvrage avec
Gournay, l’intention des deux auteurs était, en offrant tour à tour
l’argumentaire libéral et réglementaire, de prouver toute la supériorité du
premier sur le second. Encore une fois, ce sont les manuscrits qui sont venus
l’indiquer il y a seulement une trentaine d’années.
Louis-Joseph
Plumard de Dangeul né au Mans la même année que son
cousin Véron de Forbonnais, fut l’auteur d’un ouvrage
au succès considérable, mais qui ne le mit que modérément sur le devant de la
scène, étant donné qu’il fut publié sous un faux nom, et comme une prétendue
traduction d’un ouvrage anglais. L’ouvrage était intitulé Remarques sur les
avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne par rapport
au commerce et aux autres sources de la puissance des États, et parut en
1754.
III. La sphère des abbés
Ce
troisième cercle regroupe les hommes de lettres, pour la plupart des abbés sans
fonction, qui contribuèrent au développement de la pensée économique ou par des
traductions d’ouvrages étrangers, ou par des essais de polémique dans les
grands thèmes de débat de l’époque. Parmi ces propagandistes éclairés, nous
pouvons citer l’abbé Coyer, l’abbé Morellet, l’abbé
Le Blanc, et l’abbé Gua de Malvès.
Nous présenterons avec quelques détails les deux premiers, de loin les plus
célèbres.
L’abbé Coyer
Gabriel-François Coyer était né le 18
novembre 1707 au sein d’une famille modeste de Franche-Comté. Il était entré
chez les jésuites pour y recevoir son éducation, et fut d’abord précepteur
avant de se mettre aux lettres. Il publia des Bagatelles morales (1753)
qui eurent un petit succès et lui assurèrent une première reconnaissance. Ce
début de célébrité s’étendit largement grâce à sa Noblesse commerçante
(1756) et à l’intense polémique que ce petit ouvrage parvint à nourrir. Dans ce
livre énergique et fort admiré de ses contemporains, Coyer
défendit une réforme audacieuse : il voulait qu’on laisse les nobles
embrasser les métiers du commerce et de l’industrie. Christine
Théré fera même remarquer que « la Noblesse
commerçante a déclenché une polémique qui passionna un temps le public
lettré et contribua à faire naître un engouement plus durable sur les
questions économiques. » [323]
La
modestie de Gournay prenait, comme nous l’avons déjà suggéré, une forme
étonnante chez un intellectuel de sa trempe : il donnait gratis ses textes
à d’autres pour qu’ils les publient sous leur nom, ou pour qu’ils les
retravaillent ou les insèrent dans leurs propres écrits. De nombreux cas de
cette pratique sont aujourd’hui avérés, dont La Noblesse commerçante.
Gournay était bien derrière la Noblesse commerçante de Coyer, et l’abbé Trubet, proche
de Gournay et membre de son cercle, l’avouera très clairement en parlant de la
« thèse de l’abbé Coyer, thèse et opinion que je n’ai
jamais approuvées malgré ma déférence pour mon ami et compagnon M. de Gournay.
Soyez bien sûr que l’abbé Coyer n’est pas lui-même de
l’avis qu’on lui a fait soutenir. Ce n’est qu’un jeu d’esprit de sa part. On
lui a présenté l’occasion de faire une brochure ingénieuse ; il l’a
saisie. » [324]
L’abbé Morellet
Né
à Lyon en 1727, l’abbé André Morellet fut de tous les combats. Initié par
Gournay à l’économie, il fut membre de son cercle entre 1755 et 1759, puis se
rapprocha des physiocrates à la mort de l’intendant du commerce. Il participa
alors ardemment aux réunions données par Quesnay dans l’entresol des
appartements de la marquise de Pompadour, réunions dans lesquelles se
côtoyaient aussi, outre les économistes physiocrates, le dinannais Duclos et
l’élève de Gournay, Turgot. À sa mort, en 1819, il fut d’ailleurs le dernier
survivant de ce cercle fameux, ainsi que des salons de Mme Necker et de Mme
Geoffrin, desquels il était un invité régulier.
En
tant qu’économiste, il fut l’auteur de nombreuses brochures, auxquelles nous ne
pouvons rendre compte ici. Il consacra aussi de nombreuses années à la
production d’un Dictionnaire de Commerce qui ne vit jamais le jour,
malgré les plaintes de son ami Turgot. Ce beau projet naquit quand Morellet,
souhaitant œuvrer dans la science économique, mais n’ayant pas encore tout à
fait le goût de la traduction, songea à corriger le Dictionnaire Universel
de Savary, qu’il trouvait fort imparfait. Gournay approuva l’idée, et lui
envoya ses différents mémoires économiques, pour l’aider dans la tâche. Selon
Dupont de Nemours, Morellet reçut une centaine de mémoires, tout cela pour
fournir enfin une alternative au Dictionnaire de Savary, dont on avait
multiplié les éditions ces dernières années, malgré la pauvreté du texte.
« M’étant convaincu par un examen réfléchi de cet ouvrage que le fond et
la forme ne valaient rien, écrivit plus tard Morellet dans ses Mémoires,
je conçus le projet d’un dictionnaire nouveau, sur un plan beaucoup plus vaste,
et par là beaucoup plus difficile à exécuter. » [325] La difficulté de l’entreprise, que
Morellet sous-estimait autant à l’époque qu’il la surestimera dans ses Mémoires
pour se faire pardonner, ne fut pas la seule raison de son échec. L’esprit
toujours curieux de Morellet papillonna nonchalamment pendant de longues années
sur des travaux moins urgents que cet important dictionnaire. Turgot n’eut de
cesse de s’en agacer et de l’enjoindre à poursuivre son effort. À l’occasion de
l’effervescent débat sur le commerce des grains, quand Galiani défendit
ardemment la cause protectionniste, Turgot déconseilla à Morellet d’écrire une
réfutation. « Il ne faut pas qu’il y pense, écrivit-il à Mlle
d’Epinay ; il se ferait un tort réel de se détourner encore de son
dictionnaire. » [326]
Morellet passa pourtant une bonne partie de l’année 1770 à écrire un ouvrage de
400 pages pour critiquer la thèse de Galiani. Quand il fut prêt, l’abbé Terray
en empêcha la publication. Ce fut une nouvelle cause de retard pour le
Dictionnaire, qui attirait pourtant toutes les convoitises : même le grand
Voltaire, retranché à Ferney, envoya une lettre à
l’abbé Morellet pour y souscrire. [327]
En
1776, c’est pour œuvrer dans le sens défini par Gournay, celui de la traduction
des grands ouvrages économiques anglais, qu’il abandonna une nouvelle fois son
Dictionnaire. À Londres parut un grand livre d’économie politique, du à un
homme dont la France connaissait déjà l’œuvre de philosophe, et que Morellet
avait rencontré à Paris. Il s’agissait de la Richesse des Nations d’Adam
Smith. Morellet s’attela à la traduction de ce volumineux ouvrage et l’acheva
l’année même. Malheureusement, un autre traducteur ayant commencé à publier son
travail par série dans un journal économique, cette traduction ne trouva pas
d’éditeur. [328]
Comme
de nombreux autres économistes de l’époque, l’abbé Morellet conserva toujours
un souvenir intact de sa rencontre avec Gournay, et avoua son influence sur son
choix d’embrasser entièrement la carrière d’économiste. On lit dans ses Mémoires :
« Vers
1755, une connaissance, que je dus à M. Turgot, m’attacha encore davantage
aux études économiques ; ce fut celle de M. de Gournay, intendant du
commerce. Ce magistrat avait été un des premiers à se convaincre, par son
expérience, des vices de l’administration commerciale : il avait eu, lui-même,
une maison à Cadix, il avait lu de bons livres anglais d’économie publique,
tels que Petty, Devenant, Gee [Joshua Gee, ndlr], Child, etc., dans un temps où
la langue anglaise n’était encore que fort peu cultivée parmi nous. Il répandit
le goût de ces recherches ; il encouragea Dangeul à
publier les Avantages et les Désavantages de la France et de l’Angleterre,
extraits d’un ouvrage anglais, et Forbonnais à abréger le British Merchant
de King, sous le titre du Négociant anglais. Il donna l’exemple, en
traduisant Child, sur l’Intérêt de l’argent, et Gee, sur les Causes
du déclin du commerce, etc., il fit publier à Forbonnais les Eléments du
commerce ; il fit surtout lire beaucoup l’Essai sur le commerce en
général par Cantillon, ouvrage excellent qu’on négligeait ; enfin, on peut
dire que, si l’on eut alors en France les premières idées saines sur la théorie
de l’administration commerciale, on doit en rapporter le bienfait à son zèle et
à ses lumières. […] M. Turgot me fit connaître à lui, et je pris, dès
ce moment, un goût plus vif encore pour le genre d’étude qui pouvait me faire
entretenir cette liaison. » [329]
Nous
ne pouvons achever cette revue des troupes sans considérer un instant le cas
d’un breton célèbre : Duclos. Philosophe plus qu’économiste, Duclos fut
néanmoins très lié au cercle de Gournay, et il lui assura une grande autorité
et une certaine célébrité dans les milieux philosophiques parisiens. Nous
pouvons le présenter rapidement.
Charles
Pinot Duclos, né en 1704 dans la ville de Dinan, dont il sera le maire pendant
cinq années, était proche de Mme de Pompadour, mais aussi des économistes
physiocrates, notamment de Louis-Paul Abeille. Anobli en 1755, il fut député
aux États Généraux de Bretagne, en 1744, puis, grâce au soutien appuyé de Mme
de Pompadour, historiographe de France à Versailles en 1750, en remplacement de
Voltaire, tombé en disgrâce. Lors de l’affaire La Chalotais,
qui formera le thème d’un prochain chapitre, il fut inquiété, et poussé
vers la sortie : il émigra d’abord en Angleterre, puis, lorsqu’il osa se
plaindre du sort réservé à son ami, il fut à nouveau exilé six mois en Italie.
De ce dernier séjour datent de nombreuses lettres échangées à Louis-Paul
Abeille. Les deux hommes furent très proches. Dans la notice introductive des Œuvres
complètes de Duclos, on lit qu’Abeille « a été, pendant plus de
quarante ans, l’ami intime de Duclos ; il l’a vu mourir dans ses
bras, et a été le dépositaire et l’exécuteur de ses dernières
volontés. » [330]
Louis-Paul Abeille fut en effet son exécuteur testamentaire, et Duclos lui
légua un diamant de cent louis. Très mêlé au milieu philosophique de l’époque,
Duclos fut proche de Jean-Jacques Rousseau et de d’Alembert, mais assez éloigné
de Voltaire et de Diderot. Après la création de l’école physiocratique, il
participa activement aux réunions organisées dans l’entresol des appartements
de Mme de Pompadour. Il y côtoya ainsi, outre les économistes physiocrates,
Turgot et l’abbé Morellet, qu’il connaissait déjà de par sa liaison avec
Gournay, avec Abeille, et avec le fameux cercle.
***
Roulant
sur la plupart des grandes questions économiques, la glorieuse activité du
cercle de Gournay est une nouvelle raison d’admirer ce grand économiste, qui
marqua autant son époque qu’il a peu marqué l’histoire et, semble-t-il, notre
mémoire commune.
Les
économistes français de l’époque, sans doute moins myopes que nous, rendirent
très tôt hommage au cercle de Gournay et à son leader. Les physiocrates le
nommèrent parmi leurs précurseurs, malgré toute leur vantardise habituelle, et
leur manière de se considérer comme les créateurs de cette « science
nouvelle » qu’était l’économie politique. [331] Un économiste moins prétentieux, et
plus juste dans ces appréciations, Jacques Accarias
de Serionne, reconnaîtra en 1767 qu’il avait été
précédé dans le traitement de ces matières par un petit groupe
d’économistes : « Un petit nombre de français, également philosophes
et citoyens, commencèrent il y a quelques années à imiter les écrivains anglais.
Ils traduisirent d’abord leurs modèles, et les ont bientôt surpassés en
beaucoup de choses. Ils ont employés tous les agréments, toutes les richesses
de la littérature, à traiter des choses utiles ; ils ont fait naître et
répandu le goût des sciences les plus nécessaires à la prospérité de
l’État. » [332]
Nul doute que l’auteur fait ici référence au cercle de Gournay. Plus tôt
encore, le Mercure de France observait déjà cette tendance éminemment
nouvelle : « L’économie politique est aujourd’hui la science à la
mode. Les livres qui traitent de l’Agriculture, de la population, de
l’industrie, du commerce et des finances, sont dans les mains d’une infinité de
personnes qui, naguère, ne feuilletaient que des romans. » [333]
Nous étions en novembre 1758, quelques mois avant la mort de Gournay. Quel
meilleur hommage pouvait-on rendre de son activité et de l’influence de
son cercle d’économistes ?
À
ce point, nous avons écarté l’aspect « physiocratique » de Gournay,
qui n’existe pas, et avons soutenu et prouvé que, malgré ses divergences de
vues avec le mouvement majeur de la pensée économique du XVIIIe
siècle, Gournay peut tout de même être considéré comme un penseur ayant eu une
influence notable sur son siècle. Il nous faut revenir désormais sur la nature
de sa doctrine. À défaut d’être un précurseur des physiocrates, que fut
Gournay ? Simone Meyssonnier, qui, à partir des manuscrits retrouvés, a
renouvelé l’étude de l’intendant du commerce à la fin du siècle dernier,
considère Gournay comme un précurseur du libéralisme. « Sa doctrine,
soutient-elle, était plus proche du système libéral qu’Adam Smith proposera en
1776, que de celui de ses contemporains physiocrates fondé exclusivement sur la
valeur-terre. […] Il fut un des pères fondateurs de l’économie politique
française ». [334]
Ainsi
que nous l’avons rendu palpable dans le chapitre 9, la place de Vincent de
Gournay a reçu des appréciations variées et parfois contradictoires, les uns (Tsuda, de Cilleuls) présentant un
Gournay libéral modéré ou demi-libéral, d’autres le présentant ou comme un
libéral complet (Schelle) ou comme une sorte de libéral bien à lui, un
« libéral égalitaire », selon les mots de Simone Meyssonnier. Dans le
chapitre cité, nous avons tâché d’éclaircir, du mieux que nous le pouvions, ces
appréciations.
Il
nous faut y revenir, sans y revenir, pour considérer spécifiquement le slogan
« liberté et protection », qui fut celui de Gournay, et qui a
certains mérites, mais certainement pas celui de la clarté. L’intendant du
commerce écrit bien à divers endroits cette formule, la reprenant une fois sous
la forme axiomatique : « Tout augmente et s’accroît par un commerce
libre et protégé. » [335]
Que signifiait cette formule ? Que signifiait surtout la
« protection », qui nous rappelle tant le protectionnisme, que
cependant Gournay récusait ?
À
cette question, il semble que Simone Meyssonnier, malgré son invention très
impropre du « libéralisme égalitaire » caractéristique de Gournay ou
du XVIIIe siècle — qui est bizarre ou plutôt incorrect, car tout le
libéralisme est égalitaire — a apporté la meilleure réponse. Elle signale que
dans l’esprit de Gournay — et elle aurait du sentir que ce fut dans l’esprit de
tous les libéraux — la liberté est indissociable d’une égalité en droit de tous
les acteurs sur le marché libre. [336]
C’est
ce double idéal de la liberté la plus absolue, c’est-à-dire du laissez faire,
et d’une égalité en droit de tous les acteurs, qui poussait Gournay à critiquer
les corporations, qui limitent la liberté en instaurant une inégalité légale,
les règlements, dont le principe est identique, et tout autant à réclamer la
baisse du taux de l’intérêt et l’instauration d’un traité de commerce.
Dans
un passage de ses Remarques, peu cité mais digne de la plus grande
attention, Gournay a rendu parfaitement claires ses intentions quant à la
formule de liberté et protection.
« On
observera que tous les traités que les Hollandais ont fait avec nous, ils se
sont toujours scrupuleusement attachés à cette maxime fondamentale de tout
commerce que l’on veut rendre florissant, liberté et protection ; on voit
que quant à la liberté, pour éviter que leurs fabriques ne soient gênées par
nos règlements, ils stipulent expressément qu’elles en seront
affranchies ; la protection se trouve dans la stipulation de l’article
même qui rend à cet égard la condition du fabricant hollandais plus favorable
que celle du sujet du Roi, et dans l’attention qu’ils ont eue de stipuler que
leurs toiles, quoique de différentes qualités soient comprises sous un même
tarif. » [337]
En
d’autres termes, la protection signifie le rétablissement de l’égalité
naturelle entre les acteurs : non pas l’égalité forcée, par la loi, entre des
fabricants plus ou moins talentueux, plus ou moins travailleurs, mais une
égalité quant aux dispositions qui les régissent. Gournay pourrait bien
utiliser une phrase couramment employée de nos jours par les protectionnistes,
qu’il faut, dans la concurrence économique mondiale, que Français et
étrangers luttent à armes égales. Mais il l’entend bien différemment
qu’eux, puisque nos protectionnistes modernes veulent mettre à l’amende le
génie, le bon marché, l’ingéniosité de certains peuples. Il faudrait selon eux
taxer les produits étrangers qui sont fabriqués à meilleur marché que les
nôtres, jusqu’à temps que l’équilibre soit rétabli. Drôle d’équilibre
assurément, et drôle de manière d’encourager nos propres industries à
s’améliorer. Gournay est trop connaisseur des intérêts de l’économie pour s’y
laisser prendre. Loin du discours des protectionnistes, il souligne uniquement
que le laissez-faire ne produira pas les meilleurs résultats si on ne
l’accompagne pas d’une réforme de notre législation (règlements sur
l’industrie, prohibition de l’intérêt sur les prêts, etc.), qui puisse rendre
égal le cadre légal du Français et de l’étranger.
C’est
cette égalité en droit, et non en fait, qu’il a en tête. Il s’en explique
encore dans la suite du passage cité, comparant l’idéal décrit de la Hollande,
et la légalisation française :
« Pour
nous nous avons agi d’une façon opposée à cette
maxime :
« 1°
en ce qui regarde la liberté, en ajoutant de nouvelles gênes pour nos fabriques
par tous les règlements que nous avons faits depuis 1739 dont les manufactures
hollandaises se trouvent affranchies, comme de celles qui subsistaient avant
cette époque.
2°
en ce qui regarde la protection, en traitant par cette clause même les
fabriques et les fabricants hollandais plus favorablement que nous ne faisons
les nôtres ; en sorte que si nous voulons rétablir une sorte d’égalité
entre les Hollandais et nous, il faut stipuler avec nous-mêmes qu’à l’avenir
nos propres fabricants seront aussi bien traités en France que les Hollandais, c’est-à-dire
que les fabricants de France jouiront de la même liberté dont les fabriques de
la Hollande jouissent en Hollande et en France. Sans cela en gênant
continuellement notre commerce plus que le commerce étranger, nous continuerons
de le diminuer et avec lui, les moyens de payer les revenus du Roi. » [338]
Dans
ce passage, la protection apparaît surtout comme l’instauration de la même
liberté que chez les voisins. On ne peut donc pas accuser Turgot, à la suite de
Takumi Tsuda, d’avoir
« trahi » son maître et ami, en écrivant dans son Éloge de Gournay
que les idées de l’intendant du commerce se résumaient en « liberté et
protection, mais surtout liberté ». [339]
C’est
cet enseignement, cohérent, quoiqu’on ait pu en dire pendant tant d’années, à
partir de fragments de son œuvre, qui constitue l’essence de l’œuvre de
Gournay. C’est là que nous rejoignons, comme indiqué, les conclusions de Simone
Meyssonnier, qui écrivait :
« L’ensemble
du système de Gournay est libéral. Il repose sur la libération du commerce des
grains, la déréglementation de la production manufacturière et l’instauration
d’un libre échange progressif et circonstancié. » [340]
« Les
nombreux partisans de la réglementation se liguaient pour combattre les idées
libérales de Gournay, au point que deux clans s’affrontaient, celui des
colbertistes et celui des libéraux. Les mémoires du fonds de St Brieuc
l’attestent, Gournay était considéré par ses contemporains comme l’initiateur
et le chef de file du courant libéral dans les premières années de la décennie
1750. Il n’a donc pas été « trahi » par Turgot, sa formule
« liberté et protection » résumait sa vision d’une économie libérale
contenue par les lois d’un État régulateur, protecteur de l’intérêt général du
peuple et de la nation. Ce slogan traduit beaucoup mieux que l’injonction
« laissez faire, laissez passer » l’ensemble de la doctrine de
l’intendant. C’est lui qui devrait être retenu pour désigner ce libéralisme
original à la recherche d’un équilibre qui concilierait la liberté et la
justice. » [341]
Là
où cependant l’interprétation de Simone Meyssonnier paraît insuffisante voire
erronée, c’est lorsqu’elle s’évertue à décrire ce libéralisme comme
« original » par rapport au courant libéral général. Jamais, à ma
connaissance, un libéral n’a soutenu que l’idéal doive être de laissez-faire,
dans un cadre réglementaire dense, quand les voisins s’en sont dispensés.
L’idéal, pour tout libéral, est que l’individu soit laissé le plus libre
d’opérer, que toutes les barrières qui en freinent le développement libre
soient détruites. Or c’est précisément ce que réclamait Gournay et ce pourquoi
il a combattu les règlements, les corporations, les prohibitions diverses, ou
même les lois anti-immigration.
Vincent
de Gournay est l’un des premiers représentants du libéralisme en France, du
libéralisme complet, et l’un de ses premiers défenseurs dans l’administration
publique et dans les cercles intellectuels. Il mérite, à ce titre, une mention
plus que conséquente dans les histoires du libéralisme, mention qui lui est
encore rarement faite, et une place, surtout, dans la longue liste de ces
théoriciens brillants de l’économie qui, à notre époque plus que jamais,
doivent rester des exemples et des maîtres, capables de nous guider.
Écrits
de Vincent de Gournay
Takumi Tusda
(éd.), Traités sur le commerce de Josiah Child avec les remarques inédites
de Vincent de Gournay, Tokyo, Kinokuniya, 1983
Takumi Tusda
(éd.), Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, Tokyo, Kinokuniya, 1993
Simone
Meyssonnier (éd.), Traités de commerce de Josiah Child, suivis des Remarques
de Jacques Vincent de Gournay, L’Harmattan, 2008
« Observations »
insérées dans l’Examen des avantages et des désavantages de la prohibition
des toiles peintes, Paris, 1755
« Observations
sur la compagnie des Indes » jointes par l’abbé Morellet à son Mémoire
sur la situation actuelle de la compagnie des Indes, Paris, 1769
Cliquot-Blervache
et Gournay, Mémoire sur les corps de métiers, Paris, 1758
Sources
principales
Turgot,
Éloge de Gournay, in Turgot, Écrits économiques, Calmann-Lévy,
1970
J.-G.
Montaudoin de la Touche, « Observations sur un article du Journal de commerce
du mois de janvier 1761, concernant feu M. de Gournay, intendant du commerce »,
Journal de commerce, avril 1761
Gustave
Schelle, Vincent de Gournay (1897), rééd.
Institut Coppet, Paris, 2014
Alfred
des Cilleuls, « Un fondateur de la science économique au XVIIIe siècle : Vincent de Gournay, d’après des travaux récents »,
Réforme sociale, 16 fév. 1898
G.
Sécrestat-Escande, Les idées
économiques de Vincent de Gournay, Bordeaux, 1911
Takumi Tsuda,
« Un économiste trahi, Vincent de Gournay (1712-1759), dans Traités sur
le commerce de Josiah Child avec les remarques inédites de Vincent de Gournay,
Tokyo, Kinokuniya, 1983
Antoin Murphy, « Le
développement des idées économiques en France (1750-1756), Revue d’histoire
moderne et contemporaine, tome XXXIII, octobre-décembre 1986
Simone
Meyssonnier, La Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en
France au XVIIIe siècle, éditions de la Passion, Paris, 1989
Simone
Meyssonnier, « Deux négociants économistes : Vincent de Gournay et Véron de Forbonnais », in F. Angiolini et D. Roche, Cultures
et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, EHESS, 1995, p.513
Simone
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L’Harmattan, 2008
Loïc
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siècle, INED, 2011
Sources
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Bodin to Walras, Londres, 1997, pp.13-18
Christine
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littéraires et pratiques culturelles dans la France des Lumières », in Jesús Astigarraga, Javier Usoz (eds.), L’économie politique
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Georges
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sur la Révolution, Tome 1, Paris, 1821
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Patrick
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Rise of Economic Societies in the Eighteenth Century, Plagrave
Macmillan, 2012
L.
de Villers, Histoire de la Société d’Agriculture, du Commerce et des Arts de
Bretagne, Rennes, 1898
[1] Un des faits qui a certainement désincité
les historiens à prendre en considération Vincent de Gournay est la formulation
même de son credo : « liberté et protection ». Quoique
« protection » ait eu un sens bien différent de celui qu’on retient
par exemple dans le terme protectionnisme, l’alliance des deux mots
ne pouvait que
déstabiliser l’historien des idées, et on ne trouve guère mieux que le « socialisme
libéral » comme exemple d’une doctrine qui ne fasse aucun sens si
l’on considère uniquement son appellation.
[2] C’est sur ce fondement que Tsuda
explique la faible célébrité de Gournay au XVIIIe siècle, qui fut
cependant assez remarquable et qui ne se dispute qu’avec les quelques piliers
de l’école physiocratique. Cf. Takumi Tusda (éd.), Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
Tokyo, Kinokuniya,1993, p.xv
[3] Friedrich Melchior Grimm, Correspondance
littéraire, philosophique et critique, éd. Tourreux (Paris, 1877-1878), t. II, p.506-507
[4] Ibid., t. IV,
p.146
[5]
Gustave Schelle, Vincent de Gournay (1897), rééd.
Institut Coppet, 2014, p.14
[6]
G. Sécrestat-Escande, Les
idées économiques de Vincent de Gournay, thèse pour le doctorat, Bordeaux,
1911, p.4-5
[7] Alfred des Cilleuls,
« Un fondateur de
la science économique au XVIIIe siècle : Vincent de Gournay, d’après des travaux récents »,
Réforme sociale, 16 fév. 1898
[8] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, suivis des Remarques de Jacques Vincent de Gournay,
L’Harmattan, 2008, p.v
[9] Takumi
Tsuda, « Un économiste trahi, Vincent de Gournay
(1712-1759), dans Traités sur le commerce de Josiah Child avec les remarques
inédites de Vincent de Gournay, Tokyo, Kinokuniya,
1983, p.445-485.
[10] Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et
Christine Théré (dir.), Le
cercle de Vincent de Gournay : Savoirs économique et pratiques administratives
en France au milieu du XVIIIe siècle, INED, 2011, p.107
[11] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.135
[12] Saint-Malo possède bien une rue
Vincent de Gournay, mais, comme l’indique Gustave Schelle
(Vincent de Gournay, op. cit., p.14), elle fut attribuée au hasard, étant donné qu’on ignore la maison dans
laquelle sa famille et lui habitaient.
[13] Sur l’économie de Saint-Malo au dix-huitième siècle,
et sur le profil de ces grandes familles commerçantes malouines, voir André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante
au temps de Louis XIV, Saint-Malo, éditions l’Ancre de Marine, 1991
[14] Mémoires de l’abbé Morellet, de l’Académie française, sur le
dix-huitième siècle et sur la Révolution, Tome 1, Paris, 1821, p.64
[15] Gustave Schelle, Vincent de
Gournay, op. cit., p.25
[16] Melchior Grimm, Correspondance littéraire,
tome IV, Paris, 1764, p.11
[17] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.106
[18] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, suivis des Remarques de Jacques Vincent de Gournay,
L’Harmattan, 2008, p.xix (Sauf mention contraire, nous citerons
toujours cette édition, afin d’éviter au lecteur curieux d’avoir à se reporter
à une édition japonaise difficilement accessible).
[19] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.112
[20] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.18
[21] « Mémoire d’information pour les pays héréditaires de
la Maison d’Autriche et d’Allemagne », volume M. 82, n°2 ; cité par L.
Charles, F. Lefebvre et C. Théré (dir.),
Le cercle de Vincent de Gournay, op. cit., p.307
[22] Sur l’importance de l’exemple de l’étranger sur la
pensée de Gournay, voir le chapitre suivant.
[23] Lettre à Champant,
ministre du Roi à Hambourg, in Takumi
Tusda (éd.), Mémoires et lettres de Vincent de
Gournay, op. cit., p.157-158
[24] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit, p.125
[25] Mémoires et journal inédit du marquis
d’Argenson, Paris, 1857, volume 2, p.363
[26] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie
et les ouvrages de Turgot, ministre d’État, Philadelphie, 1788, p.44
[27] Mirabeau, Lettres sur la législation
ou l’ordre légal dépravé, rétabli et perpétué, Berne, 1775, tome 1, p.367
[28] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.275
[29] Gustave Schelle (éd.), Œuvres de
Turgot et documents le concernant, volume 1, Paris, 1913, p.616.
[30] Depuis l’époque du père de Gournay, Claude Vincent,
une société commerciale avait été fondée à Cadix en collaboration avec la
famille Verduc et sobrement nommée Société Verduc-Vincent. Yves Verduc avait
une fille, Clothilde, mariée avec un associé habituel, Villebare.
Très proche de Vincent de Gournay, celui-ci le désigna comme légataire
universel et insista même, dans une dernière volonté, pour que sa femme épouse
son ami et collègue Vincent de Gournay. C’est ce qui fut fait. Les raisons
restent assez troubles. Villebare aurait-il apprécié
Gournay au point d’insister pour lui confier sa femme, ou, à
la vue des dettes
et des difficultés qu’il laissait
derrière lui, cherchait-il un riche parti qui puisse soutenir son épouse ?
La vérité est certainement à trouver quelque part entre ces deux
préoccupations.
[31] August Oncken, Die
Maxime Laissez faire et Laissez passer, ihr Ursprung, ihr Werden,
Bern, 1886,
p.111
[32] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.29-30
[33] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., volume 1, p.615.
[34] Éphémérides du Citoyen, 1769, tome V.
[35] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., volume 1, p.615.
[36]
J.-G. Montaudoin de la Touche, « Observations sur un article du Journal de
commerce du mois de janvier 1761, concernant feu M. de Gournay, intendant du
commerce », Journal de commerce, avril 1761, p.84
[37] Je me permets de renvoyer à l’article que
j’ai consacré au laissez-faire de Boisguilbert dans le 18ème numéro
de Laissons Faire.
[38] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.9
[39] Ibid., p.11-12
[40] Mirabeau, « Sixième lettre
sur la dépravation de l’ordre légal », Éphémérides du citoyen,
février 1768, p.67
[41] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
op. cit., p.105
[42] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
op. cit. p.135
[43] Réflexions sur la contrebande, Grenoble, septembre
1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.27
[44] Remarques, op. cit., p.283
[45] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon,
février 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.23
[46] Remarques, p.200
[47] Ibid., p.95-96
[48] Ibid., p.303
[49] Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.53
[50] Remarques, p.278
[51] Remarques, p.33
[52] Traités sur le commerce de Child, Paris, L’Harmattan, 2008, p.20
[53] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Remarques,
p.v
[54] Remarques, p.330
[55] Remarques, p.4
[56] Lettre à Trudaine, Mémoires et
lettres de Vincent de Gournay, p.152
[57] Remarques, p.37
[58] Remarques, p.218
[59] Adam Smith, Richesse des nations, Livre quatrième, introduction. À la considérer rigoureusement, cette définition de
l’économie politique n’est pas exacte, car elle se détacherait trop peu de la
politique proprement dit. Gournay n’est pas tombé dans ce travers et considère
plutôt l’économie politique — terme qu’à l’instar de ses prédécesseurs il
n’emploie pas — comme la « science du commerce ».
[60] Remarques, p.55
[61] Remarques, p.192
[62] Remarques, p.83
[63] Remarques, p.235
[64] Lettre au comte de Bernis de Boulongne,
Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
p.215-216
[65] Remarques, p.236
[66] Remarques, p.146
[67] Remarques, p.242
[68] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.65
[69] Remarques, p.xxxii
[70] Adam Smith, Richesse des Nations, Introduction et plan de l’ouvrage
[71] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.205
[72] Lettre à Magnanville, intendant de Tours, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.197-198
[73] Lettre à La Roche-Aymon, Archevêque
de Narbonne, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
p.176
[74] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.39
[75]
Entre 1817 et 1819, Charles Comte, Charles Dunoyer et Augustin Thierry
donneront dans la revue Le Censeur Européen des articles détaillant une
théorie des classes grandement similaire. Selon leurs propres mots, leur
doctrine sera celle-ci : « Nous l’avons déjà dit : il n’existe dans le
monde que deux grands partis ; celui des hommes qui veulent vivre du produit de
leur travail ou de leurs propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur
le travail ou sur les propriétés d’autrui ». (Le Censeur européen. Tome
Septième, 1818) Ces trois auteurs inspireront Marx, qui détournera leur théorie
pour soutenir sa thèse de l’exploitation des classes laborieuses. Honnête,
l’auteur du Manifeste communiste avouera la primauté des auteurs français à cet
égard : « En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite
d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur
lutte entre elles. Longtemps avant moi des historiens bourgeois avaient décrit
le développement historique de cette lutte des classes et des économistes
bourgeois en avaient exprimé l’anatomie économique. » (Marx à Joseph Weydemeyer, Londres, 5 mars 1852) Si Marx avait
certainement en tête Dunoyer, Comte et Thierry, nous avons prouvé qu’il aurait
pu se baser sur Gournay.
[76] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.43-44
[77] Ibid., p.45
[78] Remarques, p.229
[79] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.51-52
[80] Remarques, p.239-240
[81] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.43
[82] Ibid., p.53
[83] Remarques, p.83
[84] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.11-12)
[85] Turgot, Mémoire sur les prêts d’argent, Œuvres,
op.
cit.,
III, p.156
[86] Lettre à Trudaine, Mémoires et
lettres de Vincent de Gournay, p.191
[87] Lettre à Grenus, négociant à Lyon, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.174-175
[88] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.12. Gournay recommanda également la liberté pour
les gens de mainmorte : « Bien loin que l’État soit intéressé à empêcher
les gens de mainmorte de construire des bâtiments quelconques, et surtout ceux
qui sont propres à quelque commerce ou à quelque manufacture que ce puisse
être, il est de l’intérêt public de le leur permettre, de les exciter même à le
faire, puisque par là le coût principal de ces bâtiments se trouvera d’abord
versé dans la société séculière et y fera subsister des gens de toutes sortes
de professions, et qu’ensuite un grand nombre de commerçants et de
manufacturiers trouvant des bâtiments tout faits pourront se livrer aux
manufactures avec des plus petits fonds. » (Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.67)
[89] L’abbé Trublet
mentionna la Noblesse commerçante en parlant d’une « thèse de l’abbé Coyer, thèse et opinion que je n’ai jamais approuvées
malgré ma déférence pour mon ami et compagnon M. de Gournay. Soyez bien sûr que
l’abbé Coyer n’est pas lui-même de l’avis qu’on lui a
fait soutenir. Ce n’est qu’un jeu d’esprit de sa part. On lui a présenté l’occasion
de faire une brochure ingénieuse ; il l’a saisie. » (Lettre du 14 août 1756 à
Malesherbes, in Jean Jacquart (éd.), Correspondance
de l’abbé Trublet, Paris, 1926, p.67-68.)
[90] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon,
février 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.21
[91] Remarques, p.175
[92] Remarques, p.179
[93] Remarques, p.180
[94] Ibid., p.178
[95] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit, p.86
[96] Jean-François Melon, Essai politique
sur le commerce, Paris, 1742, p.282
[97] Lettre à Trudaine, 1er
septembre 1752, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.149
[98] Gustave Schelle, Vincent de Gournay,
op. cit., p.35
[99] Ibid., p.59
[100] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.53-54
[101] Gustave Schelle, Vincent de Gournay,
op. cit., p.36
[102] Lettre à Trudaine, Mémoires et
lettres de Vincent de Gournay, p.203
[103] Remarques, p.193
[104] Ibid., p.200
[105] Remarques, p.194
[106] Remarques, p.196-197
[107] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.53
[108] Remarques, p.198
[109] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.53
[110] Remarques, p.195
[111] Remarques, p.199
[112] Remarques, p.193
[113] Remarques, p.193-194
[114] Remarques, p.191
[115] Remarques, p.195
[116] Remarques, p.197-198
[117] Ibid., p.197
[118] Remarques, p.191
[119] Remarques, p.191
[120] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.53-54
[121] Remarques, p.190
[122] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.120
[123] Lettre à Trudaine, Mémoires et
lettres de Vincent de Gournay, p.148-149
[124] Lettre à Brutté,
inspecteur des manufactures à Orléans, Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.164
[125] Lettre à Lemarchant,
Inspecteur des manufactures à Lyon, Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.156
[126] Lettre à Rodiez, élève-inspecteur des manufactures à
Alais, Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.159-160
[127] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.105
[128] Takumi Tsuda
(éd.), Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, op. cit. p.xx
[129] Charles Ganilh, Dictionnaire
analytique d’économie politique, Paris, 1826, p.172
[130] Joseph Droz, Économie Politique, ou Principes de
la science des richesses, Paris, 1841, p.62
[131] A. de Villeneuve-Bargemont, Économie Politique
Chrétienne, Bruxelles, 1837, p.177
[132] Mémoire adressé à la Chambre de
commerce de Lyon, février 1753, Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.14
[133]
Gournay signale le fait qu’à cause des premières vagues d’émigration de
fabricants français vers l’Angleterre ou la Hollande, les crispations et les
procès dans les corporations augmentèrent. « Des pertes aussi
considérables pour l’État et qui tombaient encore plus particulièrement sur la
ville de Lyon, ne tardèrent pas à s’y faire sentir, chaque communauté qui
s’apercevait que son commerce diminuait s’imagina qu’il ne diminuait que parce
qu’une autre avait entrepris sur la partie qu’elle s’était attribuée, de là
leur division, de là les chicanes qui chargèrent encore la fabrique de nouveaux
frais, car il fallut plaider et sur quoi prendre les frais ? si ce n’étaient sur les ouvriers et les fabricants, et
ceux-ci ne parurent les retrouver eux-mêmes qu’en les faisant retomber sur les
étoffes, ce qui en donnant aux nôtres un nouveau désavantage vis-à-vis des
étrangers qui fabriquaient librement et sans procès, augmentait encore leur
fabrique et diminuait les nôtres. » (Ibid., p.17)
[134] Remarques, p.177
[135] Mémoire adressé à la Chambre de
commerce de Lyon, février 1753, Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.16
[136] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon,
février 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.13
[137] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.135-138
[138] Lettre à Trudaine, Mémoires et
lettres de Vincent de Gournay, p.145
[139] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon,
février 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.16
[140] Ibid., p.16
[141] Remarques, p.177
[142]
Ibid.
[143] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon,
février 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.21
[144] Ibid., p.24
[145] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.140-141
[146] Remarques, p.176
[147] Ibid., p.177-178
[148] Remarques, p.178
[149] Ibid.
[150] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.142
[151] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.169
[152] Ibid., p.213-214
[153] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.162
[154] Ibid., p.150
[155] Lettre à Flachat de Saint-Bonnet, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.155-156
[156] Ibid., p.204
[157] Lettre à la Chambre de commerce de Bordeaux, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.145
[158] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.90
[159]
G. Sécrestat-Escande, Les
idées économiques de Vincent de Gournay, op. cit., p.74
[160] Remarques,
p.219
[161] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.60
[162] Ibid., p.84
[163] cf. Mémoires et lettres de
Vincent de Gournay,
p.85 et 87
[164] Ibid., p.87
[165] Mémoires du
marquis d’Argenson,
éd. Jannet, t. V, p. 369.
[166] Remarques, p.244
[167] Remarques, p.244
[168] Mémoires et lettres de Vincent de
Gournay, p.134
[169] Remarques, p.321
[170] Remarques, p.141
[171] Ibid., p.243-244
[172]
« C’est à l’acte de navigation qui depuis près de cent ans est en vigueur
en Angleterre, que les Anglais doivent principalement leur puissante
marine. » (Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.4)
[173] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.51
[174] Note autographe de Gournay, archives
M 88/ D1
[175] Remarques, p.240-241
[176] C’est de ce fait qu’est né l’argument, étendu par le
marquis d’Argenson puis par
les physiocrates, de
la nécessité du libre-échange pour cause de fraternité entre
les hommes. Si tous les
hommes sont égaux, si tous les hommes sont frères, pourquoi élever des murs
entre eux ? pourquoi restreindre voire empêcher un libre commerce entre eux,
comme entre les hommes d’une même nation ?
Les physiocrates ont cru que le temps leur donnerait raison, et qu’on
cesserait vite de se dire Français avant tout, Anglais avant tout, etc.
L’histoire a démenti suffisamment leurs espoirs, même sans considérer le cas de
l’explosion des nationalismes au cours des deux guerres mondiales. Cependant,
leur argument n’a pas perdu de sa force. Ne trouverions-nous pas étrange
aujourd’hui que la ville de Bordeaux construise autour d’elle un mur, et
prétende limiter le commerce avec les autres villes de France ? Ne le
dirions-nous pas également à l’échelle d’une région de France ? Quoi-que le sentiment puisse être partagé au niveau de
l’Europe ou du monde, c’est preuve que les sentiments ont évolué et que
l’argument reste pertinent.
[177] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.33
[178] Remarques, p.147
[179] Ibid., p.84
[180] Remarques, p.85
[181] Remarques, p.86
[182] Remarques., p.31-32
[183] Ibid., p.144-145
[184] Remarques., p.146
[185] Réflexions sur la contrebande, Grenoble, septembre
1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.29
[186] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.32-33
[187] Ibid., p.27
[188] Ibid., p.30
[189] Remarques, p.163
[190] Remarques, p.104
[191]
« Résultat de la tournée de M. de Gournay en Languedoc relativement aux
draps pour le Levant », Archives départementales de l’Aude, Carcassonne,
IX C 20, 1753.
[192] « Observations sur le rapport fait à M. le Contrôleur
Général sur l’état de la Compagnie des Indes », in André
Morellet, Mémoire sur la situation actuelle de la Compagnie des Indes, Paris, 1769, supplément, p.x
[193] Ibid., p.xi
[194] « Observations sur le rapport fait à M. le Contrôleur
Général… », p.xiv
[195]
Dans ses Remarques, Gournay remarquera plusieurs cas curieux de frein à
l’activité commerciale dus aux Compagnies, et qui n’étaient d’aucune utilité
pour personne : « La Compagnie des Indes renferme dans son privilège
l’Ile de Madagascar et plusieurs autres contrées du côté d’Afrique où par elle-même
elle ne fait aucun commerce, où elle empêche les sujets du Roi d’en
faire ». (Remarques, p.127)
[196] « Observations sur le rapport fait à M. le Contrôleur
Général… », p.xvii
[197] Ibid., p.xviii
[198] Ibid., p.xvi
[199] Ibid., p.xiii
[200] « Observations sur le rapport fait à M. le Contrôleur
Général… », p.xxiii-xxiv
[201]
Cité dans Alain Clément, « Du bon et du mauvais usage des colonies : politique
coloniale et pensée économique française au XVIIIe siècle », Cahiers
d’économie politique, 2009, 1, n°56, p.117
[202] André Morellet, Mémoire sur la
situation actuelle de la Compagnie des Indes, p.61
[203] André Morellet, Mémoire sur la
situation actuelle...,
supplément, p.ix
[204] Remarques, p.128-129
[205] Ibid., p.30
[206]
D’une remarque de Gournay, selon laquelle « il est à croire que la
première nation qui s’avisera de rendre libre le commerce aux Indes orientales
ruinera les compagnies. » (Gournay, Remarques, p.131) on pourrait
en conclure qu’il gardait surtout un esprit nationaliste, uniquement préoccupé
de la perte des voisins. Encore une fois, il est certain que l’une des
principales préoccupations de l’intendant du commerce fut la prospérité de la
France et l’affaiblissement des rivaux commerciaux. Cependant, il est paradoxal
de prétendre le ranger dans les protectionnistes du fait de ce sentiment seul,
quand il réclame à grand cris la liberté du commerce, en opposition parfaite
avec les protectionnistes.
[207] Examen des avantages et des
désavantages de la prohibition des toiles peintes,
1755, p.78
[208] Examen, op. cit., p.75-76
[209]
Examen, op. cit., p.84
[210]
Examen, op. cit., p.79 ; p.84
[211] Vauban, Dîme Royale, in E. Daire (éd.), Économistes financiers du XVIIIe
siècle, Paris, 1843, p. 89
[212] Joël Cornette, Histoire de la Bretagne et des
Bretons, Paris, Éditions du Seuil, 2008
[213] Marquis d’Argenson, Journal et Mémoires, éd. Rathery, p.149
[214]
M. Barrois, curé à Molinet (Allier), Extrait des
registres de la paroisse de Molinet, année 1709 (1er
janvier 1710)
[215] Sismondi, cité par L. de Lavergne,
Les économistes français du dix-huitième siècle, Paris, 1870, p.60
[216]
Lettre de Voltaire à M. Thiérot, sur l’ouvrage de M.
Melon et sur celui de M. Dutot, 1738 ; in Œuvres
complètes de Voltaire, Tome 1, Paris, 1827, p.9
[217] Mirabeau, Ami des Hommes, t. II, p.50-51
[218] Pierre Le Pesant de Boisguilbert, Traité des
grains, II, 6, p.383
[219] Voir notamment l’Éloge de Sully par Simon Cliquot-Blervache, économiste du
cercle de Gournay.
[220] François Quesnay, cité par L. de Lavergne,
Les économistes français du dix-huitième siècle, p.63-64
[221] Mirabeau, Ami des Hommes, p.8
[222] Ibid., p.32
[223] Cf. Henri Ripert, Le marquis de Mirabeau : ses
théories politiques et économiques, 1901, p.24-25
[224] Henri-Louis Duhamel du Monceau, École
d’Agriculture, Paris, 1759, p.68
[225] Arthur Young, Voyages en France pendant les
années 1787, 1788, 1789, Tome 1, Paris, 1860, p.147
[226] J. Cambry, Voyage dans
le Finistère ou état de ce département en 1794 et 1795, Paris, 1835, p.14
[227]
Reproduit dans Corps d’observations de la Société d’Agriculture, de Commerce
et des Arts, établie par les États de Bretagne, Rennes, 1760, p.2
[228]
Supplément à l’Essai sur la police générale des grains, 1757, qui fut
son premier et plus influent écrit économique.
[229] Henri-Louis Duhamel du Monceau, École
d’Agriculture, Paris, 1759, p.26-27
[230]
Henry Patullo, Essai sur l’amélioration des terres
; cité dans Henri-Louis Duhamel du Monceau, École d’Agriculture,
Paris, 1759, p.18-19
[231] John Shovlin, « The Society
of Brittany », in Koen Stapelbroek
& Jani Marjanen, The
Rise of Economic Societies in the Eighteenth Century, Plagrave
Macmillan, 2012, p.73
[232]
Corps d’observations de la Société d’Agriculture, de Commerce et des Arts,
établie par les États de Bretagne, Rennes, 1760, p.v-vi
[233] Ibid., p.vi-vii
[234] Ibid, p.xvi
[235]
Bourdais, « Un gentilhomme manufacturier à Rennes au XVIIIe siècle.
Julien-Joseph Pinczon du Sel des Monts (1712-1781) »,
Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Volume 42, p.12
[236]
L. de Villers, Histoire de la Société d’Agriculture, du Commerce et des Arts
de Bretagne, Rennes, 1898
[237] Henri-Louis Duhamel du Monceau, École
d’Agriculture, Paris, 1759, p.125-126
[238]
Georges Weulersse. Le mouvement physiocratique en France (1756-1770),
Tome I, Paris, Alcan, 1910, p.142-143
[239] Gustave Schelle, Vincent de Gournay, Paris,
1897, p.156
[240] Arthur Young, Voyages en France pendant les
années 1787, 1788, 1789, Tome 1, Paris, 1793, p.314
[241] Philippe Steiner, « Commerce,
commerce politique », in C. Théré, L. Charles, & F. Lefebvre (éds.), Le cercle de Vincent de Gournay. Savoirs
économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe
siècle, Paris, INED, 2011,
p.193
[242] Remarques, p.38
[243] Remarques, p.3
[244] Child, Traités sur le
commerce, p.5
[245] Ibid., p.44
[246] Mémoire sans titre, 1747-1748, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.10
[247] Remarques, p.3
[248] Child, Traités sur le
commerce, p.3
[249] Remarques, p.56
[250] C’est l’exemple fourni par Gournay, Mémoire sans
titre, 1747-1748, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.10
[251] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.90
[252] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, p.xvii
[253] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
p.199-201
[254] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.192
[255] Remarques, p.161-162
[256] Remarques,
p.307
[257] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, p.ix
[258] Gustave Schelle, Vincent de Gournay, op.
cit.,
p.9
[259] Cité par G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
p.38.
[260]
Dans ses idées, Gournay est d’ailleurs très loin du Tableau de Quesnay.
« On imagine difficilement Gournay penser cette forme simplifiée pour
traduire la complexité des mécanismes » (S. Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge, op. cit., p.283)
[261] Georges Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du
marquis de Mirabeau aux archives nationales, Paris, Paul Geuthner,
1910, p.122
[262] Dupont de Nemours, De l’origine et des progrès
d’une science nouvelle, Paris, 1768, p.12
[263] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit, p.43
[264] Gustave Schelle (éd.), Œuvres de
Turgot et documents le concernant, volume 1, Paris, 1913, p.600
[265] G. Sécrestat-Escande, Les idées économiques de Vincent de Gournay,
op. cit, p.43
[266] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.333
[267] Ibid, p.232
[268] Simon Cliquot-Blervache, Dissertation sur les effets que produit
le taux de l’intérêt de l’argent sur le commerce et l’agriculture,
Paris, 1775, p.3
[269] Discours sur les avantages et les inconvénients du
commerce extérieur, envoyé à l’Académie d’Amiens, dans le
mois d’août 1778 ; cité
par Jules de
Vroil, Étude sur Clicquot-Blervache,
économiste du XVIIIe siècle, Paris, 1870, p.217
[270]
G. Sécrestat-Escande, Les
idées économiques de Vincent de Gournay, op. cit, p.128-129
[271] Lettre à Morellet, 27 octobre 1751, Mémoires
et lettres de Vincent de Gournay, p.104
[272] Ibid., p.103
[273] Gustave Schelle, Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.20
[274] Lettre de Turgot à Mlle Lespinasse du 26 janvier
1770, Œuvres de Turgot et documents le concernant, op. cit.,
Tome 3, p.420
[275] Turgot, Éloge de Gournay, in Turgot, Écrits
économiques, Calmann-Lévy, 1970, p.87
[276] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., Tome 2, p.373
[277] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.208
[278] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie
et les ouvrages de M. Turgot, Philadelphie, 1788, p.44
[279] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., Tome 1, p.73
[280] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., Tome 2, p.506-507
[281] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., Tome 3, p.270
[282] Ibid., Tome 3, p.77
[283] Œuvres de Turgot et documents le
concernant, op. cit., Tome 1, p.617
[284] Mably, Du commerce des grains, Œuvres, XII,
p.290-291
[285] Patrick Neiertz, Voltaire et l’économie politique, Voltaire Foundation, Oxford, 2012, p.xiii
[286] Ibid., p.210
[287] Œuvres complètes de Voltaire,
éd. Theodore Besterman, 1971, volume 103, p.25
[288] Patrick Neiertz, Voltaire et l’économie politique, op. cit., p.19
[289] Œuvres complètes de Voltaire,
éd. Theodore Besterman, 1971, volume 99, p.93
[290] Patrick Neiertz, Voltaire et l’économie politique, op. cit., p.169
[291] Ibid., p.47
[292] Ibid., p.50
[293] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, suivis des Remarques de Jacques Vincent de Gournay,
L’Harmattan, 2008, p.xlii
[294] Repris dans Économie Politique. Recueil de monographies,
1843, Tome 1, Bruxelles, 1851, p.94
[295] Cité dans Gustave Schelle, Vincent de Gournay, Paris, 1897, p.122
[296] Cité dans Gustave Schelle, Vincent de Gournay, Paris, 1897, p.143
[297] Ibid., p.125
[298] cité dans Gustave Schelle, Vincent de Gournay,
Paris, 1897, p.143
[299] Ibid., p.126-127
[300] Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et
Christine Théré (dir.), Le
cercle de Vincent de Gournay : Savoirs économique et pratiques administratives
en France au milieu du XVIIIe siècle, INED, 2011, p.14
[301]
Melchior Grimm, Correspondance littéraire, t.II,
p.506-507
[302] Christine Théré,
« Economic publishing and authors, 1566-1789 » in Studies in the History of
Political Economy. From
Bodin to Walras, Londres, 1997, p.13-18
[303] Bibliothèque de l’institut, Ms 1266, f°446-447 ;
cité par Loïc Charles, « Le cercle de
Gournay : usages culturels et pratiques savantes », Le cercle de Gournay,
op. cit., p.73
[304] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge, op. cit.,
p.263
[305] Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et
Christine Théré (dir.), Le
cercle de Vincent de Gournay : Savoirs économique et pratiques administratives
en France au milieu du XVIIIe siècle, INED, 2011, p.19
[306] Loïc Charles, « Le cercle de
Gournay : usages culturels et pratiques savantes », Le cercle de Gournay,
op. cit., p.86
[307]
Geronymo de Uztariz, Théorie
et pratique du commerce et de la marine, traduction libre sur
l’espagnol, Paris, 1753, préface du traducteur, p.ix-x
[308] P.-A. O’Heguerty, Essai sur les intérêts du commerce
maritime, La Haye, 1754, p.5-6
[309]
P.-A. O’Heguerty, Remarques sur plusieurs branches de commerce et de
navigation, Tome 2, 1757, p.16
[310] Ibid., p.6-7
[311] P.-A. O’Heguerty, Remarques sur
plusieurs branches…, Tome 2, 1757, p.15-16
[312] Ibid., p.40-41
[313] Ibid., Tome 1, p.34
[314] P.-A. O’Heguerty, Remarques sur
plusieurs branches…, Tome 1, 1757, p.18-19
[315] Ibid., p.25-26
[316] Ibid., p.79
[317] Ibid., p.96-97
[318]
James Padilioni Jr., « La liberté pour tous. Les économistes français face à
l’esclavage », Laissons Faire, Numéro 2, Juillet 2013, p.7-12
[319] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.6-7
[320] Éphémérides du Citoyen, Décembre 1768, Volume XII, p.139-148
[321] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.225
[322] Forbonnais, note manuscrite, Remarques, p.219
[323]
Christine Théré, « Économie politique, stratégies
littéraires et pratiques culturelles dans la France des Lumières », in Jesus Astigarraga & Javier Usoz, L’économie politique et la sphère publique dans le
débat des Lumières, Casa de Velazquez, 2013
[324]
Lettre du 14 août 1756 à Malesherbes, in Jean Jacquart
(éd.), Correspondance de l’abbé Trublet (Paris,
1926), p. 67-68. L’abbé Trublet, né à Saint-Malo, fut
aussi un membre du cercle, même si les matières économiques l’intéressaient
peu. Il n’était qu’un ami proche de Gournay, qu’il respectait beaucoup.
[325] Abbé Morellet, Mémoires sur le dix-huitième
siècle, 1822, p.182
[326] Lettre de Turgot à Mlle d’Epinay, 26 janvier 1770, Œuvres
de Turgot, Volume 2, p.801
[327]
Lettre de Voltaire à l’abbé Morellet, le 14 juillet 1769, in Œuvres
complètes de Voltaire, tome 49, Paris, 1830, p.295
[328]
Cf. Benoît Malbranque, « "Trahi plutôt que traduit". Lire Adam Smith
en français, 1750-1800 », Laissons Faire, n°3, Août 2013, p.13-18
[329] Abbé Morellet, Mémoires, p.37-38
[330] Œuvres complètes de Duclos, Volume 1, Paris, 1806, p.1-2
[331] Dupont de Nemours, De l’origine et des progrès
d’une science nouvelle, Paris, 1768
[332]
Jacques Accarias de Serionne,
Les Intérêts des Nations de l’Europe, développés relativement au commerce,
Paris, 1767, t. I, p.26
[333] Mercure de France, novembre 1758, p.69
[334] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Traités de
commerce de Josiah Child, suivis des Remarques de Jacques Vincent de Gournay,
L’Harmattan, 2008, p. xlii-xliii
[335] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay,
op. cit.,
p.32
[336] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Remarques, op. cit., p.v
[337] Remarques,
op. cit.,
p.318
[338] Remarques,
op. cit.,
p.318-319
[339] Œuvres de Turgot,
op. cit.,
volume 1, p.620
[340] Simone Meyssonnier, La Balance et
l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, p.204
[341] Simone Meyssonnier, « Préface » aux Remarques,
op. cit., p.xxxix