BENJAMIN CONSTANT
ADOLPHE
Anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu
Précédé d’un essai de lecture libérale d’Adolphe, par Benoît Malbranque
Paris, 2016
Institut Coppet
www.institutcoppet.org
INTRODUCTION : Pour une lecture libérale d’Adolphe
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION
Introduction
I. Un roman biographique
II. Individualisme et subjectivisme
III. La société face à l’individu
IV. Un héros en quête de liberté
Conclusion
En émiettant ses talents, la postérité nous offre une image trouble de Benjamin Constant. Pour quelques-uns, il représente l’un des chaînons majeurs dans l’histoire de la pensée libérale française, qu’il a enrichi de ses réflexions et de quelques grandes idées à une époque troublée où Napoléon faisait peser sur les libertés des dangers très perceptibles. Ce n’est toutefois pas ainsi que l’entend la grande majorité de ceux qui connaissent Constant. Pour ces derniers, notre auteur est avant tout un romancier, l’auteur d’Adolphe, une nouvelle sur l’amour qui s’en va.
Cette majorité a pour elle l’évidence des faits. Si on n’étudie peu aujourd’hui les idées de ce penseur français d’origine vaudoise, Adolphe connaît en revanche un succès encore non démenti. On ne compte plus les éditions, en France et à l’étranger, les essais de mise en scène théâtrale ou cinématographique, au point que ce petit roman capte à lui seul plus d’attention que n’en reçoit tout le reste de l’œuvre de Constant.
Cependant, si beaucoup, connaissant Benjamin Constant romancier, découvrent sur le tard la profondeur de sa pensée politique et économique, nous ne pouvons voir en cela autre chose qu’un renversement. Car quand en décembre 1830 son cercueil est suivi d’un cortège imposant de plus de cent mille personnes, c’est l’homme politique, le publiciste, le philosophe que l’on pleure — son Adolphe, quoique promis à un bel avenir, ne s’étant encore attiré que l’indifférence. C’est le libéral que les foules acclament ou maudissent, celui qui, l’année précédente, avait exprimé son credo en ces termes :
« J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » [1]
De même en 1816, quand le roman paraît, Constant est déjà et avant tout célèbre par ses aventures politiques et intimes : ses convictions libérales, son ralliement surprise à Bonaparte d’un côté ; sa liaison avec Mme de Staël, sa légèreté amoureuse de l’autre. À l’époque, il a déjà composé plusieurs mémoires politiques de circonstances, dont De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796), Des réactions politiques (1797), De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne (1815), ainsi que les Principes de politique (1815), ouvrage où il fait également œuvre de théoricien.
Les journalistes du temps ne s’y trompèrent pas, et ils considérèrent cette œuvre comme une excursion de plaisir dans le domaine de la littérature. Leurs avis, dictés par leurs propres convictions politiques ou par le goût honnête qu’ils avaient pris à la lecture du livre, ne fut cependant pas unanime quant aux suites à donner à cette expérience. « Que M. Benjamin Constant ne s’abaisse plus jusqu’aux romans, dit le Journal de Paris. Qu’il retourne dans les hauteurs de sa politique et de sa philosophie ». [2] À l’inverse, la Gazette de France note : « M. Benjamin de Constant écrit avec tant de succès sur l’amour, qu’il n’aurait jamais dû traiter d’autre sujet pour son bonheur et pour notre plaisir. » [3]
C’est bien le premier avis que suivra Constant. Adolphe est une expérience sans lendemain, une bouteille solitaire jetée à la mer ; c’est une expérience unique, et il n’en peut être autrement, car ce roman raconte l’existence même de l’auteur, et d’existence Constant n’en a qu’une.
De son vivant, le roman passa inaperçu. Ignoré par les uns, jeté au pilori par d’autres qui critiquent son style romantique encore peu à la mode, il devra attendre le début du XXe siècle pour trouver véritablement son public. Les goûts ayant changé, la route est ouverte pour Adolphe. Le roman saura, en moins d’un siècle, transformer un penseur libéral en romancier.
Pour des motifs divers et souvent imperceptibles, Benjamin Constant a participé de lui-même à la campagne de dévalorisation de son œuvre de romancier, qui a concouru à négliger cette partie de son œuvre, avant la redécouverte fracassante que nous avons rappelé. Dans la préface qu’il a fourni à la troisième édition d’Adolphe, il a rabaissé ouvertement son projet de roman, en notant :
« Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d’additions et d’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduisaient à deux, et dont la situation serait toujours la même.
[…] Tout ce qui concerne Adolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié, si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pas responsable. » [4]
En privé, Constant adoptait d’ailleurs la même attitude, comme en témoigne sa correspondance. À sa tante Rosalie, il indiqua un jour les raisons de cette publication : « … j’ai toujours mis bien peu d’importance à cet ouvrage, qui est fait depuis dix ans. Je ne l’ai publié que pour me dispenser de le lire en société, ce que j’avais fait cinquante fois en France. Comme quelques Anglais l’avaient entendu à Pairs, on me le demandait à Londres, et après en avoir fait quatre lectures en une semaine, j’ai trouvé qu’il valait mieux que les autres prissent la peine de le lire eux-mêmes. » [5] Quand on sait que les réseaux personnels jouaient un rôle majeur dans la diffusion des œuvres littéraires au XIXe siècle, on doit apprécier dans toute sa force ce dénigrement. Fort heureusement, son effet ne fut que temporaire.
Toutefois, nous l’avons dit, en reprenant goût pour ce roman, le public français n’a semble-t-il pas voulu en faire une lecture conforme aux idéaux libéraux de son auteur. Si Karl Marx avait fait un jour œuvre de romancier, le travail accompli serait certainement lu avec l’idée que les malheurs de la société capitaliste et la possibilité d’une société socialiste ou communiste d’égalité, de paix et de justice, devraient être les clés de compréhension du récit. De même, en prenant dans nos mains un roman composé par l’un des plus grands défenseurs de la liberté que la France napoléonienne ait comptés, nous devrions logiquement supposer qu’une lecture libérale puisse en être entreprise, et qu’elle puisse être extrêmement fructueuse.
Si personne ne s’est encore engagé dans cette voie, on doit sans doute l’attribuer à cette dichotomie opérée par la postérité : ainsi chez les commentateurs d’Adolphe, Benjamin Constant est avant tout un romancier. On en trouve également la raison dans le fait que, de manière claire, il existe un grand nombre de thèmes dans ce récit, dont certains sont éloignés, à première vue, des idées politiques de Constant.
Il semble bien, à la surface du texte, que l’on ait affaire au drame de deux jeunes gens qui ne savent pas s’aimer et que cette incapacité détruit. Le lecteur est d’autant plus obnubilé par ce thème, qu’il lui paraît plus nouveau. La plupart des romans qui parlent d’amour narrent en effet la période de la conquête, et ils s’en tiennent là, de peur que le spectacle du bonheur, en durant trop longtemps, ne lasse et n’exaspère. Constant innove en ceci qu’il refuse ce schéma et, après avoir brièvement raconté la conquête, il rompt avec le classique « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » : à la place, il racontera le drame de la désunion des amants, le délitement du lien amoureux, la tristesse des cœurs qui se déchirent — l’amour, en un mot, qui s’éloigne et qui meurt. « Pour la première fois le drame de l’amour n’est pas celui d’un sacrifice, il n’est même point celui d’une infidélité, il est celui d’une lassitude » dira avec raison Gérard Bauer. [6]
Le deuxième thème qui frappe d’emblée le lecteur, c’est l’impuissance du héros, son irrésolution face aux actions importantes. Car Adolphe veut avant tout éviter de faire du mal. L’erreur qu’il a commise en séduisant Ellénore, en se liant à elle, il se trouve incapable de la corriger. À chaque occasion de rompre, il se rétracte, il repousse à plus tard. Chaque fois il tremble devant le moment où il devra exécuter sa promesse ou entreprendre une explication. Cette irrésolution constitue clairement l’un des thèmes principaux du roman. En vérité, Constant l’a présentée dans un projet de préface comme le cœur du livre. « J’ai voulu peindre dans Adolphe, écrit-il, une des principales maladies morales de notre siècle, cette fatigue, cette incertitude, cette absence de force, cette analyse perpétuelle, qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui par-là les corrompt dès leur naissance. » [7]
En se refusant à publier cette préface, et en ne clarifiant pas devant nous les objectifs et les conclusions de son roman — comme l’illustre l’ambivalence du jugement qu’il apporte dans la « Lettre à l’éditeur » et la « Réponse » — Benjamin Constant nous a laissé maître de débrouiller l’énigme d’Adolphe.
Dépassant le cadre d’analyse que les deux thèmes ci-dessus nous proposent, je voudrais éclairer ici le roman à la lumière de l’idée de liberté. Car il m’apparaît que par le subjectivisme et l’individualisme de son approche, par l’opposition qu’il dépeint entre l’individu et la société, par la quête de liberté qui guide les actions du héros, et enfin par les leçons qu’il apporte pour l’histoire de la tradition libérale française, ce roman peut faire l’objet d’une véritable lecture libérale.
Dans l’étude qui va suivre, j’entends dire mes raisons et proposer cette lecture. Dans une première partie, je montrerai en quoi Adolphe, par son caractère biographique fort quoiqu’à moitié assumé, a un intérêt historique pour ceux qu’intéressent les idées libérales. La structure et le mode d’écriture offrira ensuite l’occasion de se demander si le subjectivisme et l’individualisme de l’approche d’Adolphe ne prolongent pas les idées des défenseurs de la liberté. Nous verrons aussi la place qu’occupe le thème de l’opposition de l’individu face à la société, que Constant avait reconnu comme décisif dans ses Réflexions sur la tragédie, et que les commentateurs d’Adolphe ont toujours signalé, sans pour autant s’accorder sur son importance. J’essaierai enfin de déterminer quelle place la quête de la liberté prend dans la vie d’Adolphe et dans son destin.
C’est somme toute une relecture, une nouvelle lecture d’Adolphe, que je propose ici, conscient qu’on n’en finit jamais de lire et de relire les chefs-d’œuvre. J’espère qu’en Adolphe on verra désormais l’un des rares et assurément l’un des plus anciens essais d’application des idées libérales en littérature.
La composante biographique est majeure pour la compréhension du roman Adolphe. On ne peut pas dire qu’elle ait été méconnue par les commentateurs, mais la critique s’est d’abord égarée sur la base de la publication approximative des Journaux intimes de Constant, insérée dans la Revue internationale en 1887, qui a retardé la compréhension vraie de son parcours et de son œuvre. « Même en extraits, diront Alfred Roulin et Charles Roth avec une sévérité méritée, il est peu de textes qui aient été aussi maltraités et à tel point défigurés par leur éditeur. Rarement tripatouillage a été plus innocent et plus désastreux. » [8] En 1952, on eut enfin une édition rigoureuse de ces Journaux et les constantiens ont découvert que Charlotte du Tertre était à la source d’Adolphe.
Revenons rapidement sur cette femme. Habitué aux liaisons passagères depuis sa prime jeunesse, Benjamin Constant s’était marié en 1789 et fréquentait Mme de Staël depuis 1794, à laquelle il était irrésistiblement attaché et qu’il surnommait « Minette ». Son attachement à elle fut parsemé d’aventures plus ou moins concluantes et poursuivies, notamment en 1800 avec la jeune Irlandaise Anna Lindsay. En 1804, au crépuscule de sa relation tumultueuse avec la dame de Coppet, Constant retrouve un amour de jeunesse, Charlotte de Hardenberg. Née à Londres en 1769, mariée assez jeune au baron de Marenholz, elle avait rencontré Constant en 1793 à Brunswick. Après un éloignement de quelques années et un remariage avec le vicomte du Tertre, des retrouvailles maussades eurent lieu en 1804, avant une passion amoureuse vers la fin de l’année 1805.
La trace principale laissée par la conception première d’Adolphe est une entrée du journal intime de Benjamin Constant, à la date du 30 octobre 1806. Il vient de passer quelques jours avec sa nouvelle maîtresse, et il note : « Écrit à Charlotte. Commencé un roman qui sera notre histoire. » Dans les jours qui suivent, il retravaille son projet, qui est toujours celui d’un roman biographique reprenant l’idylle entre lui et son amante. Ainsi : « Avancé beaucoup ce roman qui me retrace de doux souvenirs » (31 octobre 1806). « Travaillé toujours à ce roman. Je n’aurai pas de peine à y peindre un ange » (1er novembre). « Avancé beaucoup mon roman. L’idée de Charlotte me rend ce travail bien doux » (2 novembre). « Lu mon roman le soir. Il y a de la monotonie. Il faut en changer la forme » (4 novembre). « Continué le roman, qui me permet de m’occuper d’elle » (5 novembre). [9]
Ces précisions succinctes sont riches en enseignement. On s’aperçoit que Constant conçoit d’abord son roman comme le récit d’un souvenir heureux, d’une romance heureuse avec Charlotte du Tertre, qu’il veut présenter en « ange ». Seulement à la lecture — à lui-même ou à quelqu’un ?, et dans ce cas, à qui ?, c’est un mystère — le résultat ne le satisfait pas entièrement et il décide d’opérer un changement dans le récit ou dans la structure, mais sans transformer le fond du projet, car le 5 il dit encore « s’occuper » de Charlotte par ce roman.
Cette transformation occupera Constant pendant toute la fin de l’année 1806. Au gré des ajouts et des retranchements, le roman Adolphe prendra forme — une forme assez éloignée du projet initial. Confronté à la difficulté et surtout à la monotonie d’un roman heureux, l’auteur doit revoir son ambition première. Puisant dans son expérience quotidienne, Constant va alors chercher le schéma d’une histoire malheureuse, d’abord en présentant un héros aux prises avec deux femmes, entre lesquelles il se trouve incapable de choisir. À l’époque, Constant songe à épouser Charlotte et à rompre avec Mme de Staël, qui entretient avec lui une relation amoureuse fait d’orages et de brèves éclaircies. Parallèlement, Constant imagine le récit — il parle plus volontiers d’ « anecdote », terme qu’on retrouvera dans le sous-titre du roman final — d’un homme qui peine à rompre avec une femme qu’il n’aime plus, en droite ligne, toujours, de ses sentiments vis-à-vis de Germaine. Il s’imagine un moment réunir les deux morceaux, mais il s’aperçoit d’un défaut du point de vue littéraire : le héros ne recevrait pas de sympathie, car il joindrait au tort d’abandonner une première femme et d’être trop faible pour rompre, le tort de se lier d’amour avec une autre[10].
Ce qu’envisage alors Constant avec ce petit roman, c’est de retracer ses malheurs amoureux, mais la forme directe, celle d’un récit de ses aventures successives avec Anna Lindsay, Julie Talma, Germaine de Staël, avant sa découverte du bonheur avec Charlotte, ne parvient pas à le convaincre. C’est tout ce travail de remise en question de son projet qui va l’amener à se dégager progressivement de sa vie pour concevoir une histoire originale qui synthétise toutes ses expériences, et dont l’écriture occupera les deux derniers mois de l’année 1806. Il entend alors placer, en face du héros qui ne sera d’autre que lui-même, une femme qui sera la synthèse de toutes celles qu’il a aimé et qui lui ont fait du mal, en paralysant ses efforts et en restreignant sa liberté. Après avoir conquis cette femme, le héros sera confronté au défi de rompre une liaison malheureuse.
Le roman, finalement, aura beaucoup changé en peu de temps. Quand, début novembre, il s’agissait d’écrire l’histoire de la romance idyllique avec Charlotte, fin 1806, Benjamin Constant est tout centré sur l’amour malheureux d’Adolphe et d’Ellénore, dans un récit qui ressemble déjà au roman final. Le style sec et l’aspect général tragique de l’œuvre finale offrent un contraste saisissant avec cette histoire heureuse des premiers jours, qui réchauffait le cœur de Constant tandis qu’il le jetait sur le papier.
Cette modification s’illustre par les réactions successives de Mme de Staël. Le 15 novembre 1806, la dame de Coppet écrit dans une lettre les mots suivants : « Benjamin s’est mis à faire un roman, et il est le plus original et le plus touchant que j’ai lu. » [11] Ce serait un bien étrange commentaire, si, comme dans l’Adolphe final, on pouvait y trouver des traces de l’amertume éprouvée par l’auteur à son endroit. Il faut croire que le récit biographique était alors suffisamment voilé et que l’amour heureux y était peint avec chaleur, mais sans précision. Le 28 décembre, en revanche, Constant lit son roman à M. de Boufflers ; celui-ci en rend compte à Germaine de Staël, qui devient furieuse, lisant entre les lignes les projets d’émancipation que l’auteur pouvait avoir.
Si le fait était avéré, le roman Adolphe permettrait d’illustrer non seulement une facette de la vie de Constant, mais surtout sa liaison célèbre avec Mme de Staël, les deux formant le couple le plus célèbre dans l’histoire des idées libérales. Dans le roman, Constant aurait ainsi voulu peindre sa relation amoureuse très orageuse avec Mme de Staël et expliquer à la fois sa nécessité de rompre et son incapacité récurrente à le faire. C’est à cette conclusion que parvient aussi un historien de la littérature française, quand il présente les raisons qu’auraient eu Constant en écrivant Adolphe, et qu’il indique : « S’expliquer avec soi-même, crier sa souffrance, faite à la fois d’égoïsme et de pitié, et aussi se convaincre de la nécessité de rompre, et encore préparer sa sortie, la justifier aux yeux du monde dont l’opinion était loin de lui être indifférente, tel a été le but de Constant en composant Adolphe. » [12]
Pour cela, Constant présenterait Ellénore comme une femme furieuse, tyrannique, capable de s’emporter vivement. Et en effet dans le roman elle nous est présentée comme « violente » et capable des scènes les plus haineuses. « Notre vie ne fut qu’un perpétuel orage, lit-on ; l’intimité perdit tous ses charmes, et l’amour toute sa douceur ; il n’y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur, m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. » [13] On lit encore : « Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer. » [14]
Ces scènes rappellent à s’y méprendre celles de Constant avec Mme de Staël, telles que leurs proches nous les ont racontées, et telles que l’auteur d’Adolphe lui-même les a commentées dans ses Journaux intimes. Prenons par exemple le 7 septembre 1804, lendemain d’une telle dispute violente : « Peu à peu, l’orage s’est élevé. Scène effroyable jusqu’à 3h du matin, sur ce que je n’ai pas de sensibilité, sur ce que je n’invite pas à la confiance, sur ce que mes sentiments ne répondent pas à mes actions, etc. » [15] Plus tard, sous la plume de l’auteur des Journaux, Germaine de Staël est devenue « cette furie, ce fléau que l’enfer a vomi pour me tourmenter ». Et Constant d’ajouter ce commentaire : « Quel monstre qu’une femme en fureur ». [16]
Le caractère violent, les emportements d’Ellénore, viennent en droite ligne de Mme de Staël et nous permettent de mieux la comprendre, ainsi que Constant et que le couple qu’ils ont formé ensemble. Comme la biographie a une influence majeure sur les œuvres de l’esprit, nous pensons que le fait n’est pas sans importance pour l’histoire du libéralisme français et qu’Adolphe, à sa manière, s’y rattache donc.
D’ailleurs, au-delà du caractère d’Ellénore, le cœur apparent du livre, la situation d’un homme qui est aimé et qui n’aime plus, provient également de Mme de Staël. Ce thème est exprimé sous forme presque axiomatique au milieu du roman : « C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. » [17] Or nous retrouvons dans les Journaux, trois ans avant l’écriture d’Adolphe, un commentaire extrêmement ressemblant, auquel Constant a pu repenser en cherchant un moyen de transformer son histoire heureuse en tragédie. Le 8 mars 1803, incapable de rompre avec Mme de Staël, que pourtant il n’aime plus, il écrit : « C’est une relation terrible que celle d’un homme qui n’aime plus et d’une femme qui ne veut pas cesser d’être aimée. » [18]
Cette faiblesse qu’il a lui-même ressenti au moment de rompre sa liaison, il entend la montrer à tous, l’expliquer, peut-être pour la comprendre lui-même. La problématique est posée clairement dans le roman :
« Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond ! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre ; nous croyons attendre avec impatience l’époque de l’exécuter : mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur ; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. » [19]
Pour expliquer la faiblesse d’Adolphe et le malheur qu’il y a à être aimé quand on aime plus, il fallait aussi que Constant présente sa propre histoire. Car cette faiblesse, elle a une origine ; ce désœuvrement, il a des raisons.
Nous verrons qu’autant le personnage d’Ellénore, synthèse de plusieurs femmes, est difficile à cerner, autant Adolphe a des formes connues, convenues et rassurantes. Habitué à détailler les différents points de vue des commentateurs, pour déduire une position rigoureuse, Paul Delbouille fait face, sur le cas du personnage d’Adolphe, à une unanimité non combattue. « S’il est une chose qui ne fait de doute aux yeux de personne, dit-il, c’est qu’Adolphe, par les traits principaux de son caractère, est comme un reflet de Benjamin Constant lui-même. » [20]
Cette clef du roman, que Benjamin=Adolphe, était facile à percevoir, à la fois pour les lecteurs et pour les spécialistes. Pour les lecteurs d’abord, car c’est un procédé courant chez les romanciers que de se mettre soi-même en scène. Les spécialistes ont encore l’avantage de pouvoir comparer ce qu’il est dit d’Adolphe avec ce qu’ils connaissent de Benjamin Constant, de sa vie, de son caractère et de ses idées. Or il apparaît que c’est en analysant son mal-être, c’est en couchant sur le papier les propres contradictions de sa vie, que Constant a dressé le portrait psychologique de son héros. Ainsi « ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné » nous rappelle-t-il bien l’auteur lui-même, habitué à la solitude dès son enfance et lassé en permanence de la présence d’autrui sur le théâtre du monde.
La symétrie est parfaite entre Adolphe et Benjamin. Comme Benjamin, Adolphe aime les femmes d’une façon singulière, cherchant à la fois une amante et une seconde mère. [21] Comme Benjamin, Adolphe a la volonté de s’attacher à une femme de manière durable, mais, dans la pratique, il se trouve incapable de le faire et, pire, craint sans cesse de le faire. Enfin, comme Benjamin, Adolphe est faible de caractère dans ses relations personnelles, incapable de prendre une décision ferme et de s’y tenir.
Plusieurs aspects nous rendent encore la ressemblance plus perceptible et plus complète.
Dans le roman, Adolphe reste avec Ellénore et lui sacrifie toute carrière possible ; or, à l’été 1814, Constant tombe follement amoureux de Mme Récamier et met un temps de côté ses préoccupations littéraires et politiques. [22] Pour séduire Ellénore, Adolphe a recourt à une lettre, faute d’être capable d’exprimer ses sentiments par oral ; or Constant lui-même était un habitué de cette manière de procéder : ainsi pour séduire Mme Trevor, il raconte : « je lui écrivis une belle lettre pour lui déclarer que j’étais amoureux » [23] L’attitude assez désinvolte du jeune Adolphe est aussi à rapprocher de celle de Constant, qui note dans son Cahier rouge : « je disais tout ce qui me passait par la tête. […] je me moquais de tout le monde, […] je soutenais avec assez d’esprit les opinions les plus biscornues. » [24] Enfin, on sait que la pensée de mort a toujours accompagné Benjamin Constant — « l’idée de la mort est toujours autour de moi » [25] notait-il. Logiquement, son héroïne ne pouvait que mourir d’avoir mal aimé Adolphe, elle ne pouvait que répéter par deux fois son pressentiment de cette fin morbide, et Adolphe lui-même ne pouvait être que sensible à la mort, par une expérience vécue dans sa jeunesse. Remarquant cette ressemblance, André Monglong écrira : « La pensée de la mort ouvre et ferme le livre d’Adolphe. Elle domine la vie intérieure de Benjamin Constant. » [26]
C’est donc une conclusion aisée que celle que sont appelés à tirer les constantiens. Ce n’est nul autre que lui-même que Benjamin Constant a voulu présenter dans Adolphe ; c’est son histoire, son drame personnel, ses contradictions et ses faiblesses qu’il y a manifestés. Dans cette entreprise, il n’aura pêché que par un excès de cynisme et d’auto-critique : car si Constant s’est peint dans Adolphe, il n’a présenté de lui que le côté mauvais. Ainsi pour Charles Du Bos, Adolphe est « à la fois le plus ressemblant et le moins ressemblant des portraits de Constant, le plus ressemblant quant aux défauts, le moins ressemblant par le silence observé quant aux qualités. » [27]
Cette nuance faite, le roman Adolphe se rattache donc aux idées libérales par le portrait sans concession qu’il présente de l’un des héros du libéralisme, Benjamin Constant, un homme public reconnu, dont la vie privée était pleine d’effervescence et de contradictions.
***
À toutes les époques, les premiers juges d’une œuvre littéraire ou artistique sont à trouver dans le cercle, plus ou moins étendu, de la famille ou des amis. Avant de présenter quelques-unes des réactions journalistiques qu’a inspirées Adolphe, il n’est pas inutile de rappeler la teneur des jugements des proches de Benjamin Constant, car ces prises de position apportent une solide garantie à l’interprétation selon laquelle il y aurait une forte teneur biographique dans le roman.
Le premier témoin que j’aimerais présenter n’est autre qu’Albertine de Staël, la fille que Germaine de Staël aurait eue, semble-t-il, avec Benjamin Constant. En juillet 1816, elle écrit à Constant après qu’elle et son mari Victor aient eu l’occasion de lire Adolphe. Après avoir déclaré qu’elle ne s’était pas sentie, à la lecture, une grande sympathie avec le héros, elle ajoute : « Victor vous aime beaucoup et moi aussi, mais il faut pour cela que je croie qu’Adolphe n’est pas vous tout à fait, quoique malheureusement il y ait des traits semblables. » [28]
Dans le cercle familial immédiat de Benjamin Constant, deux personnages vont engager, après la lecture d’Adolphe, une correspondance étendue : Charles de Constant et sa sœur Rosalie. C’est le premier des deux qui lancera les débats, dans une lettre du 1er juillet 1816, où il écrit : « Adolphe t’aura fait du chagrin, chère Rose, encore plus qu’à moi dont il a excité l’indignation. Les portraits sont si bien faits qu’il n’y a personne qui ait connu les originaux qui ne les reconnaisse. » [29] Rosalie répond : « J’aime autant croire l’histoire qu’il fait de son inconnu que d’y chercher la sienne, quoique je sois bien sûr qu’elle y est » ; en d’autres termes, elle aimerait bien se convaincre que Constant ne s’est pas mis en scène lui-même.
Dans les jours suivant, la discussion continue. Charles de Constant cherche à approfondir les raisons qui ont pu conduire son cousin à publier une telle œuvre. Il écrit le 8 juillet :
« En lisant Adolphe, tu auras vu, chère Rose, que Benjamin explique sa conduite en médisant de son caractère, et comme disait quelqu’un, il a voulu qu’on sût qu’il se conduit dans sa vie privée par les mêmes principes qu’en politique. Il a fait mettre dans les papiers anglais que les personnages de ses romans ne sont point des portraits de gens connus, que ce n’est ni son père ni lui, mais ceux qui ont connu l’un et l’autre ne seront pas trompés par cette déclaration. Plusieurs personnes ici ont connu Ellénore. Elle s’appelait Lindsey. Elle était moitié française, moitié anglaise. C’était une fille de bonne compagnie que des aventures avaient jetée dans le concubinage. Elle avait de l’esprit sans instruction. Ses aventures avec Benjamin firent assez de bruit dans le temps. » [30]
Charles de Constant fait ici référence à la controverse qui s’engagea très tôt dans les journaux anglais, mais aussi français, autour de l’identité cachée d’Ellénore, dont nous évoquerons plus loin les grandes lignes. Dans le débat futur entre les « staëliens » et les « lindsayiens », il se prononce énergiquement pour faire d’Anna Lindsay, d’origine irlandaise, l’une des inspirations du personnage d’Ellénore. Aussi fermement exprimé soit-il, son sentiment ne convainc pas sa sœur, qui avait passé de longues années comme confidente de Benjamin Constant, à l’époque où il était malmené dans sa liaison orageuse avec Mme de Staël. Celle-ci réplique le 12 juillet 1816 :
« Tu avais raison, Adolphe m’a fait une vraie peine, il m’a fait ressentir quelque chose de ce que l’histoire m’a fait souffrir. La position est si bien peinte que j’ai cru être encore au temps où j’étais témoin d’un esclavage indigne et d’une faiblesse fondée sur un sentiment généreux qui méritait quelque intérêt. Ce n’est elle [Germaine de Staël] que sous le rapport de la tyrannie ; mais c’est bien lui, et je comprends qu’après avoir été si souvent en scène, si diversement jugé, si souvent en contradiction avec lui-même, il ait trouvé quelque satisfaction à s’expliquer, à se déduire et à signaler les causes de ses erreurs et de ses motifs dans une relation qui a si fort influé sur sa vie ; mais je voudrais bien qu’il ne l’eût pas publiée. La fiction est triste, et ne donne qu’un sentiment pénible du commencement à la fin. Ce qui est changé à la vérité réelle ôte à la vérité idéale, la fin surtout me fait de la peine ; les résultats sont décourageants. » [31]
Nous voyons comment l’explication qu’elle fournit au projet littéraire de son cousin rejoint celle des historiens. Constant aurait cherché, en composant puis en publiant son roman, à jeter de la lumière sur son caractère et sur sa vie privée, si agitée et si défavorablement jugée par ses contemporains.
À ce stade, la démonstration n’a plus besoin d’être appuyée. Une dernière autorité, celle de Sismondi, ami de longue date de Mme de Staël et de Benjamin Constant, mérite cependant d’être citée en longueur, de par la précision avec laquelle il a analysé cette teinte biographique qui fait l’un des intérêts du roman. Sismondi recense même quelques ressemblances supplémentaires, que les critiques d’Adolphe n’ont pas manqué de signaler. Après avoir lu le roman de son ami, cet habitué des réunions à Coppet s’exprimera ainsi :
« Je crois bien que je ressens encore plus de plaisir, parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre, mais, quand je l’ai connu, il était tel qu’Adolphe, et avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté, celle qu’il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance. Il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité ; il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée. Mais à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour, on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée, pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisements.
L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée, et qu’il a vue mourir, est une madame de Charrière, auteur de quelques jolis romans. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est madame Récamier. Le comte de P*** est de pure invention, et, en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie, et ne lui fait non plus jouer aucun rôle. » [32]
Sur
la question qui nous intéresse ici, celle de la similarité entre le personnage
d’Adolphe et Benjamin Constant, nous sommes parvenus, semble-t-il, à la plus
complète démonstration possible. La teinte biographique du roman ne s’arrêtant
pas au seul Adolphe, notre enquête ne peut s’arrêter ici.
Il reste à savoir si des éléments supplémentaires peuvent encore confirmer
certains aspects biographiques du roman, notamment concernant le personnage d’Ellénore.
Nous avons vu que même les proches de Constant ne s’accordaient pas sur le fait
de savoir si Ellénore tenait surtout d’Anna Lindsay ou de Mme de Staël. La
question méritera d’être posée. Nous verrons que dans Ellénore, Benjamin
Constant a voulu offrir la synthèse de toutes les déceptions amoureuses de sa
vie et qu’en rendant dans la fiction son effervescence maladive et ses
déceptions récurrentes, Adolphe nous permet de mieux comprendre cet
esprit perturbé qu’était Benjamin Constant.
***
Le caractère biographique d’Adolphe (qui ne s’arrête pas à son seul personnage principal) est aussi prouvé par le témoignage des quelques personnes qui ont écouté Benjamin Constant dans les lectures qu’il donna du roman, juste avant qu’il ne se décide à le faire publier. L’émotion intense qui se manifestait chez Constant lors de ces lectures, prouve bien que le drame était comme une partie de lui-même, et qu’il revivait les épisodes malheureux du roman en les racontant à ses auditeurs. Ainsi Prosper de Barante écrit dans ses Souvenirs :
« Il est impossible de lire cette autopsie si bien écrite et ce marivaudage d’une exaltation maladive sans en être profondément ému. Mais ce qu’il fallait voir, c’était M. Constant lisant son Adolphe avec une émotion déchirante, baigné de larmes et interrompu par ses sanglots, tant le souvenir et l’imagination avaient d’action sur sa mobile sensibilité. » [33]
Le duc de Broglie écrit dans la même veine :
« Nous étions douze ou quinze assistants. La lecture avait duré près de trois heures. L’auteur était fatigué ; à mesure qu’il approchait du dénouement, son émotion augmentait, et sa fatigue accroissait son émotion. À la fin, il ne put la contenir : il éclata en sanglots ; la contagion gagna la réunion toute entière, elle-même fort émue ; ce ne fut que pleurs et gémissements. » [34]
L’action étonnante que la lecture d’Adolphe produisait sur Benjamin Constant confirme l’intérêt d’une lecture biographique de l’œuvre. Elle abonde ainsi dans le sens de l’idée qui est notre fil rouge dans cette première partie : qu’Adolphe, en éclairant de manière puissante la vie de Benjamin Constant, fait partie intégrante de l’histoire du libéralisme.
Le personnage d’Ellénore nous fournit une autre occasion de confirmer notre thèse. Son identité cachée, présentée plus haut, sera détaillée par la suite. Nous voudrions ici indiquer qu’à la lecture d’Adolphe, on sent que dans le personnage d’Ellénore, Constant a fusionné ensemble des caractères issus de femmes qu’il a aimées, et que le mélange n’était pas idéal. Car il est étonnant de voir une femme réservée et douce, devenir tout à coup furieuse, capable des scènes les plus violentes. « C’est là l’une des faiblesses psychologiques du roman, dira F. Bérence ; car une femme aussi passive qu’Ellénore ne saurait se comporter avec une telle violence. » [35]
Les commentateurs ultérieurs ont bien remarqué ce manque de cohérence, et tous l’ont attribué à cette même cause : le mélange inadéquat de plusieurs caractères différents et incompatibles. Ainsi Émile Faguet écrit : « Ellénore est-elle un personnage bien net, bien éclairé, surtout bien profondément pénétré ? J’ai des doutes, à cet égard, des inquiétudes plutôt, et une certaine hésitation. Il me semble qu’elle est composée un peu artificiellement de parties qui ne sont pas tout à fait d’accord. » [36] Anatole France reprend cette critique et en fait le principal défaut du livre : « Si quelque reproche pouvait atteindre ce roman si parfait, il nous semble que c’est précisément sur ce point qu’il porterait. Ellénore, qui se montre douce, réservée, soucieuse de l’opinion, rejette bientôt tout ce qui faisait l’attrait modeste de son caractère. Un manque d’unité se trahit entre la femme discrète qui figurait au début du livre et la victime bruyante dont le désespoir s’étale sans mesure pour finir dans la mort. » [37]
Enfin, il faut noter que plusieurs passages du roman sont des reprises directes, à peine reformulées, de propos contenus dans les Journaux intimes de Constant et relatifs à l’une des femmes qu’il a aimées. Nous en avons déjà cité plusieurs concernant Germaine de Staël. Voyons deux exemples se rapportant l’un à Anna Lindsay, l’autre à Charlotte de Hardenberg.
À propos d’Anna Lindsay, le Journal parle des « préjugés qu’elle a adoptés, par un motif généreux, en sens inverse de son intérêt »[38] ; pareillement on lit dans Adolphe qu’Ellénore « avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. » [39]
Voyons un autre exemple, concernant maintenant Charlotte de Hardenberg. En Décembre 1807, Charlotte est malade à Dôle. « J’ai voulu lui parler, raconte Constant dans les Journaux, elle a frémi à ma voix. Elle a dit : ‘Cette voix, cette voix, c’est la voix qui fait du mal. Cet homme m’a tuée.’ » [40] Cette expression se retrouve dans Adolphe, où Ellénore, souffrante, dit à Adolphe qui essaie de lui parler : « Quel est ce bruit, s’écria-t-elle ? C’est la voix qui m’a fait du mal. » [41]
***
En juin 1816, fort d’une double parution, à Paris et à Londres, le roman Adolphe entend conquérir la critique. Les premiers jours, semble-t-il, sont encourageants, et Constant s’enthousiasme dans son Journal : « Mon roman a beaucoup de succès », écrit-il. [42] Il ne tarde cependant pas à déchanter, observant une musique nouvelle dans les compte-rendus ou les notices de présentation de son livre. Le roman n’est pas sorti depuis deux semaines que déjà des journaux s’ingénient à trouver les clefs d’une lecture biographique de l’œuvre. Pour la plupart, Mme de Staël se cache derrière le personnage d’Ellénore et c’est leur aventure que Constant raconte.
« Que faire ? » se demande l’auteur dans son Journal, en date du 22 juin. Le lendemain, il se décide à faire paraître un désaveu. Sa plainte paraît dans le Morning Chronicle du 24 juin 1816 :
« Monsieur,
Différents journaux ont laissé entendre que le court roman d’Adolphe contient des péripéties s’appliquant à moi-même ou à des personnes existant réellement. Je crois qu’il est de mon devoir de démentir une interprétation aussi peu fondée. J’aurais jugé ridicule de me décrire moi-même et le jugement que je porte sur le héros de cette anecdote devrait m’avoir évité un soupçon de ce genre, car personne ne peut prendre plaisir à se représenter comme coupable de vanité, de faiblesse et d’ingratitude. Mais l’accusation d’avoir dépeint d’autres personnes, quelles qu’elles soient, est beaucoup plus grave. Ceci jetterait sur mon caractère un opprobre auquel je ne veux pas me soumettre. Ni Ellénore, ni le père d’Adolphe, ni le comte de P*** n’ont aucune ressemblance avec aucune personne de ma connaissance. Non seulement mes amis, mais mes relations me sont sacrées. » [43]
Apparemment cela n’a pas convaincu le journal, car à la suite de la lettre le Morning Chronicle fait remarquer : « Bien que cet ouvrage soit publié comme une anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu, il ne peut cependant y avoir de doute, comme nous l’avons dit précédemment, que l’auteur a fait le portrait de ses propres sentiments et émotions ; par conséquent, à partir du moment où l’on se souvient de l’intimité que l’auteur a connue avec la célèbre Mme de Staël, le caractère d’Ellénore inspire un intérêt et une curiosité redoublés. » [44]
C’était un coup d’épée dans l’eau. Mais Constant ne s’avoue pas vaincu. Décidé à récuser les rapprochements avec Mme de Staël (nous verrons plus loin ses raisons), il décide de rédiger une préface qu’il ajouterait en tête d’une seconde édition, et dans laquelle il indiquerait qu’il n’avait pas en vue des personnages existants. C’est ce qu’il fait dès le 25 juin. On lit dans cette préface :
« Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux. […] Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur. » [45]
Curieusement, tout en condamnant les interprétations qu’il juge abusives, Constant se permet des références troublantes à Mme de Staël. Ainsi, dans la même préface, il écrit :
« La femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elle est la meilleure, Mme de Staël a été soupçonnée, non seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères ; imputations bien peu méritées ; car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin des ressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Mme de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreux dans le dévouement. » [46]
Seulement son éditeur ne l’entendait pas de la même oreille. Les dépenses qu’il avait engagées pour réaliser la première édition, il ne voulait pas les perdre à jamais en se lançant dans une seconde édition, trois semaines après la première et tandis que le livre ne s’écoulait que lentement. La solution choisie fut double : d’un côté, pour les exemplaires brochés, la préface fut tirée dans des feuilles supplémentaires et encartée avec le reste. Dans les exemplaires encore en feuilles, la préface remplaçait l’ « Avis de l’éditeur » qui ouvrait le roman. L’opération fut toutefois de courte durée, puisque dès le 17 juillet Constant reçoit un message amical de Mme de Staël, qui ne se montre pas du tout offensée par le livre. Il note dans son Journal : « Lettre de Mme de Staël. Mon roman ne nous a pas brouillés. » [47] Dès lors la préface n’a plus l’importance qu’elle avait, et Constant écrit à son éditeur : « Au fond la préface n’avait d’autre but que de démentir les applications qu’on avait faites, et les premiers moments passés, la chose est très indifférente. » [48] La préface n’est plus ajoutée aux exemplaires produits, qui restent conformes à la première édition.
Si nous cherchons maintenant à nous expliquer cette suite d’opérations assez rocambolesque, l’intention biographique d’Adolphe s’en trouvera encore renforcée. De toute évidence, Constant agit sous la pression des évènements, mais pas de n’importe quels évènements : dans le premier cas, il réagit aux imputations journalistiques, qui font une lecture biographique de son œuvre ; dans le second cas, il abandonne son projet de seconde édition, après avoir été rassuré par le message de Mme de Staël. La seconde édition n’a donc pas pour intention de corriger certains abus de langue, certains helvétismes notamment, décelés par les critiques ; elle ne vise pas non plus à adoucir l’image d’un roman de style romantique qui lui barrait l’accès au grand public ; non, ce sont des éléments liés strictement à cette lecture biographique d’Adolphe qui poussent Constant à agir.
En suivant certains constantiens, comme Henri Guillemin, on peut même pousser le raisonnement plus loin. Face aux allégations des journaux, Constant est-il bien victime ? Ses réactions sont-elles crédibles ? On peut voir dans l’attitude de l’auteur d’Adolphe une manière de se jouer d’une situation qu’il a lui-même créée, et très volontairement. D’après cette interprétation, Constant aurait voulu dès le départ présenter Mme de Staël dans Ellénore — sans en avoir l’air, mais tout en le faisant d’une manière claire. Guillemin explique : « Il faut que la clef : Ellénore=Germaine, soit assez visible pour qu’on la saisisse aisément, assez cachée pour que l’auteur puisse toujours, galant homme, affirmer qu’on s’abuse en donnant à l’ouvrage le sens même qui constitue sa raison d’être. Méconnaissable et irrécusable, telle doit être Mme de Staël dans son roman. » [49] Cette volonté cachée expliquerait aussi l’étonnante naïveté de Constant qui, dans sa préface à la seconde édition — dont l’objectif avoué était de faire taire les rumeurs — fait un éloge appuyé de Mme de Staël. Le piège tendu par l’auteur aurait donc parfaitement fonctionné, et il se serait donné le beau rôle en ayant l’air de condamner les allégations, tout en les confirmant avec une désinvolture presque innocente.
***
Après avoir montré que Constant s’était mis en scène lui-même dans son roman, qu’il y racontait son histoire, ou plutôt ses histoires, nous devons au lecteur de faire un point rapide sur l’identité d’Ellénore, après avoir plusieurs fois effleuré le problème. La question se pose en ces termes : Quelle femme Benjamin Constant a-t-il voulu dessiner dans Ellénore ?
Si la question se pose, c’est qu’aucune amante de Constant ne se signale de manière parfaitement évidente à la lecture de l’histoire d’Ellénore. La ressemblance avec Germaine de Staël, l’intérêt que Constant aurait eu à lui faire jouer ce rôle, tout cela est évident. Mais la ressemblance n’est pas complète, et quant aux intérêts, l’auteur en avait aussi de mettre en scène d’autres femmes.
Malgré tous les points communs que nous avons signalés, il est certain qu’entre Ellénore, modeste et discrète, et Germaine, talentueuse et exigeante, le parallèle ne saurait être complet. C’est qu’il y a dans le personnage d’Ellénore un alliage, une fusion de plusieurs individualités. Sa condition, celle de concubine irrégulière d’un homme avec qui elle aura deux enfants, elle la doit à Anna Lindsay. Il en est de même de son dévouement sans faille auprès du comte de P***, hommage rendu par Constant à la douce Irlandaise, qui, à l’époque de la Terreur, avait soutenu avec courage Auguste de Lamoignon, auquel elle s’était liée. L’emprunt, peut-être, s’arrête là, d’autant plus qu’en 1806, Anna et Benjamin sont éloignés, comme le prouvent les Journaux intimes. On aurait bien tendance à faire aussi une place à Charlotte, qui fut aux origines du projet littéraire de Constant, plus tard radicalement transformé. On sait que certains ajouts ultérieurs, entre 1806 et 1810, ont été dicté par des sentiments provenant directement de la jeune femme. Ainsi en est-il du passage déjà cité : « Quel est ce bruit, s’écria-t-elle ? C’est la voix qui m’a fait du mal. » Enfin, pour certains traits et pour certains faits, c’est vers Julie Talma, un autre amour de Constant, qu’il faut se tourner pour l’explication. C’est le cas pour la scène de la mort d’Ellénore, qui s’inspire de l’expérience vécue de Constant, quand Julie Talma était morte sous ses yeux, c’était au printemps 1805.
Après avoir agité les constantiens, le débat entre les « staëliens » et les « lindsayiens », notamment, s’est ainsi effacé au profit d’une lecture plus complète du personnage d’Ellénore. Celle-ci a tout à la fois la jalousie et la fureur de Mme de Staël et la droiture d’Anna Lindsay. Elle emprunte certains de ses caractères et doit certaines de ses péripéties à d’autres amantes de Constant.
Cet assemblage de différents passés, de différentes histoires, rend certaines questions, comme la signification de la mort d’Ellénore, particulièrement difficiles à résoudre. Dans l’absolu, on l’a dit, la mort de Julie Talma, sous les yeux de Constant, au printemps 1805, fournit la base matérielle du récit. Mais la signification profonde ou physiologique n’en reste pas moins douteuse. Deux interprétations, sur ce point, se font concurrence. Suivant la première, Constant pensait à Charlotte en faisant mourir Ellénore : c’est une forme de conjuration du destin, une manière de revivre, pour ne pas le revivre, le triste destin de Julie Talma. La seconde, soutenue notamment par Gustave Rudler, me paraît plus convaincante. Aux prises avec Germaine de Staël, de qui il peine à se détacher, Benjamin Constant aurait fait mourir Ellénore pour obtenir symboliquement cette rupture qui se dessinait et qu’il espérait. Il se délivrait d’elle par l’écriture, il résolvait ses problèmes personnels par l’intermédiaire de son héros.
***
La teinte biographique d’Adolphe autorise donc déjà une lecture libérale du roman. Nous retrouvons, mis en scène sous nos yeux, la psychologie intérieure complexe et le destin sentimental tragique de Benjamin Constant, l’un des héros de la pensée libérale française. En outre, le couple que le héros forme avec Ellénore illustre celui que Constant formait avec Germaine de Staël et, en éclairant leur existence partagée à travers la fiction, Adolphe nous permet de mieux comprendre leur vie et leur œuvre à tous les deux.
Si nous avons voulu établir cette thèse avec quelque longueur, ce n’est pas qu’elle était fondamentalement douteuse. La lecture biographique d’Adolphe est faite par tous les commentateurs de l’œuvre, et Constant lui-même l’a préconisée, en écrivant expressément dans son Journal : « On a très bien saisi le sens du roman. Il est vrai que ce n’est pas d’imagination que j’ai écrit. Non ignara mali [je connais moi-même le malheur]. » [50]
Toute la difficulté vient de ce que nous avons affaire à une œuvre de fiction. Toute imprégnée soit elle de souvenirs personnels et d’expériences vécues, l’histoire d’Adolphe et d’Ellénore s’écarte en bien des points des circonstances de vie de l’auteur. C’est pour cela que l’on peut faire, et que beaucoup ont fait une lecture purement littéraire de l’œuvre : c’est-à-dire qu’on considère le roman comme une pièce d’art, où Constant répondait à des impératifs stylistiques et littéraires, et où il a voulu faire œuvre de romancier. Contre cette interprétation, et quoique, très vraisemblablement, Constant ait souvent sacrifié la vérité biographique aux exigences du travail littéraire, nous avons voulu montrer avec foule de preuves, qu’avant d’être une œuvre d’art, Adolphe est un témoignage. Pour reprendre les mots de son plus grand spécialiste, Gustave Rudler, « Adolphe n’est pas un roman, c’est une histoire romancée, à peine romancée ». [51]
Dans le domaine de la littérature, les genres, les thèmes et les schémas sont infinis. Rattacher un roman à l’un d’eux est un exercice salutaire, qui simplifie la compréhension du projet de l’auteur. Mais pour notre propos, les considérations qui fondent l’opinion selon laquelle Adolphe serait un roman psychologique, romantique, ou tragique, ont peu d’importance. Nous croyons d’ailleurs que ces qualificatifs sont justifiés, et nous renvoyons aux études des experts comme Paul Delbouille ou Gustave Rudler pour les détails et les justifications.
Quant à nous, nous préférons nous attacher à la mission de prouver qu’Adolphe est un roman empreint d’individualisme et de subjectivisme. Pour présenter les choses par contraste, il nous apparaît que le roman de Benjamin Constant est l’exact opposé de ces fresques sociales immenses où l’auteur balade sa vision superbe, tel un aigle au-dessus de la masse. Adolphe au contraire est le récit d’un homme et d’un seul, considéré depuis son propre point de vue, et le sien seul.
Une telle caractéristique, dira-t-on, ne suffit pas à en assurer l’originalité. Soit. Mais il ne faut pas oublier que nous cherchons moins à défendre le roman et à caractériser son originalité, qu’à en conduire une lecture libérale. Or l’individualisme se trouve véritablement au fond de l’idéologie libérale. Le libéralisme, en effet, est cette idée que l’individu a des droits fondamentaux qu’aucun gouvernement n’a le droit de piétiner ; dans la pratique, il consiste à agrandir la sphère de l’action individuelle et à resserrer celle de la contrainte étatique. Le subjectivisme, lui aussi, est au cœur du projet libéral : il en solidifie même les bases, en montrant la pluralité des jugements et l’incapacité qu’a une loi à s’appliquer à des situations différentes.
Il s’avère que l’individualisme est une caractéristique essentielle d’Adolphe. Dès le titre, nous savons qu’au fond il veut nous présenter le cas d’un homme, Adolphe ; mais il pourrait fort bien, à la manière du Père Goriot de Balzac, ne se servir de ce héros que comme un point d’ancrage, un centre de gravité autour duquel la fresque sociale imaginée par l’auteur pourrait se dérouler et s’animer. Benjamin Constant ne partage pas un tel souhait. Dès les premières pages, le lecteur comprend qu’il ne s’agira que d’Adolphe, rien que d’Adolphe. Il est cet individu qui fera face à la société.
Le premier chapitre, qui doit planter le décor et annoncer l’intrigue, est tout entier réservé à la description — description psychologique : nous reviendrons sur ce détail — du héros Adolphe. « Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’Université de Gottingue. » [52] Sans préambule, la première phrase nous introduit à notre héros et à celui qui guidera tout le récit. Nous allons découvrir sa personnalité, son passé, avant de découvrir l’histoire qu’il entend nous raconter. Car Adolphe, son caractère, sa personnalité, son individualité, constituent le point de départ du roman : « Si on veut bien reprendre les choses à leur début, écrira Paul Delbouille, on constate que le vrai point de départ, non seulement de la narration, mais de l’aventure elle-même, réside dans le caractère d’Adolphe. Cette vérité n’a pas besoin d’être démontrée : les deux premiers chapitres du roman sont suffisamment explicites sur ce point, qui nous exposent avec un certain luxe de détails le fondement psychologique de l’attitude d’Adolphe. » [53]
L’omniprésence d’Adolphe est à ce point complète que les personnages secondaires, qui sont l’occasion, dans bien des romans, de longues pages descriptives, ne sont ici qu’à peine esquissés. Pour la plupart, on ne connait pas même leur nom : ainsi sont le comte de P***, le baron de T***, le père d’Adolphe, l’amie d’Ellénore, ses enfants. Nous sommes loin de l’attitude d’un Balzac ou d’un Zola, qui passaient des jours, des semaines, des mois peut-être à trouver le nom qui convienne à leur personnage, et qui en outre consacraient des pages et des pages à la description des personnages les plus éloignés de l’intrigue centrale. Dans Adolphe, tout est fait pour nous transmettre le sentiment qu’au fond les autres sont sans importance. Clairement, il n’y a qu’Adolphe et Ellénore, un couple face à une société indifférenciée qui le tyrannise.
Aucun personnage secondaire ne nous est vraiment connu. Les deux enfants qu’Ellénore a eu avec le comte de P*** interviennent dans le récit, mais nous ne connaissons ni leur nom, ni leur âge, ni leur sexe, ni même, a fortiori, une quelconque information physique sur eux.
D’une manière générale, les corps sont assez absents du roman ; l’esprit prime. Le roman contient peu de descriptions physiques, sauf quand elles sont d’une extrême nécessité, comme lorsqu’Ellénore apparaît pâle, ou que le plaisir ou la terreur se manifeste sur son visage. En vérité, ce n’est qu’avec la mort d’Ellénore que le corps fait véritablement son apparition sur la scène.
Ellénore, d’ailleurs, ne nous est pas mieux connue que les autres personnages principaux, preuve, s’il en était besoin, que seul Adolphe compte, que tout est centré sur lui. Dans le cas d’Ellénore, cette absence d’indications étonne. Cette femme qui va être séduite par notre héros et qui va l’exaspérer par son amour tyrannique, nous ne connaissons ni la couleur de ses yeux ni celle de ses cheveux. Était-elle même belle ? Grande ou petite ?
Dans ces descriptions minimalistes, il est une caractéristique qui, en revanche, mérite qu’on s’y attarde. La volonté de Constant de s’enfoncer dans l’explication subjective des motifs personnels de l’individu se traduit par l’utilisation renforcée et toujours très représentative de l’expression « parce que » dans la construction de ses phrases. C’est qu’au-delà des données, quelles qu’elles soient, l’auteur s’intéresse à la psychologie de l’individu, aux raisons de ses choix et de ses comportements. Voici, à titre d’exemple, le morceau qui doit nous décrire Ellénore :
« Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire ; mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu’elle craignait toujours qu’on ne se crût autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’être comparée se forment d’ordinaire une société mélangée, et, se résignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leurs relations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. » [54]
Ce roman, dont les personnages secondaires sont peu connus, se distingue aussi par son absence de décor. Cette caractéristique, encore une fois, nous surprend d’autant plus que dans les romans du XIXe siècle, la description suivie et approfondie des lieux de scène s’étend habituellement sur de nombreuses pages. Rien de semblable dans Adolphe. Ce n’est pas tant que le récit se déroule dans un lieu fixe et immuable : bien au contraire, au cours des chapitres, les personnages vont et viennent, se promènent, se rendent dans des réceptions, etc. Toute cette richesse potentielle de tableaux n’est pas exploitée par l’auteur, qui préfère le spectacle de son seul Adolphe. Et quand l’occasion rend la description inévitable, il faut voir avec quelle concision, avec quel choix de termes, tous plus abstraits et vagues les uns que les autres, les paysages nous sont rendus. Ainsi en est-il au septième chapitre, quand Adolphe erre dans une promenade nocturne et solitaire. Le décor nous est décrit en une seule phrase :
« Le jour s’affaiblissait : le ciel était serein ; la campagne devenait déserte ; les travaux des hommes avaient cessé : ils abandonnaient la nature à elle-même. » [55]
Fort de ces quelques précisions, le narrateur poursuit : « Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. » Et ainsi reprend le récit habituel, brièvement interrompu, des sentiments et des réflexions d’Adolphe. Pour l’auteur, on le sent, c’est là l’essentiel du roman.
L’emploi des mots est d’ailleurs significatif. Comme l’illustre le passage cité, Constant fait un grand usage des termes vagues et abstraits, comme s’il avait peur de donner un véritable relief à ses décors, comme s’il avait peur que, l’espace d’un instant, le lecteur ne détourne l’œil de son héros. Les choses matérielles, qui sont d’habitude la base des descriptions, n’apparaissent pour ainsi dire pas. De manière significative, les deux emplois du mot table sont dans « sortir de table » et « se mettre à table », l’auteur n’ayant pas jugé important de nous représenter ni ce qui est servi dans les dîners auxquels assistent Adolphe et Ellénore, ni même l’apparence qu’ont les tables de ces réceptions.
Le meilleur exemple de cette écriture volontairement et radicalement individualiste se trouve justement à une telle occasion. Il y a mille et une manières de décrire une fête avec beaucoup de convives ; celle de l’auteur d’Adolphe n’est pas commune :
« L’assemblée était nombreuse ; on m’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche ; on recommençait quand je m’éloignais. Il m’était démontré que l’on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière ; ma situation était insupportable ; mon front était couvert d’une sueur froide. Tour à tour je rougissais et je pâlissais. » [56]
La focalisation sur Adolphe apparaît presque maladive. Pas une phrase n’oublie de parler de notre Adolphe ; pas une phrase n’est consacrée aux personnes qui l’environnent. Dans d’autres circonstances, nous pesterions contre cet excès d’égoïsme, contre cet oubli d’autrui ; mais nous sommes en présence d’un roman de l’individu.
La relation du héros avec son environnement est donc celui d’un individu auquel on accorde toute l’importance et qu’on a placé, seul, au centre du jeu. Les rapports qu’il entretient avec les personnages secondaires viennent confirmer cette conclusion. En effet, les paroles rapportées d’autres personnages ne nous servent pas à mieux comprendre ces personnages, mais à mieux comprendre Adolphe lui-même ; elles l’éclairent sous un nouveau jour. Paul Delbouille commente le procédé en ces termes : « Quand Adolphe donne la parole à un autre que lui-même pour nous faire entendre le jugement dont il était l’objet, Adolphe ne modifie pas fondamentalement la perspective, il ne nous fait pas exactement prendre un autre point de vue, mais il nous met devant les yeux un miroir où nous retrouvons son visage sous un angle inconnu. Le détour est heureux, parce que ces paroles qui n’ont en apparence qu’un intérêt historique, qui ne sont reproduites, semble-t-il, que pour leur valeur d’évènement, nous permettent malgré tout de contrôler, au moins partiellement, l’analyse qu’Adolphe fait de lui-même. » [57] Les exemples abondent de l’usage de ce procédé curieux mais très utile, qui permet de continuer à parler d’Adolphe même quand la parole est cédée à d’autres protagonistes, et qui a pour effet d’accentuer l’individualisme littéraire du roman. Prenons le baron de T*** ; son action se limite à des interventions, d’ailleurs maladroites, et à des échanges avec notre héros. À une occasion, voici ce qu’il dit à Adolphe : « Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous ; vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle ; si vous l’aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avait écrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vous dire : vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche des raisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. » [58] « Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez, demande-t-il une autre fois ? À qui faites-vous du bien ? Croyez-vous que l’on ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore ? Tout le monde est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté ; car, pour comble d’inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux. » [59]
Jusque dans les interventions des personnages secondaires, Adolphe se présente donc à nous comme un vrai roman de l’individu. Toute la lumière est dirigée vers un seul personnage ; tout tourne autour de lui, tout dépend de lui. Il est le centre du monde, le centre de son monde, comme l’est tout individu.
La question des faits, des évènements dans Adolphe, nous conduira à faire des déductions similaires. Aussi discrets que les personnages secondaires et que les décors, les faits sont volontairement laissés au second plan. Ils sont simples et racontés avec sobriété. Simples d’abord, parce qu’à l’évidence, il ne se passe pas grand-chose dans Adolphe. La séduction, le délitement du lien amoureux : ce sont deux phases qui se suivent et que n’agrémentent que très peu de péripéties supplémentaires. Et quand évènement il y a, l’auteur semble se plaire à laisser au fait un rôle accessoire, presque anecdotique. Ainsi en est-il tout particulièrement de l’épisode du duel. Un homme met en jeu sa vie pour sauver l’honneur de sa bien-aimée : dans bien des romans l’épisode aurait valu un développement conséquent, fort en rebondissements, en suspens et en émotion. Constant prend le contre-pied de cet usage, et voici en quels termes il présente l’affaire :
« Un homme, qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée, par ses persécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu’il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes ; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. » [60]
De toute évidence, les péripéties du couple qui naît puis qui s’éteint n’ont qu’un rôle secondaire. Les évènements se succèdent sans grande continuité, et surtout sans approfondissement quelconque. « Les faits sont rapportés en aussi peu de mots qu’il est possible, dira Paul Delbouille : ce qui importe, c’est bien plutôt l’état d’âme qui les a provoqués, qui les a rendus tels qu’ils sont. Cette analyse prend relativement ses aises. Et c’est ainsi qu’elle se taille une si belle place dans le roman. Tout au long de la relation de son aventure, Adolphe va agir de même, réduisant chaque évènement à sa signification essentielle, se décrivant surtout dans ses pensées et dans ses intentions secrètes. » [61] Dans tout le roman, Benjamin Constant préfère resserrer le récit des faits pour proposer d’abondants commentaires psychologiques, voire, à l’occasion, des considérations morales générales.
Cette organisation du roman répond à l’objectif individualiste de Constant. Ce qui compte dans le récit des évènements, c’est la psychologie d’Adolphe, ce sont ses sentiments, ses états d’âme. Dans chaque chapitre, l’auteur s’applique davantage à nous présenter la nouvelle évolution de sa condition de son héros, que l’étape supplémentaire du drame. C’est pour cela que les critères temporels, normalement déterminants, perdent ici leur raison d’être.
***
Un roman de l’individu peut se construire de diverses façons. La plus naturelle, cependant, est l’écriture à la première personne du singulier, où le héros nous emmène de lui-même sur les traces de son destin. C’est le choix adopté par Constant ; non seulement il est heureux, mais il renforce l’individualisme déjà analysé par un subjectivisme très libéral.
Encore une fois, l’écriture à la première personne du singulier n’est pas en soi une nouveauté. En vérité, la plupart des grands classiques du XVIIIe siècle sont écrit ainsi et on pourrait dire que Constant s’en inspire. Mais Adolphe est un vrai roman écrit à la première personne, en ce sens que tout est filtré par le regard de ce personnage. Cela reste vrai, même si à certains moments ressurgit la dualité introduite par le décalage temporel : à côté du Adolphe acteur se place le Adolphe commentateur, celui qui raconte son histoire bien des années plus tard, et que l’on retrouve de temps à autre dans des formules telles que « la pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec un sentiment de remords... »[62]. Malgré cette dualité du je, c’est cependant toujours lui, toujours Adolphe qui regarde et qui juge. Tout passe par lui.
Cette forme d’écriture a des implications lourdes. Toute l’histoire du couple, de la rencontre des deux amants à la séduction de l’un par l’autre, jusqu’au drame final de l’échec amoureux, passera par le prisme d’Adolphe. Ce n’est que par ses yeux que nous verrons Ellénore se donner, perdre sa raison de vivre et mourir. De la même manière, ce n’est que par son regard subjectif que nous découvrirons la société et les paysages. Nous n’en saurons que ce qui a frappé son imagination et ses sens.
Ce point de vue subjectif dans Adolphe impliquait des contraintes pour Constant. « Le choix de la narration en je impose certaines limites à la liberté du jeu du romancier, note bien Delbouille. Celui qui parle devra respecter les possibilités d’information dont il dispose. Analyste subtil, psychologue averti, observateur attentif de lui-même et des autres, il ne peut savoir que ce qu’il est humainement possible de savoir, sous peine de condamner son récit à l’invraisemblance. » [63] En effet, il est impossible que le narrateur nous raconte une scène à laquelle il n’a pas assisté, à moins qu’un récit lui en ait été fait par un autre. De même, il ne peut que présumer la réflexion des personnes qui l’entourent. En bref, il n’est pas, il ne peut pas être omniscient.
Adolphe, nous pouvons le dire, satisfait à ces conditions de vraisemblance. Il juge Ellénore comme un être extérieur, qui perce avec beaucoup d’à-propos les états d’âme de son amante, mais sans capacité surnaturelle. Pour satisfaire le désir de cohérence, le héros accompagne même souvent ses commentaires sur la psychologie des personnages secondaires d’un préambule qui doit servir à faire entendre la méthode par laquelle il s’est acquis ces informations ou forgé ces pressentiments. Ainsi se justifie-t-il une fois d’avoir compris quelque chose à travers une discussion avec Ellénore : « Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait ». [64] Une autre fois, c’est son teint et sa voix qui la trahissent, et le narrateur nous explique : « Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait. » [65] En bref, Adolphe tire ses informations de la réalité ou des autres ; il observe et tire ses conclusions. Ainsi nous sont fournis les faits : sous une forme résolument subjective.
Parmi les livres qu’Adolphe a influencés, La Muse du département de Balzac a toujours attiré l’attention des constantiens. [66] Avec ce roman, Balzac a voulu publier une réplique d’Adolphe. « J’espère que dans la fin de La Muse on verra le sujet d’Adolphe traité du côté réel », disait-il d’une manière énigmatique dans une lettre à Mme Hanska. [67] Son roman offre en effet lui aussi l’histoire d’un jeune homme empêtré dans une histoire d’amour qui lui est devenu insupportable. En outre, la référence apparaît au grand jour dans plusieurs chapitres du roman, où des personnages ou le narrateur lui-même mentionnent directement Adolphe. Ainsi le narrateur nous dit de Dinah : « Le roman d’Adolphe était sa bible, elle l’étudiait ; car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. » [68] Mais c’est surtout le jugement de Dixiou qui nous intéressera ici. Voici les mots qu’il prononce à Lousteau, qui s’enorgueillissait de son amour heureux : « La Société, mon cher, pèsera sur vous, tôt ou tard. Relis Adolphe ». [69]
Ainsi le thème de l’oppression de l’individu par la société a été très tôt trouvé dans Adolphe. Il sera l’occasion, dans la littérature sur le roman de Constant, de mentions parfois conséquentes, parfois légères. Certaines nous semblent manquer de justesse, comme celle de C. J. Greshoff, quand il écrit : « La société joue dans Adolphe un rôle discret mais important. Elle prend les proportions d’un troisième personnage qui est constamment présent. Adolphe se présente à nous comme un triangle : il ne traite pas seulement des relations d’Ellénore avec Adolphe, mais aussi de leurs relations avec la société. » [70] Comme nous aurons l’occasion de le montrer, ce commentaire minimise grandement l’action de la société dans Adolphe. Surtout, il ne parvient pas à caractériser cette action : or, et ce sera l’autre conclusion de cette partie, cette action, que nous considérons comme majeure, n’est pas anodine : elle est paralysante, oppressive, tyrannique.
Cette conclusion paraît plutôt naturelle, quand on considère les théories politiques de Constant. L’une de ses grandes idées n’est-elle pas qu’il existe une sphère, celle de l’individu, qui le concerne seul, et dans laquelle l’autorité n’a pas de légitimité à intervenir ? Reprenons le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Constant écrit :
« Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête l’autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice. Dans la portion de l’existence humaine qui doit rester indépendante de la législation, résident les droits individuels, droits auxquels la législation ne doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n’a point de juridiction, droits qu’elle ne peut envahir sans se rendre aussi coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s’étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi. » [71]
Dans ce passage, Constant soutient donc fondamentalement que l’État et la loi n’ont pas leur place dans la sphère de l’individu. Mais qu’en est-il de la morale, de l’opinion ? Ne sont-elles pas elles aussi des bras agissant de la société, qui viennent contraindre l’individu, même dans sa sphère réservée ? Si l’on accepte ce raisonnement, le message d’Adolphe peut prendre un autre sens : l’amour étant dans la sphère privée, la société n’a pas de légitimité pour intervenir ; elle n’a rien, dans ce domaine, à juger ou à condamner, ni par ses lois positives ni par ses lois morales.
Si nous examinons maintenant la vie de Benjamin Constant, nous trouvons des traces manifestes qui peuvent soutenir ce raisonnement. L’auteur d’Adolphe fut en effet un éternel amoureux, libertin et sentimental à la fois, qui fut sans cesse moqué pour ce tempérament volage et passionné. Dans son roman, il aurait pu vouloir se venger des critiques en mettant en scène les conséquences dramatiques que l’action coercitive de la morale sociale provoque sur le destin des individus.
Mais il y a une troisième justification à trouver chez Constant, plus directement rattachée à la composition littéraire. Dans son œuvre, deux pièces se rattachent précisément à cet exercice et témoignent d’un souci d’appliquer le libéralisme dans la littérature : nous voulons parler de la préface de Walstein et des Réflexions sur la tragédie.
Dans le premier texte, Constant prend parti contre toutes les règles de style et de forme qui entravent le travail des poètes dramatiques. Il veut pour eux ce qu’il veut pour tous les hommes dans tous les domaines : la liberté, la liberté de choisir sa propre voie et, le cas échéant, de sortir des sentiers battus.
Les Réflexions sur la tragédie, bien que postérieures à Adolphe, sont pour nous d’un intérêt encore plus direct. À l’occasion d’un ouvrage de M. Robert, Benjamin Constant y a consigné ses vues sur le genre tragique, qui rappellent à s’y méprendre les principes qu’il a suivi dans son roman. C’est bien ce qu’affirment de nombreux commentateurs. Andrew Oliver explique par exemple que « dans Adolphe, la société joue précisément le rôle que dans les tragédies grecques la fatalité avait joué. Ce roman renferme, en effet, presque tous les principes que Constant énonce dans Réflexions sur la tragédie ». [72] Étudions-en donc d’un peu plus près les idées.
Les Réflexions de Constant partent d’un constat, celui du déclin du genre tragique. Selon lui, ce déclin s’explique par une inadéquation des thèmes explorés avec l’état de la société. En particulier, trop peu de tragédies se servent du moteur puissant qu’est le poids que l’ordre social fait peser sur les individus. Les tragédies modernes, note-t-il, continuent à se servir de la fatalité, comme si l’Antiquité et notre époque présentaient suffisamment de ressemblances pour être régies par les mêmes règles[73]. Le progrès de la civilisation, affaiblissant ce ressort, doit amener un nouvel élément moteur pour le genre tragique : la pression sociale, c’est-à-dire la contrainte que l’individu subit de par un « ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées »[74] qui s’imposent à lui. Et Constant de regretter qu’il n’existe pas davantage de tragédies « qui seraient fondées sur l’action de la société en lutte avec l’homme, opposant des obstacles, non seulement à ses passions, mais à sa nature, ou brisant, non seulement son caractère, ses inclinations personnelles, mais les mouvements qui sont inhérents à tout être humain ». [75] La société possédant un pouvoir extrêmement fort pour contraindre et modeler, ce ressort nouveau est puissant, presque irrésistible :
« Lorsque l’homme, faible, aveugle, sans intelligence pour se guider, sans armes pour se défendre, est, à son insu et sans son aveu, jeté dans ce labyrinthe qu’on nomme le monde, ce monde l’entoure d’un ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées. Cet ensemble lui impose un joug qu’il ignore, qu’il n’a pas consenti, qui pèse sur lui comme un poids préexistant, et contre lequel, quand il apprend à le connaître, et qu’il sent le fardeau, il ne lui est donné de combattre qu’avec une inégalité marquée et de grands dangers. » [76]
C’est cette puissance, inquiétante car absolue, qui doit prendre le pas sur la fatalité des Anciens. Constant continue :
« L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent, l’insolence, la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de désespérant et de déchirant : si vous représentez avec vérité cet état de choses, l’homme des temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire, comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille ou qui le garotte, que d’Œdipe poursuivi par le Destin, ou d’Oreste par les Furies. » [77]
Nous
verrons à quel point cette puissance insolente de la société, qui brise l’individu
réfractaire
à ses codes, se retrouve dans le destin tragique d’Adolphe et d’Ellénore. Avant
d’en venir à notre roman, nous signalerons deux caractéristiques que donnent
les Réflexions sur les bonnes tragédies, et qui nous semblent être des
principes scrupuleusement respectés dans Adolphe. Nous avons étudié dans
la partie précédente la déstructuration volontaire de l’enchaînement
chronologique et le peu d’importance accordée aux problématiques de situation.
Or dans les Réflexions, Constant nous enseigne qu’« en prenant l’action
de la société sur l’homme pour ressort principal, la tragédie doit renoncer aux
unités de temps et de lieu ». [78] Il nous dit également que « dans la tragédie, il est impossible que l’accumulation des
personnages et des épisodes n’entraîne pas une disproportion choquante et une
fatigante confusion. » [79] C’est d’après
ce même principe que Constant a limité au maximum la présence des personnages
secondaires et resserré le récit des faits.
***
La société est présentée dans Adolphe d’une façon ouvertement critique. Dans les trois premiers chapitres du roman, en même temps qu’il nous présente le héros et qu’il pose les bases de l’histoire qui fait le cœur du livre, l’auteur s’engage, par des touches légères mais remarquées, dans un véritable réquisitoire contre l’emprise sociale. Dès les premières pages, il nous apprend « qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre : elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. » [80]
Dans le même chapitre, le jugement que la société porte sur l’individu nous est décrit comme maladroit et injuste. Ainsi Constant considère-t-il qu’Adolphe a raison de se plaindre du portrait qu’on fait de lui :
« Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement ; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. » [81]
Fausse dans ses attitudes, cette société s’avère donc également d’une grande dureté dans ses jugements. Pire : bon an mal an, elle juge mal et s’en satisfait.
Plus loin, le récit de l’immoralité assumée du père est l’occasion pour l’auteur de critiquer l’écart entre la parole publique et la parole privée des prêcheurs de la bonne morale, en nous rappelant « combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie. » [82]
À travers toutes ces critiques, Benjamin Constant règle ses comptes avec la société de son temps et se venge de tous les quolibets que ses mœurs légères lui ont attirés. Sur cette question même de la sensualité exacerbée, il assène ses coups sans trembler. « Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs, nous dit-il ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître ». [83]
Si les premiers chapitres introduisent une critique de la société par la parole, le reste du roman tâchera de produire une critique par les faits. Chaque circonstance du récit, chaque évènement nouveau, fera agir et réagir cette multitude insondable qu’est la société. Tous les arrêts qu’elle prononcera à propos d’Adolphe et d’Ellénore approfondiront leur déchirement et précipiteront leur perte. Comme l’a bien montré Paul Delbouille, qui a rendu compte de ces critiques sociales tant formulées que démontrées, il y a accord parfait entre les unes et les autres. Car face aux évènements divers qu’introduit le roman, la société se montre bel et bien telle qu’on nous l’a décrite. « Ce qu’on nous montre dans chacune de ces circonstances, écrit Delbouille, c’est une société volontiers médisante, attachée aux pures apparences, friande de scandales, conforme en tous points au tableau assez noir que peignaient ces maximes dont nous venons de parler. » [84]
***
Afin de confirmer les critiques qu’il lui adresse, mais aussi pour produire l’effet littéraire puissant dont il parlera plus tard dans ses Réflexions sur la tragédie, Benjamin Constant entend faire participer la société à la tragédie qui conduit Adolphe et Ellénore à la séparation et à la mort. Mais cette participation n’est pas figurative ; il ne s’agit pas d’introduire, comme le croit C. J. Greshoff, un « troisième personnage », qui serait la société. Le rôle que doit jouer la pression sociale est plus fondamental : celle-ci doit accompagner et accentuer le drame initial introduit par la situation « sans ressource » des deux amants. La convenance et l’exigence des bonnes mœurs doivent écraser le héros et le conduire vers l’abîme.
Pour être réaliste, la tyrannie de la société doit porter aussi bien sur Ellénore que sur Adolphe. La première la subit de manière claire, en adoptant contre son gré une façade respectable après un passé trouble, et en restant figée dans cette liaison avec le comte de P*** que les bonnes mœurs tolèrent. Elle la subira même encore davantage quand, emportée par l’amour qu’elle éprouve pour Adolphe, elle deviendra la risée du beau monde qui la condamne de loin, et s’offre même le plaisir de venir de lui-même moquer sa conduite, dans les réceptions qu’Ellénore organisera pour sauver la face. Quant à Adolphe, après avoir entendu sans cesse discourir son père sur la légèreté de l’amour et sur l’importance d’une carrière, il se voit reproché sa séduction maladroite et le sacrifice qu’il doit faire de sa réputation, pour sauver les liens amoureux qu’il a contracté. Quelle est insidieuse, peut-il se dire, cette société qui vous pousse vers des biens interdits ou impossibles, et qui, après vous avoir écrasé de ses réprimandes, vous obsède encore de ses remords !
La pression sociale apparaît donc avec force comme un élément majeur du roman. Sa prégnance dans le récit est même renforcée par des subterfuges habiles, qui font sentir le poids de la société même quand de grosses ficelles ne nous indiquent pas clairement la nature de l’imputation de l’auteur. Aussi, toute totalitaire qu’elle est, la pression sociale se fait parfois discrète dans Adolphe. C’est le cas de tous ces commérages, innocents mais cruels, délicats mais lourds de conséquences, qui émaillent le récit. C’est encore le cas de ces scènes où l’atmosphère pesante est produite par l’assemblée qui entoure les deux amants, comme lorsqu’Ellénore et Adolphe sont chez M. de P***. La société nombreuse qui se trouve réunie n’est presque pas décrite ; on ne sait rien de concret sur les individus qui la composent. Ce qui est rendu, en revanche, c’est sa capacité à dicter leurs choix, à les contraindre. Par les interventions de cette masse d’invités, les amants sont forcés de s’éviter et ils s’ingénient pour se croiser et se parler discrètement. Cela commence dès qu’il faut rejoindre la salle à manger. « Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. » [85] L’installation à table produit les mêmes contraintes. « J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé. » [86] Cela se poursuit au moment de manger. « J’essayai donc de mille manières de fixer son attention. […] Je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire ». [87] Cette scène, aussi discrètement que possible, nous montre encore la société gênante et oppressante dont parlait Constant dans les premiers chapitres.
Le pouvoir délétère des conventions sociales forme un véritable fil rouge à travers le récit. Il aboutit, dans les tout derniers chapitres, au dépérissement du couple, à la déchéance des amants, et au triomphe final de la société. Ellénore et Adolphe sont également vaincus : la première, à laquelle la tyrannie de la société finit par enlever la vie, et le second, qu’on retrouve errer sans but au milieu de l’Italie. C’est que, comme l’a noté Louis Betz, Adolphe entend prouver que la société se venge de ceux qui la méprisent. [88] Cette force invincible de la société, Constant l’exprime ouvertement dans son roman :
« Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné ; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l’intimité. » [89]
« Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme pour décourager tout ce qu’il y a de bon ! » [90]
Une fois prouvé le pouvoir exercée par la société dans Adolphe, nous pouvons réexaminer certaines questions qui apparaissaient tranchées d’avance. C’est le cas de cette indécision dont témoigne Adolphe à chaque pas de son récit amoureux. Cette faiblesse, remarquons qu’il la manifeste au contact des autres. C’est face aux ambivalences et aux contradictions du jugement social que sa force de caractère s’abîme. Tiraillé par des ordres absurdes, dont tout le monde se moque en privé, il perd ces certitudes qui guidaient sa conscience et, par ce biais, ses actions.
Prisonnier de conceptions morales qu’il n’a pas choisi et dont il sent toute la fausseté, Adolphe est poussé à la faute. Il veut trop se venger de cette société qui le tyrannise, il est trop habité d’une force violente, il voudrait trop à son tour dominer ce monde qui le domine, que ses sentiments vis-à-vis d’Ellénore se corrompent. Les formes autorisées et respectables, Adolphe les déchire en se séparant d’elle et en retournant à une liberté dont il a perdu le goût. Avoir transposé sa haine des conventions sociales dans sa relation avec Ellénore, c’est là son erreur finale et, au seuil de la mort, son amante meurtrie peut lui peindre cet avenir : « vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez… » [91]
Irrésistible, la société finit donc par détruire tout ce qui fait d’Adolphe un homme : et sa force morale et son aspiration vers la liberté. Sa puissance est même telle, qu’elle rend la rébellion inutile, impensable. C’est sans doute le message que veut nous transmettre Constant en faisant le choix de ne pas pousser son héros dans une révolte de l’individu écrasé contre la société tyrannique. Ici nous rejoignons encore les principes des Réflexions sur la tragédie, texte dans lequel Constant encense M. Robert d’avoir mis son personnage dans l’incapacité de se révolter et de briser le joug social. « Le personnage principal de la tragédie de M. Robert est donc un homme opprimé par les préjugés et les institutions, écrit-il. L’auteur a eu l’idée fort heureuse de le présenter, en même temps, comme le défenseur consciencieux de ces institutions et de ces préjugés, moyen ingénieux de montrer combien ils sont inexorables. » [92] Tant Adolphe, obnubilé par le besoin de faire carrière jusqu’à en perdre la raison, qu’Ellénore, inquiète pour sa respectabilité, sont des représentants saisissants de cette manière de présenter, sous une forme littéraire, l’individu écrasé par la pression sociale.
La jeunesse imprime au caractère une trace qui ne cesse jamais de se percevoir. Ainsi Adolphe, élevé dans l’indépendance, s’est développé dans la solitude : il nous arrive à l’âge mûr pénétré d’un vif amour de la liberté. Quand il rencontre Ellénore, Adolphe est encore épris de la liberté ; peu à peu, il en contracte l’inquiétude. Il s’aperçoit que sa liberté chérie est rognée par l’intrusion tyrannique de sa nouvelle amante. Ce sentiment si doux qu’est l’amour, il ne peut plus le goûter qu’accompagné de la contrainte et d’une certaine forme de soumission involontaire. Ellénore s’est mise à dicter ses choix.
« Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. » [93]
On le voit, Ellénore prend la place de la société dans son rôle de direction de l’individu malgré lui. Par cela, comme nous l’avons suggéré dans la partie précédente, elle tisse elle-même son malheur, en provoquant une révolte d’Adolphe. Goutte à goutte, en effet, l’exaspération d’Adolphe ira croissant. Lorsque notre héros doit demander à son père l’autorisation de rester auprès d’Ellénore, l’ambivalence de son sentiment trahit déjà une forte répugnance à cette autorité exercée contre son gré par son amante.
« La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte ! m’écriai-je… » [94]
Au fil des pages, ce sentiment se durcit — la haine s’installe. On s’est demandé, en lisant Adolphe, pourquoi cet amour se transformait en haine : c’est l’action de coercition d’Ellénore qu’on doit rendre responsable. En se conduisant comme la société qu’il déteste, Ellénore sème les graines de la révolte future de son amant. « Quoi ! je ne puis passer un jour libre ! Je ne puis respirer une heure en paix ! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds. » [95] Dès lors qu’il prononce ces mots, Adolphe a signé l’arrêt de mort de son couple — ce sera aussi, nous le savons, l’arrêt de mort d’Ellénore.
Cette liberté tant aimée, Adolphe la regrette en elle-même ; il s’exaspère aussi de ne pas pouvoir en tirer les fruits. Attaché, on devrait dire rivé à Ellénore, il ne peut s’engager dans l’une des mille carrières que son intelligence lui ouvre et que les convenances sociales lui indiquent. Une fois n’est pas coutume, ce regret qu’il a de devoir choisir une carrière et d’être jugé socialement sur ce fondement, il le reporte sur Ellénore, étant trop faible pour s’engager dans un bras de fer avec le monde des hommes. Cette barrière qu’Ellénore oppose à son accomplissement personnel lui paraît donc insupportable :
« Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. » [96]
L’inquiétude et les plaintes d’Adolphe, qui considère qu’Ellénore lui a pris sa liberté et a détruit ses possibilités de carrière, sont, rappelons-le, tirées du destin même de Benjamin Contant. Les Journaux nous rappellent qu’en de multiples occasions, l’auteur d’Adolphe a maudit les femmes, et Mme de Staël en particulier, de l’asservir et de brider son potentiel. « Il n’est pas moins certain que la moitié de mon temps, de ce temps si précieux, si rapide à mon âge, me sera enlevé par elle, écrivait-il ainsi en mai 1804, en parlant de Germaine de Staël. Si j’avais employé à un ouvrage quelconque les heures que j’ai consacrées à penser, écrire ou agir depuis 10 ans de son misérable séjour en France, j’aurais fait plus pour ma réputation que je ne ferai désormais, quoi qu’il arrive. » [97]
Mais revenons à notre roman. Dans les chapitres consacrés au délitement du lien amoureux, Adolphe évolue. Sa peine de voir ses choix dictés se transforme en une aspiration positive à la liberté. Ainsi, lorsqu’Ellénore fait semblant de séduire d’autres hommes, pour rendre jaloux son amant et se conserver par là son attachement, Adolphe savoure en lui-même la fin probable de son assujettissement. « J’entrevis l’aurore de ma liberté future, dit-il ; je m’en félicitai. » [98]
Quelques expériences de liberté, au surplus, vont entretenir ce désir d’être libre et le transformer en nécessité impérieuse. Ces expériences, ce sont les courtes trêves provoquées par l’éloignement forcé, quelques jours ou quelques semaines, de son amante. Ces trêves, il les savoure ; il comprend la valeur de la liberté perdue. Enthousiaste, il tâche de profiter au maximum de ces moments de liberté.
« Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient ; je ralentissais de mes vœux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour. » [99]
L’expérience solidifie donc son sentiment. « Je voulais être libre », avoue-t-il finalement clairement. [100] Dès lors, son désir de liberté va dicter tous ses choix ; on le retrouvera même dans ses expressions. Ellénore, qui a fini par bien le connaître, voit en lui cette demande d’ailleurs plusieurs fois murmurée, et quand Adolphe dément devant elle son désir profond de rompre, elle prononce ces quelques mots porteurs de beaucoup de sens : « Non, il faut que vous soyez libre et content ». [101]
Cette liberté, nous le savons, Adolphe va l’acheter au prix le plus fort. Le sacrifice ultime d’Ellénore lui apporte une liberté au goût décidément très amer. Obnubilé par son combat contre l’arbitraire social, qu’Ellénore a représenté devant lui, Adolphe détruit ce « but » devenu un « lien », qui le rattachait malgré tout au monde des vivants. Une fois que son amour est perdu, il maudit cette liberté si chèrement acquise :
« Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère, toutes mes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’en plaignais alors : j’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ; elles n’intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me rappelait quand je sortais ; j’étais libre en effet ; je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout le monde. » [102]
Le roman s’achève sur cette leçon curieuse d’un aspirant à la liberté qui, une fois son émancipation acquise, ne peut que maudire cette même liberté. Dans la lettre à l’éditeur, Constant explicite cette morale, si c’en est une, de son court récit.
« L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu’il n’a fait aucun usage de sa liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié. » [103]
L’après-Ellénore, en effet, est une période de la vie d’Adolphe qui nous est peint dans les termes les plus sombres. Le peu que l’auteur consent à nous en apprendre ne laisse aucun doute sur ce point. Adolphe n’a pas fait carrière, il ne s’est réconcilié ni avec la société qui l’accablait, ni avec lui-même. Il a continué sa fuite en avant et nous le retrouvons errant, voyageur solitaire et silencieux, au fond de l’Italie.
Ce destin, Ellénore l’avait prédit ; elle écrivait dans sa lettre finale :
« Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. » [104]
L’erreur d’Adolphe, toutefois, ne se résume pas à avoir laissé passer son motif de vivre et d’être heureux. Elle provient, plus fondamentalement, de son rejet non assumé, non confronté, de la société dans laquelle il évoluait comme malgré lui, et qui exerçait sur son caractère une oppression ô combien plus intense et plus irrésistible, que cette dépendance presque savoureuse qui était celle du couple amoureux, et qu’il regrette dès qu’Ellénore n’est plus.
Nous sommes arrivés au terme de cette étude et il est venu pour nous le temps de résumer les différentes propositions que nous avons tâché de prouver successivement.
En
premier lieu, il est démontré qu’Adolphe est en très large partie issu
de la vie de Benjamin
Constant. L’auteur a souhaité se mettre en scène lui-même et exprimer ses
sentiments sur son expérience malheureuse avec les femmes qu’il a aimées, et
tout particulièrement avec Mme de Staël. Cette connotation biographique donne
un intérêt libéral au roman. Adolphe nous permet de mieux comprendre Benjamin.
Ellénore nous permet de mieux comprendre Germaine. Étant donné leur rôle
conjoint dans l’histoire des idées libérales, cette connaissance, on en
conviendra, n’est pas sans utilité.
L’examen du mode d’écriture du roman nous a présenté deux caractéristiques éminemment libérales : d’un côté l’individualisme, c’est-à-dire la focalisation extrême sur Adolphe, ses sentiments et son caractère, au point que rien, ni les paysages ni les autres hommes, n’obtient une attention quelconque ; d’un autre le subjectivisme, c’est-à-dire la manière avec laquelle tout le récit des évènements, chaque fait, chaque parole, passent par le prisme de la conscience d’Adolphe.
Nous retrouvons aussi dans Adolphe les principes que Benjamin Constant a fixé dans ses Réflexions sur la tragédie. Au lieu de la fatalité, ressource classique des anciens, il mise sur l’opposition invincible entre l’individu et la société, pour construire un drame convaincant et émouvant. Nous avons vu que la pression sociale intervient à deux niveaux : d’abord par une critique virulente de la société, ensuite par une mise en accusation, par les faits, de son influence délétère. Au final, il faut reconnaître à la société une place centrale dans Adolphe et surtout dans son dénouement : les derniers chapitres marquent la victoire de la société sur l’individu et transmettent cette conclusion qu’on n’enfreint pas impunément les convenances sociales.
À ces considérations, nous aurions pu en ajouter d’autres. Qu’on pense notamment à cette extrême pudeur qui caractérise le roman — absence de scène d’intimité, grande réserve dans le choix des mots, et jusqu’à la façon avec laquelle Ellénore fait patienter son amant avant de se donner — qu’on attribue généralement à l’esprit de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle.
L’intérêt d’une lecture libérale d’Adolphe nous semble cependant déjà démontré. Nous espérons qu’en prouvant l’écriture individualiste et subjective et l’opposition centrale entre l’individu et la société qu’on retrouve dans le roman de Benjamin Constant, cette étude pourra contribuer à faire lire et relire ce classique indémodable. À notre époque où la société tyrannise l’individu sous prétexte de faire son bonheur, il devrait même apparaître plus actuel que jamais.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d’additions et d’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduisaient à deux, et dont la situation serait toujours la même.
Une fois occupé de ce travail, j’ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m’ont pas semblé sans une certaine utilité. J’ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu’ils ne le sont. À distance, l’image de la douleur qu’on impose paraît vague et confuse, telle qu’un nuage facile à traverser ; on est encouragé par l’approbation d’une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s’y trouve pas ; on pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l’angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d’une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l’être à part du reste du monde, s’étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer ; on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur qui souffre parce qu’il aime ; on découvre combien sont profondes les racines de l’affection qu’on croyait inspirer sans la partager ; et si l’on surmonte ce qu’on appelle faiblesse, c’est en détruisant en soi-même tout ce qu’on a de généreux, en déchirant tout ce qu’on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu’on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté ; et l’on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti par ce triste succès.
Tel a été le tableau que j’ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j’ai réussi ; ce qui me ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c’est que presque tous ceux de mes lecteurs que j’ai rencontrés m’ont parlé d’eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu’à travers les regrets qu’ils montraient de toutes les douleurs qu’ils avaient causées, perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité ; ils aimaient à se peindre comme ayant, de même qu’Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu’ils avaient inspirées, et victimes de l’amour immense qu’on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur conscience eût pu rester en repos.
Quoi qu’il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié, si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pas responsable.
Benjamin Constant
Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j’en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l’attention du public donne une valeur que j’étais loin d’y attacher.
J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d’absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux.
Mais tous ces rapprochements prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l’ouvrage de ces hommes qui, n’étant pas admis dans le monde, l’observent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale, dans une sphère au-dessus d’eux.
Ce scandale est si vite oublié que j’ai peut-être tort d’en parler ici. Mais j’en ai ressenti une pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent ; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d’égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.
Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était décrit dans René ; et la femme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elle est la meilleure, Mme de Staël a été soupçonnée, non seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissances des portraits sévères ; imputations bien peu méritées ; car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin des ressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale est incompatible avec le caractère de Mme de Staël, ce caractère si noble, si courageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreux dans le dévouement.
Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur humain.
Je pense, je l’avoue, qu’on a pu trouver dans Adolphe un but plus utile et, si j’ose le dire, plus relevé.
Je n’ai pas seulement voulu prouver le danger de ces liens irréguliers, où l’on est d’ordinaire d’autant plus enchaîné qu’on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bien eu son utilité ; mais ce n’était pas là toutefois mon idée principale.
Indépendamment de ces liaisons établies que la société tolère et condamne, il y a dans la simple habitude d’emprunter le langage de l’amour, et de se donner ou de faire naître en d’autres des émotions de cœur passagères, un danger qui n’a pas été suffisamment apprécié jusqu’ici. L’on s’engage dans une route dont on ne saurait prévoir le terme, l’on ne sait ni ce qu’on inspirera, ni ce qu’on s’expose à éprouver. L’on porte en se jouant des coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sur soi-même ; et la blessure qui semble effleurer, peut être incurable.
Les femmes coquettes font déjà beaucoup de mal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentiment par des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre à ce qui les entoure, n’aient pas au même degré que les femmes, la noble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour un autre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup d’œil on jugerait frivole, devient plus cruel quand il s’exerce sur des êtres faibles, n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profond que dans l’affection, sans activité qui les occupe, et sans carrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par une excusable vanité, sentant que leur seule existence est de se livrer sans réserve à un protecteur, et entraînées sans cesse à confondre le besoin d’appui et le besoin d’amour !
Je ne parle pas des malheurs positifs qui résultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement des situations, de la rigueur des jugements publics, et de la malveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvé du plaisir à placer les femmes sur un abîme pour les condamner, si elles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle de ces souffrances du cœur, de cet étonnement douloureux d’une âme trompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l’abandon devient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes de celui qui les reçut. Je parle de cet effroi qui la saisit, quand elle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger ; de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui, forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout, s’étend par là même au reste du monde. Je parle de cette estime refoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.
Pour les hommes mêmes, il n’est pas indifférent de faire ce mal. Presque tous se croient bien plus mauvais, plus légers qu’ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompre avec facilité le lien qu’ils contractent avec insouciance. Dans le lointain, l’image de la douleur paraît vague et confuse, telle qu’un nuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine de fatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la génération qui s’élève la corruption de la génération qui a vieilli, une ironie devenue triviale, mais qui séduit l’esprit par des rédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fond des choses, tout ce qu’ils entendent, en un mot, et tout ce qu’ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulent pas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient en eux, malgré l’atmosphère factice dont ils s’étaient environnés. Ils sentent qu’un être qui souffre parce qu’il aime est sacré. Ils sentent que dans leur cœur même qu’ils ne croyaient pas avoir mis de la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu’ils ont inspiré, et s’ils veulent dompter ce que par habitude ils nomment faiblesse, il faut qu’ils descendent dans ce cœur misérable, qu’ils y froissent ce qu’il y a de généreux, qu’ils y brisent ce qu’il y a de fidèle, qu’ils y tuent ce qu’il y a de bon. Ils réussissent, mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent de ce travail ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, insulté la morale en la rendant l’excuse de la dureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous les sentiments. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertis par leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les a pas pervertis.
Quelques personnes m’ont demandé ce qu’aurait dû faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine ? Sa position et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’est précisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montré tourmenté, parce qu’il n’aimait que faiblement Ellénore ; mais il n’eût pas été moins tourmenté, s’il l’eût aimée davantage. Il souffrait par elle, faute de sentiments : avec un sentiment plus passionné, il eût souffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse, aurait versé tous ses venins sur l’affection que son aveu n’eût pas sanctionnée : C’est ne pas commencer de telles liaisons qu’il faut pour le bonheur de la vie : quand on est entré dans cette route, on n’a plus que le choix des maux.
Je parcourais l’Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordement du Neto ; il y avait dans la même auberge un étranger qui se trouvait forcé d’y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m’est égal, me répondit-il, d’être ici ou ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec un domestique napolitain qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu’il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d’une manière suivie ; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait des journées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba très malade. L’humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n’y avait à Cerenza qu’un chirurgien de village ; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce n’est pas la peine, me dit l’étranger ; l’homme que voilà est précisément ce qu’il me faut. Il avait raison, peut-être plus qu’il ne pensait, car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si habile, lui dit-il avec une sorte d’humeur en le congédiant ; puis il me remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, une lettre de l’hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l’étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L’aubergiste qui me l’envoyait se croyait sûr qu’elle appartenait à l’un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femme et un cahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire. L’étranger, propriétaire de ces effets, ne m’avait laissé, en le quittant, aucun moyen de lui écrire ; je les conservais depuis dix ans, incertain de l’usage que je devais en faire, lorsqu’en ayant parlé par hasard à quelques personnes dans une ville d’Allemagne, l’une d’entre elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j’étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j’ai placée à la fin de cette histoire, parce qu’elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l’histoire elle-même.
Cette lettre m’a décidé à la publication actuelle, en me donnant la certitude qu’elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n’ai pas changé un mot à l’original ; la suppression même des noms propres ne vient pas de moi : ils n’étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.
Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’université de Gottingue. — L’intention de mon père, ministre de l’électeur de ***, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l’Europe. Il voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J’avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d’une vie très dissipée, des succès qui m’avaient distingué de mes compagnons d’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement fort exagérées.
Ces espérances l’avaient rendu très indulgent pour beaucoup de fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamais laissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard.
Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que tendre. J’étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à mon respect ; mais aucune confiance n’avait existé jamais entre nous. Il avait dans l’esprit je ne sais quoi d’ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors qu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l’âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui l’environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi d’une manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignages d’affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.
Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune, et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. De là une certaine absence d’abandon, qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est, même à présent, l’effet de cette disposition d’âme, que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer : tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très jeune, et sur laquelle je n’ai jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement. J’avais, à l’âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont l’esprit, d’une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant d’autres, s’était, à l’entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu’elle ne connaissait pas, avec le sentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir ; et la vieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de la mort avec elle, j’avais vu la mort la frapper à mes yeux. Cet événement m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poètes ce qui rappelait la brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle, que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages se dissipent ?
Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de D***. Cette ville était la résidence d’un prince qui, comme la plupart de ceux de l’Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d’étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s’y fixer, laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l’ancien usage à la société de ses courtisans, ne rassemblait par là même autour de lui que des hommes en grande partie insignifiants ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosité qu’inspire naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de l’étiquette. Pendant quelques mois, je ne remarquai rien qui pût captiver mon attention. J’étais reconnaissant de l’obligeance qu’on me témoignait ; mais tantôt ma timidité m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or, les hommes se blessent de l’indifférence ; ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui ; je me réfugiais dans une taciturnité profonde : on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidents de mes épanchements subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré, et avaient raison ; car c’était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. J’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m’avertissait d’ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.
Je me donnai bientôt, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d’une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu’il y avait de plus respectable. Ceux dont j’avais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les principes qu’ils m’accusaient de révoquer en doute ; parce que, sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu’ils m’avaient faite ; on eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence : je n’avais point la conscience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière, j’en trouvais à les observer et à les décrire ; et ce qu’ils appelaient une perfidie me paraissait un dédommagement tout innocent et très légitime.
Je ne veux point ici me justifier : j’ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d’un esprit sans expérience ; je veux simplement dire, et cela pour d’autres que pour moi, qui suis maintenant à l’abri du monde, qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre : elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu’en entrant, on n’y respirait qu’avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices : ils n’en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.
Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement ; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas.
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui ne m’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance, très frivole en apparence, produisit dans ma disposition une révolution importante.
Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j’étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts, il parvint à se faire aimer ; et comme il ne m’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.
J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe, qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir !
L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.
Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi ; je ne voyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parût susceptible d’en prendre ; j’interrogeais mon cœur et mes goûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré dans plusieurs occasions un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit ; sa mère était allée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J’ai toujours ignoré comment s’était formée une liaison qui, lorsque j’ai vu pour la première fois Ellénore, était, dès longtemps, établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation ou l’inexpérience de son âge l’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait une partie très remarquable de son caractère ? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c’est que la fortune du comte de P*** ayant été presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que la sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C’était à son activité, à son courage, à sa raison, aux sacrifices de tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre, que son amant devait d’avoir recouvré une partie de ses biens. Ils étaient venus s’établir à D*** pour y suivre un procès qui pouvait rendre entièrement au comte de P*** son ancienne opulence, et comptaient y rester environ deux ans.
Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire ; mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’aurait paru à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu’elle craignait toujours qu’on ne se crût autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’être comparée se forment d’ordinaire une société mélangée, et, se résignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leurs relations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée ; et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfants qu’elle avait eus du comte de P*** avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrète se mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’on lui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents qu’ils promettaient d’avoir, sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de l’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la place qu’elle occupait dans le monde, avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne ; quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu qui la rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement. La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoin d’amour, ma vanité, de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans la société d’un homme différent de ceux qu’elle avait vus jusqu’alors. Son cercle s’était composé de quelques amis ou parents de son amant et de leurs femmes, que l’ascendant du comte de P*** avait forcés à recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentiments aussi bien que d’idées ; les femmes ne différaient de leurs maris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu’elles n’avaient pas, comme eux, cette tranquillité d’esprit qui résulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Une plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de mélancolie et de gaieté, de découragement et d’intérêt, d’enthousiasme et d’ironie, étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plus neuves ; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. Nous lisions ensemble des poètes anglais ; nous nous promenions ensemble. J’allais souvent la voir le matin ; j’y retournais le soir : je causais avec elle sur mille sujets. Je pensais faire, en observateur froid et impartial, le tour de son caractère et de son esprit ; mais chaque mot qu’elle disait me semblait revêtu d’une grâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée. J’attribuais à son charme cet effet presque magique : j’en aurais joui plus complètement encore sans l’engagement que j’avais pris envers mon amour-propre. Cet amour-propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que je m’étais proposé : je ne me livrais donc pas sans réserve à mes impressions. Il me tardait d’avoir parlé, car il me semblait que je n’avais qu’à parler pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore ; mais déjà je n’aurais pu me résigner à ne pas lui plaire. Elle m’occupait sans cesse : je formais mille projets ; j’inventais mille moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce qu’elle n’a rien essayé.
Cependant une invincible timidité m’arrêtait : tous mes discours expiraient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je ne l’avais projeté. Je me débattais intérieurement : j’étais indigné contre moi-même.
Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me dis qu’il ne fallait rien précipiter, qu’Ellénore était trop peu préparée à l’aveu que je méditais, et qu’il valait mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l’autre.
Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme l’époque invariable d’une déclaration positive, et chaque lendemain s’écoulait comme la veille. Ma timidité me quittait dès que je m’éloignais d’Ellénore ; je reprenais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons : mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle, que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon cœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible ; quiconque m’eût aperçu à ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L’on se serait également trompé dans ces deux jugements : il n’y a point d’unité complète dans l’homme, et presque jamais personne n’est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.
Convaincu par ces expériences réitérées que je n’aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P*** était absent. Les combats que j’avais livrés longtemps à mon propre caractère, l’impatience que j’éprouvais de n’avoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort à l’amour. Échauffé d’ailleurs que j’étais par mon propre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de la passion que j’avais cherché à exprimer avec toute la force possible.
Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il était naturel d’y voir, le transport passager d’un homme qui avait dix ans de moins qu’elle, dont le cœur s’ouvrait à des sentiments qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que de colère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseils affectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que, jusqu’au retour du comte de P***, elle ne pourrait me recevoir.
Cette réponse me bouleversa. Mon imagination, s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour, qu’une heure auparavant je m’applaudissais de feindre, je crus tout à coup l’éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore ; on me dit qu’elle était sortie. Je lui écrivis ; je la suppliai de m’accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termes déchirants mon désespoir, les projets funestes que m’inspirait sa cruelle détermination. Pendant une grande partie du jour, j’attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon inexprimable souffrance qu’en me répétant que le lendemain je braverais toutes les difficultés pour pénétrer jusqu’à Ellénore et pour lui parler. On m’apporta le soir quelques mots d’elle : ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse ; mais elle persistait dans sa résolution, qu’elle m’annonçait comme inébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont ses gens ignoraient le nom. Ils n’avaient même aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.
Je restai longtemps immobile à sa porte, n’imaginant plus aucune chance de la retrouver. J’étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instants où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès ; que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’errais sans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j’aperçus la voiture du comte de P***, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. — Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C’est une personne que tous ses sentiments dominent, et dont l’âme toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire ; je vais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma ; je sentis ma douleur s’apaiser. Pour la première fois depuis le départ d’Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l’espérait le comte de P***. Mais j’avais repris ma vie habituelle, et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P*** me fit avertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d’abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-propre s’y mêlait. J’étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeune tête ; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m’étais levé, ce jour-là même, ne songeant plus à Ellénore ; une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.
Je restai chez moi toute la journée ; je m’y tins, pour ainsi dire, caché : je tremblais que le moindre mouvement ne prévînt notre rencontre. Rien pourtant n’était plus simple, plus certain ; mais je la désirais avec tant d’ardeur, qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait : à tous les instants je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrir la fenêtre pour respirer ; mon sang me brûlait en circulant dans mes veines.
Enfin j’entendis sonner l’heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout à coup en timidité ; je m’habillai lentement ; je ne me sentais plus pressé d’arriver : j’avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à tout ajourner.
Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P***. J’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre ; je n’osais avancer ; il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espèce de retraite où je m’étais réfugié ; il vint à moi, me prit par la main et me conduisit vers Ellénore. — Je vous présente, lui dit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. — Ellénore parlait à une femme placée à côté d’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres ; elle demeura tout interdite : je l’étais beaucoup moi-même.
On pouvait nous entendre ; j’adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu’on avait servi ; j’offris à Ellénore mon bras, qu’elle ne put refuser. — Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays, ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mes devoirs, et je vais, n’importe où, finir au plus tôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. — Adolphe ! me répondit-elle ; et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m’éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n’avais jamais éprouvé de contraction si violente. Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure. — Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure… Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.
J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur ; mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. — Je n’ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. — J’aspirais à produire dans l’esprit d’Ellénore une impression agréable ; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’y mêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire : j’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d’intelligence comme si nous n’avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter ?
Je passai la nuit sans dormir. Il n’était plus question dans mon âme ni de calculs ni de projets ; je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir : le besoin de voir celle que j’aimais, de jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprès d’Ellénore ; elle m’attendait. Elle voulut parler : je lui demandai de m’écouter. Je m’assis auprès d’elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans être obligé de m’interrompre souvent :
Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez prononcée ; je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous offenser ; je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible : l’effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme est une preuve de la violence d’un sentiment qui vous blesse. Mais ce n’est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée de m’entendre ; c’est au contraire pour vous demander de l’oublier, de me recevoir comme autrefois, d’écarter le souvenir d’un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j’aurais dû renfermer au fond de mon âme. Vous connaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J’ai pris l’habitude de vous voir ; vous avez laissé naître et se former cette douce habitude : qu’ai-je fait pour perdre cette unique consolation d’une existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement malheureux ; je n’ai plus le courage de supporter un si long malheur ; je n’espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir ; mais je dois vous voir s’il faut que je vive.
Ellénore gardait le silence. Que craignez-vous ? repris-je. Qu’est-ce que j’exige ? Ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez ? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent ? n’y va-t-il pas de ma vie ? Ellénore, rendez-vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir.
Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille manières tous les raisonnements qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureux d’un refus !
Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parlerais jamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contents tous les deux : moi, d’avoir reconquis le bien que j’avais été menacé de perdre ; Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.
Je profitai dès le lendemain de la permission que j’avais obtenue ; je continuai de même les jours suivants. Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes : bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P*** une confiance entière ; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la société d’Ellénore ; sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l’opinion.
Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans les regards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne m’appelât pour l’entendre. Mais elle n’était jamais seule : des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avec Ellénore ; j’interrompais brusquement ces entretiens. Il m’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement. Que voulez-vous ? lui dis-je avec impatience : vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi ; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviez retirée ; vous fuyiez une société fatigante ; vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisément parce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vous demandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la même faveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m’attendais pas à vous trouver si frivole.
Je démêlai dans les traits d’Ellénore une impression de mécontentement et de tristesse. Chère Ellénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup, ne mérité-je donc pas d’être distingué des mille importuns qui vous assiègent ? l’amitié n’a-t-elle pas ses secrets ? n’est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule ?
Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle et pour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur : elle consentit à me recevoir quelquefois seule.
Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle se familiarisa par degrés avec ce langage : bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.
Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assurances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner de moi ; que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts ; comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée ; quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me revoyant ; par quelle défiance d’elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d’une vie entière. L’amour supplée aux longs souvenirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé : l’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoins il semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existait pas, bientôt il n’existera plus ; mais, tant qu’il existe, il répand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle qui doit le suivre.
Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d’autant plus en garde contre sa faiblesse, qu’elle était poursuivie du souvenir de ses fautes : et mon imagination, mes désirs, une théorie de fatuité dont je ne m’apercevais pas moi-même, se révoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore de reproches. Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie que de l’inquiétude et du trouble ; plus d’une fois je l’apaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.
Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j’erre au hasard, courbé sous le fardeau d’une existence que je ne sais comment supporter. La société m’importune, la solitude m’accable. Ces indifférents qui m’observent, qui ne connaissent rien de ce qui m’occupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me parler d’autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis ; mais, seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais ; je pose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre maison ; je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je n’habiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontrée plus tôt, vous auriez pu être à moi ! j’aurais serré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu’il vous cherchait, et qu’il ne vous a trouvée que trop tard ! Lorsque enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive où je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentiments que je porte en moi ; je m’arrête ; je marche à pas lents : je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre ; bonheur imparfait et troublé, contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les événements funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et votre propre volonté ! Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l’entre-ouvre, une nouvelle terreur me saisit : je m’avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaient l’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m’effraie, le moindre mouvement autour de moi m’épouvante, le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un tel besoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encore d’une vie d’effort : pas un instant d’épanchement ! pas un instant d’abandon ! Vos regards m’observent. Vous êtes embarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m’avouiez votre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardez jamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent : il n’est plus permis de vous regarder ; je sens qu’il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant ; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je me débats, sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m’appuyer, me reposer un moment.
Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respect pour son caractère ; mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnée publiquement à lui sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, suivant l’opinion commune : il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-être pas à lui-même ; mais ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eu jusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches, n’étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées : je revenais à des emportements qui l’effrayaient, à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charme, qu’elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin tout entière.
Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher ! Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après qu’elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L’air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançais au-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.
Charme de l’amour ! qui pourrait vous peindre ? Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cette gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dans l’absence tant d’espoir, ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion, charme de l’amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire !
M. de P*** fut obligé, pour des affaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachement semblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée de déranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même temps je craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne : je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contente de moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pour quelques instants, j’étais parvenu à la quitter, l’image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l’apaiser. Mais à mesure que je m’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu’elle n’avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible ; elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité ; elle s’était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout intérêt ; elle savait que j’étais bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son abandon complet avec moi qu’elle ne me déguisait aucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d’y rentrer plus tôt que je ne l’aurais voulu, je la trouvais triste ou irritée. J’avais souffert deux heures loin d’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi : je souffrais deux heures près d’elle avant de pouvoir l’apaiser.
Cependant je n’étais pas malheureux ; je me disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigence ; je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur m’était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.
D’ailleurs, l’idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P***, la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il était possible : je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les jours.
Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaque jour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers qu’elle courait ; je la suppliai de permettre que j’interrompisse pour quelques jours mes visites ; je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle m’écouta longtemps en silence ; elle était pâle comme la mort. De manière ou d’autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas ce moment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures : des jours, des heures, c’est tout ce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.
Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j’attendais arriva : mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà ! me dit-elle après l’avoir lue ; je ne croyais pas que ce fût si tôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit : Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir encore : trouvez des prétextes pour rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? Je voulus combattre sa résolution ; mais elle pleurait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaient l’empreinte d’une souffrance si déchirante que je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assurai de mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J’écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avait inspiré. J’alléguai mille causes de retard ; je fis ressortir l’utilité de continuer à D*** quelques cours que je n’avais pu suivre à Gottingue ; et lorsque j’envoyai ma lettre à la poste, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je demandais.
Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise
sur un sofa ; le comte de P*** était près de la cheminée, et assez loin d’elle ;
les deux enfants étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur
leurs visages cet étonnement de l’enfance lorsqu’elle remarque une agitation
dont elle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un geste que j’avais
fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda
pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarrassant pour
tous trois. On m’assure, monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à
partir. Je lui répondis que je l’ignorais. Il me semble, répliqua-t-il, qu’à
votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière ; au reste,
ajouta-
t-il en regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.
La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte ! m’écriai-je ; six mois pendant lesquels j’offense un homme qui m’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime ; je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée ; je trompe mon père ; et pourquoi ? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable ! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur ? Je ne fais que du mal à Ellénore ; mon sentiment, tel qu’il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur ; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance, n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J’entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. — Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. — C’est que je crains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pour l’un et pour l’autre. — Il me semble que pour vous du moins elles ne sauraient être bien fâcheuses. — Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. — Ce n’est guère non plus du bonheur des autres. — La conversation avait pris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie : je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, de n’avoir eu pour elle qu’un goût passager ; d’avoir aliéné d’elle l’affection du comte ; de l’avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que je n’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l’affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutes mes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup de pleurs : je m’arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes : mais un premier coup était porté, une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables ; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’on est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter.
Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme. Ellénore, cependant, ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l’heure de nos entrevues que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette disposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle aurait eu plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi ; elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu’elle était occupée à me les faire accepter ; elle n’avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon départ approchait ; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret ; semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.
Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chez elle à l’instant. Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir : je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’ai suivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune ; je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant : moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion du public. Cette opinion, me répondit-elle, n’a jamais été juste pour moi. J’ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux qu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfants. — Mes enfants sont ceux de M. de P***. Il les a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublier une mère dont ils n’ont à partager que la honte. — Je redoublai mes prières. Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir ? Le refuserez-vous ? reprit-elle en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir. Non, assurément, lui répondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez… — Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; ne revenez plus ici.
Je passai le reste de la journée dans une angoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent sans que j’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer son sort ; je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit un billet par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P***, elle avait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai faisant les apprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi, d’un air à la fois content et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression. Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinze louis de rente ; c’est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous ; vous reviendrez peut-être me voir. Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu’elle serait heureuse ; qu’elle ne m’avait rien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait. Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre les miennes ; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai ; je lui dis que j’en étais heureux : je lui dis bien plus encore ; je l’assurai que j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fît un devoir de ne jamais la quitter ; j’attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot, d’autre pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but, et j’étais sincère dans mes promesses.
La séparation d’Ellénore et du comte de P*** produisit dans le public un effet qu’il n’était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévouement et de constance : on la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L’abandon de ses enfants la fit regarder comme une mère dénaturée, et les femmes d’une réputation irréprochable répétèrent avec satisfaction que l’oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s’étendait bientôt sur toutes les autres. En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d’un séducteur, d’un ingrat qui avait violé l’hospitalité, et sacrifié, pour contenter une fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait dû respecter l’une et ménager l’autre. Quelques amis de mon père m’adressèrent des représentations sérieuses ; d’autres, moins libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par des insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés de l’adresse avec laquelle j’avais supplanté le comte ; et, par mille plaisanteries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête et me promirent de m’imiter. Je ne saurais peindre ce que j’eus à souffrir, et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j’avais eu de l’amour pour Ellénore, j’aurais ramené l’opinion sur elle et sur moi. Telle est la force d’un sentiment vrai, que, lorsqu’il parle, les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n’étais qu’un homme faible, reconnaissant et dominé ; je n’étais soutenu par aucune impulsion qui partît du cœur. Je m’exprimais donc avec embarras ; je tâchais de finir la conversation ; et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j’étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j’aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que de leur répondre.
Ellénore ne tarda pas à s’apercevoir que l’opinion s’élevait contre elle. Deux parentes de M. de P***, qu’il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture ; heureuses de se livrer à leur malveillance, longtemps contenue à l’abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrent à voir Ellénore ; mais il s’introduisit dans leur ton quelque chose d’une familiarité qui annonçait qu’elle n’était plus appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée par une union presque consacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ils l’avaient connue de tout temps ; les autres, parce qu’elle était belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu des prétentions qu’ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacun motivait sa liaison avec elle ; c’est-à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d’excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore se voyait tombée pour jamais dans l’état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme et à blesser sa fierté. Elle envisageait l’abandon des uns comme une preuve de mépris, l’assiduité des autres comme l’indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la société. Ah ! sans doute, j’aurais dû la consoler ; j’aurais dû la serrer contre mon cœur, lui dire : Vivons l’un pour l’autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour ; je l’essayais aussi ; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s’éteint, une résolution prise par devoir ?
Ellénore et moi nous dissimulions l’un avec l’autre. Elle n’osait me confier des peines, résultat d’un sacrifice qu’elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J’avais accepté ce sacrifice : je n’osais me plaindre d’un malheur que j’avais prévu, et que je n’avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses, nous parlions d’amour ; mais nous parlions d’amour de peur de nous parler d’autre chose.
Dès qu’il existe un secret entre deux cœurs qui s’aiment, dès que l’un d’eux a pu se résoudre à cacher à l’autre une seule idée, le charme est rompu, le bonheur est détruit. L’emportement, l’injustice, la distraction même, se réparent ; mais la dissimulation jette dans l’amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux.
Par une inconséquence bizarre, tandis que je repoussais avec l’indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m’étais soumis à ses volontés, mais j’avais pris en horreur l’empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. J’affichais les principes les plus durs ; et ce même homme qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était poursuivi dans l’absence par l’image de la souffrance qu’il avait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d’Ellénore ne détruisaient pas l’impression que produisaient des propos semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l’estimait pas. On s’en prenait à elle de n’avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur.
Un homme, qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée, par ses persécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu’il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes ; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de reconnaissance et d’amour, qui se peignit sur les traits d’Ellénore lorsqu’elle me revit après cet événement. Elle s’établit chez moi, malgré mes prières ; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu’à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait durant la plus grande partie des nuits ; elle observait mes moindres mouvements, elle prévenait chacun de mes désirs ; son ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m’assurait sans cesse qu’elle ne m’aurait pas survécu ; j’étais pénétré d’affection, j’étais déchiré de remords. J’aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser un attachement si constant et si tendre ; j’appelais à mon aide les souvenirs, l’imagination, la raison même, le sentiment du devoir : efforts inutiles ! La difficulté de la situation, la certitude d’un avenir qui devait nous séparer ; peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu’il m’était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l’ingratitude que je m’efforçais de lui cacher. Je m’affligeais quand elle paraissait douter d’un amour qui lui était si nécessaire ; je ne m’affligeais pas moins quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi ; je me méprisais d’être indigne d’elle. C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. Cette vie que je venais d’exposer pour Ellénore, je l’aurais mille fois donnée pour qu’elle fût heureuse sans moi.
Les six mois que m’avait accordés mon père étaient expirés ; il fallut songer à partir. Ellénore ne s’opposa point à mon départ, elle n’essaya pas même de le retarder ; mais elle me fit promettre que, deux mois après, je reviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre : je le lui jurai solennellement. Quel engagement n’aurais-je pas pris dans un moment où je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur ? Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quitter ; je savais au fond de mon âme que ses larmes n’auraient pas été désobéies. J’étais reconnaissant de ce qu’elle n’exerçait pas sa puissance ; il me semblait que je l’en aimais mieux. Moi-même, d’ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif regret d’un être qui m’était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond ! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre ; nous croyons attendre avec impatience l’époque de l’exécuter : mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur ; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir.
Pendant mon absence, j’écrivis régulièrement à Ellénore. J’étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j’éprouvais. J’aurais voulu qu’elle me devinât, mais qu’elle me devinât sans s’affliger ; je me félicitais quand j’avais pu substituer les mots d’affection, d’amitié, de dévouement, à celui d’amour ; mais soudain je me représentais la pauvre Ellénore triste et isolée, n’ayant que mes lettres pour consolation ; et, à la fin de deux pages froides et compassées, j’ajoutais rapidement quelques phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j’en disais toujours assez pour l’abuser. Étrange espèce de fausseté, dont le succès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et m’était insupportable !
Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient ; je ralentissais de mes vœux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour.
Je n’osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu’il me serait difficile de quitter mon père ; elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa résolution ; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j’ajoutais, de la rendre heureuse : tristes équivoques, langage embarrassé, que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair ! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise ; je me dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse ; je me fortifiai de l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea : je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’après l’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire ; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnements que j’alléguais étaient faibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.
La réponse d’Ellénore fut impétueuse ; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle ? de vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d’une grande ville où personne ne la connaissait ? Elle m’avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation ; elle n’exigeait d’autre prix de ses sacrifices que de m’attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle s’était résignée à deux mois d’absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; et lorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle pouvait s’être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j’étais le maître de mes actions ; mais je n’étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.
Ellénore suivit de près cette lettre ; elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beaucoup de joie ; j’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée ; elle m’examinait avec défiance : elle démêla bientôt mes efforts ; elle irrita ma fierté par ses reproches ; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu’elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s’empara de nous : tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.
Nous nous quittâmes après une scène de trois heures ; et, pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sans réparation. À peine fus-je éloigné d’Ellénore qu’une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s’était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement ; je ne concevais pas ma conduite ; je cherchais en moi-même ce qui avait pu m’égarer.
Il était fort tard ; je n’osai retourner chez Ellénore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde ; il me fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l’écart et de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit : On m’assure que l’ancienne maîtresse du comte de P*** est dans cette ville. Je vous ai toujours laissé une grande liberté, et je n’ai jamais rien voulu savoir sur vos liaisons ; mais il ne vous convient pas, à votre âge d’avoir une maîtresse avouée ; et je vous avertis que j’ai pris des mesures pour qu’elle s’éloigne d’ici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre ; il me fit signe de me retirer. Mon père, lui dis-je, Dieu m’est témoin que je voudrais qu’elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir ; mais prenez garde à ce que vous ferez ; en croyant me séparer d’elle, vous pourriez bien m’y rattacher à jamais.
Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m’avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l’instant même, s’il était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m’avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père lui avait confié, sous le sceau du secret, qu’Ellénore devait recevoir, le lendemain, l’ordre de partir. Ellénore chassée ! m’écriai-je, chassée avec opprobre ! elle qui n’est venue ici que pour moi, elle dont j’ai déchiré le cœur, elle dont j’ai sans pitié vu couler les larmes ! Où donc reposerait-elle sa tête, l’infortunée, errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi l’estime ? À qui dirait-elle sa douleur ? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l’homme qui me servait ; je lui prodiguai l’or et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore : je l’aimais plus que je ne l’avais jamais aimée ; tout mon cœur était revenu à elle ; j’étais fier de la protéger. J’étais avide de la tenir dans mes bras ; l’amour était rentré tout entier dans mon âme ; j’éprouvais une fièvre de tête, de cœur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce moment Ellénore eût voulu se détacher de moi, je serais mort à ses pieds pour la retenir.
Le jour parut ; je courus chez Ellénore. Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleurer ; ses yeux étaient encore humides, et ses cheveux étaient épars ; elle me vit entrer avec surprise. Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut répondre ; partons, repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi ? mes bras ne sont-ils pas ton unique asile ? Elle résistait. J’ai des raisons importantes, ajoutais-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi ; je l’entraînai. Pendant la route je l’accablais de caresses, je la pressais sur mon cœur, je ne répondais à ses questions que par mes embrassements. Je lui dis enfin, qu’ayant aperçu dans mon père l’intention de nous séparer, j’avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle ; que je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut d’abord extrême, mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. À force d’instances, elle m’arracha la vérité ; sa joie disparut, sa figure se couvrit d’un sombre nuage. Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même ; vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis persécutée ; vous croyez avoir de l’amour, et vous n’avez que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes ? pourquoi me révéla-t-elle un secret que je voulais ignorer ? Je m’efforçai de la rassurer, j’y parvins peut-être ; mais la vérité avait traversé mon âme ; le mouvement était détruit ; j’étais déterminé dans mon sacrifice, mais je n’en étais pas plus heureux ; et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j’étais réduit à cacher.
Quand nous fûmes arrivés sur les frontières, j’écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond d’amertume. Je lui savais mauvais gré d’avoir resserré mes liens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore que lorsque, convenablement fixée, elle n’aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s’acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J’attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement. « Vous avez vingt-quatre ans, me répondit-il : je n’exercerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, et dont je n’ai jamais fait usage ; je cacherai même, autant que je pourrai, votre étrange démarche ; je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes ordres et pour mes affaires. Je subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-même bientôt que la vie que vous menez n’est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talents, votre fortune, vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon d’une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n’êtes pas content de vous. Songez que l’on ne gagne rien à prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles années de votre jeunesse, et cette perte est irréparable. »
La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m’étais dit cent fois ce qu’il me disait ; j’avais eu cent fois honte de ma vie s’écoulant dans l’obscurité et dans l’inaction. J’aurais mieux aimé des reproches, des menaces ; j’aurais mis quelque gloire à résister, et j’aurais senti la nécessité de rassembler mes forces pour défendre Ellénore des périls qui l’auraient assaillie. Mais il n’y avait point de périls : on me laissait parfaitement libre ; et cette liberté ne me servait qu’à porter plus impatiemment le joug que j’avais l’air de choisir.
Nous nous fixâmes à Cadan, petite ville de la Bohême. Je me répétai que puisque j’avais pris la responsabilité du sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu’aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté factice qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie ; et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénore répandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presque à l’amour.
De temps en temps des souvenirs importuns venaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accès d’inquiétude ; je formais mille plans bizarres pour m’élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.
Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P*** lui avait écrit : son procès était gagné ; il se rappelait avec reconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais à condition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui les avait séparés. J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j’ai refusé. Je ne le devinais que trop. J’étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n’osais toutefois lui rien objecter : mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses ! Je m’éloignai pour réfléchir au parti que j’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaient nuisibles ; j’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât un état convenable, et la considération qui, dans le monde, suit tôt ou tard l’opulence ; j’étais la seule barrière entre elle et ses enfants : je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P*** et pour lui déclarer, s’il le fallait, que je n’avais plus d’amour pour elle. Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes ; les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’on s’obstine à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position également indigne de vous et de moi ; je ne le puis ni pour vous ni pour moi-même. À mesure que je parlais sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d’une voix précipitée : Je serai toujours votre ami ; j’aurai toujours pour vous l’affection la plus profonde. Les deux années de notre liaison ne s’effaceront pas de ma mémoire ; elles seront à jamais l’époque la plus belle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l’ai plus. J’attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin je la regardai, elle était immobile ; elle contemplait tous les objets comme si elle n’en eût reconnu aucun. Je pris sa main ; je la trouvai froide. Elle me repoussa. Que me voulez-vous ? me dit-elle ; ne suis-je pas seule, seule dans l’univers, seule sans un être qui m’entende ? Qu’avez-vous encore à me dire ? ne m’avez-vous pas tout dit ? tout n’est-il pas fini, fini sans retour ? laissez-moi, quittez-moi ; n’est-ce pas là ce que vous désirez ? Elle voulut s’éloigner, elle chancela ; j’essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, je l’embrassai, je rappelai ses sens. Ellénore, m’écriai-je, revenez à vous, revenez à moi ; je vous aime d’amour, de l’amour le plus tendre. Je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix. — Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables ! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance ; elle me les fit répéter plusieurs fois : elle semblait respirer avec avidité. Elle me crut : elle s’enivra de son amour, qu’elle prenait pour le nôtre ; elle confirma sa réponse au comte de P***, et je me vis plus engagé que jamais.
Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s’annonça dans la situation d’Ellénore. Une de ces vicissitudes communes dans les républiques que des factions agitent rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu’il ne connût qu’à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à l’âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d’Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité. Ellénore était son enfant unique : il avait peur de l’isolement, il voulait être soigné : il ne chercha qu’à découvrir la demeure de sa fille, et, dès qu’il l’eut apprise, il l’invita vivement à venir le rejoindre. Elle ne pouvait avoir d’attachement réel pour un père qu’elle ne se souvenait pas d’avoir vu. Elle sentait néanmoins qu’il était de son devoir d’obéir ; elle assurait de la sorte à ses enfants une grande fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite ; mais elle me déclara positivement qu’elle n’irait en Pologne que si je l’accompagnais. Je ne suis plus, me dit-elle, dans l’âge où l’âme s’ouvre à des impressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, d’autres l’entoureront avec empressement ; il en sera tout aussi heureux. Mes enfants auront la fortune de M. de P***. Je sais bien que je serai généralement blâmée, je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible : mais j’ai trop souffert ; je ne suis plus assez jeune pour que l’opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S’il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c’est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais peut-être à une absence, dont l’amertume serait diminuée par la perspective d’une réunion douce et durable ; mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de l’opulence. Vous m’écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d’avance : elles déchireraient mon cœur ; je ne veux pas m’y exposer. Je n’ai pas la consolation de me dire que, par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je méritais ; mais enfin vous l’avez accepté ce sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par l’aridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports ; je subis ces souffrances que vous m’infligez ; je ne veux pas en braver de volontaires.
Il y avait dans la voix et dans le ton d’Ellénore je ne sais quoi d’âpre et de violent qui annonçait plutôt une détermination ferme qu’une émotion profonde ou touchante. Depuis quelque temps elle s’irritait d’avance lorsqu’elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du vœu de mon père, de mon propre désir ; je priai, je m’emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sa générosité, comme si l’amour n’était pas de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. Je tâchai par un effort bizarre de l’attendrir sur le malheur que j’éprouvais en restant près d’elle ; je ne parvins qu’à l’exaspérer. Je lui promis d’aller la voir en Pologne ; mais elle ne vit dans mes promesses, sans épanchement et sans abandon, que l’impatience de la quitter.
La première année de notre séjour à Caden avait
atteint son terme, sans que rien changeât
dans notre situation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s’affligeait
d’abord, se blessait ensuite, et m’arrachait par ses reproches l’aveu de la
fatigue que j’aurais voulu déguiser. De mon côté, quand Ellénore paraissait
contente, je m’irritais de la voir jouir d’une situation qui me coûtait mon
bonheur, et je la troublais dans cette courte jouissance par des insinuations
qui l’éclairaient sur ce que j’éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions
donc tour à tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des
protestations générales et de vagues justifications, et pour regagner le
silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous
dire que nous nous taisions pour ne pas l’entendre. Quelquefois l’un de nous
était prêt à céder, mais nous manquions le moment favorable pour nous
rapprocher. Nos cœurs défiants et blessés ne se rencontraient plus.
Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si pénible : je me répondais que, si je m’éloignais d’Ellénore, elle me suivrait, et que j’aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu’il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu’elle ne pourrait plus rien exiger quand je l’aurais replacée au milieu de sa famille. J’allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l’avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures, que des parents éloignés menaçaient de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations qui subsistaient entre elle et son père, fut douloureusement affectée de cette mort : elle se reprocha de l’avoir abandonné. Bientôt elle m’accusa de sa faute. Vous m’avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant il ne s’agit que de ma fortune : je vous l’immolerai plus facilement encore. Mais, certes, je n’irai pas seule dans un pays où je n’ai que des ennemis à rencontrer. Je n’ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir ; j’aurais désiré, je l’avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trouvais pénible de manquer aux miens ; je n’ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore ; votre intérêt l’emporte sur toute autre considération. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez.
Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmes, ramenaient de temps en temps entre nous quelques restes d’intimité. La longue habitude que nous avions l’un de l’autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presque à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d’une espèce de mémoire du cœur, assez puissante pour que l’idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J’aurais voulu donner à Ellénore des témoignages de tendresse qui la contentassent ; je reprenais quelquefois avec elle le langage de l’amour ; mais ces émotions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un reste de végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches d’un arbre déraciné.
Ellénore obtint, dès son arrivée, d’être rétablie dans la jouissance des biens qu’on lui disputait, en s’engageant à n’en pas disposer que son procès ne fût décidé. Elle s’établit dans une des possessions de son père. Le mien, qui n’abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement, se contenta de les remplir d’insinuations contre mon voyage. « Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous ne partiriez pas. Vous m’aviez développé longuement toutes les raisons que vous aviez de ne pas partir ; j’étais, en conséquence, bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce qu’avec votre esprit d’indépendance, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge point, au reste, d’une situation qui ne m’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vous m’aviez paru le protecteur d’Ellénore, et, sous ce rapport, il y avait dans vos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quel que fût l’objet auquel vous vous attachiez. Aujourd’hui vos relations ne sont plus les mêmes ; ce n’est plus vous qui la protégez, c’est elle qui vous protège ; vous vivez chez elle, vous êtes un étranger qu’elle introduit dans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vous choisissez ; mais comme elle peut avoir ses inconvénients, je voudrais les diminuer autant qu’il est en moi. J’écris au baron de T***, notre ministre dans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui ; j’ignore s’il vous conviendra de faire usage de cette recommandation ; n’y voyez au moins qu’une preuve de mon zèle, et nullement une atteinte à l’indépendance que vous avez toujours su défendre avec succès contre votre père. »
J’étouffai les réflexions que ce style faisait naître en moi. La terre que j’habitais avec Ellénore était située à peu de distance de Varsovie ; je me rendis dans cette ville, chez le baron de T***. Il me reçut avec amitié, me demanda les causes de mon séjour en Pologne, me questionna sur mes projets ; je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d’une conversation embarrassée : Je vais, me dit-il, vous parler avec franchise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés ; je vous dirai même que je les comprends : il n’y a pas d’homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable et la crainte d’affliger une femme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait que l’on s’exagère beaucoup les difficultés d’une position pareille ; on se plaît à croire que la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l’amour-propre s’en applaudit ; et tel homme qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité. Il n’y a pas une de ces femmes passionnées, dont le monde est plein, qui n’ait protesté qu’on la ferait mourir en l’abandonnant ; il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie et qui ne soit consolée. Je voulus l’interrompre. Pardon, me dit-il, mon jeune ami, si je m’exprime avec trop peu de ménagement : mais le bien qu’on m’a dit de vous, les talents que vous annoncez, la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous ; vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle ; si vous l’aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avait écrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vous dire : vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche des raisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’être intacte. Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d’Ellénore ; on peut la juger défavorablement sur des apparences mensongères : mais je la connais depuis trois ans, et il n’existe pas sur la terre une âme plus élevée, un caractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. Comme vous voudrez, répliqua-t-il ; mais ce sont des nuances que l’opinion n’approfondit pas. Les faits sont positifs, ils sont publics ; en m’empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire ? Écoutez, poursuivit-il : il faut dans ce monde savoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore ? — Non, sans doute, m’écriai-je ; elle-même ne l’a jamais désiré. — Que voulez-vous donc faire ? Elle a dix ans de plus que vous ; vous en avez vingt-six ; vous la soignerez dix ans encore ; elle sera vieille ; vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous satisfasse. L’ennui s’emparera de vous, l’humeur s’emparera d’elle ; elle vous sera chaque jour moins agréable ; vous lui serez chaque jour plus nécessaire ; et le résultat d’une naissance illustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué, sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis, perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoi que vous fassiez, jamais contente de vous. Je n’ajoute qu’un mot, et nous ne reviendrons plus sur le sujet qui vous embarrasse. Toutes les routes vous sont ouvertes, les lettres, les armes, l’administration ; vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances ; vous êtes fait pour aller à tout : mais souvenez-vous bien qu’il y a entre vous et tous les genres de succès un obstacle insurmontable, et que cet obstacle est Ellénore. — J’ai cru vous devoir, Monsieur, lui répondis-je, de vous écouter en silence ; mais je me dois aussi de vous déclarer que vous ne m’avez point ébranlé. Personne que moi, je le répète, ne peut juger Ellénore ; personne n’apprécie assez la vérité de ses sentiments et la profondeur de ses impressions. Tant qu’elle aura besoin de moi, je resterai près d’elle. Aucun succès ne me consolerait de la laisser malheureuse ; et dussé-je borner ma carrière à lui servir d’appui, à la soutenir sans ses peines, à l’entourer de mon affection contre l’injustice d’une opinion qui la méconnaît, je croirais encore n’avoir pas employé ma vie inutilement.
Je sortis en achevant ces paroles : mais qui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s’éteignit avant même que j’eusse fini de les prononcer ? Je voulus, en retournant à pied, retarder le moment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre ; je traversai précipitamment la ville : il me tardait de me trouver seul. Arrivé au milieu de la campagne, je ralentis ma marche, et mille pensées m’assaillirent. Ces mots funestes : « Entre tous les genres de succès et vous, il existe un obstacle insurmontable, et cet obstacle c’est Ellénore », retentissaient autour de moi. Je jetais un long et triste regard sur le temps qui venait de s’écouler sans retour ; je me rappelais les espérances de ma jeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir, les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore de réputation que j’avais vu briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec un dédain superbe, et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre et d’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire : j’étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toute louange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances, me semblaient un reproche insupportable : je croyais entendre admirer les bras vigoureux d’un athlète chargé de fer au fond d’un cachot. Si je voulais saisir mon courage, me dire que l’époque de l’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénore s’élevait devant moi comme un fantôme et me repoussait dans le néant ; je ressentais contre elle des accès de fureur, et, par un mélange bizarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreur que m’inspirait l’idée de l’affliger. Mon âme, fatiguée de ces sentiments amers, chercha tout à coup un refuge dans des sentiments contraires. Quelques mots, prononcés au hasard par le baron de T*** sur la possibilité d’une alliance douce et paisible, me servirent à créer l’idéal d’une compagne. Je réfléchis au repos, à la considération, à l’indépendance même que m’offrirait un sort pareil ; car les liens que je traînais depuis si longtemps me rendaient plus dépendant mille fois que n’aurait pu le faire une union inconnue et constatée. J’imaginais la joie de mon père ; j’éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dans la société de mes égaux la place qui m’était due ; je me représentais opposant une conduite austère et irréprochable à tous les jugements qu’une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, à tous les reproches dont m’accablait Ellénore.
Elle m’accuse sans cesse, disais-je, d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah ! si le ciel m’eût accordé une femme que les convenances sociales me permissent d’avouer, que mon père ne rougît pas d’accepter pour fille, j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cette sensibilité que l’on méconnaît parce qu’elle est souffrante et froissée, cette sensibilité dont on exige impérieusement des témoignages que mon cœur refuse à l’emportement et à la menace, qu’il me serait doux de m’y livrer avec l’être chéri, compagnon d’une vie régulière et respectée ! Que n’ai-je pas fait pour Ellénore ? Pour elle j’ai quitté mon pays et ma famille ; j’ai pour elle affligé le cœur d’un vieux père qui gémit encore loin de moi ; pour elle j’habite ces lieux où ma jeunesse s’enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sans plaisir : tant de sacrifices faits sans devoir et sans amour ne prouvent-ils pas ce que l’amour et le devoir me rendraient capable de faire ? Si je crains tellement la douleur d’une femme qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soin j’écarterais toute affliction, toute peine, de celle à qui je pourrais hautement me vouer sans remords et sans réserve ! Combien alors on me verrait différent de ce que je suis ! comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapidement loin de moi ! combien je serais reconnaissant pour le ciel et bienveillant pour les hommes !
Je parlais ainsi ; mes yeux se mouillaient de larmes ; mille souvenirs rentraient comme par torrents dans mon âme ; mes relations avec Ellénore m’avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon enfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes premiers jeux, les vieux parents qui m’avaient prodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me faisait mal ; j’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables, les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. La compagne que mon imagination m’avait soudain créée s’alliait au contraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces vœux ; elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tous mes goûts ; elle rattachait ma vie actuelle à cette époque de ma jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir, époque dont Ellénore m’avait séparé comme un abîme. Les plus petits détails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire : je revoyais l’antique château que j’avais habité avec mon père, les bois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son horizon ; toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles me causaient un frémissement que j’avais peine à supporter ; et mon imagination plaçait à côté d’elles une créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l’espérance. J’errais plongé dans cette rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore, n’ayant de la réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’état d’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup le château d’Ellénore, dont insensiblement je m’étais rapproché ; je m’arrêtai, je pris une autre route : j’étais heureux de retarder le moment où j’allais entendre de nouveau sa voix.
Le jour s’affaiblissait : le ciel était serein ; la campagne devenait déserte ; les travaux des hommes avaient cessé : ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon imagination un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevais plus les limites, et qui, par là même, me donnait, en quelque sorte, la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis longtemps : sans cesse absorbé dans des réflexions toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j’étais devenu étranger à toute idée générale ; je ne m’occupais que d’Ellénore et de moi : d’Ellénore, qui ne m’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue ; de moi, pour qui je n’avais plus aucune estime. Je m’étais rapetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié ; je me sus bon gré de renaître à des pensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m’oublier moi-même, pour me livrer à des méditations désintéressées ; mon âme semblait se relever d’une dégradation longue et honteuse.
La nuit presque entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; je parcourus des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps j’apercevais dans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité. Là, me disais-je, là peut-être quelque infortuné s’agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ; contre la mort, mystère inexplicable, dont une expérience journalière paraît n’avoir pas encore convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nous console ni ne nous apaise, objet d’une insouciance habituelle et d’un effroi passager ! Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette inconséquence insensée ! Je me révolte contre la vie, comme si la vie ne devait pas finir ! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables que le temps viendra bientôt m’arracher ! Ah ! renonçons à ces efforts inutiles ; jouissons de voir ce temps s’écouler, mes jours se précipiter les uns sur les autres ; demeurons immobile, spectateur indifférent d’une existence à demi passée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire : on n’en prolongera pas la durée ! vaut-il la peine de la disputer ?
L’idée de la mort a toujours eu sur moi beaucoup d’empire. Dans mes affections les plus vives, elle a toujours suffi pour me calmer aussitôt ; elle produisit sur mon âme son effet accoutumé ; ma disposition pour Ellénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut ; il ne me restait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentiment doux et presque tranquille : peut-être la lassitude physique que j’éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.
Le jour allait renaître ; je distinguais déjà les objets. Je reconnus que j’étais assez loin de la demeure d’Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pour arriver près d’elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre, lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avait envoyé pour me chercher. Il me raconta qu’elle était depuis douze heures dans les craintes les plus vives ; qu’après être allée à Varsovie, et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dans un état inexprimable d’angoisse, et que de toutes parts les habitants du village étaient répandus dans la campagne pour me découvrir. Ce récit me remplit d’abord d’une impatience assez pénible. Je m’irritais de me voir soumis par Ellénore à une surveillance importune. En vain me répétais-je que son amour seul en était la cause : cet amour n’était-il pas aussi la cause de tout mon malheur ? Cependant je parvins à vaincre ce sentiment que je me reprochais. Je la savais alarmée et souffrante. Je montai à cheval. Je franchis avec rapidité la distance qui nous séparait. Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de son émotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt elle songea que je devais avoir besoin de repos ; et je la quittai, cette fois du moins, sans avoir rien dit qui pût affliger son cœur.
Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmes idées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivants ; Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause : je répondais par des monosyllabes contraints à ses questions impétueuses ; je me raidissais contre son insistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.
Inquiète et surprise, elle recourut à l’une de ses
amies pour découvrir le secret qu’elle m’accusait
de lui cacher ; avide de se tromper elle-même, elle cherchait un fait où
il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de mon humeur bizarre, du
soin que je mettais à repousser toute idée d’un lien durable, de mon
inexplicable soif de rupture et d’isolement. Je l’écoutai longtemps en silence ;
je n’avais dit jusqu’à ce moment à personne que je n’aimais plus
Ellénore ; ma bouche répugnait à cet aveu, qui me semblait une perfidie.
Je voulus pourtant me justifier ; je racontai mon histoire avec
ménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenant des
inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre
situation, et sans me permettre une parole qui prononçât
clairement que la difficulté véritable était de ma part l’absence de l’amour.
La femme qui m’écoutait fut émue de mon récit : elle vit de la générosité
dans ce que j’appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la
dureté. Les mêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée,
portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. On est si juste
lorsque l’on est désintéressé ! Qui que vous soyez, ne remettez jamais à
un autre les intérêts de votre cœur ; le cœur seul peut plaider sa
cause : il sonde seul ses blessures ; tout intermédiaire devient un
juge ; il analyse, il transige ; il conçoit l’indifférence ; il
l’admet comme possible, il la reconnaît pour inévitable ; par là même il l’excuse,
et l’indifférence se trouve ainsi, à sa grande surprise, légitime à ses propres
yeux. Les reproches d’Ellénore m’avaient persuadé que j’étais coupable ; j’appris
de celle qui croyait la défendre que je n’étais que malheureux. Je fus entraîné
à l’aveu complet de mes sentiments : je convins que j’avais pour Ellénore
du dévouement, de la sympathie, de la pitié ; mais j’ajoutai que l’amour n’entrait
pour rien dans les devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors
renfermée dans mon cœur, et quelque fois seulement révélée à Ellénore au milieu
du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de
force, par cela seul qu’un autre en était devenu dépositaire. C’est un grand
pas, c’est un pas irréparable, lorsqu’on dévoile tout à coup aux yeux d’un
tiers les replis cachés d’une relation intime ; le jour qui pénètre dans
ce sanctuaire constate et achève les destructions que la nuit enveloppait de
ses ombres : ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conservent
souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’air extérieur vienne les frapper
et les réduire en poudre.
L’amie d’Ellénore me quitta : j’ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, en approchant du salon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voix très animée ; en m’apercevant, elle se tut. Bientôt elle reproduisit, sous diverses formes, des idées générales qui n’étaient que des attaques particulières. Rien n’est plus bizarre, disait-elle, que le zèle de certaines amitiés ; il y a des gens qui s’empressent de se charger de vos intérêts pour mieux abandonner votre cause ; ils appellent cela de l’attachement : j’aimerais mieux de la haine. Je compris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l’avait irritée en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contre Ellénore : c’était entre nos cœurs une barrière de plus.
Quelques jours après, Ellénore alla plus loin : elle était incapable de tout empire sur elle-même ; dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte, elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sans calcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte de dissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.
— Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes ? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoin d’un tiers pour nous entendre ? et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède ? — Vous avez raison, me répondit-elle : mais c’est votre faute ; autrefois je ne m’adressais à personne pour arriver jusqu’à votre cœur.
Tout à coup Ellénore annonça le projet de son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait : elle épuisait toutes les explications fausses avant de se résigner à la véritable. Nous passions tête à tête de monotones soirées entre le silence et l’humeur ; la source des longs entretiens était tarie.
Ellénore résolut d’attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parents qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles ; je blessai sa fierté par mes craintes, bien que je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa que j’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque ; elle n’en fut que plus empressée à reconquérir une place honorable dans le monde : ses efforts obtinrent quelque succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le temps n’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entourée bientôt d’une société nombreuse ; mais elle était poursuivie d’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontent de ma situation, elle s’imaginait que je l’étais de la sienne ; elle s’agitait pour en sortir ; son désir ardent ne lui permettait point de calcul, sa position fausse jetait de l’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu ; la justesse de son esprit était dénaturée par l’emportement de son caractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but ; et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer ! que de fois je rougis pour elle sans avoir la force de le lui dire ! Tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plus respectée par les amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu’elle ne l’était par ses voisins comme héritière d’une grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante, tantôt prévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dans ses paroles je ne sais quelle fougue destructive de la considération qui ne se compose que du calme.
En relevant ainsi les défauts d’Ellénore, c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’aurait calmée : pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot ?
Nous vivions cependant plus doucement ensemble ; la distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles ; et comme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans nombre, excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observations et les faits à la place de ces sentiments, et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet de l’étonnement et du blâme. L’époque approchait où son procès devait être jugé : ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliéné le cœur paternel par des égarements sans nombre ; ma présence venait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi, mais ils m’accusaient d’indélicatesse : j’abusais, disaient-ils, d’un sentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul qu’en l’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligerait pour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les calculs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret ; je ne paraissais donc dans la maison d’Ellénore qu’un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort ; et, par un étrange renversement de la vérité, tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables, c’était elle que l’on plaignait comme victime de mon ascendant.
Une nouvelle circonstance vint compliquer encore cette situation douloureuse.
Une singulière révolution s’opéra tout à coup dans la conduite et les manières d’Ellénore : jusqu’à cette époque elle n’avait paru occupée que de moi ; soudain je la vis recevoir et rechercher les hommages des hommes qui l’entouraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse, sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait les sentiments et même les espérances d’une foule de jeunes gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres, malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à sa main ; elle leur accordait de longs tête-à-tête ; elle avait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu’elles annoncent plutôt l’indécision que l’indifférence, et des retards que des refus. J’ai su par elle dans la suite, et les faits me l’ont démontré, qu’elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie ; mais c’était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer. Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans qu’elle s’en rendît compte, quelque vanité de femme ! Elle était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encore des moyens de plaire. Peut-être enfin, dans l’isolement où je laissais son cœur, trouvait-elle une sorte de consolation à s’entendre répéter des expressions d’amour que depuis longtemps je ne prononçais plus !
Quoi qu’il en soit, je me trompai quelque temps sur ses motifs. J’entrevis l’aurore de ma liberté future ; je m’en félicitai. Tremblant d’interrompre par quelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquelle j’attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus plus content. Ellénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoir de la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendre heureuse. Elle s’applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtant elle s’alarmait de ne me voir aucune inquiétude ; elle me reprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui, en apparence, menaçaient de me l’enlever. Je repoussais ces accusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pas toujours à l’apaiser ; son caractère se faisait jour à travers la dissimulation qu’elle s’était imposée. Les scènes recommençaient sur un autre terrain, mais non moins orageuses. Ellénore m’imputait ses propres torts, elle m’insinuait qu’un seul mot la ramènerait à moi tout entière ; puis, offensée de mon silence, elle se précipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce de fureur.
C’est ici surtout, je le sens, que l’on m’accusera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvais avec l’approbation générale ; je le devais peut-être : la conduite d’Ellénore m’y autorisait et semblait m’y contraindre. Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage ? Ne savais-je pas qu’Ellénore, au fond de son cœur, n’avait pas cessé de m’aimer ? Pouvais-je la punir d’une imprudence que je lui faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher un prétexte dans ces imprudences pour l’abandonner sans pitié ?
Certes, je ne veux point m’excuser, je me condamne plus sévèrement qu’un autre peut-être ne le ferait à ma place ; mais je puis au moins me rendre ici ce solennel témoignage, que je n’ai jamais agi par calcul, et que j’ai toujours été dirigé par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-il qu’avec ces sentiments je n’aie fait si longtemps que mon malheur et celui des autres ?
La société cependant m’observait avec surprise. Mon
séjour chez Ellénore ne pouvait s’expliquer que par un extrême attachement pour
elle, et mon indifférence sur les liens qu’elle semblait toujours prête à
contracter démentait cet attachement. L’on attribua ma tolérance inexplicable à
une légèreté
de principes, à une insouciance pour la morale, qui annonçaient, disait-on, un
homme profondément égoïste, et que le monde avait corrompu. Ces conjectures, d’autant
plus propres à faire impression qu’elles étaient plus proportionnées aux âmes
qui les concevaient, furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin
jusqu’à moi ; je fus indigné de cette découverte inattendue : pour
prix de mes longs services, j’étais méconnu, calomnié ; j’avais, pour une
femme, oublié tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c’était
moi que l’on condamnait.
Je m’expliquai vivement avec Ellénore : un mot fit disparaître cette tourbe d’adorateurs qu’elle n’avait appelés que pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sa société à quelques femmes et à un petit nombre d’hommes âgés. Tout reprit autour de nous une apparence régulière ; mais nous n’en fûmes que plus malheureux : Ellénore se croyait de nouveaux droits ; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.
Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut qu’un perpétuel orage ; l’intimité perdit tous ses charmes, et l’amour toute sa douceur ; il n’y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes, et ces larmes mêmes n’étaient qu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur, m’arrachaient des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle et prophétique : Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites ; vous l’apprendrez un jour, vous l’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans la tombe. — Malheureux ! lorsqu’elle parlait ainsi, que ne m’y suis-je jeté moi-même avant elle !
Je n’étais pas retourné chez le baron de T*** depuis ma dernière visite. Un matin je reçus de lui le billet suivant :
« Les conseils que je vous avais donnés ne méritaient pas une si longue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vous regarde, vous n’en êtes pas moins le fils de mon ami le plus cher, je n’en jouirai pas moins avec plaisir de votre société, et j’en aurai beaucoup à vous introduire dans un cercle dont j’ose vous promettre qu’il vous sera agréable de faire partie. Permettez-moi d’ajouter que, plus votre genre de vie, que je ne veux point désapprouver, a quelque chose de singulier, plus il vous importe de dissiper des préventions mal fondées, sans doute, en vous montrant dans le monde. »
Je fus reconnaissant de la bienveillance qu’un homme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui ; il ne fut point question d’Ellénore. Le baron me retint à dîner : il n’y avait, ce jour-là, que quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus d’abord embarrassé, mais je fis effort sur moi-même ; je me ranimai, je parlai ; je déployai le plus qu’il me fut possible de l’esprit et des connaissances. Je m’aperçus que je réussissais à captiver l’approbation. Je retrouvai dans ce genre de succès une jouissance d’amour-propre dont j’avais été privé dès longtemps : cette jouissance me rendit la société du baron de T*** plus agréable.
Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de quelques travaux relatifs à sa mission, et qu’il croyait pouvoir me confier sans inconvénient. Ellénore fut d’abord surprise de cette révolution dans ma vie ; mais je lui parlai de l’amitié du baron pour mon père, et du plaisir que je goûtais à consoler ce dernier de mon absence, en ayant l’air de m’occuper utilement. La pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec un sentiment de remords, éprouva plus de joie de ce que je paraissais plus tranquille, et se résigna, sans trop se plaindre, à passer souvent la plus grande partie de la journée séparée de moi. Le baron, de son côté, lorsqu’un peu de confiance se fut établie entre nous, me reparla d’Ellénore. Mon intention positive était toujours d’en dire du bien, mais, sans m’en apercevoir, je m’exprimais sur elle d’un ton plus leste et plus dégagé : tantôt j’indiquais, par des maximes générales, que je reconnaissais la nécessité de m’en détacher ; tantôt la plaisanterie venait à mon secours ; je parlais en riant des femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre dont l’âme était usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avait aussi été tourmenté par des intrigues d’amour. De la sorte, par cela seul que j’avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le monde : je trompais Ellénore, car je savais que le baron voulait m’éloigner d’elle, et je le lui taisais ; je trompais M. de T***, car je lui laissais espérer que j’étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel ; mais l’homme se déprave dès qu’il a dans le cœur une seule pensée qu’il est constamment forcé de dissimuler.
Jusqu’alors je n’avais fait connaissance, chez le baron de T***, qu’avec les hommes qui composaient sa société particulière. Un jour il me proposa de rester à une grande fête qu’il donnait pour la naissance de son maître. Vous y rencontrerez, me dit-il, les plus jolies femmes de Pologne : vous n’y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez ; j’en suis fâché, mais il y a des femmes que l’on ne voit que chez elles. Je fus péniblement affecté de cette phrase ; je gardai le silence, mais je me reprochais intérieurement de ne pas défendre Ellénore, qui, si l’on m’eût attaqué en sa présence, m’aurait si vivement défendu.
L’assemblée était nombreuse ; on m’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche ; on recommençait quand je m’éloignais. Il m’était démontré que l’on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière ; ma situation était insupportable ; mon front était couvert d’une sueur froide. Tour à tour je rougissais et je pâlissais.
Le baron s’aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla d’attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de me donner des éloges, et l’ascendant de sa considération força bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.
Lorsque tout le monde se fut retiré : « Je voudrais, me dit M. de T***, vous parler encore une fois à cœur ouvert. Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez ? À qui faites-vous du bien ? Croyez-vous que l’on ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore ? Tout le monde est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté ; car, pour comble d’inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux. »
J’étais encore froissé de la douleur que j’avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l’avais supposée. Je fus ébranlé. L’idée que je prolongeais les agitations d’Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si tout s’était réuni contre elle, tandis que j’hésitais, elle-même, par sa véhémence, acheva de me décider. J’avais été absent tout le jour ; le baron m’avait retenu chez lui après l’assemblée ; la nuit s’avançait. On me remit, de la part d’Ellénore, une lettre en présence du baron de T***. Je vis dans les yeux de ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettre d’Ellénore était pleine d’amertume. Quoi ! me dis-je, je ne puis passer un jour libre ! Je ne puis respirer une heure en paix. Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds ; et, d’autant plus violent que je me sentais plus faible : Oui, m’écriai-je, je le prends, l’engagement de rompre avec Ellénore, j’oserai le lui déclarer moi-même, vous pouvez d’avance en instruire mon père.
En disant ces mots, je m’élançai loin du baron. J’étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu’à peine à la promesse que j’avais donnée.
Ellénore m’attendait avec impatience. Par un hasard étrange, on lui avait parlé, pendant mon absence, pour la première fois, des efforts du baron de T*** pour me détacher d’elle. On lui avait rapporté les discours que j’avais tenus, les plaisanteries que j’avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elle avait rassemblé dans son esprit plusieurs circonstances qui lui paraissaient les confirmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais jamais autrefois, l’intimité qui existait entre cet homme et mon père, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait fait tant de progrès en peu d’heures que je la trouvai pleinement convaincue de ce qu’elle nommait ma perfidie.
J’étais arrivé auprès d’elle, décidé à lui tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on ? je ne m’occupai qu’à tout éluder. Je niai même, oui, je niai ce jour-là ce que j’étais déterminé à lui déclarer le lendemain.
Il était tard ; je la quittai ; je me hâtai de me coucher pour terminer cette longue journée ; et quand je fus bien sûr qu’elle était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d’un poids énorme.
Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, en retardant le commencement de notre entrevue, j’avais retardé l’instant fatal.
Ellénore s’était rassurée pendant la nuit, et par ses propres réflexions et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses affaires avec un air de confiance qui n’annonçait que trop qu’elle regardait nos existences comme indissolublement unies. Où trouver des paroles qui la repoussassent dans l’isolement ?
Le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d’une explication. Des trois jours que j’avais fixés, déjà le second était près de disparaître ; M. de T*** m’attendait au plus tard le surlendemain. Sa lettre pour mon père était partie et j’allais manquer à ma promesse sans avoir fait pour l’exécuter la moindre tentative. Je sortais, je rentrais, je prenais la main d’Ellénore, je commençais une phrase que j’interrompais aussitôt ; je regardais la marche du soleil qui s’inclinait vers l’horizon. La nuit revint, j’ajournai de nouveau. Un jour me restait : c’était assez d’une heure.
Ce jour se passa comme le précédent. J’écrivis à M. de T*** pour lui demander du temps encore : et, comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j’entassai dans ma lettre mille raisonnements pour justifier mon retard, pour démontrer qu’il ne changeait rien à la résolution que j’avais prise, et que, dès l’instant même, on pouvait regarder mes liens avec Ellénore comme brisés pour jamais.
Je passai les jours suivants plus tranquille. J’avais rejeté dans le vague la nécessité d’agir ; elle ne me poursuivait plus comme un spectre ; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au moins des souvenirs d’amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j’avais connu jusqu’alors. J’avais imploré le ciel pour qu’il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cet obstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore comme sur un être que j’allais perdre. L’exigence, qui m’avait paru tant de fois insupportable, ne m’effrayait plus ; je m’en sentais affranchi d’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et je n’éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sans cesse à tout déchirer. Il n’y avait plus en moi d’impatience ; il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste.
Ellénore s’aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible : elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j’avais évités ; je jouissais de ses expressions d’amour, naguère importunes, précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être les dernières.
Un soir, nous nous étions quittés après une conversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermais dans mon sein me rendait triste, mais ma tristesse n’avait rien de violent. L’incertitude sur l’époque de la séparation que j’avais voulue me servait à en écarter l’idée. La nuit j’entendis dans le château un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n’y attachai point d’importance. Le matin cependant, l’idée m’en revint ; j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d’Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu’on me dit que depuis douze heures elle avait une fièvre ardente, qu’un médecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu’elle avait défendu impérieusement que l’on m’avertît ou qu’on me laissât pénétrer jusqu’à elle !
Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même pour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion. Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de ne pas me causer d’alarmes. J’interrogeai les gens d’Ellénore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d’une manière si subite dans un état si dangereux. La veille, après m’avoir quitté, elle avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à cheval ; l’ayant ouverte et parcourue, elle s’était évanouie ; revenue à elle, elle s’était jetée sur son lit sans prononcer une parole. L’une de ses femmes, inquiète de l’agitation qu’elle remarquait en elle, était restée dans sa chambre à son insu ; vers le milieu de la nuit, cette femme l’avait vue saisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée : elle avait voulu m’appeler ; Ellénore s’y était opposée avec une espèce de terreur tellement violente, qu’on n’avait osé lui désobéir. On avait envoyé chercher un médecin ; Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre ; elle avait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu’on n’avait pu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s’empêcher de parler.
Tandis qu’on me donnait ces détails, une autre femme, qui était restée près d’Ellénore, accourut tout effrayée. Ellénore paraissait avoir perdu l’usage de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l’entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle répétait mon nom ; puis, épouvantée, elle faisait signe de la main, comme pour que l’on éloignât d’elle quelque objet qui lui était odieux.
J’entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux lettres. L’une était la mienne au baron de T***, l’autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alors le mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir le temps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux s’étaient tournés de la sorte contre l’infortunée que j’aspirais à ménager. Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses de l’abandonner, promesses qui n’avaient été dictées que par le désir de rester plus longtemps près d’elle, et que la vivacité de ce désir même m’avait porté à répéter, à développer de mille manières. L’œil indifférent de M. de T*** avait facilement démêlé dans ces protestations réitérées à chaque ligne l’irrésolution que je déguisais, et les ruses de ma propre incertitude ; mais le cruel avait trop bien calculé qu’Ellénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m’approchai d’elle : elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai : elle tressaillit. Quel est ce bruit ? s’écria-t-elle ; c’est la voix qui m’a fait du mal. Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à son délire, et me conjura de m’éloigner. Comment peindre ce que j’éprouvai pendant trois longues heures ? Le médecin sortit enfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.
Ellénore dormit longtemps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d’entrer. Je voulus parler ; elle m’interrompit. — Que je n’entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne m’oppose à rien ; mais que cette voix que j’ai tant aimée, que cette voix qui retentissait au fond de mon cœur n’y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai été violente, j’ai pu vous offenser ; mais vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez !
Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main ; il était brûlant ; une contraction terrible défigurait ses traits. — Au nom du ciel, m’écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cette lettre… Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins. Faible, tourmenté, continuai-je, j’ai pu céder un moment à une instance cruelle ; mais n’avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare ? J’ai été mécontent, malheureux, injuste ; peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise aujourd’hui ; mais pouvez-vous douter de mon affection profonde ? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l’une à l’autre par mille liens que rien ne peut rompre ? tout le passé ne nous est-il pas commun ? pouvons-nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer des impressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble ? Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heures du bonheur et de l’amour. Elle me regarda quelque temps avec l’air du doute. — Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend de vous ! … — Sans doute, répondis-je, une fois, un jour peut-être… Elle remarqua que j’hésitais. — Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoi m’avait-il rendu l’espérance pour me la ravir aussitôt ! Adolphe, je vous remercie de vos efforts, ils m’ont fait du bien, d’autant plus de bien qu’ils ne vous coûteront, je l’espère, aucun sacrifice ; mais, je vous en conjure, ne parlons plus de l’avenir… Ne vous reprochez rien, quoi qu’il arrive. Vous avez été bon pour moi. J’ai voulu ce qui n’était pas possible. L’amour était toute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore. Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux ; sa respiration fut moins oppressée ; elle appuya sa tête sur mon épaule. — C’est ici, dit-elle, que j’ai toujours désiré mourir. Je la serrai contre mon cœur, j’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles. — Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. — Puis-je l’être si vous êtes malheureuse ? — Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n’aurez pas longtemps à me plaindre. — Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. — Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le ciel nous envoie à la fin je ne sais quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre prière est exaucée. — Je lui jurai de ne jamais la quitter. — Je l’ai toujours espéré, maintenant j’en suis sûre.
C’était une de ces journées d’hiver où le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s’il regardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. — Il fait bien froid, lui dis-je. — N’importe, je voudrais me promener avec vous. Elle prit mon bras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière. — Arrêtons-nous un instant. — Non, me répondit-elle, j’ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais les arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit qui se fît entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. — Comme tout est calme ! me dit Ellénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner ? Elle s’assit sur une pierre ; tout à coup elle se mit à genoux, et, baissant la tête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevant enfin : — Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien ; je ne suis pas en état de vous entendre.
À dater de ce jour, je vis Ellénore s’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecins autour d’elle : les uns m’annoncèrent un mal sans remède, d’autres me bercèrent d’espérances vaines ; mais la nature, sombre et silencieuse, poursuivait d’un bras invisible son travail impitoyable. Par moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’était retirée. Elle relevait sa tête languissante ; ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives ; ses yeux se ranimaient : mais tout à coup, par le jeu cruel d’une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans que l’art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable, ce caractère énergique et fier recevoir de la souffrance physique mille impressions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instants terribles, l’âme, froissée par le corps, se métamorphosait en tous sens pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes.
Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d’Ellénore : ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j’inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle ; j’arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir.
Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’était un sentiment plus sombre et plus triste ; l’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée ; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire ; je n’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois de traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait ; j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable ; déjà l’isolement m’atteignait. Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées ; j’étais déjà seul sur la terre ; je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi ; l’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents ; toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé.
Le danger d’Ellénore devint tout à coup plus imminent ; des symptômes qu’on ne pouvait méconnaître annoncèrent sa fin prochaine : un prêtre de sa religion l’en avertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers ; elle en fit brûler plusieurs devant elle, mais elle paraissait en chercher un qu’elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche qui l’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elle s’était évanouie. — J’y consens, me répondit-elle ; mais, cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée ; brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au nom de notre amour, au nom de ces derniers moments que vous avez adoucis. Je le lui promis ; elle fut tranquille. — Laissez-moi me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion ; j’ai bien des fautes à expier ; mon amour pour vous fut peut-être une faute ; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait pu vous rendre heureux.
Je la quittai : je ne rentrai qu’avec tous ses
gens pour assister aux dernières et solennelles prières ;
à genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m’abîmais dans mes pensées,
tantôt je contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes réunis,
la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude
qui introduit l’indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait
regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des
choses convenues et de pure forme ; j’entendais ces hommes répéter
machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n’eussent pas dû être
acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n’eussent pas dû
mourir un jour. J’étais loin cependant de dédaigner ces pratiques ; en
est-il une seule dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcer l’inutilité ?
Elles rendaient du calme à Ellénore ; elles l’aidaient à franchir ce pas
terrible vers lequel nous avançons tous, sans qu’aucun de nous puisse prévoir
ce qu’il doit éprouver alors. Ma surprise n’est pas que l’homme ait besoin d’une
religion ; ce qui m’étonne, c’est qu’il se croie jamais assez fort, assez
à l’abri du malheur pour oser en rejeter une : il devrait, ce me semble,
être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer toutes ; dans la nuit
épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que nous puissions repousser ?
au milieu du torrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nous
osions refuser de nous retenir ?
L’impression produite sur Ellénore par une solennité si lugubre parut l’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’un sommeil assez paisible ; elle se réveilla moins souffrante ; j’étais seul dans sa chambre ; nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin qui s’était montré le plus habile dans ses conjectures m’avait prédit qu’elle ne vivrait pas vingt-quatre heures ; je regardais tour à tour une pendule qui marquait les heures, et le visage d’Ellénore, sur lequel je n’apercevais nul changement nouveau. Chaque minute qui s’écoulait ranimait mon espérance, et je révoquais en doute les présages d’un art mensonger. Tout à coup Ellénore s’élança par un mouvement subit ; je la retins dans mes bras : un tremblement convulsif agitait tout son corps ; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eût demandé grâce à quelque objet menaçant qui se dérobait à mes regards ; elle se relevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait de fuir ; on eût dit qu’elle luttait contre une puissance physique invisible, qui, lassée d’attendre le moment funeste, l’avait saisie et la retenait pour l’achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l’acharnement de la nature ennemie ; ses membres s’affaissèrent, elle sembla reprendre quelque connaissance : elle me serra la main ; elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes ; elle voulut parler, il n’y avait plus de voix : elle laissa tomber, comme résignée, sa tête sur le bras qui l’appuyait ; sa respiration devint plus lente : quelques instants après elle n’était plus.
Je demeurai longtemps immobile près d’Ellénore sans vie. La conviction de sa mort n’avait pas encore pénétré dans mon âme ; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. Une de ses femmes étant entrée, répandit dans la maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la léthargie où j’étais plongé ; je me levai : ce fut alors que j’éprouvai la douleur déchirante et toute l’horreur de l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illusion que je prolongeais, cette illusion par laquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère, toutes mes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’en plaignais alors : j’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ; elles n’intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me rappelait quand je sortais ; j’étais libre en effet ; je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout le monde.
L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore, comme elle l’avait ordonné ; à chaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu’elle m’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre que j’avais promis de brûler ; je ne la reconnus pas d’abord, elle était sans adresse, elle était ouverte : quelques mots frappèrent mes regards malgré moi ; je tentai vainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de la lire tout entière. Je n’ai pas la force de la transcrire : Ellénore l’avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? quel est mon crime ? de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible ? L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter ! Qu’exigez-vous ? que je vous quitte ? ne voyez-vous pas que je n’en ai pas la force ? Ah ! c’est à vous, qui n’aimez pas, c’est à vous à la trouver, cette force dans ce cœur lassé de moi, que tant d’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous suive ? est-il une retraite où je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie ? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux, c’est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère. Vous êtes bon ; vos actions sont nobles et dévouées : mais quelles actions effaceraient vos paroles ? Ces paroles acérées retentissent autour de moi : je les entends la nuit ; elles me suivent, elles me dévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe ? Eh bien, vous serez content ; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard.
Je vous renvoie, Monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous remercie de cette complaisance ; bien qu’elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs, que le temps avait effacés ; j’ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire, car elle n’est que trop vraie. J’ai vu souvent ce bizarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros ; j’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’être malfaisant qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas ! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée, et je n’ai trouvé qu’un tombeau.
Vous devriez, monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné ; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l’intimité. Les indifférents ont un empressement merveilleux à être tracassiers au nom de la morale et nuisibles par zèle pour la vertu ; on dirait que la vue de l’affection les importune, parce qu’ils en sont incapables ; et quand ils peuvent se prévaloir d’un prétexte, ils jouissent de l’attaquer et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme pour décourager tout ce qu’il y a de bon !
L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu’il n’a fait aucun usage de sa liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié.
S’il vous en faut des preuves, Monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d’Adolphe ; vous le verrez dans bien des circonstances diverses, et toujours la victime de ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres ; prévoyant le mal avant de le faire, et reculant avec désespoir après l’avoir fait ; puni de ses qualités plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes ; tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté, après avoir commencé par le dévouement, et n’ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.
Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez (non que je pense comme vous sur l’utilité dont il peut être ; chacun ne s’instruit qu’à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront s’imagineront toutes avoir rencontré mieux qu’Adolphe ou valoir mieux qu’Ellénore) ; mais je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse : il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner ; il prouve que le caractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont les dons qu’il faut demander au ciel ; et je n’appelle pas bonté cette pitié passagère qui ne subjugue point l’impatience, et ne l’empêche pas de rouvrir les blessures qu’un moment de regret avait fermées. La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique ; je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s’en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n’est point dans ses alentours, mais qu’il est en elle. J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même, qu’il n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile, qu’il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans autre force que l’irritation ; j’aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails, dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c’est en vain qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation ; mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer ; et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.
[1] Mélanges de littérature et de politique, Paris, 1829, p.vi
[2] Journal de Paris, 19 juillet 1816 ; cité par J.-G. Prudhomme, Vingt chefs-d’œuvre jugés par leurs contemporains, Paris, Stock, 1930, p.182
[3] Gazette de France, 14 juillet 1816 ; Ibid.
[4] Infra, p.71 ; p.72-73
[5] Benjamin et Rosalie de Constant, Correspondance, 1786-1830, publiée avec une introduction et des notes par Alfred et Suzanne Roulin, Paris, Gallimard, 1955, p.214
[6] Adolphe, préfacé par Gérard Bauer, Collection du Grand Prix des meilleurs romans du XIXe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1953, p.14
[7] Œuvres de Benjamin Constant. Écrits littéraires (1800-1813), édition Max Niemeyer, 1995, p.196
[8] Journaux intimes, édités par Alfred Roulin et Charles Roth, Paris, Gallimard, 1952, p.18
[9] Œuvres de Benjamin Constant. Journaux intimes (1804-1807) suivis de Affaire de mon père (1811), Max Niemeyer, 2002
[10] « Je ne pouvais rien faire de cet ouvrage en y mêlant un autre épisode de femme. Ellénore cesserait d’intéresser, et si le héros contractait des devoirs envers une autre et ne les remplissait pas, sa faiblesse deviendrait odieuse. » (Œuvres de Benjamin Constant. Écrits littéraires (1800-1813), édition Max Niemeyer, 1995, p.84) On a trop peu vu, à mon sens, la condamnation que cette formule impliquait envers la propre conduite personnelle de l’auteur.
[11] Mme de Staël à Bonstetten, Rouen, 15 novembre 1806. Cité par Lady Blennerhassett, Madame de Staël et son temps (1766-1817), Slatkine, 2002, p.319
[12] André Le Breton, Le Roman français au dix-neuvième siècle, Paris, 1982, p.205
[13] Infra, p.156
[14] Infra, p.128
[15] Journaux intimes, 7 septembre 1804.
[16] Journaux intimes, 4 juillet 1807.
[17] Infra, p.124
[18] Journaux intimes, 8 mars 1803.
[19] Infra, p.125
[20] Paul Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, Les Belles Lettres, 1971, p.111
[21] Ce point fait l’objet d’une attention particulière de la part d’Arnold de Kerchove, dans Benjamin Constant ou le libertin sentimental, Paris, 1941.
[22] Voir Journaux intimes, 31 août 1814.
[23] Œuvres de Benjamin Constant. Écrits littéraires (1800-1813), édition Max Niemeyer, 1995, p.316
[24] Ibid., p.308
[25] Journaux intimes, 14 avril 1806.
[26] André Monglond, Vies préromantiques, Paris, 1925, p.254
[27] Charles Du Bos, Grandeur et misère de Benjamin Constant, Paris, 1946, p.28
[28] Lettres de Mme de Staël à Benjamin Constant, Paris, 1928, p.125
[29] Cité dans Adolphe, édition historique et critique par Gustave Rudler, Manchester University Press, 1919, p.147
[30] Ibid., p.148-149
[31] Ibid., p.149
[32] Lettres inédites de J. C. L. de Sismondi, etc., à madame la comtesse d’Albany, Paris, 1863, p.300-301
[33] Souvenirs du baron de Barante de l’Académie française, 1782-1866, volume 2, Paris, 1899, p.314
[34] Victor de Broglie, Souvenirs, 1785-1870, Paris, 1886, I, p.387
[35] F. Bérence, Grandeur spirituelle du dix-neuvième siècle français, t. I. Les Aînés, Paris, éditions du Vieux Colombier, 1958, p.69
[36] Émile Faguet, Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle, I, Paris, 1899, p.205
[37] Anatole France, Le génie latin, Paris, 1917, p.334-335
[38] Journaux intimes, 28 juillet 1804.
[39] Infra, p.94
[40] Journaux intimes, 12 décembre 1807.
[41] Infra, p.167
[42] Journaux intimes, 19 juin 1816.
[43] Texte traduit par Jacques-Henry Bornecque dans son édition d’Adolphe, Paris, Garnier Frères, 1963, p.305
[44] Cité par Paul Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, op. cit., p.397
[45] Infra, p.75 ; p.76
[46] Infra, p.76
[47] Journaux intimes, 17 juillet 1816.
[48] Cité par Paul Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, op. cit., p.371
[49] Henri Guillemin, « Adolphe ou le parapluie de Benjamin Constant », Eclaircissements, Paris, Gallimard, 1961, p.95
[50] Journaux intimes, 28 décembre 1806.
[51] Gustave Rudler, « Adolphe » de Benjamin Constant, Paris, 1935, p.61
[52] Infra, p.83
[53] Paul Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, op. cit., p.306
[54] Infra, p.93-94. Avant de revenir plus tard sur la pression sociale dans Adolphe, on notera déjà ici la morale de cette description : Ellénore fait dépendre sa conduite du jugement de la société.
[55] Infra, p.145
[56] Infra, p.161
[57] Paul Delbouille, op. cit., p.188-189
[58] Infra, p.140-141
[59] Infra, p.161
[60] Infra, p.124
[61] Paul Delbouille, op. cit., p.181
[62] Infra, p.160
[63] Paul Delbouille, op. cit., p.192
[64] Infra, p.151
[65] Infra, p.119
[66] Sur ce dernier point, voir l’article de Bernard Guyon, « Adolphe, Béatrix, et La Muse du département », L’Année balzacienne, Paris, Garnier Frères, 1963, p.149-175
[67] Lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska, 19 mars 1843.
[68] La Comédie Humaine, édition Pléiade, Gallimard, 1976, volume 4, p.192
[69] Ibid., p.166
[70] C. J. Greshoff, « Adolphe and the Romantic Delusion », Forum for Modern Language Studies, I (1965), p.35
[71] Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Paris, 1822, p.51-52
[72] Andrew Oliver, Benjamin Constant : Écriture et conquête du moi, éditions Lettres Modernes, Paris, 1970, p.241
[73] Voir sur le même thème le classique De la liberté des anciens comparés à celle des modernes.
[74] Adolphe suivi des Réflexions sur la tragédie, Paris, 1923, p.171
[75] Ibid., p.158
[76] Ibid., p.171
[77] « Réflexions sur la tragédie », Revue de Paris, 1829, p.136
[78] Ibid., p.132
[79] Ibid., p.135
[80] Infra, p.88
[81] Infra, p.89
[82] Infra, p.92
[83] Infra, p.110
[84] Paul Delbouille, op. cit., p.334
[85] Infra, p.101
[86] Ibid.
[87] Ibid.
[88] Louis Betz, « Benjamin Constant’s Adolphe — Ein westschweizerischer Wertherroman », Studien zur vergleichenden Litte-raturgeschichte, 1902
[89] Infra, p.177
[90] Infra, p.178
[91] Infra, p.175-176
[92] « Réflexions sur la tragédie », Revue de Paris, 1829, p.136
[93] Infra, p.111-112
[94] Infra, p.115
[95] Infra, p.162
[96] Infra, p.143
[97] Journaux intimes, 1er mai 1804.
[98] Infra, p.154
[99] Infra, p.126
[100] Infra, p.155
[101] Infra, p.169
[102] Infra, p.174
[103] Infra, p.178
[104] Infra, p.175-176