P. C. F. DAUNOU
ESSAI SUR LES GARANTIES INDIVIDUELLES QUE RCLAME LĠTAT ACTUEL DE LA SOCIT
(1819)
Prface par Benot Malbranque
Paris
Institut Coppet. 2021
Table des matires
Prface....................................................................................................................................................................................... 3
ESSAI SUR LES GARANTIES INDIVIDUELLES DUES Ë TOUS LES MEMBRES DE LA SOCIT..... 4
CHAPITRE PREMIER. De la sret des personnes............................................................................................................. 8
CHAPITRE II. De la proprit................................................................................................................................................ 17
CHAPITRE III. De lĠindustrie................................................................................................................................................. 23
CHAPITRE IV. De la libert des opinions............................................................................................................................ 31
CHAPITRE V. De la libert des consciences........................................................................................................................ 48
CHAPITRE VI. Des gouvernements qui refusent expressment les garanties individuelles...................................... 58
CHAPITRE VII. Des gouvernements sous lesquels les garanties individuelles, quoique dclares, demeurent fictives, tant perptuellement annules ou restreintes par des lois dĠexception ou de circonstances............................................................................... 67
CHAPITRE VIII. Des gouvernements qui donnent rellement les garanties individuelles........................................ 80
CHAPITRE IX. Comment les garanties individuelles peuvent devenir inviolables dans un pays o elles ne lĠont jamais t. 91
CONCLUSION.......................................................................................................................................................................... 99
Pierre Claude Franois Daunou (1761-1840), auteur de ce texte remarquable quĠest lĠEssai sur les garanties individuelles que rclame lĠtat prsent de la socit (1819), vcut sa prime jeunesse sous lĠAncien rgime et sa carrire fut rythme par les soubresauts de lĠhistoire, qui mirent sa vie en pril sans affaiblir ses convictions. Entour par les perscutions et les crimes, il nĠhsita pas passer pour Ç un superstitieux formaliste È, en 1792, lors du procs en trahison de Louis XVI, qui sĠcartait en tout point des rgles communment admises. Grand partisan de lĠinstruction publique, il nĠabandonna pas non plus son sentiment premier, quĠil exprime bien dans lĠun de ces mmoires sur ce thme, selon lequel il faut tout la fois Ç libert dĠducation domestique, libert des tablissements È et Ç libert des mthodes instructives È (Rapport la Convention nationale, 27 vendmiaire an IV). Aprs la perte de ses illusions, sur le rle de Napolon Bonaparte pacificateur et stabilisateur des acquis de la Rvolution, ou Georges Washington franais (car les libraux de ce temps donnent volontiers dans lĠamricanophilie), il lui restait, en 1818, cĠest--dire lĠge de 57 ans, synthtiser pour tous lĠidal dĠune socit libre et prospre, o lĠtat, garantissant les droits individuels, ne les viole pas. Ç Livre capital dĠun homme qui se trouve au sommet de sa puissance intellectuelle et qui a nourri sa mditation de toute son exprience politique ; bilan dĠune vie, testament pour les gnrations futures, cet ouvrage est lĠune des bibles du libralisme franais È, crivait Grard Minart dans sa biographie de Daunou. (Daunou, d. Privat, 2001, p. 180.) Il avait raison, et cette rdition lui est ddie.
Benot Malbranque
Institut Coppet
Il y a, dans la plupart des langues, des mots qui expriment lĠabus ou lĠexcs du pouvoir : presque partout on a parl de tyrannie, dĠusurpation, de despotisme, dĠoppression, dĠexaction, de puissance arbitraire ; et ces expressions, bien quĠemployes, comme beaucoup dĠautres, avec fort peu de justesse, sont probablement susceptibles de quelque sens dtermin.
La puissance publique empche que nous ne soyons sans cesse exposs aux agressions et aux violences dĠautrui ; elle tend prserver de tout attentat particulier nos personnes, nos biens, notre industrie, lĠexercice raisonnable de nos facults. Que ceux qui veulent commettre ou qui ont commis ces attentats, se plaignent de cette puissance tutlaire et rprimante : elle est leur ennemie, ils sont naturellement en guerre avec elle. Mais comment arrive-t-il quĠelle soit accuse par ceux qui nĠont dĠintrt quĠ la rpression de ces dsordres, et quel est le reproche quĠils lui adressent ?
Sans doute elle ne parvient pas toujours les protger assez efficacement ; elle ne rend point absolument impossibles tous les dommages privs, toutes les offenses personnelles : soit faiblesse, soit ngligence, soit mme quelquefois connivence, il se commet de temps en temps des crimes particuliers quĠelle a le malheur de laisser impunis. Mais ce nĠest point l le sujet ordinaire des plaintes qui sĠlvent contre elle. On sait bien que le plus souvent elle emploie sa vigilance et sa vigueur rprimer tous les dsordres de cette espce, quĠelle y russit mme de plus en plus, mesure que la civilisation se perfectionne, mesure que la force est plus seconde par les habitudes morales et par les lumires. Il y a dj longtemps que la puissance est assez claire pour sentir que si elle nĠarrtait pas le cours des violences exerces contre les personnes et contre les proprits, elle finirait par en tre elle-mme la victime. Ainsi, hors les cas bien rares o de faux calculs la disposent sĠen rendre complice, son propre intrt lĠentrane tel point y mettre tous les obstacles qui sont sa disposition, quĠen gnral il y aurait de lĠinjustice lui reprocher lĠinefficacit de quelques-uns de ses efforts. Au surplus, lorsquĠon dit que la puissance est arbitraire, oppressive, despotique, ce nĠest srement point de faiblesse quĠon veut lĠaccuser, ni de lĠimpunit des dlits privs quĠon prtend lui demander compte.
Que peuvent donc signifier ces qualifications odieuses, rptes, presque en tout lieu, de sicle en sicle ? Quels sont les faits quĠelles noncent ou quĠelles supposent ? Il me semble quĠelles accusent la puissance publique dĠemployer ses propres forces commettre, pour son compte, des attentats pareils ceux quĠelle doit rprimer. Voil, je crois, le vritable, lĠunique sens de ces mots. Nous nous en servons pour reprocher lĠautorit des agressions du genre de celles contre lesquelles elle est arme, cĠest--dire des violences, des rapines, des extorsions, des outrages ; et nous appelons garanties individuelles lĠengagement quĠelle prend de sĠen abstenir, et les institutions qui lĠobligent en effet dĠy renoncer.
Ces garanties sont peu prs les seules limites qui, dans un grand tat, puissent utilement circonscrire lĠautorit. Ce nĠest pas quĠen sĠabstenant des actes criminels que je viens dĠindiquer, elle ne soit encore expose tomber dans beaucoup dĠerreurs nuisibles. Mais les moyens de lĠen prserver, outre que dĠordinaire ils ne sont pas trs efficaces, deviennent souvent fort dangereux. Une socit o lĠon parviendrait mettre les gouverns lĠabri de toute oppression, serait dj si heureuse quĠon pourrait bien abandonner aux gouvernants le soin de la rendre de plus en plus prospre. Car la flicit publique devient leur seul intrt, leur unique pense, du moment o ils ne songent plus rgner par des brigandages. Quoi quĠil en soit, quĠil nĠy ait rien ou quĠil reste quelque chose dsirer au-del des garanties individuelles, elles sont du moins le seul objet de lĠessai que jĠentreprends. Il nĠa pour but que dĠempcher les pouvoirs qui nous protgent contre les malfaiteurs, de le devenir eux-mmes.
Rduite des termes si simples, la question prsente encore de graves difficults, qui proviennent toutes de ce quĠil faut bien quĠen certaines circonstances la puissance publique porte la main sur des personnes et sur des proprits, interdise ou exige quelques actions. En effet, elle ne rprime les attentats quĠen saisissant ceux qui les commettent ; elle ne maintient lĠordre que par des dpenses auxquelles chacun doit contribuer ; et pour entretenir les relations sociales, elle a quelquefois besoin de contraindre les respecter. Il sĠagit dĠempcher quĠelle ne soit rellement agressive, en feignant dĠagir comme tutlaire. Or, entre ces deux espces dĠactes, la nuance est quelquefois si dlicate quĠelle peut sĠy tromper elle-mme.
En une telle matire, les ides gnrales ne deviennent sres quĠautant quĠelles rsultent de lĠexamen dĠun assez grand nombre de dtails. Nous rechercherons donc successivement en quoi consistent la sret des personnes, la sret des proprits, la libert de lĠindustrie, des opinions et des consciences ; par quels actes agressifs lĠautorit publique peut les offenser ; quelles rgles et quelles institutions peuvent nous prserver de ses attentats. NĠenvisageant que sous cet aspect les divers gouvernements, nous ne les diviserons quĠen deux classes, selon quĠils accordent ou refusent ces garanties ; moins que, pour embrasser tous les faits et rendre lĠnumration complte, nous ne soyons obligs dĠen former une troisime de ceux qui les promettent et les rendent illusoires par des lois dĠexception, par des mesures de circonstances. La dernire question que nous aurons nous proposer sera de savoir comment les garanties individuelles pourraient devenir inviolables dans un pays o elles ne lĠauraient jamais t.
Nulle part, je nĠaurai besoin de recourir des principes abstraits, lĠhypothse dĠun pacte social, la discussion de ses clauses, et des droits antrieurs ou naturels quĠil suppose. Je pars dĠun seul fait immdiatement donn par les langues, dpositaires des ides et des sentiments de lĠespce humaine civilise. Je ne remonte point au-del des mots qui expriment le dsir dĠtre prserv des agressions de la puissance publique autant que de celles des particuliers. Si quelquĠun prtend que nous appartenons sans rserve cette puissance, quĠelle ne doit jamais tre limite que par sa propre sagesse, que nous nĠavons aucun compte lui demander de ses volonts, aucune distinction tablir entre ses actes, cĠest un systme que je ne rfuterai pas, mais dans lequel je nĠai point raisonner, puisquĠen effet, une fois tabli, il ne laisserait rien dire, sinon peut tre que la sagesse de cette puissance illimite consisterait encore donner, de son plein gr, les garanties quĠil nĠy aurait pas lieu dĠexiger dĠelle. Du reste, je suis persuad que lĠcrivain qui russirait un jour traiter comme il convient le sujet que je vais tudier, contribuerait lĠaffranchissement de lĠautorit suprme, autant quĠaux srets individuelles des gouverns : car en la montrant revtue de ses plus augustes caractres, en lĠtendant de toutes parts jusquĠaux points o elle commencerait dĠtre agressive et malfaitrice, en ne lui refusant que des excursions prilleuses au-del dĠune si vaste sphre, il assurerait toutes les lois, et tous les ordres qui nĠen sortiraient point, cette obissance parfaite et ce respect inviolable, qui sont les gages de la tranquillit et du bonheur de lĠtat social.
Quant aux gouverns, je crois que tous leurs intrts vritables sont compris dans ce que je viens dĠappeler garanties individuelles. Je sais quĠelles ne suffisent point aux ambitieux : il leur faut non des srets, mais des emplois, des honneurs, du pouvoir ; et je sais aussi que cette disposition drgle devient fort commune au sein des troubles, non seulement parce quĠelle est un des rsultats quĠamne le bouleversement de tous les lments de lĠordre social, mais aussi parce quĠen de pareils temps, le pouvoir, quoique plus prilleux que jamais, est considr comme une garantie et mme comme la seule qui soit alors possible. Mais les troubles mmes, en se prolongeant, dsabusent peu peu de ces illusions ; et lorsquĠils sĠapaisent, on comprend, mieux que jamais, que la libert personnelle, la scurit domestique, le dveloppement de lĠindustrie prive, lĠindpendance des affaires particulires, sont les seuls intrts rels, et quĠil nĠy a rien demander au gouvernement, sinon quĠil les garantisse. Ce qui, ce me semble, ne peut convenir personne, ni avant ni aprs les rvolutions, cĠest de rester expos des arrestations illgales, des dtentions indfinies, des jugements iniques, des interdictions arbitraires, des spoliations, des violences, des coups dĠtat, des lois de proscription.
Toute rvolution politique a des intermittences, et, chaque fois quĠelle sĠarrte, on sĠempresse de proclamer quĠelle est termine. Si cĠest trop souvent une erreur, cĠest toujours un vÏu honorable ; et lĠon touche en effet de bien prs ce terme, quand une loi fondamentale a dclar, promis, dtermin toutes les garanties individuelles ; car il suffirait que cette loi ft fidlement tablie, littralement observe par ceux qui lĠont faite, pour que le renouvellement des troubles devnt tout fait impossible.
Il y a deux manires dĠexister dans un tat ; on peut y tre ou possd ou gouvern : dans le premier cas, on est esclave ou serf ; dans le second, sujet ou citoyen. Ces quatre mots forment une sorte de progression depuis lĠextinction absolue de tout droit personnel jusquĠau plein exercice des droits de cit.
Il est indubitable quĠaucun homme ne veut tre esclave ni demi-esclave ; et il est certain dĠailleurs que des causes quelconques, qui peut-tre nĠont pas encore t bien claircies, ont aboli ou tendent dtruire, dans la plupart des tats de lĠEurope, tout genre et tout vestige de servitude : une opinion gnrale condamne si hautement ces institutions quĠon ne daigne presque plus en rechercher lĠorigine, en suivre lĠhistoire, ni mme en dmontrer lĠillgitimit.
La condition de sujet nĠest pas sans doute une autre manire dĠtre esclave ou serf : si le gouvernement se considrait comme possesseur des personnes, sĠil entendait succder aux droits des matres et seigneurs particuliers, le changement ne consisterait quĠ tendre sur tout le monde, sans exception, un joug qui ne pesait que sur le plus grand ou le plus petit nombre. Or, cĠest assurment ce que nĠont pu vouloir ni ceux qui taient impatiens de secouer ce joug, ni ceux qui lĠavaient impos aux autres. Les seconds y auraient tout perdu, et les premiers fort peu gagn.
QuĠest-ce donc quĠtre gouvern ? CĠest tre protg contre les attentats, rprim lorsquĠon en commet soi-mme, et oblig de concourir, par des services ou par des tributs, cette protection universelle. Tout autre rapport entre les gouvernants et les gouverns, toute autre contrainte employe pour exiger ou interdire des actes privs, des habitudes domestiques, des opinions politiques, des croyances religieuses, supposerait possession, appartenance, un degr quelconque dĠesclavage. Une monarchie absolue est ou devient la longue plus oppressive que la tyrannie fodale : elle a, comme en Orient, des esclaves, et non des sujets.
Je nĠai rien dire encore de la qualit de citoyen. Si celle de sujet ou de gouvern pouvait, dĠelle-mme, se maintenir telle que je viens de la dfinir, il nĠimporterait qui que ce soit, except aux ambitieux, dĠavoir une part immdiate ou directe la confection des lois, lĠlection des hommes publics qui administrent la socit ou qui la reprsentent. Ces droits honorables, mais prilleux, susceptibles de sĠtendre ou de se restreindre, selon la nature des divers systmes politiques, ne toucheront la matire que je traite quĠautant quĠils se prsenteront comme des moyens strictement ncessaires pour empcher lĠtat de sujet dĠtre transform en servitude. Je nĠenvisage immdiatement que la sret des personnes, cĠest--dire, que le besoin quĠa chacun de nous de rester propritaire de lui-mme, de ne redevenir serf de qui que ce soit, pas plus dĠune puissance dite gouvernante, que de tout autre matre.
Le premier bienfait de la socit est de pourvoir notre sret, en rprimant les atteintes quĠy porteraient nos ennemis particuliers. Mais il est vident que ce bienfait nĠest possible que parce que la personne de chaque sujet demeure soumise lĠaction de lĠautorit publique, dans le cas dĠattentat la sret dĠautrui, et, plus gnralement, dans le cas dĠun crime ou dĠun dlit prvu par les lois. Un sujet nĠa donc pas droit de se plaindre sĠil nĠa t arrt que pour tre aussitt mis en jugement ; si lĠon a vrifi, avec une exactitude impartiale, le fait dont il tait accus ; si une loi antrieure ce fait, et en vigueur quand il a eu lieu, lĠa caractris dlit ou crime, et en a dtermin la peine. Loin que ces mesures offensent la sret individuelle, on voit bien quĠelles sont immdiatement ncessaires pour lĠtablir.
Mais si, sans poursuites judiciaires, sans jugements rguliers, lĠautorit publique arrte, emprisonne qui bon lui semble, prolonge indfiniment les dtentions, exile, bannit, et dispose enfin des personnes selon son bon plaisir, elle agit comme un matre sur les esclaves quĠil possde, non comme un chef sur les sujets quĠil gouverne ; elle attente elle-mme la sret quĠelle avait promis de maintenir, et commet, en son propre nom, les brigandages quĠelle sĠtait charge de rprimer. Or voil, puisquĠil faut en convenir, ce quĠelle nĠa gure cess de faire, en certains lieux, depuis lĠextinction du rgime fodal, tantt par des ordres particuliers et le plus souvent secrets, contre des personnes nommment dsignes ; tantt par des mesures gnrales et publiques, revtues mme, quand il lui plaisait ainsi, du nom de lois, et qui frappaient dĠun seul coup un grand nombre dĠindividus runis par listes nominatives, ou bien par sectes, classes ou catgories quelconques. Il est visible que le nom sacr de lois impos de pareils actes, nĠen change aucunement la nature, et que, plus criminels tous gards que les autres, ils nĠen sont pas moins arbitraires. En effet, un acte contre des personnes est arbitraire, toutes les fois quĠil est autre chose que lĠexcution dĠune loi antrieure cet acte, et aux faits ou circonstances quĠil concerne ; toutes les fois, en un mot, quĠil est autre chose quĠun jugement, ou le prliminaire indispensable dĠun jugement. De mme quĠun jugement serait arbitraire sĠil tait une loi, cĠest--dire sĠil appliquait une peine une action que la loi nĠen aurait pas encore menace, de mme aussi la loi devient arbitraire quand, sĠattribuant la force dĠun jugement, elle svit immdiatement et nommment contre certaines personnes ; plus forte raison quand elle le fait par des dispositions toutes nouvelles, trangres ou contraires aux lois prcdentes non abroges.
Il est bien ais de rendre raison de ces actes, lorsquĠon peut dire : Je suis seigneur et matre, jĠagis ainsi quĠil me plat sur des personnes qui mĠappartiennent. Mais si lĠon veut que ce soient l des actes de gouvernement, on est rduit, pour les justifier, de bien misrables excuses. On est, par exemple, forc de dire que les lettres de cachet, les bannissements, les exils, tournent lĠavantage de lĠtat, des familles, et mme des individus qui subissent ces traitements ; quĠil nĠy a pas dĠautre moyen de prserver certains hommes des crimes quĠils sont enclins commettre, et qui, en les exposant toute la svrit des lois, mettraient en pril leur vie ou leur fortune, leur honneur et celui de leurs proches. Quant aux rsolutions gnrales qui proscrivent la fois un grand nombre dĠindividus, on les qualifie coups dĠtat, mesures de salut public, de sret universelle ; sous ces titres, on les prconise comme des chefs-dĠÏuvre dĠhabilet, comme des exploits nergiques, presque hroques, qui arrtent soudainement le cours des dsordres, conjurent les orages, sauvent les empires. Enfin, on finit par dclarer que la meilleure manire de rprimer les crimes est de les prvenir, et, au besoin mme, on soutient que ces deux mots sont synonymes.
Voil une logique et une grammaire tout fait dignes de servir de fondements au rgime arbitraire ; mais qui, aussi, le laissent voir tel quĠil est, cĠest--dire, comme nĠadmettant aucune limite. En effet, le pouvoir suprme, lgislatif ou excutif, demeurant seul juge des cas o il est propos de prvenir, de peur quĠil nĠy ait, un jour, lieu de punir, toutes les personnes sont mises, par cela mme, sa disposition, et il lui est loisible dĠordonner contre elles tout ce quĠil voudra. Il nĠaura jamais quĠ dire quĠil en use ainsi pour le salut de la patrie, pour le plus grand bien de lĠtat, et mme par mnagement pour les personnes dont il lui conviendra de disposer.
Il y a bien quelques lois rgulires qui tendent en effet prvenir certains dsordres ; mais cĠest en dsignant dĠavance les personnes qui ne devront pas rester matresses dĠelles-mmes, par exemple, les insenss, les interdits, les mineurs. Ces lois, loin de favoriser lĠintroduction du systme arbitraire, serviraient plutt le repousser, car, outre que les circonstances quĠelles ont prvues et dtermines sont ou peuvent tre, au besoin, judiciairement constates, ces exceptions dclarent assez quĠon a laiss aux autres personnes le soin de prvenir leurs propres dsordres, quĠon ne sĠest rserv contre eux que des moyens de pure rpression, quĠon nĠa pas prtendu les assujettir une autorit capricieuse qui pt, lĠaventure et lĠimproviste, les mettre en interdit ou en tutelle.
Il faut donc avouer avec franchise que les contraintes illgales et de bon plaisir replacent les individus qui les subissent dans lĠtat dĠesclavage, et quĠexerces contre des sujets, elles mritent les noms dĠoppression et de despotisme, moins que ces noms ne soient des paroles tout fait insignifiantes. Dire que ces actes ne sont despotiques, oppressifs, que dans les cas o les craintes, les prils qui en sont les motifs, nĠont rien de rel, cĠest peine reculer la difficult, puisque, encore une fois, lĠautorit dont ils manent dcide seule quĠils sont utiles ou ncessaires. Il nĠy a de sret individuelle que lorsquĠils ne sont pas possibles : ds quĠils le sont, son tour, le mot de sret est vide de sens, et les mots de gouvernants et de gouverns nĠont plus de valeur propre et constante.
LĠhistoire nous montre des temps de servitude et de tnbres, o les peuples avaient perdu jusquĠ lĠide de cette sret. La socit subsistait, comme elle pouvait, sans garanties. Les actes arbitraires nĠtaient plus des drglements ni des abus ; ils entraient, comme de plein droit, dans le dsordre gnral. Le pouvoir suprme qui nĠavait point assez de lumires pour les distinguer de ses autres actes, les multipliait sans rflexion, sans scrupule, et mme sans trop de pril : il nĠtait du moins menac prochainement que par lĠinsubordination de quelques tyrannies subalternes, ses rivales plutt que ses sujettes. Mais quand, pour prvenir ou rprimer leurs attentats, il sentit le besoin de les affaiblir par quelques affranchissements, cette heureuse imprudence fit renatre, par degrs, lĠindustrie, le commerce, la prosprit, qui, peu peu, ramenrent quelques notions de morale publique ; si bien quĠ la longue les peuples sĠavisrent de rclamer des garanties, sans trop savoir en quoi elles pouvaient consister. Ils comprirent confusment que leur sort nĠtait plus dĠtre possds comme les biens meubles et immeubles quĠils possdaient eux-mmes. La socit fit des progrs bien lents, il est vrai, bien pnibles, mais assez grands nanmoins dans le cours des quatre derniers sicles, pour rendre les actes arbitraires de plus en plus odieux, et les faire tourner au dtriment des autorits qui continuaient de sĠen permettre.
Telle est la nature de ces actes quĠils ouvrent une carrire sans terme, o lĠon ne peut rester sans y avancer de crime en crime, et de pril en pril. Les premires injustices, lgres en apparence, entranent aux plus vastes iniquits. On commence par des arrestations, des dtentions ordonnes, une une, contre un petit nombre dĠindividus. Peu peu les prisons dĠtat se remplissent, se multiplient de toutes parts ; et bientt, quelque tnbreux que soient ces abmes, lĠÏil le moins pntrant y dcouvre des milliers de victimes innocentes. Il nĠest pas besoin de fouiller bien avant dans lĠhistoire de ces prisons, pour se convaincre quĠun prince qui daigne signer des lettres de cachet, consent devenir lĠinstrument des plus odieuses intrigues, des passions les plus misrables ; quĠil se fait le ministre des vengeances de ses ministres, de celles de leurs commis, correspondants et clients. Il rabaisse lĠautorit suprme au niveau des derniers agents quĠelle soudoie. Il ne veut pas considrer quĠen ne montrant que sa volont propre, que son bon plaisir, comme la cause immdiate dĠune dtention, dĠun bannissement, dĠun exil, il comble lĠintervalle que les lois avaient pris soin de mettre entre lui et des accuss, et quĠil descend rellement du trne dans une arne. Peut-tre quĠun Clovis, parcourant les rangs confus dĠune arme barbare, peut impunment tuer de sa main royale un soldat sauvage comme lui ; mais au milieu dĠun peuple clair ou mme seulement poli, tous les ordres mans directement du trne contre la sret des personnes, sont pour ce trne de lgres secousses qui, force de se rpter, lĠbranlent insensiblement.
Le mal est beaucoup plus rapide lorsque le prince, provoquant les dlations comme Tibre ou Louis XI, perptuant et envenimant la discorde comme Catherine de Mdicis, ou pousant, comme Louis XIV, les intrts et les passions de certaines sectes, tourne contre les sectes opposes les armes du pouvoir arbitraire. Or, partout o ces armes funestes ne sont pas brises, on en fait immanquablement cet usage, chaque fois quĠil sĠlve une discussion politique ou religieuse ; et les partis contraires sĠen servent tour tour, au compte de lĠautorit suprme qui les leur prte alternativement. QuĠen peut-il rsulter pour elle, sinon de rester en butte aux ressentiments des uns et des autres, et de sĠattirer par surcrot lĠimprobation, tout au moins, des spectateurs de ces combats dplorables ? Nous examinerons plus tard sĠil est propos dĠinterdire et de punir des opinions : mais en supposant quĠune loi les et transformes en crimes, encore faudrait-il que cette loi ft, comme toutes les autres, judiciairement applique.
Aprs un long cours de perscutions purement individuelles, lĠinstant arrive o le dtail en parat trop laborieux, lĠeffet trop lent, lĠensemble trop incomplet : on a recours aux mesures gnrales, aux coups dĠtat. On incendie, on pille, on massacre, on ordonne des dragonnades, on rvoque des dits pacifiques, on rtracte des garanties sacres, on bannit ou lĠon exile tous les membres dĠune corporation, dĠun parlement, dĠune assemble ; on proscrit en masse, expression horrible que la tyrannie a rendue prcise et familire ; on proscrit, dis-je, tout un parti, toute une caste, tous les adhrents une doctrine, tous les signataires dĠun appel, dĠune ptition, dĠune protestation, dĠun crit secret ou public. Hlas ! voil bien imiter ou surpasser les agressions des brigands les plus audacieux, des plus insignes malfaiteurs ; et cependant, lorsque ces coups dĠtat russissent, lĠtendue et la rapidit de leurs ravages tonnent les esprits : une sorte de respect se mle la terreur ou la stupeur quĠils impriment. Il y a plus : comme le mal quĠils font lĠautorit ne se manifeste pour lĠordinaire que plusieurs annes aprs les succs quĠils lui ont fait obtenir, ils conservent encore je ne sais quel air imposant, alors mme que ce mal est arriv, parce quĠon lĠimpute des causes plus prochaines, et que les regards ne se reportent point sur les premires et secrtes blessures que le pouvoir sĠest jadis faites lui-mme, en brisant les barrires qui le circonscrivaient et le protgeaient. Supposons quĠune tyrannie ait brill douze ans de la gloire de ses heureux attentats, et que les revers des deux annes suivantes aient suffi pour la renverser : au lieu dĠattribuer sa chute ses prosprits violentes, on aimera mieux sĠen prendre aux fautes contemporaines de ses rapides malheurs, sans songer quĠelle tait entrane les commettre par la nature mme des forces quĠelle avait acquises.
Suffit-il donc de nommer un crime, coup dĠtat ; un mensonge, raison dĠtat ; et le plus stupide prjug, maxime dĠtat, pour quĠils cessent de paratre odieux, vils et funestes ? Non, toute lĠhistoire, ancienne et moderne, dmontre jusquĠ lĠvidence que les artifices et les attentats du pouvoir arbitraire aboutissent, de ncessit, des troubles publics, au milieu desquels ce mme genre de pouvoir, en servant dĠautres intrts, en prenant dĠautres directions, se reproduit et se perptue plus horrible encore. En vain le rtablissement des garanties individuelles aura t le but dĠune rvolution, elle ne les donne jamais tant quĠelle dure. LĠambition, la cupidit, la haine, la vengeance, toutes les passions violentes et malfaisantes, sĠemparent de ces mouvements ; et dans ce long tumulte o sont gars, crass tour tour les vaincus et les vainqueurs, si quelques voix redemandent lĠordre et la sret, leurs conseils sont dclars ou perfides ou intempestifs : les circonstances prilleuses que des lois rgulires et garantissantes pourraient seules faire cesser, deviennent lĠargument et le refrain banal qui sert proclamer chaque renouvellement de lĠinjustice et du dsordre. En vain, depuis trente ans, les actes arbitraires se seront, en divers sens, multiplis tel point quĠil ne restera plus personne, pas un seul citoyen, qui nĠen ait t une ou plusieurs fois la victime : le pouvoir dĠen commettre encore continuera dĠtre priodiquement rclam comme un moyen, un gage de salut public. Voil comment les gnrations contemporaines de ces catastrophes nĠen recueillent jamais que des fruits amers, et comment il est rare que les gnrations suivantes en hritent de plus heureux. Chercher la sret travers le tumulte est la plus grossire des erreurs : mais un peuple actif et sensible y est invinciblement pouss, quand lĠoppression a lass sa patience. Tout systme politique qui permet dĠarrter, dĠexiler, de bannir sans jugement, porte en soi le germe des rvolutions, et tt ou tard il les enfante.
Ce systme est donc la fois nuisible aux particuliers, la socit, lĠautorit.
Il nĠa jamais eu de partisans que parmi ceux qui se croyaient lĠabri de ses atteintes par quelque privilge ou quelque avantage particulier de leur condition, mais que plus dĠune fois il a lui-mme dsabuss de cette erreur, en dirigeant ses coups sur leurs ttes. Eh ! pourquoi se prescrirait-il de les pargner ? Reconnat-il des limites, des exceptions, des immunits ? NĠa-t-il point intrt de rabaisser ce qui sĠlve ? Ne doit-il pas, tel que la mort, menacer la fois tous les rangs, sans que la prudence la plus avise puisse prserver de ses caprices ?
Cependant une scurit parfaite est le premier besoin dĠun peuple industrieux et cultiv. Le prix quĠil y attache se manifeste assez par le vif intrt quĠil ne manque jamais de prendre aux victimes du pouvoir arbitraire. Partout o il y a un public, cĠest--dire une partie claire de la population, les iniquits particulires que le pouvoir commet sont publiquement honnies, ou si lĠhorreur quĠelles inspirent est force de rester secrte, elle nĠen est que plus profonde et plus gnrale.
Il suit de l que le seul parti prendre par lĠautorit qui voudrait continuer de soumettre une nation ce rgime, serait de la replonger dans lĠextrme servitude et dans les tnbres de la plus paisse ignorance. Bien des gens prtendent que cela nĠest plus possible : il faut avouer au moins quĠil y aurait de grands frais faire, car les artifices des tyrans du Moyen-ge ne suffiraient plus : lĠextinction des lumires acquises exigerait de plus audacieuses impostures, et de bien plus vastes proscriptions. Si lĠon ne veut ni tenter cette exprience pouvantable, ni sĠexposer des rvolutions nouvelles, la sret des personnes doit dsormais devenir tout fait inviolable.
Or, pour quĠelle le devienne, la premire condition est que les lois de proscription, sĠil en existe, soient solennellement abroges. Car on vivrait sous un rgime arbitraire, par cela seul quĠelles resteraient en vigueur ; et ce serait porter lĠinsensibilit jusquĠ lĠaveuglement, la confiance jusquĠ la stupidit, que de ne pas craindre pour soi-mme des traitements pareils ceux que tant de victimes ne cesseraient pas de subir encore. Chaque proscription sĠannonce toujours comme la dernire ; on ne manque pas de dire, plus que celle-l : la dernire peut bien tre celle que lĠon rvoque, jamais celle que lĠon maintient. Quand une injustice est rparable, ou du moins quand on peut y mettre un terme, on continue de la commettre chacun des instants o on la prolonge. Il y a, dit-on, de lĠinconvnient redevenir juste : il y en a bien davantage tarder de lĠtre ; et si lĠun des funestes effets de tout acte arbitraire est de rendre prilleuse jusquĠ lĠquit qui le doit abolir, ce danger sĠaccrot dĠautant plus que lĠquit se fait plus longtemps attendre. Ce quĠun gouvernement doit viter comme le plus grand des prils, dans un sicle clair, cĠest lĠinjustice honteuse et opinitre.
La seconde condition est que le pouvoir suprme, renonant disposer des personnes par des ordres particuliers dĠemprisonnement, de bannissement ou dĠexil, rprime, comme des attentats criminels, tous les actes de cette espce que se permettraient ses ministres, ses agents suprieurs ou infrieurs.
Il faut, en un mot, quĠaucun sujet ne puisse tre arrt ni troubl dans la proprit de sa personne que pour tre traduit en justice, ou quĠen excution dĠun jugement. Mais il est trop ais de sentir que cette garantie deviendrait illusoire si des procdures interminables prolongeaient sans mesure les dtentions, ou bien si les choses taient combines de telle sorte que la sentence des juges nĠexprimt jamais que la volont des ministres ou autres, agents de lĠautorit suprme.
QuĠil nĠexiste aucune libert, aucune sret, quand le pouvoir judiciaire nĠest pas distinct de lĠexcutif et du lgislatif, cĠest un rsultat de la nature mme des choses ; et Montesquieu lĠa rendu si sensible quĠon ne sĠavise plus gure de le contester ouvertement. Mais on sĠefforce quelquefois de rduire cette distinction une pure apparence : les ministres changent dĠinstruments, et, en quelque sorte, dĠhabits, pour juger ; ils font si bien que chaque juge, dclar ou non inamovible, reste li par ses intrts personnels leurs intrts ; et que la mise en jugement, quand ils lĠont ordonne, entrane toujours la condamnation dfinitive, except dans le cas o il leur convient de feindre des accusations, et de confondre, dans les premires poursuites, quelques-uns de leurs propres complices avec les victimes quĠils ont rsolu de frapper.
Un vritable juge est indpendant des ministres : institu aussitt que nomm, irrvocable hors le cas de forfaiture, il nĠa aucune faveur esprer, aucune disgrce craindre. Mais dans les pays o lĠon veut que la sret des personnes demeure intacte, on ne charge jamais des juges, quelle que soit leur indpendance, de vrifier et de dclarer des faits, en matire de dlits et de crimes. En effet, ce nĠest point l une fonction habituelle, une magistrature permanente : cĠest un service particulier, ventuel, comme celui des tmoins ; rserv par consquent des hommes privs, trangers lĠadministration ordinaire de la justice, et non choisis par les agents dĠun gouvernement, ni par les chefs dĠun tablissement judiciaire.
Nous dsignons par le nom de jurs, les citoyens accidentellement chargs de ce service ; et cĠest dĠeux sans doute, plutt que des juges proprement dits, que parle Montesquieu, lorsquĠil veut quĠils soient de la condition de lĠaccus ou ses pairs, afin que lĠaccus ne puisse pas se mettre dans lĠesprit quĠil soit tomb entre les mains de gens ports lui faire violence. Il est en effet difficile que le prvenu le plus innocent, sĠil nĠest en prsence que de conseillers et de prsidents dirigs par les ministres qui le poursuivent, parvienne se mettre dans lĠesprit des penses rassurantes.
LĠinstitution des jurs est une sauvegarde si naturelle et si ncessaire, que nous en retrouvons le premier germe jusque dans le Moyen-ge et dans la grossire jurisprudence de nos aeux. Nous distinguons en France, ds le commencement de la troisime dynastie, outre les pairs fodaux (pares feudales), des pairs de communes, pares communiarum, qui formaient la jure ou le jury, jurata. Nous voyons que dans les domaines de la couronne, les prvts royaux ne prononaient sur les causes des plbiens quĠaprs lĠexamen quĠen avaient fait les jurs du lieu, jurati loci viri ; quĠainsi lĠon jouissait ds lors, quelquefois au moins, du droit dĠtre jug par ses pairs ; et nous en pouvons conclure que le jury, loin dĠtre une innovation, ne serait chez nous, sĠil pouvait sĠy tablir, que le perfectionnement de lĠun de nos anciens usages.
Douze hommes que le sort ne dsigne quĠentre 36 que le prsident dĠune cour choisis dans une liste de 60, sortie des mains de lĠadministrateur gnral dĠune province, sont 12 commissaires, auxquels le nom de jurs ne pourrait tre appliqu que parce quĠon aurait dispos du sens des mots aussi arbitrairement que du sort des personnes. En vain, pour me prouver quĠils sont des jurs, vous me feriez observer que le gouvernement, sĠil est oppresseur, vite encore le plus quĠil peut de les employer, quĠil leur soustrait la connaissance de tous les simples dlits et de plusieurs crimes : jĠignore pourquoi il ne prend pas toujours la peine de les choisir parmi ses plus dociles serviteurs, je puis leur savoir gr de tromper quelquefois sa confiance ; mais puisquĠenfin ils sont lus ou appels par lui, ils ne sont pas des jurs, quelque dignes quĠils soient de lĠtre. Il ne peut suffire que la dclaration du fait soit spare de lĠapplication de la loi : il est de la nature du jury qui dclare que le fait est ou nĠest pas constant, de se composer de lui-mme, par lĠexcution rgulire de dispositions lgales, et, sauf les rcusations quĠelles auront dtermines, sans aucune influence directe ni indirecte de lĠautorit sur le choix des personnes appeles ce service.
Ce qui vient dĠtre dit sĠapplique au jury de jugement, non celui qui le doit prcder, et qui, nĠtant charg que de reconnatre si lĠaccusation est digne dĠexamen, pourrait avec moins dĠinconvnient se composer de personnes dsignes, conformment certaines rgles, par un agent du gouvernement. Si les juges ne sont chargs ni dĠadmettre lĠaccusation, ni de la dclarer vrifie ; si les membres de lĠun et de lĠautre jury sont pris dans une liste dĠhommes privs, intresss rprimer les dsordres et protger lĠinnocence ; si les jurs de jugement ne sont jamais choisis par les dpositaires de lĠautorit publique ; si dĠailleurs on a limit les dlais entre lĠarrestation dĠun prvenu et sa comparution devant le jury dĠaccusation, puis entre cette comparution et le jugement dfinitif ; si jusquĠ ce dernier terme on nĠa exerc sur lui dĠautre contrainte que celle qui tait strictement ncessaire pour le retenir sous la main de la justice laquelle il doit rpondre ; si on lui a pleinement laiss les moyens, non dĠanantir les preuves du fait dont il est accus, mais de rassembler, dĠtablir, de dvelopper celles qui tendent sa justification, il est certain que, soit absous, soit condamn, il aura t trait en sujet du pouvoir lgitime, et non en esclave du pouvoir arbitraire.
LĠhomme civilis, matre de sa personne, entend lĠtre aussi des fruits de son travail, cĠest--dire des produits que par sa force ou son art il a obtenus de la nature. Il les consomme pour soutenir ou amliorer son existence ; et si, force dĠactivit, dĠhabilet, ou dĠconomie, il a eu le bonheur de produire au-del de ce quĠil peut ou veut consommer, il met cet excdent en rserve.
Dans une socit qui a fait quelques progrs, les produits ainsi accumuls prennent diffrentes formes. Quelques-uns demeurent tels que le travail les a recueillis ou modifis, et, selon leurs divers usages, ils sĠappellent comestibles, combustibles, vtements, meubles, ingrdients, outils, machines, etc. Par des changes de ces produits, chaque producteur en acquiert qui nĠtaient point immdiatement de lui ni lui. Bientt il sĠen tablit une espce qui sert de mesure commune toutes les autres, et dont lĠaccumulation et lĠchange sont plus commodes. Il arrive mme quĠon se dispense de lĠaccumuler : on en cde avantageusement lĠusage ceux qui lĠemploieront reproduire, et lĠon se rserve des parts priodiques dans ces produits futurs. Enfin des portions du sol dj productives ou susceptibles de culture, couvertes ou couvrir dĠhabitations, entrent dans ce systme gnral dĠchanges.
Fonds territoriaux, rentes ou revenus pcuniaires, sommes dĠargent, produits manufacturs ou naturels, telles sont les principales formes sous lesquelles un homme possde ceux des fruits de son travail quĠil ne consomme point et quĠil accumule. Tous ces fruits, quelques formes quĠils aient prises en sĠaccumulant, sont des richesses, des biens, des capitaux, des proprits. Rserver ce dernier nom aux seuls domaines territoriaux, cĠest employer un langage inexact et dangereux. Tous ont la mme origine ; tous sont ou reprsentent des excdents du produit des travaux sur les consommations ; tous sont donc galement inviolables. Une portion du sol est une base, ou bien un rcipient, une machine, un laboratoire : tantt elle soutient des habitations manufactures, tantt elle recle ou reoit des substances qui, par lĠassociation des forces de lĠhomme aux forces de la nature, deviennent des produits.
Pour garantir et achever le systme des proprits, les lois ont reconnu et dtermin les modes et conditions des changes, des acquisitions, des transmissions, des successions, de telle sorte quĠil nĠexiste peu prs aucune chose mobilire ou immobilire, ayant quelque valeur, dont on ne puisse assigner le propritaire, lĠexception du moins dĠun petit nombre de cas qui, nĠayant point t prvus, seraient rests litigieux. Pour tous les autres cas, les lois ont dsign le propritaire actuel, et tous les propritaires futurs : elles ont dcid, sur les transmissions diverses, toutes les questions que lĠquit purement naturelle aurait pu trouver problmatiques. Ce systme, par lequel lĠordre social sĠest dvelopp et perfectionn, est aujourdĠhui le plus troit des liens qui unissent entre eux les habitants dĠun mme pays et mme de pays divers.
La proprit fonde lĠindpendance. CĠest mesure quĠun homme accumule et fconde les fruits de son travail, quĠil dispose davantage de ses facults personnelles, physiques et morales, se dgage du joug des volonts particulires des autres hommes, et se met en tat de ne plus obir quĠaux lois gnrales de la socit. Par instinct ou par rflexion, nous aspirons tous ce terme ; et quoiquĠil soit impossible que le plus grand nombre y parvienne, la socit la plus sage et la plus prospre est celle o il se fait le plus de pas pour en approcher. Aussi le mot de proprit est-il lĠun de ceux que les vritables tyrans ne peuvent entendre sans colre : il leur dvoile les limites de leur puissance. Ils sentent que pour tre pleinement les matres de tous les hommes, ils ont besoin de lĠtre aussi de toutes les choses : ils frmissent lĠaspect dĠun propritaire, mme de celui quĠils ont enrichi, sĠils ne se sont pas rserv les moyens de lĠappauvrir. Tout au contraire, un pouvoir lgitime sentira, sĠil est clair, quĠil serait en pril au milieu dĠune population misrable, et que pour attacher lui ceux quĠil gouverne, il doit surtout les attacher ce quĠils possdent, et, loin dĠen tre jamais le ravisseur, sĠen constituer le garant.
Ë lĠexception des voleurs de profession, il nĠy a personne qui ne demande la rpression des vols particuliers ; cĠest le but dĠune multitude de lois. Or, il nĠest pas croyable quĠen prenant contre ces attentats des mesures si justes et si rigoureuses, on ait voulu attribuer lĠautorit le droit de les commettre impunment. Il a t quelquefois dclar que lĠtat ne pourrait sĠemparer dĠun domaine priv quĠaprs avoir constat la ncessit de lĠaffecter un service public, et pleinement indemnis, satisfait le propritaire. La spoliation interdite par cette dclaration tait jadis la plus rare de celles que se permettait le pouvoir. On a fort bien fait de la condamner : peut-tre mme nĠa-t-on pas pris assez de prcaution pour la rendre impossible. Mais ce que nous avons reconnatre ici, cĠest que le motif qui rprouve cette premire espce de spoliation, sĠapplique immdiatement toutes celles quĠon a moins jug propos de prvoir, par exemple, aux banqueroutes, aux altrations de monnaies, aux lois rtroactives, aux impts excessifs ou mal rpartis.
Si le pouvoir suprme a contract des dettes envers des particuliers, comment se croirait-il dispens de les acquitter, lui qui doit employer sa force faire accomplir tous les autres engagements ? De savoir si une dette publique nĠest pas un trs grand mal, cĠest une question qui ne serait pas tout fait trangre lĠexamen des garanties individuelles ; car une dette norme peut les compromettre de plus dĠune manire : mais la principale raison de ne pas la contracter, consisterait dans les prils courir en ne lĠacquittant point ; et par consquent il doit nous suffire de reconnatre ici la ncessit de la payer. Or, cette ncessit rsulte non seulement des plus simples notions dĠquit naturelle, mais encore des dangers attachs toute dloyaut. JĠavoue que les banqueroutes particulires ne sont plus des dsastres pour la plupart de ceux qui les font : les succs que lĠautorit laisse obtenir ces voleurs privilgis peuvent lui sembler des prparatifs et des prsages de ceux quĠelle obtiendrait elle-mme en pareil cas ; mais elle doit penser quĠelle blesserait bien plus dĠintrts, et quĠil nĠy aurait rien au-dessus dĠelle, pour la protger comme elle protge les banqueroutiers vulgaires. Probablement ses iniquits retomberaient de tout leur poids sur elle-mme ; et le jour o elle tenterait de manquer une partie de ses engagements, le jour mme o lĠon commencerait craindre de la trouver infidle, serait le premier jour de sa dcadence : elle ne faillirait pas sans tomber.
Une autre fraude, non moins prilleuse, consisterait soit dans lĠaltration des monnaies, soit, ce qui revient au mme, dans le cours forc dĠun signe qui nĠaurait point de valeur intrinsque. Un papier, quel que soit son gage, nĠest jamais une monnaie ; et du moment o, par quelque raison que ce soit, il ne peut plus sĠchanger volont, et sans aucune perte, contre la monnaie quĠil reprsente, la force employe pour le faire accepter en change des valeurs relles est un vol main arme, et dĠautant plus odieux que cette arme est une loi. Croyons que les lumires publiques ont fait perdre lĠautorit le moyen dĠexercer de pareils brigandages, que dsormais aucun roi ne redeviendra faux-monnayeur ; et, quĠaprs tant de ruines causes par des signes fictifs, aucune imposture, aucune violence, ne donnera plus des billets quelconques le crdit quĠils nĠobtiendraient pas immdiatement dĠeux-mmes.
Pour troisime espce dĠattentats publics aux proprits, nous avons signaler les lois qui annuleraient les acquisitions et les transmissions consommes conformment des lois antrieures. Sans doute, si lĠon aperoit des erreurs ou des abus dans les modes dĠachat ou de succession prcdemment institus, une loi nouvelle peut en tablir de meilleurs pour lĠavenir. LĠquit ne rprouve que les dispositions rtroactives qui infirmeraient les acquisitions lgalement faites jusquĠalors. Toutes les proprits, sans exception, perdraient leur garantie dans un pays o quelques-unes recevraient de pareilles atteintes, et o il serait possible dĠabolir des titres fonds sur des lois. LĠexamen de lĠorigine dĠune proprit finit au point o lĠon rencontre la loi qui lĠa consacre. CĠest employer un langage insocial et anarchique que de distinguer les domaines territoriaux par des noms qui en rappellent lĠorigine ancienne ou rcente, fodale ou fiscale, bnficiaire ou vnale, patrimoniale ou personnelle. De telles recherches nĠaboutissent quĠ semer la discorde et lĠinquitude, quĠ exposer tous les droits acquis aux caprices des opinions et des pouvoirs, quĠ replonger la socit dans le dsordre dont les lois lĠont dlivre. CĠest peu que lĠautorit souveraine sĠabstienne encore dĠattentats par trop directs certains genres de proprits : elle ne doit permettre personne de les menacer en son nom. Si ses ministres, si les fonctionnaires civils ou ecclsiastiques quĠelle salarie, dsavouaient, par des dclamations publiques, les garanties quĠelle feint de conserver, elle sĠexposerait tous les reproches que mritent la dloyaut, lĠinjustice, la faiblesse et lĠhypocrisie.
Les lois compromettent aussi les proprits si elles compliquent les procdures ncessaires pour les revendiquer et pour les dfendre, sĠil est quelquefois moins dommageable dĠen perdre une que de la recouvrer judiciairement ; si lĠon entretient, aux frais des propritaires, une populace dĠofficiers publics, habiles obscurcir les droits, terniser les procs, et dont le ministre spoliateur soit nanmoins lĠunique ressource contre les autres spoliations, Mais le brigandage le plus ordinaire et le plus gnral que le pouvoir exerce contre les proprits, consiste dans lĠexcs des impts.
Toute association suppose des dpenses communes auxquelles doivent contribuer tous les associs. La ncessit des impts est incontestable, et il est dĠailleurs difficile dĠassigner la limite prcise quĠils ne doivent point outrepasser. La thorie gnrale de lĠconomie publique a fait beaucoup de progrs ; mais elle nĠa point encore t assez applique lĠadministration publique. Il sĠen faut quĠon ait un systme o soient exposes et enchanes les notions relatives aux recettes et aux dpenses dĠun tat ; aux sources des premires, aux objets des secondes ; aux effets, aux circonstances et aux rgles des unes et des autres. Nous serons donc obligs de nous restreindre ici des gnralits, cĠest--dire, condamner dĠune part les dpenses superflues qui ne correspondent point des services publics, ou rigoureusement indispensables, ou du moins dĠune trs grande utilit ; de lĠautre, les recettes nuisibles, savoir, celles qui produisent lĠun de ces deux funestes effets, ou de ne pas laisser une partie des contribuables les moyens de faire les consommations strictement rclames par leurs besoins physiques, ou de diminuer progressivement lĠexcdent des productions sur les consommations. CĠest par lĠexamen et le calcul de cet excdent que doivent se rsoudre toutes les questions relatives au luxe quĠentretiennent les recettes de lĠtat, en se distribuant entre les dignitaires, fonctionnaires, pensionnaires, employs, fournisseurs, et autres personnes dont on paye les services actuels ou passs : il sĠagit de savoir si, parmi les contribuables non dots, non pensionns, non salaris, les consommations ne sont pas demeures au-dessous du ncessaire ; et si, au-del de ces consommations, il est rest plus ou moins quĠauparavant de produits accumuls.
Dans lĠimpossibilit o lĠon est dĠappliquer des maximes si gnrales aux diffrentes circonstances o peut se trouver un peuple, lĠunique moyen de sĠassurer que lĠimpt ne dpassera point ses vritables limites, est quĠil soit vot annuellement par une assemble de reprsentants des contribuables. Nous nĠenvisageons point ici les autres pouvoirs quĠexercerait cette assemble : celui-ci suppose quĠelle est compose dĠhommes auxquels il importe que lĠautorit se maintienne, que tous les vrais services publics soient remplis, que nul crancier de lĠtat nĠprouve de dommage ; mais aussi quĠaucune classe de contribuables ne sĠappauvrisse, que la richesse nationale, ou lĠexcdent des produits sur les consommations, sĠaugmente, ou du moins ne dcroisse jamais. Le vote de lĠimpt serait fictif sĠil manait dĠhommes qui, par leurs fonctions ou leur condition, nĠauraient intrt quĠ lĠaccroissement des dpenses publiques.
Je crois superflu dĠajouter que les contributions, quelles quĠelles soient, doivent tre partout proportionnelles aux proprits ou aux jouissances, et quĠen exempter en tout ou en partie certains propritaires ou certains consommateurs, cĠest faire payer leur dette par les autres : vritable vol qui tend, comme toute injustice, la dissolution des socits, et contre lequel on ne peut jamais tre pleinement rassur quĠen choisissant des reprsentants bien rsolus nĠtre jamais ni vols ni voleurs.
On conoit enfin quĠil nĠy aurait de garanties ni pour les cranciers de lĠtat, ni pour les contribuables, si des emprunts, par lesquels sĠaccrotrait la dette publique et qui obligeraient dĠaugmenter les impts, pouvaient sĠouvrir sans le consentement dĠune assemble de reprsentants intresss au bon ordre des dpenses et des recettes. LĠexprience a bien cruellement enseign quels rsultats aboutissent les embarras de finances. Or, ces embarras naissent, soit de lĠaugmentation progressive de la dette publique, soit des banqueroutes compltes ou partielles, soit de lĠaltration des monnaies mtalliques ou du cours forc des papiers-monnaies, soit des atteintes portes la proprit par des lois rtroactives, ou par dĠautres actes imputables lĠautorit suprme ; soit enfin des dpenses draisonnables et des impts excessifs ou mal rpartis quĠelles ncessitent. La proprit nĠest pleinement garantie que par lĠabsence ou la rpression efficace de tous ces dsordres.
Si lĠautorit excutive, abandonne elle-mme, peut, en matire de finances, tout ce quĠelle veut, sa destine sera de sentir toujours des besoins, de sĠen crer sans cesse, dĠy pourvoir par les moyens les plus rapides, de ne mettre aucun terme aux dpenses, parce quĠelle ne trouvera aucune difficult aux extorsions ; dĠpuiser peu peu toutes les sources de reproduction et tous les gages de crdit, de prodiguer galement les faveurs et les rigueurs, de sĠenvironner dĠun luxe insens, tandis quĠ lĠexception de ses courtisans tout languira dans une pnurie extrme ; de se croire cependant bien affermie et toute-puissante, et dĠignorer la profondeur de lĠabme quĠelle creuse sous ses pas.
On a beau compliquer le systme des finances publiques ; on ne portera jamais remde aux effets dsastreux des dpenses excessives. SĠil en est dĠexiges par des conjonctures imprieuses, par des guerres invitables ou par des revers irrparables, cĠest une raison de plus de rduire toutes les autres au plus strict ncessaire. Que diriez-vous dĠun particulier demi ruin par des procs, des incendies, des ravages, qui, loin de rien retrancher de ses profusions, dj monstrueuses avant ses malheurs, redoublerait de faste, de prodigalit, dĠincurie, de dissipation ? Le luxe dvorant des cours et les dprdations administratives sont nuisibles dans les temps les plus prospres : mais si, au sein dĠun tat appauvri par lĠinvasion et lĠoccupation de son territoire, dĠimprudents ministres avaient doubl ou le nombre ou les traitements des fonctionnaires publics, des prlats, des directeurs gnraux, des gouverneurs ; sĠils avaient transform la moiti des anciens employs en pensionnaires, en leur donnant des successeurs moins habiles et plus chrement pays ; sĠils avaient rform et pensionn une partie de lĠarme nationale pour soudoyer des soldats trangers ; sĠils avaient enfin distribu titre purement gratuit et pleines mains des pensions innombrables : sans doute, pour galer les recettes de si folles dpenses, il et bien fallu maintenir ou tablir une multitude dĠimpts directs et indirects, de contributions tant gnrales que locales ; ouvrir de plus, chaque anne, de nouveaux emprunts, par consquent ruiner ou menacer toutes les classes de propritaires, et compromettre le sort des cranciers du gouvernement.
Nous aurions pu parler de
lĠindustrie avant de rien dire de la proprit. Car, ainsi que nous lĠavons
observ, la proprit est le fruit du travail ; elle est ne de lĠindustrie.
Mais lorsquĠon envisage la socit dans son tat actuel, ce sont les proprits
quĠon aperoit immdiatement aprs les personnes : du premier coup-Ïil, on ne
voit encore que les hommes et
les choses quĠils possdent ; et cĠest pour ces deux ordres dĠlments du corps
social que lĠon rclame les premires garanties.
Cependant lĠindustrie est ncessaire, non seulement pour quĠil commence exister des produits, mais pour que les personnes auxquelles ils appartiennent en jouissent et les conservent. LĠindustrie fournit aux propritaires les objets de leurs consommations successives ; et elle seule aussi donne de la valeur leurs capitaux en les employant obtenir de nouveaux fruits. Les proprits acquises et les jouissances des propritaires dcrotraient mesure que le travail viendrait se ralentir.
On distingue trois industries, la premire agricole ou extractive, la seconde manufacturire, la troisime commerciale. Il nĠest pas de notre sujet dĠexaminer comment, quelquefois spares et successives, quelquefois conjointes et simultanes, elles embrassent tous les genres de travaux, tout ce quĠil faut de prparatifs, de transformations et de transports, pour placer chaque produit sous la main du consommateur, dans lĠtat o il veut le recevoir ; ni comment la division et les subdivisions indfinies du travail ont multipli les forces de lĠhomme et de la nature, accru, vari, perfectionn les productions, agrandi et acclr le cours des prosprits sociales.
Outre ces diverses industries, qui tendent toutes obtenir des produits physiques, il en est dĠaccessoires qui consistent dans les soins prendre de certains intrts des producteurs et des consommateurs ; par exemple, de leur sant, de leurs affaires, de leurs droits civils, de leur instruction, de la culture et des plaisirs de leur intelligence. Tels sont les services que la socit reoit ou espre des mdecins, des jurisconsultes, des instituteurs ou professeurs, des crivains, des artistes ; tous hommes quĠil convient de compter parmi les producteurs, si, en effet, ils aident ou enseignent produire, et sĠil est sr quĠon produirait moins sans lĠintervention de leurs industries auxiliaires. En gnral, et fort peu dĠexceptions prs, tout membre de la socit est la fois consommateur et producteur : cette distinction conue comme une division de la population en deux classes, serait extrmement errone. Des capitalistes, des rentiers, sont des producteurs, puisquĠils fournissent, ou ont fourni les produits accumuls qui servent reproduire. Les dpositaires mme ou agents de lĠautorit, les fonctionnaires civils et militaires, si leurs services ne sont ni malfaisants, ni superflus, ni chimriques, deviennent rellement les gardiens des proprits, les protecteurs des travaux, et par consquent de vrais cooprateurs : ils remplissent des tches importantes, indispensables dans ce laboratoire immense, dont la socit offre aujourdĠhui le spectacle.
Un tyran, dou dĠun rapide instinct ou dĠune vaste pntration, a d concevoir lĠide de se faire lĠentrepreneur ou directeur universel de tous les travaux ; de transformer tous les travailleurs en employs, dĠassigner chacun sa tche et ses salaires, dĠassujettir les mouvements de lĠindustrie des lois communes, et de les comprendre tous dans la sphre de lĠadministration politique. Quelque gigantesque que soit ce systme, il est pourtant le seul capable dĠtablir le parfait despotisme dans un pays o les arts commenceraient faire des progrs. Aussi voyons-nous que durant les sicles dĠesclavage, si lĠon ne sĠest pas lev tout fait jusquĠ ce systme, on sĠen est rapproch le plus possible force dĠenvironner dĠobstacles presque tous les efforts de lĠindustrie. Nous allons distinguer jusquĠ dix espces dĠentraves imagines pour la comprimer, et nous ne sommes pas srs de nĠen oublier aucune : mais celles qui ne seraient pas comprises dans ces dix classes, auraient, sinon les mmes formes, du moins les mmes caractres et les mmes effets.
Avant dĠentamer ce dtail, nous devons avouer que lĠtat prsent des habitudes, des opinions, et surtout des pratiques administratives, ne permet gure lĠindustrie dĠesprer quĠelle sera prochainement affranchie de toutes ces entraves. Tout ce quĠon peut aujourdĠhui demander pour elle, cĠest que le pouvoir sĠabstienne de la surcharger de nouveaux liens, de renouer ceux qui se sont rompus, de resserrer ceux qui subsistent.
On interdit quelquefois comme nuisibles, non pas seulement les industries bien peu nombreuses, dont les produits seraient naturellement pernicieux, et dont les procds entraneraient des prils imminents, mais celles dont on feint de redouter pour la socit les abus, les inconvnients, les consquences indirectes ; et comme en effet il est possible dĠemployer abusivement les procds ou les produits de presque tous les arts, peine en restera-t-il un seul lĠabri des caprices dĠune puissance arbitraire, si elle nĠa besoin, pour les proscrire, que de prvoir les mauvais effets quĠil peut accidentellement amener. NĠayez peur quĠelle interdise les professions les plus contraires aux bonnes mÏurs, et lĠhonntet publique ; mais elle prohibera les plus honorables, si elles lui paraissent menacer les intrts particuliers quĠelle sĠest crs elle-mme.
DĠun autre ct, il y en aura plusieurs quĠelle dclarera trop importantes, trop critiques, trop dlicates pour tre abandonnes quiconque voudra les exercer. Elle ne les permettra quĠ ceux qui auront subi certaines preuves, donn certains gages de leur habilet et de leur fidlit. Je nĠhsiterais gure dire que, loin de prserver la socit des mfaits de lĠimpritie et de la fraude, ces probations ne serviront le plus souvent quĠ donner du crdit lĠignorance, des titres au charlatanisme ; quĠelles se rduiront de vaines formalits et des prestations pcuniaires ; car on ne pourra pas ngliger de si belles occasions de recueillir quelque argent au profit du gouvernement, ou dĠun ordre quelconque de prposs, ou de je ne sais quelle corporation gothique. Cependant les peuples semblent tellement accoutums ce rgime, que beaucoup dĠimaginations sĠalarmeraient vivement, sĠil redevenait permis de sĠintituler mdecin, pharmacien, homme de loi, sans avoir soutenu des thses et pay des diplmes. Passons donc ce point, condition pourtant que ces preuves ne seront pas trop chres, et quĠelles ne rendront jamais ces professions inaccessibles ceux qui sĠy seront plus raisonnablement prpars.
Une troisime pratique est de limiter le nombre des personnes qui une industrie sera permise. Pour le coup, voil bien transformer en offices publics des professions particulires, et confondre plaisir ce quĠil est bien facile de distinguer. Que lĠautorit fixe le nombre des officiers quĠelle institue, rien nĠest plus simple : mais comment lui appartient-il dĠinstituer des manufacturiers, des voituriers, des ouvriers, des artistes ? QuĠest-ce, par exemple, quĠun imprimeur, sinon un artiste qui entreprend, pour son compte ou pour le compte dĠautrui, de multiplier les copies des productions littraires ? Pourquoi, par des privilges rservs quelques personnes, abolissez-vous le droit commun que nous avons tous dĠembrasser, nos risques et prils, de pareilles professions ? Ë quels titres prtendez-vous circonscrire et diriger tous les travaux humains, depuis les plus hautes entreprises jusquĠaux mtiers les plus vulgaires ; hlas ! peut-tre jusquĠaux humbles services pour lesquels lĠenfance ou lĠindigence extrme obtient les salaires les plus modiques ? NĠest-il donc pas de la nature dĠune industrie prive de rester libre et indpendante, sauf la rpression des crimes ou dlits commis en la pratiquant ?
Pour quatrime genre dĠentraves, on a imagin de runir en confrries ou communauts ceux quĠon autorisait exercer un mme art ou un mme ngoce, de les assujettir de longs rglements de corps, de leur imposer des chefs pris dans leur sein ou hors de leur sein, et de leur imprimer des habitudes ou allures peu prs semblables celles des associations religieuses. Ces institutions, nes au Moyen-ge, avaient apparemment pour but de prvenir lĠessor du talent, de retenir les arts et le commerce sous le joug des prjugs et des routines, et dĠintroduire entre ceux qui couraient une mme carrire, de misrables rivalits, au lieu des relations naturelles et profitables que le cours libre des affaires et des intrts aurait entretenues parmi eux. On allgue nanmoins, pour perptuer ou ressusciter ces corporations, des motifs dĠutilit publique : mais comme ils sĠappliquent plusieurs autres mesures galement nuisibles lĠindustrie, nous achverons de les indiquer toutes, avant dĠexaminer les prtextes qui leur sont communs.
Cinquimement donc on viole les domiciles, pour y faire, selon la nature, les objets et les circonstances de chaque travail, des visites de police, non lĠoccasion de quelque dlit expressment dnonc, mais spontanment et par simple curiosit, pour savoir ce qui se passe, et rechercher si, par hasard, lĠindustrie ne contrevient pas lĠun des mille statuts qui psent sur elle. Tant pis pour les entreprises qui auraient besoin de rester secrtes, pour les essais quĠil ne faudrait pas divulguer, pour les procds nouveaux dont il importerait de constater lĠinvention. On a voulu que nul atelier, nul laboratoire ne restt ferm lĠÏil inquiet de la police ; que ses regards pussent tout poursuivre, tout atteindre et tout desscher.
On a fait bien mieux encore lĠgard de certaines professions. Pour tre bien sr quĠelles ne feront jamais ce que lĠautorit ne voudra pas quĠelles fassent, on les a places sous la direction dĠadministrateurs gnraux, dont les fonctions, ncessairement despotiques, ravissent ces industries particulires tout reste de libert. LĠart typographique, quoique soumis toutes les autres entraves, a t spcialement retenu sous cette sixime oppression.
Le septime genre dĠempchement est dĠune toute autre nature : cĠest peut-tre celui dont la singularit frapperait le plus des yeux qui nĠy auraient point t accoutums ds lĠenfance. Il consiste supprimer deux mois de lĠanne industrielle ; interdire, en certains jours, la plupart des travaux humains. Assurment rien nĠest plus respectable que le motif religieux qui peut porter les particuliers interrompre librement le cours de leurs occupations lucratives ; mais que ce repos soit command tout le monde par une loi politique, voil ce quĠil est difficile de concilier avec lĠordre social proprement dit, o les hommes, gouverns et non possds, sĠappartiennent eux-mmes. SĠil ne sĠagissait que des travaux que lĠautorit salarie, que de ceux encore qui sĠexcutent sous ses yeux dans les lieux publics, on pourrait la disculper dĠinjustice, et ne lui reprocher quĠun faux calcul. Mais cĠest plutt tout le contraire : vous la verrez, pour le plus mince intrt, pour la plus lgre convenance, se dispenser de la rgle quĠelle vous impose ; vous la verrez, dĠailleurs, permettre en ces jours-l, toutes les industries futiles, la plus turbulente et souvent la plus licencieuse publicit : tout est bien, pourvu que vous ne restiez pas matres, dans vos maisons, vos ateliers, vos magasins, de limiter ou dĠtendre, votre gr, les mouvements de votre activit, selon vos intrts, vos besoins, vos habitudes morales ou religieuses. Est-ce donc que les infirmits, la paresse et les vices quĠelle engendre, ne diminuent pas dj bien assez la masse des travaux, la somme totale des produits ? Pourquoi, aprs toutes les pertes quĠentranent tant de causes physiques et morales, exiger encore la perte dĠun septime ou dĠun sixime de ce quĠelles nĠabsorbent point ? Est-il donc si ncessaire de prescrire au pauvre lĠoisivet, et de lui offrir, soixante fois par an, les occasions de consommer en un seul jour une grande partie des faibles salaires quĠil a obtenus durant plusieurs autres ? Notez que la plupart des professions leves chappent cette loi : elle excepte les mdecins, elle nĠatteint ni les jurisconsultes, ni les hommes de lettres, ni les artistes dĠun ordre suprieur ; et ne diminue pas les gains des employs du gouvernement. On a prtendu que lĠartisan pauvre y gagnait aussi du repos, attendu que ses travaux de sept jours finiraient par nĠtre pas plus pays que ceux de six. Mais si lĠexprience nĠavait pas dmenti positivement ce rsultat imaginaire, lĠabsurdit en deviendrait sensible quiconque en poursuivrait les consquences ; car il sĠensuivrait quĠune rduction plus grande encore des journes laborieuses tournerait de plus en plus lĠavantage des journaliers, et que leur sort resterait le mme, sĠils se reposaient huit ou dix jours par mois au lieu de quatre ou cinq. Le vrai rsultat est que cette loi est surtout dommageable au pauvre, quoiquĠelle tourne aussi au dtriment de la socit entire, qui elle fait perdre un septime ou un sixime de la masse des produits.
Mais, en huitime lieu, lĠautorit souveraine sĠattribue des monopoles. Elle se rserve exclusivement certains genres dĠexploitations. Elle seule vendra ou fera vendre du tabac, du sel, du salptre, des journaux, des cartes jouer ; demain peut-tre du pain. Car elle nĠa aucune raison de sĠarrter un terme quelconque ; et si elle veut bien ne pas exercer certains genres de commerce, il faudra lui en savoir gr.
Son avant-dernire atteinte lĠindustrie particulire, est de prohiber lĠexportation, ou lĠimportation des divers produits naturels ou manufacturs, et de resserrer ainsi lĠtendue du march o lĠchange doit sĠen faire. Ces prohibitions, il le faut avouer, sont quelquefois conseilles, presque exiges par les traits qui se concluent, contre lĠintrt des peuples, entre les gouvernements. Longtemps aussi on a mis une importance extrme ce quĠon appelait la balance du commerce, cĠest--dire, ne pas livrer une nation voisine plus dĠargent quĠon nĠen recevait dĠelle : comme si les monnaies taient, dans le monde, les seules valeurs ! Comme sĠil y avait autre chose considrer, dans un change, que lĠgalit du prix rel ou de lĠutilit des choses changes ! Comme si, enfin, lĠunique intrt gnral dĠun peuple nĠtait pas de voir toujours crotre, par des moyens quelconques, lĠexcdent de ses produits sur les consommations pleinement suffisantes ses besoins !
Enfin lĠindustrie a t entrave par une multitude de lois fiscales, dĠimpts indirects tablis non seulement sur les importations et exportations, mais sur les transports dans lĠintrieur de lĠtat, sur lĠexposition dans les marchs, presque sur chaque circonstance de lĠexploitation, de la fabrique, du ngoce, et de la consommation. Dira-t-on que ces impts retombent sur les seuls consommateurs, ou bien sur les seuls propritaires territoriaux ? LĠindustrie sait trop que cĠest elle quĠils frappent immdiatement, bien quĠil soit encore vrai quĠen diminuant les produits et les consommations, ils appauvrissent, extnuent toute la socit. Cependant une dette publique, une guerre ruineuse, et dĠautres causes, peuvent lever les dpenses dĠun tat un si haut terme quĠil nĠy ait pas moyen dĠy subvenir par des contributions directes, et quĠil faille se rsigner beaucoup dĠautres impositions casuelles ou furtives : cĠest une ncessit bien dplorable ; car les impts indirects provoquent la fraude, exigent des frais de perception qui absorbent un tiers des recettes ; et le prtendu avantage quĠon leur trouve dĠchapper lĠattention de la plupart des contribuables, en se fondant et se cachant en quelque sorte dans le prix des choses, nĠest rellement quĠun obstacle de plus aux progrs de la saine conomie domestique. Quoi quĠil en soit, nous devons nous borner demander ici pour lĠindustrie deux garanties que nous avons dj rclames pour la proprit, savoir, la rduction des dpenses publiques au strict ncessaire, et le consentement dĠune assemble reprsentative lĠtablissement de tout impt.
Chacun des dix genres de prohibitions ou empchements que nous venons de parcourir, tient quelques ides, habitudes, ou circonstances particulires. Mais il nous reste examiner les prtextes gnraux, les raisons banales qui soutiennent la fois plusieurs de ces institutions tyranniques. Pour peu quĠon rflchisse sur la multitude, la varit, la complication des mouvements de lĠindustrie, on sent assez quĠils ne sauraient tous sĠaccomplir avec une telle rgularit, quĠil nĠy ait jamais ni perte, ni mcompte. Des causes purement naturelles rendront certaines denres ou rares ou surabondantes. Diffrentes causes, morales ou physiques, influeront sur certaines consommations, pour les resserrer ou les tendre plus quĠil ne convient. Des travaux seront mal entrepris, mal conduits, mal excuts : parmi les hommes qui embrasseront une profession, il y en aura dĠinhabiles ; et le charlatanisme enfin ne cessera dĠavoir des succs que lorsque les lumires, partout dissmines, seront parvenues un terme dont elles sont encore assez loin. En attendant, quĠarrive-t-il ? LĠautorit fait grand bruit de tous ces dsordres, et se prtend capable dĠy obvier, en sĠinterposant, le plus possible, dans tous les services particuliers, entre ceux qui les rendent et ceux qui les reoivent. Elle a, sans contredit, des fonctions remplir, pour assurer la fidlit des changes ; elle doit dterminer les poids et mesures, dclarer la valeur des monnaies, vrifier les mtaux prcieux dont la reconnaissance serait impossible la plupart des acheteurs, enfin entretenir des tribunaux chargs de redresser les torts et de rprimer les fraudes. Mais se fondant toujours sur sa maxime favorite, que le plus sr moyen de rprimer est de prvenir, elle sĠarroge le droit dĠintervenir partout o se font des travaux, des services, des changes ; et le rsultat de cette intervention, aussi dispendieuse que despotique, est que, ne prvenant en effet aucun abus, ne rprimant pas mme, beaucoup prs, toutes les infidlits scandaleuses, elle dpouille seulement lĠindustrie de son indpendance et de ses garanties, gne tous les mouvements, ralentit tous les progrs, et arrte le cours de lĠactivit et de la prosprit universelle. Ce qui arriverait si lĠautorit ne sĠen mlait point, ce qui arrive mme en partie, quoiquĠelle sĠen mle, cĠest, malgr des irrgularits invitables, un quilibre naturel et constant entre les services et les besoins. Il suffit quĠelle ne lĠempche pas, pour que tous les produits demands adviennent : un cours rgl sĠtablit dans les prix de toutes choses ; la fin, les meilleurs services sont gnralement prfrs, et cette prfrence entrane tous les arts dans leur vritable carrire. CĠest la nature qui fait lĠordre, cĠest le despotisme qui le drange ; et le drglement le plus monstrueux est celui quĠengendrent les rglements arbitraires et superflus.
Plusieurs peuples sont sortis pour toujours des systmes politiques, qui retenaient une grande partie de la population dans lĠesclavage, ou dans une misre profonde. Vainement aussi on nous reproduirait le simulacre dĠune gloire nationale, compatible avec la dtresse de la plupart des familles : tout annonce que cette illusion purile ne serait plus dĠune longue dure. Nous commenons ne plus voir que de honteux brigandages dans ces conqutes qui, en ruinant les vaincus, nĠenrichissent que pour peu dĠinstants les vainqueurs. Cet exercice mme des droits de cit, qui sĠappelle libert politique, nous fatiguerait bientt, sĠil nĠtait un moyen efficace de garantir la libert civile et le bonheur individuel. Ainsi, en dernire analyse, la prosprit publique nĠest plus nos yeux que lĠindustrie particulire la plus active, qui va introduisant et distribuant lĠaisance dans le plus grand nombre possible dĠhabitations. Or, pour atteindre ce but, que nous considrons comme le seul auquel doive tendre lĠordre social, il faut quĠau moins lĠindustrie se dgage peu peu des liens qui lĠentravent. Je dis peu peu, parce que parmi ces liens il en est peut-tre auxquels lĠopinion donne encore trop de force pour quĠon puisse esprer de les rompre soudainement sans pril. Mais sĠil faut sĠabstenir de rclamer la fois toutes les garanties qui semblent dues aux industries prives, au moins est-il permis dĠassurer que lĠautorit compromettrait la sret de lĠtat, et par consquent la sienne propre, si elle inventait de nouvelles prohibitions, si elle rtablissait celles qui ont cess, si elle ne sĠefforait pas dĠadoucir et dĠabolir par degrs toutes les autres, et si elle ne fortifiait pas, du consentement dĠune assemble reprsentative, les dispositions coercitives, pnales et fiscales qui continueraient de comprimer la libert industrielle.
On convient assez que la socit commencerait se dissoudre, du moment o les proprits, cĠest--dire les produits accumuls, cesseraient dĠtre inviolables. Mais les atteintes lĠindustrie ou la facult de produire ne sont pas moins dangereuses, puisquĠelles empchent ceux qui ne sont pas propritaires de le devenir ; et ceux qui le sont, de mettre profit et de possder rellement ce quĠils ont acquis.
Le mot libert a donn lieu beaucoup de controverses, soit parmi les mtaphysiciens, soit parmi les politiques. Il a deux significations trs distinctes.
DĠune part, lorsquĠon dit que la volont humaine jouit dĠune parfaite libert, on assure, quĠentre deux dterminations opposes, elle a le pouvoir de prendre son gr lĠune ou lĠautre, et par consquent de rsister aux motifs et aux sentiments qui lĠentranent vers celle quĠelle embrasse.
De lĠautre part, quand on rclame la libert civile, on demande quĠaucun obstacle extrieur ne vienne nous empcher dĠagir conformment aux dterminations que nous avons prises, si elles ne sont point attentatoires la personne ou la proprit dĠautrui.
Nous nĠavons point nous occuper de la libert envisage dans le premier sens ou sous lĠaspect mtaphysique : cependant comme nous devons parler ici de la libert des opinions, il nous importe de remarquer dĠabord quĠun homme raisonnable nĠa rellement point la facult de se dterminer entre deux opinions contraires. Sans doute, avant dĠembrasser lĠune ou lĠautre, il lui a t possible de les examiner avec plus ou moins de maturit, de considrer la question sous toutes ses faces, ou seulement sous quelques-unes. Nous nĠavons que trop aussi le pouvoir de ne conformer ni nos actions ni notre langage nos opinions, de dmentir la plupart de nos penses par notre conduite et par nos discours. Mais ne prendre que notre pense en elle-mme, telle quĠelle est en notre conscience, aprs une suite donne dĠobservations et de rflexions, il nĠest pas vrai de dire quĠelle soit libre, quĠil dpende de nous, dans cet tat dtermin de notre esprit, de penser autrement que nous ne pensons. CĠest de quoi lĠon convient assez, au moins lĠgard des propositions reconnues pour certaines, et dont la vrit rsulte immdiatement de la nature mme des termes qui les expriment, une fois quĠils ont t bien dfinis et bien compris. Ce nĠest point par un choix libre quĠun mathmaticien juge que les trois angles dĠun triangle galent prcisment deux angles droits ; il nĠest pas en sa puissance de concevoir une opinion contraire. Je dirai de mme, quoique la matire soit moins rigoureuse, quĠen regardant Mahomet comme un imposteur, et son Alcoran comme un amas dĠabsurdits, jĠobis une conviction intime dont je ne suis aucunement le matre : et sĠil arrive que sur beaucoup dĠautres points, lĠopinion qui sĠempare de moi ne me paraisse que probable, si je sens quĠil pourrait se faire quĠaprs des vrifications qui ne sont point ma porte, cette opinion cdt son empire celle qui lui est oppose ; sĠil peut arriver mme que lĠtat actuel de mes connaissances me laisse tout fait incertain et suspendu entre lĠune et lĠautre, jĠose dire encore que plus jĠaurai mis de bonne foi, de raison et dĠactivit dans cet examen, plus je serai passif dans mes convictions, ou mes croyances, ou mes doutes. JĠaurai cherch un rsultat, je lĠaurai rencontr, reconnu, subi ; je ne lĠaurai point fait ma guise. Peut-tre me sera-t-il dsagrable, mais il aura soit provisoirement, soit dfinitivement captiv mon intelligence.
CĠest prcisment parce que les opinions ne sont pas libres dans le sens mtaphysique qui vient dĠtre expliqu, quĠelles doivent lĠtre dans lĠautre sens, cĠest--dire nĠavoir redouter aucune contrainte extrieure. Nous obliger ou professer celles que nous nĠavons pas, ou dissimuler celles que nous avons, serait de la part dĠun particulier une agression si trange, que les lois lĠont peine prvue. En ce point, les gouvernements tyranniques ont fait plus quĠimiter les malfaiteurs vulgaires : ils ont invent un genre de violence dont ils nĠavaient presque trouv aucun exemple dans le cours des iniquits prives. Ils ont prtendu asservir la plus indpendante des facults humaines, celle qui nous rend industrieux et capables de progrs, celle qui meut et dirige toutes les autres. Certes ! on appartient, dans ce quĠon a de plus personnel et de plus intime, au matre par qui lĠon est empch de penser et de dire ce quĠon pense. Il nĠy a pas dĠesclavage plus troit que celui-l ; aussi faut-il, pour y rduire un peuple, lĠavoir auparavant, force de vexations et dĠartifices, plong dans une ignorance extrme, et presque dpouill de ces facults intellectuelles dont il ne doit plus faire usage. SĠil les conserve ou sĠil les recouvre, il sentira le joug et sĠefforcera de le secouer.
Dans un pays o quelques lumires ont pntr, la tyrannie qui contraint professer des opinions que lĠon nĠa pas, dprave, autant quĠil est en elle, les premires classes de la socit pour tromper et enchaner les dernires. Elle entretient, dans le monde, un commerce forc de mensonges. Tant quĠil est ordonn tous de faire semblant de croire ce que plusieurs ne peuvent pas croire en effet, il y a corruption ou lchet dans les uns, inertie ou imbcillit dans les autres, dgradation de lĠespce humaine dans la plupart. La noblesse et lĠnergie des caractres tiennent plus quĠon ne pense la franchise et la constance des opinions. La probit peut sĠtre trompe et sait reconnatre ses erreurs ; mais il ne faut attendre dĠelle ni complaisance, ni mme trop de docilit ; elle abandonne aux courtisans le talent de prconiser tout systme qui vient dominer : cette logique flexible qui sait retomber toujours juste dans les doctrines, quĠil plat aux gouvernements de prescrire, nĠest point du tout son usage : ses penses mrissent et sĠenracinent dans sa conscience immuable ; et ses discours, fidle et vive image de ses sentiments, ne prennent aucune teinte trangre.
Gardons-nous toutefois de confondre ici deux choses rellement trs distinctes. Peut-tre ne voudra-t-on plus nous forcer dire ce que nous ne pensons pas : il sĠagit seulement de savoir jusquĠ quel point on pourra nous interdire la manifestation de nos propres penses. Voil surtout la question qui se prsente ici rsoudre.
Htons-nous de reconnatre que le langage prend quelquefois le caractre dĠune action. Manifester une opinion injurieuse une personne est un acte agressif ; et celui qui en est bless ne fait, en sĠy opposant, que repousser une attaque. CĠest comme des actions nuisibles au bien-tre et la sret des individus, quelquefois mme la tranquillit gnrale, que la calomnie et la simple injure doivent tre svrement rprimes. Il est certain aussi que lĠon coopre un crime ou un dlit, lorsquĠon le conseille, lorsquĠon y excite, lorsquĠon indique les moyens de le commettre : de pareils discours sont des actes de complicit, toujours punissables sĠil sĠagit dĠattentats entre des personnes prives, et plus forte raison si cĠest lĠordre public que lĠon menace. LĠacte, dans ce dernier cas, prend le nom de sdition ; genre sous lequel sont comprises les provocations expresses la dsobissance aux lois, les insultes publiquement faites aux dpositaires de lĠautorit, les machinations qui tendent renverser le systme public tabli. Voil des dlits ou des crimes que rien nĠexcuse ; voil des espces dĠopinions quĠil nĠest jamais permis dĠexprimer, quand mme, par le plus dplorable travers, on les aurait conues comme vraies ou lgitimes. Mais aussi, mon avis, ce sont les seules quĠil soit juste et utile dĠinterdire : je tcherai de prouver que la libert de toutes les autres doit rester intacte, lĠabri de toute espce dĠentrave, dĠempchement pralable, de prohibition et de rpression ; quĠen proscrire une seule autre, vraie ou fausse, hasarde ou prouve, saine ou non saine, innocente ou dangereuse ; la condamner tort ou droit, comme contraire aux principes des lois, lĠesprit des institutions, aux maximes ou aux intrts ou aux habitudes du gouvernement, cĠest assujettir la pense humaine une tyrannie arbitraire, et mettre en interdit la raison.
Tous tant que nous sommes, nous appelons saines les doctrines que nous professons, et non saines celles qui ne sont pas les ntres : ces mots, rduits leur juste valeur, ne signifient jamais que cela. Non que parmi nos croyances diverses, il nĠy en ait en effet de vraies et de fausses, de solides et de futiles ; mais chacun de nous en fait le dpart comme il lĠentend, ses risques et prils. Soutenir une proposition et la juger raisonnable, cĠest une mme chose ; la rejeter quivaut la dclarer mal fonde. Pour tablir une distinction constante entre les bonnes et les mauvaises doctrines, il faudrait, au sein de la socit, un symbole politique, historique et philosophique ; ou bien une autorit charge de proclamer au besoin, en toute matire, le vrai et le faux : peut-tre aurait-on besoin la fois de ces deux institutions, aussi monstrueuses lĠune que lĠautre.
Un corps de doctrine suppose que lĠesprit humain a fait tous les progrs possibles, lui interdit tous ceux qui lui restent faire, trace un cercle autour des notions acquises ou reues, y renferme invitablement beaucoup dĠerreurs, en exclut beaucoup de vrits, sĠoppose au dveloppement des sciences, des arts et de toutes les industries. Ë quelque poque de lĠhistoire quĠon et fait un pareil symbole, il aurait contenu des absurdits et repouss des lumires qui depuis ont commenc dĠclairer le monde ; et lĠgard dĠune autorit qui, soit en interprtant ce symbole, soit de son propre mouvement, dciderait toutes les questions qui viendraient sĠlever, ou bien elle serait distincte du pouvoir civil, et ne tarderait point le dominer, ou, se confondant avec lui, elle le transformerait en un absolu despotisme, qui toutes les personnes et toutes les choses seraient livres sans rserve.
SĠil nĠy a pas un corps de doctrine publique, comment saurons-nous quelles sont les opinions quĠil ne nous est pas permis de professer ? O seront puises les dcisions du tribunal ou sanhdrin charg de nous condamner ? Lors mme quĠil prtendrait prouver que nous sommes tombs dans lĠerreur, que ferait-il autre chose quĠopposer son opinion particulire la ntre ? Et quelle justice humaine ou divine pourrait lui donner le droit de qualifier dlit ou crime, un fait qui nĠaurait t prvu par aucune loi ?
LorsquĠon recherche les causes qui ont le plus propag et perptu lĠerreur, le plus retard la vritable instruction des peuples, on les reconnat toujours dans des institutions pareilles celles dont je viens de parler. De soi, lĠesprit humain tend la vrit : sĠil nĠy arrive quĠaprs des carts et travers des illusions, jamais il ne manque de reprendre le droit chemin, pour peu que lĠautorit ne sĠapplique pas ou ne russisse pas le lui fermer. Il y est rappel par lĠactivit mme qui a servi lĠgarer : sa marche nĠest ni rapide ni directe ; mais, pas incertains et chancelants, il avance toujours, et lĠon mesure avec surprise, aprs quelques sicles, lĠespace quĠil a parcouru, quand il nĠa pas t arrt ou repouss par la violence. Il va perfectionnant la socit, desserrant les chanes des peuples, dessillant les yeux de leurs matres, et faisant jaillir, du sein des controverses phmres qui lĠexercent successivement, dĠternels rayons de lumire.
Mais parmi les erreurs, nĠy en a-t-il point de dangereuses ? Oui, certes ! Il y en a de telles, ou plutt elles le sont toutes. Nulle erreur, si mince quĠelle soit, nĠest indiffrente : il nĠen est aucune en physique, en histoire, en philosophie, en politique, en un genre quelconque, qui nĠentrane des pratiques pernicieuses, ou lĠagriculture, ou la mdecine, ou dĠautres arts, ou enfin lĠadministration publique. Toute illusion de notre esprit, toute mprise, tout mcompte, retombe en dommage sur quelque dtail de la vie humaine. Un mdecin qui se trompe, abrge ou tourmente les jours quĠil prtend prolonger. Les thologiens qui, au milieu du dernier sicle, dconseillaient lĠinoculation, qui la condamnaient par des sentences, des dcrets, des mandements, erraient aux dpens de plusieurs milliers dĠindividus, puisquĠils les retenaient exposs de plus nombreuses chances de mortalit. Fallait-il imposer silence ces thologiens ? Hlas ! Peu sĠen est fallu quĠils ne lĠimposassent leurs adversaires : car, ds quĠil y a moyen de proscrire une doctrine, il est toujours plus probable que la fausse proscrira la vraie. Aprs tout, qui appartient-il de nous interdire lĠerreur ? Ë celui qui en est exempt ? Il nĠy a plus en Europe quĠun seul homme qui ose encore se dire infaillible. Ë celui qui se trompe comme nous, plus que nous peut-tre ? Ah ! cĠest ainsi que lĠerreur, infirmit commune, devient une puissance publique, et que, sous prtexte de nous dlivrer des illusions, on nous prive seulement des moyens de nous en gurir.
Non, la libert des opinions nĠexiste pas si elle est restreinte par la condition de ne rien dire que de vrai et dĠutile ; plus forte raison, si lĠon tablit des doctrines quĠil ne sera pas permis de contredire, si lĠon en signale dĠautres quĠil sera dfendu de professer, ou bien encore si, sans prendre la peine de faire aucune de ces dclarations pralables, on investit des juges du droit de condamner, selon leur bon plaisir, des penses quĠaucune loi nĠavait prohibes. En vain les lgislateurs ou les juges sĠappliqueraient distinguer divers ordres dĠerreurs, pour nĠinterdire dĠavance ou ne rprouver aprs coup que les plus prilleuses. CĠest toujours l un systme arbitraire quĠil serait impossible de rendre exact, qui nĠadmettrait aucune rgle invariable et positive. On se bornera, direz-vous, condamner ce qui contrarie les lois ou lĠautorit. Ce sont encore l des expressions beaucoup trop vagues. Toute provocation directe dsobir aux lois, toute insulte lĠautorit, est plus quĠune erreur dangereuse : cĠest, comme je lĠai dit, une action criminelle. Mais ne vous conviendra-t-il pas de trouver nos penses contraires lĠautorit, quand nous lui adresserons dĠhumbles conseils ? Contraires aux lois, quand nous y remarquerons des dfauts, quand nous proposerons des rformes ? Si bien quĠil ne restera aucune ressource contre les abus du pouvoir, aucun remde aux plus graves erreurs des peuples, savoir, celles qui sĠintroduisent et sĠinvtrent dans leur lgislation. Bientt, peut-tre, il ne sera plus permis de raisonner sur lĠtat social, gnralement considr : car ces rflexions abstraites aboutiront des applications, et ressembleront des censures. Nous serons rprhensibles encore en louant, chez un autre peuple, un systme politique contraire celui sous lequel nous vivons ; la plupart des souvenirs historiques deviendront suspects ; et je ne sais trop quelle pense restera innocente, si elle touche par quelque point aux mÏurs sociales, aux institutions passes, actuelles ou futures. Cependant comment la lgislation a-t-elle fait quelques progrs ? Comment sĠest-elle successivement gurie de ses erreurs les plus barbares ? Pourquoi a-t-on affranchi des serfs, aboli des corves, moins admis dĠingalit dans les partages hrditaires, presque renonc aux tortures et ces procdures secrtes qui, certaines poques, commettaient peut-tre plus dĠhomicides quĠelles nĠen punissaient ? Pourquoi, sinon parce quĠon a us quelquefois du droit dĠexaminer les motifs et les effets des lois, dĠclairer lĠautorit sur les intrts publics, sur les siens propres ?
Loin de permettre lĠexamen des lois de lĠtat, on a plus dĠune fois voulu dfendre toute observation sur les jugements rendus par les tribunaux, mme depuis que Voltaire a montr, par dĠclatants exemples, lĠutilit de ces rclamations. Entran par lĠintrt que lui inspiraient les victimes, Voltaire a peu mnag leurs juges : on peut exiger plus de rserve, ne tolrer aucun trait injurieux aux intentions, au caractre, la personne des magistrats. Mais sĠil nĠtait pas permis de penser quĠils se sont tromps, et de les avertir de leurs erreurs, il nĠy aurait plus aucun moyen de les garantir eux-mmes des plus graves dangers de leurs fonctions redoutables ; plus aucun temprament lĠnorme pouvoir quĠils exercent, quand leurs arrts, en matire de dlits ou de crimes, ne sont pas prcds dĠune dclaration de vritables jurs ; plus de remde leurs prjugs et leurs routines ; nul contrepoids, enfin, lĠascendant quĠexercent sur eux, dans les temps de troubles, les manÏuvres des factions dominantes.
JĠignore aussi quel avantage on trouve prescrire des hommages, ou un respect taciturne, pour certains dogmes politiques, particulirement pour ceux qui concernent lĠorigine et les fondements du pouvoir suprme. Il y a partout de pareils dogmes ; chaque systme politique a les siens : il y en a pour les rpubliques, soit dmocratiques, soit aristocratiques ; pour les monarchies, soit tempres, soit absolues ; pour les dynasties anciennes et pour les dynasties nouvelles. Les communications habituelles et rapides, aujourdĠhui tablies entre les pays diversement gouverns, affaiblissent, plus quĠon ne pense, les hommages que reoit et les anathmes que subit chacun de ces dogmes contradictoires. Ils perdront de plus en plus, par la force coactive dont on voudra les armer, le crdit quĠils obtiendraient peut-tre dĠun examen libre de leur vrit : celui de ces dogmes qui triompherait le mieux des objections, gagne le moins sĠy soustraire ; vrais ou faux, constants ou douteux, clairs ou quivoques, ils tablissent contre eux-mmes le prjug le plus fatal, en se refusant aux preuves que toute pense humaine a besoin de subir pour se fixer dans les esprits. Un silence forc est une protestation bien plutt quĠun consentement ; et cĠest prendre un dplorable moyen de propager une doctrine, que de charger des tribunaux de condamner ceux qui oseraient la rvoquer en doute. Combien est chimrique lĠimportance que le pouvoir attache ces articles de foi politique ! La force du pouvoir est dans les bienfaits, dans les sentiments quĠil inspire, dans la vnration, la reconnaissance et lĠamour que nous commandent ses lumires, sa vigilance et son quit ; non assurment dans je ne sais quelle ide vague et mystrieuse quĠil prtend nous donner de son origine. CĠest redescendre que de se faire idole, quand on est une puissance tutlaire et ncessaire.
Cependant aprs avoir prescrit des doctrines, on sĠavisera bientt de dterminer aussi des faits, et dĠimposer des lois mme lĠhistoire : on exigera dĠelle, pour les prdcesseurs dĠun prince rgnant, pour quelques-uns du moins, le respect qui lui est d lui-mme tandis quĠil rgne ; on la forcera dĠimprimer certaines couleurs aux vnements, aux dtails, aux personnages ; de conformer ses rcits des traditions privilgies, quels que soient les rsultats des recherches plus exactes quĠelle pourrait faire. On voudra retenir le pass dans les tnbres, de peur quĠil nĠen rejaillisse des lumires sur le prsent ; et lĠon ne tiendra pas les abus actuels pour assez bien garantis, sĠil est permis de signaler les garements ou les crimes des potentats qui ne sont plus. Leur mort nĠaura point rendu aux fils, aux descendants de ceux quĠils ont opprims, le droit de les accuser : quelquefois six sicles ne suffiront point pour donner la postrit le droit de juger de mauvais princes, ou mme dĠapprcier impartialement un bon roi ; on nous dfendra de mler aux hommages dus ses vertus, des regrets sur ses erreurs, sur les dsastres quĠelles ont amens, et dont il a peut-tre t lui-mme lĠune des innombrables victimes : viendra, aprs cinq cents ans, quelque autorit publique, qui le dclarera le plus clair des monarques, quand mme il aurait subi, plus quĠaucun de ses contemporains, le joug dĠune ignorance grossire et calamiteuse. Ë plus forte raison trouvera-t-on des dlits dans tout examen libre des rgnes rcents ou des temps voisins du ntre. On nous prescrira des manires de parler des maux quĠont endurs nos pres, de ceux que nous avons soufferts nous-mmes.
La scurit quĠobtient la puissance par de telles prohibitions est bien trompeuse. Le plus grand pril pour elle, au sein dĠun peuple qui nĠest plus inculte, est dĠignorer ce quĠil pense, de se sparer de lui par une tnbreuse enceinte de courtisans, de ne lui permettre aucune plainte quĠelle puisse entendre, et de se rcrier contre tous les progrs quĠelle ne veut pas faire. Elle seule rend redoutable, en y rsistant, les progrs qui se font malgr elle ou son insu : tandis quĠau contraire, de toutes les opinions particulires, librement exprimes et controverses, il ne se formerait que la plus calme, et, tous gards, la meilleure opinion publique.
LĠopinion publique est aise distinguer de ces opinions populaires qui dominent au sein des tnbres, ou bien au sein des troubles civils. Il y a partout une partie plus ou moins grande de la population qui ne suit que de fort loin les progrs de lĠintelligence humaine, nĠest atteinte par les lumires quĠaprs quĠelles ont brill sans interruption sur plusieurs sicles, et en attendant reoit sans examen, par consquent avec enthousiasme, les doctrines que lui prchent les matres qui la subjuguent ou les factieux qui lĠagitent. Amas informe de superstitions grossires ou dĠexagrations licencieuses, ces opinions populaires servent de points dĠappui tous les genres de tyrannie ou dĠimposture : elles sont les meilleures garanties du pouvoir arbitraire et du pouvoir usurp, comme les lumires sont celles du pouvoir lgitime.
Nos persuasions ont deux sources bien diffrentes, lĠimagination et la raison. Il y a srement, dans lĠorganisation de lĠhomme, quelque chose qui le dispose croire, en certaines circonstances, ce quĠil nĠa ni vu, ni vrifi, ni mme compris. Le naturel commence et lĠhabitude achve en nous ce got du merveilleux, ce besoin dĠerreurs que rendent quelquefois presque irrsistible les craintes, les esprances, et les autres affections ou passions qui se combinent avec lui. Quelque dangereux que soit ce penchant, tout annonce quĠil tient lĠune de nos facults les plus nobles et les plus actives, cette puissance de former des hypothses hardies, et de crer des fictions brillantes ou sublimes, qui se nomme imagination, et qui, rgle par la raison, mrite le nom de gnie. Mais cette raison, cĠest--dire, la facult dĠobserver, dĠprouver, de comparer, dĠanalyser, nĠen est pas moins le seul garant de la vrit de nos penses, comme de la sagesse de nos actions ; et lĠespce dĠopinion que dsigne la qualification de publique, est celle qui, admettant davantage les rsultats des observations prcises, des expriences sres, des raisonnements exacts, caractrise les classes claires de la socit.
Ne prenons pas toutefois une ide exagre ni de la puissance, ni de la rectitude de lĠopinion publique. Non, elle nĠest pas toujours la reine du monde : elle a pour contrepoids les forces souvent associes des opinions vulgaires et du pouvoir arbitraire. Son ascendant, qui ne date que du moment o le leur baisse, demeure longtemps faible et ne sĠaccrot que par degrs. Elle ne sort pas victorieuse de toutes les luttes o elle sĠengage : elle a besoin de choisir le terrain, de saisir les occasions, dĠattendre et de mnager ses succs. Mais il est pourtant indubitable que, depuis un sicle, elle est en Europe une autorit.
De sa nature, elle tend la sagesse ; mais cĠest par une progression fort lente. Longtemps elle conserve, dans les lments qui la composent, une partie plus ou moins forte dĠides populaires ; elle ne sĠen dbarrasse que peu peu, et laisse toujours quelque intervalle entre elle et les plus nouvelles conqutes de lĠesprit humain. Le gnie des sciences la prcde ; et pour ne sĠexposer aucun cart, elle attend que les progrs soient bien assurs, avant de les faire elle-mme. Le fruit quĠelle obtient de cette circonspection est de ne revenir jamais sur ses pas, de ne plus se replonger, pour lĠordinaire, dans les erreurs dont elle sĠest une fois dgage, et dĠavancer insensiblement dans la route des vritables connaissances. Cette marche, toutefois, nĠest bien constante ou bien visible que dans les temps calmes : des circonstances tumultueuses impriment lĠopinion publique des mouvements brusques qui semblent lĠentraner fort en avant, la repousser ensuite fort en arrire. On la voit, aprs tout grand vnement, toute commotion, toute catastrophe, sĠexalter, se dprimer, sĠgarer en sens divers ; ou plutt il devient difficile de la reconnatre : on prend pour elle un bruit confus, o quelques-uns de ses accents se mlent aux clameurs des factions et des passions populaires. Ces temps l sont ceux o, plus allgue que jamais, elle se fait le moins entendre ; elle nĠa plus dĠorganes, et se conserve silencieusement en dpt dans les esprits sages, dans les consciences pures. Mais aussitt que les troubles commencent sĠapaiser, elle reprend le cours paisible de ses progrs : les pas prcipits, puis rtrogrades quĠelle a paru faire, sont comme non avenus ; on la retrouve au point o on lĠa laisse, lorsquĠclataient les premiers orages, plus forte cependant et plus imposante, parce que le souvenir, le sentiment des maux quĠon vient dĠprouver hors de sa direction, ordonnent de la reprendre pour guide. On sait, mieux que jamais, quĠil y a du pril faire moins et faire plus quĠelle ne demande. Ngliger, de pareilles poques, de lĠcouter et de la suivre, serait, de la part du pouvoir, le comble de la tmrit : ce serait repousser, non pas seulement les meilleurs et les plus fidles conseils, mais lĠunique sauvegarde digne de confiance.
Avec de lĠhabilet ou de lĠaudace, on altre, on gouverne des opinions populaires : mais lĠun des caractres essentiels de lĠopinion publique est de se soustraire toute direction imprieuse ; elle est ingouvernable. On la peut comprimer, touffer, anantir peut-tre : on ne saurait la rgir. Vainement le pouvoir se consume la former telle quĠil la veut, la modifier au gr des intrts et des besoins quĠil se donne. Le besoin, lĠintrt quĠil a rellement, est de la bien connatre toujours, et par consquent de ne mettre aucun obstacle arbitraire la manifestation des opinions individuelles dont elle se compose.
CĠest le plus ordinairement par le langage que les hommes se communiquent leurs penses. Les entretiens privs sont lĠun des plus grands ressorts de la vie sociale ; et, par leur clandestinit, par leur mobilit, par leur multitude, ils chappent dĠordinaire la surveillance et la contrainte, moins quĠune tyrannie ombrageuse ne les environne de tmoins mercenaires et dlateurs, symptme sr de la plus profonde dpravation possible des gouvernants et des gouverns. Mais lĠhomme a trouv lĠart de parler aux absents, de combler les distances, dĠadresser tous les lieux, et tous les sicles, lĠexpression de ses penses. Il faut nous arrter un instant au plus simple usage de cet art, cĠest--dire, aux lettres missives ; car elles sont quelquefois lĠobjet dĠune inquisition dĠautant plus odieuse que lĠinfidlit sĠy joint au despotisme. Transporter ces lettres nĠest point assurment une fonction du pouvoir suprme ; cĠest un service dont auraient pu se charger des entrepreneurs particuliers, et que nous ne confions aux soins dĠun gouvernement que parce que nous ne supposons pas quĠil veuille se rabaisser au niveau des messagers infidles. QuĠon soit commissionnaire, courrier, employ, administrateur ou ministre, du moment o lĠon sĠoffre transmettre leur adresse des papiers cachets, et quand surtout on reoit, pour ce service, un salaire fort suprieur aux frais quĠil entrane, on sĠengage videmment ne pas les ouvrir ; et quelque dur que soit le mot de brigandage, cĠest encore le seul qui convienne, en toute hypothse, en toute circonstance, la violation dĠun engagement si sacr. LĠtat de guerre mme nĠautorise lĠouverture des correspondances secrtes, que lorsquĠon ne sĠen est pas rendu dpositaire, et quĠon les saisit dans des mains ennemies. Cependant il y a des temps o toute notion de morale, tout sentiment dĠquit sĠvanouit tel point, que les gouvernants ne prennent plus la peine dĠeffacer les traces dĠune infidlit si honteuse : ils la placent, sans faon, au nombre de leurs prrogatives ; et, quand bon leur semble, ils se vantent et profitent publiquement de ces attentats. Voil un autre symptme de perversit, qui, tant quĠil dure, exclut tout espoir de garanties individuelles ; car ceux qui nous refusent celle que nous achetons part, chaque fois que nous payons ou faisons payer le port dĠune lettre, ne sauraient tre disposs nous en accorder aucune autre.
Mais lĠart dĠcrire sĠest fort tendu au-del des intrts privs et des correspondances pistolaires. Il cre ou dveloppe les sciences, claire tous les autres arts, affermit les bases, et perfectionne tous les dtails de la socit : il exerce sur lĠopinion publique, soit quĠil la devance et la prpare, soit quĠil la propage en la proclamant, une influence toujours salutaire ; car, de lui-mme, il nĠa de force que par les lumires quĠil rpand. SĠil sĠgare, il ne sduit quĠun petit nombre dĠhommes, ou nĠinspire quĠun enthousiasme phmre : ce nĠest quĠau profit de la vrit quĠil peut oprer des impressions vives et durables sur la partie claire dĠune nation. Il est pourtant vrai que depuis que cet art existe, et spcialement aux poques o il a le plus brill, lĠautorit, par une fatale mprise, sĠest toujours tenue en tat dĠhostilit contre lui, lĠa menac, tourment, entrav, toutes les fois quĠelle nĠa pu le corrompre. Quelques-uns disent que le gnie doit aux perscutions son nergie et ses triomphes : jĠai peine croire quĠelles aient fait autant de bien lĠart dĠcrire que de mal aux grands crivains, et aux autorits imprudentes qui se sont armes contre eux. Il vaudrait mieux, pour tout le monde, que le pouvoir nĠapportt aucun obstacle des travaux essentiellement consacrs au bonheur des peuples. Ce qui est bien sr, cĠest que les anathmes contre les auteurs ont caus beaucoup dĠinfortunes prives, sans arrter le cours gnral des lumires. Depuis Homre jusquĠ Chnier, une longue succession dĠouvrages admirs ou censurs, approuvs ou proscrits, ont diversement tendu la raison humaine : portez vos regards sur lĠhistoire entire des efforts de lĠautorit contre lĠart dĠcrire, vous verrez quĠen somme, ils nĠont abouti quĠ la dgrader et lĠaffaiblir elle-mme.
Il y a trois sicles et demi quĠun nouvel art est venu sĠassocier celui-l, pour en dissminer indfiniment les productions : il a couvert lĠEurope de livres, et introduit les lumires dans toutes les habitations, quelquefois mme dans les cabanes et jusque dans les palais. Durant les quarante premires annes de lĠindustrie typographique, on ne songea point lĠentraver ; peine prenait-on les prcautions ncessaires pour assurer aux auteurs, diteurs et imprimeurs, la proprit de leurs travaux. Mais en 1501, un pape, qui sĠappelait Alexandre VI, institua la censure des livres, dfendit dĠen publier aucun sans lĠaveu des prlats, ordonna de saisir et brler tout ouvrage qui nĠaurait point obtenu ou qui cesserait dĠobtenir cette approbation. Ce bref dĠun pape, dont la mmoire est reste jamais fltrie bien dĠautres titres, a servi et sert encore de prototype tous les actes arbitraires, lgislatifs et administratifs, dirigs contre lĠart dĠimprimer. Ce nĠest point ici le lieu de tracer une histoire dtaille de cette tyrannie ; mais voici, sans distinction de pays ni dĠpoques, le tableau gnral de ses entreprises : le plus quĠelle a pu, elle a exig que les manuscrits livrer lĠimpression fussent soumis une censure pralable, quĠils fussent officiellement lus, paraphs et mutils par des censeurs ses gages ; elle y trouvait, entre autres avantages, celui de faire payer des permissions dĠimprimer, ou, comme elle disait, des privilges ; et, dĠailleurs, elle se rservait la facult de proscrire, au besoin, par des sentences subsquentes, les livres mme dont elle avait formellement permis la publication, sauf tendre lĠanathme sur les censeurs qui les avaient approuvs. Pour tenir lĠimprimerie et la librairie sous des chanes encore plus troites, on a fort souvent fix le nombre des libraires, et surtout des imprimeurs, en imposant aux uns et aux autres des directeurs-gnraux, des inspecteurs particuliers, chargs de surveiller tous les mouvements du commerce des livres. Cet trange rgime sĠest quelquefois maintenu mme des poques o lĠautorit feignait de renoncer lĠexamen pralable des ouvrages, contente de pouvoir, son gr, en arrter la publication, en confisquer les exemplaires, juger les doctrines, condamner les auteurs, et au besoin ou sans besoin, les imprimeurs et les libraires. Tantt lĠon a prtendu que le droit de rprimer les abus emportait celui de les prvenir ; tantt lĠon a dclar que la rpression commencerait ds lĠinstant o il y aurait eu entreprise dĠimprimer, et que lĠauteur, ou le libraire, ou lĠimprimeur qui demanderait et nĠobtiendrait pas la permission de publier, aurait publi par cela mme. En consquence, on saisissait un crit avant tout commencement de publication, et lĠon traduisait lĠimprimeur, le libraire, lĠauteur, non devant des jurs, mais devant des juges dĠun second ou troisime ordre, lesquels, selon le bon plaisir de leurs suprieurs, rprouvaient les doctrines, les thories, les systmes, et condamnaient une peine plus ou moins grave, plusieurs peines la fois, ceux qui avaient tent de soumettre leurs opinions personnelles lĠexamen du public. Enfin lĠon a dmenti le sens naturel des mots, boulevers le langage, autant quĠil tait ncessaire pour que la rpression ft tout fait quivalente la censure pralable, ou mme cent fois plus terrible. Cependant, qui le croirait ? tant de moyens arbitraires nĠont pas encore rassur ni satisfait le pouvoir : plus dĠune fois il sĠest rserv de plus la direction immdiate, presque la proprit de certains genres dĠcrits, le droit exclusif de les autoriser, et pour ainsi dire de les faire lui-mme, ou du moins dĠen retrancher ce qui ne lui plairait point, dĠy insrer ce quĠil voudrait ; dĠy publier, sans se montrer, les opinions quĠil jugerait propos de rpandre, et peut-tre les injures personnelles dont il lui conviendrait dĠaccabler ses victimes ; retenant ainsi sous sa dpendance les propritaires et les rdacteurs de tout recueil priodique, substituant ses intrts aux leurs, et leur responsabilit la sienne. Sa moindre prtention a t dĠexiger dĠeux des cautionnements considrables : comme sĠil ne sĠagissait pas dĠentreprises purement prives ! Et comme sĠil y avait lieu de demander de pareilles gages ceux, qui ne sont ni dpositaires, ni administrateurs de fonds publics, et dont la profession ne peut gravement compromettre un grand nombre de fonds particuliers !
Depuis trois cents ans quĠon use de ces diverses pratiques, quel succs en a-t-on obtenu ? On a ruin des imprimeurs et des libraires ; on a tourment, proscrit, immol des crivains ; on a fait expier aux talents et au gnie les bienfaits quĠils sĠefforaient de verser sur lĠespce humaine ; on a brl des livres, des auteurs et des lecteurs : le public en a-t-il vu moins clair ? A-t-on triomph des progrs de la raison ? A-t-on empch lĠessor de la pense ? A-t-on dsarm la vrit ? Il nĠy a pas dĠapparence, puisquĠon y travaille encore. Qui ne sait que dans le cours de ces trois sicles, et surtout durant le dernier, les connaissances nĠont cess de sĠtendre et de sĠpurer, lĠopinion publique de sĠclairer et de sĠenhardir ? En frappant dĠexcellents ouvrages, et quelques mauvais livres, les censures ont recommand les uns et les autres : elles seraient oublies si elles nĠtaient des titres de clbrit littraires. CĠest quĠen effet il est naturel de penser que lĠautorit ne proscrit que ce quĠelle dsespre de rfuter. En sĠefforant dĠimposer des opinions, en ne souffrant pas quĠon les contredise, elle fait souponner quĠelle renonce les tablir par les voies lgitimes de lĠinstruction. Ah ! lĠexamen ne met point la vrit en pril : les doctrines qui sont en effet certaines ou raisonnables, le paraissent davantage aprs quĠon les a discutes ; leur crdit nĠest compromis que du moment o aucune objection contre elles nĠest permise. En gnral, lĠesprit humain ne sĠassure que des choses dont il a dout, et quĠil a librement claircies. Des erreurs que la raison nĠa point dissipes, le sont beaucoup moins encore quand une sentence les condamne : nous forcer les dissimuler, nĠest point du tout nous en gurir, cĠest nous en rendre plus malades. Il en est de fort graves qui nĠont fait de progrs que parce quĠon les a juridiquement dclares capables dĠen faire. Le faible clat qui reste quelques livres pernicieux, nĠest que la dernire lueur des bchers jadis allums pour les consumer.
Ainsi toutes ces prohibitions et condamnations, impuissantes contre la vrit, inutiles lĠimposture qui les prononce, nĠaccrditent dĠautres erreurs que celles quĠil leur arrive par hasard de menacer ou de frapper. CĠest donc bien gratuitement quĠon sĠobstinerait maintenir ce rgime contre des garanties sacres, contre le plus bienfaisant des arts, contre la plus prcieuse des industries. Qui suivra lĠhistoire des entraves donnes la presse depuis 1501, reconnatra quĠelles nĠont t imagines que pour soutenir le caduque empire du mensonge et pour enchaner la raison humaine : cĠest un but honteux, mais un autre opprobre est de nĠavoir pu lĠatteindre en sacrifiant tant de victimes. Toutes les vrits, hormis celles qui seraient des injures personnelles, sont bonnes dire : la maxime triviale qui dit le contraire, est vide de sens, ou, ce qui revient au mme, elle signifie quĠil y a des tnbres lumineuses et des sottises raisonnables. NĠest-ce point la sagesse, au bien-tre, au bonheur que nous devons tendre ? Et pouvons-nous y tre conduits autrement que par la vrit, clairant, autant quĠil se peut, tous les pas de notre route, tous les dtails de notre vie, les lments de toutes nos connaissances, et surtout de celles dont lĠordre social est lĠobjet ? Hlas ! il nĠy a que trop de vrits qui chappent encore, qui chapperont longtemps nos regards : nous nĠen sommes assurment pas assez riches pour renoncer, de gat de cÏur, aucune de celles que nous aurions dcouvertes, ou que nous pourrions dcouvrir.
Quand ceux qui repoussent la libert de la presse veulent tre bien sincres, voici les confidences quĠils nous font. Ç Les institutions actuelles, nous disent-ils, tiennent certaines opinions qui ne supportent pas lĠexamen, des prjugs utiles aux classes minentes, contraires aux intrts de la multitude. Soumettre ces prjugs une discussion libre, cĠest nuire ceux qui en profitent, agiter ceux quĠils compriment, troubler le repos des uns et des autres. De pareils dbats nĠamnent que discorde et dsordre : du moment que le silence nĠest plus impos, cĠest tout aussitt la licence qui rgne et non pas la libert. È
Ceux qui tiennent ce langage ont une ide bien fausse de la socit en gnral, et particulirement des institutions actuelles. Le temps nĠest plus o les tablissements politiques se fondaient sur de vains et sots prjugs : il existe en plusieurs grands tats, des lois fondamentales qui donnent aux gouvernements des bases bien plus sres, savoir, la morale, les intrts communs tous les membres de la socit, toutes les familles, toutes les classes. Ce sont mme aujourdĠhui les classes les plus leves qui ont le plus redouter lĠempire de ces prjugs quĠon leur croit si profitables. Car cet empire circonscrit leur libert tant quĠil dure ; et ds quĠil sĠbranle, leurs possessions et leur sret sont aussitt compromises. Le joug des erreurs dont on nĠest pas dupe devient toujours accablant : il compromet bien plus quĠil ne protge les hommes distingus ; ils le supportent avec tant dĠimpatience quĠils sont les premiers le secouer, malgr les prils particuliers quĠils ont courir lorsquĠil se brise ; et bientt les rangs minents quĠils occupent sont entrans dans la dcadence des erreurs qui semblaient les soutenir. La vrit serait en effet redoutable, si elle avait demander le renouvellement des institutions fondamentales ; mais quand il ne lui reste rclamer que leur maintien et leur empire, sa voix est la plus pacifique qui se puisse faire entendre. Loin de provoquer des troubles, elle prvient, elle conjure les orages qui natraient tt ou tard dĠun dsaccord funeste entre les lois constitutionnelles et les habitudes administratives. Sans contredit, si vous ne voulez aucune libert dĠindustrie, aucune assurance des proprits, aucune sret des personnes, il ne faut pas que la presse soit libre ; mais si vous nous accordez sincrement ces garanties, songez donc quĠil est impossible quĠelles subsistent dans un pays o la facult de publier ses opinions resterait soumise tant dĠentraves. Non, vous nĠavez rellement intrt captiver nos penses, quĠautant que vous en prendriez disposer arbitrairement de notre industrie, de nos biens, et de nos personnes.
Vous nous parlez sans cesse de lĠextrme difficult dĠune loi sur la libert de la presse : cĠest quĠen effet cette libert est chimrique et impossible dans certaines hypothses dont vous ne voulez pas sortir.
Elle est impossible, tant quĠil subsiste, sous des noms et des formes quelconques, une direction gnrale de lĠimprimerie et de la libraire ; tant que ces deux industries ne sont point abandonnes leurs propres mouvements, sauf demeurer, comme toutes les autres, assujetties aux lois gnrales qui rpriment les fraudes.
Elle est impossible, sĠil y a, sĠil peut y avoir, une censure prliminaire, un examen pralable dĠun crit, avant quĠil soit ou imprim ou mis en vente.
Elle est impossible, sĠil y a une doctrine commande et une doctrine dfendue ; et si en se trompant, en raisonnant mal sur un art ou sur une science, on court dĠautres risques que dĠtre rfut.
Elle est impossible, sĠil nĠest pas bien reconnu que lĠinjure, la calomnie, la provocation directe un crime, et particulirement la sdition, sont les seuls dlits ou crimes dont un auteur, et son dfaut le libraire ou lĠimprimeur, puisse devenir juridiquement responsable.
Elle est impossible, si le mot indirect est employ dans les lois relatives ces crimes ou ces dlits ; ce mot nĠayant aucun sens prcis, et ne pouvant jamais tre destin quĠ servir de prtexte des perscutions odieuses, des condamnations arbitraires.
Elle est impossible enfin, si des jurs, tant dĠaccusation que de jugement, nĠinterviennent pas toujours pour dterminer, reconnatre, vrifier, dclarer le fait de sdition, de calomnie ou dĠinjure.
Sortez une fois de ces hypothses, et cette loi qui offre, dites-vous, tant de difficults, vous la trouverez toute faite, si votre code pnal a bien dfini les provocations sditieuses ou criminelles, la calomnie et lĠinjure, tant verbales quĠcrites et imprimes.
En ce qui concerne la calomnie et lĠinjure, ni la loi ni les jurs ne sauraient tre trop svres. Si lĠon parvenait ne laisser impuni aucun crime ou dlit de ces deux genres, on rendrait aux particuliers, lĠtat et aux lettres, un service du plus haut prix : aux particuliers, dont lĠhonneur et le repos ne resteraient plus exposs aux attentats du premier libelliste ; lĠtat, au sein duquel les satires personnelles attisent ou rallument les discordes, fomentent les rvolutions, entretiennent ou renouvellent les troubles ; aux lettres enfin, dont cette licence est lĠopprobre, et quĠon ne saurait mieux honorer quĠen les prservant dĠun si funeste et si honteux garement. Je ne sais aucun motif dĠindulgence pour lĠauteur dĠun crit calomnieux ou injurieux. Qui lĠobligeait parler des personnes ? Quel droit avait-il sur la rputation morale dĠun homme vivant ? Et pourquoi serait-il plus permis dĠimprimer des paroles insultantes que de les profrer de vive voix dans un lieu public ?
Bien loin de croire quĠon doive moins dĠgards aux magistrats, aux dpositaires ou agents de lĠautorit, je pense, au contraire, que les injures ou les calomnies diriges contre des hommes publics, ont, plus ou moins, un caractre sditieux qui aggrave le dlit ou le crime. La sdition est un acte directement attentatoire lĠempire des lois, au maintien du gouvernement, lĠexercice des pouvoirs. Si la puissance est usurpe ou tyrannique, la sdition, quelque nom quĠelle prenne, est une guerre, et ceux qui lĠentreprennent en courent les chances. Si la puissance est lgitime, ceux qui lĠattaquent commettent, contre la socit entire, le plus norme attentat. Dans tous les cas, la rvolte, trame ou consomme, est rpute crime, quand elle nĠest pas victorieuse ; et tous les actes, y compris les crits ou imprims qui ont pu y tendre ou y concourir, sont punissables.
La sdition ayant, par sa nature, un but direct et actuel, il est impossible, si lĠon ne veut pas le faire exprs, dĠen tendre le caractre de simples doctrines politiques, fussent-elles errones ou dangereuses ; des rclamations contre des abus rels ou prtendus, des propositions de rformes ; en un mot, des ouvrages ou opuscules purement thoriques. Des jurs ne sont point appels juger des systmes : une dcision doctrinale ne serait pas moins ridicule, rendue par eux, que par des docteurs de Sorbonne, des conseillers de parlements, ou des commis de bureau. CĠest au public seul quĠil est rserv de rejeter ou dĠadopter des opinions particulires. Mais les jurs vrifient et dclarent les faits de sdition, comme ceux de calomnies et dĠinjures[1].
Les crimes ou dlits de la presse tant dtermins par une loi prcise, il ne reste plus quĠ prendre le moyen dĠatteindre immanquablement lĠhomme qui en devient responsable. Or, cet homme est lĠauteur de lĠcrit o ils sont commis ; et dfaut dĠun auteur nomm, connu et domicili, cĠest le libraire ou lĠimprimeur. Tout ouvrage devra donc, pour tre licitement publi, distribu, mis en vente, porter le nom de lĠimprimeur, afin que celui-ci en rponde dans le cas o il nĠaurait pas joint son nom celui dĠun libraire-diteur, ou celui de lĠauteur mme ; et dans le cas encore o il nĠaurait indiqu, comme auteur, quĠun personnage fictif, inconnu ou sans domicile. Rien nĠempche mme que lĠautorit nĠexige quĠaprs lĠimpression de tout livre ou opuscule, on vienne, non lui demander la permission de le publier, ce qui est par trop absurde, mais lĠavertir quĠon le publie : cette dclaration oblige et la dposition volontaire dĠun exemplaire dans la principale bibliothque publique, auront deux effets : le premier, de constater la proprit littraire de lĠauteur ou du libraire ; le second, dĠindiquer la personne poursuivre, si, dans un dlai limit, on vient dcouvrir quĠil y ait crime ou dlit.
En un mot, poursuite et jugement, sĠil y a lieu, des crits publis ; mais nul examen pralable de ceux qui ne le sont pas encore : rpression des actions criminelles, mais libert illimite de manifester ses opinions de vive voix, par crit, et par la presse.
Aux poques si rares o cette libert avait commenc de sĠtablir, la ressource de ses ennemis a t de la proclamer en effet illimite, mais dĠabuser de ce mot, en lĠtendant jusquĠ lĠimpunit absolue de la calomnie et de la sdition. Bientt celles-ci, que nĠarrtait plus aucune barrire, se sont livres de si rvoltants excs, quĠon a, pour les prvenir, renou, peu peu, tous les liens qui avaient enchan la presse ; avec cette diffrence nanmoins, que le pouvoir arbitraire a trouv lĠart de conserver, son profit, la licence, en dtruisant la libert. Tandis quĠil dfendait de raisonner sur des intrts publics, il laissait compiler des dictionnaires de calomnies et dĠinjures personnelles. CĠest quĠil importe quelquefois assez peu au despotisme que la fureur et le dlire clatent, pourvu que la raison se taise. Les dsordres lui fournissent des prtextes contre elle ; il nĠest alarm que du bien quĠelle voudrait faire : il redoute bien plus lĠEsprit des Lois, lĠmile, lĠEssai sur les mÏurs des nations, que les placards dĠun ligueur ou dĠun frondeur. Il sait que la libert de la presse ne serait pas seulement une garantie individuelle, quĠelle acquerrait la force dĠune institution publique, et suffirait presque seule au maintien inviolable de toutes les autres garanties.
Les lois relatives aux cultes religieux peuvent se diviser en trois systmes.
Attacher une religion aux institutions politiques dĠun peuple, commander tous les habitants de la professer, leur interdire toutes les autres : voil un premier rgime ; il a t longtemps le plus usit.
Un autre consiste dsigner une religion comme celle de lĠtat, et lĠentretenir aux frais du trsor ou du domaine public ; mais en permettant lĠexercice des autres cultes, soit que lĠtat se charge aussi dĠen salarier les ministres, soit quĠil sĠen dispense.
Quelquefois enfin toutes les religions ont t indistinctement admises sans dfaveur ni privilge, ni dpense publique pour aucune.
Nous nĠaurons aucune observation particulire faire sur ce troisime rgime ; il tablit immdiatement la libert des consciences. Le premier la dtruit radicalement ; et le second peut la maintenir sĠil ne sĠaltre point, si les privilges quĠil accorde un seul culte nĠentranent aucune consquence contre le libre exercice des autres, contre la parfaite indpendance des opinions en matire religieuse. Ces opinions, aprs tout, sont du nombre de celles dont nous venons de parler ; et si le chapitre prcdent nous laisse quelque chose dire en celui-ci, cĠest raison de lĠinfluence particulire que lĠintolrance religieuse exerce sur le sort des peuples.
Nous avons donc montrer, dĠune part, comment le premier des trois rgimes qui viennent dĠtre distingus est toujours funeste ; de lĠautre, comment le second peut se concilier avec la libert.
I. DĠordinaire, les religions ne se bornent point la pure thologie naturelle ou surnaturelle, cĠest--dire des dogmes concernant Dieu, lĠme et la vie future : il arrive presque toujours que nous imposant plusieurs autres croyances historiques, chronologiques, astronomiques, politiques, philosophiques, elles prtendent resserrer et captiver les connaissances humaines dans le cercle quĠelles ont trac ; et comme il nĠexiste et ne peut exister aucune religion qui ne se dise la vritable, comme elles peuvent toutes, ce titre, sĠarmer dĠune autorit sacre pour empcher les progrs que la socit veut faire, il sĠensuit que lorsquĠelles exercent en effet cet empire, auquel il est bien rare quĠelles nĠaspirent pas, cĠen est fait de la libert de la pense, et par consquent de toutes les garanties sociales.
Cependant, hors une seule, toutes les religions sont fausses. Ainsi, parmi les religions principales, dj nombreuses, parmi les sectes diverses distinguer dans chacune dĠelles, parmi les sous-divisions indfinies de ces sectes, il nĠy a quĠune exception faire : tout le reste est idoltrie, impit, blasphme, ou du moins erreur, garement, dsordre. Tous les anciens peuples, hormis un seul, ont embrass des religions mensongres ou dfectueuses ; et nous considrons encore aujourdĠhui comme telles, celles qui dominent dans lĠAsie presque entire, dans une vaste partie de lĠAfrique, dans un grand nombre dĠtats europens et amricains. Ainsi, lorsquĠon envisage la socit sous lĠaspect gnral que prsente lĠhistoire de tous les temps et de tous les lieux, on est oblig de convenir que le systme qui prescrit un seul culte et qui exclut tous les autres, a gar la raison, vici les institutions politiques, asservi et dprav les hommes sans honorer assurment la Divinit, puisquĠau contraire il a forc le plus souvent la mconnatre, la dfigurer, lĠoutrager.
Appliqu la religion vritable, ce systme nĠen devient pas meilleur. DĠabord il la fait rvoquer en doute, puisquĠil suppose quĠon a besoin dĠtre contraint par corps la croire vraie, et quĠelle ne brillerait point assez de lĠclat de ses preuves et de sa doctrine. En second lieu, il la dpouille, autant quĠil est en lui, des caractres de justice et de mansutude quĠelle doit avoir pour ressembler au Dieu quĠelle adore, la revt des armes de la tyrannie, et la transforme en une puissance exterminatrice. Enfin, il la met en contradiction avec la sret individuelle, avec lĠessor des facults humaines, avec la franchise des relations sociales, avec les intrts et les conditions positives des associations politiques.
Lucrce se plaignait nergiquement des atrocits commises au nom de la religion. QuĠet-il dit, si lĠhistoire des sicles couls depuis avait pu se dvoiler ses regards ! On a souvent commenc le dnombrement des victimes immoles par lĠintolrance dans les quatre parties du monde. Cet immense et lamentable calcul nĠa jamais t achev ; mais chacun peut en rechercher les lments dans lĠhistoire dont ils ensanglantent toutes les pages. Il me semble que les esprits droits et les cÏurs sensibles ne devraient avoir besoin dĠaucune autre leon pour apprendre respecter toutes les croyances et toutes les incrdulits.
En observant de prs les hommes intolrants, on en distingue trois espces. Quelques-uns, entrans par un enthousiasme ardent, par les habitudes qui le produisent et lĠalimentent, obissent, en perscutant, aux mouvements dĠune conscience aveugle, sincre, et intraitable. DĠautres, fatigus de leurs propres doutes, quĠils reclent et font taire, sĠirritent contre ceux qui les fortifient en les exprimant. Mais il est, en troisime lieu, des intolrants plus formidables qui, dlivrs de toute croyance et de toute conscience, ne soutiennent, sous le nom de doctrines, que leurs propres intrts. Quiconque, en matire de religion, ne parlera point leur langage, car ce nĠest plus l quĠun langage, ils le proscriront la fois comme un agresseur de leurs possessions, et comme un censeur de leur fourberie. Plus calme et plus mthodique que les deux prcdentes, cette troisime classe de perscuteurs est, depuis quatre sicles, la plus nombreuse et la plus puissante. La seconde nĠa jamais t quĠauxiliaire ; et la premire, rduite maintenant ce rle, en remplissait un plus actif au Moyen-ge. Elles ont besoin de sĠentraider : les deux premires pourraient manquer de prudence, et mme de mchancet ; la troisime dirige lĠinquitude et le zle que leur donnent des persuasions ou des scrupules quĠelle nĠa pas.
Mais toutes trois ont pour adversaires parmi les hommes religieux, ceux en qui une conviction rflchie sĠunit aux lumires de lĠesprit, la droiture et la bont du cÏur. Ceux-l savent quĠil nĠy a pas plus de profit que de justice exiger de qui ne croit pas un langage hypocrite, et des habitudes mensongres : ils savent que toute imposture est irrligieuse, que le dguisement dgrade ; que si lĠerreur et lĠincrdulit sont des malheurs ou des torts, proscrire par dvotion est une frnsie, et perscuter sans croire, le comble de la perversit. Ils savent quels prils on expose une socit lorsquĠon veut que tout devienne astuce, fiction, simulacre, dans les mÏurs des classes instruites ; que les visages y soient des masques ; les opinions, des rles ; et les entretiens, des piges. Or, tels sont les effets les plus innocents de lĠintolrance dans un pays o, par le progrs des sciences et des arts, lĠesprit humain sĠest hasard, gar ou avanc dans des routes diverses, o se sont leves du sein des sectes anciennes, et se sont perptues, malgr lĠclat et la rigueur des anathmes, beaucoup de sectes nouvelles, thologiques et philosophiques, sceptiques ou crdules, zles ou paisibles. Il est indubitable que, dans une telle socit, il existe, en matire religieuse, une grande varit de sentiments, et que la contrainte qui condamnerait dissimuler toutes les doctrines, hors une seule, ne contribuerait ni enraciner ni propager celle-l.
Cette contrainte, quand on lĠa voulu tablir, a exig des perscutions atroces, sur lesquelles nos yeux ne se reportent quĠavec horreur. On avait inspir aux croyants un fanatisme si sauvage quĠil leur semblait tout simple que lĠhrsie ou lĠincrdulit ft expie dans les flammes : les proscrits nĠexcitaient dĠintrt que lorsquĠil semblait douteux quĠils eussent effectivement profess les opinions condamnes ; ds que ce fait tait avou ou paraissait avr, les supplices vengeaient, disait-on, le ciel ; et les peuples, les rois, les prtres, sĠattroupaient autour des bchers pour immoler ou voir expirer des victimes humaines, bien ou mal convaincues dĠune erreur. CĠest ce qui se pratique encore dans les lieux o lĠinquisition subsiste ; et, quelque pouvantables que soient ces sacrifices, ils sont en effet ncessaires partout o une seule doctrine thologique prtend interdire toutes les autres. Aucune barbarie, je lĠavoue, ne peut jamais surpasser celle-l : commis au nom de la Divinit, ces forfaits sont assurment ceux qui lĠoutragent avec le plus de scandale et dĠhorreur ; mais cĠest ce prix quĠun clerg se maintient exclusif, et que, sans parvenir extirper les sectes quĠil redoute, il tend et perptue son empire. Dieu, sa bont, sa justice, sont relgus dans le ciel ; et la tyrannie est le dieu de la terre, soit que le pouvoir civil et le sacerdoce se confondent en une seule autorit suprme, soit que diviss, la fois complices et rivaux, ils soumettent le monde au joug de leur concorde, ou le dchirent par leurs dissensions.
II. Les motifs qui doivent dterminer rejeter cet affreux systme, se reproduisent pour conseiller ceux qui tablissent une religion privilgie, mais non exclusive, de contenir ce second rgime dans ses plus troites limites, et de ne rien ngliger pour quĠil ne dgnre point en intolrance.
Quelques personnes voudraient carter jusquĠ lĠide et lĠexpression de religion de lĠtat. CĠest, mon avis, trop de rigueur : un culte profess depuis plusieurs sicles par le plus grand nombre des habitants, peut avoir, et par sa propre nature, et par de si longues habitudes, assez de relations avec la morale publique pour mriter quĠon le place au nombre des institutions propres la maintenir. LĠessentiel est de bien comprendre que ce qui offense la libert, ne bonifie jamais les mÏurs, et que de tous les peuples, le plus expos se dpraver est celui qui conserve le moins de garanties. Aussi les lgislateurs sages commencent-ils par dclarer, sans aucune sorte de restriction, que Ç chacun professe sa religion avec une mme libert, que chacun obtient pour son culte la mme protection È ; et sĠils ajoutent que Ç cependant telle religion est celle de lĠtat È, loin de modifier ou infirmer un droit fondamental par un fait particulier, ils prsentent seulement ce fait comme non exclu par le droit qui le limite.
LĠexistence dĠune religion de lĠtat donne lieu des prcautions importantes, dont les unes intressent, dĠune manire plus directe, le gouvernement, et les autres les gouverns. Les premires, quoiquĠelles ne touchent point immdiatement au sujet que je traite, nĠy sont pourtant pas trangres ; car si lĠautorit civile subissait le joug dĠune prtendue puissance ecclsiastique, toutes les garanties individuelles seraient ananties, puisquĠil nĠy aurait plus de garant. Mais les longs dmls du sacerdoce et de lĠempire ont compliqu les dtails dans lesquels il faudrait entrer pour dterminer les rapports du gouvernement avec le culte quĠil lui convient dĠentretenir et avec le clerg quĠil lui plat de salarier. QuĠil nous suffise de supposer que lĠautorit civile restera pleinement indpendante de tout tablissement religieux, que le prince ne dposera point sa couronne sur lĠautel, et ne se laissera enlever par qui que ce soit le droit et les moyens de protger les personnes, les proprits, lĠindustrie, la libre circulation des lumires.
Les frais du culte dclar national sont supports par tous les habitants, y compris ceux qui ne la professent point. Cette condition, qui pourrait sembler dure, si ces frais devenaient normes, rsulte immdiatement de lĠhypothse dĠune religion de lĠtat ; et lĠobligation de contribuer cette dpense est incontestable, comme celle de sĠabstenir de tout acte attentatoire au plein exercice de ce culte dans lĠintrieur de ses temples. Certes, si ce mme respect est garanti aux autres cultes, plus forte raison doit-il lĠtre celui que la loi distingue. Mais voici par quels acheminements cette distinction peut se transformer en une domination absolue et exclusive.
DĠabord, si ce culte tend ses rites solennels hors de lĠenceinte de ses temples, et si, dans ses excursions, il exige de ceux qui ne le pratiquent pas, certains hommages ou certains services, cĠest videmment empiter sur leur indpendance, leur prescrire des actes trangers ou contraires leurs opinions religieuses. De rares encore, ces crmonies extrieures deviendront frquentes, presque journalires, placeront un grand nombre de personnes sous le joug dĠusages qui leur rpugnent, de rglements purils et arbitraires ; provoqueront enfin des insultes, des querelles, des vexations.
Si ensuite, transformant en lois de police gnrale les devoirs particuliers que ce culte impose ses sectateurs, on restreignait, en certains jours, lĠactivit des travaux de tout le monde, la libert universelle de lĠindustrie et du commerce, et si peu peu on tendait la domination de certains prceptes religieux jusquĠaux actes de la vie prive, jusquĠaux dtails des habitudes domestiques, les garanties promises aux autres cultes deviendraient de plus en plus illusoires.
On les rendrait peu prs nulles, si lĠon chargeait les ministres du culte privilgi ou dĠun culte quelconque, de fonctions civiles ; si on les constituait les rdacteurs et les dpositaires des actes qui constatent les naissances, les mariages, les dcs, et fixent lĠtat des personnes. Il nĠy aurait pas loin de l soumettre les clauses du contrat matrimonial, les conditions de sa validit, des statuts purement ecclsiastiques. QuĠune religion sĠadressant la conscience de ceux qui la professent, leur recommande certaines pratiques ; quĠelle les leur prsente comme des devoirs ; quĠelle les dtourne des actions contraires ses maximes et ses statuts, le ministre sacerdotal sĠtend jusque-l. Mais, dans lĠordre social, le contrat de mariage demeure, comme tous les autres contrats, sous lĠempire des lois civiles ; et celles-ci se font intolrantes, du moment o elles puisent leurs principes et leurs dispositions dans une doctrine religieuse. Altres de cette manire, elles cessent videmment de garantir la libert des consciences. Elles communiquent une religion la puissance coactive qui ne doit appartenir quĠ elles seules.
Bientt le clerg deviendrait lui-mme une puissance, il oserait en prendre le titre ; il distinguerait dans le monde deux pouvoirs, le sien quĠil appellerait ecclsiastique, spirituel, sacr, divin, et le pouvoir vulgaire des princes temporels et des magistrats civils. Il prtendrait avoir ses tribunaux, sa juridiction, sa jurisprudence, transformerait son ministre pastoral en une autorit publique ; et au lieu de cette confiance purement volontaire que peuvent obtenir les exhortations des prtres, comme les conseils des mdecins, il exigerait une soumission proprement dite ses sentences.
DĠtranges abus des prdications publiques seraient de nommer ou dsigner les personnes dont les opinions ou les actions sembleraient, tort ou droit, contraires aux doctrines religieuses ; de fltrir les rputations, de menacer les proprits, et de protester mme contre les garanties donnes par les lois. LĠimpunit de ces diffamations et de ces provocations sditieuses ne laisserait aucun moyen de croire ni la libert des consciences, ni la force du gouvernement, ni lĠempire dĠune constitution.
Mais qui peut dire quel point toutes les garanties seront compromises, si la religion de lĠtat, ayant un premier pontife hors de lĠtat, ce chef tranger, indpendant des lois nationales, peut sĠen prtendre le rgulateur ; si ses dcrets, ses sentences, ses anathmes viennent frapper les personnes et les choses et les lois et le prince lui-mme ; sĠil sĠarroge le droit de disposer des domaines et des revenus publics, de crer et de gouverner des corporations, dĠtablir et de lever des impts, de rformer tout ce quĠil aura qualifi abus ou dsordre ; si, accordant ou refusant des faveurs, il associe assez dĠintrts particuliers aux siens propres pour fomenter les discordes, et pour influer selon les circonstances, soit sur les dtails de lĠadministration, soit sur les plus grands mouvements politiques ; si, unissant des fonctions sacerdotales une puissance temporelle et confondant toujours ces deux titres pour les soutenir et les agrandir lĠun par lĠautre, il se met en possession de modifier par ses traits comme par ses dcrets le rgime intrieur dĠun pays quĠil ne gouverne pas ? Aprs que ce pontificat a menac tant de trnes, lorsquĠon sait quĠil nĠen reconnat point lĠindpendance, lorsquĠil ne cesse de protester contre la libert des consciences, comment esprer quĠon la mettra hors de ses atteintes, moins quĠon ne dclare, plus hautement que jamais, quĠil nĠexerce, en tant que pontificat, aucune puissance extrieure ; que ses exhortations religieuses ne sauraient prendre le caractre de lois politiques, civiles ou pnales ; que ses actes enfin, de quelque nom quĠil les qualifie, ne peuvent en aucun cas, en aucun genre dĠaffaires, modifier, en quoi que ce soit au monde, les droits, lĠtat et le sort des personnes ? Supposons quĠun pontife suprme, aprs avoir, dans lĠune de ses ordonnances, dispos des domaines et des revenus dĠun tat qui nĠest pas le sien ; aprs avoir cr, modifi, dot des tablissements publics ; menac, sous les noms vagues dĠabus et de dsordres, les garanties donnes par la loi fondamentale aux proprits, aux industries et lĠtat civil des personnes ; supposons, dis-je, quĠil termine sa dcrtale en disant, au nom de Dieu, anathme quiconque, roi ou sujet, citoyen ou reprsentant, gouvernant ou gouvern, aura la prsomption dĠopposer la moindre rsistance des usurpations si rvoltantes : assurment un pays o un tel crit serait publi comme une loi, ou la suite dĠune loi, renoncerait par ce seul fait, non seulement toute libert individuelle de conscience, mais tout reste de dignit nationale.
Les ministres de la religion de lĠtat ne sont, aux yeux de lĠtat, que des officiers de morale publique, donnant aux peuples des leons, et, sĠil se peut, des exemples de vertus, prsidant au culte divin, et rpandant, par les seules voies de lĠinstruction et de la persuasion, la connaissance des dogmes religieux, naturels ou rvls ; mais nĠexerant aucune autorit directe et proprement dite, ne sĠimmisant dans aucune branche dĠadministration ni de lgislation, et ne pouvant contraindre personne pratiquer certains prceptes, croire ou ne pas croire certaines doctrines.
Il serait par trop drisoire de promettre la libert de conscience si le culte privilgi ayant, comme il lui importe de lĠavoir, la libert de prouver, par des discours et des crits publics, la vrit de sa propre doctrine, et par consquent de rfuter ou de combattre les doctrines contraires, celles-ci demeuraient condamnes au silence, prives des moyens de se dfendre, et dĠexaminer, leur tour, celle dont elles auraient sans cesse redouter les attaques, tous gards si formidables. Il faut donc que la libert de la presse, telle que nous lĠavons envisage dans le chapitre prcdent, sĠtende sans distinction ni restriction toutes les opinions religieuses. Ce nĠest pas quĠil y ait de trs grands avantages esprer de ces discussions thologiques ; mais on nĠa point craindre quĠelles se prolongent sous un rgime sage. LorsquĠen effet les consciences sont parfaitement libres, tous ces crits polmiques perdent bientt leur chaleur et leur intrt ; lĠesprit humain se reporte des tudes plus paisibles. On cesse de contredire les dogmes religieux, ds quĠannoncs et non prescrits, offerts et non imposs, ils ne menacent aucun droit individuel, aucun intrt civil, aucune relation politique. Mais la perscution donne le besoin et quelquefois le talent dĠcrire : les apologies des doctrines proscrites sĠcrivent la lumire des bchers allums par les proscripteurs. On citerait tel anathme qui a fait composer trois mille volumes de thologie pour ou contre un seul ouvrage. Hlas ! combien faudra-t-il encore dĠexpriences pour quĠon sache enfin que, soit quĠil sĠagisse de la vrit ou de lĠerreur, le sang des martyrs est la semence des croyants, et que des cendres dĠun livre, bon ou mauvais, solennellement brl, il doit sortir une bibliothque ?
Tous les arguments contre la libre publication des opinions en matire religieuse, se rduisent deux espces : les uns sont suggrs par une persuasion vive, les autres puiss dans des considrations politiques. On repousse cette libert, ou comme outrageant la Divinit mme, ou comme branlant les bases de lĠdifice social : en ne la tolrant point, on croit dfendre la cause de Dieu, ou bien celle de la socit ; motifs extrmement respectables, et auxquels il nĠy aurait rien opposer, si les prils quĠils supposent taient rels. CĠest ce que nous examinerons ; mais pour que la question soit bien pose, il est indispensable de sĠarrter deux observations prliminaires.
Premirement, il faut se souvenir que nous ne raisonnons point dans lĠhypothse dĠune religion exclusive, et de lĠinterdiction absolue de toutes les doctrines hors une seule, de tous les cultes hors celui que lĠtat prfre. Nous supposons, au contraire, que chacun professe sa religion particulire avec une gale libert, et obtient pour son culte la mme protection. Or, accorder ainsi plusieurs de nos concitoyens le droit de ne point professer la religion de lĠtat, et leur ravir celui dĠexpliquer pourquoi ils ne la professent point, ce serait leur permettre et leur interdire la fois une mme chose ; ils ne jouiraient certainement pas dĠune libert gale la ntre, nĠobtiendraient pas la mme protection, si, privs de la facult de justifier publiquement leur incrdulit ou leur croyance, ils se voyaient condamns sĠentendre dire chaque jour quĠils ont tort, sans pouvoir jamais essayer de prouver quĠils ont raison.
En second lieu, nous recherchons ici quelles doivent tre les garanties sociales, non dans certains pays seulement, mais chez tous les peuples, y compris ceux o une fausse religion est celle de lĠtat. L, sans doute, lĠinterdiction des crits contraires au culte national, ne garantirait que lĠerreur, que la perptuit des maux quĠelle engendre, des flaux quĠelle amne ; et lĠtablissement des missions trangres prouve que nous croyons utile et lgitime de rpandre les lumires au sein de ces contres malheureuses. Cependant ceux qui les gouvernent auraient leur disposition tous les arguments qui servent repousser la publication des doctrines opposes une religion dominante ; ils commenceraient par dclarer que leur religion est la vritable, et partiraient de ce point pour empcher de la discuter : ils allgueraient des raisons dĠtat, insisteraient sur les prils des controverses ; et si par hasard ils taient eux-mmes dsabuss des superstitions de leur pays, ils oseraient peut-tre les reprsenter encore comme les seules bases donner la morale dans lĠesprit grossier du vulgaire. Non, leur dirions-nous, ces croyances, si elles sont forces, ne seront pas des gages de bonnes mÏurs : elles ont t, au contraire, les causes immdiates des plus frquents dsordres et des plus abominables forfaits. Assurment vous ne sauriez apporter trop de zle maintenir, par la contrainte, vos superstitions surannes, sĠil tait vrai que sans elles les hommes dussent commettre encore plus de crimes quĠils nĠen ont commis sous leur empire ; mais tout ce quĠon a pu faire jusquĠici dĠexpriences sur un tel sujet, prouve que les hommes deviennent meilleurs et plus heureux proportion quĠils sont moins crdules et moins esclaves ; lĠautorit lgitime sĠaffermit dĠautant plus quĠelle confond moins le respect que lui doit la raison publique avec le crdit populaire quĠusurpe et que perd tt ou tard lĠimposture. Gardez-vous dĠassocier les intrts du pouvoir des illusions que, malgr tant de dpenses prodigues pour leur entretien, vous ne pouvez maintenir quĠen faisant taire ceux quĠelles ne sduisent pas.
LĠhommage d la religion vritable est de la distinguer comme la seule qui nĠait rien redouter dĠune discussion libre. Il nĠy a quĠun moyen dĠlever contre elle des doutes prilleux, et quĠelle ait peine dissiper ; cĠest de ne pas souffrir quĠon la contredise. Vous qui la rvrez comme un bienfait du ciel, reposez-vous donc de son maintien sur sa divinit, bien plus encore que sur les soins particuliers que prend chaque jour, pour entretenir son influence, lĠtat qui lĠa dclare la sienne ; et puisque dĠailleurs vous souffrez que plusieurs de vos concitoyens ne la pratiquent pas, laissez-leur la facult dĠexposer les motifs qui les dterminent sĠen abstenir. Que craignez-vous de la publicit de ces motifs, vous, si convaincus de leur faiblesse extrme, vous dont la foi repose sur dĠinbranlables fondements ? Ce serait une trange manire dĠtre sr de la bont de votre cause, que dĠimposer silence votre partie adverse. En dsesprant de triompher, si vous ne parlez tout seul, vous tablissez le prjug le plus favorable vos antagonistes, et vous leur conciliez bien plus de suffrages quĠils nĠen auraient obtenu en dfendant une mauvaise cause.
Ajoutons que la morale publique nĠest aucunement compromise par ces controverses. En disputant sur les croyances et les pratiques ncessaires pour viter les peines et mriter les rcompenses dĠune vie future, on sĠaccorde sur les devoirs de fils, de pre, dĠpoux, de sujet, de citoyen, que la vie sociale exige. LĠquit, la bienfaisance, les bonnes mÏurs ont t recommandes, prches lĠenvi par presque toutes les sectes anciennes et modernes. La plupart ont aspir la perfection des vertus humaines : il nĠy a gure eu que les jsuites qui aient tent de justifier les dsordres et les attentats que les lois rpriment, et qui aient enseign une thologie malfaitrice. Pour lĠordinaire, la morale proprement dite, celle qui intresse les gouvernements et les peuples, demeure saine ct des diffrentes doctrines thologiques, except lorsquĠelles sont intolrantes. ïtez donc lĠintolrance, et tous les cultes contribueront maintenir lĠordre moral sur la terre : la vraie religion aura de plus lĠavantage de mieux enseigner le chemin du ciel, intrt sacr, sans doute, mais dont le soin doit tre abandonn nos consciences, si vous ne voulez pas transformer cette religion bienfaisante en une tyrannie exterminatrice. Puisque la foi est un don de la bont divine, elle ne saurait tre une loi que la puissance humaine impose.
Observez, enfin, que lĠinterdiction des crits contraires une religion privilgie conduirait lĠasservissement absolu de la presse. Ne savez-vous pas que les thologiens ont prtendu arrter le progrs des sciences, quĠils ont anathmatis le systme du monde, retrouv par le gnie ; quĠils ont fait expier Galile ses observations et ses dcouvertes ; quĠils prononcent des dcisions irrfragables sur la chronologie et les annales des anciens peuples ; quĠils prtendent assujettir lĠhistoire leurs traditions doctorales, et surtout asservir lĠenseignement de leurs coles tous les genres de connaissances idologiques, morales et politiques, que le mot de philosophie dsigne ? Mais lĠloquence mme, la posie, les productions purement littraires, que de peine nĠont-elles pas tre trouves orthodoxes ! Que de livres anciens et modernes exclure des bibliothques classiques, que de pages retrancher des meilleurs livres, si rien ne doit offenser directement ni indirectement aucun des dogmes, des prceptes, des rites, des dtails innombrables qui tiennent de prs ou de loin une thologie dominante !
On a fort souvent fait sentir lĠimproprit du mot tolrance. Il semble nĠexprimer quĠune grce, quĠune concession provisoire : il humilie, et menace beaucoup plus quĠil ne garantit. La libert des consciences serait, au contraire, une condition gnrale, honorable, irrvocable de lĠassociation politique ; mais, au mot prs, quĠon puisse en effet professer, sans entraves et sans prils, tout genre dĠopinions, religieuses ou non religieuses ; cette justice a t jusquĠ prsent si rare, quĠon devra la considrer comme un bienfait.
Chez les anciens, toute garantie individuelle tait refuse la partie considrable de la population quĠon retenait en esclavage, et lĠon sĠavisait fort peu de fixer et dĠassurer les droits individuels des autres habitants. La plupart des monarchies taient absolues ; et lĠhistoire de celles o le pouvoir du prince avait reu quelques limites est pleine encore dĠactes arbitraires, et de ces troubles intrieurs qui indiquent toujours lĠabsence, la suspension ou lĠimperfection des garanties. Dans les rpubliques on sĠtait beaucoup plus occup de la part que chacun aurait aux dlibrations et rsolutions politiques, que de la sret des personnes et des proprits, que du libre exercice de lĠindustrie et de lĠindpendance des opinions. Tout y tait sacrifi des intrts gnraux quĠon envisageait comme distincts de tous les intrts particuliers, et qui fort souvent en effet se conciliaient fort mal avec eux. On aspirait une sorte de grandeur nationale compatible avec le malaise domestique de la plupart des citoyens. Des dissensions perptuelles et quelquefois violentes entre les classes ou entre les partis, semblaient la seule manire dĠtre qui convnt ces socits, la condition ncessaire de leur existence, de leur nergie, et de lĠclat dont elles aimaient se couvrir. Nous devons avouer que ce systme nĠest pas le moins propre dvelopper les forces morales de lĠhomme ; il peut ouvrir aux talents des carrires brillantes, et placer la vertu dans des situations hroques. Mais il y a lieu de penser que les mÏurs, les habitudes, les ides quĠil suppose sont perdues sans retour : des travaux plus diviss, une industrie plus active, un commerce plus tendu, des connaissances plus prcises, ont donn dĠautres besoins, et imprim une toute autre direction aux peuples actuels de lĠEurope.
Au Moyen-ge, il sĠest form, principalement en Italie, quelques rpubliques o lĠexercice des droits de cit et une sorte de rgime municipal tempraient, limitaient, annulaient la tyrannie des seigneurs, mais en assurant aux opinions populaires ou dominantes un despotisme absolu, et en laissant les personnes et les proprits exposes aux attentats de chaque faction qui venait prvaloir. La libert est en soi si salutaire que son image, ainsi dfigure, eut le pouvoir encore dĠentraner lĠindustrie et les arts des progrs quĠils ne faisaient point ailleurs. Mais tant dĠinstitutions gothiques touffaient ces faibles germes dĠindpendance, quĠils nĠont pu se dvelopper assez pour jeter sur aucune de ces rpubliques un clat comparable celui dont brilleront jamais dans les annales de la terre, les rpubliques de lĠantiquit. Du reste, en tous lieux o sont mconnus les droits civils, pour lesquels seuls on a besoin de droits politiques, la destine de ceux-ci est de nĠamener que des orages, et de sĠteindre au milieu des calamits.
En exceptant ou sans excepter quelques rpubliques, le tableau gnral que nous offrent les sicles du Moyen-ge est celui de vingt peuples retenus dans les plus profonds abmes de la servitude, de lĠignorance et de la misre. L se dvoilent tous les moyens qui contribuent subjuguer pour longtemps lĠespce humaine : invasions, conqutes, usurpations, institutions fodales, barbarie et confusion des lois, guerres interminables, expditions lointaines, proscriptions, incendies, massacres, intolrance religieuse, et domination du pouvoir pontifical. CĠest ces conditions que les princes achtent le bonheur dĠteindre les lumires et les garanties, et de sĠen priver eux-mmes. Ce rgime de fer, qui semblait inbranlable, sĠest pourtant affaibli par degrs ; et lorsquĠon recherche les causes de sa dcadence, on est ramen, pour dcouvrir les premires, aux temps mmes o il jouissait de sa plus grande force. Telles ont t surtout les querelles soit entre le sacerdoce et lĠempire, soit entre les monarques et les seigneurs ; tels les combats que se livraient entre elles les sectes perscutrices ; tels enfin ces armements insenss qui dpeuplaient lĠEurope, mais agitaient les peuples et les disposaient sĠinstruire.
Depuis le commencement du quinzime sicle, dĠautres dissensions et plusieurs dcouvertes ont tel point clair lĠesprit humain, et ranim lĠactivit publique, que, pour persister refuser les garanties individuelles, les gouvernements furent obligs donner au moins des promesses, faire des transactions ou des concessions, soit relles, soit mensongres, et inventer sans cesse de nouveaux artifices pour dpraver les mÏurs et comprimer lĠessor de la pense. Ils ne sont parvenus cependant quĠ rendre lĠmancipation des peuples plus tardive et moins complte. Lentes ou explosives, des rvolutions politiques, y compris celles quĠon nomme religieuses, ont rempli, presque sans interruption, le cours de ces quatre cents dernires annes, et manifest la lutte qui ne cessait dĠexister entre les germes vivaces du nouvel tat social, et les restes inanims des institutions du Moyen-ge. On cite comme lĠun des plus tranquilles un pays o depuis lĠan 1400, on a fait la pragmatique, rsist au concordat, rejet les dcrets du concile de Trente, proclam les liberts de lĠglise nationale, accueilli le plus mal quĠon a pu des bulles qui se disaient dogmatiques ; un pays o des guerres civiles se sont allumes sous les noms de bien public, de ligue et de fronde ; o des dragonnades et un dit proscripteur nĠont pu draciner le protestantisme ; o les perscutions ont honor et perptu une autre secte religieuse ; o les anathmes et les arrts ont rendu plus clbres les crits et les crivains quĠils ont frapps ; o des parlements exils, casss, renouvels, rappels, se sont vus toujours environns dĠhommages quand ils rsistaient au pouvoir arbitraire, toujours dsavous comme lui quand ils lui servaient dĠinstruments ou dĠorganes ; un pays o sur six rois, depuis 1589 jusquĠen 1793, trois ont pri de mort violente, victimes de fanatismes divers, sans parler dĠun quatrime dont les jours ont t menacs en 1757. Pourquoi tant dĠagitations, de discordes et dĠattentats au sein du plus doux et du plus sociable des peuples, et comment a-t-il pu se prcipiter enfin dans une rvolution terrible ? CĠest que sa sociabilit mme, son industrie, ses progrs lui avaient fait sentir le besoin et peu peu concevoir lĠide des garanties quĠon sĠobstinait lui refuser, et quĠil a demandes toutes en 1789, par des vÏux libres et calmes, authentiques et unanimes.
QuĠune vaste rvolution ne soit lĠouvrage que dĠun petit nombre dĠambitieux, quĠelle ait clat au sein dĠun grand peuple et lĠait agit tout entier malgr lui et sans son concours, cĠest une supposition purile. Ce peuple aura fort bien pu se sentir entran hors des bornes quĠil se serait prescrites ; il aura rprouv les excs, regrett dĠavoir consenti lĠtablissement et lĠagrandissement de certains pouvoirs ; mais si ses besoins, ses sentiments, ses opinions nĠavaient pas provoqu ou second les premiers mouvements, sĠil et refus dĠy applaudir et dĠy participer, tout se serait ncessairement rduit des tentatives que le gouvernement aurait rprimes avec un plein succs. Tout grand changement qui sĠopre malgr le gouvernement dans le systme politique dĠune nation, sans intervention de forces trangres, est voulu, consomm, approuv par elle ; et lorsquĠaprs vingt-cinq ans, on vient lui attribuer le droit de le dsavouer, cĠest une flatterie calomnieuse toute pareille celle que lui adressaient les promoteurs des excs et des crimes lorsquĠils y attachaient son nom. Ce qui lui appartient et nĠappartient quĠ elle seule, cĠest la rclamation des garanties individuelles ; rclamation toujours si vive quand elle est libre, quĠelle se confond avec les premiers efforts qui tendent la satisfaire.
Si ces observations sont justes, il en faut conclure quĠun peuple clair, sensible, industrieux, qui lĠon refuse ces garanties, reste dans un tat critique durant lequel les orages se forment, sĠamonclent, grondent ou clatent. La prudence veut quĠon le fasse jouir des droits quĠil rclame, ou, sĠil se peut, quĠon lui en fasse perdre lĠespoir ou mme lĠide, en le replongeant dans les tnbres. Entre ces deux termes, il nĠy a que vicissitudes, jamais de stabilit. On avance ou lĠon recule, et tous les pas, progressifs ou rtrogrades, sont des secousses ; il nĠest possible de sĠarrter en aucun point. En vain lĠon voudrait nous reporter des poques quelconques, choisir depuis le milieu du quinzime sicle : nous ne pourrions pas plus nous y fixer que ne lĠont pu nos pres. Celles que nous trouverions dures provoqueraient des plaintes amres ; et les plus douces, en favorisant nos progrs, nous entraneraient vers le terme o les garanties sont parfaites. CĠest donc au Moyen-ge quĠil faudrait nous ramener et nous enchaner par des liens plus troits que ceux sous lesquels ont pli nos anctres ; car nous avons acquis plus de ressort, et il nĠest gure possible de nous comprimer comme eux sans nous craser.
Ce Moyen-ge mrite, tous gards, dĠtre profondment tudi. CĠest lĠge de fer du genre humain ; cĠest lĠge dĠor des oppresseurs : il nĠa manqu aux tyrannies de ces temps-l que lĠart de sĠaccorder entre elles, et de ne point affaiblir par leurs dissensions la ligue redoutable quĠelles avaient forme contre les peuples. LĠantiquit, quoi quĠon en dise, nĠoffre point dĠexemple dĠun joug aussi accablant que celui quĠimposaient nos misrables aeux tant dĠinstitutions despotiques, militaires, fodales, sacerdotales, monastiques, scolastiques, imagines ou perfectionnes depuis le sixime sicle de lĠre vulgaire jusquĠau quatorzime. On dirait que lĠesprit humain, renonant toute autre habilet, avait exclusivement consacr ses facults, employ ses forces forger ses propres chanes. Aussi voyons-nous les regards des oppresseurs se reporter sans cesse vers une poque si regrettable. QuĠun aventurier vienne usurper la puissance suprme, il sĠempressera de recueillir les noms, les images, tous les dbris de ces institutions ferrugineuses, et sĠefforcera dĠen recomposer, pice pice, lĠdifice effroyable. Il replongera les arts eux-mmes dans cette barbarie : vous reverrez des usages, des costumes, des dcorations gothiques ; vous nĠentendrez parler que de Charlemagne, de paladins, de seigneurs chtelains, de chevaliers et de troubadours. On vous vantera la navet des productions les plus insipides ; et des mÏurs qui rellement furent aussi licencieuses que serviles vous seront donnes pour emblmes de la courtoisie et de lĠhonneur.
Ce nĠest pas, je crois, par des doctrines quĠon russirait repousser la demande des garanties individuelles. Que dire en effet aux hommes, pour leur prouver quĠils doivent tre esclaves et non sujets, possds et non gouverns, appartenir des seigneurs ou un seul matre absolu ? Oserait-on mme exprimer une telle consquence, la suite des arguments destins lĠtablir ?
Voici quels sont ces arguments, autant du moins que jĠai pu les comprendre :
Ç Il ne faut jamais de constitution : cĠest toujours un manifeste dĠanarchie, un signal de discorde, un obstacle invincible lĠexercice de lĠautorit lgitime. Tout au plus pourrait-on admettre, au pluriel seulement, lĠemploi de ce mot de constitutions, en lĠappliquant aux diffrentes lois fondamentales dĠun tat, non runies en un seul code. Mais il vaut encore mieux que ces lois ne soient crites nulle part, et quĠelles subsistent dĠelles-mmes dans les ides communes, dans les habitudes publiques, dans les tablissements qui ont travers plusieurs sicles. Un ancien peuple est mal venu demander une constitution, puisquĠil en a une, qui, ne et mrie avec lui-mme, se confond avec sa propre histoire, et se compose de traditions plus sacres quĠaucun texte. Les mÏurs nationales ont reu pour toujours lĠempreinte de ces institutions antiques, et ne prendront jamais celle des opinions consignes dans une constitution nouvelle. Il nĠen rsultera quĠun dsaccord funeste entre les lois et les mÏurs, entre lĠexigence importune dĠun nouveau code politique, et lĠempire indestructible des anciens usages ; entre les prtentions des classes roturires, fondes sur un ignoble systme reprsentatif, et les droits naturels attachs aux grands domaines des hommes titrs et monarchiques ; enfin entre les vaines spculations dĠune philosophie tmraire, et les principes immuables dĠune religion divine. È
Je nĠentreprends point de rfuter de si nobles raisonnements : je dis seulement quĠils sont devenus inefficaces. SĠils supposent de hautes lumires, ce sont celles que nous nĠavons plus, et quĠon ne nous rendra point. Les conservateurs de ces doctrines ne russiront point les propager ; en vain ils feront admirer leur talent ou lĠadmireront eux-mmes : lĠinutile minence de leur gnie ne serait quĠune preuve plus clatante de lĠirrparable discrdit de leurs doctrines.
On sait bien quĠil y a des religions qui entremlent leurs rites, leurs prceptes, leurs dogmes, des opinions et des institutions politiques. Mais on sait aussi que la religion chrtienne nĠa point ce caractre et nĠadmet point ce mlange ; quĠelle est reste durant plusieurs sicles trangre aux gouvernements ; quĠelle a t, depuis, indistinctement professe dans des rpubliques et dans des monarchies absolues ou tempres ; quĠelle a partout recommand lĠobissance aux lois et aux autorits lgitimes ; quĠelle nĠa jamais prescrit aucun genre particulier de constitution sociale. Un citoyen, qui depuis est devenu souverain pontife[2], a publiquement dclar : Ç Que lĠvangile ne tend point dtruire la libert ; quĠau contraire, il en fait concevoir la plus juste et la plus honorable ide ; que le gouvernement dmocratique, loin de rpugner au christianisme et dĠtre en opposition avec les maximes vritablement religieuses, appelle, entrane les peuples la pratique des vertus vangliques ; quĠen un mot la foi du chrtien se concilie parfaitement avec les droits et les devoirs de lĠhomme libre, et mme du rpublicain. È Comment donc nous faire croire quĠil y ait de la tmrit, de lĠimpit dans la dclaration des garanties sociales, et dans lĠtablissement dĠune monarchie limite par un systme reprsentatif ?
Ce sont les sujets de cette monarchie, et non pas son territoire, quĠil sĠagit de reprsenter. Qui ne sait que les possessions territoriales ne sont point, dans un pays industrieux et commerant, le seul genre de proprits ? Persuaderez-vous un peuple immense quĠil nĠexiste que dans la plus petite des classes qui le composent, que par elle et pour elle seule ? Il y a longtemps que les hommes ne sont plus, en Europe, compris dans les domaines, et compts au nombre des choses possdes. LĠtendue plus ou moins grande des richesses relles dĠune caste, est difficile vrifier, et nĠaboutirait aucune consquence prcise ; tandis que le droit de tous les gouverns tre protgs, et par consquent reprsents, est immdiatement sensible.
Sans les mÏurs, il est vrai, les lois sont vaines : mais un code politique qui nĠest point en accord avec les mÏurs, et qui ne parvient pas les modifier, disparat en peu dĠinstants, et presque de lui-mme. SĠil faut trente ans dĠefforts, de guerres, de discussions et dĠintrigues, pour extirper un systme dĠopinions et de lois, cĠest quĠil a des racines profondes, cĠest--dire morales, qui le reproduiraient encore aprs quĠon croirait lĠavoir aboli. Les mÏurs, en France, sĠtaient leves par degrs, surtout dans le cours du dix-huitime sicle, au niveau des institutions de 1789 ; les mÏurs seules ont rendu ces institutions possibles, ncessaires, toutes-puissantes. Ë leur tour, depuis cette poque, les institutions ont tellement influ sur les mÏurs que, pour ne pas sĠapercevoir du nouvel aspect que celles-ci prsentent, il faut se confiner dans quelques salons privilgis, et se figurer quĠon y voit rassemble la nation entire, et, comme on le dit quelquefois, toute la France. Je ne remarque pas cette illusion comme ridicule, car elle est dsastreuse : cĠest elle qui, entretenant une opposition futile, mais irritante, et conseillant des agressions dĠautant plus inconsidres quĠelles ne sont que des insultes, perptue lĠtat de rvolution, et multiplie les catastrophes.
SĠil y a quelque peuple europen qui ait conserv durant quatorze sicles les mmes lois, le mme gouvernement, ce nĠest assurment point le peuple franais. Toute son histoire politique intrieure pourrait se rduire lĠtablissement et au progrs du rgime fodal sous les Mrovingiens, lĠaffaiblissement momentan de ce rgime sous Charlemagne, sa renaissance et ses dveloppements sous les successeurs de ce prince, sa dcadence lente, intermittente, et graduelle, sous la dynastie captienne. Or, chaque variation de ce rgime a modifi lĠtat des personnes, les droits des communes, la prrogative nationale, et, bien plus encore, la puissance du monarque. Quelques noms qualificatifs se maintiennent assez uniformment dans tout le cours de nos annales ; celui de roi se transmet successivement plus de soixante personnages : mais il a presque chaque fois une signification particulire. Il exprime tous les divers degrs de pouvoir qui peuvent se trouver compris entre lĠimpuissance absolue et le plein despotisme. Si vous recherchez quelle fut la mesure de lĠautorit royale entre les mains de Childebert, de Charlemagne, de Louis-le-Bgue, de Hugues-Capet, de Saint Louis, de Philippe-le-Bel, de Charles VI, de Louis XI, de Henri III, et de Louis XIV, vous trouverez dix constitutions aussi diffrentes lĠune de lĠautre que celle qui existe aujourdĠhui peut lĠtre de celle de 1780. Aucun des anciens corps de lĠtat nĠa joui constamment des mmes privilges ; il nĠen est aucun qui nĠait diversement us et abus de ceux quĠil a conquis, alins, recouvrs, reperdus. Je ne parle pas des institutions subalternes qui ne remontaient quĠ des sicles peu reculs ; les parlements, au treizime ou mme au quatorzime, le conseil dĠtat la fin du seizime, les intendants au dix-septime, etc. : ce quĠil importe dĠobserver, cĠest que les relations entre le prince et la noblesse, entre celle-ci et le tiers-tat, entre le clerg et les autres ordres ; le rgime militaire, le systme judiciaire, lĠadministration provinciale et municipale, ont prouv de perptuelles vicissitudes ; de sorte que si nous demandions ceux qui rclament si vivement lĠancienne constitution du royaume, en quoi elle consistait, sur dix mille rponses, nous nĠen pourrions pas obtenir deux qui fussent dĠaccord ou conciliables entre elles.
Et voil pourquoi lĠon aime bien mieux que les lois fondamentales ne soient point crites. On sait merveille que les traditions seront tout ce quĠon voudra, se flchiront au gr de toutes les prtentions et de tous les caprices. SĠil suffit de deux ou trois faits, dĠun seul peut-tre, pour tablir un usage, il nĠy a point de maxime, librale ou servile, quitable ou tyrannique, quĠon ne puisse extraire de quelques pages de notre histoire, et proclamer fondamentale. Par la mme raison, cet odieux terme de constitution, quand on ne peut viter de lĠemployer, dplat un peu moins au pluriel quĠau singulier : une expression vague est bien plus commode quĠune expression prcise ; ds quĠil y a plusieurs constitutions, il est permis dĠesprer quĠil nĠy en aura bientt plus du tout, et que seulement cet amas de dbris constitutionnels, confusment renverss lĠun sur lĠautre, deviendra un utile arsenal o lĠon pourra choisir des armes, les aiguiser ou les mousser volont. Mais ces rflexions qui se prsentent dĠelles-mmes lĠesprit de tout usurpateur ou oppresseur, frappent non moins vivement lĠintelligence des peuples, de ces peuples si clairs aujourdĠhui sur leurs intrts, quĠil nĠen reste presque plus un seul en Europe qui ne possde ou ne demande une constitution.
Renoncez donc aux arguments, aux doctrines : ne vous puisez pas en instructions, nĠesprez pas de convertir : frappez et opprimez, si vous pouvez. LĠaudace et la violence peuvent amener des rtrogradations rapides : une exprience rcente a prouv quĠon peut reculer, en douze ans, dĠun espace immense. Qui sait si avec plus dĠart encore, lĠaide de lĠinquisition qui renatrait plus active et plus dvorante, force de cours prvtales et de tribunaux spciaux, force de supplices, de bannissements et dĠexpropriations ; en rgnrant la fodalit ; en dotant avec profusion un clerg innombrable, et des lgions monacales anciennes et nouvelles ; en rtablissant surtout la socit des jsuites ; en brlant dĠailleurs tous les exemplaires de la plupart des livres et un nombre suffisant des hommes qui les ont lus ; en fermant ou en corrompant les sources de lĠinstruction, en altrant lĠhistoire ; en fabriquant des titres ; en abolissant lĠimprimerie ou en rservant exclusivement lĠusage de cet art aux autorits suprmes ; en teignant peu peu toutes les lumires acquises ; en resserrant le commerce dans ses plus troites limites, et en comprimant lĠessor de toute industrie : qui sait, dis-je, si par un habile et vigoureux emploi de tous ces moyens, on ne russirait point rouvrir, pour les restes des gnrations actuelles et pour les gnrations futures, ces profonds abmes o jadis les peuples perdirent si longtemps tout souvenir de leur dignit, tout sentiment de leur force et toute notion des garanties sociales ?
On a dĠailleurs bien assez de traditions sur ce rgime : on connat parfaitement les rgles suivre pour le maintenir.
La premire est que la populace languisse dans une misre extrme ; quĠil ne sĠaccumule point de produits dans ses mains ; quĠelle demeure prive des jouissances qui rendraient de lĠactivit ses facults, du mouvement ses ides, quelque nergie ses affections. Il suffit dĠobtenir dĠelle les travaux dont ses matres ont besoin ; ses consommations doivent tre restreintes ce quĠil faut tout juste pour quĠelle ne soit pas hors dĠtat de pourvoir aux leurs.
La seconde rgle est de repousser, de refouler successivement dans cette populace, le plus grand nombre possible dĠhabitants, de telle sorte quĠil nĠy ait hors dĠelle que ses oppresseurs, rduits au nombre prcis o ils ont besoin dĠtre pour lĠassujettir tout entire, les uns par la force et les autres par lĠimposture ; en employant dĠailleurs, pour la contenir et lĠenchaner, le service machinal dĠindividus pris dans son sein. Tout est craindre dĠune classe intermdiaire qui se formerait entre les hommes puissants et les misrables.
La troisime rgle est dĠinterdire tout le monde, et sĠil se peut mme aux personnages les plus minents, toute tude un peu srieuse de la nature et de la socit, dĠtendre lĠempire des superstitions et des prjugs sur ceux mmes qui les exploitent leur profit, dĠeffacer les sciences morales et politiques du tableau des connaissances humaines, dĠimposer silence toutes les voix qui ne seraient pas les organes du pouvoir, les fidles interprtes de ses oracles et des saines doctrines quĠil a consacres.
Il importe de veiller particulirement sur les tudes historiques, et dĠen prvenir la dangereuse influence, en les dirigeant vers les recherches les plus oiseuses que faire se pourra. Si lĠon juge propos quĠil y ait des savants, on dcernera ce titre ceux qui sauront vrifier des particularits indiffrentes, dcouvrir ou expliquer lĠaventure des monuments inutiles, disserter sans fin sur toute minutie suranne qui ne touchera par aucun point aux destines et aux intrts des peuples.
Le despotisme se plat quelquefois favoriser les belles-lettres, parce quĠen effet elles commencent dĠordinaire par lui rendre des hommages qui semblent le fortifier ; mais ce sont l des sductions quĠil doit craindre. Ces talents, dont les flatteries lĠenivrent, finiront par rpandre autour de lui trop de lumires : il ferait mieux de briser ce vase dont les bords sont emmiells, mais au fond duquel la vrit fermente.
Le despotisme serait plus imprudent encore, sĠil ne ramenait pas lĠinnocence et la crdulit de lĠenfance les sciences physiques et mathmatiques, dont les progrs ont une influence qui, pour tre moins immdiate et moins sensible, nĠen devient que plus prilleuse. Ces sciences troublent de trois manires le sommeil des peuples esclaves, et le repos des oppresseurs. DĠabord elles dissipent trop de prestiges par lĠobservation des phnomnes, par lĠexamen des lois de la nature, par lĠexposition du systme entier du monde. Ensuite elles accoutument lĠesprit humain des recherches profondes et des mthodes rigoureuses dont il ne manque pas de faire dĠautres objets une application tmraire. Enfin elles clairent les arts, les dirigent, simplifient leurs procds, multiplient leurs productions, leur ouvrent de nouvelles routes et des carrires sans bornes. La terre elle-mme, quand les rayons de ces sciences ont lui trop longtemps sur elle, semble aussi, par son active fcondit, par la varit, lĠordre et la richesse de ses productions, sĠaffranchir du joug des prjugs et des caprices. En un mot, ce genre de connaissances, le plus hardi de tous, finit par mettre les socits dans un tat aussi rgulier que prospre, o les choses conspirent avec les hommes contre le pouvoir arbitraire.
Il rsulte de ce chapitre : 1Ħ quĠun systme politique, o lĠenthousiasme national sacrifierait tous les intrts domestiques lĠintrt ou plutt la gloire de lĠtat, parat nĠtre plus notre usage ; 2Ħ quĠil est extrmement prilleux de permettre des progrs aux arts et la raison, quand on ne veut point accorder ni mme reconnatre les garanties individuelles ; 3Ħ que pour les refuser expressment, le seul rgime bien efficace et bien sr, sĠil tait encore praticable, serait celui o toutes les lumires sont teintes, toutes les industries entraves, et lĠespce humaine retenue par son abrutissement dans la plus troite et la plus dure servitude.
Cependant on a imagin un autre systme, qui consiste proclamer solennellement ces garanties, mais les rendre illusoires par des lois dĠexception ou de circonstance ; ce sera lĠobjet du chapitre suivant.
LĠhypothse dont nous allons nous occuper est celle dĠun peuple qui des lois qualifies fondamentales ou constitutionnelles ont promis toutes les garanties individuelles, mais que des lois provisoires qui se succdent sans interruption, retiennent ternellement sous le joug du pouvoir arbitraire[3].
Tous les cultes sont tolrs, mais la lgislation, lĠadministration, la police, et la politique extrieure, sont calques sur un seul, de sorte que les obligations religieuses quĠil impose la conscience de ses sectateurs, sĠtendent peu peu aux actes civils et domestiques de ceux qui ne le professent pas. Ceux-ci mme seront tellement rprouvs ou abandonns par le gouvernement, quĠil laissera quelquefois impunis les attentats les plus criminels commis contre leurs proprits ou contre leurs personnes ; et il dira cependant que les consciences sont libres !
Il a t dclar que chacun jouirait du droit de publier et dĠimprimer ses opinions ; mais le gouvernement se rservera les moyens dĠempcher la publication des opinions qui lui dplairont, et de poursuivre les auteurs qui professeront des doctrines quĠil ne trouvera pas saines ; il sĠattribuera la direction, la rdaction, presque la proprit des crits priodiques ; il fera plus : il tablira ou maintiendra des rgisseurs gnraux de lĠindustrie typographique ; et il dira que la presse est libre !
Les proprits sont reconnues inviolables ; mais quelques-unes, publiquement et impunment menaces par des ministres dĠtat, par des ministres de la religion de lĠtat, perdront une partie de la faible valeur que leur laisseront les impts exorbitants dont elles seront crases comme toutes les autres. Il sera dfendu, non de les attaquer, mais de sĠapercevoir quĠon les attaque ; il se prsentera peut-tre des occasions o le gouvernement ne les trouvera point assez solides pour y attacher je ne sais quels titres ; et pourtant il dira toujours quĠil ne met entre elles et les autres proprits aucune diffrence !
Enfin la sret des personnes est solennellement consacre : mais il arrivera des conjonctures o les ministres, les administrateurs, les agents suprieurs et subalternes du gouvernement, seront autoriss porter la main sur les citoyens suspects leurs yeux, et les retenir dans les fers, sans les traduire en justice. Que sais-je ! il pourrait arriver que des centaines, des milliers dĠindividus, militaires, jurisconsultes, hommes dĠtat, hommes de lettres, propritaires, ngociants, artistes, fussent bannis ou dports perptuit, sans aucune sorte de jugement, et peut-tre pour des faits, des opinions, des votes sur lesquels la loi fondamentale aurait expressment interdit toute recherche. Le gouvernement recherchera ces votes, comprendra sĠil le faut, dans la mme proscription, des votes opposs entre eux et contradictoires, poursuivra les proscrits au-del de ses frontires, voudra quĠils ne trouvent aucun asile ; et il continuera de se dire le garant de la sret de toutes les personnes !
SĠil ne sĠagissait ici que de quelques abus accidentels de la puissance, on pourrait les croire invitables au milieu des mouvements compliqus dĠun vaste systme dĠadministration. Ce qui est trange, ce qui tient presque du prodige, cĠest que les actes qui dmentent textuellement la loi fondamentale, puissent porter eux-mmes le nom de lois, et se revtir de toute lĠautorit dont ils la dpouillent. Une constitution nĠest videmment rien du tout, si ce nĠest pas la loi de toutes les autres lois. Ds que celles-ci peuvent se soustraire son empire, la restreindre, la transgresser, la suspendre, elle nĠest plus quĠune fiction, quĠun mensonge. Entre toutes les lois, elle seule est inefficace, puisquĠelle ne peut rien contre les autres qui peuvent tout contre elle. On dirait quĠelle nĠexiste que pour recevoir des outrages, que pour rendre plus sensibles chaque citoyen les attentats individuels quĠelle lui avait ordonn de ne plus craindre. Que signifie cette immutabilit quĠon ose lui attribuer encore ? Une loi immuable est celle quĠon observe ; et lĠon commence renverser une constitution du moment o lĠon dsobit quelquĠune de ses dispositions littrales. Ce qui contredit la lettre dĠune loi constitutionnelle, nĠest jamais conforme son esprit ; et lĠon renverse son autorit si, dans les questions quĠelle a positivement rsolues, on consulte autre chose que son texte.
Dans lĠhypothse dont nous parlons, il y a simultanment deux rgimes opposs, lĠun constitutionnel, lĠautre rvolutionnaire ; car ce nom barbare est le seul qui convienne des caprices suggrs par des circonstances mobiles. Le premier nĠest que de simple apparat ; il fournit des noms quelques autorits, des intituls leurs actes, des formes ou formules leurs dterminations. Le second imprime en effet les mouvements, et bien quĠil se cache le plus quĠil peut, cĠest lui seul qui se fait sentir. Si le crmonial constitutionnel frappe encore quelquefois les regards, ce sont les volonts arbitraires qui rgissent les actions, et qui pntrent tout lĠintrieur des hommes et des choses. Mais quoique les forces soient toujours ingales entre lĠordre et le dsordre, quoique celui-ci ne puisse se perptuer sans prvaloir, leur coexistence entrane entre lĠun et lĠautre une lutte journalire et scandaleuse, qui, en laissant le premier sans puissance, laisse aussi le second sans crdit et mme sans aveu. Ce qui reste du rgime rgulier suffit encore dshonorer le pouvoir arbitraire, qui, en sĠirritant de cet opprobre, sĠy plonge de plus en plus.
Vous nĠavez, quand ces deux rgimes existent, quĠ observer de prs ce qui se passe dans les administrations suprieures et subalternes, dans les conseils, les bureaux, les tribunaux ; vous verrez partout bien plus dĠhommes employs prparer, excuter, appliquer des lois dĠexception, quĠ remplir des fonctions raisonnables. LorsquĠil y a deux principes dans un gouvernement, cĠest toujours le mauvais qui occupe et anime la plupart des agents de lĠautorit. Les affaires dont le cours est rgl, si par hasard il sĠen prsente encore, sont sans intrt leurs yeux, et ddaigneusement renvoyes des moments dĠun plus grand loisir. Ils croient ne plus gouverner ni administrer, sĠils nĠimpriment ou ne reoivent des secousses ; ils redoutent lĠordre, non seulement comme ordre, mais comme ennui. Notez dĠailleurs quĠau moment o cesserait le rgime arbitraire, la moiti des employs deviendrait superflue, et le gouvernement bien moins prodigue de salaires et de gratifications. Aussi devez-vous compter parmi les causes qui perptuent ce rgime, les intrts quĠil satisfait, les cupidits quĠil alimente, par consquent lĠnorme surcrot de dpenses publiques quĠil exige ; car la tyrannie et lĠimposture sont fort chres. Dpouiller tout un peuple des garanties individuelles est un mtier lucratif qui devient lĠunique industrie, le seul savoir-faire des milliers de fonctionnaires et dĠemploys qui lĠexercent.
Quant au gouvernement qui les soudoie, il nĠy gagne assurment rien du tout. Ce double rgime, loin de tourner son profit, le retient dans une position fausse et prilleuse, le constitue dans un tat habituel dĠinfidlit, le condamne reproduire sans cesse de misrables sophismes, dont lĠabsurdit frappe les esprits les moins exercs, et lĠexpose alternativement, quelquefois simultanment, aux ressentiments et aux attaques de tous les partis frapps tour tour de ces armes illgitimes, aprs sĠen tre tour tour empars. Prenant au sein des factions ses instruments et ses victimes, le systme arbitraire ou rvolutionnaire ranime leur fanatisme, ternise leurs vengeances, nourrit les gouvernants comme les gouverns de dfiances, dĠinquitudes, dĠapprhensions vagues, dĠesprances chimriques, et les entrane, travers des malaises provisoires, aux plus dplorables catastrophes.
Les effets de ce rgime sur lĠordre reprsentatif et sur lĠordre judiciaire mritent dĠtre particulirement observs.
Pour rendre les garanties purement fictives, il faut de ncessit faire en sorte que la reprsentation nationale ne soit quĠun vain simulacre. On abolit donc les droits de cit ; on dsigne les lecteurs, on les nomme dĠoffice ; on attache cette fonction des faveurs arbitrairement distribues. Tantt on ne leur laisse que le droit de prsenter des candidats entre lesquels des courtisans, runis en corps, sont chargs de choisir ceux qui leur ressemblent le mieux ; tantt, si les lecteurs doivent faire immdiatement des nominations dfinitives, on emploie tous les moyens dĠintrigues, de corruption, de violence, pour quĠils les fassent telles quĠon les veut, telles quĠon les a dtermines dĠavance par des listes ministrielles. On obtient ainsi une prtendue assemble reprsentative o le gouvernement seul est reprsent ; il lĠest par ses plus chres cratures, par ses agents les plus affids, nobles et privilgis dĠancienne ou de nouvelle date, ministres, conseillers dĠtat, administrateurs gnraux et particuliers, prsidents et conseillers de cour de justice, lieutenants, procureurs et avocats du prince. Aucun soin nĠest omis pour que les gouverns nĠaient l, sĠil se peut, personne qui les reprsente, personne dont les intrts soient les leurs, personne qui puisse y porter leurs opinions, leurs sentiments, leurs votes. L, quand le silence absolu nĠest pas command, les accents de lĠadulation se font seuls entendre en pleine libert : si par hasard quelques voix sĠlvent pour invoquer les garanties promises, pour signaler de monstrueux abus, elles sont interrompues, couvertes par des clameurs, et bientt mme on refuse expressment dĠentendre ce langage de la raison et de la patrie.
Veut-on faire semblant dĠinstituer des conseils dĠadministration locale ? On donnera ce nom des commissions dont les membres seront directement nomms par lĠautorit suprme, sans aucune participation des administrs, et qui, en exprimant les volonts quĠon leur aura dictes, ou celles que leur suggreront les intrts particuliers de leur caste, passeront pour avoir dclar le vÏu public dĠune cit, dĠun arrondissement, dĠune province. Les jurs, si lĠon ne parvient pas teindre cette institution incommode, si lĠon est forc dĠen conserver au moins le nom, les jurs seront aussi des commissaires dsigns par des intendants et des prsidents, selon lĠintrt que les gouvernants prendront aux causes dont on aura, pralablement ce choix, dress le tableau. On abolira dĠailleurs le jury dĠaccusation ; et cependant lĠon se dfiera encore tel point du vain simulacre dĠun jury de jugement, quĠon lui soustraira la connaissance de la plupart des affaires criminelles, soit sous prtexte que les faits vrifier ne sont que des dlits qui nĠentranent pas des peines afflictives ou infamantes, soit parce quĠon aura cr, pour beaucoup de crimes, des tribunaux dĠexception.
En effet on a besoin dĠaltrer tous les lments, tous les ressorts de lĠordre judiciaire, quand on a rsolu de rduire des mots vides de sens les garanties quĠon a proclames. Avant de tourner contre elles le ministre des juges ordinaires institus pour les dfendre, on commence volontiers par crer des tribunaux rvolutionnaires, des cours prvtales, des cours spciales permanentes, extraordinaires, ou autres, des conseils de guerre, des commissions militaires. Presque tous ces noms l du moins avertissent assez de ce quĠil faut attendre ; chacun sait de reste, que ce nĠest point protger lĠinnocence, ni affermir des garanties, quĠon emploie une telle justice. Les gouvernants se htent de sĠen servir pour se dbarrasser de leurs ennemis, ou de ceux quĠil leur a plu de dclarer tels ; et lorsque le cours des vengeances est devenu si rapide, le nombre des victimes si exorbitant, lĠiniquit si palpable et si rvoltante, quĠils en sont effrays eux-mmes, ils se dterminent, non sans regret, briser quelques-uns de ces instruments de proscription, et les remplacer par des cours, tribunaux ou conseils, dont lĠapparence soit plus rgulire. LĠune des ides dont ils sĠavisent quelquefois est de donner des attributions judiciaires un conseil dĠtat que la loi fondamentale ne reconnat point, qui peut bien exister dans une monarchie absolue, mais qui nĠa point de place dans un vritable systme reprsentatif, parce que, nĠtant ni responsable ni indpendant, remplissant la fois et confondant des fonctions de toute espce, lgislatives, ministrielles, administratives, et enfin judiciaires, il est rellement indfinissable, et incompatible par sa nature avec une constitution proprement dite, comme il lĠest par la dpense inutile quĠil entrane et quĠil provoque, avec toute sage conomie. Quand ce conseil est employ comme tribunal, cĠest le gouvernement qui juge, et le plus souvent dans sa propre cause. Cependant, comme il est difficile de ne pas limiter cette juridiction aulique certains genres dĠaffaires, les gouvernants ne croiraient pas juger assez, sĠils ne disposaient des tribunaux ordinaires ou constitutionnels ; et pour que ceux-ci ne se montrent pas indociles, en se prvalant de leur inamovibilit, on sĠapplique la rendre illusoire comme tout le reste. La nomination des juges ne sera donc que provisoire, tant quĠils ne seront pas institus ; et on ne les instituera quĠaprs avoir pris, pour les diriger, les prouver, les purer, un dlai de plusieurs annes. Avant lĠexpiration de ce dlai, on fera dans lĠorganisation judiciaire quelque changement, dĠailleurs superflu ou nuisible, mais qui annulera les nominations prcdemment faites, en autorisera de nouvelles, et reculera de plus en plus lĠinstitution fatale. Aprs mme quĠelle sera consomme, une rorganisation restera toujours possible, toujours annonce, toujours lĠobjet des craintes et des esprances de chaque juge, toujours le motif de sa docilit, de sa complaisance : il nĠoubliera jamais quĠil peut, dans cette hypothse, se voir destitu avec ou sans pension, ou bien promu un grade suprieur. Voil comment les jugements criminels, et mme civils, auxquels les gouvernants prendront intrt, nĠmaneront, en dernire analyse, que dĠeux-mmes, comment ils subjugueront un pouvoir qui devait rester indpendant et impartial. Sans doute lĠautorit souveraine doit avoir dans les tribunaux des officiers qui lui soient propres, qui soient en effet dignes dĠelle par la dcence et la gravit de leurs discours, qui jamais ne se croient dispenss par leur charge dĠobir leur conscience, ni autoriss transformer une accusation publique en un tissu de sophismes dcrdits, de fictions calomnieuses, dĠobservations satiriques ou dĠimprcations violentes. Mais ct, au-dessus mme de ces organes du gouvernement, la loi a aussi les siens : ce sont les juges ; et tout vestige dĠordre et dĠquit disparatrait dĠun tribunal, si le premier des juges qui le composent se constituait, sans le moindre dguisement, la partie adverse des accuss ; sĠil menaait les dfenseurs, sĠil circonscrivait les dfenses ; si, trouvant le secret dĠtre injuste mme envers des coupables, il ne faisait dans tout le cours des dbats que prononcer, avec lĠaccent de la colre et de la vengeance, lĠarrt qui les doit terminer. En vain de pareilles sentences se rpteraient par cho de degr en degr, dans plusieurs cours : lĠopinion publique les rprouverait toutes dĠune voix unanime et calme, que les juges seuls auraient le malheur de ne pas entendre ; parce que, ne prtant lĠoreille quĠ la voix des hommes dont ils dpendent, et de ceux quĠils tiennent sous leur propre dpendance, ils sĠentretiendraient dans des illusions de parti depuis longtemps dissipes au sein de la socit entire. Il se prononce assurment beaucoup de sentences injustes sous le pur despotisme. Mais si quelquĠun crivait jamais les annales des iniquits judiciaires, les poques qui fourniraient le plus de matriaux cette horrible histoire, seraient encore celles o des gouvernements infidles rendaient illusoires les garanties quĠils avaient promises. Ce rgime, quelque couleur et quelque direction quĠil prenne, quĠil soit dmagogique ou dictatorial, rvolutionnaire ou ractionnaire, est, par son essence, celui du mensonge, de lĠeffronterie, et de la cruaut : cĠest alors que, sans aucune exception, toutes les questions se dcident, non par lĠexamen des faits, mais par lĠide quĠon a des sentiments politiques de chaque prvenu ; et tandis que les forfaits les plus avrs demeurent impunis, ds quĠils sont censs commis pour la cause qualifie bonne, les opinions contraires celles des gouvernants sont des crimes irrmissibles. Les procs dĠtat se multiplient sans mesure, plus arbitraires, plus irrguliers que sous la monarchie absolue ; et lĠon est tent de regretter les procdures secrtes, qui couvraient au moins tant de scandales.
Il nĠest jamais difficile de prvoir comment doit finir le rgime frauduleux dont nous parlons : il faut quĠil aboutisse ou la destruction radicale des garanties, ou des troubles qui dĠordinaire ne les rendent point. Ce qui doit tonner, cĠest quĠil puisse sĠtablir, cĠest quĠun peuple, assez clair pour rclamer des droits individuels, et assez fort pour obtenir quĠon les reconnaisse, porte lĠirrflexion et lĠinsouciance jusquĠ souffrir quĠon les rduise des illusions puriles. Mais qui ne connat lĠempire que les mots, les formules, les apparences commencent toujours par exercer ? Des articles constitutionnels o ces droits sont proclams, des corps institus pour les dfendre, un snat, un tribunat, des dputs, des lecteurs, des jurs, des juges dits inamovibles, lĠappareil, enfin, dĠun systme reprsentatif, frappe tous les regards, tranquillise les esprits, et dcrdite les premires alarmes du petit nombre de citoyens quĠil nĠa pu sduire. LĠespace de temps dont lĠopinion publique a besoin pour se former, est employ au dveloppement de tous les moyens dĠusurpation et dĠimposture, corrompre les hommes qui restent chargs de fonctions publiques, priver les autres de toute influence, tablir dans les diffrentes classes de la socit, les habitudes et les mÏurs qui conviennent un tel gouvernement, jusquĠ ce que ses excs, et, ce qui est pis, ses imprudences, amnent des revers qui lĠbranlent et des orages qui le dracinent. Sa chute est rapide, parce que les premiers symptmes qui lĠannoncent dissipent les illusions, et rendent lĠopinion publique ses lumires, sa libert, sa puissance. On rougit dĠavoir appel lĠimpudence nergie, et le charlatanisme habilet ; de nĠavoir longtemps os dire ce quĠon en pensait, et de sĠtre laiss prendre des piges rellement dcouverts.
Nul ne fait moins de progrs dans lĠart de gouverner que celui qui lĠexerce arbitrairement : le moyen de devenir un joueur habile nĠest pas de sĠaccoutumer tricher ; toute fraude vient dĠimpritie. Cependant vous verrez des hommes dĠtat contracter tel point le besoin des fraudes politiques, je veux dire des lois dĠexception et des actes arbitraires, quĠils finiront par se persuader de bonne foi quĠil est impossible de gouverner autrement. Ils nĠenvisagent quĠavec effroi lĠinstant o ils manqueraient de ces moyens extraordinaires dont ils usent tous les jours. Ils rclament le maintien du rgime inconstitutionnel, moins pour faire du mal que pour tre en tat de faire quelque chose : renonant au dsordre, ils se croiraient condamns lĠinaction ; un gouvernement rgulier nĠest, leurs yeux, quĠun gouvernement dsarm. Bientt mme, ils sĠapplaudissent dĠavoir conu une ide si transcendante de la nature de leurs fonctions, et prennent en piti les esprits vulgaires qui persvrent conseiller la franchise, lĠordre, la justice. Ils rougiraient de redescendre dans la sphre des hommes principes, des spculateurs sans exprience, des partisans de thories abstraites. Ë leur dire, le respect pour les maximes constitutionnelles est le symptme dĠune intelligence troite, dĠune extrme inaptitude aux fonctions publiques ; et force de leur entendre prononcer cette sentence, bien des gens, imbus encore des maximes loyales, sĠefforcent dĠy renoncer, de peur de passer pour inhabiles.
Sans contredit la politique est une science exprimentale, et il est absurde dĠy riger en principe ce que lĠexprience contredit. Une thorie est le systme ou lĠensemble des rgles dĠun art : si ces rgles sont impraticables, ou si elles nĠaboutissent quĠ une pratique vicieuse, elles ne composent quĠune fort mauvaise thorie, ou plutt ce nĠest point l, proprement parler, une thorie. LĠexprience doit donc tre ici le seul guide, lĠunique matre ; mais o sont, je vous prie, les faits qui montrent lĠutilit, la ncessit des lois dĠexception et des mesures arbitraires ? Quels rsultats ont-elles jamais amens, sinon des injustices et des infortunes particulires, des troubles publics, des dissensions, des rvolutions, des dtrnements, des calamits ? Quelle couronne ont-elles affermie ? Quel peuple ont-elles rendu sage, heureux, tranquille ? Au moins lĠabsolu despotisme peut se vanter de quelque succs ; on lĠa vu en certains pays, certaines poques, se maintenir assez longtemps calme et solide. Mais ce bizarre amalgame de lois fondamentales et de caprices rvolutionnaires, qui donc a-t-il jamais russi ? Quelle page de lĠhistoire dpose en son honneur ? Quel triomphe a-t-il obtenu, qui nĠait t incertain et bientt expi par des malheurs ? Quand nĠa-t-il pas perdu ce quĠil prtendait sauver ? Quelle nation nĠa-t-il pas conduite la servitude ou lĠanarchie ? Et vous voulez que nous admirions votre sagesse profonde, parce que, plus tmraires que vos prdcesseurs, vous recueillez leurs traditions sans tre effrays de leur chute ; parce que, ddaignant toutes les leons, et mprisant tous les exemples, vous vous levez dans des rgions orageuses o toutes les chances sont contre vous ! Ah ! je conviens que le devoir de remplir ses promesses, dĠtre fidle ses engagements, est une notion bien vulgaire, et qui nĠa rien du tout de transcendant : elle rsulte immdiatement du sens des mots et de la nature des choses ; mais elle nĠen est pas moins un conseil de lĠexprience, un rsultat de toutes les observations positives. De grce, pourquoi pensez-vous quĠil nĠy ait de clairvoyance et dĠhabilet que dans la mauvaise foi et quĠen des pratiques frauduleuses ? De quel droit assurez-vous que tant de sages, qui dans le cours des sicles prcdents ont appliqu la morale la politique, nĠtaient que des rveurs oisifs qui nĠavaient rien essay, rien observ, rien recueilli ? Ils ont connu avant nous et mieux que nous le danger des spculations abstraites ; mais ils avaient tudi le cÏur humain, approfondi lĠhistoire des socits, suivi de prs le cours des affaires politiques de leur temps, recherch les causes et les effets des rvolutions antrieures. SĠils nous ont dit quĠil est aussi prilleux que honteux de violer les lois fondamentales quĠon vient dĠtablir, ce nĠest pas leur faute ; cĠest un rsultat quĠils ont trouv, quĠils nĠont point invent, et que vous confirmerez tt ou tard par de nouveaux exemples si vous persistez vous croire trop clairs pour le mettre profit.
Mais, dites-vous, les circonstances ! Quoi ! ce refrain surann aurait encore quelque crdit ! Quand, au nom du peuple et de sa libert, dĠinsenss dmagogues rgnent par la terreur, et couvrent tout un pays de sang et de cendres, ils disent que cet pouvantable brigandage est exig par les circonstances ! Quand un usurpateur rduit toutes les institutions de vains simulacres, tous les droits aux faveurs quĠil dispense, et toutes les lois ses volonts propres, il prtend quĠil nĠy a pas dĠautres moyens de pourvoir aux besoins des circonstances. Quand des factions redevenues puissantes signalent leurs triomphes par les reprsailles de toutes les injustices quĠelles ont endures, quand elles imitent de point en point les artifices, les infidlits, les violences dont elles se sont plaintes, elles font semblant dĠobir, en se vengeant, la ncessit des circonstances. Toujours donc des circonstances, pour quĠil nĠy ait jamais de constitution, jamais de garanties pour personne ! Oui, certes ! les circonstances demeurent ou deviennent critiques, toutes les fois quĠune constitution est aux prises avec un rgime inconstitutionnel, et tant que les srets promises par les lois fondamentales sont dmenties et annules par des lois rvolutionnaires. LĠobstination ne pas sortir de ce systme irrgulier, est au fond la seule circonstance prilleuse ; tous les autres dangers dcoulent de celui-l : vous employez comme remde le principe mme du mal ; cĠest votre mdecine qui a cr et qui entretient la maladie. NĠest-il pas sensible que le refus des bienfaits solennellement octroys, doit prolonger lĠagitation des esprits, lĠanimosit des mcontents, les manÏuvres des malveillants, les craintes et les esprances des factions ? Le bon sens ne dit-il pas quĠil ne faut compter ni sur lĠaffection des partis quĠon menace, ni sur la fidlit de celui dont on ne seconde quĠ moiti les prtentions et les efforts ? Ne devient-il pas clair pour tout le monde que ces mesures arbitraires sont des essais dĠune tyrannie timide encore, des prparatifs de subversion, des rtractations artificieuses et graduelles de toutes les promesses que lĠon a faites ? Qui ne sait que les lois rgulires, les actes rguliers des pouvoirs publics, suffiraient pleinement la rpression de toute entreprise relle contre un gouvernement tabli ; que les seuls coups redoutables la rbellion et profitables lĠautorit, sont ceux que la justice frappe dĠune main sage et rgle ; que les proscriptions branlent les proscripteurs bien plus quĠelles nĠaccablent les proscrits ; quĠelles laissent ceux-ci de lĠespoir et du ressort tant quĠils vivent, du renom, du crdit et des vengeurs quand ils ne sont plus ? Encore une fois, ce ne sont pas l des abstractions, des spculations, des principes ; ce sont des documents fournis, toute poque, par trop dĠexpriences.
Cependant plus le rgime arbitraire a dur, plus ceux qui lĠont entretenu craignent de sĠen priver. Une longue absence de la libert leur fait apprhender son brusque retour comme un pril extrme ; et cette frayeur, de jour en jour plus vive, les fait avancer grands pas dans une route obscure et tortueuse qui nĠa que deux issues, lĠabme du despotisme, ou lĠabme dĠune rvolution. Ils vont disant que les circonstances sont graves, et le disant avec raison, puisquĠen effet ils les rendent telles par les lois dĠexception quĠils accumulent. Mais cet tat si alarmant pour la nation entire, et pour ceux qui la gouvernent, cesserait sans nul doute, si le rgime imprudent qui en est la cause unique venait disparatre tout coup, ou du moins sĠteindre par degrs.
Les hommes peuvent se rsigner souffrir le despotisme absolu, quand il est si fermement tabli quĠil nĠy aurait, en y rsistant, dĠautre chance courir que dĠen aggraver le joug. Iront-ils se briser la tte contre les murs et les barreaux de leurs prisons ? DĠailleurs un long et profond esclavage teint en eux toute lumire, toute activit, et leur fait perdre jusquĠ lĠide dĠune meilleure manire dĠtre ; ils regardent comme inflexible la destine quĠils subissent en ce monde ; et leurs esprances, sĠils sont en tat dĠen concevoir encore, se portent vers une autre vie. Une telle tyrannie nĠa plus rien du tout craindre de ses victimes : les causes de sa destruction nĠexistent plus quĠen elle-mme ou dans ses rivales. Elle succombera un jour, affaiblie par ses propres excs, ou accable par des voisines plus puissantes quĠelle. Mais un peuple qui a compris en quoi les garanties individuelles consistent, qui mme on les a promises, qui lĠon continue de les promettre, nĠy renonce pas volontiers. JĠavoue quĠ force de les restreindre par des lois dĠexception, on parvient quelquefois lĠen dpouiller tout fait : voil, je le sais bien, la fin dernire de ces lois, et le seul aspect sous lequel on puisse les trouver bonnes quelque chose. Mais si elles nĠatteignent pas ce but en fort peu de temps, elles le manquent : pour une telle Ïuvre, tous les moyens de sduction, de corruption et de terreur, doivent tre combins avec une habilet peu commune, et employs avec une rapidit qui permette peine ce peuple de saisir les dtails de tant dĠillusions, et de sentir les progrs de la mtamorphose quĠelles lui font subir. Pass deux ou trois ans, les succs quĠon nĠa point obtenus par lĠimposture et lĠeffronterie sont peu prs dsesprs ; et lĠon a besoin, pour consommer lĠasservissement gnral, de courir les hasards des mesures les plus violentes, de tenter de brusques entreprises, et dĠoprer des catastrophes soudaines.
De plus longs dveloppements ne nous paraissent pas ncessaires pour montrer quels effets produisent sur les particuliers, sur les gouvernements, sur lĠautorit suprme, sur tout lĠtat, les lois de circonstances et les mesures arbitraires qui dmentent les promesses dĠune loi fondamentale.
DĠabord elles plongent et retiennent les citoyens dans le plus grand malaise politique quĠil soit possible dĠimaginer : car elles les trouvent minemment sensibles toutes leurs atteintes, et disposs considrer comme autant dĠiniquits, tous les maux dont elles les accablent chaque jour. Nous supportons les flaux naturels, parce que nous savons que le cours et lĠordre mme des choses les amne invitablement ; la nature ne sĠest point engage nous les pargner. Aprs avoir fait usage, pour nous en prserver, des moyens quĠelle a mis en notre pouvoir, la patience est encore une ressource quand ils nous frappent. Cette rsignation qui honore et console les infortuns, parce quĠelle leur donne le sentiment des forces morales qui leur restent, un sage pourrait lĠavoir aussi sous le joug fatal et inflexible de la tyrannie toute-puissante. Mais lorsque nous promettant toujours de veiller la sret de nos proprits et de nos personnes, au maintien de nos liberts, vous ne cessez vous-mmes dĠy porter atteinte par des exceptions quotidiennes vos lois immuables, nous ne savons plus o trouver des motifs de patience, et notre raison, loin de temprer notre sensibilit, ne sert quĠ lĠaigrir.
En second lieu, le rgime arbitraire dprave et tourmente les gouvernants. En effet, ou bien, en violant la loi fondamentale, ils tendent rellement la renverser, ce qui serait le comble de la mauvaise foi, bien plus quĠun indice dĠhabilet ; ou bien, ils ne sĠavouent pas cette intention eux-mmes, et alors jĠose dire quĠils nĠen ont aucune dont ils puissent se rendre compte. Ils errent, sans boussole, au gr de ces conjonctures dont ils nous parlent sans cesse, et nĠont en effet que des caprices aussi variables que les occasions qui les leur suggrent. De tels ministres, quelque rprhensibles quĠon les trouve, sont encore bien plus plaindre. Aux soucis insparables de lĠexercice dĠun grand pouvoir, la mobilit de leurs intrts et de leurs passions ajoute des anxits bien plus cuisantes. Observs de prs, lĠun aprs lĠautre, dans tout le cours de ce rgime, demi constitutionnel, demi rvolutionnaire, ils nĠoffrent, comme lui, que des symptmes dĠinquitude et de souffrances ; leurs jours se fltrissent et se consument travers tant de vicissitudes et de crises : ni le faste, ni lĠopulence, ni les plaisirs, ni le travail mme, nĠadoucissent lĠamertume des chagrins dont les abreuve chaque irrgularit nouvelle.
Troisimement, ce rgime nuit lĠautorit souveraine. Sans lui, les sentiments de confiance, de respect, dĠamour, quĠinspire une loi fondamentale qui a promis les garanties individuelles, environneraient toujours le trne, consacreraient surtout la puissance dĠun prince dont cette loi serait lĠouvrage, et qui aurait signal son avnement par un tel bienfait. Nul nĠest plus intress que lui ce quĠelle se maintienne inviolable. Il recevrait le contrecoup de toutes les atteintes quĠelle subirait. Non, il ne saurait avoir dĠennemis plus perfides, ou, si lĠon veut, dĠamis plus imprudents que ceux qui oseraient la modifier, la tourmenter sans cesse, la subordonner aux fantaisies et aux mtores de chaque journe : la longue, ces fluctuations branleraient le trne le plus solide, celui mme qui nĠaurait encore jamais vacill, puisquĠelles dplaceraient perptuellement les bases sur lesquelles il doit reposer. O sont les nouveaux soutiens que lui donneront des lois dĠexception, quand elles lui ravissent le plus sacr de tous, celui quĠil avait acquis en confondant ses intrts avec ceux de tous les citoyens, ses garanties avec les leurs ?
Enfin, dans le systme que nous achevons dĠexaminer, lĠtat se divise au moins en trois partis fort distincts. Le premier, si toutefois on peut considrer comme un parti le corps entier dĠune nation, veut la loi fondamentale. Le second, compos des ministres, de leurs agents, de leurs cratures, veut des lois dĠexception. Le troisime, form de corporations jadis privilgies, veut, tout prix, ressusciter des institutions gothiques, dont tous les ressorts sont briss, dont le souvenir est presque aboli : on le voit flotter entre les lois constitutionnelles et les lois de circonstances, rprouver et invoquer tantt les unes, tantt les autres, selon quĠil les croit nuisibles ou utiles ses vains projets. Ce serait dj bien assez de ces trois partis immdiatement visibles ; mais il nĠest jamais sr quĠil nĠen existe pas quelques autres : chacune de ces trois couleurs, si tranchantes, peut cacher dĠautres intrts et plus dĠune entreprise particulire. Tant quĠil y a des lois dĠexception, il reste probable que les anciennes factions qui ne se montrent plus, subsistent et agissent encore. On nĠobtient de scurit contre elles que par lĠempire absolu et inflexible de la loi fondamentale. Cet empire peut seul dsarmer tous les partis, y compris celui qui le rclame. Mais en attendant, tout languit dans lĠtat, tout se dcolore, et sĠaltre. Des actes arbitraires, des intrigues politiques, des craintes et des prvoyances de toute espce, ralentissent le cours des affaires prives, diminuent le nombre des productions, des transactions, des changes, rtrcissent les sources de la richesse nationale. La force publique se dcompose, et lĠindpendance de lĠtat demeure sans garantie.
Il y a deux manires de compromettre cette indpendance : lĠune est dĠabuser dĠune grande force, pour commettre au-dehors des injustices rvoltantes qui ne peuvent rester impunies ; lĠautre est de perptuer au-dedans un rgime irrgulier, capricieux, tellement indcis, quĠau-dedans et au-dehors chacun le croit purement provisoire. Plus quĠaucun autre flau, le rgime arbitraire lutte contre la vigueur naturelle du corps politique, qui dĠelle-mme fermerait en peu de mois les plaies les plus profondes ; il prolonge les revers, laisse le pays et le peuple quĠil afflige, la merci des amis ou ennemis extrieurs de lĠtat ; autorise, invite les trangers prvoir quelque explosion nouvelle des discordes intestines quĠil entretient, justifie leurs dfiances, leurs inquitudes, peut-tre leurs exactions. Une grande nation, pour conserver ou recouvrer son indpendance, nĠa jamais besoin que dĠtre juste et libre ; mais il nĠest point dĠagression que nĠait redouter un peuple sur lequel on tend la fois le simulacre dĠune constitution garantissante, et la main vagabonde du pouvoir arbitraire.
Concluons que le pur et plein despotisme qui refuse expressment toutes les garanties individuelles, est au fond moins draisonnable, moins tmraire, quelquefois aussi moins dur, et moins dsastreux, que le rgime infidle qui les promet et les ravit, les proclame et les mconnat, les dclare immuables pour les violer chaque jour. Mais le seul systme sage et sr, quoiquĠil soit le moins usit, est de les accorder rellement, et de les maintenir de bonne foi.
Le mot gouvernement a t, comme bien dĠautres, employ dans des sens trs divers. Tantt il ne dsigne que le pouvoir charg de lĠexcution des lois ; tantt il embrasse tous les pouvoirs suprieurs, concentrs ou diviss, exercs par une seule personne ou par plusieurs ; tantt, enfin, il devient presque synonyme du mot constitution, et sĠapplique non lĠexercice des pouvoirs, mais au systme de leur organisation. NĠayant ici nul besoin de le dfinir avec une prcision rigoureuse, nous lui laisserons la signification la plus tendue : il reprsentera la puissance suprme, en tant quĠelle se compose et de la loi fondamentale de lĠtat, et des lois particulires, et des volonts quelconques qui font, excutent, et appliquent toutes ces lois. Si, comme le suppose le titre de ce chapitre, cette puissance suprme donne les garanties individuelles et les rend inviolables, il nĠest pas ncessaire de sĠenqurir dĠo elle vient, comment elle sĠest tablie, forme, construite, organise. LĠeffet tant si bon, la cause, quelle quĠelle soit, est excellente ; le but de la socit est rempli. LĠabsence ou lĠimperfection de ces garanties est la seule critique raisonnable faire dĠun gouvernement ; et celui qui chappe ce reproche, nĠen peut mriter aucun qui soit de quelque importance.
Mais pour quĠun systme politique atteigne ce but, nĠy a-t-il pas certains lments, certaines combinaisons quĠil doit indispensablement offrir ? Oui, sans doute, et nous avons dj remarqu trois institutions sans lesquelles il parat impossible quĠil existe. La premire est celle du jury, cĠest--dire, lĠintervention de citoyens appels, comme personnes prives, vrifier les faits qui constituent des dlits ou des crimes. La seconde consiste dans lĠinamovibilit et la parfaite indpendance des juges ; la troisime, dans une assemble de reprsentants dont le consentement soit ncessaire lĠtablissement de tout impt, lĠouverture de tout emprunt, la promulgation de toute loi nouvelle. Mais cette troisime institution en prsuppose une autre, savoir, lĠlection libre, rgulire, et priodique, des rprsentants par tous les vritables actionnaires de la socit.
Les conditions requises pour lĠexercice du droit de cit sont dterminer dĠaprs des circonstances propres chaque pays et chaque population. Mais les modes et les procds des lections tant une fois rgls pour plusieurs annes, par la loi, lĠinfluence quelconque que les ministres du pouvoir suprme prtendraient exercer sur le choix des reprsentants, dtruirait immdiatement toutes les garanties individuelles. En effet, il sĠagit dĠune chambre former dans lĠintrt des gouverns, point du tout dans celui des gouvernants, si ceux-ci ont le malheur dĠen avoir un qui leur soit propre. Or, ils ont, et ils annoncent quĠils ont quelque intrt anti-national, ds quĠils se mlent des lections publiques : tout est dit lorsque leurs intrigues ont du succs, on est sorti de lĠhypothse laquelle nous avons consacr ce chapitre ; il nĠy a plus rien dĠinviolable ; les lecteurs qui ont bien voulu subir cette influence ministrielle mritent tous les maux qui ne manquent pas de leur en advenir.
En rentrant dans notre hypothse, nous avons considrer, 1Ħ lĠassemble ou chambre nationale reprsentative ; 2Ħ les autres assembles ou personnes publiques qui le caractre reprsentatif peut aussi appartenir ; 3Ħ les agents ou fonctionnaires responsables ; 4Ħ les gouverns et reprsents qui ne sont ni agents ni reprsentants.
I. Examiner les projets de loi dans leurs rapports avec les garanties individuelles, voil lĠattribution principale de lĠassemble lgislative qui reprsente la nation entire ; et il pourrait mme se faire que cette attribution ft strictement lĠunique. Dans une monarchie, il est dsirer que cette chambre se montre fort peu jalouse dĠexercer aucune initiative, et quĠelle nĠaccueille quĠavec infiniment de rserve les propositions nes dans son sein. Si, au lieu dĠapprouver ou de rejeter les projets que le gouvernement lui prsente, elle se plaisait les modifier, si elle dlibrait sur des amendements, sur des articles additionnels que nĠaurait point expressment adopts le pouvoir au nom duquel ces projets lui sont apports, on ne devrait attendre dĠelle que de bien mauvaises lois, et de bien mdiocres services en ce qui concerne les garanties, objet essentiel de son institution.
Je crois aussi que lĠexamen des ptitions qui lui seraient adresses de toutes parts pourrait la distraire fort dangereusement de ses travaux ; except pourtant dans les cas de quelque atteinte grave et manifeste au droit dĠlection, la libert des consciences ou de la presse, lĠexercice dĠune industrie, la sret des proprits et surtout des personnes. Dans ces cas mme, cĠest bien moins lĠintrt particulier dĠun ptitionnaire, que lĠintrt social gnralement considr, qui doit provoquer et diriger la sollicitude de cette assemble. Quant aux dtails dĠadministration qui ne touchent point immdiatement ces garanties sacres, il est vident quĠil ne lui appartient, en aucune manire, de sĠen occuper.
La qualification de reprsentants nĠtant ici que collective, il est fort abusif de lĠappliquer singulirement chacun des membres de lĠassemble ; et il sĠensuivrait surtout un dsordre extrme, si chacun dĠeux venait se considrer comme un solliciteur dĠaffaires locales ou personnelles. Quelque utiles, quelque honorables que puissent tre ces dmarches considres dans toutes leurs circonstances et dans tous leurs rsultats, toujours est-il fcheux que ce soit en qualit de dput quĠon se porte rendre de pareils services : on sĠexpose au moins, en faisant ainsi quelque bien particulier, perdre la facult de cooprer, avec une pleine indpendance, au bien gnral, cĠest--dire au maintien des garanties communes, qui est, je le rpte, le principal ou lĠunique but de cette mission.
QuoiquĠil puisse paratre indiffrent de dire quĠune assemble reprsentative fait partie ou ne fait pas partie dĠun gouvernement, il est beaucoup plus exact de lĠen distinguer : elle en est la limite extrieure, elle tient la place de tous les gouverns ; et si elle est organise de telle sorte quĠelle les reprsente en effet, non seulement elle pouse leurs intrts communs, mais ces intrts sont les siens propres. Elle ne gouverne point, nĠempche point de gouverner, elle empche dĠopprimer. Par lĠhypothse, les garanties existent et ne sont pas violes encore. Comment le seront-elles ? Ce ne sera ni par des lois, puisque la chambre des reprsentants y mettrait obstacle ; ni par dĠautres actes arbitraires, puisque rien, dans les lois, ne les autoriserait ; puisquĠil y aurait des jurs et des juges indpendants ; puisquĠenfin, si besoin tait, lĠassemble reprsentative refuserait lĠimpt un gouvernement qui voudrait devenir oppresseur ; qui, par exemple, ne lui donnerait pas satisfaction entire, relativement aux ptitions quĠelle aurait juges dignes dĠune attention srieuse.
Je ne prtends point assurment quĠil nĠy ait pas beaucoup dĠautres observations faire sur la manire la plus heureuse dĠtablir, de combiner, et dĠanimer les pouvoirs politiques : ces questions ne sont pas de mon sujet. Mais je suis persuad que, par le concours des conditions qui viennent dĠtre exposes, les garanties individuelles demeureraient intactes, et que, ce point obtenu, on aurait un gouvernement dj si bon, quĠil y aurait de la folie ne pas le soutenir, et quĠil serait mme difficile, peut-tre impossible de lĠbranler.
Les seuls abus essentiels et tenaces, sont ceux qui compromettent les proprits, la sret et la libert des personnes. Tous les autres sont des imperfections plus ou moins insparables des choses humaines, et que dĠailleurs un gouvernement nĠa aucun intrt perptuer, quand il nĠen prend point violer les garanties. CĠest de lui, plus que dĠailleurs, quĠon peut esprer lĠamlioration de tous les dtails dont se composent les lois et lĠadministration : lui seul peut bien sentir et apprcier ce qui manque, ce qui est superflu, ce qui retarde, ce qui embarrasse. Sur de tels points, son exprience est la plus vive et la plus sre des lumires. Toutes les notions relatives ce qui ne se fait point assez bien, et aux moyens de mieux faire, il les possde ou les appelle lui ds quĠil lui plat. Pourvu quĠil ne dispose pas des affaires prives, les affaires publiques sont les siennes, et il ne peut trop en rester lĠunique matre. Tout consiste dans la distinction de ces deux genres dĠaffaires. Si le gouvernement attente lĠindpendance des premires, il y a despotisme : sĠil ne rgit pas pleinement les secondes, il y a commencement dĠanarchie. Il faut que chacun soit matre chez soi, et que le gouvernement le soit dans lĠtat. Hors le cas de la violation des garanties, tout provocateur ardent de rformes politiques, de modifications aux lois qui concernent les lections publiques et qui rglent lĠexercice des droits de cit ; de changements dans la nature, la distribution, et les dpositaires du pouvoir, est, coup sr, un ambitieux, ou lĠorgane, le complice, ou lĠinstrument passif de quelque faction. Si ses concitoyens ont lĠimprudence de le seconder, il va les ramener, travers les dsordres et les dsastres, la servitude.
Mais jĠose croire que, dans lĠhypothse sur laquelle je raisonne, les ambitieux les plus turbulents et les plus habiles ne parviendraient exciter aucun mouvement rapide ; et que, tandis quĠils se consumeraient en efforts pour associer le public leur cause, le gouvernement aurait tout le temps de les rprimer. Pour mouvoir, agiter une nation, il a toujours fallu quĠelle et quelque rel sujet de plainte. Quand les intrts particuliers sont pleinement assurs, on est peu dispos croire quĠil y ait un intrt public qui priclite. Qui veut garer les hommes, doit commencer par leur dire ce quĠils sentent et disent eux-mmes : lĠimposture a besoin de trouver des points dĠappui dans les penses et les sentiments de ceux quĠelle entreprend de sduire, et le succs nĠest promis au mensonge que lorsquĠil peut se faire prcder par quelques vrits.
Partout donc o lĠon voit subsister des factions, des partis, des sectes politiques, une opposition constante, il y a lieu de croire quĠil reste des garanties individuelles tablir ou raffermir, quĠon nĠen jouit pas, ou quĠon est menac de les perdre, ce qui est presque les avoir dj perdues. Si elles existaient rellement, des dissentiments habituels, des contradictions perptuelles, ne tendraient quĠ les anantir tt ou tard. Un gouvernement qui nĠopprime personne peut bien commettre encore des erreurs ; mais que ses actes et ses projets aient toujours les mmes partisans, toujours les mmes censeurs, ce nĠest point l le cours naturel des choses ; une telle rgularit est, mon avis, un dsordre extrme. Des hommes publics ou privs, rsolus dĠavance contredire en tout point le pouvoir, sont infailliblement ou les ennemis de la tranquillit de lĠtat, ou des ambitieux ligus contre des ministres auxquels ils sont impatiens de succder, ou de misrables intrigants qui mendient des emplois par des menaces, et demandent des grces main arme. Quand on prconise cet trange systme comme lĠune des garanties sociales, cĠest quĠon manque plus ou moins de celles qui le rendraient ridicule ou mme impossible.
Mais, dira-t-on, il ne suffit point dĠavoir obtenu les garanties personnelles ; il faut veiller leur maintien. DĠaccord, et si lĠopposition ne consiste quĠ les prserver des atteintes dont elles viendraient tre menaces, on ne la peut trop encourager. Je dirai seulement que sĠil y a lieu de combattre sans cesse pour elles, cette hypothse nĠest point celle o, pleinement tablies, elles se conservent surtout par lĠusage que chacun en fait chaque jour pour son propre compte. On a imagin beaucoup dĠinstitutions pour imposer aux peuples des habitudes et des mÏurs trangres ou contraires aux intrts de lĠindustrie prive et de la vie domestique : lorsquĠon ne songera plus quĠ garantir ces intrts et non les diriger, le problme deviendra beaucoup plus simple, et lĠon reconnatra probablement quĠil y a plusieurs manires de le rsoudre. Trois conditions sont remplir : dclarer les garanties individuelles, tablir des moyens efficaces de les dfendre, et faire en sorte que ceux qui ces moyens seront confis, aient toujours la volont de les employer cet usage. Presque toutes les constitutions qui ont t faites depuis 1789 ont satisfait la premire de ces conditions, et mme aussi la seconde. Quant la troisime, il y a lieu de penser quĠelle ne saurait tre pleinement assure par aucune sorte de combinaisons politiques et de dispositions lgislatives. Elle suppose un trs bon choix de reprsentants, et ce choix dpend des lumires publiques, de lĠtat des opinions politiques et des sentiments sociaux. Si lĠassemble reprsentative est tellement compose quĠelle consente la violation des garanties, ou quĠelle veuille exercer un autre pouvoir que celui de les maintenir, on sortira infailliblement de lĠordre constitutionnel ; or, toutes les manires dĠen sortir sont funestes.
Le principal corps de reprsentants consiste sans doute dans lĠassemble ou chambre nationale qui consent ou sĠoppose aux projets dĠemprunts, dĠimpts et de lois ; mais les membres de cette assemble ne sont pas les seuls qui le caractre reprsentatif appartienne. CĠest ce qui rsultera, je crois, des observations qui vont suivre.
II. Des commis, des mandataires, ou procureurs, ou dlgus, ne reprsentent point ceux dont ils font les affaires : ils sont tenus de se conformer aux instructions, aux ordres quĠils ont reus ; leurs opinions et leurs volonts ne sont pas censes tre, de plein droit, celles des personnes dont ils ont stipuler les intrts : tout au contraire, le caractre essentiel des reprsentants est de nĠavoir ni mandat ni responsabilit ; on les doit supposer tellement dsigns ou choisis, quĠils aient en effet par eux-mmes, et de leur propre fonds, les intrts, les opinions, les volonts des reprsents ; or, telle pourra tre, mme hors de la chambre lgislative, la condition de diffrents ordres dĠhommes publics.
DĠabord, si les membres de cette chambre nĠont pas t lus immdiatement par tous les actionnaires de la socit, les lecteurs nomms ou dsigns pour les choisir ont exerc cette fonction comme reprsentants.
Le mme nom sĠappliquerait aussi des membres dĠassembles provinciales ou municipales, qui ne seraient chargs dĠaucun acte administratif proprement dit, mais quĠon aurait tablis pour exprimer des opinions sur les besoins dĠune province ou dĠune commune, sur la manire dont elle est ou devrait tre administre. Quant aux agents chargs en chaque lieu de lĠexcution des lois, ce sont les instruments du gouvernement, et non les reprsentants des gouverns. Les faire lire par le peuple est une ide qui ne devient admissible que dans une constitution plus ou moins fdrative, ou bien lorsquĠil sĠagit dĠaffaiblir ou dĠabolir quelque ancien systme fodal. Dans un tat qui conserve ou reprend une parfaite unit, les agents dont il sĠagit sont toujours, quelques noms quĠils portent, les bras et les mains de lĠautorit centrale et suprme. Mais, plus lĠempire aura dĠtendue, plus il importera au gouvernement et au peuple que les administrateurs locaux soient surveills et contrls par les reprsentants particuliers de chaque province et de chaque commune. Il y a donc lieu des conseils ou assembles dont les membres ne sauraient tre lus par les gouvernants, sans une confusion dĠides gale celle qui ferait lire les agents dĠexcution par les gouverns. CĠest des collges particuliers dĠlecteurs provinciaux et communaux quĠappartient lĠlection des membres de ces conseils, et cĠest ainsi que peut se distribuer, selon tous les degrs de fortune ou dĠintrt lĠordre social, lĠexercice des droits de cit. Du reste, les fonctions des assembles reprsentatives locales dont nous parlons ici, se borneraient, dĠune part, des observations ou remontrances rgulirement publies, de lĠautre, la rpartition des impts, laquelle elles procderaient en qualit de jurys.
Les jurs prs les tribunaux reprsentent aussi le public qui a pris ou qui viendrait prendre connaissance dĠun fait rput crime ou dlit ; il serait mme possible quĠils fussent dsigns de telle sorte quĠils reprsentassent particulirement les citoyens les plus clairs sur la nature des faits dont il sĠagira, et les plus intresss les dclarer dans lĠexacte vrit.
Dans les monarchies, une chambre de patriciens hrditaires, intresse ou dispose maintenir tout la fois les garanties individuelles et les anciennes institutions qui ne les offensent pas, doit tre considre comme reprsentative et conservatrice ; elle perdrait visiblement lĠun et lĠautre de ces caractres, si elle prenait lĠinitiative des bouleversements politiques, si elle tentait dĠaltrer lĠorganisation de lĠautre chambre, et de dpouiller du droit dĠlire des classes industrieuses de citoyens.
Enfin, dans les monarchies, le premier et le plus auguste des reprsentants est le monarque lui-mme, lecteur des ministres, et, directement ou indirectement, de tous les autres fonctionnaires responsables ; dispensateur des grces, rgulateur suprme des affaires intrieures et extrieures de lĠtat, et au nom duquel les lois sont proposes, promulgues, excutes.
Pour refuser, comme on le fait quelquefois, au monarque et aux pairs ou patriciens, la qualit de reprsentants, il faut ou les dclarer simples mandataires, agents responsables, ce qui est videmment inadmissible, ou prtendre quĠils forment dans lĠtat une troisime classe dĠhommes publics, quĠil serait impossible de dfinir. Sans doute, dans les rpubliques purement dmocratiques, il nĠy a de reprsentants que ceux quĠune lection a revtus de ce caractre ; mais il est, ce me semble, de la nature dĠune constitution mixte, dĠadmettre des reprsentants ns ou hrditaires ; et cĠest, mon avis, lĠide la plus juste et la plus utile quĠune famille rgnante et une chambre des pairs puissent prendre de leurs droits et de leurs pouvoirs. On doit supposer que leur position mme, et, sinon leurs anciennes traditions, du moins leurs habitudes nouvelles, tendront confondre leurs intrts personnels avec lĠintrt national ; et le moyen le plus efficace pour que cette supposition se ralise de plus en plus, est de la toujours faire et de lĠriger en maxime. Ds quĠun systme politique garantit la libert, il faut lĠtablir et le maintenir avec franchise, conserver religieusement la puret des notions, et lĠempire mme des fictions lgales sur lesquelles il repose, sĠabstenir dĠy transporter les donnes ou les thories propres dĠautres systmes.
Ë lĠexception du monarque dont le trne est un tablissement national, les fonctions de tous les reprsentants, hrditaires ou lectifs, sont essentiellement gratuites : leur caractre ne peut manquer de sĠaltrer, si les indemnits quĠelles peuvent accidentellement entraner, excdent la mesure prcise des frais de dplacement, du surcrot rel de dpenses quĠelles occasionnent. Je ne sais rien de plus contraire au dveloppement et au maintien du systme reprsentatif, que ce quĠon a nomm, dans un tout autre sens, reprsentation, prtendue considration qui sĠacquiert, dit-on, par le faste, en remplacement de lĠestime qui sĠobtient par des services honorables. Je ne dis pas que tout soit perdu, si les membres de la chambre nationale, des conseils provinciaux ou communaux, portent des costumes ; mais se distinguer par cet appareil de ceux dont on tient la place, se revtir dĠune livre de gouvernants, nĠest pas, ce me semble, un moyen de mieux reprsenter ou rendre prsents les gouverns. Il importe, au contraire, de ne rien laisser, dans les usages, dans les dtails, dans le langage, qui ne contribue donner une juste ide du caractre des reprsentants, et les distinguer des autres classes dĠhommes publics.
III. Tous les fonctionnaires non compris dans les diffrents ordres que nous venons de parcourir, mais chargs, en un rang quelconque, de lĠexcution ou de lĠapplication des lois, employs quelque service ou tablissement public, sont des commis salaris et responsables ; mais pour que cette responsabilit ne devienne pas illusoire, il importe de ne pas lĠtendre au-del de ses limites, et de bien distinguer les cas o elle est purement morale, de ceux o elle aboutit des poursuites rigoureuses.
Dans la vie prive, il y a deux sortes dĠactions rprhensibles : les unes, parce quĠelles sont ou semblent draisonnables, les autres, parce quĠelles offensent des lois expresses. Les premires exposent perdre la confiance et lĠestime, les autres subir des peines. La mme distinction a lieu dans les actes publics ou politiques. Il en est qui, bien que blessant quelque intrt national, nĠont pourtant pas t formellement interdites ; dĠautres, au contraire, sont des infractions matrielles dĠune loi positive. LĠeffet naturel des premires est de provoquer des plaintes, des destitutions mme, sĠil sĠagit dĠemplois amovibles ; mais il nĠy a que les secondes quĠon ait droit de traiter comme des dlits ou comme des crimes. Des ministres auront nomm ou fait nommer un administrateur inhabile ou infidle, un gnral tmraire ou perfide : si ce gnral, cet administrateur, nĠavaient point les conditions dĠligibilit que les lois exigent, les ministres sont coupables ; mais autrement vous ne pouvez leur reprocher quĠune erreur, alors mme que vous souponneriez davantage. Ds que le fait se rduit une opinion fausse, mais que la loi permettait dĠavoir, il ne donne lieu aucune accusation proprement dite.
La plupart des inculpations officielles et des poursuites juridiques diriges contre des ministres, nĠont produit que des motions dangereuses, que des dissensions funestes, soit parce quĠil sĠagissait dĠactes que la loi nĠavait pas dclars criminels, et auxquels le seul esprit de faction ou de vengeance imposait cette qualification ; soit parce que les faits qui lĠauraient rellement mrite, sĠils avaient t prouvs, pouvaient tre dissimuls avec adresse, contests avec justice ou avec succs. LĠhabitude de ces accusations est un symptme sinistre, et ne remdie jamais au mal extrme quĠelle indique.
Nous avons dit que les attentats privs devaient tre rprims et non prvenus par lĠautorit, attendu quĠon ne saurait lui laisser les moyens de les prvenir sans lui donner ceux de violer les garanties individuelles. Ë lĠgard des attentats commettre dans lĠexercice des fonctions ministrielles, cĠest prcisment tout le contraire : le systme reprsentatif ne peut presque rien pour les rprimer quitablement et utilement ; il peut tout pour les prvenir, puisquĠil peut repousser les lois qui les rendraient possibles : sauf bien peu dĠexceptions, le germe de ces attentats a toujours t dans les lois mmes. On nĠa gure vu de ministres violer les droits personnels, que lorsque les lois leur en offraient ou leur en indiquaient les moyens. Contre cette espce de crimes publics, de toutes la plus grave, et contre les autres malversations des hommes puissants, le remde est dans la puret de la lgislation, dans la rectitude et lĠnergie de lĠopinion publique, beaucoup plus que dans ces procs dĠtat o pour lĠordinaire la force tient lieu dĠquit ; o, soit accuss, soit accusateurs, ce sont presque toujours les coupables qui triomphent.
Une prcaution facile prendre est de ne consentir lĠtablissement ou lĠentretien dĠaucune administration essentiellement nuisible. Telle est, comme nous lĠavons vu, une direction gnrale de lĠimprimerie et de la librairie. Tel est aussi un ministre de la police gnrale, dont le service habituel est de faire ou dĠexcuter des lois dĠexception. Tel est encore un conseil dĠtat considr comme une autorit administrative ou judiciaire. Que pour prparer des lois rgulires, des ordonnances, des dcisions ministrielles, le gouvernement veuille sĠaider des lumires et des travaux dĠhommes instruits, habiles, expriments, rien nĠest plus sage. Mais ces conseillers doivent rester privs, invisibles, nĠavoir de relations quĠavec le gouvernement qui les emploie, nĠexercer directement aucune sorte de pouvoirs publics. On conoit bien moins encore ce que seraient des ministres dĠtat sans ministre et sans responsabilit. CĠest de ce confus amas dĠagents indfinissables, dont les fonctions nĠont rien de dtermin, que rsultent ncessairement lĠexcs des dpenses, lĠembarras de tous les genres dĠaffaires, la complication de tous les mouvements politiques, le progrs enfin des dsordres et des discordes dont les peuples sont les victimes.
IV. LĠunique force dĠun peuple pour maintenir les lois constitutionnelles et les garanties quĠelles consacrent, consiste dans ce que nous avons appel opinion publique. Il sĠagit toujours de savoir si cette opinion exercera son empire contre les premiers essais dĠactes et surtout de lois arbitraires ; si elle secondera victorieusement la rsistance quĠy opposeront des reprsentants fidles. Tout est compromis, sacrifi, perdu, si la nation se rsigne aux premires atteintes qui seront portes la sret des personnes, aux proprits, la libert de la presse, lĠindpendance des lections, au maintien des droits acquis aux lecteurs ; et si elle ne ferme pas chaque plaie au moment mme o lĠon commence lĠouvrir. Un jour viendra o ceux qui nĠauront pas voulu apercevoir le mal ds son origine, se rcrieront plus haut que les autres contre ses derniers progrs, quand il ne restera plus pour le gurir que des remdes aussi funestes que ce mal mme. CĠest peu quĠun gouvernement loyal et sage ait proclam les garanties individuelles ; il faut que la nation sente assez le prix dĠun bienfait si rare, quĠelle en soit assez reconnaissante pour le recueillir, le saisir tout entier, et proclamer son tour quĠelle nĠen veut rien perdre.
LĠeffet des garanties individuelles, ds quĠelles sont franchement tablies, est de tourner les ides et lĠactivit des citoyens vers les affaires domestiques, dont le soin assidu devient alors le vritable patriotisme, le gage de la tranquillit de lĠtat comme de sa prosprit. CĠest une situation fort critique que celle o presque tous aspirent tre employs ou salaris par le gouvernement. LĠordre minemment social, est celui o les travaux privs offrent gnralement plus davantage que les fonctions publiques, o celles-ci sont peu prs considres comme des impts dont chacun paye fidlement sa quote-part, mais aprs lesquels on ne court pas ; o, enfin, les affaires de lĠtat nĠexcitent gure que sous lĠaspect conomique lĠattention des particuliers. CĠest alors que le gouvernement sĠaffermit, et que la vraie libert se consolide, sans quĠil soit sans cesse question dĠelle, et prcisment parce quĠon ne la met plus en question. Quand les dbats politiques remplissent tous les entretiens, ce nĠest point l, quoi quĠon en dise, un bon symptme : les gens qui se portent bien ne parlent pas perptuellement de mdecine, lors mme quĠils sont mdecins.
Un usurpateur a os dire, il ose rpter, que personne en France ne veut la libert, que cĠest lĠgalit que tous aspirent, et pour se conformer cette disposition universelle, pour satisfaire cet amour extrme de lĠgalit, il instituait des ordres, des titres nobiliaires, et des majorats. La consquence pouvait sembler trange ; mais lĠhypothse tait la plus injurieuse quĠon pt former sur les sentiments et les mÏurs politiques dĠun grand peuple.
La libert est la pleine jouissance des garanties individuelles. Ne pas la vouloir, cĠest trouver bon que les personnes demeurent exposes des arrestations, dtentions, exils et bannissements arbitraires ; les proprits, des spoliations irrmdiables ; lĠindustrie, tous les genres dĠentraves ; les facults intellectuelles et morales, aux plus dures contraintes, et au plus stupide engourdissement. O sont les charmes, les dlices dĠun tel rgime ? Par quels attraits peut-il sduire une nation tout entire ? Et comment supposer que dans un sicle auquel on reproche ses lumires, trente millions dĠhommes puissent devenir ce point ennemis dĠeux-mmes et de leur postrit ?
Quant lĠgalit, si elle est autre chose que la libert mme, je ne conois aucunement en quoi elle peut consister. Je comprends merveille que tous ont droit aux mmes garanties. Mais tout autre niveau est impossible, si ce nĠest celui de la servitude. La nature, lĠordre social, le cours des affaires prives et publiques, sĠopposent invinciblement toute autre espce dĠgalit ; et sur ce point les faits sont si manifestes, et lĠexprience si constante, quĠil serait superflu de sĠy arrter.
Ce nĠest jamais quĠen un sens fort abstrait, fort gnral, quĠon peut dire que tous les citoyens Ç sont galement admissibles aux emplois È. Car il sĠtablit presque toujours des conditions dĠaptitude ou dĠligibilit aux fonctions reprsentatives ; et lĠgard des emplois qui nĠont pas ce caractre, et dont le gouvernement doit seul disposer, il arrive lĠune de ces deux choses, ou que le gouvernement nĠa dĠautres rgles suivre que celle quĠil lui plat de se prescrire lui-mme, ce qui est, je crois, le meilleur parti ; ou que la loi dtermine elle-mme lĠidonit, et prononce des exclusions, ce qui, dĠordinaire, entrane des inconvnients assez graves. Mais dans lĠun et lĠautre cas, lĠgale admissibilit de tout le monde tous les emplois, prouve des restrictions, ou tout au moins des interprtations qui la rduisent une pure abstraction mtaphysique.
Ce qui importe chacun, cĠest dĠtre bien reprsent et bien gouvern ; car on ne peut quĠ ces deux conditions jouir en effet des garanties individuelles. Mais si telle pouvait tre la disposition gnrale des esprits, que le premier vÏu, le plus impatient besoin de chacun, ft dĠtre reprsentant, gouvernant, ou employ des gouvernants, il faudrait, ou ramener peu peu les citoyens des ides plus justes de leurs vritables intrts, ou renoncer tablir jamais, parmi eux, un systme reprsentatif, un gouvernement, et des garanties.
Il nĠy a rien dĠimpossible une extrme habilet dans lĠart des dfinitions. JĠignore pourtant si lĠon parviendrait bien rsoudre le problme qui serait propos en ces termes : dfinir lĠgalit de telle sorte quĠelle ne se confonde pas avec la libert, et quĠelle soit dĠailleurs compatible avec les distinctions sociales, spcialement avec une chambre de patriciens, laquelle est rserv, dans les monarchies, un tiers de la puissance lgislative. Tout ce que jĠen veux dire, cĠest que cette chambre, loin de menacer les garanties, doit en devenir lĠun des soutiens, et mriter, ce titre, la plus haute vnration publique, aprs celle qui est due au trne. Ce serait une calamit que de la voir renoncer aux hommages du peuple, en accueillant avec prcipitation des propositions perturbatrices, en se dclarant lĠennemie de la constitution qui lĠa cre elle-mme, lĠhritire des prtentions que lĠquit nationale a rprouves, ou lĠexcutrice du testament politique dĠun usurpateur.
Outre le patriciat, noblesse politique et partie intgrante de la puissance lgislative, il peut exister encore, dans les monarchies, une noblesse purement nominale, qui, tant quĠelle est dnue de tout privilge, ne doit porter aucun ombrage. Il ne sĠagit l que de noms, prnoms et surnoms quĠil est draisonnable de refuser ou dĠenvier ceux qui veulent bien se trouver heureux de les avoir acquis. Il y a presque autant de vanit sĠirriter contre ces titres innocents, quand on ne les a pas, quĠ sĠen targuer lorsquĠon les possde ; et la vanit, qui nĠest pas lĠhonneur, qui nĠest pas mme lĠorgueil, est un des plus actifs dissolvants de la socit.
La premire condition pour que les garanties deviennent inviolables, est quĠelles aient t reconnues et dclares en termes clairs et prcis, non comme des propositions gnrales ni mme comme des maximes dĠtat, mais comme des rgles positives imposes toute autorit publique. Cependant, quelque solennelle que soit cette promulgation, nous savons trop quĠelle ne suffit pas, non plus que les serments prts en consquence par les plus minents personnages. Vraiment il semble que lĠhonneur devrait consister surtout remplir avec une fidlit scrupuleuse les promesses que lĠon a faites, les engagements que lĠon a pris, et ne jamais recourir, pour les luder, des sophismes, des subterfuges, de misrables subtilits ; mais lĠexprience ne permet pas de se rassurer sur la conscience ni sur la pudeur des hommes puissants.
Aprs avoir mis les garanties individuelles au nombre des lois fondamentales, on a quelquefois conu lĠide dĠinstituer un corps permanent, je ne sais quel snat plnipotentiaire, dont lĠunique fonction devait tre de veiller la conservation de ces lois. Mais il est encore prouv, par les faits comme par la nature des choses, quĠun tel corps ne songe jamais quĠ se conserver lui-mme ; quĠil a peur de compromettre sa propre existence en sĠefforant de maintenir les autres institutions ; quĠil se hte de les sacrifier pour ne pas tomber avec elles, et que cĠest lui qui leur porte les premiers coups. Il prtend que le moyen de les conserver est de les amender sans cesse, et le soin quĠil prend de les amliorer ne tarde point les dtruire. Les garanties particulires dont ses membres jouissent, les trsors qui sĠaccumulent entre leurs mains, les rendent trs indiffrents sur ces garanties vulgaires que tous les citoyens rclament. Des plaintes quĠils ne craignent pas dĠavoir former eux-mmes, ne leur sont quĠimportunes ; ils font en sorte de ne pas les entendre ; et sĠil arrive que, reniant enfin un tyran quĠil ne leur est plus possible de soutenir, ils entreprennent de renouveler la constitution de lĠtat, ils oseront y stipuler encore leurs propres intrts pcuniaires, et les placer au nombre des fondements de lĠordre social. Assurment aucun peuple ne doit moins compter sur des garanties, que celui qui en confierait le maintien ceux auxquels il donnerait en mme temps dĠautres besoins et dĠautres scurits. Proscrire et conscrire, moissonner chaque anne une gnration nouvelle, dsorganiser les lections publiques et la reprsentation nationale, annuler des dclarations de jury, anantir toute rsistance au pouvoir absolu, fonder le despotisme, le nourrir et le bnir, se charger de son opprobre et sĠenrichir de ses faveurs : voil le rsum de lĠhistoire de tous les snats.
En renonant cette institution monstrueuse, on demandera sĠil nĠy a pas moyen de distribuer, combiner, balancer les pouvoirs publics, de telle sorte quĠils ne puissent jamais tendre tous la fois au renversement des garanties, et quĠil en reste toujours au moins un qui ait la force et la volont de les maintenir. Diffrentes solutions de ce problme ont t proposes ou essayes dans les temps anciens et modernes ; aucune encore nĠa t, en Europe, pleinement satisfaisante. CĠest que les passions humaines, surtout les passions politiques, sont naturellement si actives et si capricieuses, quĠon ne les enchane que par de longues habitudes, et quĠil est difficile quĠune constitution, tant quĠelle est encore rcente, leur imprime des directions assez fortes pour quĠelles ne puissent pas sĠen carter.
Ds le lendemain de la promulgation dĠune loi fondamentale, on ouvrira peut-tre les dlibrations dĠun corps lgislatif, en dclarant que rprimer, cĠest prvenir ; et que pour jouir du droit de publier et dĠimprimer ses opinions, octroy tout le monde, il faudra leur donner un volume et un poids dtermins. Il se pourra que le dbut dĠune seconde session soit dĠautoriser expressment les arrestations arbitraires, et dĠinvestir de ce pouvoir des milliers de fonctionnaires publics, mme des derniers grades ; il est possible quĠune autre fois on commence par demander que les crits priodiques restent pendant trois ans sous la direction des ministres, ou bien quĠon annonce des lois conformes (apparemment comme celles-l), non plus au texte, mais lĠesprit de la constitution. Alors, sans doute, nous serons assez avertis de nous rsigner aux interprtations les plus capricieuses, et par consquent lĠanantissement des garanties, puisque toute garantie est nulle quand elle nĠest pas littrale. Que faudra-t-il penser dĠune constitution tant de fois abjure ? Pourra-t-on dire quĠelle existe encore ? Il est trop vrai quĠelle ne rgnera plus ; mais enfin, tant que son nom ne sera point effac, tant quĠil sera permis de le prononcer, les amis de la tranquillit publique trouveront en elle un point de ralliement, des rgles de conduite, peut-tre mme des moyens de ralentir au moins les progrs du despotisme, et dĠempcher quĠil ne provoque et ne ramne lĠanarchie. Leur devoir est de persvrer rclamer contre toute violation, ancienne et nouvelle, des garanties que le texte de la loi fondamentale exprime. De telles rclamations sont trop justes et trop honorables pour nĠtre pas la fin victorieuses, lorsquĠelles sont nergiques et dcentes, paisibles et opinitres. Or, si, tt ou tard, elles parvenaient dconcerter le rgime arbitraire, la constitution, en reprenant lĠempire quĠil a usurp, forte de ce triomphe, serait bien mieux affermie quĠavant dĠavoir eu besoin de lĠobtenir. Il ne sĠagit donc que de combattre en son nom et pour elle seule, avec les seules armes quĠelle avoue et quĠelle fournit, la clart du jour que ses principes et ses dispositions rpandent.
Loin de placer quelque espoir dans les manÏuvres et lĠagitation des partis politiques, jĠai dj dit quĠelles sont toujours pernicieuses. Jamais un parti ne veut de garanties pour ses adversaires, et par cela mme il branle les siennes propres. Sous le nom dĠopposition, il nĠaspire quĠ sĠemparer du pouvoir, peut-tre pour lĠexercer plus mal encore. Il veut le triomphe de quelque thorie administrative, ou plutt de certains personnages : son intrt, son but unique, est de renverser des ministres et de les remplacer par ses propres chefs. Que sĠil conoit des desseins plus vastes, ds lors il devient tout fait une faction : contre lui, autour de lui, dĠautres factions sĠlvent, dont le choc, les dfaites, les victoires, les reprsailles, amnent et prolongent les rvolutions, travers lesquelles on rclame souvent, et lĠon espre toujours, les garanties individuelles, sans jamais les obtenir ni les respecter.
Ces garanties ne deviennent inviolables quĠaprs avoir t longtemps intactes. Une longue possession, de vieilles habitudes, les consacrent, et lĠon finit par se persuader quĠen effet il nĠest plus possible de les renverser. CĠest dans cette persuasion que leur solidit consiste : alors, sans discussion des prtendus avantages quĠon trouverait les violer, tout projet de les restreindre est cart par un seul mot, cela ne se peut pas ; et il nĠy a plus quĠune catastrophe opre par une force trangre qui les puisse branler : encore inspirent-elles une nation depuis longtemps accoutume les chrir, un courage intrpide qui la rend infailliblement victorieuse, quand elle ne combat que pour les dfendre. Mais tant quĠelles sont rcentes ou nouvelles encore, tant quĠon se souvient du temps o elles nĠexistaient point, elles conservent des ennemis au sein de lĠtat, et y courent des prils. Il faut, pour les maintenir, des volonts plus nombreuses et plus fortes que celles qui les menacent.
Il y a ici quatre volonts distinguer, celle de la nation, celle de lĠassemble reprsentative, celle du gouvernement, et celle des castes privilgies.
Si la nation ne voulait pas ces garanties, personne assurment ne voudrait ni ne pourrait mme les lui donner ou les lui conserver malgr elle ou son insu. Or elle ne les veut pleinement que lorsquĠelle en a conu une ide juste, et bien apprci la valeur ; ce qui suppose un assez grand dveloppement de lĠindustrie et de lĠinstruction. Cette volont ne saurait natre chez un peuple ignorant et grossier, ni sĠaffermir chez celui qui resterait plus occup de dbats politiques que dĠaffaires prives. CĠest le vif intrt quĠon prend celles-ci qui fait sentir le besoin et tout le prix des srets individuelles. Quoi quĠil en soit, nous supposons ici que la nation les veut en effet ; et cette hypothse, bien que souvent douteuse, est la seule dans laquelle nous ayons raisonner.
Si cette volont nationale ne se joint aucune des trois autres volonts que nous avons distingues, elle demeure, sinon sans force, du moins sans direction, et par consquent sans effet salutaire ; cĠest un volcan qui ne produit que des secousses, des commotions violentes, des rvolutions dsastreuses. Mais si elle est seconde et dirige par lĠune des trois autres, nĠimporte laquelle, il y a tout lieu de croire que les garanties sĠtabliront et sĠaffermiront pour toujours.
Il ne faudrait gure compter sur le concours des castes ou corporations qui, jouissant ou ayant joui de privilges incompatibles avec ces garanties, se croiraient intresses imposer certaines doctrines, interdire certaines opinions, menacer certaines proprits. On doit sĠattendre de leur part une opposition vive, surtout si, au milieu de longs troubles, elles ont t victimes elles-mmes de pouvoirs arbitraires. Il est vrai que cette considration devrait, au contraire, les porter rclamer un rgime constitutionnel, qui, les admettant ou les appelant beaucoup de faveurs et de distinctions, deviendrait pour elles aussi honorable que tutlaire. Il laisserait un champ bien vaste encore, non pas aux entreprises politiques des nobles, mais leurs jouissances, leur opulence, leur ambition civile. Rien de ce que nous avons suppos ne les empcherait de conserver ce quĠils peuvent avoir de titres la prdilection du gouvernement, de parvenir de prfrence, et presque seuls, aux plus hautes fonctions, aux dignits les plus minentes, mme de sĠen rendre dignes par des talents et des vertus, de rajeunir lĠclat de leurs noms antiques par de nouveaux et vritables services, et dĠobtenir ainsi quelque jour une grande part dans la gloire nationale. Seulement ils y gagneraient des garanties, dont ils taient privs eux-mmes, et mal ddommags par des privilges prcaires et dĠodieuses usurpations ; garanties que leur rendent particulirement ncessaires des orages rcents peine calms, toujours menaants, tant que le systme constitutionnel ne sĠtablit pas. Sans doute, sĠils pouvaient sĠaccoutumer supporter ce rgime, ils finiraient par le chrir et le dfendre comme le plus propre les couvrir dĠune pure et vritable grandeur. Mais le temps seul peut leur inspirer ces dispositions, et nous parlons dĠune poque o ils ne sauraient les avoir encore.
Le concours que ces castes ne promettent pas, jusquĠ quel point est-il permis de lĠesprer du gouvernement ?
Un usurpateur ne peut ni ne veut donner de garanties : il a besoin, pour se soutenir, de la violence et de la fraude par lesquelles il sĠest lev. Mais un pouvoir lgitime ne trouve sa propre sret que dans celle de tous les sujets quĠil gouverne. Il connatrait bien mal ses intrts sĠil les associait aux prtentions dĠune caste. Comment aimerait-il mieux rgner et sĠappuyer sur quelques milliers de privilgis, que sur plusieurs millions dĠhommes libres ? Cependant il peut arriver quĠimmdiatement entour de seigneurs et de prlats, il prenne leurs vains regrets et leurs folles esprances pour les sentiments de tout un peuple, et que le danger de cette erreur sĠaggrave par le penchant de ses ministres un systme arbitraire, dont ils auraient, sous un rgne prcdent, contract lĠhabitude, recueilli les traditions, tudi ou enseign les pratiques.
En ce cas, il ne resterait la volont nationale dĠautre auxiliaire que la volont de lĠassemble reprsentative ; et si, par malheur, dĠanciens privilgis ou de nouvelles cratures du gouvernement, ses agents, ses conseillers, ses ministres, dominaient dans cette assemble, il est ais de voir combien les garanties personnelles demeureraient compromises, jusquĠ lĠpoque o des lections rgulires, libres et nationales, auraient pu la renouveler en grande partie. Un trs bon choix de reprsentants, voil le principal, et presque lĠunique moyen dĠobtenir des garanties relles, dans un pays o il nĠy en a que de fictives. Il faut une assemble compose dĠhommes qui les rclament nergiquement ; nĠayant, pour leur compte, dĠautres intrts politiques que ceux quĠils sont chargs de dfendre.
La constitution norvgienne porte que les conseillers dĠtat et les employs de leurs bureaux, ceux qui ont des charges la cour, et ceux qui y sont pensionns, ne peuvent tre lus reprsentants. Cette disposition est bien rigoureuse ; elle semble offenser la libert des suffrages publics, et elle peut exclure des hommes dĠautant plus dignes de la confiance publique, quĠils lĠauraient mrite en des postes o il est plus ordinaire de la perdre. Ne suffit-il pas que, sur un tel point, la nation soit dirige par le sentiment de ses intrts ? Si elle veut tre effectivement reprsente, elle comprendra bien assez dĠelle-mme quĠelle ne le serait aucunement par une assemble o elle laisserait affluer ceux qui sont employs la gouverner. LĠunique service quĠelle espre de ses reprsentants est de prserver ses garanties des atteintes de la puissance gouvernante. Gouverner et reprsenter sont deux fonctions trop distinctes pour quĠelle prenne, de prfrence, dans la liste des hommes qui exercent la premire, ceux quĠelle chargera de la seconde. Elle saura bien, surtout si elle a eu le malheur dĠen faire lĠexprience, que rien ne ressemble moins un corps de reprsentants quĠun club de privilgis et de gouvernants.
Dans un pays o tous les droits de cit sont rduits celui dĠlire des dputs qui ne peuvent ni proposer ni modifier des projets de lois, mais seulement les rejeter aprs un mr et paisible examen, des ministres qui prtendraient influer sur les lections, les diriger, les retarder, les entraver, les soumettre des rvisions arbitraires, annonceraient trop ouvertement quĠils ont rsolu dĠteindre tout vestige de libert publique : et ce projet deviendrait plus manifeste encore, si lĠon essayait ensuite de modifier le droit dĠlection, de le refuser aux contribuables les plus industrieux, et de multiplier les chances favorables aux anciens privilgis ; surtout si aucune apparence de dsordre ne servait de prtexte ces propositions, et si on les faisait seulement parce que de ces urnes nationales, que les ministres auraient essay de remplir des noms de leurs affids, seraient sortis avec clat des noms chers la patrie, recommands par des talents, par des vertus prives et publiques, par dĠminents services, par la reconnaissance des peuples, par les hommages des deux mondes.
Si une nation, au lieu dĠuser sagement et librement du droit dĠlire, abandonne des ministres, une caste, une faction, le choix de ses dputs ; si elle accepte et transcrit des listes dictes par des intrts opposs aux siens, il en faut conclure quĠelle ne sait point encore vouloir fermement et efficacement les garanties sociales ; et lĠabsence de cette volont est un malheur extrme, auquel je ne connais dĠautre remde que la propagation des lumires. Les lections donnent la mesure des lumires publiques, et dcident du sort des garanties. Une assemble rellement nationale aura bientt, en affermissant les bases du pouvoir lgitime, dracin jusquĠaux derniers germes du pouvoir arbitraire. Elle ne prtendra ni menacer les autorits suprieures ou infrieures, ni dplacer des ministres, ni amender des projets de lois, ni tendre ses attributions, ni usurper une part du gouvernement : elle saura remplir, avec une rigueur inflexible, son devoir essentiel, celui de repousser toute loi contraire aux droits individuels des gouverns.
QuĠimporte, direz-vous, quĠon ne puisse plus faire de nouvelles lois dĠexception, sĠil en existe dj cinquante que lĠassemble reprsentative nĠaura pas le pouvoir dĠabroger ? JĠose rpondre que ces lois, quel quĠen soit le nombre, cinquante ou cinq cents, par cela seul quĠon nĠen ferait plus de semblables, tomberaient dans un opprobre dont le gouvernement craindrait de rester entach lui-mme, sĠil ne sĠempressait dĠen effacer toutes les traces. DĠailleurs lĠexamen des lois nouvelles amnerait naturellement, non pas des votes de lĠassemble sur les anciennes, mais ce qui serait plus rgulier, et suffirait presque toujours, une discussion libre et retentissante, une censure irrsistible de ce quĠelles contiendraient dĠincompatible avec les lois fondamentales. LĠopinion publique, appuye sur des dispositions constitutionnelles, et proclame la tribune dĠune assemble reprsentative, serait ncessairement victorieuse de tous les restes honteux dĠune lgislation frauduleuse et oppressive. SĠil le fallait enfin, et sĠil nĠy avait pas dĠautre moyen de sortir de ce vieux chaos de lois de circonstances, le corps des reprsentants ajournerait le vote de lĠimpt jusquĠ lĠpoque o le gouvernement les aurait fait disparatre. Car, aprs tout, lĠimpt est le prix des garanties ; il nĠest d que par ceux qui les obtiennent, il est extorqu de ceux qui on les refuse.
Mais, pour les reprsentants comme pour les reprsents, la seule bonne manire de vouloir ces garanties, est de ne vouloir rien autre chose, ni catastrophe, ni bouleversement, ni dplacement dĠhommes ou de choses, ni triomphe de secte, ni nouveau systme dĠadministration, ni constitution nouvelle, ni rforme ou amendement quelconque dĠaucun des articles de la constitution que lĠon a, mme en ce quĠon croirait y remarquer de dfectueux, ni enfin aucun autre gouvernement que celui qui a renonc solennellement aux actes arbitraires, et quĠon prserverait efficacement du pril dĠen renouveler le scandale. Peu importerait quĠil subsistt encore parmi des courtisans ou dans une caste, quelques vestiges de faction, de parti ou de coterie politique, pourvu quĠil ne restt dans la masse des gouverns quĠun seul vÏu national, celui du maintien et de la plus grande puissance dĠun gouvernement limit par les garanties individuelles, et par le systme reprsentatif institu pour les dfendre.
CĠest en les refusant quĠon provoque lĠanarchie ; par la licence du despotisme, on ramne celle des sditions. Ces deux excs, en apparence si opposs, naissent toujours lĠun de lĠautre, et fort souvent une rvolution est le but secret de ceux qui encouragent le pouvoir arbitraire ; ils lĠaident sĠlever une hauteur dĠo ils savent quĠil doit tomber, et entraner dans sa chute le pouvoir lgitime. Tout au moins est-il imprudent de se plaindre de lĠanarchie quand la tyrannie rgne, et de reprocher la licence ceux quĠon prive de la libert quĠon leur a promise. Si vous redoutez en effet les orages, entrez donc enfin dans le port que vous avez indiqu vous-mme, et, par la fidle et constante observation de vos lois fondamentales, rendez impossible tout renouvellement dĠagitations populaires et de catastrophes politiques.
SĠil nĠy avait dĠopposition lĠtablissement des garanties que de la part des anciens privilgis redemandant les us de nos pres et les superstitions de nos aeules, cette lutte aujourdĠhui ne serait pas srieuse, et, le gouvernement sĠabstenant dĠy intervenir, elle pourrait sans danger se prolonger pour lĠamusement du public.
Si lĠopposition ne consistait que dans les efforts des gouvernants pour maintenir et multiplier les lois dĠexception ou de circonstances, ce second systme, dcrdit par tant dĠexcs, devenu plus odieux que le premier nĠest ridicule, ne rsisterait pas longtemps lĠinfluence dĠune constitution proclame, et lĠempire dĠune opinion sage, paisible et persvrante.
Une troisime hypothse, qui pourrait sembler plus alarmante, serait la coexistence des deux oppositions dont je viens de parler ; encore y aurait-il des chances pour les voir se contrarier et sĠaffaiblir lĠune lĠautre ; la guerre claterait de temps en temps entre elles, et il serait possible que les dfenseurs de la constitution les eussent tour tour pour auxiliaires.
Mais si elles parvenaient se concerter et ne plus former en apparence quĠune seule faction, si la seconde acceptait le but de la premire, et celle-ci les moyens et le rgime provisoire de la seconde, le pril deviendrait dĠautant plus grave, que cette connivence ne serait jamais quĠune trve, et couvrirait une multitude de rivalits personnelles, dĠambitions inconciliables, de ressentiments implacables, dont lĠclat devrait amener un jour de nouvelles calamits publiques. Toutefois, jusque dans cette quatrime hypothse, il resterait une nation claire, son assemble reprsentative, mme une partie de cette assemble, assez de puissance encore pour intimider et dissoudre peu peu une ligue incohrente, phmre, et assujettie, par sa nature mme, suivre sans honneur une marche tortueuse et pnible.
Ainsi, pour que des garanties dclares deviennent inviolables et cessent enfin dĠtre fictives, tout se rduit un seul point, savoir, que la nation veuille en effet en jouir, et se donne des reprsentants qui aient la mme volont.
Un peuple qui, aprs plusieurs sicles de souffrances, entreprend de secouer le joug du despotisme, peut paratre dĠabord moins occup des garanties individuelles que de lĠorganisation politique dont elles doivent tre les rsultats. Son attention se dirige presque exclusivement sur la distribution des pouvoirs, sur la forme du gouvernement, sur lĠexercice des droits de cit ; et ces institutions, qui nĠont rellement dĠimportance que par leurs rapports avec la libert civile, devenues lĠobjet immdiat des dbats populaires, partagent bientt en sectes, partis ou factions, ceux dont elle tait le but commun et le vÏu unanime. De telles dissensions peuvent, il est vrai, exalter le patriotisme, le rendre victorieux de tous les obstacles trangers, porter au plus haut terme lĠindpendance et la puissance nationale, abolir radicalement les institutions les plus pernicieuses, en faire clore de salutaires, et marquer au moins le but que lĠon nĠatteint pas encore. Mais aussi, pour peu que ces mouvements se prolongent, ils amnent, au lieu des srets que donne la justice, les prils que multiplie la discorde, les flaux quĠenfantent lĠambition, le fanatisme et la vengeance. Tant de dsastres signalent cette premire poque dĠune rvolution, quĠon ne remarque point assez les illusions qui se propagent et les mauvaises habitudes qui se contractent durant ces troubles. De tous les effets quĠils produisent, lĠun des plus funestes est de disposer chaque citoyen nĠattacher de prix quĠ lĠactivit politique, ne chercher de garanties que dans lĠexercice du pouvoir, considrer enfin les fonctions publiques comme la meilleure branche dĠindustrie.
Ces dsordres peuvent aboutir lĠlvation de quelque aventurier, qui la fortune, toute-puissante en de pareils temps, aura ouvert une carrire brillante et aplani la route du pouvoir suprme. LĠinstinct de lĠusurpation et de la tyrannie lui suffira pour tirer un grand parti des illusions fatales et des dispositions vicieuses dont je viens de parler. Il ne trouvera que trop de personnages qui auront perdu, travers les troubles, presque tout ce quĠils avaient dĠopinions franches et de sentiments gnreux, et qui sĠempresseront de lui en vendre les derniers restes. Il leur persuadera aisment quĠils nĠont jamais voulu que des richesses, des honneurs, des dignits : indiffrent entre les partis, il en aura bientt enrl presque tous les chefs dans le sien propre, et, matre de la fortune publique, disposant de tous les emplois, il parviendra en effet sĠattacher un grand nombre dĠhommes par des faveurs proportionnes ce quĠil leur supposera dĠinfluence, de renom et de cupidit. SĠil peut aussi concentrer en lui seul la force et la gloire acquises par la nation durant lĠpoque prcdente, il deviendra, au-dehors autant quĠau-dedans, un potentat formidable dont les princes flatteront lĠorgueil, couronneront la tte impure, et rechercheront lĠignoble alliance. Sous son rgne sĠeffacera tout vestige, toute notion des garanties sociales ; il ne restera du systme reprsentatif que des ombres inanimes, de vains fantmes qui sĠaminciront et sĠvanouiront par degrs. Les vieilles impostures reprendront leur empire ; on verra sĠouvrir un nouveau Moyen-ge, dont les tnbres et les chanes sĠtendraient sur une longue suite de gnrations si, par des excs prmaturs, par une tyrannie rapidement exalte jusquĠ la dmence, lĠennemi du monde, rvoltant la fois ses sujets et ses voisins, ha de ses proches, trahi par ses serviteurs, ne se prcipitait pas lui-mme, du fate de cette puissance artificielle, dans la profonde ignominie de ses propres vices.
Ë cet horrible rgne succde une troisime poque, que le souvenir et lĠinfluence des deux premires doivent rendre encore fort critique. En effet, dĠune part, les dsordres et les malheurs de la premire, semblent recommander les institutions quĠelle a renverses, prsenter comme un port lĠabme quĠelle a ferm, accrditer les prtentions insociales des anciens privilgis, et tout au moins remettre en question les progrs et les triomphes de la raison publique. DĠun autre ct, la seconde poque laisse une ample provision de mauvaises lois, de mesures arbitraires, dĠhabitudes serviles, de traditions et dĠinstitutions perverses, de ressorts et dĠustensiles tyranniques. Ë vrai dire, pour consommer lĠasservissement de la nation, il nĠy aurait quĠ continuer lĠÏuvre que ce rgime intermdiaire a si fort avance : ses errements seraient prfrables mme au rgime qui a prcd les premiers troubles ; ils tendraient plus srement lĠabolition de toute garantie individuelle ; mais si le despotisme hsite entre ces deux systmes, sĠil passe et repasse de lĠun lĠautre, ou sĠil prtend les suivre la fois tous les deux, sa marche incertaine peut enhardir la libert publique, et lĠaider renatre du sein des lumires quĠil nĠa pas eu le temps dĠteindre.
La question est de savoir si lĠopinion publique reprendra assez dĠascendant pour ne laisser un libre cours ni de nouveaux brigandages rvolutionnaires, entrepris en sens inverse des premiers, ni de nouvelles fourberies politiques, qui, abusant encore une fois les peuples par le vain simulacre dĠune loi fondamentale, les replaceraient sous le joug des lois dĠexception et des actes arbitraires. De cette question, qui se confond avec celle de savoir si cette troisime poque sera la dernire, dpend la destine des gnrations contemporaines, et de celles qui les suivront : elle est, je lĠavoue, problmatique ; et il nĠy a quĠune profonde estime pour la nation quĠelle intresse, qui autorise regarder la solution la plus heureuse comme la plus probable. Mais si en effet cette nation a conserv durant les deux premires priodes la franchise et la noblesse de son caractre ; si elle a plus gmi des abus que lĠon a faits de sa puissance que des malheurs quĠils ont attirs sur elle ; si, au sein mme de ses revers courageusement subis, elle a redemand la libert et repris le rang minent que lui assignaient, entre les peuples, les progrs de sa civilisation, de son industrie, et de ses lumires, il faudra beaucoup dĠhabilet, dĠefforts et de bonheur, soit pour la frustrer des garanties quĠon lui a promises, et renouveler des illusions pareilles celles quĠune exprience rcente a dissipes, soit pour relever, au milieu dĠelle, de gothiques tablissements qui taient dj caduques lorsquĠelle a commenc dĠen dmolir lĠdifice, et dont le ridicule seul est rest ineffaable ses yeux. Or, si le despotisme ne parvient ni lĠune ni lĠautre de ces deux fins ; si le succs ne couronne ni les plagiaires des artifices de la seconde poque, ni les preux adversaires des triomphes de la premire, devenus les imitateurs de ses plus horribles excs, la troisime semblera dĠautant mieux appele tablir, avec franchise et en ralit, les garanties individuelles, quĠelles sont, comme nous lĠavons vu, le plus vritable intrt et du prince, et des ministres, et des grands, et du corps entier des gouverns.
QuĠauraient en effet ces garanties de si redoutable au pouvoir, de si nuisible aux hommes puissants ? Et quĠest-ce, aprs tout, quĠelles exigent ?
QuĠon ne puisse tre arrt ni dtenu que pour tre rgulirement jug dans le plus bref dlai possible ;
Que les proprits consacres par les lois soient lĠabri de toute atteinte, de toute extorsion arbitraire ;
Que lĠindustrie, si elle nĠest pas dlivre de toutes ses entraves, nĠait plus craindre au moins celles qui ont t abolies ;
Que lĠinjure, la calomnie et la sdition soient poursuivies comme des dlits ou des crimes ; et que toute autre opinion, manifeste de vive voix, ou par crit, ou par la presse, soit affranchie de toute censure pralable ou subsquente, et de toute direction administrative ;
Que le culte privilgi, entretenu aux frais de tous les citoyens, mme de ceux qui ne le professent pas, ne restreigne en aucun sens, ni en aucune manire, la libert des autres croyances religieuses quelconques.
Voil les seuls points garantir, et, pour y parvenir, voici les seules institutions qui soient strictement ncessaires :
Que tous les juges, y compris les prsidents et vice-prsidents des cours ou tribunaux, soient, comme juges, pleinement inamovibles ; quĠils ne puissent tre ni transfrs ni dplacs contre leur gr, et quĠils demeurent indestituables hors le cas de forfaiture juge ;
Que tous les faits punir, comme crimes ou comme dlits, soient pralablement vrifis et dclars par des jurs que lĠautorit suprme nĠait pas choisis, ni fait choisir par ses agents, et sur le choix desquels les prsidents de tribunaux ou de cours nĠaient exercer non plus aucun pouvoir ;
Enfin, quĠune assemble de reprsentants rgulirement et librement lus, sans influence ministrielle, exprime, avec une parfaite indpendance, le consentement de la nation tout impt, tout emprunt, toute loi nouvelle.
Or, de telles barrires dfendent le pouvoir suprme encore plus quĠelles ne le circonscrivent. Car que lui interdisent-elles, sinon des violences, des vols, des fraudes, des attentats, ou mfaits pareils ceux quĠil rprime ? Ce sont ces barrires qui distinguent la puissance lgitime, de la force tyrannique ou usurpe : celle-ci nĠobtient de scurit quĠen retenant un peuple superstitieux et dgrad, dans les tnbres et dans la misre ; au contraire, la puissance lgitime a pour garanties toutes celles quĠelle donne, les lumires quĠelle laisse briller autour dĠelle, les industries quĠelle anime, les proprits quĠelle protge et quĠelle respecte. LĠhomme qui repousse les garanties individuelles, quelle que soit sa position, sa condition actuelle ou passe, quĠil soit plbien, noble, ministre, ou mme prince, mconnat ses intrts les plus immdiats et les plus chers : apparemment il trouve si doux lĠespoir de nuire autrui, quĠil consent, pour le conserver, courir les risques dĠtre opprim, perscut, proscrit lui-mme. Cette manire de sentir, qui ne diffre aucunement de celle des malfaiteurs de lĠautre espce, savoir des brigands qui commettent les attentats particuliers que les lois punissent, ne saurait, je crois, devenir ou rester commune au sein dĠune nation qui a subi les dures preuves des deux premires poques dont jĠai parl ; et il me parat permis dĠesprer que lĠtablissement rel des garanties immortalisera la troisime.
[1] On rpugne faire mention dĠun autre genre de mauvais livres ; et peut-tre quĠen effet il ne serait pas ncessaire de le dsigner dans les lois dĠun peuple libre, au sein duquel des institutions sages et garantissantes amneraient la noblesse des sentiments et la puret des mÏurs : les livres obscnes ne se rpandent que chez les peuples dgrads par des habitudes serviles. On pourrait, dĠailleurs, trouver quelques difficults caractriser assez bien cette espce de livres, pour en distinguer certaines productions peu svres, o les grces de lĠexpression semblent temprer la licence des ides : La Fontaine, Voltaire, Parny et dĠautres crivains en ont publi de pareilles ; et quelle que soit la rigueur des jugements quĠon en voudra porter, il est certainement devenu impossible dĠen empcher aujourdĠhui la circulation. Mais lĠItalie, au seizime sicle, en a vu natre dĠabominables, qui, bien que prohibes, circulaient fort lĠaise sous les yeux des prlats, quelquefois entre leurs mains, et dont il a t fait, en dĠautres langues, des copies infmes. CĠest un dsordre qui ne saurait tre tolr dans un pays polic. Il faut que lĠautorit puisse immdiatement empcher lĠexposition publique et la distribution de ces turpitudes, mais sans quĠil en rsulte aucune poursuite judiciaire contre les personnes, moins que celles-ci ne rclament expressment contre la saisie : en ce cas, ce serait encore des jurs quĠil appartiendrait de reconnatre le fait de lĠobscnit ; et sur leur dclaration, les distributeurs seraient condamns de trs fortes amendes.
[2] Omilia del Cittadino-Cardinate Chiaramonti, etc. Imota, dattastamperia Nazionale, lĠanno sesto della Libert (1798), in-4Ħ.
[3] On a fait en divers temps et en divers pays des essais de ce rgime. Il ne sĠest jamais mieux tabli en France que depuis 1800 jusquĠau mois de mars 1814. Alors il ne restait des garanties sociales et du systme reprsentatif, dĠautres vestiges que leurs noms. Des commissions de la libert individuelle et de la libert de la presse, se renouvelaient priodiquement au sein dĠun snat, tandis quĠen effet il tait devenu impossible de publier librement une seule ligne, et de rsister un seul instant aux actes arbitraires. Ce snat, et un prtendu corps lgislatif, donnaient la volont dĠun seul homme lĠapparence dĠun vÏu national, et la nation entire lĠexemple de la plus profonde servitude. On vit disparatre successivement toutes les institutions garantissantes, et se remonter, lĠun aprs lĠautre, tous les ressorts de la tyrannie. Quoique ce gouvernement ait commis dĠpouvantables attentats, nous devons avouer que les perscutions ont t plus sanguinaires, les proscriptions plus vastes, en 1793 et 1794, ainsi quĠen 1815 et 1816 ; mais lĠpoque de 1800 1814 est celle o lĠon a le plus avanc lĠÏuvre de lĠasservissement gnral de la France et mme de lĠEurope, o lĠon a le plus habilement travaill teindre toute lumire dans les esprits, toute nergie dans les caractres, tout germe de libert publique et dĠindpendance personnelle.