DENIS DIDEROT

 

 

 

LA RELIGIEUSE

 

 

 

 

PrŽcŽdŽ dĠune introduction sur le caractre libŽral
de ce roman, par Beno”t Malbranque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paris
Institut Coppet. 2021

 

PrŽface. Le message libŽral de la Religieuse de Diderot

 

 

RŽpondant ˆ lĠinavouable dŽsir de sensationnel et de pornographie littŽraire, dĠosŽ et dĠinterdit, La Religieuse de Diderot sĠest attirŽ une notoriŽtŽ jamais dŽmentie. Traduit dans des dizaines de langues, portŽ au cinŽma et au thŽ‰tre, et analysŽ sous tous les angles, le roman dŽveloppe une thse simple et peut-tre trop rŽbarbative pour rŽsister ˆ lĠattrait comparatif du piquant.

Cet aspect lˆ, cependant, qui semble seul lui attirer ses lecteurs, est fort minime, dŽcevant presque, en comparaison de la force Žvocative de la thse de la libertŽ, qui coule aussi dans ce livre. LĠŽrotisme, dans La Religieuse, est dĠabord quantitativement limitŽ ; il sĠexprime en outre dans des scnes feutrŽes qui, au vu des pratiques, avaient ˆ peine de quoi scandaliser la bonne sociŽtŽ du XVIIIe sicle. Quant au reproche dĠanticlŽricalisme, Žgalement portŽ et qui est sensŽ solidifier le qualificatif de sulfureux, il est lˆ encore relativement exagŽrŽ. Dans le roman, ˆ travers tous ses efforts pour se libŽrer de la contrainte des clo”tres, lĠhŽro•ne nĠaccuse jamais la foi, elle ne renie jamais Dieu ; dans la souffrance et lĠisolement, cĠest mme ˆ lui que, par la prire, elle ose demander chaque fois le chemin du salut. [1]

Ce qui intŽresse habituellement ne nous intŽressera donc pas ici. Pas plus ne reviendrons-nous ici sur la gense du roman (composŽ ˆ partir de 1760, complŽtŽ et terminŽ vers 1780) : sur le drame de la vraie Nicole Simonin et lĠempathie de son protecteur de circonstance, le marquis de Croismare. Ceci non seulement nous emmnerait trop loin, nous forcerait ˆ rŽpŽter des dŽtails qui se trouvent dans toutes les Žditions de La Religieuse, mais surtout lĠaffaire nĠa pas de consŽquence sur mon propos. Le roman peut bien avoir ŽtŽ conu pour sortir un ami de sa retraite et pour divertir son monde, il nĠen est pas moins devenu pour tous ceux qui le lisent un tŽmoignage, un rŽcit nouveau qui a sa vie propre et qui doit tre jugŽ indŽpendamment, sur la base de ce quĠil nous enseigne et des Žmotions quĠil fait na”tre en nous. [2]

En lĠoccurrence, que lĠÏuvre offre un formidable plaidoyer en faveur de la libertŽ, contre les forces abrutissantes de la coercition, compte pour nous bien davantage. Ce sera lĠobjet de cette courte Žtude.

La Religieuse raconte comment une jeune femme, Suzanne Simonin, est destinŽe par sa famille au couvent, et pourquoi ; il conte sa rŽsignation premire, sa bonne volontŽ, et lĠŽnervement progressif de ses sens et de sa tte, jusquĠˆ la rŽbellion et plus tard ˆ lĠŽvasion qui doit lui rouvrir les portes du monde libre. On la voit prononcer ses vÏux, sĠen morfondre, et de Longchamp ˆ Saint-Eutrope subir les mŽfaits de la sŽquestration et de la tyrannie. 

DiffŽrents thmes de nature libŽrale sont ainsi successivement balayŽs dans le livre : la nature et les bornes du consentement, la force du libre arbitre, les mŽthodes de la tyrannie sur lĠesprit et sur le corps, ou encore la lente dŽgradation de lĠtre face ˆ lĠinflexibilitŽ de la sŽquestration. Nous les retrouverons tous en procŽdant ˆ un survol du rŽcit insistant sur le caractre libŽral du roman.

 

Les bornes du consentement

 

Suzanne Simonin est donc mise au couvent par sa famille. DĠabord cela ne lĠŽmeut pas. Ç JĠŽtais si mal ˆ la maison, raconte-elle, que cet ŽvŽnement ne mĠaffligea point ; et jĠallai ˆ Sainte-Marie, cĠest mon premier couvent, avec beaucoup de gaietŽ. È [3] Quand cette installation se fixa dans la durŽe et quĠon rŽclama dĠelle un engagement appuyŽ, elle eut bien, ˆ vrai dire, quelques scrupules. Ç Je ne me sentais aucun gožt pour lĠŽtat religieux È. [4] LĠheure de la rŽception en bonne et due forme nĠen advint pas moins pour autant, sous la pression conjointe des parents et des hauts responsables du couvent, qui soutenaient paisiblement que la libertŽ ne valait rien et que lĠengagement rigoureux ˆ lĠƒglise ne souffrait pas de difficultŽ mme pour les jeunes femmes les moins zŽlŽes pour la religion.

Le rŽcit que dresse Suzanne ˆ cette occasion appuie sur le caractre anti-libŽral de lĠaffaire, dans un passage o nous soulignons : Ç Cette cŽrŽmonie nĠest pas gaie par elle-mme ; ce jour-lˆ elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses sĠempressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dŽrober, et je me vis prte ˆ tomber sur les marches de lĠautel. Je nĠentendais rien, je ne voyais rien, jĠŽtais stupide ; on me menait, et jĠallais ; on mĠinterrogeait, et lĠon rŽpondait pour moi. Cependant cette cruelle cŽrŽmonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de mĠassocier. È [5]

La validitŽ du contrat moral et physique par lequel Suzanne se lia ainsi appara”t dĠemblŽe fortement compromise, de par lĠabsence marquŽe du consentement. Tout dans cette dŽmarche appara”t contraint, conduit par dĠautres, organisŽ par dĠautres ˆ la place de lĠintŽressŽe.

Ë cette absence de consentement ferme sĠajoute, ds les premires semaines de la vie au couvent, une progressive haine de cet Žtat et lĠaffirmation trs Žclatante du choix de le quitter. LĠŽchange avec la supŽrieure, lĠinstallation ˆ peine faite, est tout ˆ fait clair sur ce point :

 

Ç Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ?

Ñ Non, madame.

Ñ Vous ne vous sentez aucun gožt pour lĠŽtat religieux ?

Ñ Non, madame.

Ñ Vous nĠobŽirez point ˆ vos parents ?

Ñ Non, madame.

Ñ Que voulez-vous donc devenir ?

Ñ Tout, exceptŽ religieuse. Je ne le veux pas tre, je ne le serai pas. È [6]

 

La famille toutefois resta inflexible et le couvent lui-mme sĠŽmut peu de ces refus, dont il avait sans doute fait lĠexpŽrience avec mille autres jeunes filles avant elle. Aussi les protestations restaient-elles sans consŽquence. Ç Je rŽsistai ˆ tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne nŽgligea rien pour obtenir mon consentement ; mais quand on vit quĠil Žtait inutile de le solliciter, on prit le parti de sĠen passer. È [7]

Une Žtape supplŽmentaire est donc franchie : aprs avoir organisŽ le consentement de Suzanne malgrŽ elle, on Žludera purement et simplement sa nŽcessitŽ. Ç De ce moment, je fus renfermŽe dans ma cellule ; on mĠimposa le silence ; je fus sŽparŽe de tout le monde, abandonnŽe ˆ moi-mme ; et je vis clairement quĠon Žtait rŽsolu ˆ disposer de moi sans moi. È [8] Et aprs un Žpisode douloureux de privations et de souffrances morales, la seule Žchappatoire qui vienne ˆ lĠesprit de Suzanne est de sĠengager quand mme. Ç Mon dessein Žtait de finir cette persŽcution avec Žclat, et de protester publiquement contre la violence quĠon mŽditait : je dis donc quĠon Žtait ma”tre de mon sort, quĠon en pouvait disposer comme on voudrait ; quĠon exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. È [9]

La prŽparation des vÏux, toute dans lĠanxiŽtŽ, ne fit que renforcer sa rŽsolution de combattre un engagement quĠelle ne souhaitait pas et quĠon cherchait ˆ obtenir malgrŽ elle. Ç Je nĠen sentis que mieux que je manquais de tout ce quĠil fallait avoir pour tre une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. LorsquĠil fallut entrer dans le lieu o je devais prononcer le vÏu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; jĠavais la tte renversŽe sur une dĠelles, et je me tra”nais. Je ne sais ce qui se passait dans lĠ‰me des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante quĠon portait ˆ lĠautel, et il sĠŽchappait de toutes parts des soupirs et des sanglots. È [10]

Se dŽroule alors une premire scne de rŽbellion o Suzanne, contre tous les coalisŽs qui organisent son asservissement, a le grand courage de dire non.

 

Ç Ñ Est-ce de votre plein grŽ et de votre libre volontŽ que vous tes ici ? È

Je rŽpondis, Ç non È ; mais celles qui mĠaccompagnaient rŽpondirent pour moi, Ç oui È.

Ç Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance ? È

JĠhŽsitai un moment ; le prtre attendit ; et je rŽpondis : Ç Non, monsieur. È

Il recommena : Ç Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance ? È

Je lui rŽpondis dĠune voix plus ferme : Ç Non, monsieur, non. È

Il sĠarrta et me dit : Ç Mon enfant, remettez-vous, et Žcoutez-moi.

Ñ Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance ; je vous ai bien entendu, et je vous rŽponds que nonÉ È

Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il sĠŽtait ŽlevŽ un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :

Ç Messieurs, et vous surtout mon pre et ma mre, je vous prends tous ˆ tŽmoinÉ È

Ë ces mots une des sÏurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis quĠil Žtait inutile de continuer. Les religieuses mĠentourrent, mĠaccablrent de reproches ; je les Žcoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, o lĠon mĠenferma sous la clef. È[11]

 

Il fallut alors pour Suzanne passer six mois enfermŽe ainsi, ce qui toutefois ne changea pas sa rŽsolution. LĠhŽro•ne resta tout aussi inflexible ˆ lĠannonce qui lui faite de ce que ses parents se promettaient de lĠabandonner, de la laisser survivre par ses propres moyens, si elle refusait la vie religieuse. Suzanne resta sto•quement attachŽe ˆ son dŽsir de libertŽ : 

 

Ç Si vous perdez vos parents, lui dit-on, vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-tre regretterez-vous de nĠy pas tre.

Ñ Cela ne se peut, monsieur ; je ne demande rien.

Ñ Vous ne savez pas ce que cĠest que la peine, le travail, lĠindigence.

Ñ Je connais du moins le prix de la libertŽ, et le poids dĠun Žtat auquel on nĠest point appelŽe. È [12]

 

Alors Suzanne multiplia les protestations et, toujours sans solution, se tourna vers la prire, qui finalement la guida vers la soumission. Ç Je me renfermai dans ma petite prison. Je rvai ˆ ce que ma mre mĠavait dit ; je me jetai ˆ genoux, je priai Dieu quĠil mĠinspir‰t ; je priai longtemps ; je demeurai le visage collŽ contre terre ; on nĠinvoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait ˆ quoi se rŽsoudre ; et il est rare quĠalors elle ne nous conseille pas dĠobŽir. Ce fut le parti que je pris. È [13] Suzanne alors se rŽsigna ˆ entrer au couvent et ˆ prononcer les vÏux. Elle affirma la chose distinctement, mais sans espoir. Ç Je pensais que je venais de signer mon arrt de mort. È [14]

 Suzanne entra alors ˆ Longchamp o elle se prŽpara aux vÏux pendant deux ans, avant la cŽrŽmonie finale, dont le rŽcit reprend une nouvelle fois la critique du consentement viciŽ :

 

Ç La mre des novices et mes compagnes entrrent ; on mĠ™ta les habits de religion, et lĠon me revtit des habits du monde ; cĠest un usage que vous connaissez. Je nĠentendis rien de ce quĠon disait autour de moi ; jĠŽtais presque rŽduite ˆ lĠŽtat dĠautomate ; je ne mĠaperus de rien ; jĠavais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce quĠil fallait faire ; on Žtait souvent obligŽ de me le rŽpŽter, car je nĠentendais pas de la premire fois, et je le faisais ; ce nĠŽtait pas que je pensasse ˆ autre chose, cĠest que jĠŽtais absorbŽe ; jĠavais la tte lasse comme quand on sĠest excŽdŽ de rŽflexionsÉ

Cependant les cloches sonnrent ; je descendis. LĠassemblŽe Žtait peu nombreuse. Je fus prchŽe bien ou mal, je nĠentendis rien : on disposa de moi pendant toute cette matinŽe qui a ŽtŽ nulle dans ma vie, car je nĠen ai jamais connu la durŽe ; je ne sais ni ce que jĠai fait, ni ce que jĠai dit. On mĠa sans doute interrogŽe, jĠai sans doute rŽpondu ; jĠai prononcŽ des vÏux, mais je nĠen ai nulle mŽmoire, et je me suis trouvŽe religieuse aussi innocemment que je fus faite chrŽtienne ; je nĠai pas plus compris ˆ toute la cŽrŽmonie de ma profession quĠˆ celle de mon baptme, avec cette diffŽrence que lĠune confre la gr‰ce et que lĠautre la suppose. È [15]

 

Les vÏux, rŽalisŽs de cette manire, Suzanne bient™t ne les croit plus mme rŽels, elle doute que lĠaffaire se soit passŽe et en demande la confirmation. Ç Je demandai sĠil Žtait bien vrai que jĠeusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vÏux : il fallut joindre ˆ ces preuves le tŽmoignage de toute la communautŽ, celui de quelques Žtrangers quĠon avait appelŽs ˆ la cŽrŽmonie. MĠadressant plusieurs fois ˆ la supŽrieure, je lui disais : ÔCela est donc bien vrai ?ÉĠ et je mĠattendais toujours quĠelle mĠallait rŽpondre : ÔNon, mon enfant ; on vous trompeÉĠ È [16]

 

SŽquestration et rŽbellion

 

Le sŽjour au couvent se transforma alors en bagne interminable o, dans la lignŽe du rŽflexe un peu lŽgiste de la vŽrification de la signature, Suzanne sĠattacha ˆ la lettre du rglement pour se garantir quĠau moins on ne lui fasse pas faire ce pour quoi elle ne sĠŽtait pas proprement et dŽfinitivement engagŽe. Ç Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cÏur ; si lĠon mĠordonnait quelque chose, ou qui nĠy fžt pas exprimŽ clairement, ou qui nĠy fžt pas, ou qui mĠy paržt contraire, je mĠy refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : ÔVoilˆ les engagements que jĠai pris, et je nĠen ai point pris dĠautres.Ġ È[17]

Cette rŽbellion, quĠon peut dire douce, ou mme nŽgative, car elle ne porte pas encore sur le contenu de lĠengagement initial, ne fut toutefois pas sans effet. Ç Mes discours en entra”nrent quelques-unes [des religieuses du couvent]. LĠautoritŽ des ma”tresses se trouva trs bornŽe ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scne dĠŽclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et jĠŽtais toujours pour la rgle contre le despotisme. È [18]

Du c™tŽ des ma”tresses, cette rŽbellion fut contenue par la seule chose que le despotisme connaisse : la contrainte. Ç On sĠoccupa ˆ me rendre la vie dure, raconte Suzanne. On dŽfendit aux autres religieuses de mĠapprocher ; et bient™t je me trouvai seule ; jĠavais des amies en petit nombreÉ ; on nous Žpia : on me surprit, tant™t avec lĠune, tant™t avec une autre ; lĠon fit de cette imprudence tout ce quĠon voulut, et jĠen fus ch‰tiŽe de la manire la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entires ˆ passer lĠoffice ˆ genoux, sŽparŽe du reste, au milieu du chÏur ; ˆ vivre de pain et dĠeau ; ˆ demeurer enfermŽe dans ma cellule ; ˆ satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles quĠon appelait mes complices nĠŽtaient gure mieux traitŽes. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on mĠen supposait ; on me donnait ˆ la fois des ordres incompatibles, et lĠon me punissait dĠy avoir manquŽ ; on avanait les heures des offices, des repas ; on dŽrangeait ˆ mon insu toute la conduite claustrale, et avec lĠattention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et jĠŽtais tous les jours punie. È [19]

Naturellement cet excs de rigueur fora Suzanne ˆ lĠobŽissance ou du moins ˆ la passivitŽ. Ç JĠai du courage ; mais il nĠen est point qui tienne contre lĠabandon, la solitude et la persŽcution. È [20]

On lui entrouvrit la porte du suicide sans le dire, on la vexa, la poussa ˆ bout jusquĠˆ ce que cette dernire alternative sĠimpos‰t ˆ elle. Mais quoique lĠidŽe sĠen prŽsenta, Suzanne nĠen eut jamais la force et son sŽjour au couvent continua sans que cette faon de sĠen Žchapper ne se matŽrialise.

Dos au mur, Suzanne songea alors ˆ faire rŽsilier ses vÏux. On lui prŽdit le pire, on souligna devant elle que les filles quittant ainsi le couvent nĠŽtaient vues dans la sociŽtŽ que comme des perverses, dont les passions dŽvorantes appelaient au dehors. De ceci notre prisonnire sĠinquiŽta peu : Ç je ne vois personne, je ne connais personne È dit-elle. [21] Sa rŽclamation Žtait assez claire par ailleurs pour ne pas risquer dĠtre mal interprŽtŽe. Ç Je demande ˆ tre libre, parce que le sacrifice de ma libertŽ nĠa pas ŽtŽ volontaire. È [22] Les avertissements sur son manque de ressources ne la perturbaient pas davantage. Ç Je ne cours pas aprs ma dot : je ne demande que la libertŽ È[23], ce ˆ quoi elle ajoutait, courageuse : Ç lĠindigence nĠest pas ce que je crains le plus È[24].

En attendant que la rŽsiliation puisse sĠeffectuer, la seule volontŽ de quitter le couvent fit entourer Suzanne de dŽfiance et les mauvais procŽdŽs se multiplirent. Ç On me regarda comme une rŽprouvŽe, ma dŽmarche fut traitŽe dĠapostasie ; et lĠon dŽfendit, sous peine de dŽsobŽissance, ˆ toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de mĠapprocher, et de toucher mme aux choses qui mĠauraient servi. Ces ordres furent exŽcutŽs ˆ la rigueur. Nos corridors sont Žtroits ; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine ˆ passer de front : si jĠallais, et quĠune religieuse v”nt ˆ moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vtement, de crainte quĠil ne frott‰t contre le mien. Si lĠon avait quelque chose ˆ recevoir de moi, je le posais ˆ terre, et on le prenait avec un linge ; si lĠon avait quelque chose ˆ me donner, on me le jetait. Si lĠon avait eu le malheur de me toucher, lĠon se croyait souillŽe, et lĠon allait sĠen confesser et sĠen faire absoudre chez la supŽrieure. È [25]

Ë cette Žpoque on ne lui apporta plus ˆ manger ou si on lui accordait quelque chose, cĠŽtait des mets de la plus vile espce, Ç quĠon aurait eu honte de prŽsenter ˆ des animaux È[26]. La maltraitance se poursuivit sur dĠautres terrains : Ç Si je passais sous des fentres, jĠŽtais obligŽe de fuir, ou de mĠexposer ˆ recevoir les immondices des cellules. Quelques sÏurs mĠont crachŽ au visage. JĠŽtais devenue dĠune malpropretŽ hideuse. È [27] Rien ne paraissant devoir vaincre la rŽsolution de Suzanne, les mauvais traitements allrent mme croissants. Ç On redoubla de mŽchancetŽs : on ne me donna dĠaliments que ce quĠil en fallait pour mĠempcher de mourir de faim ; on mĠexcŽda de mortifications ; on multiplia autour de moi les Žpouvantes ; on mĠ™ta tout ˆ fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la santŽ et troubler lĠesprit, on le mit en Ïuvre ; ce fut un raffinement de cruautŽ dont vous nĠavez pas dĠidŽe. È [28] Ç On exposait, la nuit, dans les endroits o je devais passer, des obstacles ou ˆ mes pieds, ou ˆ la hauteur de ma tte ; je me suis blessŽe cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tuŽe. È [29]

Aprs des journŽes passŽes Ç ˆ mesurer des yeux la hauteur des murs È[30], Suzanne eut enfin une occasion de quitter son couvent : on la transfŽra de Longchamp ˆ Saint-Eutrope. CĠest ici que commencrent ses rapports avec la nouvelle supŽrieure, notre recluse recevant des marques dĠaffection bien particulires. Ç Je me laissais aller ˆ toutes ces caresses È[31], note Suzanne. La dŽmarche Žtait, de son c™tŽ, trs ambivalente. On a du mal ˆ parler de contrainte, et en mme temps le consentement plein et entier nĠest nulle part dans ces scnes de partage des corps. Le vocabulaire employŽ permet de tracer la dŽmarcation : aprs Ç se laisser aller È, on lit plus loin une autre indication : Ç Je mĠŽtais dŽjˆ accusŽe des premires caresses que ma supŽrieure mĠavait faites ; le directeur mĠavait trs expressŽment dŽfendu de mĠy prter davantage ; mais le moyen de se refuser ˆ des choses qui font grand plaisir ˆ une autre dont on dŽpend entirement, et auxquelles on nĠentend soi-mme aucun mal ? È [32] Finalement, aprs un Žnime recours ˆ la prire, Suzanne arrta dans son esprit que ces pratiques Žtaient dŽviantes, immorales et dŽgradantes, et elle se proposa de nĠy prendre plus aucune part. LĠabsence de son consentement fut dŽsormais clairement affichŽe :

 

Ç Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.

Ç Non, lui dis-je, chre mre, non, je me le suis promis ; cĠest le mieux pour vous et pour moi ; jĠoccupe trop de place dans votre ‰me, cĠest autant de perdu pour Dieu ˆ qui vous la devez tout entire.

Ñ Est-ce ˆ vous ˆ me le reprocher ?É È

Je t‰chais, en lui parlant, ˆ dŽgager ma main de la sienne.

Ç Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle.

Ñ Non, chre mre, non.

Ñ Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne ? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas : vous me ferez mourirÉ È

Ces derniers mots mĠinspirrent un sentiment tout contraire ˆ celui quĠelle se proposait ; je retirai ma main avec vivacitŽ, et je mĠenfuis. È[33]

 

Ces errements nĠaffaiblirent en rien la rŽsolution de la fuite, laquelle prit mme corps quelque temps plus tard, gr‰ce ˆ une intervention extŽrieure. Suzanne reut une corde, passa au-dessus du mur et y trouva un carrosse pour lĠemmener vers Paris. Elle se mit ˆ travailler auprs dĠune blanchisseuse. CĠest alors quĠelle composa les mŽmoires qui forment ce livre, demandant au marquis de Croismare une place de femme de chambre ou de simple domestique, o, dŽsormais libre, elle pourrait servir, mais avec consentement.

 

Conclusion

 

La conclusion de ce petit roman, rare par lĠorigine et tout autant par le thme, est bien que la libertŽ est une denrŽe prŽcieuse, primitive et absolue, quĠune sociŽtŽ policŽe ne peut refuser ˆ aucun de ses membres. Par lĠexemple dĠune religieuse, Suzanne Simonin, traquŽe, sŽquestrŽe, maltraitŽe, pour avoir voulu osŽ refuser lĠenrŽgimentement du couvent, Diderot nous fait bien davantage que le procs dĠune institution chrŽtienne malfaisante : cĠest un hymne ˆ la libertŽ, au libre arbitre, contre tous les systmes tyranniques. Ceux-ci nĠayant pas tous disparu ˆ notre Žpoque, on peut lŽgitimement placer ˆ nouveau ici la phrase quĠŽcrivait en 1886 le grand libŽral Yves Guyot dans sa rŽŽdition de la Religieuse : Ç Le livre de Diderot est toujours de lĠactualitŽ. CĠest triste. È [34]

 

Beno”t Malbranque

Institut Coppet

 


 

 

 

LA RELIGIEUSE

 

 

 

 

La rŽponse de M. le marquis de C***, sĠil mĠen fait une, me fournira les premires lignes de ce rŽcit. Avant que de lui Žcrire, jĠai voulu le conna”tre. CĠest un homme du monde ; il sĠest illustrŽ au service ; il est ‰gŽ ; il a ŽtŽ mariŽ ; il a une fille et deux fils quĠil aime et dont il est chŽri. Il a de la naissance, des lumires, de lĠesprit, de la gaietŽ, du gožt pour les beaux-arts, et surtout de lĠoriginalitŽ. On mĠa fait lĠŽloge de sa sensibilitŽ, de son honneur et de sa probitŽ, et jĠai jugŽ par le vif intŽrt quĠil a pris ˆ mon affaire, et par tout ce quĠon mĠen a dit, que je ne mĠŽtais point compromise en mĠadressant ˆ lui ; mais il nĠest pas ˆ prŽsumer quĠil se dŽtermine ˆ changer mon sort sans savoir qui je suis ; et cĠest ce motif qui me rŽsout ˆ vaincre mon amour-propre et ma rŽpugnance, en entreprenant ces mŽmoires o je peins une partie de mes malheurs sans talent et sans art, avec la na•vetŽ dĠun enfant de mon ‰ge et la franchise de mon caractre. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-tre la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps o des faits ŽloignŽs auraient cessŽ dĠtre prŽsents ˆ ma mŽmoire, jĠai pensŽ que lĠabrŽgŽ qui les termine et la profonde impression qui mĠen restera tant que je vivrai suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.

Mon pre Žtait avocat. Il avait ŽpousŽ ma mre dans un ‰ge assez avancŽ ; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune quĠil nĠen fallait pour les Žtablir solidement ; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fžt Žgalement partagŽe, et il sĠen manque bien que jĠen puisse faire cet Žloge. Certainement je valais mieux que mes sÏurs par les agrŽments de lĠesprit et de la figure, le caractre et les talents, et il semblait que mes parents en fussent affligŽs. Ce que la nature et lĠapplication mĠavaient accordŽ dĠavantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin dĠtre aimŽe, chŽrie, ftŽe, excusŽe toujours comme elles lĠŽtaient, ds mes plus jeunes ans jĠai dŽsirŽ de leur ressembler. SĠil arrivait quĠon d”t ˆ ma mre : Vous avez des enfants charmants, jamais cela ne sĠentendait de moi. JĠŽtais quelquefois bien vengŽe de cette injustice, mais les louanges que jĠavais reues me cožtaient si cher quand nous Žtions seuls, que jĠaurais autant aimŽ de lĠindiffŽrence ou mme des injures. Plus les Žtrangers mĠavaient marquŽ de prŽdilection, plus on avait dĠhumeur lorsquĠils Žtaient sortis. ï combien jĠai pleurŽ de fois de nĠtre pas nŽe laide, bte, sotte, orgueilleuse, en un mot avec tous les travers qui leur rŽussissaient auprs de nos parents ! Je me suis demandŽ dĠo venait cette bizarrerie dans un pre, une mre, dĠailleurs honntes, justes et pieux ; vous lĠavouerai-je, Monsieur ? Quelques discours ŽchappŽs ˆ mon pre dans sa colre, car il Žtait violent, quelques circonstances rassemblŽes ˆ diffŽrents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets mĠen ont fait souponner une raison qui les excuserait un peu. Peut-tre mon pre avait-il quelque incertitude sur ma naissance ; peut-tre rappelais-je ˆ ma mre une faute quĠelle avait commise, et lĠingratitude dĠun homme quĠelle avait trop ŽcoutŽ ; que sais-je ? Mais quand ces soupons seraient mal fondŽs, que risquerais-je ˆ vous les confier ? Vous bržlerez cet Žcrit, et je vous promets de bržler vos rŽponses. Comme nous Žtions venues au monde ˆ peu de distance les unes des autres, nous dev”nmes grandes toutes les trois ensemble. Il se prŽsenta des partis. Ma sÏur a”nŽe fut recherchŽe par un jeune homme charmant. Je mĠaperus quĠil me distinguait et quĠelle ne serait incessamment que le prŽtexte de ses assiduitŽs ; je pressentis tout ce que ses attentions pourraient mĠattirer de chagrins, et jĠen avertis ma mre. CĠest peut-tre la seule chose que jĠai faite en ma vie qui lui ait ŽtŽ agrŽable, et voici comment jĠen fus rŽcompensŽe. Quatre jours aprs, ou du moins ˆ peu de jours, on me dit quĠon avait arrtŽ ma place dans un couvent, et ds le lendemain jĠy fus conduite. JĠŽtais si mal ˆ la maison, que cet ŽvŽnement ne mĠaffligea point ; et jĠallai ˆ Sainte-Marie, cĠest mon premier couvent, avec beaucoup de gaietŽ. Cependant lĠamant de ma sÏur ne me voyant plus mĠoublia et devint son Žpoux. Il sĠappelle M. K***. Il est notaire et demeure ˆ Corbeil, o il fait un assez mauvais mŽnage. Ma seconde sÏur fut accordŽe ˆ un M. Bauchon, marchand de soieries ˆ Paris, rue Quincampoix, et vit bien avec lui.

Mes deux sÏurs Žtablies, je crus quĠon penserait ˆ moi et que je ne tarderais pas ˆ sortir du couvent. JĠavais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considŽrables ˆ mes sÏurs ; je me promettais un sort Žgal au leur, et ma tte sĠŽtait remplie de projets sŽduisants, lorsquĠon me fit demander au parloir. CĠŽtait le pre SŽraphin, directeur de ma mre ; il avait ŽtŽ aussi le mien, ainsi il nĠeut pas dĠembarras ˆ mĠexpliquer le motif de sa visite. Il sĠagissait de mĠengager ˆ prendre lĠhabit. Je me rŽcriai sur cette Žtrange proposition, et je lui dŽclarai nettement que je ne me sentais aucun gožt pour lĠŽtat religieux. Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dŽpouillŽs pour vos sÏurs, et je ne vois plus ce quĠils pourraient pour vous dans la situation Žtroite o ils se sont rŽduits. RŽflŽchissez-y, Mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou sĠen aller dans quelque couvent de province o lĠon vous recevra pour une modique pension et dĠo vous ne sortirez quĠˆ la mort de vos parents qui peut se faire attendre longtempsÉ Je me plaignis avec amertume et je versai un torrent de larmes. La supŽrieure Žtait prŽvenue, elle mĠattendait au retour du parloir. JĠŽtais dans un dŽsordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit : Et quĠavez-vous, ma chre enfant ? (Elle savait mieux que moi ce que jĠavais.) Comme vous voilˆ ! Mais on nĠa jamais vu un dŽsespoir pareil au v™tre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu M. votre pre ou madame votre mre ? Ñ Je pensai lui rŽpondre, en me jetant entre ses bras : Eh ! plžt ˆ Dieu !É je me contentai de mĠŽcrier : hŽlas ! je nĠai ni pre, ni mre ; je suis une malheureuse quĠon dŽteste et quĠon veut enterrer ici toute vive. Ñ Elle laissa passer le torrent, elle attendit le moment de la tranquillitŽ. Je lui expliquai plus clairement ce quĠon venait de mĠannoncer. Elle parut avoir pitiŽ de moi, elle me plaignit, elle mĠencouragea ˆ ne point embrasser un Žtat pour lequel je nĠavais aucun gožt ; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. ï Monsieur, combien ces supŽrieures de couvent sont artificieuses ! vous nĠen avez point dĠidŽe. Elle Žcrivit en effet. Elle nĠignorait pas les rŽponses quĠon lui ferait ; elle me les communiqua ; et ce nĠest quĠaprs bien du temps que jĠai appris ˆ douter de sa bonne foi. Cependant le terme quĠon avait mis ˆ ma rŽsolution arriva ; elle vint mĠen instruire avec la tristesse la mieux ŽtudiŽe. DĠabord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisŽration dĠaprs lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scne de dŽsespoir ; je nĠen aurai gure dĠautres ˆ vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vŽritŽ je crois que ce fut en pleurant : Eh bien, mon enfant, vous allez donc nous quitter ! chre enfant, nous ne vous reverrons plus !É et dĠautres propos que je nĠentendis pas. JĠŽtais renversŽe sur une chaise ; ou je gardais le silence ou je sanglotais ; ou jĠŽtais immobile, ou je me levais, ou jĠallais tant™t mĠappuyer contre les murs, tant™t exhaler ma douleur sur son sein. Voilˆ ce qui sĠŽtait passŽ lorsquĠelle ajouta : Mais que ne faites-vous une chose ? Žcoutez, et nĠallez pas dire au moins que je vous en ai donnŽ le conseil ; je compte sur une discrŽtion inviolable de votre part ; car pour toute chose au monde, je ne voudrais pas quĠon ežt un reproche ˆ me faire. QuĠest-ce quĠon demande de vous ? Que vous preniez le voile. Eh bien, que ne le prenez-vous ? Ë quoi cela vous engage-t-il ? ˆ rien, ˆ demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, cĠest du temps, il peut arriver bien des choses en deux ansÉ Elle joignit ˆ ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations dĠamitiŽ, tant de faussetŽs douces ; je savais o jĠŽtais, je ne savais o lĠon me mnerait, et je me laissai persuader. Elle Žcrivit donc ˆ mon pre ; sa lettre Žtait trs bien ; oh pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes rŽclamations nĠy Žtaient point dissimulŽes ; je vous assure quĠune fille plus fine que moi y aurait ŽtŽ trompŽe ; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle cŽlŽritŽ tout fut prŽparŽ ! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cŽrŽmonie arrivŽ sans que jĠaperoive aujourdĠhui le moindre intervalle entre ces choses. JĠoubliais de vous dire que je vis mon pre et ma mre, que je nĠŽpargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. lĠabbŽ Blin, docteur de Sorbonne, qui mĠexhorta, et M. lĠŽvque dĠAlep qui me donna lĠhabit. Cette cŽrŽmonie nĠest pas gaie par elle-mme, ce jour-lˆ elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses sĠempressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dŽrober et je me vis prte ˆ tomber sur les marches de lĠautel. Je nĠentendais rien, je ne voyais rien, jĠŽtais stupide : on me menait et jĠallais, on mĠinterrogeait et lĠon rŽpondait pour moi. Cependant cette cruelle cŽrŽmonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de mĠassocier. Mes compagnes mĠont entourŽe, elles mĠembrassent et se disent : Mais voyez donc, ma sÏur ; comme elle est belle ! Comme ce voile relve la blancheur de son teint ! Comme ce bandeau lui sied, comme il lui arrondit le visage, comme il Žtend ses joues ! Comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !É Je les Žcoutais ˆ peine ; jĠŽtais dŽsolŽe ; cependant il faut que jĠen convienne, quand je fus seule dans ma cellule je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus mĠempcher de les vŽrifier ˆ mon petit miroir, et il me sembla quĠelles nĠŽtaient pas tout ˆ fait dŽplacŽes. Il y a des honneurs attachŽs ˆ ce jour, on les exagŽra pour moi, mais jĠy fus peu sensible, et lĠon affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiquĠil fžt clair quĠil nĠen Žtait rien. Le soir, au sortir de la prire, la supŽrieure se rendit dans ma cellule. En vŽritŽ, me dit-elle aprs mĠavoir un peu considŽrŽe, je ne sais pourquoi vous avez tant de rŽpugnance pour cet habit, il vous fait ˆ merveille et vous tes charmante ; sÏur Suzanne est une trs belle religieuse ; on vous en aimera davantage. ‚a, voyons un peu, marchezÉ Vous ne vous tenez pas assez droite, il ne faut pas tre courbŽe comme celaÉ Elle me composa la tte, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leon de Marcel sur les gr‰ces monastiques, car chaque Žtat a les siennes. Ensuite elle sĠassit et me dit : CĠest bien, mais ˆ prŽsent parlons un peu sŽrieusement. Voilˆ donc deux ans de gagnŽs ; vos parents peuvent changer de rŽsolution, vous-mme vous voudrez peut-tre rester ici quand ils voudront vous en tirer, cela ne serait point du tout impossible. Ñ Madame, ne le croyez pas. Ñ Vous avez ŽtŽ longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie, elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceursÉ Ñ Vous vous doutez bien tout ce quĠelle put ajouter du monde et du clo”tre, cela est Žcrit partout et partout de la mme manire, car gr‰ce ˆ Dieu on mĠa fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont dŽbitŽ de leur Žtat quĠils connaissent bien et quĠils dŽtestent, contre le monde quĠils aiment, quĠils dŽchirent et quĠils ne connaissent pas.

Je ne vous ferai pas le dŽtail de mon noviciat. Si lĠon observait toute son austŽritŽ, on nĠy rŽsisterait pas, mais cĠest le temps le plus doux de la vie monastique. Une mre des novices est la sÏur la plus indulgente quĠon a pu trouver. Son Žtude est de vous dŽrober toutes les Žpines de lĠŽtat ; cĠest un cours de sŽduction la plus subtile et la mieux apprtŽe. CĠest elle qui Žpaissit les tŽnbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine : la n™tre sĠattacha ˆ moi particulirement. Je ne pense pas quĠil y ait aucune ‰me jeune et sans expŽrience ˆ lĠŽpreuve de cet art funeste. Le monde a ses prŽcipices, mais je nĠimagine pas quĠon y arrive par une pente aussi facile. Si jĠavais ŽternuŽ deux fois de suite, jĠŽtais dispensŽe de lĠoffice, du travail, de la prire ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la rgle cessait pour moi. Imaginez, Monsieur, quĠil y avait des jours o je soupirais aprs lĠinstant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire f‰cheuse dans le monde quĠon ne vous en parle ; on arrange les vraies ; on en fait de fausses ; et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de gr‰ces ˆ Dieu qui nous met ˆ couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait ce temps que jĠavais quelquefois h‰tŽ par mes dŽsirs. Alors je devins rveuse, je sentis mes rŽpugnances se rŽveiller et sĠaccro”tre. Je les allais confier ˆ la supŽrieure ou ˆ notre mre des novices. Ces femmes se vengent bien de lĠennui que vous leur portez ; car il ne faut pas croire quĠelles sĠamusent du r™le hypocrite quĠelles jouent et des sottises quĠelles sont forcŽes de vous rŽpŽter ; cela devient ˆ la fin si usŽ et si maussade pour elles, mais elles sĠy dŽterminent, et cela pour un millier dĠŽcus quĠil en revient ˆ leur maison. Voilˆ lĠobjet important pour lequel elles mentent toute leur vie et prŽparent ˆ de jeunes innocentes un dŽsespoir de quarante, de cinquante annŽes et peut-tre un malheur Žternel ; car il est sžr, Monsieur, que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnŽes, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant.

Il arriva un jour quĠil sĠen Žchappa une de ces dernires de la cellule o on la tenait renfermŽe. Je la vis. Voilˆ lĠŽpoque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, Monsieur, la manire dont vous en userez avec moi. Je nĠai jamais rien vu de si hideux. Elle Žtait ŽchevelŽe et presque sans vtement ; elle tra”nait des cha”nes de fer ; ses yeux Žtaient ŽgarŽs ; elle sĠarrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings ; elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-mme et les autres des plus terribles imprŽcations ; elle cherchait une fentre pour se prŽcipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunŽe, et sur-le-champ, il fut dŽcidŽ dans mon cÏur que je mourrais mille fois plut™t que de mĠy exposer. On pressentit lĠeffet que cet ŽvŽnement pourrait faire sur mon esprit, on crut devoir le prŽvenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient : quĠelle avait dŽjˆ lĠesprit dŽrangŽ quand on lĠavait reue ; quĠelle avait eu un grand effroi dans un temps critique  ; quĠelle Žtait devenue sujette ˆ des visions ; quĠelle se croyait en commerce avec les anges ; quĠelle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient g‰tŽ lĠesprit ; quĠelle avait entendu des novateurs dĠune morale outrŽe qui lĠavaient si fort ŽpouvantŽe des jugements de Dieu, que sa tte en avait ŽtŽ renversŽe ; quĠelle ne voyait plus que des dŽmons, lĠenfer et des gouffres de feu ; quĠelles Žtaient bien malheureuses ; quĠil Žtait inou• quĠil y ežt jamais eu un pareil sujet dans la maison ; que sais-je quoi encore ? Cela ne prit point auprs de moi ; ˆ tout moment ma religieuse folle me revenait ˆ lĠesprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vÏu.

Le voici pourtant arrivŽ ce moment o il sĠagissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin aprs lĠoffice, je vis entrer la supŽrieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage Žtait celui de la tristesse et de lĠabattement ; les bras lui tombaient ; il semblait que sa main nĠežt pas la force de soulever cette lettre ; elle me regardait, des larmes semblaient rouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi ; elle attendait que je parlasse la premire ; jĠen fus tentŽe, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais ; que lĠoffice avait ŽtŽ bien long aujourdĠhui : que jĠavais un peu toussŽ, que je lui paraissais indisposŽe. Ë tout cela je rŽpondis : Non, ma chre Mre. Elle tenait toujours sa lettre dĠune main pendante ; au milieu de ces questions elle la posa sur ses genoux et sa main la cachait en partie ; enfin aprs avoir tournŽ autour de quelques questions sur mon pre, sur ma mre, voyant que je ne lui demandais point ce que cĠŽtait que ce papier, elle me dit : Voilˆ une lettreÉ Ë ce mot, je sentis mon cÏur se troubler, et jĠajoutai dĠune voix entrecoupŽe et avec des lvres tremblantes : Elle est de ma mre. Ñ Vous lĠavez dit ; tenez, lisezÉ Ñ Je me remis un peu, je pris la lettre ; je la lus dĠabord avec assez de fermetŽ ; mais ˆ mesure que jĠavanais, la frayeur, lĠindignation, la colre, le dŽpit, diffŽrentes passions se succŽdant en moi, jĠavais diffŽrentes voix, je prenais diffŽrents visages, et je faisais diffŽrents mouvements. Quelquefois je tenais ˆ peine ce papier, ou je le tenais comme si jĠeusse voulu le dŽchirer, ou je le serrais violemment comme si jĠavais ŽtŽ tentŽe de le froisser et de le jeter loin de moi. Eh bien, mon enfant, que rŽpondrons-nous ˆ cela ? Ñ Madame, vous le savez. Ñ Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux ; votre famille a souffert des pertes ; les affaires de vos sÏurs sont dŽrangŽes ; elles ont lĠune et lĠautre beaucoup dĠenfants ; on sĠest ŽpuisŽ pour elles en les mariant ; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible quĠon vous fasse un certain sort ; vous avez pris lĠhabit ; on sĠest constituŽ en dŽpenses ; par cette dŽmarche vous avez donnŽ des espŽrances ; le bruit de votre profession prochaine sĠest rŽpandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je nĠai jamais attirŽ personne en religion, cĠest un Žtat o Dieu nous appelle, et il est trs dangereux de mler sa voix ˆ la sienne. Je nĠentreprendrai point de parler ˆ votre cÏur si la gr‰ce ne lui dit rien ; jusquĠˆ prŽsent je nĠai point ˆ me reprocher le malheur dĠune autre ; voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui mĠtes si chre ? Je nĠai point oubliŽ que cĠest ˆ ma persuasion que vous avez fait les premires dŽmarches, et je ne souffrirai point quĠon en abuse pour vous engager au-delˆ de votre volontŽ. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous ne vous sentez aucun gožt pour lĠŽtat religieux ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous nĠobŽirez point ˆ vos parents ? Ñ Non, Madame. Ñ Que voulez-vous donc devenir ? Ñ Tout, exceptŽ religieuse. Je ne le veux pas tre, je ne le serai pas. Ñ Eh bien, vous ne le serez pas ; mais, arrangeons une rŽponse ˆ votre mreÉ Ñ Nous conv”nmes de quelques idŽes. Elle Žcrivit et me montra sa lettre qui me parut encore trs bien. Cependant on me dŽpcha le directeur de la maison ; on mĠenvoya le docteur qui mĠavait prchŽe ˆ ma prise dĠhabit, on me recommanda ˆ la mre des novices ; je vis M. lĠŽvque dĠAlep ; jĠeus des lances ˆ rompre avec des femmes pieuses qui se mlrent de mon affaire sans que je les connusse ; cĠŽtaient des confŽrences continuelles avec des moines et des prtres ; mon pre vint ; mes sÏurs mĠŽcrivirent ; ma mre parut la dernire ; je rŽsistai ˆ tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne nŽgligea rien pour obtenir mon consentement, mais quand on vit quĠil Žtait inutile de le solliciter, on prit le parti de sĠen passer.

De ce moment, je fus renfermŽe dans ma cellule ; on mĠimposa le silence ; je fus sŽparŽe de tout le monde, abandonnŽe ˆ moi-mme, et je vis clairement quĠon Žtait rŽsolu ˆ disposer de moi sans moi. Je ne voulais point mĠengager, cĠŽtait un point rŽsolu, et toutes les terreurs vraies ou fausses quĠon me jetait sans cesse ne mĠŽbranlaient pas. Cependant jĠŽtais dans un Žtat dŽplorable, je ne savais point ce quĠil pouvait durer ; et sĠil venait ˆ cesser, je savais encore moins ce qui pouvait mĠarriver. Au milieu de ces incertitudes je pris un parti dont vous jugerez, Monsieur, comme il vous plaira. Je ne voyais plus personne, ni la supŽrieure, ni la mre des novices, ni mes compagnes. Je fis avertir la premire, et je feignis de me rapprocher de la volontŽ de mes parents ; mais mon dessein Žtait de finir cette persŽcution avec Žclat et de protester publiquement contre la violence quĠon mŽditait. Je dis donc quĠon Žtait ma”tre de mon sort, quĠon en pouvait disposer comme on voudrait, quĠon exigeait que je fisse profession et que je la ferais. Voilˆ la joie rŽpandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la sŽduction. Ç Dieu avait parlŽ ˆ mon cÏur ; personne nĠŽtait plus faite pour lĠŽtat de perfection que moi. Il Žtait impossible que cela ne fžt pas, on sĠy Žtait toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant dĠŽdification et de constance quand on nĠy est pas vraiment destinŽe. La mre des novices nĠavait jamais vu dans aucune de ses Žlves de vocation mieux caractŽrisŽe ; elle Žtait toute surprise du travers que jĠavais pris, mais elle avait toujours bien dit ˆ notre mre supŽrieure quĠil fallait tenir bon et que cela passerait ; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-lˆ, que cĠŽtaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsquĠil Žtait sur le point de perdre sa proie ; que jĠallais lui Žchapper, quĠil nĠy aurait plus que des roses pour moi ; que les obligations de la vie religieuse me para”traient dĠautant plus supportables que je me les Žtais plus fortement exagŽrŽes ; que cet appesantissement subit du joug Žtait une gr‰ce du Ciel qui se servait de ce moyen pour lĠallŽger. È Il me paraissait assez singulier que la mme chose v”nt de Dieu ou du diable, selon quĠil leur plaisait de lĠenvisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion ; et ceux qui mĠont consolŽe mĠont souvent dit de mes pensŽes, les uns que cĠŽtaient autant dĠinstigations de Satan, et les autres autant dĠinspirations de Dieu. Le mme mal vient ou de Dieu qui nous Žprouve ou du diable qui nous tente.

Je me conduisis avec discrŽtion. Je crus pouvoir me rŽpondre de moi. Je vis mon pre, il me parla froidement ; je vis ma mre, elle mĠembrassa ; je reus des lettres de congratulation de mes sÏurs et de beaucoup dĠautres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de lĠUniversitŽ, qui recevrait mes vÏux. Tout alla bien jusquĠˆ la veille du grand jour, exceptŽ quĠayant appris que la cŽrŽmonie serait clandestine, quĠil y aurait trs peu de monde, et que la porte de lĠŽglise ne serait ouverte quĠaux parents, jĠappelai par la tourire toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies ; jĠeus la permission dĠŽcrire ˆ quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne sĠattendait gure se prŽsenta, il fallut le laisser entrer, et lĠassemblŽe fut telle ˆ peu prs quĠil la fallait pour mon projet.

ï Monsieur, quelle nuit que celle qui prŽcŽda ! Je ne me couchai point, jĠŽtais assise sur mon lit. JĠappelais Dieu ˆ mon secours, jĠŽlevais mes mains au Ciel, je le prenais ˆ tŽmoin de la violence quĠon me faisait. Je me reprŽsentais mon r™le au pied des autels, une jeune fille protestant ˆ haute voix contre une action ˆ laquelle elle para”t avoir consenti ; le scandale des assistants, le dŽsespoir des religieuses, la fureur de mes parents. ï Dieu ! que vais-je devenir ?É En prononant ces mots, il me prit une dŽfaillance gŽnŽrale, je tombai Žvanouie sur mon traversin ; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit succŽda ˆ cette dŽfaillance, ˆ ce frisson une chaleur terrible. Mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de mĠtre dŽshabillŽe, ni dĠtre sortie de ma cellule ; cependant on me trouva nue en chemise, Žtendue par terre ˆ la porte de la supŽrieure sans mouvement et presque sans vie. JĠai appris ces choses depuis. On mĠavait rapportŽe dans ma cellule ; et le matin, mon lit fut environnŽ de la supŽrieure, de la mre des novices et de celles quĠon appelle les assistantes. JĠŽtais fort abattue. On me fit quelques questions ; on vit par mes rŽponses que je nĠavais aucune connaissance de ce qui sĠŽtait passŽ, et lĠon ne mĠen parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte rŽsolution, et si je me sentais en Žtat de supporter la fatigue du jour. Je rŽpondis que oui, et contre leur attente rien ne fut dŽrangŽ.

On avait tout disposŽ ds la veille. On sonna les cloches pour apprendre ˆ tout le monde quĠon allait faire une malheureuse. Le cÏur me battit encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilette. Ë prŽsent que je me rappelle toutes ces cŽrŽmonies, il me semble quĠelles auraient quelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocente que son penchant nĠentra”nerait point ailleurs. On me conduisit ˆ lĠŽglise, on cŽlŽbra la sainte messe. Le bon vicaire qui me souponnait une rŽsignation que je nĠavais point, me fit un long sermon o il nĠy avait pas un mot qui ne fut ˆ contresens ; cĠŽtait quelque chose de bien ridicule que tout ce quĠil me disait de mon bonheur, de la gr‰ce, de mon courage, de mon zle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments quĠil me supposait. Ce contraste de son Žloge et de la dŽmarche que jĠallais faire me troubla, jĠeus des moments dĠincertitude, mais qui durrent peu. Je nĠen sentis que mieux que je manquais de tout ce quĠil fallait avoir pour tre une bonne religieuse. Cependant le moment terrible arriva. LorsquĠil fallut entrer dans le lieu o je devais prononcer le vÏu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras, jĠavais la tte renversŽe sur une dĠelles et je me tra”nais. Je ne sais ce qui se passait dans lĠ‰me des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante quĠon portait ˆ lĠautel, et il sĠŽchappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sžre que ceux de mon pre et de ma mre ne se firent point entendre. Tout le monde Žtait debout, il y avait de jeunes personnes montŽes sur des chaises et attachŽes aux barreaux de la grille, et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui prŽsidait ˆ ma profession me dit : Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vŽritŽ ? Ñ Je le promets. Ñ Est-ce de votre plein grŽ et de votre libre volontŽ que vous tes ici ? Ñ Je rŽpondis, non, mais celles qui mĠaccompagnaient rŽpondirent pour moi, oui. Ñ Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance ? Ñ JĠhŽsitai un moment, le prtre attendit, et je rŽpondis : Non, Monsieur. Ñ Il recommena : Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance ? Ñ Je lui rŽpondis dĠune voix plus ferme : Non, Monsieur, non. Ñ Il sĠarrta et me dit : Mon enfant, remettez-vous et Žcoutez-moi. Ñ Monsieur, lui dis-je, vous me demandez si je promets ˆ Dieu chastetŽ, pauvretŽ et obŽissance, je vous ai bien entendu, et je vous rŽponds que nonÉ Et me tournant ensuite vers les assistants entre lesquels il sĠŽtait ŽlevŽ un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis : Ç Messieurs, et vous surtout mon pre et ma mre, je vous prends tous ˆ tŽmoinÉÈ Ë ces mots une des sÏurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis quĠil Žtait inutile de continuer. Les religieuses mĠentourrent, mĠaccablrent de reproches ; je les Žcoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule o lĠon mĠenferma sous la clef.

Lˆ, seule, livrŽe ˆ mes rŽflexions, je commenai ˆ rassurer mon ‰me ; je revins sur ma dŽmarche, et je ne mĠen repentis point. Je vis quĠaprs lĠŽclat que jĠavais fait il Žtait impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-tre on nĠoserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce quĠon ferait de moi, mais je ne voyais rien de pis que dĠtre religieuse malgrŽ soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fžt. Celles qui mĠapportaient ˆ manger entraient, mettaient mon d”ner ˆ terre et sĠen allaient en silence. Au bout dĠun mois on me donna des habits de sŽculire, je quittai ceux de la maison ; la supŽrieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusquĠˆ la porte conventuelle, lˆ je montai dans une voiture o je trouvai ma mre seule qui mĠattendait ; je mĠassis sur le devant, et le carrosse partit. Nous rest‰mes lĠune vis-ˆ-vis de lĠautre quelque temps sans mot dire ; jĠavais les yeux baissŽs, je nĠosais la regarder. Je ne sais ce qui se passa dans mon ‰me, mais tout ˆ coup je me jetai ˆ ses pieds et je penchai ma tte sur ses genoux ; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et jĠŽtouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas ; le sang me vint au nez, je saisis une de ses mains, malgrŽ quĠelle en ežt, et lĠarrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main je la baisais et je lui disais : Vous tes toujours ma mre, je suis toujours votre enfantÉ Elle me rŽpondit (en me poussant encore plus rudement et en arrachant sa main dĠentre les miennes) : Relevez-vous, malheureuse, relevez-vousÉ Je lui obŽis, je me rassis et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant dĠautoritŽ et de fermetŽ dans le son de sa voix, que je crus devoir me dŽrober ˆ ses yeux. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mlaient ensemble, descendaient le long de mes bras et jĠen Žtais toute couverte sans que je mĠen aperusse. Ë quelques mots quĠelle dit je conus que sa robe et son linge en avaient ŽtŽ tachŽs, et que cela lui dŽplaisait. Nous arriv‰mes ˆ la maison, o lĠon me conduisit tout de suite ˆ une petite chambre quĠon mĠavait prŽparŽe. Je me jetai encore ˆ ses genoux sur lĠescalier, je la retins par son vtement, mais tout ce que jĠen obtins, ce fut de se retourner de mon c™tŽ et de me regarder avec un mouvement dĠindignation de la tte, de la bouche et des yeux que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.

JĠentrai dans ma nouvelle prison o je passai six mois sollicitant tous les jours inutilement la gr‰ce de lui parler, de voir mon pre ou de leur Žcrire. On mĠapportait ˆ manger, on me servait, une domestique mĠaccompagnait ˆ la messe les jours de fte et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois, et cĠest ainsi que mes journŽes se passaient. Un sentiment secret me soutenait, cĠest que jĠŽtais libre et que mon sort, quelque dur quĠil fžt, pouvait changer. Mais il Žtait dŽcidŽ que je serais religieuse et je le fus. Tant dĠinhumanitŽ, tant dĠopini‰tretŽ de la part de mes parents ont achevŽ de me confirmer ce que je souponnais de ma naissance. Je nĠai jamais pu trouver dĠautres moyens de les excuser. Ma mre craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens, que je ne redemandasse ma lŽgitime, et que je nĠassociasse un enfant naturel ˆ des enfants lŽgitimes ; mais ce qui nĠŽtait quĠune conjecture va se tourner en certitude.

Tandis que jĠŽtais enfermŽe ˆ la maison je faisais peu dĠexercices extŽrieurs de religion, cependant on mĠenvoyait ˆ confesse la veille des grandes ftes. Je vous ai dit que jĠavais le mme directeur que ma mre. Je lui parlai, je lui exposai toute la duretŽ de la conduite quĠon avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mre surtout avec amertume et ressentiment. Ce prtre Žtait entrŽ tard dans lĠŽtat religieux, il avait de lĠhumanitŽ. Il mĠŽcouta tranquillement et me dit : Mon enfant, plaignez votre mre, plaignez-la plus encore que vous ne la bl‰mez. Elle a lĠ‰me bonne, soyez sžre que cĠest malgrŽ elle quĠelle en use ainsi. Ñ MalgrŽ elle, Monsieur ! et quĠest-ce qui peut lĠy contraindre ? Ne mĠa-t-elle pas mise au monde, et quelle diffŽrence y a-t-il entre mes sÏurs et moi ? Ñ Beaucoup. Ñ Beaucoup ! Je nĠentends rien ˆ votre rŽponseÉ JĠallais entrer dans la comparaison de mes sÏurs et de moi, lorsquĠil mĠarrta et me dit : Allez, allez, lĠinhumanitŽ nĠest pas le vice de vos parents. T‰chez de prendre votre sort en patience et de vous en faire du moins un mŽrite devant Dieu. Je verrai votre mre, et soyez sžre que jĠemploierai pour vous servir, tout ce que je puis avoir dĠascendant sur son espritÉ Ce beaucoup quĠil mĠavait rŽpondu fut un trait de lumire pour moi, je ne doutai plus de la vŽritŽ de ce que jĠavais pensŽ sur ma naissance.

Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, ˆ la chute du jour, la servante qui mĠŽtait attachŽe monta et me dit : Madame votre mre ordonne que vous vous habilliezÉ Une heure aprs : Madame veut que vous descendiez avec moiÉ Je trouvai ˆ la porte un carrosse o nous mont‰mes la domestique et moi, et jĠappris que nous allions aux Feuillants chez le pre SŽraphin. Il nous attendait ; il Žtait seul. La domestique sĠŽloigna et moi jĠentrai dans le parloir. Je mĠassis inquite et curieuse de ce quĠil avait ˆ me dire. Voici comme il me parla : Mademoiselle, lĠŽnigme de la conduite sŽvre de vos parents va sĠexpliquer pour vous, jĠen ai obtenu la permission de Madame votre mre. Vous tes sage, vous avez de lĠesprit, de la fermetŽ ; vous tes dans un ‰ge o lĠon pourrait vous confier un secret mme qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que jĠai exhortŽ pour la premire fois Madame votre mre ˆ vous rŽvŽler celui que vous allez apprendre, elle nĠa jamais pu sĠy rŽsoudre ; il est dur pour une mre dĠavouer une faute grave ˆ son enfant. Vous connaissez son caractre, il ne va gure avec la sorte dĠhumiliation dĠun certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener ˆ ses desseins ; elle sĠest trompŽe, elle en est f‰chŽe, elle revient aujourdĠhui ˆ mon conseil, et cĠest elle qui mĠa chargŽ de vous annoncer que vous nĠŽtiez pas la fille de M. SimoninÉ Je lui rŽpondis sur-le-champ : Je mĠen Žtais doutŽeÉ Voyez ˆ prŽsent, Mademoiselle, considŽrez, pesez, jugez si Madame votre mre peut sans le consentement, mme avec le consentement de M. votre pre, vous unir ˆ des enfants dont vous nĠtes point la sÏur ; si elle peut avouer ˆ M. votre pre un fait sur lequel il nĠa dŽjˆ que trop de soupons. Ñ Mais, Monsieur, qui est mon pre ? Ñ Mademoiselle, cĠest ce quĠon ne mĠa pas confiŽ. Il nĠest que trop certain, Mademoiselle, ajouta-t-il, quĠon a prodigieusement avantagŽ vos sÏurs, et quĠon a pris toutes les prŽcautions imaginables par les contrats de mariage, par le dŽnaturer des biens, par les stipulations, par les fidŽicommis et autres moyens de rŽduire ˆ rien votre lŽgitime dans le cas que vous pussiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-tre regretterez-vous de nĠy pas tre. Ñ Cela ne se peut, Monsieur, je ne demande rien. Ñ Vous ne savez pas ce que cĠest que la peine, le travail, lĠindigence. Ñ Je connais du moins le prix de la libertŽ et le poids dĠun Žtat auquel on nĠest point appelŽe. Ñ Je vous ai dit ce que jĠavais ˆ vous dire, cĠest ˆ vous, Mademoiselle, ˆ faire vos rŽflexionsÉ Ensuite il se levaÉ Ñ Mais, Monsieur, encore une question. Ñ Tant quĠil vous plaira. Ñ Mes sÏurs savent-elles ce que vous mĠavez appris ? Ñ Non, Mademoiselle. Ñ Comment ont-elles donc pu se rŽsoudre ˆ dŽpouiller leur sÏur, car cĠest ce quĠelles me croientÉ Ñ Ah ! Mademoiselle, lĠintŽrt ! lĠintŽrt ! Elles nĠauraient point obtenu les partis considŽrables quĠelles ont trouvŽs. Chacun songe ˆ soi dans ce monde, et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez ˆ perdre vos parents ; soyez sžre quĠon vous disputera jusquĠˆ une obole la petite portion que vous aurez ˆ partager avec elles. Elles ont beaucoup dĠenfants ; ce prŽtexte sera trop honnte pour vous rŽduire ˆ la mendicitŽ. Et puis elles ne peuvent plus rien, ce sont les maris qui font tout. Si elles avaient quelques sentiments de commisŽration, les secours quĠelles vous donneraient ˆ lĠinsu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-lˆ, ou des enfants abandonnŽs, ou des enfants mme lŽgitimes, secourus aux dŽpens de la paix domestique. Et puis, Mademoiselle, le pain quĠon reoit est bien dur. Si vous mĠen croyez, vous vous rŽconcilierez avec vos parents, vous ferez ce que votre mre doit attendre de vous, vous entrerez en religion ; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous clerai pas que lĠabandon apparent de votre mre, son opini‰tretŽ ˆ vous renfermer et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que jĠai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre pre le mme effet que sur vous ; votre naissance lui Žtait suspecte, elle ne le lui est plus, et sans tre dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant que par la loi qui les attribue ˆ celui qui porte le titre dĠŽpoux. Allez, Mademoiselle, vous tes bonne et sage, pensez ˆ ce que vous venez dĠapprendre.

Je me levai, je me mis ˆ pleurer ; je vis quĠil Žtait lui-mme attendri, il leva doucement les yeux au Ciel et me reconduisit. Je repris la domestique qui mĠavait accompagnŽe, nous remont‰mes en voiture et nous rentr‰mes ˆ la maison.

Il Žtait tard. Je rvai une partie de la nuit ˆ ce quĠon venait de me rŽvŽler, jĠy rvai encore le lendemain. Je nĠavais point de pre, le scrupule mĠavait ™tŽ ma mre ; des prŽcautions prises pour que je ne pusse prŽtendre aux droits de ma naissance lŽgale ; une captivitŽ domestique fort dure ; nulle espŽrance, nulle ressource. Peut-tre que si lĠon se fžt expliquŽ plus t™t avec moi, aprs lĠŽtablissement de mes sÏurs, on mĠežt gardŽe ˆ la maison qui ne laissait pas que dĠtre frŽquentŽe, il se serait trouvŽ quelquĠun ˆ qui mon caractre, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante. La chose nĠŽtait pas encore impossible, mais lĠŽclat que jĠavais fait en couvent la rendait plus difficile. On ne conoit gure comment une fille de dix-sept ˆ dix-huit ans a pu se porter ˆ cette extrŽmitŽ sans une fermetŽ peu commune. Les hommes louent beaucoup cette qualitŽ, mais il me semble quĠils sĠen passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs Žpouses. CĠŽtait pourtant une ressource ˆ tenter avant que de songer ˆ un autre parti. Je pris celui de mĠen ouvrir ˆ ma mre, et je lui fis demander un entretien qui me fut accordŽ.

CĠŽtait dans lĠhiver. Elle Žtait assise dans un fauteuil devant le feu ; elle avait le visage sŽvre, le regard fixe et les traits immobiles. Je mĠapprochai dĠelle, je me jetai ˆ ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que jĠavais. CĠest, me rŽpondit-elle, par ce que vous mĠallez dire que vous le mŽriterez. Levez-vous. Votre pre est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le pre SŽraphin, vous savez enfin qui vous tes et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet nĠest pas de me punir toute ma vie dĠune faute que je nĠai dŽjˆ que trop expiŽe. Eh bien, Mademoiselle, que me voulez-vous ? QuĠavez-vous rŽsolu ? Ñ Maman, lui rŽpondis-je, je sais que je nĠai rien et que je ne dois prŽtendre ˆ rien. Je suis ŽloignŽe dĠajouter ˆ vos peines de quelque nature quĠelles soient. Peut-tre mĠauriez-vous trouvŽe plus soumise ˆ vos volontŽs, si vous mĠeussiez instruite plus t™t de quelques circonstances quĠil Žtait difficile que je souponnasse ; mais enfin je sais ; je me connais, et il ne me reste quĠˆ me conduire en consŽquence de mon Žtat. Je ne suis plus surprise des distinctions quĠon a mises entre mes sÏurs et moi, jĠen reconnais la justice, jĠy souscris, mais je suis toujours votre enfant, vous mĠavez portŽe dans votre sein, et jĠespre que vous ne lĠoublierez pas. Ñ Malheur ˆ moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant quĠil est en mon pouvoir ! Ñ Eh bien, Maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontŽs, rendez-moi votre prŽsence, rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon pre. Ñ Peu sĠen faut, ajouta-t-elle, quĠil ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais ˆ c™tŽ de lui sans entendre ses reproches, il me les adresse par la duretŽ dont il en use avec vous. NĠespŽrez point de lui les sentiments dĠun pre tendre. Et puis, vous lĠavouerai-je ? Vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part dĠun autre, que je nĠen puis supporter lĠidŽe. Cet homme se montre sans cesse entre vous et moi, il me repousse, et la haine que je lui dois se rŽpand sur vous. Ñ Quoi ! lui dis-je, ne puis-je espŽrer que vous me traitiez vous et M. Simonin comme une Žtrangre, une inconnue que vous auriez accueillie par humanitŽ ? Ñ Nous ne le pouvons ni lĠun ni lĠautre. Ma fille, nĠempoisonnez pas ma vie plus longtemps ; si vous nĠaviez point de sÏurs, je sais ce que jĠaurais ˆ faire, mais vous en avez deux, et elles ont lĠune et lĠautre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait sĠest Žteinte, la conscience a repris ses droits. Ñ Mais celui ˆ qui je dois la vieÉ ? Ñ Il nĠest plus ; il est mort sans se ressouvenir de vous, et cĠest le moindre de ses forfaitsÉ En cet endroit son visage sĠaltŽra, ses yeux sĠallumrent, lĠindignation sĠempara de son visage ; elle voulait parler, mais elle nĠarticulait plus, le tremblement de ses lvres lĠen empchait. Elle Žtait assise, elle pencha sa tte sur ses mains pour me dŽrober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet Žtat, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire ; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait : Le monstre ! Il nĠa pas dŽpendu de lui quĠil ne vous ait ŽtouffŽe dans mon sein par toutes les peines quĠil mĠa causŽes ; mais Dieu nous a conservŽes lĠune et lĠautre pour que la mre expi‰t sa faute par lĠenfantÉ Ma fille, vous nĠavez rien, vous nĠaurez jamais rien ; le peu que je puis faire pour vous, je le dŽrobe ˆ vos sÏurs ; voilˆ les suites dĠune faiblesse. Cependant jĠespre nĠavoir rien ˆ me reprocher en mourant, jĠaurai gagnŽ votre dot par mon Žconomie. Je nĠabuse point de la facilitŽ de mon Žpoux, mais je mets tous les jours ˆ part ce que jĠobtiens de temps en temps de sa libŽralitŽ. JĠai vendu ce que jĠavais de bijoux et jĠai obtenu de lui de disposer ˆ mon grŽ du prix qui mĠen est revenu. JĠaimais le jeu, je ne joue plus ; jĠaimais les spectacles, je mĠen suis privŽe ; jĠaimais la compagnie, je vis retirŽe ; jĠaimais le faste, jĠy ai renoncŽ. Si vous entrez en religion comme cĠest ma volontŽ et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours. Ñ Mais, Maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien ; peut-tre sĠen trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, nĠexigera pas mme les Žpargnes que vous avez destinŽes ˆ mon Žtablissement. Ñ Il nĠy faut plus penser, votre Žclat vous
a perdue. Ñ Le mal est-il sans ressource ? Ñ Sans ressource. Ñ Mais si je ne trouve point un Žpoux, est-il nŽcessaire que je mĠenferme dans un couvent ? Ñ Ë moins que vous ne veuillez perpŽtuer ma douleur et mes remords jusquĠˆ ce que jĠaie les yeux fermŽs. Il faut que jĠy vienne. Vos sÏurs dans ce moment terrible seront autour de mon lit ; voyez si je pourrai vous voir au milieu dĠelles. Quel serait lĠeffet de votre prŽsence dans ces derniers moments ! Ma fille, car vous lĠtes malgrŽ moi, vos sÏurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime ; nĠaffligez pas une mre qui expire, laissez-la descendre paisiblement au tombeau ; quĠelle puisse se dire ˆ elle-mme, lorsquĠelle sera sur le point de para”tre devant le grand juge, quĠelle a rŽparŽ sa faute autant quĠil Žtait en elle ; quĠelle puisse se flatter quĠaprs sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison et que vous ne revendiquerez point des droits que vous nĠavez point. Ñ Maman, lui dis-je, soyez tranquille lˆ-dessus. Faites venir un homme de loi, quĠil dresse un acte de renonciation et je souscrirai ˆ tout ce quĠil vous plaira. Ñ Cela ne se peut ; un enfant ne se dŽshŽrite pas lui-mme ; cĠest le ch‰timent dĠun pre et dĠune mre justement irritŽs. SĠil plaisait ˆ Dieu de mĠappeler demain ; demain il faudrait que jĠen vinsse ˆ cette extrŽmitŽ et que je mĠouvrisse ˆ mon mari, afin de prendre de concert les mmes mesures. Ne mĠexposez point ˆ une indiscrŽtion qui me rendrait odieuse ˆ ses yeux et qui entra”nerait des suites qui vous dŽshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans Žtat ; malheureuse, dites-moi ce que vous deviendrez ; quelles idŽes voulez-vous que jĠemporte en mourant ? Il faudra donc que je dise ˆ votre preÉ que lui dirai-je ? que vous nĠtes pas son enfant !É Ma fille, sĠil ne fallait que se jeter ˆ vos pieds pour obtenir de vousÉ mais vous ne sentez rien, vous avez lĠ‰me inflexible de votre preÉ Ñ En ce moment M. Simonin entra. Il vit le dŽsordre de sa femme, il lĠaimait, il Žtait violent ; il sĠarrta tout court, et tournant des regards terribles sur moi, il me dit : SortezÉ SĠil ežt ŽtŽ mon pre je ne lui aurais pas obŽi, mais il ne lĠŽtait pas. Il ajouta en parlant au domestique qui mĠŽclairait : Dites-lui quĠelle ne reparaisse plus.

Je me renfermai dans ma petite prison. Je rvai ˆ ce que ma mre mĠavait dit. Je me jetai ˆ genoux, je priai Dieu quĠil mĠinspir‰t ; je priai longtemps, je demeurai le visage collŽ contre terre. On nĠinvoque presque jamais la voix du Ciel que quand on ne sait ˆ quoi se rŽsoudre, et il est rare quĠalors elle ne nous conseille pas dĠobŽir. Ce fut le parti que je pris. On veut que je sois religieuse, peut-tre est-ce aussi la volontŽ de Dieu, eh bien, je le serai ; puisquĠil faut que je sois malheureuse, quĠimporte o je le sois ? Je recommandai ˆ celle qui me servait de mĠavertir quand mon pre serait sorti. Ds le lendemain je sollicitai un entretien avec ma mre ; elle me fit rŽpondre quĠelle avait promis le contraire ˆ M. Simonin, mais que je pouvais lui Žcrire avec un crayon quĠon me donna. JĠŽcrivis donc sur un bout de papier (ce fatal papier sĠest retrouvŽ et lĠon ne sĠen est que trop bien servi contre moi). Ç Maman, je suis f‰chŽe de toutes les peines que je vous ai causŽes, je vous en demande pardon, mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi tout ce quĠil vous plaira ; si cĠest votre volontŽ que jĠentre en religion, je souhaite que ce soit aussi celle de DieuÉÈ La servante prit cet Žcrit et le porta ˆ ma mre. Elle remonta un moment aprs et elle me dit avec transport : Mademoiselle, puisquĠil ne fallait quĠun mot pour faire le bonheur de votre pre, de votre mre et le v™tre, pourquoi lĠavoir diffŽrŽ si longtemps ? Monsieur et Madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici ; ils se querellaient sans cesse ˆ votre sujet, Dieu merci, je ne verrai plus celaÉ Tandis quĠelle me parlait je pensais que je venais de signer mon arrt de mort, et ce pressentiment, Monsieur, se vŽrifiera si vous mĠabandonnez. Quelques jours se passrent sans que jĠentendisse parler de rien ; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte sĠouvrit brusquement. CĠŽtait M. Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que je savais quĠil nĠŽtait pas mon pre sa prŽsence ne me causait que de lĠeffroi. Je me levai, je lui fis la rŽvŽrence. Il me sembla que jĠavais deux cÏurs ; je ne pouvais penser ˆ ma mre sans mĠattendrir, sans avoir envie de pleurer ; il nĠen Žtait pas ainsi de M. Simonin. Il est sžr quĠun pre inspire une sorte de sentiments quĠon nĠa pour personne au monde que lui ; on ne sait pas cela, sans sĠtre trouvŽe comme moi vis-ˆ-vis dĠun homme qui a portŽ longtemps et qui vient de perdre cet auguste caractre, les autres lĠignoreront toujours. Si je passais de sa prŽsence ˆ celle de ma mre, il me semblait que jĠŽtais une autre. Il me dit : Suzanne, reconnaissez-vous ce billet ? Ñ Oui, Monsieur. Ñ LĠavez-vous Žcrit librement ? Ñ Je ne saurais dire que oui. Ñ ĉtes-vous du moins rŽsolue ˆ exŽcuter ce quĠil promet ? Ñ Je le suis. Ñ NĠavez-vous de prŽdilection pour aucun couvent ? Ñ Non, ils me sont indiffŽrents. Ñ Il suffit.

Voilˆ ce que je rŽpondis, mais malheureusement cela ne fut point Žcrit. Pendant une quinzaine dĠune entire ignorance de ce qui se passait, il me parut quĠon sĠŽtait adressŽ ˆ diffŽrentes maisons religieuses et que le scandale de ma premire dŽmarche avait empchŽ quĠon ne me režt postulante. On fut moins difficile ˆ Longchamp, et cela sans doute parce quĠon insinua que jĠŽtais musicienne et que jĠavais de la voix. On mĠexagŽra bien les difficultŽs quĠon avait eues et la gr‰ce quĠon me faisait de mĠaccepter dans cette maison ; on mĠengagea mme ˆ Žcrire ˆ la supŽrieure. Je ne sentais pas les suites de ce tŽmoignage Žcrit quĠon exigeait ; on craignait apparemment quĠun jour je ne revinsse contre mes vÏux, on voulait avoir une attestation de ma propre main quĠils avaient ŽtŽ libres ; sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la supŽrieure, aurait-elle passŽ dans la suite entre les mains de mes beaux-frres ? Mais fermons vite les yeux lˆ-dessus, ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir ; il nĠest plus.

Je fus conduite ˆ Longchamp, ce fut ma mre qui mĠaccompagna. Je ne demandai point ˆ dire adieu ˆ M. Simonin, jĠavoue que la pensŽe ne mĠen vint quĠen chemin. On mĠattendait. JĠŽtais annoncŽe et par mon histoire et par mes talents ; on ne me dit rien de lĠune, mais on fut trs pressŽ de voir si lĠacquisition quĠon faisait en valait la peine. LorsquĠon se fut entretenu de beaucoup de choses indiffŽrentes, car aprs ce qui mĠŽtait arrivŽ vous pensez bien quĠon ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et quĠon ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments ; la supŽrieure dit : Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez ; nous avons un clavecin, si vous vouliez, nous irions dans notre parloir. JĠavais lĠ‰me serrŽe, mais ce nĠŽtait pas le moment de marquer de la rŽpugnance. Ma mre passa, je la suivis, la supŽrieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiositŽ avait attirŽes. CĠŽtait le soir ; on apporta des bougies, je mĠassis, je me mis au clavecin, je prŽludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tte que jĠen ai pleine et nĠen trouvant point. Cependant la supŽrieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau mĠŽtait familier : Tristes apprts, p‰les flambeaux, jour plus affreux que les tŽnbres... Je ne sais ce que cela produisit, mais on ne mĠŽcouta pas longtemps, on mĠinterrompit par des Žloges que je fus bien surprise dĠavoir mŽritŽs si promptement et ˆ si peu de frais. Ma mre me remit entre les mains de la supŽrieure, me donna sa main ˆ baiser et sĠen retourna.

Me voilˆ donc dans une autre maison religieuse et postulante et avec toutes les apparences de postuler de mon plein grŽ. Mais vous, Monsieur, qui connaissez jusquĠˆ ce moment tout ce qui sĠest passŽ, quĠen pensez-vous ? La plupart de ces choses ne furent point allŽguŽes lorsque je voulus revenir contre mes vÏux ; les unes, parce que cĠŽtaient des vŽritŽs destituŽes de preuves ; les autres, parce quĠelles mĠauraient rendue odieuse sans me servir ; on nĠaurait vu en moi quĠun enfant dŽnaturŽ qui flŽtrissait la mŽmoire de ses parents pour obtenir sa libertŽ. On avait la preuve de ce qui Žtait contre moi ; ce qui Žtait pour ne pouvait ni sĠallŽguer ni se prouver. Je ne voulus pas mme quĠon insinu‰t aux juges le soupon de ma naissance ; quelques personnes Žtrangres aux lois me conseillrent de mettre en cause le directeur de ma mre et le mien ; cela ne se pouvait, et quand la chose aurait ŽtŽ possible, je ne lĠaurais pas soufferte. Mais ˆ propos, de peur que je ne lĠoublie et que lĠenvie de me servir ne vous empche dĠen faire la rŽflexion ; sauf votre meilleur avis, je crois quĠil faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin ; il nĠen faudrait pas davantage pour me dŽceler ; lĠostentation de ces talents ne va point avec lĠobscuritŽ et la sŽcuritŽ que je cherche ; celles de mon Žtat ne savent point ces choses et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de mĠexpatrier jĠen ferai ma ressource. MĠexpatrier ! Mais dites-moi pourquoi cette idŽe mĠŽpouvante ? CĠest que je ne sais o aller ; cĠest que je suis jeune et sans expŽrience ; cĠest que je crains la misre, les hommes et le vice ; cĠest que jĠai toujours vŽcu renfermŽe et que si jĠŽtais hors de Paris, je me croirais perdue dans le monde. Tout cela nĠest peut-tre pas vrai, mais cĠest ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas o aller ni que devenir, cela dŽpend de vous.

Les supŽrieures ˆ Longchamp ainsi que dans la plupart des maisons religieuses changent de trois ans en trois ans. CĠŽtait une madame de Moni qui entrait en charge lorsque je fus conduite dans la maison. Je ne puis vous en dire trop de bien ; cĠest pourtant sa bontŽ qui mĠa perdue. CĠŽtait une femme de sens, qui connaissait le cÏur humain ; elle avait de lĠindulgence, quoique personne nĠen ežt moins besoin ; nous Žtions tous ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes quĠelle ne pouvait sĠempcher dĠapercevoir ou dont lĠimportance ne lui permettait pas de fermer les yeux. JĠen parle sans intŽrt, jĠai fait mon devoir avec exactitude, et elle me rendrait la justice que je nĠen commis aucune dont elle ežt ˆ me punir ou quĠelle ežt ˆ me pardonner. Si elle avait de la prŽdilection, elle lui Žtait inspirŽe par le mŽrite ; aprs cela, je ne sais sĠil me convient de vous dire quĠelle mĠaima tendrement et que je ne fus pas des dernires entre ses favorites. Je sais que cĠest un grand Žloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez lĠimaginer, ne lĠayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimŽes de la supŽrieure. Si jĠavais quelque dŽfaut ˆ reprocher ˆ madame de Moni, cĠest que son gožt pour la vertu, la piŽtŽ, la franchise, la douceur, les talents, lĠhonntetŽ lĠentra”nait ouvertement, et quĠelle nĠignorait pas que celles qui nĠy pouvaient prŽtendre nĠen Žtaient que plus humiliŽes. Elle avait aussi le don, qui est peut-tre plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il Žtait rare quĠune religieuse qui ne lui plaisait pas dĠabord lui plžt jamais. Elle ne tarda pas ˆ me prendre en grŽ et jĠeus tout dĠabord la dernire confiance en elle ; malheur ˆ celles dont elle ne lĠattirait pas sans effort, il fallait quĠelles fussent mauvaises, sans ressource et quĠelles se lĠavouassent. Elle mĠentretint de mon aventure ˆ Sainte-Marie ; je la lui racontai sans dŽguisement comme ˆ vous, je lui dis tout ce que je viens de vous Žcrire ; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait ˆ mes peines, rien ne fut oubliŽ. Elle me plaignit, me consola, me fit espŽrer un avenir plus doux.

Cependant le temps du postulat se passa, celui de prendre lĠhabit arriva et je le pris. Je fis mon noviciat sans dŽgožt ; je passe rapidement sur ces deux annŽes, parce quĠelles nĠeurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je mĠavanais pas ˆ pas vers lĠentrŽe dĠun Žtat pour lequel je nĠŽtais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force, mais aussit™t je recourais ˆ ma bonne supŽrieure qui mĠembrassait, qui dŽveloppait mon ‰me, qui mĠexposait fortement ses raisons et qui finissait toujours par me dire : Et les autres Žtats nĠont-ils pas aussi leurs Žpines ? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous ˆ genoux et prionsÉ Alors elle se prosternait, elle priait haut, mais avec tant dĠonction, dĠŽloquence, de douceur, dĠŽlŽvation et de force quĠon ežt dit que lĠesprit de Dieu lĠinspirait. Ses pensŽes, ses expressions, ses images pŽnŽtraient jusquĠau fond du cÏur ; dĠabord on lĠŽcoutait, peu ˆ peu on Žtait entra”nŽ, on sĠunissait ˆ elle, lĠ‰me tressaillait et lĠon partageait ses transports. Son dessein nĠŽtait pas de sŽduire, mais certainement cĠest ce quĠelle faisait. On sortait de chez elle avec un cÏur ardent, la joie et lĠextase Žtaient peintes sur le visage, on versait des larmes si douces ! CĠŽtait une impression quĠelle prenait elle-mme, quĠelle gardait longtemps et quĠon conservait. Ce nĠest pas ˆ ma seule expŽrience que je mĠen rapporte, cĠest ˆ celle de toutes les religieuses. Quelques-unes mĠont dit quĠelles sentaient na”tre en elles le besoin dĠtre consolŽes comme celui dĠun trs grand plaisir, et je crois quĠil ne mĠa manquŽ quĠun peu plus dĠhabitude pour en venir lˆ. JĠŽprouvai cependant ˆ lĠapproche de ma profession une mŽlancolie si profonde quĠelle mit ma bonne supŽrieure ˆ de terribles Žpreuves ; son talent lĠabandonna, elle me lĠavoua elle-mme. Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi, il me semble quand vous venez que Dieu se retire et que son esprit se taise ; cĠest inutilement que je mĠexcite, que je cherche des idŽes, que je veux exalter mon ‰me, je me trouve une femme ordinaire et bornŽe ; je crains de parlerÉ Ah ! chre Mre, lui dis-je, quel pressentiment ! Si cĠŽtait Dieu qui vous rend”t muette !É Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, jĠallai dans sa cellule, ma prŽsence lĠinterdit dĠabord ; elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne que le sentiment profond que je portais en moi Žtait au-dessus de ses forces, et elle ne voulait pas lutter sans la certitude dĠtre victorieuse. Cependant elle mĠentreprit, elle sĠŽchauffa peu ˆ peu, ˆ mesure que ma douleur tombait son enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement ˆ genoux, je lĠimitai. Je crus que jĠallais partager son transport, je le souhaitais ; elle pronona quelques mots, puis tout ˆ coup elle se tut. JĠattendis inutilement. Elle ne parla plus ; elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : Ah ! chre enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opŽrŽ sur moi ! Voilˆ qui est fait, lĠEsprit sĠest retirŽ, je le sens ; allez, que Dieu vous parle lui-mme, puisquĠil ne lui pla”t pas de se faire entendre par ma bouche. En effet je ne sais ce qui sĠŽtait passŽ en elle, si je lui avais inspirŽ une mŽfiance de ses forces qui ne sĠest plus dissipŽe, si je lĠavais rendue timide, ou si jĠavais vraiment rompu son commerce avec le Ciel, mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession jĠallai la voir, elle Žtait dĠune mŽlancolie Žgale ˆ la mienne ; je me mis ˆ pleurer, elle aussi, je me jetai ˆ ses pieds, elle me bŽnit, me releva, mĠembrassa et me renvoya en me disant : Je suis lassŽe de vivre, je souhaite de mourir ; jĠai demandŽ ˆ Dieu de ne point voir ce jour, mais ce nĠest pas sa volontŽ. Allez, je parlerai ˆ votre mre ; je passerai la nuit en prires, priez aussi, mais couchez-vous, je vous lĠordonne. Permettez, lui rŽpondis-je, que je mĠunisse ˆ vousÉ Je vous le permets depuis neuf heures et demie jusquĠˆ onze, pas davantage. Ë neuf heures et demie je commencerai ˆ prier et vous aussi, mais ˆ onze vous me laisserez prier seule et vous vous reposerez. Allez, chre enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.

Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais, et cependant cette sainte femme allait dans les corridors, ˆ chaque porte Žveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans lĠŽglise. Toutes sĠy rendirent, et lorsquĠelles y furent elle les invita ˆ sĠadresser au ciel pour moi. Cette prire se fit dĠabord en silence, ensuite elle Žteignit les lumires, toutes rŽcitrent ensemble le Miserere, exceptŽ la supŽrieure qui prosternŽe au pied des autels, se macŽrait cruellement en disant : ï Dieu ! si cĠest par quelque faute que jĠai commise que vous vous tes retirŽ de moi, accordez-mĠen le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous mĠavez ™tŽ, mais que vous vous adressiez vous-mme ˆ cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez ˆ ses parents, et pardonnez-moi.

Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule. Je ne lĠentendis point, je nĠŽtais pas encore ŽveillŽe. Elle sĠassit ˆ c™tŽ de mon lit ; elle avait posŽ lŽgrement une de ses mains sur mon front ; elle me regardait ; lĠinquiŽtude, le trouble et la douleur se succŽdaient sur son visage, et cĠest ainsi quĠelle mĠapparut lorsque jĠouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce qui sĠŽtait passŽ pendant la nuit, elle me demanda seulement si je mĠŽtais couchŽe de bonne heure. Je lui rŽpondis, ˆ lĠheure que vous mĠavez ordonnŽe. Ñ Si jĠavais reposŽ. Ñ ProfondŽment. Ñ Je mĠy attendaisÉ Comment je me trouvais. Ñ Fort bien. Et vous chre Mre ? Ñ HŽlas ! me dit-elle, je nĠai vu aucune personne entrer en religion sans inquiŽtude, mais je nĠai ŽprouvŽ sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse. Ñ Si vous mĠaimez toujours, je le serai. Ñ Ah ! sĠil ne tenait quĠˆ cela ! NĠavez-vous pensŽ ˆ rien pendant la nuit ? Ñ Non. Ñ Vous nĠavez fait aucun rve ? Ñ Aucun. Ñ QuĠest-ce qui se passe ˆ prŽsent dans votre ‰me ? Ñ Je suis stupide ; jĠobŽis ˆ mon sort sans rŽpugnance et sans gožt ; je sens que la nŽcessitŽ mĠentra”ne et je me laisse aller. Ah ! ma chre Mre, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement,
de cette mŽlancolie, de cette douce inquiŽtude que jĠai quelquefois remarquŽe dans celles qui se trouvaient au moment o je suis. Je suis imbŽcile, je ne saurais mme pleurer. On le veut, il le faut est la seule idŽe qui me vienneÉ Mais vous ne me dites rien. Ñ Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous Žcouter. JĠattends votre mre. T‰chez de ne pas mĠŽmouvoir ; laissez les sentiments sĠaccumuler dans mon ‰me, quand elle en sera pleine je vous quitterai. Il faut que je me taise, je me connais ; je nĠai quĠun jet, mais il est violent, et ce nĠest pas avec vous quĠil doit sĠexhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie ; dites-moi seulement quelques mots et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. JĠirai et Dieu fera le resteÉ Ñ Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains quĠelle prit. Elle paraissait mŽditer, et mŽditer profondŽment ; elle avait les yeux fermŽs avec effort, quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut et les ramenait sur moi ; elle sĠagitait, son ‰me se remplissait de tumulte, se composait et se ragitait ensuite. En vŽritŽ cette femme Žtait nŽe pour tre prophŽtesse, elle en avait le visage et le caractre. Elle avait ŽtŽ belle, mais lĠ‰ge en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis avait encore ajoutŽ de la dignitŽ ˆ sa physionomie ; elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-mme, ou traverser les objets voisins et dŽmler au-delˆ, ˆ une grande distance ; toujours dans le passŽ ou dans lĠavenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il Žtait. Ñ Il est bient™t six heures. Ñ Adieu, je mĠen vais. On va venir vous habiller ; je nĠy veux pas tre, cela me distrairait. Je nĠai plus quĠun souci, cĠest de garder de la modŽration dans les premiers moments.

Elle Žtait ˆ peine sortie, que la mre des novices et mes compagnes entrrent ; on mĠ™ta les habits de religion ; et lĠon me revtit des habits du monde ; cĠest un usage que vous connaissez. Je nĠentendis rien de ce quĠon disait autour de moi, jĠŽtais presque rŽduite ˆ lĠŽtat dĠautomate, je ne mĠaperus de rien. JĠavais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce quĠil fallait faire ; on Žtait souvent obligŽ de me le rŽpŽter, car je nĠentendais pas de la premire fois, et je le faisais ; ce nĠŽtait pas que je pensasse ˆ autre chose, cĠest que jĠŽtais absorbŽe, jĠavais la tte lasse comme quand on sĠest excŽdŽ de rŽflexion. Cependant la supŽrieure sĠentretenait avec ma mre. Je nĠai jamais su ce qui sĠŽtait passŽ dans cette entrevue qui dura longtemps ; on mĠa dit seulement que, quand elles se sŽparrent, ma mre Žtait si troublŽe quĠelle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle Žtait entrŽe, et que la supŽrieure Žtait sortie les mains fermŽes et appuyŽes contre le front.

Cependant les cloches sonnrent ; je descendis. LĠassemblŽe Žtait peu nombreuse ; je fus prchŽe bien ou mal, je nĠentendis rien. On disposa de moi pendant toute cette matinŽe qui a ŽtŽ nulle dans ma vie, car je nĠen ai jamais connu la durŽe ; je ne sais ni ce que jĠai fait, ni ce que jĠai dit. On mĠa sans doute interrogŽe, jĠai sans doute rŽpondu, jĠai prononcŽ des vÏux, mais je nĠen ai nulle mŽmoire, et je me suis trouvŽe religieuse aussi innocemment que je fus faite chrŽtienne : je nĠai pas plus compris ˆ toute la cŽrŽmonie de ma profession quĠˆ celle de mon baptme, avec cette diffŽrence que lĠune confre la gr‰ce et que lĠautre la suppose. Eh bien, Monsieur, quoique je nĠaie pas rŽclamŽ ˆ Longchamp comme jĠavais fait ˆ Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagŽe ? JĠen appelle ˆ votre jugement, jĠen appelle au jugement de Dieu. JĠŽtais dans un Žtat dĠabattement si profond que quelques jours aprs, lorsquĠon mĠannona que jĠŽtais de chÏur, je ne sus ce quĠon voulait dire. Je demandai sĠil Žtait bien vrai que jĠeusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vÏux ; il fallut joindre ˆ ces preuves le tŽmoignage de toute la communautŽ, celui de quelques Žtrangers quĠon avait appelŽs ˆ la cŽrŽmonie. MĠadressant plusieurs fois ˆ la supŽrieure, je lui disais : Cela est donc bien vrai ?É et je mĠattendais toujours quĠelle mĠallait rŽpondre : Non, mon enfant, on vous trompeÉ Son assurance rŽitŽrŽe ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans lĠintervalle dĠun jour entier aussi tumultueux, aussi variŽ, si plein de circonstances singulires et frappantes je ne mĠen rappelasse aucune, pas mme le visage ni de celles qui mĠavaient servie, ni celui du prtre qui mĠavait prchŽe, ni de celui qui avait reu mes vÏux ; le changement de lĠhabit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne ; depuis cet instant jĠai ŽtŽ ce quĠon appelle physiquement aliŽnŽe. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet Žtat ; et cĠest ˆ la longueur de cette espce de convalescence que jĠattribue lĠoubli profond de ce qui sĠest passŽ ; cĠest comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlŽ avec jugement, qui ont reu les sacrements et qui rendus ˆ la santŽ, nĠen ont aucune mŽmoire. JĠen ai vu plusieurs exemples dans la maison, et je me suis dit ˆ moi-mme, voilˆ apparemment ce qui mĠest arrivŽ le jour que jĠai fait profession. Mais il reste ˆ savoir si ces actions sont de lĠhomme, et sĠil y est, quoiquĠil paraisse y tre.

Je fis dans la mme annŽe trois pertes intŽressantes : celle de mon pre ou plut™t de celui qui passait pour tel, il Žtait ‰gŽ, il avait beaucoup travaillŽ, il sĠŽteignit ; celle de ma supŽrieure et celle de ma mre.

Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher ; elle se condamna au silence ; elle fit porter sa bire dans sa chambre. Elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits ˆ mŽditer et ˆ Žcrire ; elle a laissŽ quinze MŽditations qui me semblent ˆ moi de la plus grande beautŽ. JĠen ai une copie ; si quelque jour vous Žtiez curieux de voir les idŽes que cet instant suggre, je vous les communiquerais ; elles sont intitulŽes Les Derniers Instants de la sÏur de Moni.

Ë lĠapproche de sa mort elle se fit habiller ; elle Žtait Žtendue sur son lit ; on lui administra les derniers sacrements, elle tenait un Christ entre ses bras. CĠŽtait la nuit, la lueur des flambeaux Žclairait cette scne lugubre. Nous lĠentourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout ˆ coup ses yeux brillrent ; elle se releva brusquement, elle parla, sa voix Žtait presque aussi forte que dans lĠŽtat de santŽ ; le don quĠelle avait perdu lui revint, elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur Žternel. Mes enfants, votre douleur vous en impose. CĠest lˆ, cĠest lˆ, disait-elle en montrant le Ciel, que je vous servirai : mes yeux sĠabaisseront sans cesse sur cette maison, jĠintercŽderai pour vous et je serai exaucŽe. Approchez toutes que je vous embrasse ; venez recevoir ma bŽnŽdiction et mes adieuxÉ CĠest en prononant ces dernires paroles que trŽpassa cette femme rare qui a laissŽ aprs elle des regrets qui ne finiront point.

Ma mre mourut au retour dĠun petit voyage quĠelle fit sur la fin de lĠautomne chez une de ses filles. Elle eut du chagrin : sa santŽ avait ŽtŽ fort affaiblie. Je nĠai jamais su ni le nom de mon pre ni lĠhistoire de ma naissance. Celui qui avait ŽtŽ son directeur et le mien me remit de sa part un petit paquet ; cĠŽtaient cinquante louis avec un billet, enveloppŽs et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet : Ç Mon enfant, cĠest peu de chose, mais ma conscience ne me permet pas de disposer dĠune plus grande somme. CĠest le reste de ce que jĠai pu Žconomiser sur les petits prŽsents de M. Simonin. Vivez saintement, cĠest le mieux mme pour votre bonheur en ce monde. Priez pour moi. Votre naissance est la seule faute importante que jĠaie commise ; aidez-moi ˆ lĠexpier, et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considŽration des bonnes Ïuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille ; et quoique le choix de lĠŽtat que vous avez embrassŽ nĠait pas ŽtŽ aussi volontaire que je lĠaurais dŽsirŽ, craignez dĠen changer. Que nĠai-je ŽtŽ renfermŽe dans un couvent pendant toute ma vie ! Je ne serais pas si troublŽe de la pensŽe quĠil faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mre dans lĠautre monde dŽpend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci ; Dieu qui voit tout mĠappliquera dans sa justice tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne ; ne demandez rien ˆ vos sÏurs, elles ne sont pas en Žtat de vous secourir ; nĠespŽrez rien de votre pre, il mĠa prŽcŽdŽe ; il a vu le grand jour, il mĠattend, ma prŽsence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah ! malheureuse mre ! Ah ! malheureuse enfant ! Vos sÏurs sont arrivŽes, je ne suis pas contente dĠelles ; elles prennent, elles emportent : elles ont sous les yeux dĠune mre qui se meurt des querelles dĠintŽrt qui mĠaffligent. Quand elles sĠapprochent de mon lit, je me retourne de lĠautre c™tŽ ; que verrais-je en elles ? deux crŽatures en qui lĠindigence a Žteint le sentiment de la nature. Elles soupirent aprs le peu que je laisse, elles font au mŽdecin et ˆ la garde des questions indŽcentes qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment o je mĠen irai et qui les saisira de tout ce qui mĠenvironne. Elles ont souponnŽ, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent cachŽ entre mes matelas ; il nĠy a rien quĠelles nĠaient mis en Ïuvre pour me faire lever et elles y ont rŽussi ; mais heureusement mon dŽpositaire Žtait venu la veille et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre quĠil a Žcrite sous ma dictŽe. Bržlez la lettre, et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bient™t, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos vÏux car je dŽsire toujours que vous demeuriez en religion ; lĠidŽe de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achverait de troubler mes derniers instants. È

Mon pre mourut le 5 janvier ; ma supŽrieure sur la fin du mme mois, et ma mre la seconde fte de No‘l.

Ce fut la sÏur Sainte-Christine qui succŽda ˆ la mre de Moni. Ah ! Monsieur, quelle diffŽrence de lĠune ˆ lĠautre ! Je vous ai dit quelle femme cĠŽtait que la premire. Celle-ci avait le caractre petit, une tte Žtroite et brouillŽe de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle confŽrait avec des sulpiciens, des jŽsuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui lĠavait prŽcŽdŽe ; en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de mŽdisances, dĠaccusations, de calomnies et de persŽcutions. Il fallut sĠexpliquer sur des questions de thŽologie o nous nĠentendions rien, souscrire ˆ des formules, se plier ˆ des pratiques singulires. La mre de Moni nĠapprouvait point ces exercices de pŽnitence qui se font sur le corps ; elle ne sĠŽtait macŽrŽe que deux fois en sa vie, une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pŽnitences quĠelles ne corrigeaient dĠaucun dŽfaut, et quĠelles ne servaient quĠˆ donner de lĠorgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien et quĠelles eussent le corps sain et lĠesprit serein. La premire chose, lorsquĠelle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines et de dŽfendre dĠaltŽrer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir dĠaucun de ces instruments. La seconde au contraire renvoya ˆ chaque religieuse son cilice et sa discipline et fit retirer le Nouveau et lĠAncien Testament. Les favorites du rgne antŽrieur ne sont jamais les favorites du rgne qui suit. Je fus indiffŽrente, pour ne rien dire de pis, ˆ la supŽrieure actuelle, par la raison que sa prŽcŽdente mĠavait chŽrie ; mais je ne tardai pas ˆ empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence ou fermetŽ selon le coup dĠÏil sous lequel vous les considŽrerez. La premire, ce fut de mĠabandonner ˆ toute la douleur que je ressentais de la perte de notre premire supŽrieure, dĠen faire lĠŽloge en toute circonstance ; dĠoccasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui nĠŽtaient pas favorables ˆ celle-ci ; de peindre lĠŽtat de la maison sous les annŽes passŽes ; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, lĠindulgence quĠon avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle quĠon nous administrait alors ; et dĠexalter les mÏurs, les sentiments, le caractre de la sÏur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice et de me dŽfaire de ma discipline, de prcher mes amies lˆ-dessus et dĠen engager quelques-unes ˆ suivre mon exemple. La troisime, de me pourvoir dĠun Ancien et dĠun Nouveau Testament. La quatrime, de rejeter tout parti, de mĠen tenir au titre de chrŽtienne sans accepter le nom de jansŽniste ou de moliniste. La cinquime, de me renfermer rigoureusement dans la rgle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delˆ ni en deˆ, consŽquemment de ne me prter ˆ aucune action surŽrogatoire, celles dĠobligation ne me paraissant dŽjˆ que trop dures ; de ne monter ˆ lĠorgue que les jours de fte, de ne chanter que quand je serais de chÏur ; de ne plus souffrir quĠon abus‰t de ma complaisance et de mes talents et quĠon me m”t ˆ tout et ˆ tous les jours. Je lus les Constitutions, je les relus, je les savais par cÏur. Si lĠon mĠordonnait quelque chose ou qui nĠy fžt pas exprimŽ clairement, ou qui nĠy fžt pas, ou qui mĠy paržt contraire, je mĠy refusais fermement ; je prenais le livre et je disais : Ç Voilˆ les engagements que jĠai pris et je nĠen ai point pris dĠautres. È Mes discours en entra”nrent quelques-unes. LĠautoritŽ des ma”tresses se trouva trs bornŽe ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scne dĠŽclat. Dans les cas incertains mes compagnes me consultaient, et jĠŽtais toujours pour la rgle contre le despotisme. JĠeus bient™t lĠair et peut-tre un peu le jeu dĠune factieuse. Les grands vicaires de M. lĠarchevque Žtaient sans cesse appelŽs ; je comparaissais, je me dŽfendais, je dŽfendais mes compagnes, et il nĠest pas arrivŽ une seule fois quĠon mĠait condamnŽe, tant jĠavais dĠattention ˆ mettre la raison de mon c™tŽ. Il Žtait impossible de mĠattaquer du c™tŽ de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites gr‰ces quĠune supŽrieure est toujours libre de refuser ou dĠaccorder, je nĠen demandais point ; je ne paraissais point au parloir et les visites, ne connaissant personne, je nĠen recevais point ; mais jĠavais bržlŽ mon cilice et jetŽ ma discipline ; jĠavais conseillŽ la mme chose ˆ dĠautres ; je ne voulais entendre parler jansŽnisme et molinisme ni en bien ni en mal. Quand on me demandait si jĠŽtais soumise ˆ la Constitution, je rŽpondais que je lĠŽtais ˆ lĠƒglise ; si jĠacceptais la BulleÉ que jĠacceptais lĠƒvangile. On visita ma cellule, on y dŽcouvrit lĠAncien et le Nouveau Testament. Je mĠŽtais ŽchappŽe en propos indiscrets sur lĠintimitŽ suspecte de quelques-unes des favorites ; la supŽrieure avait des tte-ˆ-tte longs et frŽquents avec un jeune ecclŽsiastique, et jĠen avais dŽmlŽ la raison et le prŽtexte. Je nĠomis rien de ce qui pouvait me faire craindre, ha•r, me perdre, et jĠen vins ˆ bout. On ne se plaignit plus de moi aux supŽrieurs, mais on sĠoccupa ˆ me rendre la vie dure. On dŽfendit aux autres religieuses de mĠapprocher, et bient™t je me trouvai seule. JĠavais des amies en petit nombre, on se douta quĠelles chercheraient ˆ se dŽdommager ˆ la dŽrobŽe de la contrainte quĠon leur imposait ; et que ne pouvant sĠentretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou ˆ des heures dŽfendues ; on nous Žpia, lĠon me surprit tant™t avec lĠune, tant™t avec une autre, lĠon fit de cette imprudence tout ce quĠon voulut, et jĠen fus ch‰tiŽe de la manire la plus inhumaine : on me condamna des semaines entires ˆ passer lĠoffice ˆ genoux, sŽparŽe du reste, au milieu du chÏur, ˆ vivre de pain et dĠeau, ˆ demeurer enfermŽe dans ma cellule, ˆ satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles quĠon appelait mes complices nĠŽtaient gure mieux traitŽes. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on mĠen supposait ; on me donnait ˆ la fois des ordres incompatibles, et lĠon me punissait dĠy avoir manquŽ ; on avanait les heures des offices, des repas, on dŽrangeait ˆ mon insu toute la conduite claustrale, et avec lĠattention la plus grande je me trouvais coupable tous les jours, et jĠŽtais tous les jours punie. JĠai du courage, mais il nĠen est point qui tienne contre lĠabandon, la solitude et la persŽcution. Les choses en vinrent au point que lĠon se fit un jeu de me tourmenter, cĠŽtait lĠamusement de cinquante personnes liguŽes. Il mĠest impossible dĠentrer dans tout le petit dŽtail de ces mŽchancetŽs ; on mĠempchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vtement ; une autre fois cĠŽtait mes clefs ou mon brŽviaire ; ma serrure se trouvait embarrassŽe ; ou lĠon mĠempchait de bien faire, ou lĠon dŽrangeait les choses que jĠavais bien faites ; on me supposait des discours et des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie Žtait une suite continuelle de dŽlits rŽels ou simulŽs et de ch‰timents. Ma santŽ ne tint point ˆ des Žpreuves si longues et si dures, je tombai dans lĠabattement, le chagrin et la mŽlancolie. JĠallais dans les commencements chercher de la force au pied des autels, et jĠy en trouvais quelquefois. Je flottais entre la rŽsignation et le dŽsespoir, tant™t me soumettant ˆ toute la rigueur de mon sort, tant™t pensant ˆ mĠen affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois jĠy suis allŽe ! Combien jĠy ai regardŽ de fois ! Il y avait ˆ c™tŽ un banc de pierre ; combien de fois je mĠy suis assise, la tte appuyŽe sur les bords de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes idŽes, me suis-je levŽe brusquement et rŽsolue ˆ finir mes peines ! QuĠest-ce qui mĠa retenue ? Pourquoi prŽfŽrais-je alors de pleurer, de crier ˆ haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de mĠarracher les cheveux et de me dŽchirer le visage avec les ongles ? Si cĠŽtait Dieu qui mĠempchait de me perdre, pourquoi ne pas arrter aussi tous ces autres mouvements ? Je vais vous dire une chose qui vous para”tra fort Žtrange peut-tre et qui nĠen est pas moins vraie, cĠest que je ne doute point que mes visites frŽquentes vers ce puits nĠaient ŽtŽ remarquŽes, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattŽes quĠun jour jĠaccomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cÏur. Quand jĠallais de ce c™tŽ, on affectait de sĠen Žloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois jĠai trouvŽ la porte du jardin ouverte ˆ des heures o elle devait tre fermŽe, singulirement les jours o lĠon avait multipliŽ sur moi les chagrins, lĠon avait poussŽ ˆ bout la violence de mon caractre et lĠon me croyait lĠesprit aliŽnŽ ; mais aussit™t que je crus avoir devinŽ que ce moyen de sortir de la vie Žtait pour ainsi dire offert ˆ mon dŽsespoir, quĠon me conduisait ˆ ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prt ˆ me recevoir, je ne mĠen souciai plus. Mon esprit se tourna vers dĠautres c™tŽs. Je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fentres ; le soir, en me dŽshabillant, jĠessayais, sans y penser, la force de mes jarretires ; un autre jour je refusais le manger ; je descendais au rŽfectoire et je restais le dos appuyŽ contre la muraille, les mains pendantes ˆ mes c™tŽs, les yeux fermŽs, et je ne touchais pas aux mets quĠon avait servis devant moi. Je mĠoubliais si parfaitement dans cet Žtat, que toutes les religieuses Žtaient sorties et que je restais ; on affectait alors de se retirer sans bruit et lĠon me laissait lˆ ; puis on me punissait dĠavoir manquŽ aux exercices. Que vous dirai-je ? on me dŽgožta de presque tous les moyens de mĠ™ter la vie, parce quĠil me sembla que loin de sĠy opposer, on me les prŽsentait. Nous ne voulons pas apparemment quĠon nous pousse hors de ce monde, et peut-tre nĠy serais-je plus, si elles avaient fait semblant de mĠy retenir. Quand on sĠ™te la vie, peut-tre cherche-t-on ˆ dŽsespŽrer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire. Ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vŽritŽ, sĠil est possible que je me rappelle mon Žtat quand jĠŽtais ˆ c™tŽ du puits, il me semble que je criais au-dedans de moi ˆ ces malheureuses qui sĠŽloignaient pour favoriser un forfait : Faites un pas de mon c™tŽ, montrez-moi le moindre dŽsir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sžres que vous arriverez trop tard. En vŽritŽ, je ne vivais que parce quĠelles souhaitaient ma mort. LĠacharnement ˆ tourmenter et ˆ perdre se lasse dans le monde, il ne se lasse point dans les clo”tres.

JĠen Žtais lˆ, lorsque revenant sur ma vie passŽe, je songeai ˆ faire rŽsilier mes vÏux. JĠy rvai dĠabord lŽgrement ; seule, abandonnŽe, sans appui, comment rŽussir dans un projet si difficile, mme avec tous les secours qui me manquaient ? Cependant cette idŽe me tranquillisa, mon esprit se rassit, je fus plus ˆ moi. JĠŽvitai des peines et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement et lĠon en fut ŽtonnŽ. La mŽchancetŽ sĠarrta tout court, comme un ennemi l‰che qui vous poursuit et ˆ qui lĠon fait face au moment o il ne sĠy attend pas. Une question, Monsieur, que jĠaurais ˆ vous faire, cĠest pourquoi ˆ travers toutes les idŽes funestes qui passent par la tte dĠune religieuse dŽsespŽrŽe celle de mettre le feu ˆ la maison ne lui vient point. Je ne lĠai point eue, ni dĠautres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile ˆ exŽcuter ; il ne sĠagit un jour de grand vent que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bžcher, dans un corridor. Il nĠy a point de couvents de bržlŽs, et cependant dans ces ŽvŽnements les portes sĠouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas quĠon craint le pŽril pour soi et pour celles quĠon aime, et quĠon dŽdaigne un secours qui nous est commun avec celles quĠon hait ? Cette dernire idŽe est bien subtile, pour tre vraie.

Ë force de sĠoccuper dĠune chose on en sent la justice et mme lĠon en croit la possibilitŽ ; on est bien fort quand on en est lˆ. Ce fut pour moi lĠaffaire dĠune quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi sĠagissait-il ? De dresser un mŽmoire et de le donner ˆ consulter ; lĠun et lĠautre nĠŽtaient pas sans danger. Depuis quĠil sĠŽtait fait une rŽvolution dans ma tte on mĠobservait avec plus dĠattention que jamais, on me suivait de lĠÏil ; je ne faisais pas un pas qui ne fžt ŽclairŽ, je ne disais pas un mot quĠon ne le pes‰t. On se rapprocha de moi, on chercha ˆ me sonder. On mĠinterrogeait, on affectait de la commisŽration et de lĠamitiŽ ; on revenait sur ma vie passŽe, on mĠaccusait faiblement, on mĠexcusait ; on espŽrait une meilleure conduite, on me flattait dĠun avenir plus doux. Cependant on entrait ˆ tout moment dans ma cellule le jour, la nuit, sous des prŽtextes, brusquement, sourdement ; on entrouvrait mes rideaux et lĠon se retirait. JĠavais pris lĠhabitude de coucher habillŽe, jĠen avais une autre, cĠŽtait celle dĠŽcrire ma confession. Ces jours-lˆ qui sont marquŽs jĠallais demander de lĠencre et du papier ˆ la supŽrieure qui ne mĠen refusait pas. JĠattendis donc le jour de confession, et en lĠattendant je rŽdigeai dans ma tte ce que jĠavais ˆ proposer ; cĠŽtait en abrŽgŽ, tout ce que je viens de vous Žcrire ; seulement, je mĠexpliquais sous des noms empruntŽs. Mais je fis trois Žtourderies ; la premire, de dire ˆ la supŽrieure que jĠaurais beaucoup de choses ˆ Žcrire, et de lui demander sous ce prŽtexte plus de papier quĠon nĠen accorde ; la seconde, de mĠoccuper de mon mŽmoire et de laisser lˆ ma confession ; et la troisime, nĠayant point fait de confession et nĠŽtant point prŽparŽe ˆ cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal quĠun instant. Tout cela fut remarquŽ, et lĠon en conclut que le papier que jĠavais demandŽ avait ŽtŽ employŽ autrement que je ne lĠavais dit. Mais sĠil nĠavait pas servi ˆ ma confession, comme il Žtait Žvident, quel usage en avais-je fait ? Sans savoir quĠon prendrait ces inquiŽtudes, je sentis quĠil ne fallait pas quĠon trouv‰t chez moi un Žcrit de cette importance. DĠabord je pensai ˆ le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis le cacher dans mes vtements, ˆ lĠenfouir dans le jardin, ˆ le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressŽe de lĠŽcrire et combien jĠen fus embarrassŽe quand il fut Žcrit. DĠabord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et jĠallai ˆ lĠoffice qui sonnait. JĠŽtais dans une inquiŽtude qui se dŽcelait ˆ mes mouvements. JĠŽtais assise ˆ c™tŽ dĠune jeune religieuse qui mĠaimait : quelquefois je lĠavais vue me regarder en pitiŽ et verser des larmes, elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je rŽsolus de lui confier mon papier. Dans un moment dĠoraison o toutes les religieuses se mettent ˆ genoux, sĠinclinent et sont comme plongŽes dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein et je le lui tendis derrire moi. Elle le prit et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux quĠelle mĠavait rendus ; mais jĠen avais reu beaucoup dĠautres, elle sĠŽtait occupŽe pendant des mois entiers ˆ lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles quĠon apportait ˆ mes devoirs pour avoir droit de me ch‰tier ; elle venait frapper ˆ ma porte quand il Žtait lĠheure de sortir, elle rarrangeait ce quĠon dŽrangeait, elle allait sonner ou rŽpondre quand il le fallait, elle se trouvait partout o je devais tre. JĠignorais tout cela.

Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sort”mes du chÏur, la supŽrieure me dit : SÏur Suzanne, suivez-moi. Je la suivis ; puis sĠarrtant dans le corridor ˆ une autre porte, voilˆ, me dit-elle, votre cellule, cĠest la sÏur Saint-JŽrome qui occupera la v™tre. JĠentrai et elle avec moi. Nous Žtions toutes deux assises sans parler, lorsquĠune religieuse parut avec des habits quĠelle posa sur une chaise ; et la supŽrieure me dit : SÏur Suzanne, dŽshabillez-vous et prenez ce vtement. JĠobŽis en sa prŽsence. Cependant elle Žtait attentive ˆ tous mes mouvements. La sÏur qui avait apportŽ les habits Žtait ˆ la porte, elle rentra, emporta ceux que jĠavais quittŽs, sortit et la supŽrieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procŽdŽs et je ne la demandai point. Cependant on avait cherchŽ partout dans ma cellule, on avait dŽcousu lĠoreiller et les matelas, on avait dŽplacŽ tout ce qui pouvait lĠtre ou lĠavoir ŽtŽ ; on marcha sur mes traces, on alla au confessionnal, ˆ lĠŽglise, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre ; je vis une partie de ces recherches, je souponnai le reste. On ne trouva rien, mais on nĠen resta pas moins convaincu quĠil y avait quelque chose. On continua de mĠŽpier pendant plusieurs jours, on allait o jĠŽtais allŽe, on regardait partout, mais inutilement. Enfin la supŽrieure crut quĠil nĠŽtait possible de savoir la vŽritŽ que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule et elle me dit : SÏur Suzanne, vous avez des dŽfauts, mais vous nĠavez pas celui de mentir, dites-moi donc la vŽritŽ ; quĠavez-vous fait de tout le papier que je vous ai donnŽ ? Ñ Madame, je vous lĠai dit. Ñ Cela ne se peut, car vous mĠen avez demandŽ beaucoup et vous nĠavez ŽtŽ quĠun moment au confessionnal. Ñ Il est vrai. Ñ QuĠen avez-vous donc fait ? Ñ Ce que je vous ai dit. Ñ Eh bien, jurez-moi par la sainte obŽissance que vous avez vouŽe ˆ Dieu que cela est, et malgrŽ les apparences je vous croirai. Ñ Madame, il ne vous est pas permis dĠexiger un serment pour une chose si lŽgre, et il ne mĠest pas permis de le faire. Je ne saurais jurer. Ñ Vous me trompez, sÏur Suzanne, et vous ne savez pas ˆ quoi vous vous exposez. QuĠavez-vous fait du papier que je vous ai donnŽ ? Ñ Je vous lĠai dit. Ñ O est-il ? Ñ Je ne lĠai plus. Ñ QuĠen avez-vous fait ? Ñ Ce que lĠon fait de ces sortes dĠŽcrits qui sont inutiles aprs quĠon sĠen est servi. Ñ Jurez-moi par la sainte obŽissance quĠil a ŽtŽ tout employŽ ˆ Žcrire votre confession et que vous ne lĠavez plus. Ñ Madame, je vous le rŽpte, cette seconde chose nĠŽtant pas plus importante que la premire, je ne saurais jurer. Ñ Jurez, me dit-elle, ouÉ Ñ Je ne jurerai point. Ñ Vous ne jurerez point ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous tes donc coupable ? Ñ Et de quoi puis-je tre coupable ? Ñ De tout. Il nĠy a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affectŽ de louer celle qui mĠa prŽcŽdŽe pour me rabaisser, de mŽpriser les usages quĠelle avait proscrits, les lois quĠelle avait abolies et que jĠai cru devoir rŽtablir ; de soulever toute la communautŽ ; dĠenfreindre les rgles ; de diviser les esprits ; de manquer ˆ tous vos devoirs ; de me forcer ˆ vous punir et ˆ punir celles que vous avez sŽduites, la chose qui me cožte le plus. JĠaurais pu sŽvir contre vous par les voies les plus dures, je vous ai mŽnagŽe ; jĠai cru que vous reconna”triez vos torts, que vous reprendriez lĠesprit de votre Žtat, et que vous reviendriez ˆ moi, vous ne lĠavez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui nĠest pas bien, vous avez des projets ; lĠintŽrt de la maison exige que je les connaisse et je les conna”trai, cĠest moi qui vous en rŽpondsÉ SÏur Suzanne, dites-moi la vŽritŽ. Ñ Je vous lĠai dite. Ñ Je vais sortir, craignez mon retour. Je mĠassieds, je vous donne encore un moment pour vous dŽterminer. Vos papiers, sĠils existentÉ Ñ Je ne les ai plusÉ Ñ Ou le serment quĠils ne contenaient que votre confession. Ñ Je ne saurais le faire. Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites ; elles avaient lĠair ŽgarŽ et furieux. Je me jetai ˆ leurs pieds, jĠimplorai leur misŽricorde. Elles criaient toutes ensemble : Point de misŽricorde, Madame, ne vous laissez pas toucher, quĠelle donne ses papiers, ou quĠelle aille en paixÉ JĠembrassais les genoux tant™t de lĠune, tant™t de lĠautre ; je leur disais en les nommant par leurs noms : SÏur Sainte-Agns, sÏur Sainte-Julie, que vous ai-je fait ? Pourquoi irritez-vous ma supŽrieure contre moi ? Est-ce ainsi que jĠen ai usŽ ? Combien de fois nĠai-je pas suppliŽ pour vous ? vous ne vous en souvenez plus ; vous Žtiez en faute, et je nĠy suis pas. La supŽrieure immobile me regardait et me disait : Donne tes papiers, malheureuse, ou rŽvle ce quĠils contenaient. Ñ Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus ; vous tes trop bonne, vous ne la connaissez pas, cĠest une ‰me indocile dont on ne peut venir ˆ bout que par des moyens extrmes ; cĠest elle qui vous y porte, tant pis pour elle. Ñ Ma chre Mre, lui disais-je, je nĠai rien fait qui puisse offenser ni Dieu ni les hommes, je vous le jure. Ñ Ce nĠest pas lˆ le serment que je veux. Ñ Elle aura Žcrit contre vous, contre nous quelque mŽmoire au grand vicaire, ˆ lĠarchevque, Dieu sait comment elle aura peint lĠintŽrieur de la maison ; on croit aisŽment le mal. Madame, il faut disposer de cette crŽature, si vous ne voulez pas quĠelle dispose de nous. Ñ La supŽrieure ajouta : SÏur Suzanne, voyez. Ñ Je me levai brusquement et je lui dis : Madame, jĠai tout vu, je sens que je me perds, mais un moment plus t™t ou plus tard ne vaut pas la peine dĠy penser. Faites de moi ce quĠil vous plaira ; Žcoutez leur fureur, consommez votre injusticeÉ et ˆ lĠinstant je leur tendis les bras. Ses compagnes sĠen saisirent ; on mĠarracha mon voile, on me dŽpouilla sans pudeur ; on trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supŽrieure, on sĠen saisit ; je suppliai quĠon me perm”t de le baiser encore une fois, on me refusa ; on me jeta une chemise, on mĠ™ta mes bas, lĠon me couvrit dĠun sac, et lĠon me conduisit la tte et les pieds nus ˆ travers les corridors. Je criais, jĠappelais ˆ mon secours, mais on avait sonnŽ la cloche pour avertir que personne ne paržt. JĠinvoquais le Ciel, jĠŽtais ˆ terre et lĠon me tra”nait ; quand jĠarrivai au bas des escaliers jĠavais les pieds ensanglantŽs et les jambes meurtries, jĠŽtais dans un Žtat ˆ toucher des ‰mes de bronze. Cependant lĠon ouvrit avec de grosses clefs la porte dĠun petit lieu souterrain, obscur, o lĠon me jeta sur une natte que lĠhumiditŽ avait ˆ demi pourrie. Lˆ, je trouvai un morceau de pain noir et une cruchŽe dĠeau avec quelques vaisseaux nŽcessaires et grossiers. La natte roulŽe par un bout formait un oreiller ; il y avait sur un bloc de pierre une tte de mort avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me dŽtruire. Je portai mes mains ˆ ma gorge, je dŽchirai mon vtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux, je hurlai comme une bte fŽroce. Je me frappai la tte contre les murs, je me mis toute en sang, je cherchai ˆ me dŽtruire jusquĠˆ ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. CĠest lˆ que jĠai passŽ trois jours ; je mĠy croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exŽcutrices venait et me disait : ObŽissez ˆ notre supŽrieure et vous sortirez dĠici. Ñ Je nĠai rien fait, je ne sais ce quĠon me demande. Ah ! SÏur Saint-ClŽment, il est un DieuÉ

Le troisime jour, sur les neuf heures du soir on ouvrit la porte, cĠŽtaient les mmes religieuses qui mĠavaient conduite. Aprs lĠŽloge des bontŽs de notre supŽrieure, elles mĠannoncrent quĠelle me faisait gr‰ce et quĠon allait me mettre en libertŽ. Ñ Il est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. Ñ Cependant elles mĠavaient relevŽe et elles mĠentra”naient ; on me conduisit dans ma cellule o je trouvai la supŽrieure : JĠai consultŽ Dieu sur votre sort et il a touchŽ mon cÏur, il veut que jĠaie pitiŽ de vous, et je lui obŽis ; mettez-vous ˆ genoux et demandez-lui pardonÉ Je me mis ˆ genoux et je dis : Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que jĠai faites, comme vous le demand‰tes sur la croix pour moi. Ñ Quel orgueil ! sĠŽcrirent-elles ; elle se compare ˆ JŽsus-Christ et elle nous compare aux Juifs qui lĠont crucifiŽ. Ñ Ne me considŽrez pas, leur dis-je, mais considŽrez-vous et jugez. Ñ Ce nĠest pas tout, me dit la supŽrieure ; jurez-moi par la sainte obŽissance que vous ne parlerez jamais de ce qui sĠest passŽ. Ñ Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que jĠen garderai le silence ? Personne nĠen saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure. Ñ Vous le jurez ? Ñ Oui, je vous le jure. Ñ Cela fait, elles me dŽpouillrent des vtements quĠelles mĠavaient donnŽs et elles me laissrent me rhabiller des miens.

JĠavais pris de lĠhumiditŽ ; jĠŽtais dans une circonstance critique ; jĠavais tout le corps meurtri, depuis plusieurs jours je nĠavais pris que quelques gouttes dĠeau avec un peu de pain, je crus que cette persŽcution serait la dernire que jĠaurais ˆ souffrir. CĠest lĠeffet momentanŽ de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes. Je revins en trs peu de temps, et je trouvai, quand je reparus, toute la communautŽ persuadŽe que jĠavais ŽtŽ malade ; je repris les exercices de la maison et ma place ˆ lĠŽglise. Je nĠavais pas oubliŽ mon papier ni la jeune sÏur ˆ qui je lĠavais confiŽ ; jĠŽtais sžre quĠelle nĠavait point abusŽ de ce dŽp™t, mais quĠelle ne lĠavait pas gardŽ sans inquiŽtude. Quelques jours aprs ma sortie de prison, au chÏur, au moment mme o je le lui avais donnŽ, cĠest-ˆ-dire lorsque nous nous mettons ˆ genoux et quĠinclinŽes les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe, je tendis la main et lĠon me donna un billet qui ne contenait que ces mots : Ç Combien vous mĠavez inquiŽtŽe ! Et ce cruel papier, que faut-il que jĠen fasse ?É. È Aprs avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes mains et je lĠavalai. Tout cela se passait au commencement du carme. Le temps approchait o la curiositŽ dĠentendre appelle ˆ Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. JĠavais la voix trs belle, jĠen avais peu perdu. CĠest dans les maisons religieuses quĠon est attentif aux plus petits intŽrts. On eut quelque mŽnagement pour moi, je jouis dĠun peu plus de libertŽ, les sÏurs que jĠinstruisais au chant purent approcher de moi sans consŽquence. Celle ˆ qui jĠavais confiŽ mon mŽmoire en Žtait une ; dans les heures de rŽcrŽation que nous passions au jardin, je la prenais ˆ lĠŽcart, je la faisais chanter, et pendant quĠelle chantait, voici ce que je lui dis : Vous connaissez beaucoup de monde, moi, je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez, jĠaimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupon de mĠavoir servie : mon amie, vous seriez perdue, je le sais ; cela ne me sauverait pas, et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut, ˆ ce prix. Ñ Laissons cela, me dit-elle ; de quoi sĠagit-il ? Ñ Il sĠagit de faire passer sžrement cette consultation ˆ quelque habile avocat, sans quĠil sache de quelle maison elle vient, et dĠen obtenir une rŽponse que vous me rendrez ˆ lĠŽglise ou ailleurs. Ñ Ë propos, me dit-elle, quĠavez-vous fait de mon billet ? Ñ Soyez tranquille, je lĠai avalŽ. Ñ Soyez tranquille vous-mme, je penserai ˆ votre affaireÉ Ñ Vous remarquerez, Monsieur, que je chantais tandis quĠelle me parlait, quĠelle chantait tandis que je lui rŽpondais, et que notre conversation Žtait entrecoupŽe de traits de chant. Cette jeune personne, Monsieur, est encore dans la maison, son bonheur est entre vos mains ; si lĠon venait ˆ dŽcouvrir ce quĠelle a fait pour moi, il nĠy a sorte de tourments auxquels elle ne fžt exposŽe. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte dĠun cachot, jĠaimerais mieux y rentrer. Bržlez donc ces lettres, Monsieur ; si vous en sŽparez lĠintŽrt que vous voulez bien prendre ˆ mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine dĠtre conservŽ. Voilˆ ce que je vous disais alors ; mais hŽlas elle nĠest plus, et je reste seule.

Elle ne tarda pas ˆ me tenir parole et ˆ mĠen informer ˆ notre manire accoutumŽe. La semaine sainte arriva, le concours ˆ nos TŽnbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que lĠon donne ˆ vos comŽdiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais tre entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres o lĠon cŽlbre la mŽmoire de son fils attachŽ sur la croix pour lĠexpiation des crimes du genre humain. Mes jeunes Žlves Žtaient bien prŽparŽes, quelques-unes avaient de la voix, presque toutes de lĠexpression et du gožt, et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir et que la communautŽ Žtait satisfaite du succs de mes soins.

Vous savez, Monsieur, que le Jeudi lĠon transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier o il reste jusquĠau Vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses qui se rendent au reposoir les unes aprs les autres ou deux ˆ deux. Il y a un tableau qui indique ˆ chacune son heure dĠadoration ; que je fus contente dĠy lire la sÏur Sainte-Suzanne et la sÏur Sainte-Ursule depuis deux heures du matin jusquĠˆ trois ! Je me rendis au reposoir ˆ lĠheure marquŽe, ma compagne y Žtait, nous nous pla‰mes lĠune ˆ c™tŽ de lĠautre sur les marches de lĠautel, nous nous prostern‰mes ensemble, nous ador‰mes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant : Nous nĠaurons peut-tre jamais lĠoccasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement ; Dieu conna”t la contrainte o nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je nĠai pas lu votre mŽmoire, mais il nĠest pas difficile de deviner ce quĠil contient. JĠen aurai incessamment la rŽponse ; mais si cette rŽponse vous autorise ˆ poursuivre la rŽsiliation de vos vÏux, ne voyez-vous pas quĠil faudra nŽcessairement que vous confŽriez avec des gens de loi ? Ñ Il est vrai. Ñ Que vous aurez besoin de libertŽ ? Ñ Il est vrai. Ñ Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions prŽsentes pour vous en procurer ? Ñ JĠy ai pensŽ. Ñ Vous le ferez donc ? Ñ Je verrai. Ñ Autre chose ; si votre affaire sĠentame, vous demeurerez ici abandonnŽe ˆ toute la fureur de la communautŽ ; avez-vous prŽvu les persŽcutions qui vous attendent ? Ñ Elles ne seront pas plus grandes que celles que jĠai souffertes. Ñ Je nĠen sais rien. Ñ Pardonnez-moi ; dĠabord on nĠosera disposer de ma libertŽ. Ñ Et pourquoi cela ? Ñ Parce quĠalors je serai sous la protection des lois ; il faudra me reprŽsenter, je serai pour ainsi dire entre le monde et le clo”tre. JĠaurai la bouche ouverte, la libertŽ de me plaindre, je vous attesterai toutes, on nĠosera avoir des torts dont je pourrais me plaindre, on nĠaura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux quĠon en us‰t mal avec moi, mais on ne le fera pas, soyez sžre quĠon prendra une conduite tout opposŽe. On me sollicitera, on me reprŽsentera le tort que je vais me faire ˆ moi-mme et ˆ la maison, et comptez quĠon nĠen viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la sŽduction ne pourront rien, et quĠon sĠinterdira les voies de force. Ñ Mais il est incroyable que vous ayez tant dĠaversion pour un Žtat dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs. Ñ Je la sens cette aversion, je lĠapportai en naissant et elle ne me quittera pas. Je finirais par tre une mauvaise religieuse, il faut prŽvenir ce moment. Ñ Mais si par malheur vous succombez  ? Ñ Si je succombe, je demanderai ˆ changer de maison ou je mourrai dans celle-ci. Ñ On souffre longtemps avant que de mourir. Ah ! mon amie, votre dŽmarche me fait frŽmir. Je tremble, que vos vÏux soient rŽsiliŽs, et quĠils ne le soient pas. SĠils le sont, que deviendrez-vous ? que ferez-vous dans le monde ? Vous avez de la figure, de lĠesprit et des talents, mais on dit que cela ne mne ˆ rien avec de la vertu, et je sais que vous ne vous dŽpartirez pas de cette dernire qualitŽ. Ñ Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas ˆ la vertu, cĠest sur elle seule que je compte. Plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit tre considŽrŽe. Ñ On la loue, mais on ne fait rien pour elle. Ñ CĠest elle qui mĠencourage et qui me soutient dans mon projet ; quoi quĠon mĠobjecte, on respectera mes mÏurs ; on ne dira pas du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entra”nŽe hors de mon Žtat par une passion dŽrŽglŽe. Je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande ˆ tre libre, parce que le sacrifice de ma libertŽ nĠa pas ŽtŽ volontaire. Avez-vous lu mon mŽmoire ? Ñ Non ; jĠai ouvert le paquet que vous mĠavez donnŽ, parce quĠil Žtait sans adresse et que jĠai dž penser quĠil Žtait pour moi, mais les premires lignes mĠont dŽtrompŽe et je nĠai pas ŽtŽ plus loin. Que vous fžtes bien inspirŽe de me lĠavoir remis ! Un moment plus tard on lĠaurait trouvŽ sur vous. Mais lĠheure qui finit notre station approche ; prosternons-nous ; que celles qui vont nous succŽder nous trouvent dans la situation o nous devons tre. Demandez ˆ Dieu quĠil vous Žclaire et quĠil vous conduise, je vais unir ma prire et mes soupirs aux v™tresÉ Ñ JĠavais lĠ‰me un peu soulagŽe. Ma compagne priait droite, moi, je me prosternai, mon front Žtait appuyŽ contre la dernire marche de lĠautel et mes bras Žtaient Žtendus sur les marches supŽrieures. Je ne crois pas mĠtre jamais adressŽe ˆ Dieu avec plus de consolation et de ferveur, le cÏur me palpitait avec violence, jĠoubliai en un instant tout ce qui mĠenvironnait. Je ne sais combien je restai dans cette position ni combien jĠy serais encore restŽe, mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai je crus tre seule, je me trompais, elles Žtaient toutes les trois placŽes derrire moi, debout et fondant en larmes, elles nĠavaient osŽ mĠinterrompre, elles attendaient que je sortisse de moi-mme de lĠŽtat de transport et dĠeffusion o elles me voyaient. Quand je me retournai de leur c™tŽ mon visage avait sans doute un caractre bien imposant, si jĠen juge par lĠeffet quĠil produisit sur elles et par ce quĠelles ajoutrent ; que je ressemblais alors ˆ notre ancienne supŽrieure lorsquĠelle nous consolait, et que ma vue leur avait causŽ le mme tressaillement. Si jĠavais eu quelque penchant ˆ lĠhypocrisie ou au fanatisme et que jĠeusse voulu jouer un r™le dans la maison, je ne doute point quĠil ne mĠežt rŽussi ; mon ‰me sĠallume facilement, sĠexalte, se touche, et cette bonne supŽrieure mĠa dit cent fois en mĠembrassant que personne nĠaurait aimŽ Dieu comme moi ; que jĠavais un cÏur de chair et les autres un cÏur de pierre. Il est sžr que jĠŽprouvais une facilitŽ extrme ˆ partager son extase, et que dans les prires quĠelle faisait ˆ haute voix, quelquefois il mĠarrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idŽes et de rencontrer, comme dĠinspiration, une partie de ce quĠelle aurait dit elle-mme. Les autres lĠŽcoutaient en silence ou la suivaient ; moi, je lĠinterrompais, ou je la devanais, ou je parlais avec elle ; je conservais trs longtemps lĠimpression que jĠavais prise, et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose, car, si lĠon discernait dans les autres quĠelles avaient conversŽ avec elle, on discernait en elle quĠelle avait conversŽ avec moi. Mais quĠest-ce que cela signifie, quand la vocation nĠy est pas ? Notre station finie, nous cŽd‰mes la place ˆ celles qui nous succŽdaient, nous nous embrass‰mes bien tendrement ma jeune compagne et moi avant que de nous sŽparer.

La scne du reposoir fit bruit dans la maison ; ajoutez ˆ cela le succs de nos TŽnbres du Vendredi saint, je chantai, je touchai de lĠorgue, je fus applaudie. ï ttes folles de religieuses ! Je nĠeus presque rien ˆ faire pour me rŽconcilier avec toute la communautŽ, on vint au-devant de moi, la supŽrieure la premire. Quelques personnes du monde cherchrent ˆ me conna”tre, cela cadrait trop bien avec mon projet pour mĠy refuser. Je vis M. le premier prŽsident, madame de Soubise et une foule dĠhonntes gens, des moines, des prtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde, et parmi tout cela cette sorte dĠŽtourdis que vous appelez des talons rouges, et que jĠeus bient™t congŽdiŽs. Je ne cultivai de connaissances que celles quĠon ne pouvait mĠobjecter, jĠabandonnai le reste ˆ celles de nos religieuses qui nĠŽtaient pas si difficiles.

JĠoubliais de vous dire que la premire marque de bontŽ quĠon me donna, ce fut de me rŽtablir dans ma cellule. JĠeus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supŽrieure, et lĠon nĠeut pas celui de me le refuser. Il a repris sa place sur mon cÏur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins mon premier mouvement est dĠŽlever mon ‰me ˆ Dieu, le second est de le baiser ; lorsque je veux prier et que je me sens lĠ‰me froide, je le dŽtache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde et il mĠinspire. CĠest bien dommage que nous nĠayons pas connu les saints personnages dont les simulacres sont exposŽs ˆ notre vŽnŽration, ils feraient bien une autre impression sur nous, ils ne nous laisseraient pas ˆ leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.

JĠeus la rŽponse ˆ mon mŽmoire, elle Žtait dĠun M. Manouri ; ni favorable ni dŽfavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre dĠŽclaircissements auxquels il Žtait difficile de satisfaire sans se voir ; je me nommai donc et jĠinvitai M. Manouri ˆ se rendre ˆ Longchamp. Ces messieurs se dŽplacent difficilement, cependant il vint ; nous nous entret”nmes trs longtemps, nous conv”nmes dĠune correspondance par laquelle il me ferait parvenir sžrement ses demandes et je lui renverrais mes rŽponses. JĠemployai de mon c™tŽ tout le temps quĠil donnait ˆ mon affaire ˆ disposer les esprits, ˆ intŽresser ˆ mon sort et ˆ me faire des protections. Je me nommai ; je rŽvŽlai ma conduite dans la premire maison que jĠavais habitŽe, ce que jĠavais souffert dans la maison domestique, les peines quĠon mĠavait faites en couvent, ma rŽclamation ˆ Sainte-Marie, mon sŽjour ˆ Longchamp, ma prise dĠhabit, ma profession, la cruautŽ avec laquelle jĠavais ŽtŽ traitŽe depuis que jĠavais consommŽ mes vÏux. On me plaignit, on mĠoffrit du secours ; je retins la bonne volontŽ que lĠon me tŽmoignait pour le temps o je pourrais en avoir besoin, sans mĠexpliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison ; jĠavais obtenu de Rome la permission de rŽclamer contre mes vÏux ; incessamment lĠaction allait tre intentŽe, quĠon Žtait lˆ-dessus dans une sŽcuritŽ profonde. Je vous laisse donc ˆ penser quelle fut la surprise de ma supŽrieure lorsquĠon lui signifia au nom de sÏur Marie-Suzanne Simonin une protestation contre ses vÏux avec la demande de quitter lĠhabit de religion et de sortir du clo”tre pour disposer dĠelle comme elle le jugerait ˆ propos.

JĠavais bien prŽvu que je trouverais plusieurs sortes dĠoppositions, celle des lois, celle de la maison religieuse et celle de mes beaux-frres et sÏurs alarmŽs. Ils avaient eu tout le bien de la famille, et libre, jĠaurais eu des reprises considŽrables ˆ faire sur eux. JĠŽcrivis ˆ mes sÏurs, je les suppliai de nĠapporter aucune opposition ˆ ma sortie, jĠen appelai ˆ leur conscience sur le peu de libertŽ de mes vÏux. Je leur offris un dŽsistement par acte authentique de toutes mes prŽtentions ˆ la succession de mon pre et de ma mre ; je nĠŽpargnai rien pour leur persuader que ce nĠŽtait ici une dŽmarche ni dĠintŽrt, ni de passion. Je ne mĠen imposai point sur leurs sentiments ; cet acte que je leur proposais, fait tandis que jĠŽtais encore engagŽe en religion, devenait invalide, et il Žtait trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre. Puis leur convenait-il dĠaccepter mes propositions ? Laisseront-elles une sÏur sans asile et sans fortune ? Jouiront-elles de son bien ? Que dira-t-on dans le monde ? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous ? SĠil lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte dĠhomme quĠelle Žpousera ? Et si elle a des enfants ?É Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative. Voilˆ ce quĠelles se dirent et ce quĠelles firent.

Ë peine la supŽrieure eut-elle reu lĠacte juridique de ma demande, quĠelle accourut dans ma cellule. Comment, sÏur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter ? Ñ Oui, Madame. Ñ Et vous allez appeler de vos vÏux ? Ñ Oui, Madame. Ñ Ne les avez-vous pas faits librement ? Ñ Non, Madame. Ñ Et qui est-ce qui vous y a contrainte ? Ñ Tout. Ñ Monsieur votre pre ? Ñ Mon pre. Ñ Madame votre mre ? Ñ Elle-mme. Ñ Et pourquoi ne pas rŽclamer au pied des autels ? Ñ JĠŽtais si peu ˆ moi, que je ne me rappelle pas mme dĠy avoir assistŽ. Ñ Pouvez-vous parler ainsi ? Ñ Je dis la vŽritŽ. Ñ Quoi, vous nĠavez pas entendu le prtre vous demander : sÏur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous ˆ Dieu obŽissance, chastetŽ et pauvretŽ ? Ñ Je nĠen ai pas mŽmoire. Ñ Vous nĠavez pas rŽpondu que oui ? Ñ Je nĠen ai pas mŽmoire. Ñ Et vous imaginez que les hommes vous en croiront ? Ñ Ils mĠen croiront ou non, mais le fait nĠen sera pas moins vrai. Ñ Chre enfant, si de pareils prŽtextes Žtaient ŽcoutŽs, voyez quels abus il sĠensuivrait ! Vous avez fait une dŽmarche inconsidŽrŽe, vous vous tes laissŽe entra”ner par un sentiment de vengeance, vous avez ˆ cÏur les ch‰timents que vous mĠavez obligŽe de vous infliger ; vous avez cru quĠils suffisaient pour rompre vos vÏux, vous vous tes trompŽe, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes, que vous lĠavez dŽjˆ commis dans votre cÏur et que vous allez le consommer. Ñ Je ne serai point parjure, je nĠai rien jurŽ. Ñ Si lĠon a eu quelques torts avec vous, nĠont-ils pas ŽtŽ rŽparŽs ? Ñ Ce ne sont point ces torts qui mĠont dŽterminŽe. Ñ QuĠest-ce donc ? Ñ Le dŽfaut de vocation, le dŽfaut de libertŽ dans mes vÏux. Ñ Si vous nĠŽtiez point appelŽe, si vous Žtiez contrainte, que ne me le disiez-vous quand il en Žtait temps ? Ñ Et ˆ quoi cela mĠaurait-il servi ? Ñ Que ne montriez-vous la mme fermetŽ que vous ežtes ˆ Sainte-Marie ? Ñ Est-ce que la fermetŽ dŽpend de nous ? Je fus ferme la premire fois, la seconde, jĠŽtais imbŽcile. Ñ Que nĠappeliez-vous un homme de loi ? Que ne protestiez-vous ? Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret. Ñ Savais-je rien de ces formalitŽs ? Quand je les aurais sues, Žtais-je en Žtat dĠen user ? Quand jĠaurais ŽtŽ en Žtat dĠen user, lĠaurais-je pu ? Quoi, Madame, ne vous tes-vous pas aperue vous-mme de mon aliŽnation ? Si je vous prends ˆ tŽmoin, jurerez-vous que jĠŽtais saine dĠesprit ? Ñ Je le jurerai. Ñ Eh bien, Madame, cĠest vous et non pas moi qui serez parjure. Ñ Mon enfant, vous allez faire un Žclat inutile ; revenez ˆ vous, je vous en conjure par votre propre intŽrt, par celui de la maison. Ces sortes dĠaffaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses. Ñ Ce ne sera pas ma faute. Ñ Les gens du monde sont mŽchants ; on fera les suppositions les plus dŽfavorables ˆ votre esprit, ˆ votre cÏur, ˆ vos mÏurs, on croiraÉ Ñ Tout ce quĠon voudra. Ñ Mais parlez-moi ˆ cÏur ouvert ; si vous avez quelque mŽcontentement secret, quel quĠil soit, il y a du remde. Ñ JĠŽtais, je suis et je serai toute ma vie mŽcontente de mon Žtat. Ñ LĠesprit sŽducteur qui nous environne sans cesse et qui cherche ˆ nous perdre, aurait-il profitŽ de la libertŽ trop grande quĠon vous a accordŽe depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste ? Ñ Non, Madame, vous savez que je ne fais pas un serment sans peine, jĠatteste Dieu que mon cÏur est innocent et quĠil nĠy eut jamais aucun sentiment honteux. Ñ Cela ne se conoit pas. Ñ Rien cependant, madame, nĠest plus facile ˆ concevoir. Chacun a son caractre et jĠai le mien. Vous aimez la vie monastique et je la hais ; vous avez reu de Dieu les gr‰ces de votre Žtat et elles me manquent toutes ; vous vous seriez perdue dans le monde, et vous assurez ici votre salut, je me perdrais ici, et jĠespre me sauver dans le monde ; je suis et je serai une mauvaise religieuse. Ñ Et pourquoi ? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous. Ñ Mais cĠest avec peine et ˆ contrecÏur. Ñ Vous en mŽritez davantage. Ñ Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mŽrite, et je suis forcŽe de mĠavouer quĠen me soumettant ˆ tout, je ne mŽrite rien ; je suis lasse dĠtre une hypocrite ; en faisant ce qui sauve les autres je me dŽteste et je me damne. En un mot, Madame, je ne connais de vŽritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur gožt pour la retraite et qui y resteraient quand elles nĠauraient autour dĠelles ni grilles ni murailles qui les retinssent. Il sĠen manque bien que je sois de ce nombre, mon corps est ici, mais mon cÏur nĠy est pas, il est au-dehors, et sĠil fallait opter entre la mort et la cl™ture perpŽtuelle, je ne balancerais pas ˆ mourir. Voilˆ mes sentiments. Ñ Quoi, vous quitterez sans remords ce voile, ces vtements qui vous ont consacrŽe ˆ JŽsus-Christ ! Ñ Oui, Madame, parce que je les ai pris sans rŽflexion et sans libertŽÉ Je lui rŽpondis avec bien de la modŽration, car ce nĠŽtait pas lˆ ce que mon cÏur me suggŽrait, il me disait : Oh ! que ne suis-je au moment o je pourrai les dŽchirer et les jeter loin de moi !É Cependant ma rŽponse lĠaltŽra, elle p‰lit, elle voulut encore parler, mais ses lvres tremblaient, elle ne savait pas trop ce quĠelle avait encore ˆ me dire. Je me promenais ˆ grands pas dans ma cellule, et elle sĠŽcriait : ï mon Dieu ! Que diront nos sÏurs ! ï JŽsus ! Jetez sur elle un regard de pitiŽ ! SÏur Sainte-Suzanne ? Ñ Madame. Ñ CĠest donc un parti pris ? Vous voulez nous dŽshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre ! Ñ Je veux sortir dĠici. Ñ Mais si ce nĠest que la maison qui vous dŽplaiseÉ Ñ CĠest la maison, cĠest mon Žtat, cĠest la religion ; je ne veux tre enfermŽe ni ici ni ailleurs. Ñ Mon enfant, vous tes possŽdŽe du dŽmon, cĠest lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte ; rien nĠest plus vrai, voyez dans quel Žtat vous tes. Ñ En effet, je jetai les yeux sur moi et je vis que ma robe Žtait en dŽsordre, que ma guimpe sĠŽtait tournŽe presque sens devant derrire et que mon voile Žtait tombŽ sur mes Žpaules. JĠŽtais ennuyŽe des propos de cette mŽchante supŽrieure qui nĠavait avec moi quĠun ton radouci et faux, et je lui dis avec dŽpit : Non, Madame, non, je ne veux plus de ce vtement, je nĠen veux plusÉ Cependant je t‰chais de rajuster mon voile, mes mains tremblaient, et plus je mĠefforais ˆ lĠarranger, plus je le dŽrangeais ; impatientŽe, je le saisis avec violence, je lĠarrachai, je le jetai par terre, et je restai vis-ˆ-vis de ma supŽrieure le front ceint dĠun bandeau et la tte ŽchevelŽe. Cependant elle, incertaine si elle devait rester ou sortir, allait et venait en disant : ï JŽsus ! Elle est possŽdŽe, rien nĠest plus vrai, elle est possŽdŽeÉ et lĠhypocrite se signait avec la croix de son rosaire. Je ne tardai pas ˆ revenir ˆ moi. Je sentis lĠindŽcence de mon Žtat et lĠimprudence de mes discours. Je me composai de mon mieux, je ramassai mon voile et je le remis, puis me tournant vers elle, je lui dis : Madame, je ne suis ni folle, ni possŽdŽe, je suis honteuse de mes violences et je vous en demande pardon, mais jugez par lˆ combien la vie du clo”tre me convient peu et combien il est juste que je cherche ˆ mĠen tirer si je puis. Ñ Elle, sans mĠŽcouter, rŽpŽtait : Que dira le monde ? Que diront nos sÏurs ? Ñ Madame, lui dis-je, voulez-vous Žviter un Žclat ? il y aurait un moyen : je ne cours point aprs ma dot, je ne demande que la libertŽ ; je ne dis point que vous mĠouvriez les portes, mais faites seulement aujourdĠhui, demain, aprs, quĠelles soient mal gardŽes, et ne vous apercevez de mon Žvasion que le plus tard que vous pourrez. Ñ Malheureuse ! QuĠosez-vous me proposer ? Ñ Un conseil quĠune bonne et sage supŽrieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison, et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs ; il faut que jĠen sorte ou que jĠy pŽrisseÉ Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assurŽ, Žcoutez-moi ; si les lois auxquelles je me suis adressŽe trompaient mon attente, et que poussŽe par des mouvements dĠun dŽsespoir que je ne connais que tropÉ vous avez un puitsÉ il y a des fentres dans la maisonÉ partout on a des murs devant soiÉ on a un vtement quĠon peut dŽpecerÉ des mains dont on peut userÉ Ñ Arrtez, malheureuse ! vous me faites frŽmir ; quoi, vous pourriezÉ Ñ Je pourrais, au dŽfaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments ; on est ma”tre de boire et de manger ou de nĠen rien faireÉ SĠil arrivait, aprs ce que je viens de vous dire, que jĠeusse le courage, et vous savez que je nĠen manque pas et quĠil en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir ; transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la supŽrieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable ?É Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien ˆ la maison ; Žpargnez-moi un forfait, Žpargnez-vous de longs remords, concertons ensembleÉ Ñ Y pensez-vous, sÏur Sainte-Suzanne, que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilge ! Ñ Le vrai sacrilge, Madame, cĠest moi qui le commets tous les jours en profanant par le mŽpris les habits sacrŽs que je porte. ïtez-les-moi, jĠen suis indigne ; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre, et que la cl™ture me soit entrouverte. Ñ Et o irez-vous pour tre mieux ? Ñ Je ne sais o jĠirai, mais on nĠest mal quĠo Dieu ne nous veut point, et Dieu ne me veut point ici. Ñ Vous nĠavez rien. Ñ Il est vrai, mais lĠindigence nĠest pas ce que je crains le plus. Ñ Craignez les dŽsordres auxquels elle entra”ne. Ñ Le passŽ me rŽpond de lĠavenir. Si jĠavais voulu Žcouter le crime, je serais libre ; mais sĠil me convient de sortir de cette maison, ce sera ou de votre consentement, ou par lĠautoritŽ des lois. Vous pouvez opter.

Cette conversation avait durŽ ; en me la rappelant je rougis des choses indiscrtes et ridicules que jĠavais faites et dites, mais il Žtait trop tard. La supŽrieure en Žtait encore ˆ ses exclamations, que dira le monde ? que diront nos sÏurs ? lorsque la cloche qui nous appelait ˆ lĠoffice vint nous sŽparer. Elle me dit en me quittant : SÏur Sainte-Suzanne, vous allez ˆ lĠŽglise, demandez ˆ Dieu quĠil vous touche et quĠil vous rende lĠesprit de votre Žtat ; interrogez votre conscience et croyez ce quĠelle vous dira, il est impossible quĠelle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.

Nous descend”mes presque ensemble ; lĠoffice sĠacheva. Ë la fin de lĠoffice, lorsque toutes les sÏurs Žtaient sur le point de se sŽparer, elle frappa sur son brŽviaire et les arrta. Mes sÏurs, leur dit-elle, je vous invite ˆ vous jeter au pied des autels et ˆ implorer la misŽricorde de Dieu sur une religieuse quĠil a abandonnŽe, qui a perdu le gožt et lĠesprit de la religion et qui est sur le point de se porter ˆ une action sacrilge aux yeux de Dieu et honteuse aux yeux des hommes.

Je ne saurais vous peindre la surprise gŽnŽrale ; en un clin dĠÏil chacune sans se remuer eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant ˆ dŽmler la coupable ˆ son embarras. Toutes se prosternrent et prirent en silence. Au bout dĠun espace de temps assez considŽrable la prieure entonna ˆ voix basse le Veni Creator et toutes continurent ˆ voix basse le Veni Creator ; puis aprs un second silence la prieure frappa sur son pupitre et lĠon sortit.

Je vous laisse ˆ penser le murmure qui sĠŽleva dans la communautŽ : Qui est-ce ? qui nĠest-ce pas ? QuĠa-t-elle fait ? que veut-elle faire ? ... Ces soupons ne durrent pas longtemps. Ma demande commenait ˆ faire du bruit dans le monde ; je recevais des visites sans fin. Les uns mĠapportaient des reproches, dĠautres mĠapportaient des conseils ; jĠŽtais approuvŽe des uns, jĠŽtais bl‰mŽe de quelques autres. Je nĠavais quĠun moyen de me justifier ˆ tous, cĠŽtait de les instruire de la conduite de mes parents, et vous concevez quel mŽnagement jĠavais ˆ garder sur ce point ; il nĠy avait que quelques personnes qui me restrent sincrement attachŽes et M. Manouri qui sĠŽtait chargŽ de mon affaire ˆ qui je pusse mĠouvrir entirement. Lorsque jĠŽtais effrayŽe des tourments dont jĠŽtais menacŽe ; ce cachot o jĠavais ŽtŽ tra”nŽe une fois se reprŽsentait ˆ mon imagination dans toute son horreur, je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes ˆ M. Manouri, et il me dit : Il est impossible de vous Žviter toutes sortes de peines, vous en aurez, vous avez dž vous y attendre ; il faut vous armer de patience et vous soutenir par lĠespoir quĠelles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous nĠy rentrerez jamais ; cĠest mon affaire. En effet, quelques jours aprs il apporta un ordre ˆ la supŽrieure de me reprŽsenter toutes et quantes fois quĠelle en serait requise.

Le lendemain, aprs lĠoffice, je fus encore recommandŽe aux prires publiques de la communautŽ ; lĠon pria en silence et lĠon dit ˆ voix basse le mme hymne que la veille. Mme cŽrŽmonie le troisime jour, avec cette diffŽrence que lĠon mĠordonna de me placer debout au milieu du chÏur, et que lĠon rŽcita les prires pour les agonisants, les litanies des saints avec le refrain, Ora pro ea. Le quatrime jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractre bizarre de la supŽrieure. Ë la fin de lĠoffice, on me fit coucher dans une bire au milieu du chÏur ; on plaa des chandeliers ˆ mes c™tŽs avec un bŽnitier ; on me couvrit dĠun suaire, et lĠon rŽcita lĠoffice des morts, aprs lequel chaque religieuse en sortant me jeta de lĠeau bŽnite en disant, Requiescat in pace. Il faut entendre la langue des couvents pour conna”tre lĠespce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevrent le suaire et me laissrent lˆ trempŽe jusquĠˆ la peau de lĠeau dont elles mĠavaient malicieusement arrosŽe. Mes habits se sŽchrent sur moi, je nĠavais pas de quoi me rechanger.

Cette mortification fut suivie dĠune autre. La communautŽ sĠassembla ; on me regarda comme une rŽprouvŽe, ma dŽmarche fut traitŽe dĠapostasie, et lĠon dŽfendit sous peine de dŽsobŽissance ˆ toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de mĠapprocher et de toucher mme aux choses qui mĠauraient servi. Ces ordres furent exŽcutŽs ˆ la rigueur. Nos corridors sont Žtroits, deux personnes ont en quelques endroits de la peine ˆ passer de front ; si jĠallais et quĠune religieuse v”nt ˆ moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur tenant son voile et son vtement, de crainte quĠil ne flott‰t contre le mien. Si lĠon avait quelque chose ˆ recevoir de moi, je le posais ˆ terre et on le prenait avec un linge ; si lĠon avait quelque chose ˆ me donner, on me le jetait. Si lĠon avait eu le malheur de me toucher, lĠon se croyait souillŽe, et lĠon allait sĠen confesser et sĠen faire absoudre chez la supŽrieure. On a dit que la flatterie Žtait vile et basse, elle est encore bien cruelle et bien ingŽnieuse lorsquĠelle se propose de plaire par les mortifications quĠelle invente. Combien de fois, je me suis rappelŽ le mot de ma cŽleste supŽrieure de Moni. Entre toutes ces crŽatures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien, mon enfant, il nĠy en a presque pas une, non presque pas une dont je ne pusse faire une bte fŽroce, Žtrange mŽtamorphose pour laquelle la disposition est dĠautant plus grande, quĠon est entrŽe plus jeune dans une cellule et que lĠon conna”t moins la vie sociale. Ce discours vous Žtonne ; Dieu vous prŽserve dĠen Žprouver la vŽritŽ. SÏur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le clo”tre quelque grande faute ˆ expier.

Je fus privŽe de tous les emplois. Ë lĠŽglise on laissait une stalle vide ˆ chaque c™tŽ de celle que jĠoccupais. JĠŽtais seule ˆ une table au rŽfectoire ; on ne mĠy servait pas, jĠŽtais obligŽe dĠaller dans la cuisine demander ma portion. La premire fois la sÏur cuisinire me cria : NĠentrez pas, Žloignez-vousÉ Je lui obŽis. Que voulez-vous ? Ñ Ë manger. Ñ Ë manger ! vous nĠtes pas digne de vivreÉ Quelquefois je mĠen retournais et je passais la journŽe sans rien prendre. Quelquefois jĠinsistais, et lĠon me mettait sur le seuil des mets quĠon aurait eu honte de prŽsenter ˆ des animaux ; je les ramassais en pleurant et je mĠen allais. Arrivais-je quelquefois ˆ la porte du chÏur la dernire ? Je la trouvais fermŽe ; je mĠy mettais ˆ genoux, et lˆ jĠattendais la fin de lĠoffice ; si cĠŽtait au jardin, je mĠen retournais dans ma cellule. Cependant mes forces sĠaffaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualitŽ de celle que je prenais, et plus encore par la peine que jĠavais ˆ supporter tant de marques rŽitŽrŽes dĠinhumanitŽ, je sentis que si je persistais ˆ souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procs ; je me dŽterminai donc ˆ parler ˆ la supŽrieure. JĠŽtais ˆ moitiŽ morte de frayeur. JĠallai cependant frapper doucement ˆ sa porte, elle ouvrit. Ë ma vue, elle recula plusieurs pas en arrire en me criant : Apostate, Žloignez-vousÉ Je mĠŽloignai. Ñ Encore. Ñ Je mĠŽloignai encore. Ñ Que voulez-vous ? Ñ Puisque ni Dieu ni les hommes ne mĠont point condamnŽe ˆ mourir, je veux, madame, que vous ordonniez quĠon me fasse vivre. Ñ Vivre ? me dit-elle, en me rŽpŽtant le propos de la sÏur cuisinire, en tes-vous digne ? Ñ Il nĠy a que Dieu qui le sache, mais je vous prŽviens que si lĠon me refuse la nourriture, je serai forcŽe dĠen porter mes plaintes ˆ ceux qui mĠont acceptŽe sous leur protection. Je ne suis ici quĠen dŽp™t jusquĠˆ ce que mon sort et mon Žtat soient dŽcidŽs. Ñ Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards. JĠy pourvoiraiÉ Ñ Je mĠen allai et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je nĠen fus gure mieux soignŽe ; on se faisait un mŽrite de lui dŽsobŽir. On me jetait les mets les plus grossiers, encore les g‰tait-on avec de la cendre et toutes sortes dĠordures.

Voilˆ la vie que jĠai menŽe tant que mon procs a durŽ. Le parloir ne me fut pas tout ˆ fait interdit. On ne pouvait mĠ™ter la libertŽ de confŽrer avec mes juges ni avec mon avocat, encore celui-ci fut-il obligŽ dĠemployer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une sÏur mĠaccompagnait ; elle se plaignait si je parlais bas, elle sĠimpatientait si je restais trop ; elle mĠinterrompait, me dŽmentait, me contredisait, rŽpŽtait ˆ la supŽrieure mes discours, les altŽrait, les empoisonnait, mĠen supposait mme que je nĠavais pas tenus, que sais-je ? On en vint jusquĠˆ me voler, me dŽpouiller, mĠ™ter mes chaises, mes couvertures et mes matelas ; on ne me donnait plus de linge blanc, mes vtements se dŽchiraient, jĠŽtais presque sans bas et sans souliers ; jĠavais peine ˆ obtenir de lĠeau, jĠai plusieurs fois ŽtŽ obligŽe dĠen aller chercher moi-mme au puits, ˆ ce puits dont je vous ai parlŽ ; on me cassa mes vaisseaux, alors jĠen Žtais rŽduite ˆ boire lĠeau que jĠavais tirŽe, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fentres, jĠŽtais obligŽe de fuir, ou de mĠexposer ˆ recevoir les immondices des cellules. Quelques sÏurs mĠont crachŽ au visage. JĠŽtais devenue dĠune malpropretŽ hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pouvais faire ˆ nos directeurs, la confession me fut interdite. Un jour de grande fte, cĠŽtait, je crois, le jour de lĠAscension, on embarrassa ma serrure, je ne pus aller ˆ la messe, et jĠaurais peut-tre manquŽ ˆ tous les autres offices sans la visite de M. Manouri ˆ qui lĠon dit dĠabord que lĠon ne savait pas ce que jĠŽtais devenue, quĠon ne me voyait plus et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant ˆ force de me tourmenter jĠabattis ma serrure et je me rendis ˆ la porte du chÏur que je trouvai fermŽe, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premires. JĠŽtais couchŽe ˆ terre, la tte et le dos appuyŽs contre un des murs, les bras croisŽs sur la poitrine, et le reste de mon corps Žtendu fermait le passage, lorsque lĠoffice finit et que les religieuses se prŽsentrent pour sortir. La premire sĠarrta tout court, les autres arrivrent ˆ sa suite ; la supŽrieure se douta de ce que cĠŽtait, et dit : Ç Marchez sur elle, ce nĠest quĠun cadavre. È Quelques-unes obŽirent et me foulrent aux pieds, dĠautres furent moins inhumaines, mais aucune nĠosa me tendre la main pour me relever. Tandis que jĠŽtais absente on enleva de ma cellule mon prie-Dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix, et il ne me resta que celui que je portais ˆ mon rosaire, quĠon ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nŽcessaires, forcŽe de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusŽe le matin de troubler le repos de la maison, dĠerrer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fentres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait ˆ lĠŽtage au-dessus, descendait lĠŽtage au-dessous, et celles qui nĠŽtaient pas du complot disaient quĠil se passait dans ma chambre des choses Žtranges, quĠelles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de cha”nes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits, quĠil fallait que jĠeusse fait un pacte, et quĠil faudrait incessamment dŽserter de mon corridor. Il y a dans les communautŽs des ttes faibles, cĠest mme le grand nombre ; celles-lˆ croyaient ce quĠon leur disait, nĠosaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublŽe avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix ˆ ma rencontre et sĠenfuyaient en criant : Satan ! Žloignez-vous de moi ; mon Dieu, venez ˆ mon secoursÉ Une des plus jeunes Žtait au fond du corridor, jĠallais ˆ elle, et il nĠy avait pas moyen de mĠŽviter. La frayeur la plus terrible la prit ; dĠabord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant dĠune voix tremblante : Mon Dieu ! mon Dieu ! JŽsus ! Marie ! JŽsus ! Marie !É Cependant jĠavanais ; quand elle me sentit prs dĠelle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir ; sĠŽlance de mon c™tŽ ; se prŽcipite avec violence entre mes bras, et sĠŽcrie : Ë moi ; ˆ moi. MisŽricorde ! je suis perdue ! SÏur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal, sÏur Sainte-Suzanne, ayez pitiŽ de moiÉ et en disant ces mots la voilˆ qui tombe renversŽe ˆ moitiŽ morte sur le carreau. On accourt ˆ ses cris, on lĠemporte, et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie. On en fit lĠhistoire la plus criminelle ; on dit que le dŽmon de lĠimpuretŽ sĠŽtait emparŽ de moi, on me supposa des desseins, des actions que je nĠose nommer et des dŽsirs bizarres auxquels on attribua le dŽsordre Žvident dans lequel la jeune religieuse sĠŽtait trouvŽe. En vŽritŽ, je ne suis pas un homme et je ne sais ce quĠon peut imaginer dĠune femme et dĠune autre femme, et moins encore dĠune femme seule ; cependant comme mon lit Žtait sans rideaux et quĠon entrait dans ma chambre ˆ toute heure, que vous dirai-je, Monsieur, il faut quĠavec toute leur retenue extŽrieure, la modestie de leurs regards, la chastetŽ de leur expression, ces femmes aient le cÏur bien corrompu, elles savent du moins quĠon commet seule des actions dŽshonntes, et moi je ne le sais pas ; aussi nĠai-je jamais bien compris ce dont elles mĠaccusaient, et elles sĠexprimaient en des termes si obscurs, que je nĠai jamais su ce quĠil y avait ˆ leur rŽpondre. Je ne finirais point, si je voulais suivre ce dŽtail de persŽcutions. Ah ! Monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur prŽparez si vous souffrez quĠils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus dŽcidŽe. QuĠon est injuste dans le monde, on permet ˆ un enfant de disposer de sa libertŽ ˆ un ‰ge o il ne lui est pas permis de disposer dĠun Žcu. Tuez plut™t votre fille que de lĠemprisonner dans un clo”tre malgrŽ elle, oui, tuez-la. Combien jĠai dŽsirŽ de fois dĠavoir ŽtŽ ŽtouffŽe par ma mre en naissant ! Elle ežt ŽtŽ moins cruelle. Croirez-vous bien quĠon mĠ™ta mon brŽviaire et quĠon me dŽfendit de prier Dieu ? Vous pensez bien que je nĠobŽis pas ; hŽlas ! cĠŽtait mon unique consolation. Je levais mes mains vers le Ciel, je poussais des cris, et jĠosais espŽrer quĠils Žtaient entendus du seul ĉtre qui voyait toute ma misre. On Žcoutait ˆ ma porte, et un jour que je mĠadressais ˆ lui dans lĠaccablement de mon cÏur et que je lĠappelais ˆ mon aide, on me dit : Vous appelez Dieu en vain, il nĠy a plus de Dieu pour vous ; mourez dŽsespŽrŽe et soyez damnŽeÉ DĠautres ajoutrent : Amen sur lĠapostate, Amen sur elle.

Mais voici un trait qui vous para”tra bien plus Žtrange quĠaucun autre. Je ne sais si cĠest mŽchancetŽ ou illusion, cĠest que quoique je ne fisse rien qui marqu‰t un esprit dŽrangŽ, ˆ plus forte raison un esprit obsŽdŽ de lĠesprit infernal, elles dŽlibŽrrent entre elles sĠil ne fallait pas mĠexorciser, et il fut conclu ˆ la pluralitŽ des voix que jĠavais renoncŽ ˆ mon chrme et ˆ mon baptme, que le dŽmon rŽsidait en moi et quĠil mĠŽloignait des offices divins. Une autre ajouta quĠˆ certaines prires je grinais les dents et que je frŽmissais dans lĠŽglise ; quĠˆ lĠŽlŽvation du Saint-Sacrement je me tordais les bras ; une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (quĠon mĠavait volŽ) ; que je profŽrais des blasphmes que je nĠose vous rŽpŽter ; toutes, quĠil se passait en moi quelque chose qui nĠŽtait pas naturel, et quĠil fallait en donner avis au grand vicaire ; ce qui fut fait.

Ce grand vicaire Žtait un M. HŽbert, homme dĠ‰ge et dĠexpŽrience, brusque, mais juste, mais ŽclairŽ. On lui fit le dŽtail du dŽsordre de la maison, et il est sžr quĠil Žtait grand, et que si jĠen Žtais la cause, cĠŽtait une cause bien innocente. Vous vous doutez bien quĠon nĠomit pas dans le mŽmoire qui lui fut envoyŽ mes courses de nuit, mes absences du chÏur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que lĠune avait vu, ce quĠune autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphmes, les actions obscnes quĠon mĠimputait ; pour lĠaventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce quĠon voulut. Les accusations Žtaient si fortes et si multipliŽes, quĠavec tout son bon sens M. HŽbert ne put sĠempcher dĠy donner en partie et de croire quĠil y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante pour sĠen instruire par lui-mme. Il fit annoncer sa visite et vint en effet accompagnŽ de deux jeunes ecclŽsiastiques quĠon avait attachŽs ˆ sa personne et qui le soulageaient dans ses pŽnibles fonctions.

Quelques jours auparavant, la nuit, jĠentendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, jĠattendis quĠon me parl‰t, et lĠon mĠappelait dĠune voix basse et tremblante : SÏur Sainte-Suzanne, dormez-vous ? Ñ Non, je ne dors pas. Qui est-ce ? Ñ CĠest moi. Ñ Qui vous ? Ñ Votre amie qui se meurt de peur et qui sĠexpose ˆ se perdre pour vous donner un conseil peut-tre inutile. ƒcoutez : il y a demain ou aprs visite du grand vicaire ; vous serez accusŽe, prŽparez-vous ˆ vous dŽfendre. Adieu, ayez du courage et que le Seigneur soit avec vousÉ Ñ Cela dit, elle sĠŽloigna avec la lŽgretŽ dĠune ombre. Vous voyez, il y a partout, mme dans les maisons religieuses, quelques ‰mes compatissantes que rien nĠendurcit.

Cependant mon procs se suivait avec chaleur. Une foule de personnes de tout Žtat, de tout sexe, de toutes conditions que je ne connaissais pas sĠintŽressrent ˆ mon sort et sollicitrent pour moi. Vous fžtes de ce nombre, et peut-tre lĠhistoire de mon procs vous est-elle mieux connue quĠˆ moi, car sur la fin je ne pouvais confŽrer avec M. Manouri, on lui dit que jĠŽtais malade. Il se douta quĠon le trompait, il trembla quĠon ne mĠežt jetŽe dans le cachot ; il sĠadressa ˆ lĠarchevchŽ o lĠon ne daigna pas lĠŽcouter, on y Žtait prŽvenu que jĠŽtais folle ou peut-tre quelque chose de pis. Il se retourna du c™tŽ des juges, il insista sur lĠexŽcution de lĠordre signifiŽ ˆ la supŽrieure de me reprŽsenter morte ou vive quand elle en serait sommŽe. Les juges sŽculiers entreprirent les juges ecclŽsiastiques ; ceux-ci sentirent les consŽquences que cet incident pouvait avoir, si on nĠallait au-devant, et ce fut lˆ ce qui accŽlŽra apparemment la visite du grand vicaire, car ces messieurs fatiguŽs des tracasseries Žternelles de couvent, ne se pressent pas communŽment de sĠen mler ; ils savent par expŽrience que leur autoritŽ est toujours ŽludŽe et compromise.

Je profitai de lĠavis de mon amie pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon ‰me et prŽparer ma dŽfense. Je ne demandais au ciel que le bonheur dĠtre interrogŽe et entendue sans partialitŽ. Je lĠobtins, mais vous allez apprendre ˆ quel prix.

SĠil Žtait de mon intŽrt de para”tre devant mon juge innocente et sage, il nĠimportait pas moins ˆ ma supŽrieure quĠon me v”t mŽchante, obsŽdŽe du dŽmon, coupable et folle. Aussi tandis que je redoublais de ferveur et de prires, on redoubla de mŽchancetŽs : on ne me donna dĠaliments que ce quĠil en fallait pour mĠempcher de mourir de faim, on mĠexcŽda de mortifications, on multiplia autour de moi les Žpouvantes ; on mĠ™ta tout ˆ fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la santŽ et troubler lĠesprit, on le mit en Ïuvre : ce fut un raffinement de cruautŽ dont vous nĠavez pas dĠidŽe. Jugez du reste par ce trait. Un jour que je sortais de ma cellule pour aller ˆ lĠŽglise ou ailleurs, je vis une pincette ˆ terre en travers dans le corridor ; je me baissai pour la ramasser et la placer de manire que celle qui lĠavait ŽgarŽe la retrouv‰t facilement. La lumire mĠempcha de voir quĠelle Žtait presque rouge ; je la saisis, mais en la laissant retomber elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dŽpouillŽe. On exposait la nuit dans les endroits o je devais passer des obstacles ou ˆ mes pieds ou ˆ la hauteur de ma tte ; je me suis blessŽe cent fois, je ne sais comment je ne me suis pas tuŽe. Je nĠavais pas de quoi mĠŽclairer, et jĠŽtais obligŽe dĠaller en tremblant les mains devant moi. On semait des verres cassŽs sous mes pieds. JĠŽtais bien rŽsolue de dire tout cela, et je me tins parole ˆ peu prs. Je trouvais la porte des commoditŽs fermŽe, et jĠŽtais obligŽe de descendre plusieurs Žtages et de courir au fond du jardin, quand la porte en Žtait ouverte. Quand elle ne lĠŽtait pasÉ Ah ! Monsieur, les mŽchantes crŽatures que des femmes recluses qui sont bien sžres de seconder la haine de leur supŽrieure et qui croient servir Dieu en vous dŽsespŽrant ! Il Žtait temps que lĠarchidiacre arriv‰t, il Žtait temps que mon procs fin”t.

Voici le moment le plus terrible de ma vie, car songez bien, Monsieur, que jĠignorais absolument sous quelles couleurs on mĠavait peinte aux yeux de cet ecclŽsiastique, et quĠil venait avec la curiositŽ de voir une fille possŽdŽe ou qui le contrefaisait. On crut quĠil nĠy avait quĠune forte terreur qui pžt me montrer dans cet Žtat, et voici comment on sĠy prit pour me la donner.

Le jour de sa visite, ds le grand matin, la supŽrieure entra dans ma cellule, elle Žtait accompagnŽe de trois sÏurs ; lĠune portait un bŽnitier, lĠautre un crucifix, une troisime des cordes. La supŽrieure me dit avec une voix forte et menaante : Levez-vous. Mettez-vous ˆ genoux et recommandez votre ‰me ˆ Dieu. Ñ Madame, lui dis-je, avant que de vous obŽir pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez dŽcidŽ de moi, et ce quĠil faut que je demande ˆ Dieu ? Une sueur froide se rŽpandit sur tout mon corps : je tremblais, je sentais mes genoux plier ; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes. Elles Žtaient debout, sur une mme ligne, le visage sombre, les lvres serrŽes et les yeux fermŽs. La frayeur avait sŽparŽ chaque mot de la question que jĠavais faite, je crus au silence quĠon gardait que je nĠavais pas ŽtŽ entendue. Je recommenai les derniers mots de cette question, car je nĠeus pas la force de la rŽpŽter tout entire, je dis donc avec une voix faible et qui sĠŽteignait : Ç Quelle gr‰ce faut-il que je demande ˆ Dieu ? È Ñ On me rŽpondit : Demandez-lui pardon des pŽchŽs de toute votre vie, parlez-lui comme si vous Žtiez au moment de compara”tre devant luiÉ Ñ Ë ces mots je crus quĠelles avaient tenu conseil et quĠelles avaient rŽsolu de se dŽfaire de moi. JĠavais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux quĠils jugeaient, quĠils condamnaient et quĠils suppliciaient ; je ne croyais pas quĠon ežt jamais exercŽ cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes ; mais il y avait tant dĠautres choses que je nĠavais pas devinŽes et qui sĠy passaient ! Ë cette idŽe de mort prochaine, je voulus crier, mais ma bouche Žtait ouverte et il nĠen sortait aucun son. JĠavanais vers la supŽrieure des bras suppliants et mon corps dŽfaillant se renversait en arrire. Je tombai, mais ma chute ne fut pas dure ; dans ces moments de transe o la force abandonne insensiblement, les membres se dŽrobent, sĠaffaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres, et la nature ne pouvant se soutenir, semble chercher ˆ dŽfaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment ; jĠentendais seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines ; soit quĠelles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet Žtat, mais jĠen fus tirŽe par une fra”cheur subite qui me causa une convulsion lŽgre et qui mĠarracha un profond soupir. JĠŽtais traversŽe dĠeau, elle coulait de mes vtements ˆ terre, cĠŽtait celle dĠun grand bŽnitier quĠon mĠavait rŽpandu sur le corps. JĠŽtais couchŽe sur le c™tŽ, Žtendue dans cette eau, la tte appuyŽe contre le mur, la bouche entrouverte et les yeux ˆ demi morts et fermŽs. Je cherchai ˆ les ouvrir et ˆ regarder, mais il me sembla que jĠŽtais enveloppŽe dĠun air Žpais ˆ travers lequel je nĠentrevoyais que des vtements flottants auxquels je cherchais ˆ mĠattacher sans le pouvoir ; je faisais effort du bras sur lequel je nĠŽtais pas soutenue, je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant. Mon extrme faiblesse diminua peu ˆ peu ; je me soulevai, je mĠappuyai le dos contre le mur ; jĠavais les deux mains dans lĠeau, la tte penchŽe sur la poitrine, et je poussais une plainte inarticulŽe, entrecoupŽe et pŽnible. Ces femmes me regardaient dĠun air qui marquait la nŽcessitŽ, lĠinflexibilitŽ et qui mĠ™tait le courage de les implorer. La supŽrieure dit : QuĠon la mette deboutÉ On me prit sous les bras et on me releva. Elle ajouta : PuisquĠelle ne veut pas se recommander ˆ Dieu, tant pis pour elle. Vous savez ce que vous avez ˆ faire, achevezÉ Je crus que ces cordes quĠon avait apportŽes Žtaient destinŽes ˆ mĠŽtrangler ; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix ˆ baiser, on me le refusa ; je demandai les cordes ˆ baiser, on me les prŽsenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la supŽrieure et je le baisai. Je dis : Mon Dieu, ayez pitiŽ de moi, mon Dieu, ayez pitiŽ de moi. Chres sÏurs, t‰chez de ne me pas faire souffrirÉ et je prŽsentai mon cou. Je ne saurais vous dire ce que je devins ni ce quĠon me fit. Il est sžr que ceux quĠon mne au supplice, et je mĠy croyais, sont morts avant que dĠtre exŽcutŽs. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras liŽs derrire le dos, assise, avec un grand Christ de fer sur mes genouxÉ Monsieur le marquis, je vois dĠici tout le mal que je vous cause, mais vous avez voulu savoir si je mŽritais un peu la compassion que jĠattends de vous.

Ce fut alors que je sentis la supŽrioritŽ de la religion chrŽtienne sur toutes les religions du monde ; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que lĠaveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans lĠŽtat o jĠŽtais de quoi mĠaurait servi lĠimage dĠun lŽgislateur heureux et comblŽ de gloire ? Je voyais lĠinnocent le flanc percŽ, le front couronnŽ dĠŽpines, les mains et les pieds percŽs de clous et expirant dans les souffrances, et je me disais : Voilˆ mon Dieu, et jĠose me plaindre !É Je mĠattachai ˆ cette idŽe et je sentis la consolation rena”tre dans mon cÏur. Je connus la vanitŽ de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre avant que dĠavoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes annŽes, je trouvais que jĠavais ˆ peine vingt ans, et je soupirais ; jĠŽtais trop affaiblie, trop abattue pour que mon esprit pžt sĠŽlever au-dessus des terreurs de la mort ; en pleine santŽ, je crois que jĠaurais pu me rŽsoudre avec plus de courage.

Cependant la supŽrieure et ses satellites revinrent. Elles me trouvrent plus de prŽsence dĠesprit quĠelles ne sĠy attendaient et quĠelles ne mĠen auraient voulu. Elles me levrent debout, on mĠattacha mon voile sur le visage ; deux me prirent sous les bras, une troisime me poussait par-derrire, et la supŽrieure mĠordonnait de marcher. JĠallai sans savoir o jĠallais, mais croyant aller au supplice, et je disais : Mon Dieu, ayez pitiŽ de moi, mon Dieu, ne mĠabandonnez pas, mon Dieu, pardonnez-moi si je vous ai offensŽ.

JĠarrivai dans lĠŽglise. Le grand vicaire y avait cŽlŽbrŽ la messe. La communautŽ y Žtait assemblŽe. JĠoubliais de vous dire que quand je fus ˆ la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et mĠentra”naient les unes par les bras tandis que dĠautres me retenaient par-derrire, comme si jĠavais rŽsistŽ et que jĠeusse rŽpugnŽ ˆ entrer dans lĠŽglise, cependant il nĠen Žtait rien. On me conduisit vers les marches de lĠautel ; jĠavais peine ˆ me tenir debout, et lĠon me tirait ˆ genoux comme si je refusais de mĠy mettre ; on me tenait comme si jĠavais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni Creator, on exposa le Saint-Sacrement, on donna la bŽnŽdiction ; au moment de la bŽnŽdiction o lĠon sĠincline par vŽnŽration, celles qui mĠavaient saisie par les bras me courbrent comme de force, et les autres mĠappuyaient les mains sur les Žpaules. Je sentais tous ces diffŽrents mouvements, mais il mĠŽtait impossible dĠen deviner la fin. Enfin tout sĠŽclaircit.

Aprs la bŽnŽdiction le grand vicaire se dŽpouilla de sa chasuble, se revtit seulement de son aube et de son Žtole, et sĠavana vers les marches de lĠautel o jĠŽtais ˆ genoux ; il Žtait entre les deux ecclŽsiastiques, le dos tournŽ ˆ lĠautel sur lequel le Saint-Sacrement Žtait exposŽ, et le visage de mon c™tŽ. Il sĠapprocha de moi et me dit : SÏur Suzanne, levez-vousÉ Les sÏurs qui me tenaient me levrent brusquement, dĠautres mĠentouraient et me tenaient embrassŽe par le milieu du corps comme si elles eussent craint que je ne mĠŽchappasse. Il ajouta : QuĠon la dŽlieÉ On ne lui obŽissait pas, on feignait de voir de lĠinconvŽnient ou mme du pŽril ˆ me laisser libre ; mais je vous ai dit que cet homme Žtait brusque, il rŽpŽta dĠune voix ferme et dure : QuĠon la dŽlieÉ On obŽit. Ë peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aigu‘ qui le fit p‰lir, et les religieuses hypocrites qui mĠapprochaient sĠŽcartrent comme effrayŽes. Il se remit, les sÏurs revinrent comme en tremblant, je demeurais immobile, et il me dit : QuĠavez-vous ?É Je ne lui rŽpondis quĠen lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me les avait garrottŽs mĠŽtait entrŽe presque entirement dans les chairs, et ils Žtaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui sĠŽtait extravasŽ. Il conut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit : QuĠon lui lve son voileÉ On lĠavait cousu en diffŽrents endroits sans que je mĠen aperusse, et lĠon apporta encore bien de lĠembarras et de la violence ˆ une chose qui nĠen exigeait que parce quĠon y avait pourvu ; il fallait que ce prtre me v”t obsŽdŽe, possŽdŽe ou folle ; cependant ˆ force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se dŽchirrent en dĠautres, et lĠon me vit. JĠai la figure intŽressante, la profonde douleur lĠavait altŽrŽe, mais ne lui avait rien ™tŽ de son caractre ; jĠai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est celle de la vŽritŽ. Ces qualitŽs rŽunies firent une forte impression de pitiŽ sur les jeunes acolytes de lĠarchidiacre ; pour lui, il ignorait ces sentiments, il Žtait juste, mais peu sensible ; il Žtait du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nŽs pour pratiquer la vertu sans en Žprouver la douceur, ils font le bien par esprit dĠordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son Žtole et me la posant sur la tte, il me dit : SÏur Suzanne, croyez-vous en Dieu pre, fils et Saint-Esprit ? Je rŽpondis : JĠy crois. Ñ Croyez-vous en notre mre Sainte ƒglise ? Ñ JĠy crois. Ñ Renoncez-vous ˆ Satan et ˆ ses Ïuvres ?É Au lieu de rŽpondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son Žtole se sŽpara de ma tte. Il se troubla, ses compagnons p‰lirent ; entre les sÏurs, les unes sĠenfuirent, et les autres qui Žtaient dans leurs stalles les quittrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe quĠon se rapais‰t. Cependant il me regardait, il sĠattendait ˆ quelque chose dĠextraordinaire. Je le rassurai en lui disant : Monsieur, ce nĠest rien, cĠest une de ces religieuses qui mĠa piquŽe vivement avec quelque chose de pointuÉ et levant les yeux et les mains au Ciel, jĠajoutai en versant un torrent de larmes : CĠest quĠon mĠa blessŽe au moment o vous me demandiez si je renonais ˆ Satan et ˆ ses pompes, et je vois bien pourquoi. Toutes protestrent par la bouche de la supŽrieure quĠon ne mĠavait pas touchŽe. LĠarchidiacre me remit le bas de son Žtole sur la tte ; les religieuses allaient se rapprocher, mais il leur fit signe de sĠŽloigner, et il me redemanda si je renonais ˆ Satan et ˆ ses Ïuvres, et je lui rŽpondis fermement, jĠy renonce, jĠy renonceÉ Il se fit apporter un Christ et me le prŽsenta ˆ baiser, et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du c™tŽ. Il mĠordonna de lĠadorer ˆ voix haute ; je le posai ˆ terre, et je dis ˆ genoux : Mon Dieu, mon Sauveur, vous qui tes mort sur la croix pour mes pŽchŽs et pour tous ceux du genre humain, je vous adore ; appliquez-moi les mŽrites des tourments que vous avez soufferts, faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez rŽpandu, et que je sois purifiŽe. Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne ˆ tous mes ennemisÉ Il me dit ensuite : Faites un acte de foiÉ et je le fis. Faites un acte dĠamourÉ et je le fis. Faites un acte dĠespŽranceÉ et je le fis. Faites un acte de charitŽÉ et je le fis. Je ne me souviens point en quels termes ils Žtaient conus, mais je pense quĠapparemment ils Žtaient pathŽtiques, car jĠarrachai des sanglots de quelques religieuses, que les deux jeunes ecclŽsiastiques en versrent des larmes, et que lĠarchidiacre ŽtonnŽ me demanda dĠo jĠavais tirŽ les prires que je venais de rŽciter. Je lui dis : Du fond de mon cÏur, ce sont mes pensŽes et mes sentiments. JĠen atteste Dieu qui nous Žcoute partout et qui est prŽsent sur cet autel. Je suis chrŽtienne, je suis innocente ; si jĠai fait quelques fautes, Dieu seul les conna”t, et il nĠy a que lui qui soit en droit de mĠen demander compte et de les punirÉ Ë ces mots il jeta un regard terrible sur la supŽrieure.

Le reste de cette cŽrŽmonie o la majestŽ de Dieu venait dĠtre insultŽe, les choses les plus saintes profanŽes et le ministre de lĠƒglise bafouŽ, sĠacheva et les religieuses se retirrent, exceptŽ la supŽrieure et moi et les jeunes ecclŽsiastiques. LĠarchidiacre sĠassit, et tirant le mŽmoire quĠon lui avait prŽsentŽ contre moi, il le lut ˆ haute voix et mĠinterrogea sur les articles quĠil contenait. Ñ Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point ? Ñ CĠest quĠon mĠen empche. Ñ Pourquoi nĠapprochez-vous point des sacrements ? Ñ CĠest quĠon mĠen empche. Ñ Pourquoi nĠassistez-vous ni ˆ la messe ni aux offices divins ? Ñ CĠest quĠon mĠen empcheÉ Ñ La supŽrieure voulut prendre la parole, mais il lui dit avec son ton : Madame, taisez-vousÉ Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule ? Ñ CĠest quĠon mĠa privŽe dĠeau, de pot ˆ lĠeau et de tous les vaisseaux nŽcessaires aux besoins de la nature. Ñ Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule ? Ñ CĠest quĠon sĠoccupe ˆ mĠ™ter le reposÉ Ñ La supŽrieure voulut encore parler ; il lui dit pour la seconde fois : Madame, je vous ai dŽjˆ dit de vous taire ; vous rŽpondrez quand je vous interrogeraiÉ QuĠest-ce quĠune jeune religieuse quĠon a arrachŽe de vos mains et quĠon a trouvŽe renversŽe ˆ terre dans le corridor ? Ñ CĠest la suite de lĠhorreur quĠon lui avait inspirŽe de moi. Ñ Est-elle votre amie ? Ñ Non, monsieur. Ñ NĠtes-vous jamais entrŽe dans sa cellule ? Ñ Jamais. Ñ Ne lui avez-vous jamais rien fait dĠindŽcent soit ˆ elle, soit ˆ dĠautres ? Ñ Jamais. Ñ Pourquoi vous a-t-on liŽe ? Ñ Je lĠignore. Ñ Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas ? Ñ CĠest que jĠen ai brisŽ la serrure. Ñ Pourquoi lĠavez-vous brisŽe ? Ñ Pour ouvrir la porte et assister ˆ lĠoffice le jour de lĠAscension. Ñ Vous vous tes donc montrŽe ˆ lĠŽglise ce jour-lˆ ? Ñ Oui, MonsieurÉ La supŽrieure dit : Monsieur, cela nĠest pas vrai, toute la communautŽÉ Je lĠinterrompis : Assurera que la porte du chÏur Žtait fermŽe, quĠelles mĠont trouvŽe prosternŽe ˆ cette porte, et que vous leur avez ordonnŽ de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait, mais je leur pardonne et ˆ vous, Madame, de lĠavoir ordonnŽ. Je ne suis pas venue pour accuser, mais pour me dŽfendre. Ñ Pourquoi nĠavez-vous ni rosaire, ni crucifix ? Ñ CĠest quĠon me les a ™tŽs. Ñ O est votre brŽviaire ? Ñ On me lĠa ™tŽ. Ñ Comment priez-vous donc ? Ñ Je fais ma prire de cÏur et dĠesprit, quoiquĠon mĠait dŽfendu de prier. Ñ Qui est-ce qui vous a fait cette dŽfense ? Ñ MadameÉ Ñ La supŽrieure allait encore parler. Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez dŽfendu de prier ? Dites oui ou non. Ñ Je croyais et jĠavais raison de croireÉ Ñ Il ne sĠagit pas de cela. Lui avez-vous dŽfendu de prier, oui ou non ? Ñ Je lui ai dŽfendu, maisÉ Ñ Elle allait continuer ; maisÉ reprit lĠarchidiacre, mais sÏur Suzanne, pourquoi tes-vous nu-pieds ? Ñ CĠest quĠon ne me fournit ni bas ni souliers. Ñ Pourquoi votre linge et vos vtements sont-ils dans cet Žtat de vŽtustŽ et de malpropretŽ ? Ñ CĠest quĠil y a plus de trois mois quĠon me refuse du linge et que je suis forcŽe de coucher avec mes vtements. Ñ Pourquoi couchez-vous avec vos vtements ? Ñ CĠest que je nĠai ni rideaux, ni matelas, ni couverture, ni draps, ni linge de nuit. Ñ Pourquoi nĠen avez-vous point ? Ñ CĠest quĠon me les a ™tŽs. Ñ ĉtes-vous nourrie ? Ñ Je demande ˆ lĠtre. Ñ Vous ne lĠtes donc pas ? Ñ Je me tus, et il ajouta : Il est incroyable quĠon en ait usŽ avec vous si sŽvrement sans que vous ayez commis quelque faute qui lĠait mŽritŽ. Ñ Ma faute est de nĠtre point appelŽe ˆ lĠŽtat religieux et de revenir contre des vÏux que je nĠai pas faits librement. Ñ CĠest aux lois ˆ dŽcider cette affaire, et de quelque manire quĠelles prononcent, il faut en attendant que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse. Ñ Personne, Monsieur, nĠy est plus exacte que moi. Ñ Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes. Ñ CĠest tout ce que je demande. Ñ NĠavez-vous ˆ vous plaindre de personne ? Ñ Non, Monsieur, je vous lĠai dit, je ne suis point venue pour accuser, mais pour me dŽfendre. Ñ Allez. Ñ Monsieur, o faut-il que jĠaille ? Ñ Dans votre celluleÉ Ñ Je fis quelques pas, puis je revins et je me prosternai aux pieds de la supŽrieure et de lĠarchidiacre. Ñ Eh bien, me dit-il, quĠest-ce quĠil y a ? Ñ Je lui dis en lui montrant ma tte meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantŽs, mes bras livides et sans chair, mon vtement sale et dŽchirŽ : Vous voyez !É Ñ Je vous entends vous, Monsieur le marquis et la plupart de ceux qui liront ces mŽmoires, Ç des horreurs si multipliŽes, si variŽes, si continues ! Une suite dĠatrocitŽs si recherchŽes dans des ‰mes religieuses ! Cela nĠest pas vraisemblable È, diront-ils, dites-vous ; et jĠen conviens ; mais cela est vrai. Et puisse le Ciel que jĠatteste me juger dans toute sa rigueur, et me condamner aux feux Žternels, si jĠai permis ˆ la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus lŽgre. Quoique jĠaie longtemps ŽprouvŽ combien lĠaversion dĠune supŽrieure Žtait un violent aiguillon ˆ la perversitŽ naturelle, surtout lorsque celle-ci pouvait se faire un mŽrite, sĠapplaudir, et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne mĠempchera point dĠtre juste. Plus jĠy rŽflŽchis, plus je me persuade que ce qui mĠarrive nĠŽtait point encore arrivŽ, et nĠarriverait peut-tre jamais. Une fois (et plžt ˆ Dieu que ce soit la premire et la dernire !) il plut ˆ la Providence dont les voies nous sont inconnues de rassembler sur une seule infortunŽe, toute la masse de cruautŽs, rŽparties dans ses impŽnŽtrables dŽcrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui lĠavaient prŽcŽdŽe dans un clo”tre et qui devaient lui succŽder. JĠai souffert. JĠai beaucoup souffert, mais le sort de mes persŽcutrices me para”t et mĠa toujours paru plus ˆ plaindre que le mien. JĠaimerais mieux, jĠaurais mieux aimŽ mourir que de quitter mon r™le, ˆ la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je lĠespre de vos bontŽs. La mŽmoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusquĠˆ lĠheure dernire. Elles sĠaccusent dŽjˆ, nĠen doutez pas. Elles sĠaccuseront toute leur vie, et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, Monsieur le marquis, ma situation prŽsente est dŽplorable, la vie mĠest ˆ charge ; je suis une femme, jĠai lĠesprit faible comme celles de mon sexe ; Dieu peut mĠabandonner, je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que jĠai supportŽ. Monsieur le marquis, craignez quĠun fatal moment ne revienne ; quand vous useriez vos yeux ˆ pleurer sur ma destinŽe ; quand vous seriez dŽchirŽ de remords, je ne sortirais pas pour cela de lĠab”me o je serais tombŽe, il se fermerait ˆ jamais sur une dŽsespŽrŽeÉ

Allez, me dit lĠarchidiacre. Un des ecclŽsiastiques me donna la main pour me relever, et lĠarchidiacre ajouta : Je vous ai interrogŽe, je vais interroger votre supŽrieure, et je ne sortirai point dĠici que lĠordre nĠy soit rŽtabli. Ñ Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes ; toutes les religieuses Žtaient sur le seuil de leurs cellules, elles se parlaient dĠun c™tŽ du corridor ˆ lĠautre ; aussit™t que je parus elles se retirrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes aprs les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule, je me mis ˆ genoux contre le mur et je priai Dieu dĠavoir Žgard ˆ la modŽration avec laquelle jĠavais parlŽ ˆ lĠarchidiacre, et de lui faire conna”tre mon innocence et la vŽritŽ.

Je priais, lorsque lĠarchidiacre, ses deux compagnons et la supŽrieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que jĠŽtais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-Dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couverture, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui ferm‰t, presque sans vitre entire ˆ mes fentres. Je me levai, et lĠarchidiacre sĠarrtant tout court et tournant des yeux dĠindignation sur la supŽrieure, lui dit : Eh bien, Madame ? Ñ Elle rŽpondit : Je lĠignorais. Ñ Vous lĠignoriez ! Vous mentez. Avez-vous passŽ un jour sans entrer ici, et nĠen descendiez-vous pas quand vous tes venue ? SÏur Suzanne, parlez, Madame nĠest-elle pas entrŽe ici dĠaujour-dĠhui ? É Je ne rŽpondis rien. Il nĠinsista pas, mais les jeunes ecclŽsiastiques laissant tomber leurs bras, la tte baissŽe et les yeux comme fixŽs en terre, dŽcelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous, et jĠentendis lĠarchidiacre qui disait ˆ la supŽrieure dans le corridor : Vous tes indigne de vos fonctions, vous mŽriteriez dĠtre dŽposŽe, jĠen porterai mes plaintes ˆ Monseigneur. Que tout ce dŽsordre soit rŽparŽ avant que je sois sortiÉ et continuant de marcher, et branlant sa tte, il ajoutait : Cela est horrible. Des chrŽtiennes ! des religieuses ! des crŽatures humaines ! Cela est horrible.

Depuis ce moment je nĠentendis plus parler de rien, mais jĠeus du linge, dĠautres vtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon brŽviaire, mes livres de piŽtŽ, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot tout ce qui me rŽtablissait dans lĠŽtat commun des religieuses ; la libertŽ du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.

Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mŽmoire qui fit peu de sensation. Il y avait trop dĠesprit, pas assez de pathŽtique, presque point de raisons. Il ne faut pas sĠen prendre tout ˆ fait ˆ cet habile avocat ; je ne voulais point absolument quĠil attaqu‰t la rŽputation de mes parents, je voulais quĠil mŽnage‰t lĠŽtat religieux et surtout la maison o jĠŽtais ; je ne voulais pas quĠil peign”t de couleurs trop odieuses mes beaux-frres et sÏurs. Je nĠavais en ma faveur quĠune premire protestation, solennelle ˆ la vŽritŽ, mais faite dans un autre couvent et nullement renouvelŽe depuis. Quand on donne des bornes si Žtroites ˆ ses dŽfenses et quĠon a ˆ faire ˆ des parties qui nĠen mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et lĠinjuste, qui avancent et nient avec la mme impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupons, ni de la mŽdisance, ni de la calomnie, il est difficile de lĠemporter, surtout ˆ des tribunaux o lĠhabitude et lĠennui des affaires ne permettent presque pas quĠon examine avec quelque scrupule les plus importantes, et o les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardŽes dĠun Ïil dŽfavorable par lĠhomme politique qui craint que sur le succs dĠune religieuse rŽclamant contre ses vÏux, une infinitŽ dĠautres ne soient engagŽes dans la mme dŽmarche. On sent secrtement que si lĠon souffrait que les portes de ces prisons sĠabattissent en faveur dĠune malheureuse, la foule sĠy porterait et chercherait ˆ les forcer ; on sĠoccupe ˆ nous dŽcourager et ˆ nous rŽsigner toutes ˆ notre sort par le dŽsespoir de le changer. Ç Il me semble pourtant que dans un ƒtat bien gouvernŽ ce devrait tre le contraire, entrer difficilement en religion et en sortir facilement ; et pourquoi ne pas ajouter ce cas ˆ tant dĠautres o le moindre dŽfaut de formalitŽs anŽantit une procŽdure mme juste dĠailleurs ? Les couvents sont-ils donc si essentiels ˆ la constitution dĠun ƒtat ? JŽsus-Christ, a-t-il instituŽ des moines et des religieuses ? LĠƒglise ne peut-elle absolument sĠen passer ? Quel besoin a lĠŽpoux de tant de vierges folles, et lĠespce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la nŽcessitŽ de rŽtrŽcir lĠouverture de ces gouffres o les races futures vont se perdre ? Toutes les prires de routine qui se font lˆ valent-elles une obole que la commisŽration donne au pauvre ? Dieu qui a crŽŽ lĠhomme sociable, approuve-t-il quĠil se renferme ? Dieu qui lĠa crŽŽ si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la tŽmŽritŽ de ses vÏux ? Ces vÏux qui heurtent la pente gŽnŽrale de la nature, peuvent-ils jamais tre bien observŽs que par quelques crŽatures mal organisŽes en qui les germes des passions sont flŽtris, et quĠon rangerait ˆ bon droit parmi les monstres, si nos lumires nous permettaient de conna”tre aussi facilement et aussi bien la structure intŽrieure de lĠhomme que sa forme extŽrieure ? Toutes ces cŽrŽmonies lugubres quĠon observe ˆ la prise dĠhabit et ˆ la profession quand on consacre un homme ou une femme ˆ la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire, ne se rŽveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et lĠoisivetŽ avec une violence inconnue aux gens du monde quĠune foule de distractions emportent ? O est-ce quĠon voit des ttes obsŽdŽes par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? O est-ce quĠon voit cet ennui profond, cette p‰leur, cette maigreur, tous ces sympt™mes de la nature qui languit et se consume ? O les nuits sont-elles troublŽes par des gŽmissements, les jours trempŽs de larmes versŽes sans cause et prŽcŽdŽes dĠune mŽlancolie quĠon ne sait ˆ quoi attribuer ? O est-ce que la nature rŽvoltŽe dĠune contrainte pour laquelle elle nĠest point faite, brise les obstacles quĠon lui oppose, devient furieuse, jette lĠŽconomie animale dans un dŽsordre auquel il nĠy a plus de remde ? En quel endroit le chagrin et lĠhumeur ont-ils anŽanti toutes les qualitŽs sociales ? O est-ce quĠil nĠy a ni pre, ni mre, ni frre, ni sÏur, ni parents, ni amis ? O est-ce que lĠhomme ne se considŽrant que comme un tre dĠun instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde comme un voyageur les objets quĠil rencontre, sans attachement ? O est le sŽjour de la gne, du dŽgožt et des vapeurs ? O est le lieu de la servitude et du despotisme ? O sont les haines qui ne sĠŽteignent point ? O sont les passions couvŽes dans le silence ? O est le sŽjour de la cruautŽ et de la curiositŽ ? On ne sait pas lĠhistoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. È Il ajoutait dans un autre endroit, Ç faire vÏu de pauvretŽ, cĠest sĠengager par serment ˆ tre paresseux et voleur. Faire vÏu de chastetŽ, cĠest promettre ˆ Dieu lĠinfraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois. Faire vÏu dĠobŽissance, cĠest renoncer ˆ la prŽrogative inaliŽnable de lĠhomme, la libertŽ. Si lĠon observe ces vÏux, on est criminel ; si on ne les observe pas on est parjure. La vie claustrale est dĠun fanatique ou dĠun hypocrite È.

Une fille demanda ˆ ses parents la permission dĠentrer parmi nous, son pre lui dit quĠil y consentait, mais quĠil lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure ˆ la jeune personne pleine de ferveur, cependant il fallut sĠy soumettre. Sa vocation ne sĠŽtant point dŽmentie, elle retourna ˆ son pre et elle lui dit que les trois ans Žtaient ŽcoulŽs. Voilˆ qui est bien, mon enfant, lui rŽpondit-il ; je vous ai accordŽ trois ans pour vous Žprouver, jĠespre que vous voudrez bien mĠen accorder autant pour me rŽsoudreÉ Cela parut encore beaucoup plus dur ; il y eut des larmes de rŽpandues, mais le pre Žtait un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six annŽes elle entra, elle fit profession. CĠŽtait une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte ˆ tous ses devoirs, mais il arriva que les directeurs abusrent de sa franchise pour sĠinstruire au tribunal de la pŽnitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supŽrieures sĠen doutrent ; elle fut enfermŽe, privŽe des exercices de la religion, elle en devint folle ; et comment la tte rŽsisterait-elle aux persŽcutions de cinquante personnes qui sĠoccupent depuis le commencement du jour jusquĠˆ la fin ˆ vous tourmenter ? Auparavant, on avait tendu ˆ sa mre un pige qui marque bien lĠavarice des clo”tres. On inspira ˆ la mre de cette recluse le dŽsir dĠentrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille ; elle sĠadressa aux grands vicaires qui lui accordrent la permission quĠelle sollicitait. Elle entra, elle courut ˆ la cellule de son enfant, mais quel fut son Žtonnement de nĠy voir que les quatre murs tout nus ! On en avait tout enlevŽ ; on se doutait bien que cette mre tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet Žtat. En effet, elle la remeubla, la remit en vtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiositŽ lui cožtait trop cher pour lĠavoir une seconde fois, et que trois ou quatre visites par an comme celle-lˆ ruineraient ses frres et ses sÏurs. CĠest lˆ que lĠambition et le luxe se sacrifient une portion des familles pour faire ˆ celle qui reste un sort plus avantageux. CĠest la sentine o lĠon jette le rebut de la sociŽtŽ. Combien de mres comme la mienne expient un crime secret par un autre !É

M. Manouri publia un second mŽmoire qui fit un peu plus dĠeffet. On sollicita vivement. JĠoffris encore ˆ mes sÏurs de leur laisser la possession entire et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment o mon procs prit le tour le plus favorable et o jĠespŽrai la libertŽ ; je nĠen fus que plus cruellement trompŽe. Mon affaire fut plaidŽe ˆ lĠaudience et perdue ; toute la communautŽ en Žtait instruite que je lĠignorais. CĠŽtait un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allŽes, des venues chez la supŽrieure et des religieuses les unes chez les autres. JĠŽtais toute tremblante, je ne pouvais ni rester dans ma cellule ni en sortir ; pas une amie entre les bras de qui jĠallasse me jeter. ï la cruelle matinŽe que celle du jugement dĠun grand procs ! Je voulais prier, je ne pouvais pas, je me mettais ˆ genoux, je me recueillais, je commenais une oraison, mais bient™t mon esprit Žtait emportŽ malgrŽ moi au milieu de mes juges. Je les voyais, jĠentendais les avocats, je mĠadressais ˆ eux, jĠinterrompais le mien ; je trouvais ma cause mal dŽfendue. Je ne connaissais aucun des magistrats, cependant je mĠen faisais des images de toute espce, les unes favorables, les autres sinistres, dĠautres indiffŽrentes. JĠŽtais dans une agitation, dans un trouble dĠidŽes qui ne se conoit pas. Le bruit fit place ˆ un profond silence. Les religieuses ne se parlaient plus. Il me parut quĠelles avaient au chÏur la voix plus brillante quĠˆ lĠordinaire, du moins celles qui chantaient ; les autres ne chantaient pas. Au sortir de lĠoffice elles se retirrent en silence. Je me persuadais que lĠattente les inquiŽtait autant que moi. Mais lĠaprs-midi le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout c™tŽ ; jĠentendis des portes sĠouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis lĠoreille ˆ ma serrure, mais il me parut quĠon se taisait en passant et quĠon marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que jĠavais perdu mon procs ; je nĠen doutai pas un instant. Je me mis ˆ tourner dans ma cellule sans parler, jĠŽtouffais, je ne pouvais me plaindre. Je croisais mes bras sur ma tte ; je mĠappuyais le front tant™t contre un mur, tant™t contre lĠautre ; je voulais me reposer sur mon lit, mais jĠen Žtais empchŽe par un battement de cÏur, il est sžr que jĠentendais battre mon cÏur et quĠil faisait soulever mon vtement. JĠen Žtais lˆ lorsque lĠon me vint dire que lĠon me demandait. Je descendis ; je nĠosais avancer. Celle qui mĠavait avertie Žtait si gaie que je pensai que la nouvelle quĠon mĠapportait ne pouvait tre que fort triste ; jĠallai pourtant. ArrivŽe ˆ la porte du parloir, je mĠarrtai tout court et je me jetai dans le recoin des deux murs, je ne pouvais me soutenir. Cependant jĠentrai ; il nĠy avait personne, jĠattendis. On avait empchŽ celui qui mĠavait fait appeler de para”tre avant moi ; on se doutait bien que cĠŽtait un Žmissaire de mon avocat, on voulait savoir ce qui se passerait entre nous ; on sĠŽtait rassemblŽ pour entendre. LorsquĠil se montra, jĠŽtais assise, la tte penchŽe sur mon bras et appuyŽe contre les barreaux de la grille. CĠest de la part de M. Manouri, me dit-il. Ñ CĠest, lui rŽpondis-je, pour mĠapprendre que jĠai perdu mon procs. Madame, je nĠen sais rien, mais il mĠa donnŽ cette lettre ; il avait lĠair affligŽ quand il mĠen a chargŽ, et je suis venu ˆ toute bride comme il me lĠa recommandŽÉ DonnezÉ Il me tendit la lettre et je la pris sans me dŽplacer et sans le regarder, je la posai sur mes genoux et je demeurai comme jĠŽtais. Cependant cet homme me demanda : NĠy a-t-il point de rŽponse ?É Non, lui dis-je, allez. Il sĠen alla, et je gardai la mme place, ne pouvant me remuer ni me rŽsoudre ˆ sortir.

Il nĠest permis en couvent ni dĠŽcrire ni de recevoir des lettres sans la permission de la supŽrieure, on lui remet et celles quĠon reoit et celles quĠon Žcrit. Il fallait donc lui porter la mienne ; je me mis en chemin pour cela ; je crus que je nĠarriverais jamais ; un patient qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation ne marche ni plus lentement, ni plus abattu ; cependant me voilˆ ˆ sa porte. Les religieuses mĠexaminaient de loin, elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supŽrieure Žtait avec quelques autres religieuses, je mĠen aperus au bas de leurs robes, car je nĠosai jamais lever les yeux ; je lui prŽsentai ma lettre dĠune main vacillante, elle la prit, la lut et me la rendit. Je mĠen retournai dans ma cellule, je me jetai sur mon lit, ma lettre ˆ c™tŽ de moi, et jĠy restai sans la lire, sans me lever pour aller d”ner, sans faire aucun mouvement jusquĠˆ lĠheure de lĠoffice de lĠaprs-midi ; ˆ trois heures et demie la cloche mĠavertit de descendre. Il y avait dŽjˆ quelques religieuses dĠarrivŽes, la supŽrieure Žtait ˆ lĠentrŽe du chÏur, elle mĠarrta, mĠordonna de me mettre ˆ genoux en dehors, le reste de la communautŽ entra, et la porte se ferma. Aprs lĠoffice elles sortirent toutes, je les laissai passer, je me levai pour les suivre la dernire ; je commenai ds ce moment ˆ me condamner ˆ tout ce quĠon voudrait. On venait de mĠinterdire lĠŽglise, je mĠinterdis de moi-mme le rŽfectoire et la rŽcrŽation. JĠenvisageais ma condition par tous les c™tŽs, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contentŽe de lĠespce dĠoubli o lĠon me laissa durant plusieurs jours. JĠeus quelques visites, mais celle de M. Manouri fut la seule quĠon me perm”t de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, prŽcisŽment comme jĠŽtais quand je reus son Žmissaire, la tte posŽe sur les bras et les bras appuyŽs contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il nĠosait ni me regarder, ni me parler. Madame, me dit-il sans se dŽranger, je vous ai Žcrit, vous avez lu ma lettre. Ñ Je lĠai reue, mais je ne lĠai pas lue. Ñ Vous ignorez doncÉ Ñ Non, monsieur, je nĠignore rien ; jĠai devinŽ mon sort, et jĠy suis rŽsignŽe. Ñ Comment en use-t-on avec vous ? Ñ On ne songe pas encore ˆ moi, mais le passŽ mĠapprend ce que lĠavenir me prŽpare. Je nĠai quĠune consolation, cĠest que privŽe de lĠespŽrance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que jĠai dŽjˆ souffert, je mourrai. La faute que jĠai commise nĠest pas de celles quĠon pardonne en religion ; je ne demande point ˆ Dieu dĠamollir le cÏur de celles ˆ la discrŽtion desquelles il lui pla”t de mĠabandonner, mais de mĠaccorder la force de souffrir, de me sauver du dŽsespoir et de mĠappeler ˆ lui promptement. Ñ Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez ŽtŽ ma propre sÏur que je nĠaurais pas mieux faitÉ Cet homme a le cÏur sensible ; Madame, ajouta-t-il, si je puis vous tre utile ˆ quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier prŽsident, jĠen suis considŽrŽ ; je verrai les grands vicaires et lĠarchevque. Ñ Monsieur, ne voyez personne, tout est fini. Ñ Mais si lĠon pouvait vous faire changer de maison ? Ñ Il y a trop dĠobstacles. Ñ Mais quels sont donc ces obstacles ? Ñ Une permission difficile ˆ obtenir, une dot nouvelle ˆ faire, ou lĠancienne ˆ retirer ˆ cette maison. Et puis que trouverai-je dans un autre couvent ? Mon cÏur inflexible, des supŽrieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures quĠici, les mmes devoirs, les mmes peines. Il vaut mieux que jĠachve ici mes jours, ils y seront plus courts. Ñ Mais, Madame, vous avez intŽressŽ beaucoup dĠhonntes gens, la plupart sont opulents. On ne vous arrtera pas ici quand vous en sortirez sans rien emporter. Ñ Je le crois. Ñ Une religieuse qui sort ou qui meurt augmente le bien-tre de celles qui restent. Ñ Mais ces honntes gens, ces gens opulents ne pensent plus ˆ moi, et vous les trouverez bien froids lorsquĠil sĠagira de me doter ˆ leurs dŽpens. Pourquoi voulez-vous quĠil soit plus facile aux gens du monde de tirer du clo”tre une religieuse sans vocation quĠaux personnes pieuses dĠy en faire entrer une bien appelŽe ? Dote-t-on facilement ces dernires ? Eh ! Monsieur, tout le monde sĠest retirŽ, depuis la perte de mon procs je ne vois plus personne. Ñ Madame, chargez-moi seulement de cette affaire, jĠy serai plus heureux. Ñ Je ne demande rien, je nĠespre rien, je ne mĠoppose ˆ rien ; le seul ressort qui me restait est brisŽ. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me change‰t, et que les qualitŽs de lĠŽtat religieux succŽdassent dans mon ‰me ˆ lĠespŽrance de le quitter que jĠai perdueÉ mais cela ne se peut, ce vtement sĠest attachŽ ˆ ma peau, ˆ mes os, et ne mĠen gne que davantage. Ah ! quel sort ! tre religieuse ˆ jamais, et sentir quĠon ne sera jamais que mauvaise religieuse, passer toute sa vie ˆ se frapper la tte contre les barreaux de sa prison !É En cet endroit je me mis ˆ pousser des cris ; je voulais les Žtouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit : Madame, oserais-je vous faire une question ? Ñ Faites, Monsieur. Ñ Une douleur aussi violente nĠaurait-elle pas quelque motif secret ? Ñ Non, Monsieur, je hais la vie solitaire, je sens lˆ que je la hais, je sens que je la ha•rai toujours. Je ne saurais mĠassujettir ˆ toutes les misres qui remplissent la journŽe dĠune recluse, cĠest un tissu de puŽrilitŽs que je mŽprise. JĠy serais faite, si jĠavais pu mĠy faire. JĠai cherchŽ cent fois ˆ mĠen imposer, ˆ me briser lˆ-dessus ; je ne saurais. JĠai enviŽ, jĠai demandŽ ˆ Dieu lĠheureuse imbŽcillitŽ dĠesprit de mes compagnes, je ne lĠai point obtenue, il ne me lĠaccordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers. Le dŽfaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit ; jĠinsulte ˆ tout moment ˆ la vie monastique. On appelle orgueil mon inaptitude, on sĠoccupe ˆ mĠhumilier, les fautes et les punitions se multiplient ˆ lĠinfini, et les journŽes se passent ˆ mesurer des yeux la hauteur des murs. Ñ Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose. Ñ Monsieur, ne tentez rien. Ñ Il faut changer de maison, je mĠen occuperai, je viendrai vous revoir. JĠespre quĠon ne vous clera pas. Vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sžre que si vous y consentez, je rŽussirai ˆ vous tirer dĠici. Si lĠon en usait trop sŽvrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.

Il Žtait tard quand M. Manouri sĠen alla. Je retournai dans ma cellule. LĠoffice du soir ne tarda pas ˆ sonner. JĠarrivai des premires : je laissai passer les religieuses et je me tins pour dit quĠil fallait demeurer ˆ la porte ; en effet la supŽrieure la ferma sur moi. Le soir, ˆ souper, elle me fit signe en entrant de mĠasseoir ˆ terre au milieu du rŽfectoire, je lui obŽis, et lĠon ne me servit que du pain et de lĠeau. JĠen mangeai un peu que jĠarrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil, toute la communautŽ fut appelŽe ˆ mon jugement, et lĠon me condamna ˆ tre privŽe de rŽcrŽation, ˆ entendre pendant un mois lĠoffice ˆ la porte du chÏur, ˆ manger ˆ terre au milieu du rŽfectoire, ˆ faire amende honorable trois jours de suite, ˆ renouveler ma prise dĠhabit et mes vÏux, ˆ prendre le cilice, ˆ ježner de deux jours lĠun, et ˆ me macŽrer aprs lĠoffice du soir tous les vendredis. JĠŽtais ˆ genoux, le voile baissŽ, tandis que cette sentence mĠŽtait prononcŽe.

Ds le lendemain la supŽrieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe dĠŽtoffe grossire dont on mĠavait revtue lorsque je fus conduite dans le cachot. JĠentendis ce que cela signifiait ; je me dŽshabillai, ou plut™t on mĠarracha mon voile, on me dŽpouilla et je pris cette robe. JĠavais la tte nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes Žpaules, et tout mon vtement se rŽduisait ˆ ce cilice que lĠon me donna, ˆ une chemise trs dure, et ˆ cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusquĠaux pieds. Ce fut ainsi que je restai vtue pendant la journŽe et que je comparus ˆ tous les exercices.

Le soir, lorsque je fus rentrŽe dans ma cellule, jĠentendis quĠon sĠen approchait en chantant les litanies ; cĠŽtait toute la maison rangŽe sur deux lignes. On entra, je me prŽsentai. On me passa une corde au cou, on me mit dans la main une torche allumŽe et une discipline dans lĠautre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intŽrieur consacrŽ ˆ sainte Marie. On Žtait venu en chantant ˆ voix basse, on sĠen retourna en silence. Quand je fus arrivŽe ˆ ce petit oratoire qui Žtait ŽclairŽ de deux lumires, on mĠordonna de demander pardon ˆ Dieu et ˆ la communautŽ du scandale que jĠavais donnŽ ; cĠŽtait la religieuse qui me conduisait qui me disait ce quĠil fallait que je rŽpŽtasse, et je le rŽpŽtais mot ˆ mot. Aprs cela on mĠ™ta la corde, on me dŽshabilla jusquĠˆ la ceinture, on prit mes cheveux qui Žtaient Žpars sur mes Žpaules, on les rejeta sur un des c™tŽs de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et lĠon commena le Miserere. Je compris ce que lĠon attendait de moi et je lĠexŽcutai. Le Miserere fini, la supŽrieure me fit une courte exhortation. On Žteignit les lumires, les religieuses se retirrent, et je me rhabillai.

Quand je fus rentrŽe dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds. JĠy regardai, ils Žtaient tout ensanglantŽs des coupures de morceaux de verre que lĠon avait eu la mŽchancetŽ de rŽpandre sur mon chemin.

Je fis amende honorable de la mme manire les deux jours suivants ; seulement le dernier on ajouta un psaume au Miserere.

Le quatrime jour, on me rendit lĠhabit de religieuse ˆ peu prs avec la mme cŽrŽmonie quĠon le prend ˆ cette solennitŽ quand elle est publique.

Le cinquime, je renouvelai mes vÏux. JĠaccomplis pendant un mois le reste de la pŽnitence quĠon mĠavait imposŽe, aprs quoi je rentrai ˆ peu prs dans lĠordre commun de la communautŽ ; je repris ma place au chÏur et au rŽfectoire, et je vaquai ˆ mon tour aux diffŽrentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui sĠintŽressait ˆ mon sort ! Elle me parut presque aussi changŽe que moi. Elle Žtait dĠune maigreur ˆ effrayer, elle avait sur son visage la p‰leur de la mort, les lvres blanches et les yeux presque Žteints. SÏur Ursule, lui dis-je tout bas, quĠavez-vous ? Ñ Ce que jĠai ? me rŽpondit-elle. Je vous aime, et vous me le demandez ! Il Žtait temps que votre supplice fin”t ; jĠen serais morte.

Si les deux derniers jours de mon amende honorable je nĠavais point eu les pieds blessŽs, cĠŽtait elle qui avait eu lĠattention de balayer furtivement les corridors et de rejeter ˆ droite et ˆ gauche les morceaux de verre. Les jours o jĠŽtais condamnŽe ˆ ježner au pain et ˆ lĠeau, elle se privait dĠune partie de sa portion quĠelle enveloppait dĠun linge blanc et quĠelle jetait dans ma cellule. On avait tirŽ au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort Žtait tombŽ sur elle ; elle eut la fermetŽ dĠaller trouver la supŽrieure et de lui protester quĠelle se rŽsoudrait plut™t ˆ mourir quĠˆ cette inf‰me et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille Žtait dĠune famille considŽrŽe, elle jouissait dĠune pension forte quĠelle employait au grŽ de la supŽrieure, et elle trouva pour quelques livres de sucre et de cafŽ une religieuse qui prit sa place. Je nĠoserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne, elle est devenue folle et elle est enfermŽe ; mais la supŽrieure vit, gouverne, tourmente, et se porte bien.

Il Žtait impossible que ma santŽ rŽsist‰t ˆ de si longues et de si dures Žpreuves ; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la sÏur Ursule montra bien toute lĠamitiŽ quĠelle avait pour moi. Je lui dois la vie. Ce nĠŽtait pas un bien quĠelle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-mme, cependant il nĠy avait sorte de services quĠelle ne me rend”t les jours quĠelle Žtait dĠinfirmerie. Les autres jours je nĠŽtais pas nŽgligŽe, gr‰ce ˆ lĠintŽrt quĠelle prenait ˆ moi et aux petites rŽcompenses quĠelle distribuait ˆ celles qui me veillaient, selon que jĠen avais ŽtŽ plus ou moins satisfaite. Elle avait demandŽ ˆ me garder la nuit, et la supŽrieure le lui avait refusŽ sous le prŽtexte quĠelle Žtait trop dŽlicate pour suffire ˆ cette fatigue ; ce fut un vŽritable chagrin pour elle. Tous ses soins nĠempchrent point les progrs du mal ; je fus rŽduite ˆ toute extrŽmitŽ, je reus les derniers sacrements. Quelques moments auparavant je demandai ˆ voir la communautŽ assemblŽe, ce qui me fut accordŽ. Les religieuses entourrent mon lit, la supŽrieure Žtait au milieu dĠelles, ma jeune amie occupait mon chevet et me tenait une main quĠelle arrosait de ses larmes. On prŽsuma que jĠavais quelque chose ˆ dire ; on me souleva et lĠon me soutint sur mon sŽant ˆ lĠaide de deux oreillers. Alors mĠadressant ˆ la supŽrieure, je la priai de mĠaccorder sa bŽnŽdiction et lĠoubli des fautes que jĠavais commises. Je demandai pardon ˆ toutes mes compagnes du scandale que je leur avais donnŽ. JĠavais fait apporter ˆ c™tŽ de moi une infinitŽ de bagatelles ou qui paraient ma cellule ou qui Žtaient ˆ mon usage particulier, et je priai la supŽrieure de me permettre dĠen disposer ; elle y consentit, et je les donnai ˆ celles qui lui avaient servi de satellites lorsquĠon mĠavait jetŽe dans le cachot. Je fis approcher la religieuse qui mĠavait conduite par la corde le jour de mon amende honorable, et je lui dis en lĠembrassant et en lui prŽsentant mon rosaire et mon christ : Chre sÏur, souvenez-vous de moi dans vos prires et soyez sžre que je ne vous oublierai pas devant DieuÉ Et pourquoi Dieu ne mĠa-t-il pas prise dans ce moment ? JĠallais ˆ lui sans inquiŽtude. CĠest un si grand bonheur, et qui est-ce qui peut se le promettre deux fois ? Qui sait ce que je serai au dernier moment ? Il faudra pourtant que jĠy vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines et me lĠaccorder aussi tranquille que je lĠavais. Je voyais les cieux ouverts et ils lĠŽtaient sans doute, car la conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une fŽlicitŽ Žternelle.

Aprs avoir ŽtŽ administrŽe, je tombai dans une espce de lŽthargie. On dŽsespŽra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me t‰ter le pouls ; je sentais des mains se promener sur mon visage, et jĠentendais diffŽrentes voix qui disaient comme dans le lointain : Il remonteÉ Son nez est froidÉ Elle nĠira pas ˆ demainÉ Le rosaire et le christ vous resterontÉ et une autre voix courroucŽe qui disait : ƒloignez-vous ! Žloignez-vous ! Laissez-la mourir en paix ; ne lĠavez-vous pas assez tourmentŽe ?É Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise et que je rouvris les yeux, de me retrouver entre les bras de mon amie. Elle ne mĠavait point quittŽe, elle avait passŽ la nuit ˆ me secourir, ˆ rŽpŽter les prires des agonisants, ˆ me faire baiser le christ et ˆ lĠapprocher de ses lvres aprs lĠavoir sŽparŽ des miennes. Elle crut en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que cĠŽtait le dernier, et elle se mit ˆ jeter des cris, et ˆ mĠappeler son amie, ˆ dire : Mon Dieu, ayez pitiŽ dĠelle et de moi ; mon Dieu, recevez son ‰me. Chre amie, quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sÏur UrsuleÉ Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main. M. B.É arriva dans ce moment, cĠest le mŽdecin de la maison. Cet homme est habile, ˆ ce quĠon dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il Žcarta mon amie avec violence ; il me t‰ta le pouls et la peau. Il Žtait accompagnŽ de la supŽrieure et de ses favorites ; il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui sĠŽtait passŽ, il rŽpondit : Elle sĠen tireraÉ et regardant la supŽrieure ˆ qui ce mot ne plaisait pas, Oui, madame, lui dit-il, elle sĠen tirera, la peau est bonne, la fivre est tombŽe, et la vie commence ˆ poindre dans les yeuxÉ Ë chacun de ces mots la joie se dŽployait sur le visage de mon amie, et sur celui de la supŽrieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal. Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas ˆ vivre. Tant pis, me rŽpondit-ilÉ Puis il ordonna quelque chose et sortit. On dit que pendant ma lŽthargie jĠavais dit plusieurs fois : Chre Mre, je vais donc vous rejoindre, je vous dirai toutÉ CĠŽtait apparemment ˆ mon ancienne supŽrieure que je mĠadressais, je nĠen doute pas. Je ne donnai son portrait ˆ personne, je dŽsirais de lĠemporter avec moi sous la tombe.

Le pronostic de M. BÉ se vŽrifia ; la fivre diminua, des sueurs abondantes achevrent de lĠemporter, et lĠon ne douta plus de ma guŽrison. Je guŽris en effet, mais jĠeus une convalescence trs longue.

Il Žtait dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines quĠil est possible dĠŽprouver. Il y avait eu de la malignitŽ dans ma maladie. La sÏur Ursule ne mĠavait presque point quittŽe. Lorsque je commenais ˆ prendre des forces les siennes se perdirent ; ses digestions se dŽrangrent ; elle Žtait attaquŽe lĠaprs-midi de dŽfaillances qui duraient quelquefois un quart dĠheure. Dans cet Žtat elle Žtait comme morte, sa vue sĠŽteignait, une sueur froide lui couvrait le front et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues ; ses bras sans mouvement pendaient ˆ ses c™tŽs ; on ne la soulageait un peu quĠen la dŽlaant et quĠen rel‰chant ses vtements. Quand elle revenait de cet Žvanouissement, sa premire idŽe Žtait de me chercher ˆ ses c™tŽs, et elle mĠy trouvait toujours ; quelquefois mme, lorsquĠil lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour dĠelle, sans ouvrir les yeux. Cette action Žtait si peu Žquivoque, que quelques religieuses sĠŽtant offertes ˆ cette main qui t‰tonnait et nĠen Žtant pas reconnues, parce que alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient : SÏur Suzanne, cĠest ˆ vous quĠelle en veut, approchez-vous doncÉ Je me jetais ˆ ses genoux, jĠattirais sa main sur mon front et elle y demeurait posŽe jusquĠˆ la fin de son Žvanouissement ; quand il Žtait fini elle me disait : Eh bien, sÏur Suzanne, cĠest moi qui mĠen irai et cĠest vous qui resterez ; cĠest moi qui la reverrai la premire, je lui parlerai de vous, elle ne mĠentendra pas sans pleurer (sĠil y a des larmes amres, il en est aussi de bien douces) ; et si lĠon aime lˆ-haut, pourquoi nĠy pleurerait-on pas ? Alors elle penchait sa tte sur mon cou, elle en rŽpandait avec abondance et elle ajoutait : Adieu, sÏur Suzanne, adieu, mon amie. Qui est-ce qui partagera vos peines, quand je nĠy serai plus ? Qui est-ce quiÉ Ah ! chre amie, que je vous plains ! Je mĠen vais, je le sens, je mĠen vais. Si vous Žtiez heureuse, combien jĠaurais de regret ˆ mourir !

Son Žtat mĠeffrayait ; je parlai ˆ la supŽrieure. Je voulais quĠon la m”t ˆ lĠinfirmerie, quĠon la dispens‰t des offices et des autres exercices pŽnibles de la maison, quĠon appel‰t un mŽdecin, mais on me rŽpondait toujours que ce nĠŽtait rien, que ces dŽfaillances se passeraient toutes seules : et la chre sÏur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire ˆ ses devoirs et ˆ suivre la vie commune. Un jour, aprs les matines auxquelles elle avait assistŽ, elle ne reparut point. Je pensai quĠelle Žtait bien mal. LĠoffice du matin fini, je volai chez elle. Je la trouvai couchŽe sur son lit tout habillŽe. Elle me dit : Vous voilˆ, chre amie ? Je me doutais que vous ne tarderiez pas ˆ venir, et je vous attendais. ƒcoutez-moi. Que jĠavais dĠimpatience que vous vinssiez ! Ma dŽfaillance a ŽtŽ si forte et si longue, que jĠai cru que jĠy resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilˆ la clef de mon oratoire ; vous en ouvrirez lĠarmoire, vous enlverez une petite planche qui sŽpare en deux parties le tiroir dĠen bas, vous trouverez derrire cette planche un paquet de papiers ; je nĠai jamais pu me rŽsoudre ˆ mĠen sŽparer, quelque danger que je courusse ˆ les garder et quelque douleur que je ressentisse ˆ les lire : hŽlas ! ils sont presque effacŽs de mes larmes. Quand je ne serai plus, vous les bržlerezÉ Elle Žtait si faible et si oppressŽe, quĠelle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours, elle sĠarrtait presque ˆ chaque syllabe, et puis elle parlait si bas que jĠavais peine ˆ lĠentendre, quoique mon oreille fžt presque collŽe sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt lĠoratoire, et elle me fit signe de la tte que oui. Ensuite pressentant que jĠallais la perdre, et persuadŽe que sa maladie Žtait une suite ou de la mienne, ou de la peine quĠelle avait prise, ou des soins quĠelle mĠavait donnŽs, je me mis ˆ pleurer et ˆ me dŽsoler de toute ma force ; je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains, je lui demandai pardon. Cependant elle Žtait comme distraite ; elle ne mĠentendait pas ; une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait ; je crois quĠelle ne me voyait plus, peut-tre mme me croyait-elle sortie, car elle mĠappela : SÏur Suzanne ? Ñ Je lui dis : Me voilˆ. Ñ Quelle heure est-il ? Ñ Il est onze heures et demie. Ñ Onze heures et demie ? Allez-vous-en d”ner ; allez, vous reviendrez tout de suiteÉ Ñ Le d”ner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus ˆ la porte, elle me rappela ; je revins. Elle fit un effort pour me prŽsenter ses joues, je les baisai ; elle me prit la main, elle me la tenait serrŽe, il semblait quĠelle ne voulait pas, quĠelle ne pouvait me quitter ; cependant il le faut, dit-elle en me l‰chant, Dieu le veut. Adieu, sÏur Suzanne. Donnez-moi mon crucifixÉ Je le lui mis entre les mains, et je mĠen allai.

On Žtait sur le point de sortir de table. Je mĠadressai ˆ la supŽrieure, je lui parlai en prŽsence de toutes les religieuses du danger de la sÏur Ursule, je la pressai dĠen juger par elle-mme. Ç Eh bien, dit-elle, il faut la voir. È Elle y monta accompagnŽe de quelques autres, je les suivis ; elles entrrent dans sa cellule ; la pauvre sÏur nĠŽtait plus. Elle Žtait Žtendue sur son lit toute vtue, la tte inclinŽe sur son oreiller, la bouche entrouverte, les yeux fermŽs et le christ entre ses mains. La supŽrieure la regarda froidement et dit : Ç Elle est morte ! Qui lĠaurait crue si proche de sa fin ? CĠŽtait une excellente fille. QuĠon aille sonner pour elle et quĠon lĠensevelisse. È

Je restai seule ˆ son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur ; cependant jĠenviais son sort ; je mĠapprochai dĠelle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage dont les traits commenaient ˆ sĠaltŽrer. Ensuite je songeai ˆ exŽcuter ce quĠelle mĠavait recommandŽ ; pour nĠtre point interrompue dans cette occupation, jĠattendis que tout le monde fžt ˆ lĠoffice. JĠouvris lĠoratoire, jĠabattis la planche, et je trouvai un rouleau de papier assez considŽrable que je bržlai ds le soir. Cette jeune fille avait toujours ŽtŽ mŽlancolique, et je nĠai pas mŽmoire de lĠavoir vue sourire, exceptŽ une fois dans sa maladie.

Me voilˆ donc seule dans cette maison, dans le monde, car je ne connaissais pas un tre qui sĠintŽress‰t ˆ moi. Je nĠavais plus entendu parler de lĠavocat Manouri ; je prŽsumais ou quĠil avait ŽtŽ rebutŽ par les difficultŽs, ou que distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services quĠil mĠavait faites Žtaient bien loin de sa mŽmoire, et je ne lui en savais pas trs mauvais grŽ ; jĠai le caractre portŽ ˆ lĠindulgence, je puis tout pardonner aux hommes, exceptŽ lĠinjustice, lĠingratitude et lĠinhumanitŽ. JĠexcusais donc lĠavocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montrŽ tant de vivacitŽ dans le cours de mon procs et pour qui je nĠexistais plus, et vous-mme, Monsieur le marquis ; lorsque nos supŽrieurs ecclŽsiastiques firent une visite dans la maison.

Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses ; ils se font rendre compte de lĠadministration temporelle et spirituelle, et selon lĠesprit quĠils apportent ˆ leurs fonctions, ils rŽparent ou ils augmentent le dŽsordre. Je revis donc lĠhonnte et dur M. HŽbert avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelrent apparemment lĠŽtat dŽplorable o jĠavais autrefois comparu devant eux, leurs yeux sĠhumectrent, et je remarquai sur leurs visages lĠattendrissement et la joie. M. HŽbert sĠassit et me fit asseoir vis-ˆ-vis de lui, ses deux compagnons se tinrent debout derrire sa chaise, leurs regards Žtaient attachŽs sur moi. M. HŽbert me dit : Eh bien, sÏur Suzanne, comment en use-t-on ˆ prŽsent avec vous ? Ñ Je lui rŽpondis : Monsieur, on mĠoublie. Ñ Tant mieux. Ñ Et cĠest aussi tout ce que je souhaite ; mais jĠaurais une gr‰ce importante ˆ vous demander, cĠest dĠappeler ici ma Mre supŽrieure. Ñ Et pourquoi ? Ñ CĠest que sĠil arrive quĠon vous fasse quelque plainte dĠelle, elle ne manquera pas de mĠen accuser. Ñ JĠentends ; mais dites-moi toujours ce que vous en savez. Ñ Monsieur, je vous supplie de la faire appeler et quĠelle entende elle-mme vos questions et mes rŽponses. Ñ Dites toujours. Ñ Monsieur, vous mĠallez perdre. Ñ Non, ne craignez rien. De ce jour, vous nĠtes plus sous son autoritŽ ; avant la fin de la semaine vous serez transfŽrŽe ˆ Sainte-Eutrope, prs dĠArpajon. Vous avez un bon ami. Ñ Un bon ami, Monsieur ! je ne mĠen connais point. Ñ CĠest votre avocat. Ñ M. Manouri ? Ñ Lui-mme. Ñ Je ne croyais pas quĠil se souv”nt encore de moi. Ñ Il a vu vos sÏurs, il a vu M. lĠarchevque, le premier prŽsident, toutes les personnes connues par leur piŽtŽ ; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer, et vous nĠavez plus quĠun moment ˆ rester ici. Ainsi si vous avez connaissance de quelque dŽsordre, vous pouvez mĠen instruire sans vous compromettre, et je vous lĠordonne par la sainte obŽissance. Ñ Je nĠen connais point. Ñ Quoi ! on a gardŽ quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procs ? Ñ On a cru et lĠon a dž croire que jĠavais commis une faute en revenant contre mes vÏux, et lĠon mĠen a fait demander pardon ˆ Dieu. Ñ Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoirÉ et en disant ces mots il secouait la tte, il fronait les sourcils, et je conus quĠil ne tenait quĠˆ moi de renvoyer ˆ la supŽrieure une partie des coups de discipline quĠelle mĠavait fait donner ; mais ce nĠŽtait pas mon dessein. LĠarchidiacre vit bien quĠil ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce quĠil mĠavait confiŽ de ma translation ˆ Sainte-Eutrope dĠArpajon. Comme le bonhomme HŽbert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournrent et me salurent dĠun air trs affectueux et trs doux. Je ne sais qui ils sont, mais Dieu veuille leur conserver ce caractre tendre et misŽricordieux qui est si rare dans leur Žtat, et qui convient si fort aux dŽpositaires de la faiblesse de lĠhomme et aux intercesseurs de la misŽricorde de Dieu. Je croyais M. HŽbert occupŽ ˆ consoler, ˆ interroger ou ˆ rŽprimander quelque autre religieuse, lorsquĠil rentra dans ma cellule. Il me dit : DĠo connaissez-vous M. Manouri ? Ñ Par mon procs. Ñ Qui est-ce qui vous lĠa donnŽ ? Ñ CĠest Mme la PrŽsidente ***. Ñ Il a fallu que vous confŽrassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire. Ñ Non, Monsieur, je lĠai peu vu. Ñ Comment lĠavez-vous instruit ? Ñ Par quelques mŽmoires Žcrits de ma main. Ñ Vous avez des copies de ces mŽmoires ? Ñ Non, Monsieur. Ñ Qui est-ce qui lui remettait ces mŽmoires ? Ñ Mme la PrŽsidente ***. Ñ Et dĠo la connaissiez-vous ? Ñ Je la connaissais par la sÏur Ursule, mon amie et sa parente. Ñ Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procs ? Ñ Une fois. Ñ CĠest bien peu. Il ne vous a point Žcrit ? Ñ Non, monsieur. Ñ Vous ne lui avez point Žcrit ? Ñ Non, Monsieur. Ñ Il vous apprendra sans doute ce quĠil a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir, et, sĠil vous Žcrit soit directement, soit indirectement, de mĠenvoyer sa lettre sans lĠouvrir, entendez-vous, sans lĠouvrir. Ñ Oui, Monsieur, et je vous obŽirai. Soit que la mŽfiance de M. HŽbert me regard‰t ou mon bienfaiteur, jĠen fus blessŽe.

M. Manouri vint ˆ Longchamp dans la soirŽe mme. Je tins parole ˆ lĠarchidiacre, je refusai de lui parler. Le lendemain il mĠŽcrivit par son Žmissaire ; je reus sa lettre, et je lĠenvoyai sans lĠouvrir ˆ M. HŽbert. CĠŽtait le mardi, autant quĠil mĠen souvient. JĠattendais toujours avec impatience lĠeffet de la promesse de lĠarchidiacre, et des mouvements de M. Manouri ; le mercredi, le jeudi, le vendredi se passrent sans que jĠentendisse parler de rien. Combien ces journŽes me parurent longues ! Je tremblais quĠil ne fžt survenu quelque obstacle qui ežt tout dŽrangŽ. Je ne recouvrais pas ma libertŽ, mais je changeais de prison, et cĠest quelque chose ; un premier ŽvŽnement heureux fait germer en nous lĠespŽrance dĠun second, et cĠest peut-tre lˆ lĠorigine du proverbe : quĠun bonheur ne vient point sans un autre.

Je connaissais les compagnes que je quittais, et je nĠavais pas de peine ˆ supposer que je gagnerais quelque chose ˆ vivre avec dĠautres prisonnires ; quelles quĠelles fussent, elles ne pouvaient tre ni plus mŽchantes, ni plus mal intentionnŽes. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison ; il faut bien peu de chose pour mettre des ttes de religieuses en lĠair. On allait, on venait, on se parlait bas, les portes des dortoirs sĠouvraient et se fermaient ; cĠest, comme vous lĠavez pu voir jusquĠici, le signal des rŽvolutions monastiques. JĠŽtais seule dans ma cellule ; jĠattendais ; le cÏur me battait ; jĠŽcoutais ˆ ma porte, je regardais par ma fentre ; je me dŽmenais sans savoir ce que je faisais ; je me disais ˆ moi-mme en tressaillant de joie : CĠest moi quĠon vient chercher ; tout ˆ lĠheure je nĠy serai plusÉ et je ne me trompais pas.

Deux figures inconnues se prŽsentrent ˆ moi, cĠŽtaient une religieuse et la tourire dĠArpajon ; elles mĠinstruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui mĠappartenait, je le jetai ple-mle dans le tablier de la tourire qui le mit en paquets. Je ne demandai point ˆ voir la supŽrieure ; la sÏur Ursule nĠŽtait plus ; je ne quittais personne ; je descends ; on mĠouvre les portes, aprs avoir visitŽ ce que jĠemportais, je monte dans un carrosse et me voilˆ partie.

LĠarchidiacre et ses deux jeunes ecclŽsiastiques, Mme la PrŽsidente *** et M. Manouri, sĠŽtaient rassemblŽs chez la supŽrieure, o on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse mĠentretint de la maison, et la tourire ajoutait pour refrain ˆ chaque phrase de lĠŽloge quĠon mĠen faisait : CĠest la pure vŽritŽ. Elle se fŽlicitait du choix quĠon avait fait dĠelle pour mĠaller prendre et voulait tre mon amie ; en consŽquence elle me confia quelques secrets et me donna quelques conseils sur ma conduite ; ces conseils Žtaient apparemment ˆ son usage, mais ils ne pouvaient tre au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent dĠArpajon. CĠest un b‰timent carrŽ, dont un des c™tŽs regarde sur le grand chemin, et lĠautre sur la campagne et les jardins. Il y avait ˆ chaque fentre de la premire faade une, deux, ou trois religieuses ; cette seule circonstance mĠen apprit sur lĠordre qui rŽgnait dans la maison plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne mĠen avaient dit. On connaissait apparemment la voiture o nous Žtions, car en un clin dĠÏil toutes ces ttes voilŽes disparurent, et jĠarrivai ˆ la porte de ma nouvelle prison. La supŽrieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, mĠembrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de communautŽ o quelques religieuses mĠavaient devancŽe et o dĠautres accoururent.

Cette supŽrieure sĠappelle madame ***. Je ne saurais me refuser ˆ lĠenvie de vous la peindre avant que dĠaller plus loin. CĠest une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements ; sa tte nĠest jamais sise sur ses Žpaules ; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vtement ; sa figure est plut™t bien que mal ; ses yeux dont lĠun, cĠest le droit, est plus haut et plus grand que lĠautre, sont pleins de feu et distraits ; quand elle marche elle jette ses bras en avant et en arrire ; veut-elle parler, elle ouvre la bouche avant que dĠavoir arrangŽ ses idŽes, aussi bŽgaye-t-elle un peu ; est-elle assise, elle sĠagite sur son fauteuil comme si quelque chose lĠincommodait. Elle oublie toute biensŽance, elle lve sa guimpe pour se frotter la peau, elle croise ses jambes ; elle vous interroge, vous lui rŽpondez, et elle ne vous Žcoute pas ; elle vous parle et elle se perd, sĠarrte tout court, ne sait plus o elle en est, se f‰che et vous appelle grosse bte, stupide, imbŽcile, si vous ne la remettez pas sur la voie. Elle est tant™t familire jusquĠˆ tutoyer, tant™t impŽrieuse et fire jusquĠau dŽdain ; ses moments de dignitŽ sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure. Sa figure dŽcomposŽe marque tout le dŽcousu de son esprit et toute lĠinŽgalitŽ de son caractre ; aussi lĠordre et le dŽsordre se succdent-ils dans la maison. Il y avait des jours o tout Žtait confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses ; o lĠon courait dans les chambres les unes des autres ; o lĠon prenait ensemble du thŽ, du cafŽ, du chocolat, des liqueurs ; o lĠoffice se faisait avec la cŽlŽritŽ la plus indŽcente ; au milieu de ce tumulte le visage de la supŽrieure change subitement, la cloche sonne, on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et lĠon croirait que tout est mort subitement ; une religieuse alors manque-t-elle ˆ la moindre chose, elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec duretŽ, lui ordonne de se dŽshabiller et de se donner vingt coups de discipline ; la religieuse obŽit, se dŽshabille, prend sa discipline et se macre, mais ˆ peine sĠest-elle donnŽ quelques coups, que la supŽrieure, devenue compatissante, lui arrache lĠinstrument de pŽnitence, se met ˆ pleurer ; quĠelle est bien malheureuse dĠavoir ˆ punir ! lui baise le front, les yeux, la bouche, les Žpaules, la caresse, la loue : mais quĠelle a la peau blanche et douce ! le bel embonpoint ! le beau cou ! le beau chignon ! SÏur Sainte-Augustine, mais tu es folle dĠtre honteuse, laisse tomber ce linge, je suis femme et ta supŽrieureÉ Oh la belle gorge ! quĠelle est ferme !É et je souffrirais que cela fžt dŽchirŽ par des pointes ! non, non, il nĠen sera rienÉ Elle la baise encore, la relve, la rhabille elle-mme, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices et la renvoie dans sa cellule. On est trs mal avec ces femmes-lˆ, on ne sait jamais ce qui leur plaira ou dŽplaira, ce quĠil faut Žviter ou faire ; il nĠy a rien de rŽglŽ : ou lĠon est servie ˆ profusion, ou lĠon meurt de faim ; lĠŽconomie de la maison sĠembarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou nŽgligŽes. On est toujours trop prs ou trop loin des supŽrieures de ce caractre ; il nĠy a ni vraie distance, ni mesure ; on passe de la disgr‰ce ˆ la faveur et de la faveur ˆ la disgr‰ce sans quĠon sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne dans une petite chose un exemple gŽnŽral de son administration ? Dix fois dans lĠannŽe elle courait de cellule en cellule et faisait jeter par les fentres toutes les bouteilles de liqueur quĠelle y trouvait, et quatre jours aprs, elle-mme en renvoyait ˆ la plupart de ses religieuses. Voilˆ celle ˆ qui jĠavais fait le vÏu solennel dĠobŽissance, car nous portons nos vÏux dĠune maison dans une autre.

JĠentrai avec elle ; elle me conduisait en me tenant embrassŽe par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains, de confitures. Le grave archidiacre commena mon Žloge quĠelle interrompit par : On a eu tort, on a eu tort, je le saisÉ Le grave archidiacre voulut continuer, et la supŽrieure lĠinterrompit par : Comment sĠen sont-elles dŽfaites ? CĠest la modestie et la douceur mme. On dit quĠelle est remplie de talentsÉ Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots, la supŽrieure lĠinterrompit encore en me disant bas ˆ lĠoreille : Je vous aime ˆ la folie, et quand ces pŽdants-lˆ seront sortis je ferai venir nos sÏurs, et vous nous chanterez un petit air, nĠest-ce pas ?É Il me prit une envie de rire, le grave M. HŽbert fut un peu dŽconcertŽ ; ses deux compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. HŽbert revint ˆ son caractre et ˆ ses manires accoutumŽes, lui ordonna brusquement de sĠasseoir et lui imposa silence. Elle sĠassit, mais elle nĠŽtait pas ˆ son aise ; elle se tourmentait ˆ sa place ; elle se grattait la tte ; elle rajustait son vtement o il nĠŽtait pas dŽrangŽ ; elle b‰illait ; et cependant lĠarchidiacre pŽrorait sensŽment sur la maison que jĠavais quittŽe, sur les dŽsagrŽments que jĠy avais ŽprouvŽs ; sur celle o jĠentrais ; sur les obligations que jĠavais aux personnes qui mĠavaient servieÉ En cet endroit je regardai M. Manouri ; il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus gŽnŽrale, le silence pŽnible imposŽ ˆ la supŽrieure cessa. Je mĠapprochai de M. Manouri, je le remerciai des services quĠil mĠavait rendus ; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre ; mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car jĠŽtais vraiment touchŽe, un mŽlange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je nĠaurais pu faire. Sa rŽponse ne fut pas plus arrangŽe que mon discours, il fut aussi troublŽ que moi ; je ne sais ce quĠil me disait, mais jĠentendais quĠil serait trop rŽcompensŽ, sĠil avait adouci la rigueur de mon sort ; quĠil se ressouviendrait de ce quĠil avait fait avec plus de plaisir encore que moi ; quĠil Žtait bien f‰chŽ que les occupations qui lĠattachaient au Palais de Paris ne lui permissent pas de visiter souvent le clo”tre dĠArpajon, mais quĠil espŽrait de M. lĠarchidiacre et de madame la supŽrieure la permission de sĠinformer de ma santŽ et de ma situation. LĠarchidiacre nĠentendit pas cela, mais la supŽrieure rŽpondit : Monsieur, tant que vous voudrez ; elle fera tout ce qui lui plaira. Nous t‰cherons de rŽparer ici les chagrins quĠon lui a donnŽsÉ et puis tout bas ˆ moi : Mon enfant, tu as donc bien souffert ! Mais comment ces crŽatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter ? JĠai connu ta supŽrieure, nous avons ŽtŽ pensionnaires ensemble ˆ Port-Royal, cĠŽtait la bte noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir, tu me raconteras tout celaÉ et en disant ces mots elle prenait une de mes mains quĠelle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclŽsiastiques me firent aussi leur compliment. Il Žtait tard ; M. Manouri prit congŽ de nous ; lĠarchidiacre et ses compagnons allrent chez M.*** seigneur dĠArpajon, o ils Žtaient invitŽs, et je restai seule avec la supŽrieure, mais ce ne fut pas pour longtemps. Toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent ple-mle, en un instant je me vis entourŽe dĠune centaine de personnes. Je ne savais ˆ qui entendre, ni ˆ qui rŽpondre, cĠŽtaient des figures de toute espce et des propos de toutes couleurs ; cependant je discernai quĠon nĠŽtait mŽcontente ni de mes rŽponses ni de ma personne.

Quand cette confŽrence importune eut durŽ quelque temps et que la premire curiositŽ eut ŽtŽ satisfaite, la foule diminua, la supŽrieure Žcarta le reste, et elle vint elle-mme mĠinstaller dans ma cellule. Elle mĠen fit les honneurs ˆ sa mode : elle me montrait lĠoratoire et disait : CĠest lˆ que ma petite amie priera Dieu ; je veux quĠon lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessŽsÉ Il nĠy a point dĠeau bŽnite dans ce bŽnitier, cette sÏur DorothŽe oublie toujours quelque choseÉ Essayez ce fauteuil, voyez sĠil vous sera commodeÉ et tout en parlant ainsi elle mĠassit, me pencha la tte sur le dossier et me baisa le front. Cependant elle alla ˆ la fentre pour sĠassurer que les ch‰ssis se levaient et se baissaient facilement ; ˆ mon lit, et elle en tira et retira les rideaux pour voir sĠils fermaient bien. Elle examina les couverturesÉ elles sont bonnes. Elle prit le traversin, et le faisant bouffer elle disait : Cette chre tte sera fort bien lˆ-dessusÉ Ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communautŽÉ Ces matelas sont bonsÉ Cela fait, elle vient ˆ moi, mĠembrasse et me quitte. Pendant cette scne je disais en moi-mme : ï la folle crŽature ! Et je mĠattendis ˆ de bons et de mauvais jours.

Je mĠarrangeai dans ma cellule. JĠassistai ˆ lĠoffice du soir, au souper, ˆ la rŽcrŽation qui suivit. Quelques religieuses sĠapprochrent de moi, dĠautres sĠen Žloignrent ; celles-lˆ comptaient sur ma protection auprs de la supŽrieure ; celles-ci, Žtaient dŽjˆ alarmŽes de la prŽdilection quĠelle mĠavait accordŽe. Ces premiers moments se passrent en Žloges rŽciproques, en questions sur la maison que jĠavais quittŽe, en essais de mon caractre, de mes inclinations, de mes gožts, de mon esprit ; on vous t‰te partout ; cĠest une suite de petites embžches quĠon vous tend et dĠo lĠon tire les consŽquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de mŽdisance, et lĠon vous regarde ; on entame une histoire, et lĠon attend que vous en redemandiez la suite ou que vous la laissiez. Si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiquĠon sache bien quĠil nĠen est rien ; on vous loue ou lĠon vous bl‰me ˆ dessein. On cherche ˆ dŽmler vos pensŽes les plus secrtes ; on vous interroge sur vos lectures, on vous offre des livres sacrŽs et profanes, on remarque votre choix. On vous invite ˆ de lŽgres infractions de la rgle ; on vous fait des confidences ; on vous jette des mots sur les travers de la supŽrieure ; tout se recueille et se redit. On vous quitte, on vous reprend ; on sonde vos sentiments sur les mÏurs, sur la piŽtŽ, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout ; il rŽsulte de ces expŽriences rŽitŽrŽes, une Žpithte qui vous caractŽrise et quĠon attache en surnom ˆ celui que vous portez. Ainsi je fus appelŽe Sainte-Suzanne la rŽservŽe.

Le premier soir, jĠeus la visite de la supŽrieure ; elle vint ˆ mon dŽshabiller. Ce fut elle qui mĠ™ta mon voile et ma guimpe et qui me coiffa de nuit, ce fut elle qui me dŽshabilla. Elle me tint cent propos doux et me fit mille caresses qui mĠembarrassrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je nĠy entendais rien, ni elle non plus, et ˆ prŽsent mme que jĠy rŽflŽchis, quĠaurions-nous pu y entendre ? Cependant jĠen parlai ˆ mon directeur qui traita cette familiaritŽ, qui me paraissait innocente et qui me le para”t encore, dĠun ton fort sŽrieux et me dŽfendit gravement de mĠy prter davantage. Elle me baisa le cou, les Žpaules, les bras, elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit ; elle releva mes couvertures dĠun et dĠautre c™tŽ, me baisa les yeux, tira mes rideaux et sĠen alla. JĠoubliais de vous dire quĠelle supposa que jĠŽtais fatiguŽe, et quĠelle me permit de rester au lit tant que je voudrais.

JĠusai de sa permission ; cĠest, je crois la seule bonne nuit que jĠaie passŽe dans le clo”tre, et si je nĠen suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, jĠentendis frapper doucement ˆ ma porte. JĠŽtais encore couchŽe ; je rŽpondis ; on entra ; cĠŽtait une religieuse qui me dit dĠassez mauvaise humeur quĠil Žtait tard et que la mre supŽrieure me demandait. Je me levai, je mĠhabillai ˆ la h‰te et jĠallai. Bonjour, mon enfant, me dit-elle ; avez-vous bien passŽ la nuit ? Voilˆ du cafŽ qui vous attend depuis une heure ; je crois quĠil sera bon, dŽpchez-vous de le prendre, et puis aprs nous causeronsÉ Et tout en disant cela, elle Žtendait un mouchoir sur la table, en dŽployait un autre sur moi, versait le cafŽ et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je dŽjeunais elle mĠentretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son gožt ; me fit mille amitiŽs, mille questions sur la maison que jĠavais quittŽe, sur mes parents, sur les dŽsagrŽments que jĠavais eus ; loua, bl‰ma ˆ sa fantaisie, nĠentendit jamais ma rŽponse jusquĠau bout. Je ne la contredis point ; elle fut fort contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrŽtion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisime, puis une quatrime, une cinquime. On parla des oiseaux de la mre celle-ci ; des tics de la sÏur *** celle-lˆ ; de tous les petits ridicules des absentes ; on se mit en gaietŽ. Il y avait une Žpinette dans un coin de la cellule, jĠy posai les doigts par distraction, car nouvelle arrivŽe dans la maison et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne mĠamusait gure, et quand jĠaurais ŽtŽ plus au fait, cela ne mĠaurait pas amusŽe davantage ; il faut trop dĠesprit pour bien plaisanter, et puis qui est-ce qui nĠa pas un ridicule ? Tandis que lĠon riait, je faisais des accords, peu ˆ peu jĠattirai lĠattention. La supŽrieure vint ˆ moi, et me frappant un petit coup sur lĠŽpaule, allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous ; joue dĠabord et puis aprs tu chanterasÉ Je fis ce quĠelle me disait, jĠexŽcutai quelques pices que jĠavais dans les doigts ; je prŽludai de fantaisie, et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville. Voilˆ qui est fort bien, me dit la supŽrieure, mais nous avons de la saintetŽ ˆ lĠŽglise tant quĠil nous pla”t. Nous sommes seules ; celles-ci sont mes amies et elles seront aussi les tiennes ; chante-nous quelque chose de plus gaiÉ Quelques-unes des religieuses dirent : Mais elle ne sait peut-tre que cela ; elle est fatiguŽe de son voyage, il faut la mŽnager ; en voilˆ bien assez pour une foisÉ Non, non, dit la supŽrieure, elle sĠaccompagne ˆ merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne lĠai pas laide, cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilitŽ que de force et dĠŽtendue). Je ne la tiendrai quitte quĠelle ne nous ait dit autre choseÉ JĠŽtais un peu offensŽe du propos des religieuses ; je rŽpondis ˆ la supŽrieure que cela nĠamusait plus ces sÏurs. Mais cela mĠamuse encore moiÉ Je me doutais de cette rŽponse. Je chantai donc une chansonnette assez dŽlicate, et toutes battirent des mains, me lourent, mĠembrassrent, me caressrent, mĠen demandrent une seconde : petites minauderies fausses dictŽes par la rŽponse de la supŽrieure ; il nĠy en avait presque pas une lˆ qui ne mĠežt ™tŽ ma voix et rompu les doigts, si elle lĠavait pu. Celles qui nĠavaient peut-tre entendu de musique de leur vie, sĠavisrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que dŽplaisants qui ne prirent point auprs de la supŽrieure ; taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux quĠelle vienne ici tous les jours ; jĠai su un peu de clavecin autrefois, et je veux quĠelle mĠy remette. Ñ Ah ! Madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on nĠa pas tout oubliŽÉ Trs volontiers ; cde-moi ta place. Elle prŽluda, elle joua des choses folles, bizarres, dŽcousues comme ses idŽes, mais je vis ˆ travers tous les dŽfauts de son exŽcution quĠelle avait la main infiniment plus lŽgre que moi ; je le lui dis, car jĠaime ˆ louer, et jĠai rarement perdu lĠoccasion de le faire avec vŽritŽ, cela est si doux ! Les religieuses sĠŽclipsrent les unes aprs les autres, et je restai presque seule avec la supŽrieure ˆ parler musique. Elle Žtait assise, jĠŽtais debout ; elle me prenait les mains et elle me disait en les serrant : Mais outre quĠelle joue bien, elle a les plus jolis doigts du monde. Voyez donc, sÏur ThŽrseÉ SÏur ThŽrse baissait les yeux, rougissait et bŽgayait ; cependant que jĠeusse les doigts jolis ou non, que la supŽrieure ežt tort ou raison de lĠobserver, quĠest-ce que cela faisait ˆ cette sÏur ? La supŽrieure mĠembrassait par le milieu du corps et elle trouvait que jĠavais la plus jolie taille. Elle mĠavait tirŽe ˆ elle, elle me fit asseoir sur ses genoux ; elle me relevait la tte avec les mains et mĠinvitait ˆ la regarder ; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint ; je ne rŽpondais rien, jĠavais les yeux baissŽs, et je me laissais aller ˆ toutes ces caresses comme une idiote ; sÏur ThŽrse Žtait distraite, inquite ; se promenait ˆ droite et ˆ gauche ; touchait ˆ tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne ; regardait par la fentre ; croyait avoir entendu frapper ˆ la porte ; et la supŽrieure lui dit : Sainte-ThŽrse, tu peux tĠen aller, si tu tĠennuies. Ñ Madame, je ne mĠennuie pas. Ñ CĠest que jĠai mille choses ˆ demander ˆ cette enfant. Ñ Je le crois. Ñ Je veux savoir toute son histoire. Comment rŽparerai-je les peines quĠon lui a faites, si je les ignore ? Je veux quĠelle me les raconte sans rien omettre. Je suis sžre que jĠen aurai le cÏur dŽchirŽ et que jĠen pleurerai, mais nĠimporte. Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout ? Ñ Madame, quand vous lĠordonnerez. Ñ Je tĠen prierais tout ˆ lĠheure, si nous en avions le temps ; quelle heure est-il ? SÏur ThŽrse rŽpondit : Madame, il est cinq heures, et les vpres vont sonner. Ñ QuĠelle commence toujours. Ñ Mais, Madame, vous mĠaviez promis un moment de consolation avant vpres. JĠai des pensŽes qui mĠinquitent ; je voudrais bien ouvrir mon cÏur ˆ Maman. Si je vais ˆ lĠoffice sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite. Ñ Non, non, dit la supŽrieure ; tu es folle avec tes idŽes. Je gage que je sais ce que cĠest, nous en parlerons demain. Ñ Ah ! chre Mre, dit sÏur ThŽrse en se jetant aux pieds de la supŽrieure et fondant en larmes, que ce soit tout ˆ lĠheure. Ñ Madame, dis-je ˆ la supŽrieure en me levant de sur ses genoux o jĠŽtais restŽe, accordez ˆ ma sÏur ce quĠelle vous demande, ne laissez pas durer sa peine ; je vais me retirer. JĠaurai toujours le temps de satisfaire lĠintŽrt que vous voulez bien prendre ˆ moi ; et quand vous aurez entendu ma sÏur ThŽrse, elle ne souffrira plusÉ Je fis un mouvement vers la porte pour sortir, la supŽrieure me retenait dĠune main, sÏur ThŽrse ˆ genoux sĠŽtait emparŽe de lĠautre, la baisait et pleurait ; et la supŽrieure lui disait : En vŽritŽ, Sainte-ThŽrse, tu es bien incommode avec tes inquiŽtudes ; je te lĠai dŽjˆ dit, cela me dŽpla”t, cela me gne ; je ne veux pas tre gnŽe. Ñ Je le sais, mais je ne suis pas la ma”tresse de mes sentiments ; je voudrais et je ne sauraisÉ Ñ Cependant je mĠŽtais retirŽe et jĠavais laissŽ avec la supŽrieure la jeune sÏur. Je ne pus mĠempcher de la regarder ˆ lĠŽglise ; il lui restait de lĠabattement et de la tristesse ; nos yeux se rencontrrent plusieurs fois, et il me sembla quĠelle avait de la peine ˆ soutenir mon regard. Pour la supŽrieure, elle sĠŽtait assoupie dans sa stalle.

LĠoffice fut dŽpchŽ en un clin dĠÏil. Le chÏur nĠŽtait pas, ˆ ce quĠil me parut, lĠendroit de la maison o lĠon se plaisait le plus ; on en sortit avec la vitesse et le babil dĠune troupe dĠoiseaux qui sĠŽchapperaient dĠune volire ; et les sÏurs se rŽpandaient les unes chez les autres en courant, en riant, en parlant. La supŽrieure se renferma dans sa cellule, et la sÏur ThŽrse sĠarrta sur la porte de la sienne, mĠŽpiant comme si elle ežt ŽtŽ curieuse de savoir ce que je deviendrais ; je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la sÏur ThŽrse ne se referma que quelque temps aprs et se referma doucement. Il me vint en idŽe que cette jeune fille Žtait jalouse de moi et quĠelle craignait que je ne lui ravisse la place quĠelle occupait dans les bonnes gr‰ces et lĠintimitŽ de la supŽrieure. Je lĠobservai plusieurs jours de suite, et lorsque je me crus suffisamment assurŽe de mon soupon par ses petites colres, ses puŽriles alarmes, sa persŽvŽrance ˆ me suivre ˆ la piste, ˆ mĠexaminer, ˆ se trouver entre la supŽrieure et moi, ˆ briser nos entretiens, ˆ dŽprimer mes qualitŽs, ˆ faire sortir mes dŽfauts, plus encore ˆ sa p‰leur, ˆ sa douleur, ˆ ses pleurs, au dŽrangement de sa santŽ et mme de son esprit, je lĠallai trouver et je lui dis : Chre amie, quĠavez-vous ? Ñ Elle ne me rŽpondit pas ; ma visite la surprit et lĠembarrassa, elle ne savait ni que dire, ni que faire. Ñ Vous ne me rendez pas assez de justice ; parlez-moi vrai : vous craignez que je nĠabuse du gožt que notre Mre a pris pour moi, que je ne vous Žloigne de son cÏur. Rassurez-vous, cela nĠest pas dans mon caractre. Si jĠŽtais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son espritÉ Ñ Vous aurez tout celui quĠil vous plaira ; elle vous aime, elle fait aujourdĠhui pour vous prŽcisŽment ce quĠelle a fait pour moi dans les commencements. Ñ Eh bien, soyez sžre que je ne me servirai de la confiance quĠelle mĠaccordera que pour vous rendre plus chŽrie. Ñ Et cela dŽpendra-t-il de vous ? Ñ Et pourquoi cela nĠen dŽpendrait-il pas ? Ñ Au lieu de me rŽpondre, elle se jeta ˆ mon cou, et elle me dit en soupirant : Ce nĠest pas votre faute, je le sais bien, je me le dis ˆ tout moment ; mais promettez-moiÉ Ñ Que voulez-vous que je vous promette ? Ñ QueÉ Ñ Achevez. Je ferai tout ce qui dŽpendra de moi. Ñ Elle hŽsita, se couvrit les yeux de ses mains, et dĠune voix si basse quĠˆ peine je lĠentendais : Que vous la verrez le moins souvent que vous pourrezÉ Ñ Cette demande me parut si Žtrange, que je ne pus mĠempcher de lui rŽpondre : Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre supŽrieure ? Je ne suis point f‰chŽe que vous la voyiez sans cesse, moi ; vous ne devez pas tre plus f‰chŽe que jĠen fasse autant ; ne suffit-il pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprs dĠelle ni ˆ vous, ni ˆ personne ? Elle ne me rŽpondit que par ces mots quĠelle pronona dĠune manire douloureuse en se sŽparant de moi et en se jetant sur son lit : Je suis perdue. Ñ Perdue ! Et pourquoi ? Mais il faut que vous me croyiez la plus mŽchante crŽature qui soit au monde.

Nous en Žtions lˆ, lorsque la supŽrieure entra. Elle avait passŽ ˆ ma cellule, elle ne mĠy avait point trouvŽe : elle avait parcouru presque toute la maison, inutilement ; il ne lui vint pas en pensŽe que jĠŽtais chez Sainte-ThŽrse ; lorsquĠelle lĠeut appris par celles quĠelle avait envoyŽes ˆ ma dŽcouverte, elle accourut. Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage, mais toute sa personne Žtait si rarement ensemble ! Sainte-ThŽrse Žtait en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis : Ma chre Mre, je vous demande pardon dĠtre venue ici sans votre permission. Ñ Il est vrai, me rŽpondit-elle, quĠil ežt ŽtŽ mieux de la demander. Ñ Mais cette chre sÏur mĠa fait compassion, jĠai vu quĠelle Žtait en peine. Ñ Et de quoi ? Ñ Vous le dirai-je ? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas ? CĠest une dŽlicatesse qui fait tant dĠhonneur ˆ son ‰me et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les tŽmoignages de bontŽ que vous mĠavez donnŽs ont alarmŽ sa tendresse, elle a craint que je nĠobtinsse dans votre cÏur la prŽfŽrence sur elle ; ce sentiment de jalousie si honnte dĠailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chre Mre, Žtait, ˆ ce quĠil mĠa semblŽ, devenu cruel pour ma sÏur, et je la rassurais. Ñ La supŽrieure aprs mĠavoir ŽcoutŽe prit un air sŽvre et imposant et lui dit : SÏur ThŽrse, je vous ai aimŽe et je vous aime encore ; je nĠai point ˆ me plaindre de vous, et vous nĠaurez point ˆ vous plaindre de moi, mais je ne saurais souffrir ces prŽtentions exclusives ; dŽfaites-vous-en, si vous craignez dĠŽteindre ce qui me reste dĠattachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la sÏur AgatheÉ Puis se tournant vers moi, elle me dit : CĠest cette grande brune que vous voyez au chÏur vis-ˆ-vis de moiÉ (Car je me rŽpandais si peu, il y avait si peu de temps que jĠŽtais dans la maison, jĠŽtais si nouvelle que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta : Je lĠaimais, lorsque sÏur ThŽrse entra ici et que je commenai ˆ la chŽrir. Elle eut les mmes inquiŽtudes, elle fit les mmes folies ; je lĠen avertis, elle ne se corrigea point, et je fus obligŽe dĠen venir ˆ des voies sŽvres qui ont durŽ trop longtemps et qui sont trs contraires ˆ mon caractre, car elles vous diront toutes que je suis bonne et que je ne punis jamais quĠˆ contrecÏurÉ Puis sĠadressant ˆ Sainte-ThŽrse, elle ajouta : Mon enfant, je ne veux point tre gnŽe, je vous lĠai dŽjˆ dit ; vous me connaissez, ne me faites point sortir de mon caractreÉ Ensuite elle me dit en sĠappuyant dĠune main sur mon Žpaule : Venez, Sainte-Suzanne, reconduisez-moi. Nous sort”mes. Sainte-ThŽrse voulut nous suivre, mais la supŽrieure dŽtournant la tte nŽgligemment par-dessus mon Žpaule, lui dit dĠun ton de despotisme : Rentrez dans votre cellule, et nĠen sortez pas que je ne vous le permetteÉ Elle obŽit, ferma sa porte avec violence et sĠŽchappa en quelques discours qui firent frŽmir la supŽrieure, je ne sais pourquoi, car ils nĠavaient pas de sens. Je vis sa colre, et je lui dis : Chre Mre, si vous avez quelque bontŽ pour moi, pardonnez ˆ ma sÏur ThŽrse ; elle a la tte perdue, elle ne sait ce quĠelle dit, elle ne sait ce quĠelle fait. Ñ Que je lui pardonne ? Je le veux bien, mais que me donnerez-vous ? Ñ Ah ! Chre Mre, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plžt et qui vous apais‰t ? Ñ Elle baissa les yeux, rougit et soupira ; en vŽritŽ, cĠŽtait comme un amant. Elle me dit ensuite en se rejetant nonchalamment sur moi et comme si elle ežt dŽfailli : Approchez votre front que je le baiseÉ Je me penchai et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sit™t quĠune religieuse avait fait quelque faute, jĠintercŽdais pour elle, et jĠŽtais sžre dĠobtenir sa gr‰ce par quelque faveur innocente ; cĠŽtait toujours un baiser ou sur le front, ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche, elle trouvait que jĠavais lĠhaleine pure, les dents blanches et les lvres fra”ches et vermeilles. En vŽritŽ, je serais bien belle, si je mŽritais la plus petite partie des Žloges quĠelle me donnait ; si cĠŽtait mon front, il Žtait blanc, uni et dĠune forme charmante ; si cĠŽtaient mes yeux, ils Žtaient brillants ; si cĠŽtaient mes joues, elles Žtaient vermeilles et douces ; si cĠŽtaient mes mains, elles Žtaient petites et potelŽes ; si cĠŽtait ma gorge, elle Žtait dĠune fermetŽ de pierre et dĠune forme admirable ; si cĠŽtaient mes bras, il Žtait impossible de les avoir mieux tournŽs et plus ronds ; si cĠŽtait mon cou, aucune des sÏurs ne lĠavait mieux fait et dĠune beautŽ plus exquise et plus rare ; que sais-je tout ce quĠelle me disait. Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; jĠen rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois en me regardant de la tte aux pieds avec un air de complaisance que je nĠai jamais vu ˆ aucune autre femme, elle me disait : Non, cĠest le plus grand bonheur que Dieu lĠait appelŽe dans la retraite ; avec cette figure-lˆ dans le monde elle aurait damnŽ autant dĠhommes quĠelle en aurait vu, et elle se serait damnŽe avec eux. Dieu fait bien tout ce quĠil fait.

Cependant nous nous avancions vers sa cellule, je me disposais ˆ la quitter, mais elle me prit par la main et elle me dit : Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp, mais entrez, vous me donnerez une petite leon de clavecinÉ Je la suivis ; en un moment elle eut ouvert le clavecin, prŽparŽ un livre, approchŽ une chaise, car elle Žtait vive. Je mĠassis ; elle pensa que je pourrais avoir froid, elle dŽtacha de dessus les chaises un coussin quĠelle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds quĠelle mit dessus, ensuite elle alla se placer derrire la chaise et sĠappuyer sur le dossier. Je fis dĠabord des accords, ensuite je jouai quelques pices de Couperin, de Rameau, de Scarlatti ; cependant elle avait levŽ un coin de mon linge de cou, sa main Žtait placŽe sur mon Žpaule nue et lĠextrŽmitŽ de ses doigts posŽe sur ma gorge. Elle soupirait, elle paraissait oppressŽe, son haleine sĠembarrasser ; la main quĠelle tenait sur mon Žpaule dĠabord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle ežt ŽtŽ sans force et sans vie, et sa tte tombait sur la mienne. En vŽritŽ, cette folle-lˆ Žtait dĠune sensibilitŽ incroyable et avait le gožt le plus vif pour la musique ; je nĠai jamais connu personne sur qui elle ežt produit des effets si singuliers.

Nous nous amusions ainsi dĠune manire aussi simple que douce lorsque tout ˆ coup la porte sĠouvrit avec violence ; jĠen eus frayeur et la supŽrieure aussi. CĠŽtait cette extravagante de Sainte-ThŽrse ; son vtement Žtait en dŽsordre, ses yeux Žtaient troublŽs, elle nous parcourait lĠune et lĠautre avec lĠattention la plus bizarre ; les lvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint ˆ elle et se jeta aux pieds de la supŽrieure, je joignis ma prire ˆ la sienne, et jĠobtins encore son pardon ; mais la supŽrieure lui protesta de la manire la plus ferme que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sort”mes toutes deux ensemble.

En retournant ˆ nos cellules je lui dis : Chre sÏur, prenez garde, vous indisposerez notre Mre. Je ne vous abandonnerai pas, mais vous userez mon crŽdit auprs dĠelle, et je serai dŽsespŽrŽe de ne pouvoir plus rien ni pour vous, ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos idŽes ?É Point de rŽponseÉ Que craignez-vous de moi ?É Point de rŽponseÉ Est-ce que notre Mre ne peut pas nous aimer Žgalement toutes deux ? Ñ Non, non, me rŽpondit-elle avec violence, cela ne se peut ; bient™t je lui rŽpugnerai, et jĠen mourrai de douleur. Ah ! pourquoi tes-vous venue ici ? Vous nĠy serez pas heureuse longtemps, jĠen suis sžre, et je serai malheureuse pour toujours. Ñ Mais, lui dis-je, cĠest un grand malheur, je le sais, que dĠavoir perdu la bienveillance de sa supŽrieure, mais jĠen connais un plus grand, cĠest de lĠavoir mŽritŽ ; vous nĠavez rien ˆ vous reprocher ? Ñ Ah ! plžt ˆ Dieu ! Ñ Si vous vous accusez en vous-mme de quelque faute, il faut la rŽparer, et le moyen le plus sžr, cĠest dĠen supporter patiemment la peine. Ñ Je ne saurais, je ne saurais ; et puis est-ce ˆ elle ˆ mĠen punir ? Ñ Ë elle ! SÏur ThŽrse, ˆ elle ! Est-ce quĠon parle ainsi dĠune supŽrieure ? Cela nĠest pas bien, vous vous oubliez ; je suis sžre que cette faute est plus grave quĠaucune de celles que vous vous reprochez. Ñ Ah ! plžt ˆ Dieu, me dit-elle encore, plžt ˆ Dieu !É Et nous nous sŽpar‰mes, elle pour aller se dŽsoler dans sa cellule, moi pour aller rver dans la mienne ˆ la bizarrerie des ttes de femmes. Voilˆ lĠeffet de la retraite. LĠhomme est nŽ pour la sociŽtŽ. SŽparez-le, isolez-le, ses idŽes se dŽsuniront, son caractre se tournera, mille affections ridicules sĠŽlveront dans son cÏur, des pensŽes extravagantes germeront dans son esprit comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une fort, il y deviendra fŽroce ; dans un clo”tre o lĠidŽe de nŽcessitŽ se joint ˆ celle de servitude, cĠest pis encore : on sort dĠune fort, on ne sort plus dĠun clo”tre ; on est libre dans la fort, on est esclave dans le clo”tre. Il faut peut-tre plus de force dĠ‰me encore pour rŽsister ˆ la solitude quĠˆ la misre ; la misre avilit, la retraite dŽprave. Vaut-il mieux vivre dans lĠabjection que dans la folie ? CĠest ce que je nĠoserais dŽcider, mais il faut Žviter lĠune et lĠautre.

Je voyais cro”tre de jour en jour la tendresse que la supŽrieure avait conue pour moi. JĠŽtais sans cesse dans sa cellule ou elle Žtait dans la mienne ; pour la moindre indisposition elle mĠordonnait lĠinfirmerie, elle me dispensait des offices, elle mĠenvoyait coucher de bonne heure ou mĠinterdisait lĠoraison du matin. Au chÏur, au rŽfectoire, ˆ la rŽcrŽation elle trouvait moyen de me donner des marques dĠamitiŽ ; au chÏur, sĠil se rencontrait un verset qui contint quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me lĠadressant, ou elle me regardait sĠil Žtait chantŽ par une autre ; au rŽfectoire, elle mĠenvoyait toujours quelque chose de ce quĠon lui servait dĠexquis ; ˆ la rŽcrŽation, elle mĠembrassait par le milieu du corps, elle me disait les choses les plus douces et les plus obligeantes. On ne lui faisait aucun prŽsent que je ne le partageasse, chocolat, sucre, cafŽ, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fžt ; elle avait dŽparŽ sa cellule dĠestampes, dĠustensiles, de meubles et dĠune infinitŽ de choses agrŽables ou commodes pour en orner la mienne ; je ne pouvais presque pas mĠen absenter un moment quĠˆ mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. JĠallais lĠen remercier chez elle, et elle ressentait une joie qui ne se peut exprimer ; elle mĠembrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, mĠentretenait des choses les plus secrtes de la maison, et se promettait, si je lĠaimais, une vie mille fois plus heureuse que celle quĠelle aurait passŽe dans le monde ; aprs cela elle sĠarrtait, me regardait avec des yeux attendris et me disait : SÏur Suzanne, mĠaimez-vous ? Ñ Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer ? Il faudrait que jĠeusse lĠ‰me bien ingrate. Ñ Cela est vrai. Ñ Vous avez tant de bontŽÉ Ñ Dites de gožt pour vousÉ et en prononant ces mots elle baissait les yeux, la main dont elle me tenait embrassŽe me serrait plus fortement, celle quĠelle avait appuyŽe sur mon genou pressait davantage, elle mĠattirait sur elle, mon visage se trouvait placŽ sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait, on ežt dit quĠelle avait ˆ me confier quelque chose quĠelle nĠosait, elle versait des larmes, et puis elle me disait : Ah ! SÏur Suzanne, vous ne mĠaimez pas ! Ñ Je ne vous aime pas, chre Mre ? Ñ Non. Ñ Et dites-moi ce quĠil faut que je fasse pour vous le prouver. Ñ Il faudrait que vous le devinassiez. Ñ Je cherche, je ne devine rienÉ Cependant elle avait levŽ son linge de cou et elle avait mis une de mes mains sur sa gorge, elle se taisait, je me taisais aussi ; elle paraissait gožter le plus grand plaisir ; elle mĠinvitait ˆ lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche, et je lui obŽissais, je ne crois pas quĠil y ežt du mal ˆ cela. Cependant son plaisir sĠaccroissait, et comme je ne demandais pas mieux que dĠajouter ˆ son bonheur dĠune manire aussi innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main quĠelle avait posŽe sur mon genou se promenait sur tous mes vtements depuis lĠextrŽmitŽ de mes pieds jusquĠˆ ma ceinture, me pressant tant™t dans un endroit, tant™t en un autre ; elle mĠexhortait en bŽgayant et dĠune voix altŽrŽe et basse ˆ redoubler mes caresses, je les redoublais ; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, o elle devint p‰le comme la mort, ses yeux se fermrent, tout son corps sĠŽtendit avec violence, ses lvres se fermrent dĠabord, elles Žtaient humectŽes comme dĠune mousse lŽgre, puis sa bouche sĠentrouvrit, et elle me parut mourir en poussant un grand soupir. Je me levai brusquement, je crus quĠelle se trouvait mal, je voulais sortir, appeler. Elle entrouvrit faiblement les yeux et me dit dĠune voix Žteinte : Innocente, ce nĠest rien ; quĠallez-vous faire ? ArrtezÉ Je la regardais avec de grands yeux hŽbŽtŽs, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux, elle ne pouvait plus parler du tout ; elle me fit signe dĠapprocher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi, je craignais, je tremblais, le cÏur me palpitait, jĠavais de la peine ˆ respirer, je me sentais troublŽe, oppressŽe, agitŽe, jĠavais peur, il me semblait que les forces mĠabandonnassent et que jĠallais dŽfaillir ; cependant je ne saurais dire que ce fžt de la peine que je ressentisse. JĠallai prs dĠelle, elle me fit signe encore de la main de mĠasseoir sur ses genoux, je mĠassis. Elle Žtait comme morte, et moi comme si jĠallais mourir ; nous demeur‰mes assez longtemps lĠune et lĠautre dans cet Žtat singulier ; si quelque religieuse fžt survenue, en vŽritŽ elle ežt ŽtŽ bien effrayŽe ; on aurait imaginŽ ou que nous nous Žtions trouvŽes mal ou que nous nous Žtions endormies. Cependant cette bonne supŽrieure, car il est impossible dĠtre si sensible et de nĠtre pas bonne, me parut revenir ˆ elle ; elle Žtait toujours renversŽe sur sa chaise, ses yeux Žtaient toujours fermŽs, mais son visage sĠŽtait animŽ des plus belles couleurs ; elle prenait une de mes mains quĠelle baisait, et moi je lui disais : Ah ! chre Mre, vous mĠavez bien fait peurÉ Elle sourit doucement sans ouvrir les yeux. Mais est-ce que vous nĠavez pas souffert ? Ñ Non. Ñ Je lĠai cru. Ñ LĠinnocente ! Ah ! la chre innocente ! QuĠelle me pla”t !É Et en disant ces mots elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit ˆ brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle me dit : Quel ‰ge avez-vous ? Ñ Je nĠai pas encore dix-neuf ans. Ñ Cela ne se conoit pas. Ñ Chre Mre, rien nĠest plus vrai. Ñ Je veux savoir toute votre vie ; vous me la direz ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Toute ? Ñ Toute. Ñ Mais on pourrait venir, allons nous mettre au clavecin, vous me donnerez leonÉ Nous y all‰mes ; mais je ne sais comment cela se fit, les mains me tremblaient, le papier ne me montrait quĠun amas confus de notes ; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit ˆ rire ; elle prit ma place, mais ce fut pis encore, ˆ peine pouvait-elle soutenir ses bras. Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu nĠes gure en Žtat de montrer ni moi dĠapprendre ; je suis un peu fatiguŽe, il faut que je me repose. Adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui sĠest passŽ dans cette chre petite ‰me-lˆ. AdieuÉ Les autres fois quand je sortais elle mĠaccompagnait jusquĠˆ sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusquĠˆ la mienne, elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que quand jĠŽtais rentrŽe chez moi ; cette fois-ci, ˆ peine se leva-t-elle, ce fut tout ce quĠelle put faire que de gagner le fauteuil qui Žtait ˆ c™tŽ de son lit ; elle sĠassit, pencha la tte sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains, ses yeux se fermrent, et je mĠen allai.

Ma cellule Žtait presque vis-ˆ-vis de la cellule de Sainte-ThŽrse ; la sienne Žtait ouverte, elle mĠattendait. Elle mĠarrta et me dit : Ah ! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre Mre. Ñ Oui, lui dis-je. Ñ Vous y tes demeurŽe longtemps. Ñ Autant quĠelle lĠa voulu. Ñ Ce nĠest pas lˆ ce que vous mĠaviez promis. Oseriez-vous bien me dire ce que vous y avez fait ? Ñ Quoique ma conscience ne me reproch‰t rien, je vous avouerai cependant, Monsieur le marquis, que sa question me troubla ; elle sĠen aperut, elle insista, et je lui rŽpondis : Chre sÏur, peut-tre ne mĠen croiriez-vous pas, mais vous en croirez peut-tre notre chre Mre, et je la prierai de vous en instruire. Ñ Ma chre Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacitŽ, gardez-vous-en bien ; vous ne voulez pas me rendre malheureuse, elle ne me le pardonnerait jamais. Vous ne la connaissez pas, elle est capable de passer de la plus grande sensibilitŽ jusquĠˆ la fŽrocitŽ ; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire. Ñ Vous le voulez ? Ñ Je vous le demande ˆ genoux. Je suis dŽsespŽrŽe ; je vois bien quĠil faut se rŽsoudre, je me rŽsoudrai. Promettez-moi de ne lui rien direÉ Ñ Je la relevai, je lui donnai ma parole, elle y compta et elle eut raison ; et nous nous renferm‰mes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.

RentrŽe chez moi, je me trouvai rveuse. Je voulus prier et je ne le pus pas. Je commenai un ouvrage que je quittai pour un autre que je quittai pour un autre encore, mes mains sĠarrtaient dĠelles-mmes et jĠŽtais comme imbŽcile. Jamais je nĠavais ŽprouvŽ rien de pareil ; mes yeux se fermrent dĠeux-mmes, je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais de jour. RŽveillŽe, je mĠinterrogeai sur ce qui sĠŽtait passŽ entre la supŽrieure et moi ; je mĠexaminai, je crus entrevoir en mĠexaminant encoreÉ mais cĠŽtaient des idŽes si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi ; le rŽsultat de mes rŽflexions, cĠest que cĠŽtait peut-tre une maladie ˆ laquelle elle Žtait sujette ; puis il mĠen vint une autre, cĠest que peut-tre cette maladie se gagnait, que Sainte-ThŽrse lĠavait prise, et que je la prendrais aussi.

Le lendemain, aprs lĠoffice du matin, notre supŽrieure me dit : Sainte-Suzanne, cĠest aujourdĠhui que jĠespre savoir tout ce qui vous est arrivŽ ; venezÉ JĠallai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil ˆ c™tŽ de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse ; je la dominais un peu parce que je suis plus grande et que jĠŽtais plus ŽlevŽe. Elle Žtait si proche de moi que mes deux genoux Žtaient entrelacŽs dans les siens et elle Žtait accoudŽe sur son lit. Aprs un petit moment de silence, je lui dis : Quoique je sois bien jeune, jĠai eu bien de la peine ; il y aura bient™t vingt ans que je suis au monde et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout et si vous aurez le cÏur de lĠentendre. Peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout ; chre Mre, par o voulez-vous que je commence ? Ñ Par les premires. Ñ Mais, lui dis-je, chre Mre, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps. Ñ Ne crains rien, jĠaime ˆ pleurer, cĠest un Žtat dŽlicieux pour une ‰me tendre que celui de verser des larmes. Tu dois aimer ˆ pleurer aussi, tu essuieras mes larmes, jĠessuierai les tiennes, et peut-tre nous serons heureuses au milieu du rŽcit de tes souffrances ; qui sait jusquĠo lĠattendrissement peut nous mener ?É Et en prononant ces derniers mots elle me regarda de bas en haut avec des yeux dŽjˆ humides, elle me prit les deux mains, elle sĠapprocha de moi plus prs encore, en sorte quĠelle me touchait et que je la touchais. Raconte, mon enfant, dit-elle, jĠattends, je me sens les dispositions les plus pressantes ˆ mĠattendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueuxÉ Je commenai donc mon rŽcit ˆ peu prs comme je viens de vous lĠŽcrire. Je ne saurais vous dire lĠeffet quĠil produisit sur elle, les soupirs quĠelle poussa, les pleurs quĠelle versa, les marques dĠindignation quĠelle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp : je serais bien f‰chŽe quĠil leur arriv‰t la plus petite partie des maux quĠelle leur souhaita : je ne voudrais pas avoir arrachŽ un cheveu de la tte de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle mĠinterrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait ˆ sa place ; dĠautres fois elle levait les yeux et les mains au Ciel, et puis elle se cachait la tte entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scne du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris ; quand je fus ˆ la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penchŽ sur son lit, le visage cachŽ dans sa couverture et les bras Žtendus au-dessus de sa tte ; et moi je lui disais : Chre Mre, je vous demande pardon de toute la peine que je vous ai causŽe, je vous en avais prŽvenue, mais cĠest vous qui lĠavez vouluÉ Et elle ne me rŽpondait que par ces mots : Les mŽchantes crŽatures ! Les horribles crŽatures ! Il nĠy a que dans les couvents o lĠhumanitŽ puisse sĠŽteindre ˆ ce point. Lorsque la haine vient sĠunir ˆ la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus o les choses seront portŽes. Heureusement je suis douce, jĠaime toutes mes religieuses ; elles ont pris les unes plus, les autres moins de mon caractre, et elles sĠaiment entre elles. Mais comment cette faible santŽ a-t-elle pu rŽsister ˆ tant de tourments ? Comment tous ces petits membres nĠont-ils pas ŽtŽ brisŽs ? Comment toute cette machine dŽlicate nĠa-t-elle pas ŽtŽ dŽtruite ? Comment lĠŽclat de ces yeux ne sĠest-il pas Žteint dans les larmes ? Les cruelles ! Serrer ces bras avec des cordes !É et elle me prenait les bras et elle les baisaitÉ Noyer de larmes ces yeux !É et elle les baisaitÉ Arracher la plainte et les gŽmissements de cette bouche !É et elle la baisaitÉ Condamner ce visage charmant et serein ˆ se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !É et elle le baisaitÉ Faner les roses de ces joues !É et elle les flattait de la main et elle les baisaitÉ DŽparer cette tte ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci !É et elle baisait ma tte, mon front, mes cheveuxÉ Oser entourer ce cou dĠune corde, et dŽchirer ces Žpaules avec des pointes aigu‘s !É et elle Žcartait mon linge de cou et de tte, elle entrouvrait le haut de ma robe, mes cheveux tombaient Žpars sur mes Žpaules dŽcouvertes, ma poitrine Žtait ˆ demi nue, et ses baisers se rŽpandaient sur mon cou, sur mes Žpaules dŽcouvertes et sur ma poitrine ˆ demi nue. Je mĠaperus alors au tremblement qui la saisit, au trouble de son discours, ˆ lĠŽgarement de ses yeux et de ses mains, ˆ son genou qui se pressait entre les miens, ˆ lĠardeur dont elle me serrait et ˆ la violence dont ses bras mĠenlaaient, que sa maladie ne tarderait pas ˆ la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi, mais jĠŽtais saisie dĠune frayeur, dĠun tremblement et dĠune dŽfaillance qui me vŽrifiaient le soupon que jĠavais eu que son mal Žtait contagieux. Je lui dis : Chre Mre, voyez dans quel dŽsordre vous mĠavez mise ; si lĠon venait ! Ñ Reste, reste, me disait-elle dĠune voix oppressŽe, on ne viendra pasÉ Cependant je faisais effort pour me lever et mĠarracher dĠelle, et je lui disais : Chre Mre, prenez garde, voilˆ votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je mĠŽloigneÉ Je voulais mĠŽloigner, je le voulais, cela est sžr, mais je ne le pouvais pas, je ne me sentais aucune force, mes genoux se dŽrobaient sous moi. Elle Žtait assise, jĠŽtais debout, elle mĠattirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser ; je mĠassis sur le bord de son lit, et je lui dis : Chre Mre, je ne sais ce que jĠai, je me trouve mal. Ñ Et moi aussi, me dit-elle ; mais repose-toi un moment, cela passera ; ce ne sera rien. En effet ma supŽrieure reprit du calme et moi aussi. Nous Žtions lĠune et lĠautre abattues, moi, la tte penchŽe sur son oreiller, elle, la tte posŽe sur un de mes genoux, le front placŽ sur une de mes mains ; nous rest‰mes quelques moments dans cet Žtat. Je ne sais ce quĠelle pensait ; pour moi, je ne pensais ˆ rien, je ne le pouvais, jĠŽtais dĠune faiblesse qui mĠoccupait tout entire. Nous gardions le silence, lorsque la supŽrieure le rompit la premire, elle me dit : Suzanne, il mĠa paru par ce que vous mĠavez dit de votre premire supŽrieure quĠelle vous Žtait fort chre. Ñ Beaucoup. Ñ Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle Žtait mieux aimŽe de vousÉ Vous ne me rŽpondez pas ? Ñ JĠŽtais malheureuse, et elle adoucissait mes peines. Ñ Mais dĠo vient votre rŽpugnance pour la vie religieuse ? Suzanne, vous ne mĠavez pas tout dit. Ñ Pardonnez-moi, Madame. Ñ Quoi ! il nĠest pas possible, aimable comme vous lĠtes, car, mon enfant, vous lĠtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne vous lĠait dit. Ñ On me lĠa dit. Ñ Et celui qui vous le disait ne vous dŽplaisait pas ? Ñ Non. Ñ Et vous vous tes prise de gožt pour lui ? Ñ Point du tout. Ñ Quoi ! votre cÏur nĠa jamais rien senti ? Ñ Rien. Ñ Quoi ! ce nĠest pas une passion ou secrte ou dŽsapprouvŽe de vos parents qui vous a donnŽ de lĠaversion pour le couvent ? Confiez-moi cela, je suis indulgente. Ñ Je nĠai, chre Mre, rien ˆ vous confier lˆ-dessus. Ñ Mais, encore une fois, dĠo vient votre rŽpugnance pour la vie religieuse ? Ñ De la vie mme. JĠen hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte ; il me semble que je suis appelŽe ˆ autre chose. Ñ Mais ˆ quoi cela vous semble-t-il ? Ñ Ë lĠennui qui mĠaccable. Je mĠennuie. Ñ Ici mme ? Ñ Oui, chre Mre, ici mme, malgrŽ toute la bontŽ que vous avez pour moi. Ñ Mais est-ce que vous Žprouvez en vous-mme des mouvements, des dŽsirs ? Ñ Aucun. Ñ Je le crois ; vous me paraissez dĠun caractre tranquille. Ñ Assez. Ñ Froid mme. Ñ Je ne sais. Ñ Vous ne connaissez pas le monde ? Ñ Je le connais peu. Ñ Quel attrait peut-il donc avoir pour vous ? Ñ Cela ne mĠest pas bien expliquŽ ; mais il faut pourtant quĠil en ait. Ñ Est-ce la libertŽ que vous regrettez ? Ñ CĠest cela, et peut-tre beaucoup dĠautres choses. Ñ Et ces autres choses, quelles sont-elles ? Mon amie, parlez-moi ˆ cÏur ouvert ; voudriez-vous tre mariŽe ? Ñ Je lĠaimerais mieux que dĠtre ce que je suis, cela est certain. Ñ Pourquoi cette prŽfŽrence ? Ñ Je lĠignore. Ñ Vous lĠignorez ? Mais dites-moi, quelle impression fait sur vous la prŽsence dĠun homme ? Ñ Aucune. SĠil a de lĠesprit et quĠil parle bien, je lĠŽcoute avec plaisir ; sĠil est dĠune belle figure, je le remarque. Ñ Et votre cÏur est tranquille ? Ñ JusquĠˆ prŽsent il est restŽ sans Žmotion. Ñ Quoi ! lorsquĠils ont attachŽ leurs regards animŽs sur les v™tres, vous nĠavez pas ressenti ?É Ñ Quelquefois de lĠembarras, ils me faisaient baisser les yeux. Ñ Sans aucun trouble ? Ñ Aucun. Ñ Et vos sens ne vous disaient rien ? Ñ Je ne sais pas ce que cĠest que le langage des sens. Ñ Ils en ont un cependant. Ñ Cela se peut. Ñ Et vous ne le connaissez pas ? Ñ Point du tout. Ñ Quoi ! vousÉ CĠest un langage bien doux. Et voudriez-vous le conna”tre ? Ñ Non, chre Mre ; ˆ quoi cela me servirait-il ? Ñ Ë dissiper votre ennui. Ñ Ë lĠaugmenter peut-tre. Et puis que signifie ce langage des sens sans objet ? Ñ Quand on parle, cĠest toujours ˆ quelquĠun, cela vaut mieux sans doute que de sĠentretenir seule, quoique ce ne soit pas tout ˆ fait sans plaisir. Ñ Je nĠentends rien ˆ cela. Ñ Si tu voulais, chre enfant, je te deviendrais plus claire. Ñ Non, chre Mre, non. Je ne sais rien, et jĠaime mieux ne rien savoir que dĠacquŽrir des connaissances qui me rendraient peut-tre plus ˆ plaindre que je ne le suis. Je nĠai point de dŽsirs, et je nĠen veux point chercher que je ne pourrais satisfaire. Ñ Et pourquoi ne le pourrais-tu pas ? Ñ Et comment le pourrais-je ? Ñ Comme moi. Ñ Comme vous ! Mais il nĠy a personne dans cette maisonÉ Ñ JĠy suis, chre amie, vous y tes. Ñ Eh bien, que vous suis-je ? Que mĠtes-vous ? Ñ QuĠelle est innocente ! Ñ Oh, il est vrai, chre Mre, que je le suis beaucoup, et que jĠaimerais mieux mourir que de cesser de lĠtreÉ Ñ Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de f‰cheux pour elle, mais ils la firent tout ˆ coup changer de visage ; elle devint sŽrieuse, embarrassŽe ; sa main quĠelle avait posŽe sur un de mes genoux cessa dĠabord de le presser, et puis se retira ; elle tenait ses yeux baissŽs. Je lui dis : Ma chre Mre, quĠest-ce qui mĠest arrivŽ ? Est-ce quĠil me serait ŽchappŽ quelque chose qui vous aurait offensŽe ? Pardonnez-moi. JĠuse de la libertŽ que vous mĠavez accordŽe ; je nĠŽtudie rien de ce que jĠai ˆ vous dire, et puis quand je mĠŽtudierais, je ne dirais pas autrement, peut-tre plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si Žtrangres !É Pardonnez-moiÉ En disant ces derniers mots je jetai mes deux bras autour de son cou et je posai ma tte sur son Žpaule. Elle jeta les deux siens autour de moi et me serra fort tendrement ; nous demeur‰mes ainsi quelques instants ; ensuite reprenant sa tendresse et sa sŽrŽnitŽ, elle me dit : Suzanne, dormez-vous bien ? Ñ Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps. Ñ Vous endormez-vous tout de suite ? Ñ Assez communŽment. Ñ Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, ˆ quoi pensez-vous ? Ñ Ë ma vie passŽe, ˆ celle qui me reste, ou je prie Dieu, ou je pleure, que sais-je ? Ñ Et le matin, quand vous vous Žveillez de bonne heure ? Ñ Je me lve. Ñ Tout de suite ? Ñ Tout de suite. Ñ Vous nĠaimez pas ˆ rver ? Ñ Non. Ñ Ë vous reposer sur votre oreiller ? Ñ Non. Ñ Ë jouir de la douce chaleur du lit ? Ñ Non. Ñ JamaisÉ Elle sĠarrta ˆ ce mot et elle eut raison, ce quĠelle avait ˆ me demander nĠŽtait pas bien, et peut-tre ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais jĠai rŽsolu de ne rien celerÉ Jamais vous nĠavez ŽtŽ tentŽe de regarder avec complaisance combien vous tes belle ? Ñ Non, chre Mre. Je ne sais pas si je suis si belle que vous dites, et puis quand je le serais, cĠest pour les autres quĠon est belle et non pour soi. Ñ Jamais vous nĠavez pensŽ ˆ promener vos mains sur cette gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches ? Ñ Oh, pour cela, non, il y a du pŽchŽ ˆ cela, et si cela mĠŽtait arrivŽ, je ne sais comment jĠaurais fait pour lĠavouer ˆ confesseÉ Ñ Je ne sais ce que nous d”mes encore, lorsquĠon vint lĠavertir quĠon la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dŽpit et quĠelle aurait mieux aimŽ continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valžt gure la peine dĠtre regrettŽ. Cependant nous nous sŽpar‰mes.

Jamais la communautŽ nĠavait ŽtŽ plus heureuse que depuis que jĠy Žtais entrŽe. La supŽrieure paraissait avoir perdu lĠinŽgalitŽ de son caractre, on disait que je lĠavais fixŽe ; elle donna mme en ma faveur plusieurs jours de rŽcrŽation et ce quĠon appelle des ftes ; ces jours on est un peu mieux servies quĠˆ lĠordinaire, les offices sont plus courts et tout le temps qui les sŽpare est accordŽ ˆ la rŽcrŽation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.

La scne que je viens de peindre fut suivie dĠun grand nombre dĠautres semblables que je nŽglige. Voici la suite de la prŽcŽdente.

LĠinquiŽtude commenait ˆ sĠemparer de la supŽrieure ; elle perdait sa gaietŽ, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison Žtait dans le silence, elle se leva. Aprs avoir errŽ quelque temps dans les corridors elle vint ˆ ma cellule ; jĠai le sommeil lŽger, je crus la reconna”tre. Elle sĠarrta ; en sĠappuyant le front apparemment contre ma porte elle fit assez de bruit pour me rŽveiller si jĠavais dormi. Je gardai le silence. Il me sembla que jĠentendais une voix qui se plaignait, quelquĠun qui soupirait ; jĠeus dĠabord un lŽger frisson, ensuite je me dŽterminai ˆ dire Ave ; au lieu de me rŽpondre, on sĠŽloignait ˆ pas lŽger. On revint quelque temps aprs ; les plaintes et les soupirs recommencrent ; je dis encore Ave et lĠon sĠŽloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, je mĠendormis. Pendant que je dormais on entra, on sĠassit ˆ c™tŽ de mon lit, mes rideaux Žtaient entrouverts, on tenait une petite bougie dont la lumire mĠŽclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir, ce fut du moins ce que jĠen jugeai ˆ son attitude lorsque jĠouvris les yeux ; et cette personne, cĠŽtait la supŽrieure. Je me levai subitement ; elle vit ma frayeur, elle me dit : Suzanne, rassurez-vous, cĠest moi. Je me remis la tte sur mon oreiller et je lui dis : Chre Mre, que faites-vous ici ˆ lĠheure quĠil est ? QuĠest-ce qui peut vous avoir amenŽe ? Pourquoi ne dormez-vous pas ? Ñ Je ne saurais dormir, me rŽpondit-elle, je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes f‰cheux qui me tourmentent. Ë peine ai-je les yeux fermŽs, que les peines que vous avez souffertes se retracent ˆ mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux Žpars sur votre visage ; je vous vois les pieds ensanglantŽs, la torche au poing, la corde au cou, je crois quĠelles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble, une sueur froide se rŽpand sur tout mon corps ; je veux aller ˆ votre secours ; je pousse des cris ; je mĠŽveille, et cĠest inutilement que jĠattends que le sommeil revienne. Voilˆ ce qui mĠest arrivŽ cette nuit. JĠai craint que le Ciel ne mĠannon‰t quelque malheur arrivŽ ˆ mon amie ; je me suis levŽe, je me suis approchŽe de votre porte, jĠai ŽcoutŽ, il mĠa semblŽ que vous ne dormiez pas ; vous avez parlŽ, je me suis retirŽe. Je suis revenue, vous avez encore parlŽ et je me suis encore ŽloignŽe. Je suis revenue une troisime fois, et lorsque jĠai cru que vous dormiez, je suis entrŽe. Il y a dŽjˆ quelque temps que je suis ˆ c™tŽ de vous et que je crains de vous Žveiller. JĠai balancŽ dĠabord si je tirerais vos rideaux, je voulais mĠen aller, crainte de troubler votre repos, mais je nĠai pu rŽsister au dŽsir de voir si ma chre Suzanne se portait bien. Je vous ai regardŽe ; que vous tes belle ˆ voir, mme quand vous dormez ! Ñ Ma chre Mre, que vous tes bonne ! Ñ JĠai pris du froid, mais je sais que je nĠai rien ˆ craindre de f‰cheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui donnaiÉ Que son pouls est tranquille ! QuĠil est Žgal ! Rien ne lĠŽmeut ! Ñ JĠai le sommeil assez paisible. Ñ Que vous tes heureuse ! Ñ Chre Mre, vous continuerez de vous refroidir. Ñ Vous avez raison. Adieu, belle amie, adieu, je mĠen vaisÉ Cependant elle ne sĠen allait point, elle continuait ˆ me regarder ; deux larmes coulaient de ses yeux. Chre Mre, lui dis-je, quĠavez-vous ? vous pleurez ; que je suis f‰chŽe de vous avoir entretenue de mes peinesÉ Ñ Ë lĠinstant elle ferma ma porte, elle Žteignit sa bougie et elle se prŽcipita sur moi. Elle me tenait embrassŽe, elle Žtait couchŽe sur ma couverture ˆ c™tŽ de moi, son visage Žtait collŽ sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues, elle soupirait et elle me disait dĠune voix plaintive et entrecoupŽe : Chre amie, ayez pitiŽ de moi. Ñ Chre Mre, lui dis-je, quĠavez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez mal ? Que faut-il que je fasse ? Ñ Je tremble, me dit-elle, je frissonne, un froid mortel sĠest rŽpandu sur moi. Ñ Voulez-vous que je me lve et que je vous cde mon lit ? Ñ Non, me dit-elle, il ne serait pas nŽcessaire que vous vous levassiez ; Žcartez seulement un peu la couverture, que je mĠapproche de vous, que je me rŽchauffe et que je guŽrisse. Ñ Chre Mre, lui dis-je, cela est dŽfendu. Que dirait-on, si on le savait ? JĠai vu mettre en pŽnitence des religieuses pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie ˆ une religieuse dĠaller la nuit dans la cellule dĠune autre, cĠŽtait sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal quĠon en pensait. Le directeur mĠa demandŽ quelquefois si lĠon ne mĠavait jamais proposŽ de venir dormir ˆ c™tŽ de moi, et il mĠa sŽrieusement recommandŽ de ne le pas souffrir. Je lui ai mme parlŽ des caresses que vous me faisiez, je les trouve trs innocentes, mais lui, il nĠen pense pas ainsi ; je ne sais comment jĠai oubliŽ ses conseils, je mĠŽtais bien proposŽ de vous en parler. Ñ Chre amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne nĠen saura rien. CĠest moi qui rŽcompense ou qui punis ; et quoi quĠen dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a ˆ une amie ˆ recevoir ˆ c™tŽ dĠelle une amie que lĠinquiŽtude a saisie, qui sĠest ŽveillŽe et qui est venue pendant la nuit et malgrŽ la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimŽe nĠŽtait dans aucun pŽril. Suzanne, nĠavez-vous jamais partagŽ le mme lit chez vos parents avec une de vos sÏurs ? Ñ Non, jamais. Ñ Si lĠoccasion sĠen Žtait prŽsentŽe, ne lĠauriez-vous pas fait sans scrupule ? Si votre sÏur alarmŽe et transie de froid Žtait venue vous demander place ˆ c™tŽ de vous, lĠauriez-vous refusŽe ? Ñ Je crois que non. Ñ Et ne suis-je pas votre chre Mre ? Ñ Oui, vous lĠtes, mais cela est dŽfendu. Ñ Chre amie, cĠest moi qui le dŽfends aux autres et qui vous le permets et vous le demande. Que je me rŽchauffe un moment et je mĠen irai. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui donnaiÉ Tenez, me dit-elle, t‰tez, voyez, je tremble, je frissonne, je suis comme un marbreÉ et cela Žtait vrai. Oh ! la chre Mre, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais mĠŽloigner jusque sur le bord et vous vous mettrez dans lĠendroit chaudÉ Je me rangeai de c™tŽ, je levai la couverture et elle se mit ˆ ma place. Oh quĠelle Žtait mal ! Elle avait un tremblement gŽnŽral dans tous les membres ; elle voulait me parler, elle voulait sĠapprocher de moi, elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait ˆ voix basse : Suzanne, mon amie, rapprochez-vous un peuÉ Elle Žtendit ses bras ; je lui tournais le dos ; elle me prit doucement, elle me tira vers elle, elle passa son bras droit sous mon corps et lĠautre dessus, et elle me dit : Je suis glacŽe ; jĠai si froid, que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. Ñ Chre Mre, ne craignez rien. Ñ Aussit™t elle mit une de ses mains sur ma poitrine et lĠautre autour de ma ceinture. Ses pieds Žtaient posŽs sous les miens et je les pressais pour les rŽchauffer, et la chre Mre me disait : Ah, chre amie, voyez comme mes pieds se sont promptement rŽchauffŽs, parce quĠil nĠy a rien qui les sŽpare des v™tres. Ñ Mais, lui dis-je, qui empche que vous ne vous rŽchauffiez partout de la mme manire ? Ñ Rien, si vous voulez. Ñ Je mĠŽtais retournŽe ; elle avait ŽcartŽ son linge ; et jĠallais Žcarter le mien, lorsque tout ˆ coup on frappa deux coups violents ˆ la porte. EffrayŽe, je me jette sur-le-champ hors du lit dĠun c™tŽ, et la supŽrieure de lĠautre ; nous Žcoutons, et nous entendons quelquĠun qui regagnait sur la pointe du pied la cellule voisine. Ah, lui dis-je, cĠest ma sÏur Sainte-ThŽrse ; elle vous aura vue passer dans le corridor et entrer chez moi ; elle nous aura ŽcoutŽes, elle aura surpris nos discours ; que dira-t-elle ?É JĠŽtais plus morte que vive. Ñ Oui, cĠest elle, me dit la supŽrieure dĠun ton irritŽ, cĠest elle, je nĠen doute pas, mais jĠespre quĠelle se ressouviendra longtemps de sa tŽmŽritŽ. Ñ Ah, chre Mre, lui dis-je, ne lui faites point de mal. Ñ Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir. Recouchez-vous, dormez bien ; je vous dispense de lĠoraison. Je vais chez cette Žtourdie. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui tendis dĠun bord du lit ˆ lĠautre ; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant, sur toute sa longueur depuis lĠextrŽmitŽ des doigts jusquĠˆ lĠŽpaule ; et elle sortit en protestant que la tŽmŽraire qui avait osŽ la troubler sĠen ressouviendrait. Aussit™t je mĠavanai promptement ˆ lĠautre bord de ma couche, vers la porte et jĠŽcoutai. Elle entra chez sÏur ThŽrse. Je fus tentŽe de me lever et dĠaller mĠinterposer entre la sÏur Sainte-ThŽrse et la supŽrieure, sĠil arrivait que la scne dev”nt violente ; mais jĠŽtais si troublŽe et si mal ˆ mon aise, que jĠaimai mieux rester dans mon lit, mais je nĠy dormis pas. Je pensai que jĠallais devenir lĠentretien de la maison, que cette aventure qui nĠavait rien en soi que de bien simple serait racontŽe avec les circonstances les plus dŽfavorables ; quĠil en serait ici pis encore quĠˆ Longchamp o je fus accusŽe de je ne sais quoi ; que notre faute parviendrait ˆ la connaissance des supŽrieurs, que notre Mre serait dŽposŽe et que nous serions lĠune et lĠautre sŽvrement punies. Cependant jĠavais lĠoreille au guet ; jĠattendais avec impatience que notre Mre sort”t de chez sÏur ThŽrse. Cette affaire fut difficile ˆ accommoder apparemment, car elle y passa presque toute la nuit. Que je la plaignais ! Elle Žtait en chemise, toute nue et transie de colre et de froid.

Le matin, jĠavais bien envie de profiter de la permission quĠelle mĠavait donnŽe et de demeurer couchŽe ; cependant il me vint en esprit quĠil nĠen fallait rien faire. Je mĠhabillai bien vite et je me trouvai la premire au chÏur o la supŽrieure et Sainte-ThŽrse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premirement, parce que jĠaurais eu de la peine ˆ soutenir la prŽsence de cette sÏur sans embarras ; secondement, cĠest que puisquĠon lui avait permis de sĠabsenter de lĠoffice, elle avait apparemment obtenu un pardon quĠon ne lui aurait accordŽ quĠˆ des conditions qui devaient me tranquilliser. JĠavais devinŽ ; ˆ peine lĠoffice fut-il achevŽ, que la supŽrieure mĠenvoya chercher. JĠallai la voir. Elle Žtait encore au lit, elle avait lĠair abattu. Elle me dit : JĠai souffert, je nĠai point dormi. Sainte-ThŽrse est folle, si cela lui arrive encore, je lĠenfermerai. Ñ Ah, chre Mre, lui dis-je, ne lĠenfermez jamais. Ñ Cela dŽpendra de sa conduite ; elle mĠa promis quĠelle serait meilleure et jĠy compte. Et vous, chre Suzanne, comment vous portez-vous ? Ñ Bien, chre Mre. Ñ Avez-vous un peu reposŽ ? Ñ Fort peu. Ñ On mĠa dit que vous aviez ŽtŽ au chÏur ; pourquoi nĠtes-vous pas restŽe sur votre traversin ? Ñ JĠy aurais ŽtŽ mal, et puis jĠai pensŽ quĠil valait mieuxÉ Ñ Non, il nĠy avait point dĠinconvŽnient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller, je vous conseille dĠen aller faire autant chez vous, ˆ moins que vous nĠaimiez mieux accepter une place ˆ c™tŽ de moi. Ñ Chre Mre, je vous suis infiniment obligŽe. JĠai lĠhabitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre. Ñ Allez donc. Je ne descendrai point au rŽfectoire ˆ d”ner, on me servira ici ; peut-tre ne me lverai-je pas du reste de la journŽe. Vous viendrez avec quelques autres que jĠai fait avertir. Ñ Et sÏur Sainte-ThŽrse en sera-t-elle ? lui demandai-je. Ñ Non, me rŽpondit-elle. Ñ Je nĠen suis pas f‰chŽe. Ñ Et pourquoi ? Ñ Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer. Ñ Rassurez-vous, mon enfant ; je te rŽponds quĠelle a plus de frayeur de toi que tu nĠen dois avoir dĠelle.

Je la quittai, jĠallai me reposer. LĠaprs-midi je me rendis chez la supŽrieure o je trouvai une assemblŽe assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et sĠŽtaient retirŽes. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, Monsieur le marquis, que cĠŽtait un assez agrŽable tableau ˆ voir. Imaginez un atelier de dix ˆ douze personnes dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans et la plus ‰gŽe nĠen avait pas vingt-trois ; une supŽrieure qui touchait ˆ la quarantaine, blanche, fra”che, pleine dĠembonpoint, ˆ moitiŽ levŽe sur son lit, avec deux mentons quĠelle portait dĠassez bonne gr‰ce, des bras ronds comme sĠils avaient ŽtŽ tournŽs, des doigts en fuseau et tous parsemŽs de fossettes, des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entirement ouverts, ˆ demi fermŽs, comme si celle qui les possŽdait ežt ŽprouvŽ quelque fatigue ˆ les ouvrir, des lvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tte fort agrŽable enfoncŽe dans un oreiller profond et mollet, les bras Žtendus mollement ˆ ses c™tŽs, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. JĠŽtais assise sur le bord de son lit et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil avec un petit mŽtier ˆ broder sur ses genoux ; dĠautres vers les fentres faisaient de la dentelle ; il y en avait ˆ terre assises sur les coussins quĠon avait ™tŽs des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes Žtaient blondes, dĠautres brunes : aucune ne se ressemblait, quoiquĠelles fussent toutes belles ; leurs caractres Žtaient aussi variŽs que leurs physionomies : celles-ci Žtaient sereines, celles-lˆ gaies, dĠautres sŽrieuses, mŽlancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, exceptŽ moi, comme je vous lĠai dit. Il nĠŽtait pas difficile de discerner les amies des indiffŽrentes et des ennemies ; les amies sĠŽtaient placŽes ou lĠune ˆ c™tŽ de lĠautre ou en face, et tout en faisant leur ouvrage elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts sous prŽtexte de se donner une Žpingle, une aiguille, des ciseaux. La supŽrieure les parcourait des yeux ; elle reprochait ˆ lĠune son application, ˆ lĠautre son oisivetŽ, ˆ celle-ci son indiffŽrence, ˆ celle-lˆ sa tristesse ; elle se faisait apporter lĠouvrage, elle louait ou bl‰mait ; elle raccommodait ˆ lĠune son ajustement de tte : Ce voile est trop avancŽÉ Ce linge prend trop du visageÉ On ne vous voit pas assez les jouesÉ Voilˆ des plis qui font malÉ elle distribuait ˆ chacune ou de petits reproches ou de petites caresses.

Tandis quĠon Žtait occupŽ, jĠentendis frapper doucement ˆ la porte ; jĠy allai. La supŽrieure me dit : Sainte-Suzanne, vous reviendrez ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ NĠy manquez pas, car jĠai quelque chose dĠimportant ˆ vous communiquer. Ñ Je vais rentrer. CĠŽtait cette pauvre Sainte-ThŽrse. Elle demeura un petit moment sans parler et moi aussi ; ensuite je lui dis : Chre sÏur, est-ce ˆ moi que vous en voulez ? Ñ Oui. Ñ Ë quoi puis-je vous servir ? Ñ Je vais vous le dire. JĠai encouru la disgr‰ce de notre chre Mre, je croyais quĠelle mĠavait pardonnŽ et jĠavais quelque raison de le penser ; cependant vous tes toutes assemblŽes chez elle, je nĠy suis pas, et jĠai ordre de demeurer chez moi. Ñ Est-ce que vous voudriez entrer ? Ñ Oui. Ñ Est-ce que vous souhaiteriez que jĠen sollicitasse la permission ? Ñ Oui. Ñ Attendez, chre amie, jĠy vais. Ñ Sincrement, vous lui parlerez pour moi ? Ñ Sans doute, et pourquoi ne vous le promettrais-je pas ? Et pourquoi ne le ferais-je pas aprs vous lĠavoir promis ? Ñ Ah ! me dit-elle en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le gožt quĠelle a pour vous, cĠest que vous possŽdez tous les charmes, la plus belle ‰me et le plus beau corpsÉ. Ñ JĠŽtais enchantŽe dĠavoir ce petit service ˆ lui rendre. Je rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence, sur le bord du lit de la supŽrieure, Žtait penchŽe vers elle, le coude appuyŽ entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage ; la supŽrieure, les yeux presque fermŽs, lui disait oui et non sans presque la regarder, et jĠŽtais debout ˆ c™tŽ dĠelle sans quĠelle sĠen aperžt. Cependant elle ne tarda pas ˆ revenir de sa lŽgre distraction ; celle qui sĠŽtait emparŽe de ma place me la rendit, je me rassis, ensuite me penchant doucement vers la supŽrieure qui sĠŽtait un peu relevŽe sur ses oreillers, je me tus ; mais je la regardai comme si jĠavais une gr‰ce ˆ lui demander. Eh bien, me dit-elle, quĠest-ce quĠil y a ? Parlez ; que voulez-vous ? Est-ce quĠil est en moi de vous refuser quelque chose ? Ñ La sÏur Sainte-ThŽrseÉ Ñ JĠentendsÉ JĠen suis trs mŽcontente, mais Sainte-Suzanne intercde pour elle, et je lui pardonne ; allez lui dire quĠelle peut entrerÉ Ñ JĠy courus. La pauvre petite sÏur attendait ˆ la porte ; je lui dis dĠavancer, elle le fit en tremblant. Elle avait les yeux baissŽs ; elle tenait un long morceau de mousseline attachŽ sur un patron qui lui Žchappa des mains au premier pas. Je le ramassai, je la pris par un bras et la conduisis ˆ la supŽrieure. Elle se jeta ˆ genoux, elle saisit une de ses mains quĠelle baisa en poussant quelques soupirs et en versant une larme, puis elle sĠempara dĠune des miennes quĠelle joignit ˆ celle de la supŽrieure et les baisa lĠune et lĠautre. La supŽrieure lui fit signe de se lever et de se placer o elle voudrait ; elle obŽit. On servit une collation. La supŽrieure se leva. Elle ne sĠassit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tte de lĠune, la renversant doucement en arrire et lui baisant le front ; levant le linge de cou ˆ une autre, plaant sa main dessus et demeurant appuyŽe sur le dos de son fauteuil ; passant ˆ une troisime en laissant aller sur elle une de ses mains ou la plaant sur sa bouche ; gožtant du bout des lvres aux choses quĠon avait servies, et les distribuant ˆ celle-ci, ˆ celle-lˆ. Aprs avoir circulŽ ainsi un moment, elle sĠarrta en face de moi me regardant avec des yeux trs affectueux et trs tendres ; cependant les autres les avaient baissŽs comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la sÏur Sainte-ThŽrse. La collation faite, je me mis au clavecin et jĠaccompagnai deux sÏurs qui chantrent sans mŽthode, avec du gožt, de la justesse et de la voix ; je chantai aussi et je mĠaccompagnai. La supŽrieure Žtait assise au pied du clavecin et paraissait gožter le plus grand plaisir ˆ mĠentendre et ˆ me voir ; les autres Žcoutaient debout sans rien faire, ou sĠŽtaient remises ˆ lĠouvrage. Cette soirŽe fut dŽlicieuse.

Cela fait, toutes se retirrent ; je mĠen allais avec les autres, mais la supŽrieure mĠarrta. Quelle heure est-il ? me dit-elle. Ñ Tout ˆ lĠheure six heures. Ñ Quelques-unes de nos discrtes vont entrer. JĠai rŽflŽchi sur ce que vous mĠavez dit de votre sortie de Longchamp ; je leur ai communiquŽ mes idŽes, elles les ont approuvŽes, et nous avons une proposition ˆ vous faire. Il est impossible que nous ne rŽussissions pas, et si nous rŽussissons, cela fera un petit bien ˆ la maison et quelque douceur pour vousÉ Ñ Ë six heures les discrtes entrrent ; la discrŽtion des maisons religieuses est toujours bien dŽcrŽpite et bien vieille. Je me levai, elles sĠassirent, et la supŽrieure me dit : SÏur Sainte-Suzanne, ne mĠavez-vous pas appris que vous deviez ˆ la bienfaisance de M. Manouri la dot quĠon vous a faite ici ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Je ne me suis donc pas trompŽe ; et les sÏurs de Longchamp sont restŽes en possession de la dot que vous leur avez payŽe en entrant chez elles ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Elles ne vous en ont rien rendu ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Elles ne vous en font point de pension ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Cela nĠest pas juste. CĠest ce que jĠai communiquŽ ˆ nos discrtes, et elles pensent comme moi que vous tes en droit de demander contre elles ou que cette dot vous soit restituŽe au profit de notre maison, ou quĠelles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de lĠintŽrt que M. Manouri a pris ˆ votre sort nĠa rien de commun avec ce que les sÏurs de Longchamp vous doivent ; ce nĠest point ˆ leur acquit quĠil a fourni votre dot. Ñ Je ne le crois pas ; mais pour sĠen assurer, le plus court, cĠest de lui Žcrire. Ñ Sans doute ; mais au cas que sa rŽponse soit telle que nous la dŽsirons, voici les propositions que nous avons ˆ vous faire. Nous entreprendrons le procs en votre nom contre la maison de Longchamp, la n™tre fera les frais qui ne seront pas considŽrables, puisquĠil y a bien de lĠapparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire ; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitiŽ par moitiŽ le fonds ou la rente. QuĠen pensez-vous, chre sÏur ?É Vous ne me rŽpondez pas ; vous rvez. Ñ Je rve que ces sÏurs de Longchamp mĠont fait beaucoup de mal, et que je serais au dŽsespoir quĠelles imaginassent que je me venge. Ñ Il ne sĠagit pas de vous venger, il sĠagit de redemander ce qui vous est dž. Ñ Se donner encore une fois en spectacleÉ Ñ CĠest le plus petit inconvŽnient ; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communautŽ est pauvre et celle de Longchamp est riche ; vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez. Nous nĠavons pas besoin de ce motif pour nous intŽresser ˆ votre conservation, nous vous aimons toutesÉ Et toutes les discrtes ˆ la fois : Et qui est-ce qui ne lĠaimerait pas ? elle est parfaiteÉ Je puis cesser dĠtre dĠun moment ˆ lĠautre ; une autre supŽrieure nĠaurait pas peut-tre pour vous les mmes sentiments que moi, oh non sžrement elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins ; il est fort doux de possŽder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-mme, ou pour obliger les autres. Ñ Chres Mres, leur dis-je, ces considŽrations ne sont pas ˆ nŽgliger puisque vous avez la bontŽ de les faire ; il y en a dĠautres qui me touchent davantage, mais il nĠy a point de rŽpugnance que je ne sois prte ˆ vous sacrifier ; la seule gr‰ce que jĠaie ˆ vous demander, chre Mre, cĠest de ne rien commencer sans en avoir confŽrŽ en ma prŽsence avec M. Manouri. Ñ Rien nĠest plus convenable. Voulez-vous lui Žcrire vous-mme ? Ñ Chre Mre, comme il vous plaira. Ñ ƒcrivez-lui ; et pour ne pas revenir deux fois lˆ-dessus, car je nĠaime pas ces sortes dĠaffaires, elles mĠennuient ˆ pŽrir, Žcrivez ˆ lĠinstantÉ Ñ On me donna une plume, de lĠencre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter ˆ Arpajon aussit™t que ses occupations le lui permettraient, que jĠavais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblŽ lut cette lettre, lĠapprouva, et elle fut envoyŽe.

M. Manouri vint quelques jours aprs. La supŽrieure lui exposa ce dont il sĠagissait, il ne balana pas un moment ˆ tre de son avis, on traita mes scrupules de ridiculitŽs ; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignŽes ds le lendemain. Elles le furent ; et voilˆ que malgrŽ que jĠen aie, mon nom repara”t dans des mŽmoires, des factums, ˆ lĠaudience, et cela avec des dŽtails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une crŽature dŽfavorable ˆ ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, Monsieur le marquis, est-ce quĠil est permis aux avocats de calomnier tant quĠil leur pla”t ? Est-ce quĠil nĠy a point de justice contre eux ? Si jĠavais pu prŽvoir toutes les amertumes que cette affaire entra”nerait, je vous proteste que je nĠaurais jamais consenti ˆ ce quĠelle sĠentam‰t. On eut lĠattention dĠenvoyer ˆ plusieurs religieuses de notre maison les pices quĠon publia contre moi. Ë tout moment elles venaient me demander les dŽtails dĠŽvŽnements horribles qui nĠavaient pas lĠombre de la vŽritŽ ; plus je montrais dĠignorance, plus on me croyait coupable ; parce que je nĠexpliquais rien, que je nĠavouais rien, que je niais tout, on croyait que tout Žtait vrai ; on souriait ; on me disait des mots entortillŽs, mais trs offensants ; on haussait les Žpaules ˆ mon innocence. Je pleurais, jĠŽtais dŽsolŽe.

Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps dĠaller ˆ confesse arriva. Je mĠŽtais dŽjˆ accusŽe des premires caresses que ma supŽrieure mĠavait faites ; le directeur mĠavait trs expressŽment dŽfendu de mĠy prter davantage ; mais le moyen de se refuser ˆ des choses qui font grand plaisir ˆ une autre dont on dŽpend entirement, et auxquelles on nĠentend soi-mme aucun mal ?

Ce directeur devant jouer un grand r™le dans le reste de mes mŽmoires, je crois quĠil est ˆ propos que vous le connaissiez.

CĠest un cordelier ; il sĠappelle le pre Le Moine ; il nĠa pas plus de quarante-cinq ans. CĠest une des plus belles physionomies quĠon puisse voir : elle est douce, sereine, ouverte, riante, agrŽable, quand il nĠy pense pas ; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austre. Je ne connais pas deux hommes plus diffŽrents que le pre Le Moine ˆ lĠautel et le pre Le Moine au parloir, et le pre Le Moine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont lˆ, et moi-mme je me suis surprise plusieurs fois, sur le point dĠaller ˆ la grille, arrtŽe tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma dŽmarche, et me faisant un maintien et une modestie dĠemprunt qui duraient plus ou moins selon les personnes avec lesquelles jĠavais ˆ parler. Le pre Le Moine est grand, bien fait, gai, trs aimable quand il sĠoublie ; il parle ˆ merveille ; il a dans sa maison la rŽputation dĠun grand thŽologien et dans le monde celle dĠun grand prŽdicateur ; il converse ˆ ravir ; cĠest un homme trs instruit dĠune infinitŽ de connaissances Žtrangres ˆ son Žtat ; il a la plus belle voix ; il sait la musique, lĠhistoire et les langues ; il est docteur de Sorbonne ; quoiquĠil soit jeune, il a passŽ par les dignitŽs principales de son ordre ; je le crois sans intrigue et sans ambition ; il est aimŽ de ses confrres. Il avait sollicitŽ la supŽrioritŽ de la maison dĠƒtampes comme un poste tranquille o il pourrait se livrer sans distractions ˆ quelques Žtudes quĠil avait commencŽes, et on la lui avait accordŽe. CĠest une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix dĠun confesseur ; il faut tre dirigŽes par un homme important et de marque : on fit tout pour avoir le pre Le Moine, et on lĠeut du moins par extraordinaire.

On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes ftes et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communautŽ ; comme on Žtait joyeuse ; comme on se renfermait ; comme on travaillait ˆ son examen ; comme on se prŽparait ˆ lĠoccuper le plus longtemps quĠil serait possible.

CĠŽtait la veille de la Pentec™te ; il Žtait attendu. JĠŽtais inquite ; la supŽrieure sĠen aperut, elle mĠen parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci. Elle mĠen parut plus alarmŽe encore que moi, quoiquĠelle f”t tout pour me le celer ; elle traita le pre Le Moine dĠhomme ridicule, se moqua de mes scrupules ; me demanda si le pre Le Moine en savait plus sur lĠinnocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui rŽpondis que non. Eh bien, me dit-elle, je suis votre supŽrieure, vous me devez lĠobŽissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises ; il est inutile que vous alliez ˆ confesse, si vous nĠavez que des bagatelles ˆ lui dire.

Cependant le pre Le Moine arriva, et je me disposais ˆ la confession tandis que de plus pressŽes sĠen Žtaient emparŽes ; mon tour approchait, lorsque la supŽrieure vint ˆ moi, me tira ˆ lĠŽcart et me dit : Sainte-Suzanne, jĠai pensŽ ˆ ce que vous mĠavez dit. Retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez ˆ confesse aujourdĠhui. Ñ Et pourquoi, lui rŽpondis-je, chre Mre ? CĠest demain un grand jour, cĠest jour de communion gŽnŽrale ; que voulez-vous quĠon pense, si je suis la seule qui nĠapproche point de la sainte table ? Ñ NĠimporte, on dira tout ce quĠon voudra, mais vous nĠirez point ˆ confesse. Ñ Chre Mre, lui dis-je, sĠil est vrai que vous mĠaimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en gr‰ce. Ñ Non, non, cela ne se peut, vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-lˆ, et je nĠen veux point avoir. Ñ Non, chre Mre, je ne vous en ferai point. Ñ Promettez-moi doncÉ Cela est inutile ; vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez ˆ moi ; vous nĠavez commis aucune faute dont je ne puisse vous rŽconcilier et vous absoudre, et vous communierez avec les autres. AllezÉ Ñ Je me retirai donc, et jĠŽtais dans ma cellule, triste, inquite, rveuse, ne sachant quel parti prendre, si jĠirais au pre Le Moine malgrŽ ma supŽrieure, si je mĠen tiendrais ˆ son absolution le lendemain, et si je ferais mes dŽvotions avec le reste de la maison ou si je mĠŽloignerais des sacrements, quoi quĠon en pžt dire, lorsquĠelle rentra. Elle sĠŽtait confessŽe, et le pre Le Moine lui avait demandŽ pourquoi il ne mĠavait point aperue, si jĠŽtais malade ; je ne sais ce quĠelle lui avait rŽpondu, mais la fin de cela, cĠest quĠil mĠattendait au confessionnal. Allez-y donc, me dit-elle, puisquĠil le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez. JĠhŽsitais, elle insistait : Eh ! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu quĠil y ait ˆ taire ce quĠil nĠy a point eu de mal ˆ faire ? Ñ Et quel mal y a-t-il ˆ le dire ? lui rŽpondis-je. Ñ Aucun, mais il y a de lĠinconvŽnient ; qui sait lĠimportance que cet homme peut y mettre ? Assurez-moi doncÉ Je balanai encore, mais enfin je mĠengageai ˆ ne rien dire sĠil ne me questionnait pas et jĠallai.

Je me confessai, je me tus, mais le directeur mĠinterrogea et je ne dissimulai rien ; il me fit mille demandes singulires auxquelles je ne comprends rien encore ˆ prŽsent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence, mais il sĠexprima sur la supŽrieure dans des termes qui me firent frŽmir, il lĠappela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, ‰me corrompue, et mĠenjoignit sous peine de pŽchŽ mortel de ne me trouver jamais seule avec elle et de ne souffrir aucune de ses caresses. Ñ Mais, mon Pre, lui dis-je, cĠest ma supŽrieure ; elle peut entrer chez moi, mĠappeler chez elle quand il lui pla”t. Ñ Je le sais, je le sais, et jĠen suis dŽsolŽ. Chre enfant, me dit-il, louŽ soit Dieu qui vous a prŽservŽe jusquĠˆ prŽsent ! Sans oser mĠexpliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-mme le complice de votre indigne supŽrieure, et de faner par le souffle empoisonnŽ qui sortirait malgrŽ moi de mes lvres une fleur dŽlicate quĠon ne garde fra”che et sans tache jusquĠˆ lĠ‰ge o vous tes que par une protection spŽciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supŽrieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte surtout la nuit, de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgrŽ vous, dĠaller dans le corridor, dĠappeler sĠil le faut, de descendre toute nue jusquĠau pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que lĠamour de Dieu, la crainte du crime, la saintetŽ de votre Žtat et lĠintŽrt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se prŽsentait ˆ vous et vous poursuivait ; oui, mon enfant, Satan, cĠest sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supŽrieure ; elle est enfoncŽe dans lĠab”me du crime, elle cherche ˆ vous y plonger, et vous y seriez dŽjˆ peut-tre avec elle, si votre innocence mme ne lĠavait remplie de terreur et ne lĠavait arrtŽeÉ Puis levant les yeux au Ciel, il sĠŽcria : Mon Dieu, continuez de protŽger cette enfant !É Dites avec moi : Satana, vade retro ; apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, rŽpŽtez-lui mon discours ; dites quĠil vaudrait mieux quĠelle ne fžt pas nŽe ou quĠelle se prŽcipit‰t seule aux enfers par une mort violente. Ñ Mais, mon Pre, lui rŽpliquai-je, vous lĠavez entendue elle-mme tout ˆ lĠheure. Ñ Il ne me rŽpondit rien, mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal et appuya sa tte dessus comme un homme pŽnŽtrŽ de douleur ; il demeura quelque temps dans cet Žtat. Je ne savais que penser, les genoux me tremblaient, jĠŽtais dans un trouble, un dŽsordre que je ne conois pas ; tel serait un voyageur qui marcherait dans les tŽnbres entre des prŽcipices quĠil ne verrait pas, et qui serait frappŽ de tous c™tŽs par des voix souterraines qui lui crieraient : CĠest fait de toi. Me regardant ensuite avec un air tranquille mais attendri, il me dit : Avez-vous de la santŽ ? Ñ Oui, mon Pre. Ñ Ne seriez-vous point trop incommodŽe dĠune nuit que vous passeriez sans dormir ? Ñ Non, mon Pre. Ñ Eh bien, me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci. Aussit™t aprs votre collation vous irez dans lĠŽglise, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en prires ; vous ne savez pas le danger que vous avez couru, vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie, et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les religieuses. Je ne vous donne pour pŽnitence que de tenir loin de vous votre supŽrieure et que de repousser ses caresses empoisonnŽes. Allez. Je vais de mon c™tŽ unir mes prires aux v™tres. Combien vous mĠallez causer dĠinquiŽtudes ! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne, mais je vous le dois et je me le dois ˆ moi-mme. Dieu est le ma”tre, et nous nĠavons quĠune loi.

Je ne me rappelle, Monsieur, que trs imparfaitement tout ce quĠil me dit. Ë prŽsent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter avec lĠimpression terrible quĠil me fit, je nĠy trouve pas de comparaison, mais cela vient de ce quĠil est brisŽ, dŽcousu, quĠil y manque beaucoup de choses que je nĠai pas retenues, parce que je nĠy attachais aucune idŽe distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance ˆ des choses sur lesquelles il se rŽcriait avec le plus de violence. Par exemple, quĠest-ce quĠil trouvait de si Žtrange dans la scne du clavecin ? NĠy a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression ? On mĠa dit ˆ moi-mme que certains airs, certaines modulations changeaient entirement ma physionomie ; alors jĠŽtais tout ˆ fait hors de moi, je ne savais presque ce que je devenais. Je ne crois pas que jĠen fusse moins innocente. Pourquoi nĠen ežt-il pas ŽtŽ de mme de ma supŽrieure, qui Žtait certainement, malgrŽ toutes ses folies et ses inŽgalitŽs, une des femmes les plus sensibles quĠil y ežt au monde ? Elle ne pouvait entendre un rŽcit un peu touchant sans fondre en larmes ; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un Žtat ˆ faire pitiŽ. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisŽration ? Et la scne de la nuit dont il attendait lĠissue avec une frayeur mortelleÉ Certainement cet homme est trop sŽvre.

Quoi quĠil en soit, jĠexŽcutai ponctuellement ce quĠil mĠavait prescrit et dont il avait sans doute prŽvu la suite immŽdiate. Tout au sortir du confessionnal jĠallai me prosterner au pied des autels ; jĠavais la tte troublŽe dĠeffroi, jĠy demeurai jusquĠˆ souper. La supŽrieure inquite de ce que jĠŽtais devenue, mĠavait fait appeler, on lui avait rŽpondu que jĠŽtais en prire. Elle sĠŽtait montrŽe plusieurs fois ˆ la porte du chÏur, mais jĠavais fait semblant de ne la point apercevoir. LĠheure du souper sonna, je me rendis au rŽfectoire. Je soupai ˆ la h‰te, et le souper fini, je revins aussit™t ˆ lĠŽglise. Je ne parus point ˆ la rŽcrŽation du soir ; ˆ lĠheure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supŽrieure nĠignorait pas ce que jĠŽtais devenue. La nuit Žtait fort avancŽe, tout Žtait en silence dans la maison, lorsquĠelle descendit auprs de moi. LĠimage sous laquelle le directeur me lĠavait montrŽe se retraa ˆ mon imagination, le tremblement me prit, je nĠosai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux et tout enveloppŽe de flammes, et je disais au-dedans de moi : Satana, vade retro, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, Žloignez de moi ce dŽmonÉ

Elle se mit ˆ genoux, et aprs avoir priŽ quelque temps, elle me dit : Sainte-Suzanne, que faites-vous ici ? Ñ Madame, vous le voyez. Ñ Savez-vous lĠheure quĠil est ? Ñ Oui, Madame. Ñ Pourquoi nĠtes-vous pas rentrŽe chez vous ˆ lĠheure de la retraite ? Ñ CĠest que je me disposais ˆ cŽlŽbrer demain le grand jour. Ñ Votre dessein Žtait donc de passer ici la nuit ? Ñ Oui, Madame. Ñ Et qui est-ce qui vous lĠa permis ? Ñ Le directeur me lĠa ordonnŽ. Ñ Le directeur nĠa rien ˆ ordonner contre la rgle de la maison ; et moi je vous ordonne de vous aller coucher. Ñ Madame, cĠest la pŽnitence quĠil mĠa imposŽe. Ñ Vous la remplacerez par dĠautres Ïuvres. Ñ Cela nĠest pas ˆ mon choix. Ñ Allons, me dit-elle, mon enfant, venez ; la fra”cheur de lĠŽglise pendant la nuit vous incommodera, vous prierez dans votre celluleÉ Aprs cela elle voulut me prendre par la main, mais je mĠŽloignai avec vitesse. Ñ Vous me fuyez, me dit-elle. Ñ Oui, Madame, je vous fuisÉ RassurŽe par la saintetŽ du lieu, par la prŽsence de la divinitŽ, par lĠinnocence de mon cÏur jĠosai lever les yeux sur elle, mais ˆ peine lĠeus-je aperue, que je poussai un grand cri et que je me mis ˆ courir dans le chÏur comme une insensŽe en criant : Loin de moi, Satan !É Elle ne me suivait point, elle restait ˆ sa place, et elle me disait en tendant doucement ses deux bras vers moi et de la voix la plus touchante et la plus douce : QuĠavez-vous ? DĠo vient cet effroi ? Arrtez ; je ne suis point Satan ; je suis votre supŽrieure et votre amieÉ Je mĠarrtai, je retournai encore la tte vers elle, et je vis que jĠavais ŽtŽ effrayŽe par une apparence bizarre que mon imagination avait rŽalisŽe ; cĠest quĠelle Žtait placŽe par rapport ˆ la lampe de lĠŽglise de manire quĠil nĠy avait que son visage et que lĠextrŽmitŽ de ses mains qui fussent ŽclairŽs et que le reste Žtait dans lĠombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue ˆ moi, je me jetai dans une stalle ; elle sĠapprocha, elle allait sĠasseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaai dans la stalle au-dessous, je voyageai ainsi de stalle en stalle et elle aussi jusquĠˆ la dernire. Lˆ, je mĠarrtai et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi. Je le veux bien, me dit-elle. Nous nous ass”mes toutes deux, une stalle nous sŽparait. Alors la supŽrieure prenant la parole me dit : Pourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, dĠo vient lĠeffroi que ma prŽsence vous cause ? Ñ Chre Mre, lui dis-je, pardonnez-moi, ce nĠest pas moi, cĠest le pre Le Moine. Il mĠa reprŽsentŽ la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je nĠentends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il mĠa ordonnŽ de vous fuir, de ne plus entrer chez vous seule, de sortir de ma cellule si vous y veniez ; il vous a peinte ˆ mon esprit comme le dŽmon, que sais-je ce quĠil ne mĠa pas dit lˆ-dessus. Ñ Vous lui avez donc parlŽ ? Ñ Non, chre Mre, mais je nĠai pu mĠempcher de lui rŽpondre. Ñ Me voilˆ donc bien horrible ˆ vos yeux ? Ñ Non, chre Mre, je ne saurais mĠempcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bontŽs, de vous prier de me les continuer, mais jĠobŽirai ˆ mon directeur. Ñ Vous ne viendrez donc plus me voir ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Vous ne me recevrez plus chez vous ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Vous repousserez mes caresses ? Ñ Il mĠen cožtera beaucoup, car je suis nŽe caressante et jĠaime ˆ tre caressŽe ; mais il le faudra, je lĠai promis ˆ mon directeur, et jĠen ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manire dont il sĠexpliqueÉ cĠest un homme pieux, cĠest un homme ŽclairŽ ; quel intŽrt a-t-il ˆ me montrer du pŽril o il nĠy en a point ? ˆ Žloigner le cÏur dĠune religieuse du cÏur de sa supŽrieure ? Mais peut-tre reconna”t-il dans des actions trs innocentes de votre part et de la mienne un germe de corruption secrte quĠil croit tout dŽveloppŽ en vous et quĠil craint que vous ne dŽveloppiez en moi. Je ne vous cacherai pas quĠen revenant sur les impressions que jĠai quelquefois ressentiesÉ DĠo vient, chre Mre, quĠau sortir dĠauprs de vous, en rentrant chez moi, jĠŽtais agitŽe, rveuse ? DĠo vient que je ne pouvais ni prier, ni mĠoccuper ? DĠo vient une espce dĠennui que je nĠavais jamais ŽprouvŽ ? Pourquoi moi, qui nĠai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil ? Je croyais que cĠŽtait en vous une maladie contagieuse dont lĠeffet commenait ˆ sĠopŽrer en moi. Le pre Le Moine voit cela bien autrement. Ñ Et comment voit-il cela ? Ñ Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommŽe, la mienne projetŽe ; que sais-je ? Ñ Allez, me dit-elle, votre pre Le Moine est un visionnaire ; ce nĠest pas la premire algarade de cette nature quĠil mĠait causŽe. Il suffit que je mĠattache ˆ quelquĠune dĠune amitiŽ tendre pour quĠil sĠoccupe ˆ lui tourner la cervelle ; peu sĠen est fallu quĠil nĠait rendu folle cette pauvre Sainte-ThŽrse. Cela commence ˆ mĠennuyer, et je me dŽferai de cet homme-lˆ ; aussi bien il demeure ˆ dix lieues dĠici, cĠest un embarras que de le faire venir, on ne lĠa pas quand on veut. Mais nous parlerons de cela plus ˆ lĠaise. Vous ne voulez donc pas remonter ? Ñ Non, chre Mre, je vous demande en gr‰ce de me permettre de passer ici la nuit ; si je manquais ˆ ce devoir, demain je nĠoserais approcher des sacrements avec le reste de la communautŽ. Mais vous, chre Mre, communierez-vous ? Ñ Sans doute. Ñ Mais le pre Le Moine ne vous a donc rien dit ? Ñ Non. Ñ Mais comment cela sĠest-il fait ? Ñ CĠest quĠil nĠa point ŽtŽ dans le cas de me parler. On ne va ˆ confesse que pour sĠaccuser de ses pŽchŽs, et je nĠen vois point ˆ aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. SĠil y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se rŽpandre Žgalement sur toutes celles qui composent la communautŽ, mais cela ne dŽpend pas de moi ; je ne saurais mĠempcher de distinguer le mŽrite o il est et de mĠy porter dĠun gožt de prŽfŽrence. JĠen demande pardon ˆ Dieu, et je ne conois pas comment votre pre Le Moine voit ma damnation Žternelle scellŽe dans une partialitŽ si naturelle et dont il est si difficile de se garantir. Je t‰che de faire le bonheur de toutes ; mais il y en a que jĠestime et que jĠaime plus que dĠautres parce quĠelles sont plus aimables et plus estimables. Voilˆ tout mon crime avec vous ; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous si grand ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Allons, chre enfant, faisons encore chacune une petite prire et retirons-nous. Ñ Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans lĠŽglise ; elle y consentit ˆ condition que cela nĠarriverait plus, et elle se retira.

Je revins sur ce quĠelle mĠavait dit. Je demandai ˆ Dieu de mĠŽclairer. Je rŽflŽchis et je conclus, tout bien considŽrŽ, que quoique des personnes fussent dĠun mme sexe il pouvait y avoir du moins de lĠindŽcence dans la manire dont elles se tŽmoignaient leur amitiŽ ; que le pre Le Moine, homme austre, avait peut-tre outrŽ les choses, mais que le conseil dĠŽviter lĠextrme familiaritŽ de ma supŽrieure par beaucoup de rŽserve Žtait bon ˆ suivre, et je me le promis.

Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chÏur elles me trouvrent ˆ ma place. Elles approchrent toutes de la sainte table et la supŽrieure ˆ leur tte, ce qui acheva de me persuader son innocence sans me dŽtacher du parti que jĠavais pris. Et puis il sĠen manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout lĠattrait quĠelle Žprouvait pour moi. Je ne pouvais mĠempcher de la comparer ˆ ma premire supŽrieure ; quelle diffŽrence ! Ce nĠŽtait ni la mme piŽtŽ, ni la mme gravitŽ, ni la mme dignitŽ, ni la mme ferveur, ni le mme esprit, ni le mme gožt de lĠordre.

Il arriva dans lĠintervalle de peu de jours deux grands ŽvŽnements, lĠun, cĠest que je gagnai mon procs contre les religieuses de Longchamp ; elles furent condamnŽes ˆ payer ˆ la maison de Sainte-Eutrope o jĠŽtais une pension proportionnŽe ˆ ma dot ; lĠautre, cĠest le changement de directeur. Ce fut la supŽrieure qui mĠapprit elle-mme ce dernier.

Cependant je nĠallais plus chez elle quĠaccompagnŽe, et elle ne venait plus seule chez moi ; elle me cherchait toujours, mais je lĠŽvitais ; elle sĠen apercevait et mĠen faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette ‰me, mais il fallait que ce fžt quelque chose dĠextraordinaire. Elle se levait la nuit et elle se promenait dans les corridors, surtout dans le mien ; je lĠentendais passer et repasser, sĠarrter ˆ ma porte, se plaindre, soupirer. Je tremblais et je me renfonais dans mon lit. Le jour, si jĠŽtais ˆ la promenade, dans la salle de travail ou dans la chambre de rŽcrŽation de manire que je ne pusse lĠapercevoir, elle passait des heures entires ˆ me considŽrer. Elle Žpiait toutes mes dŽmarches : si je descendais, je la trouvais au bas des degrŽs ; elle mĠattendait au haut quand je remontais. Un jour elle mĠarrta ; elle se mit ˆ me regarder sans mot dire, des pleurs coulrent abondamment de ses yeux, puis tout ˆ coup se jetant ˆ terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit : SÏur cruelle, demande-moi ma vie et je te la donnerai, mais ne mĠŽvite pas, je ne saurais plus vivre sans toiÉ Son Žtat me fit pitiŽ : ses yeux Žtaient Žteints ; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs ; cĠŽtait ma supŽrieure, elle Žtait ˆ mes pieds, la tte appuyŽe contre mon genou quĠelle tenait embrassŽ. Je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait, et puis elle les baisait encore et me regardait encore. Je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine ˆ marcher, je la reconduisis ˆ sa cellule ; quand la porte fut ouverte elle me prit par la main et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder. Non, lui dis-je, chre Mre, non, je me le suis promis, cĠest le mieux pour vous et pour moi. JĠoccupe trop de place dans votre ‰me, cĠest autant de perdu pour Dieu ˆ qui vous la devez tout entire. Ñ Est-ce ˆ vous ˆ me le reprocher ? Ñ Je t‰chais en lui parlant ˆ dŽgager ma main de la sienne. Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle. Ñ Non, chre Mre, non. Ñ Vous ne le voulez pas ? Sainte-Suzanne, vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas ; vous me ferez mourirÉ Ñ Ces derniers mots mĠinspirrent un sentiment tout contraire ˆ celui quĠelle se proposait ; je retirai ma main avec vivacitŽ et je mĠenfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit ˆ pousser les plaintes les plus aigu‘s. Je les entendis, elles me pŽnŽtrrent ; je fus un moment incertaine si je continuerais de mĠŽloigner ou si je retournerais, cependant je ne sais par quel mouvement dĠaversion je mĠŽloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de lĠŽtat o je la laissais : je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je mĠy trouvai mal ˆ mon aise. Je ne savais ˆ quoi mĠoccuper ; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublŽe ; je sortis, je rentrai ; enfin jĠallai frapper ˆ la porte de Sainte-ThŽrse ma voisine. Elle Žtait en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies ; je lui dis : Chre sÏur, je suis f‰chŽe de vous interrompre, mais je vous prie de mĠŽcouter un moment, jĠaurais un mot ˆ vous direÉ Elle me suivit chez moi, et je lui dis : Je ne sais ce quĠa notre Mre supŽrieure, elle est dŽsolŽe ; si vous alliez la trouver, peut-tre la consoleriez-vousÉ Elle ne me rŽpondit pas, elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte et courut chez notre supŽrieure.

Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour ; elle devint mŽlancolique et sŽrieuse ; la gaietŽ qui depuis mon arrivŽe dans la maison nĠavait pas cessŽ disparut tout ˆ coup. Tout rentra dans lĠordre le plus austre ; les offices se firent avec la dignitŽ convenable ; les Žtrangers furent presque entirement exclus du parloir ; dŽfense aux religieuses de frŽquenter les unes chez les autres ; les exercices reprirent avec lĠexactitude la plus scrupuleuse ; plus dĠassemblŽes chez la supŽrieure, plus de collation ; les fautes les plus lŽgres furent sŽvrement punies ; on sĠadressait encore ˆ moi quelquefois pour obtenir gr‰ce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette rŽvolution ne fut ignorŽe de personne. Les anciennes nĠen Žtaient pas f‰chŽes ; les jeunes sĠen dŽsespŽraient, elles me regardaient de mauvais Ïil. Pour moi, tranquille sur ma conduite, je nŽgligeais leur humeur et leurs reproches.

Cette supŽrieure que je ne pouvais ni soulager ni mĠempcher de plaindre, passa successivement de la mŽlancolie ˆ la piŽtŽ, et de la piŽtŽ au dŽlire. Je ne la suivrai point dans le cours de ses diffŽrents progrs, cela me jetterait dans un dŽtail qui nĠaurait point de fin ; je vous dirai seulement que dans son premier Žtat tant™t elle me cherchait, tant™t elle mĠŽvitait ; nous traitait quelquefois les autres et moi avec sa douceur accoutumŽe, quelquefois aussi elle passait subitement ˆ la rigueur la plus outrŽe ; elle nous appelait et nous renvoyait ; donnait rŽcrŽation et rŽvoquait ses ordres un moment aprs ; nous faisait appeler au chÏur, et lorsque tout Žtait en mouvement pour lui obŽir, un second coup de cloche renfermait la communautŽ. Il est difficile dĠimaginer le trouble de la vie quĠon menait ; la journŽe se passait ˆ sortir de chez soi et ˆ y rentrer, ˆ prendre son brŽviaire et ˆ le quitter, ˆ monter et ˆ descendre, ˆ baisser son voile et ˆ le relever. La nuit Žtait presque aussi interrompue que le jour.

Quelques religieuses sĠadressrent ˆ moi et t‰chrent de me faire entendre quĠavec un peu plus de complaisance et dĠŽgards pour la supŽrieure tout reviendrait ˆ lĠordre ; elles auraient dž dire au dŽsordre accoutumŽ ; je leur rŽpondais tristement : Je vous plains, mais dites-moi clairement ce quĠil faut que je fasseÉ Les unes sĠen retournaient en baissant la tte et sans me rŽpondre ; dĠautres me donnaient des conseils quĠil mĠŽtait impossible dĠarranger avec ceux de notre directeur, je parle de celui quĠon avait rŽvoquŽ, car pour son successeur, nous ne lĠavions pas encore vu.

La supŽrieure ne sortait plus de nuit. Elle passait des semaines entires sans se montrer ni ˆ lĠoffice, ni au chÏur, ni au rŽfectoire, ni ˆ la rŽcrŽation ; elle demeurait renfermŽe dans sa chambre ; elle errait dans les corridors ou elle descendait ˆ lĠŽglise, elle allait frapper aux portes de ses religieuses et elle leur disait dĠune voix plaintive : SÏur une telle, priez pour moi ; sÏur une telle, priez pour moi. Le bruit se rŽpandit quĠelle se disposait ˆ une confession gŽnŽrale.

Un jour que je descendis la premire ˆ lĠŽglise, je vis un papier attachŽ au voile de la grille, je mĠen approchai et je lus : Ç Chres sÏurs, vous tes invitŽes ˆ prier pour une religieuse qui sĠest ŽgarŽe de ses devoirs et qui veut retourner ˆ DieuÉ È Je fus tentŽe de lĠarracher, cependant je le laissai. Quelques jours aprs, cĠen Žtait un autre sur lequel on avait Žcrit : Ç Chres sÏurs, vous tes invitŽes ˆ implorer la misŽricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses Žgarements. Ils sont grandsÉ È Un autre jour, cĠŽtait une autre invitation qui disait : Ç Chres sÏurs, vous tes priŽes de demander ˆ Dieu dĠŽloigner le dŽsespoir dĠune religieuse qui a perdu toute confiance dans la misŽricorde divineÉ È

Toutes ces invitations o se peignaient les cruelles vicissitudes de cette ‰me en peine mĠattristaient profondŽment. Il mĠarriva une fois de demeurer comme un terme vis-ˆ-vis dĠun de ces placards. Je mĠŽtais demandŽ ˆ moi-mme quĠest-ce que cĠŽtait que ces Žgarements quĠelle se reprochait, dĠo venaient les transes de cette femme, quels crimes elle pouvait avoir ˆ se reprocher ; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, jĠy cherchais un sens, je nĠy en trouvais point, et je demeurais comme absorbŽe. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles, et si je ne me suis point trompŽe, elles me regardaient comme incessamment menacŽe des mmes terreurs.

Cette pauvre supŽrieure ne se montrait que son voile baissŽ ; elle ne se mlait plus des affaires de la maison ; elle ne parlait ˆ personne ; elle avait de frŽquentes confŽrences avec le nouveau directeur quĠon nous avait donnŽ. CĠŽtait un jeune bŽnŽdictin. Je ne sais sĠil lui avait imposŽ toutes les mortifications quĠelle pratiquait : elle ježnait trois jours de la semaine ; elle se macŽrait ; elle entendait lĠoffice dans les stalles infŽrieures ; il fallait passer devant sa porte pour aller ˆ lĠŽglise : lˆ, nous la trouvions prosternŽe le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il nĠy avait plus personne ; les nuits, elle y descendait en chemise et nu-pieds ; si Sainte-ThŽrse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternŽe, les bras Žtendus et la face contre terre, et elle me dit : Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds, je ne mŽrite pas un autre traitement.

Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communautŽ eut le temps de p‰tir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les dŽsagrŽments dĠune religieuse quĠon hait dans sa maison, vous en devez tre instruit ˆ prŽsent. Je sentis peu ˆ peu rena”tre le dŽgožt de mon Žtat ; je portai ce dŽgožt et mes peines dans le sein du nouveau directeur. Il sĠappelle Dom Morel ; cĠest un homme dĠun caractre ardent ; il touche ˆ la quarantaine. Il parut mĠŽcouter avec attention et avec intŽrt. Il dŽsira conna”tre les ŽvŽnements de ma vie ; il me fit entrer dans les dŽtails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractre, les maisons o jĠavais ŽtŽ, celle o jĠŽtais, sur ce qui sĠŽtait passŽ entre ma supŽrieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre ˆ la conduite de la supŽrieure avec moi la mme importance que le pre Le Moine ; ˆ peine daigna-t-il me jeter lˆ-dessus quelques mots, il regarda cette affaire comme finie ; la chose qui le touchait le plus, cĠŽtaient mes dispositions secrtes sur la vie religieuse. Ë mesure que je mĠouvrais, sa confiance faisait les mmes progrs ; si je me confessais ˆ lui, il se confessait ˆ moi ; ce quĠil me disait de ses peines avait la plus grande conformitŽ avec les miennes : il Žtait entrŽ en religion malgrŽ lui, il supportait son Žtat avec mon dŽgožt. Mais, chre sÏur, ajoutait-il, que faire ˆ cela ? Il nĠy a plus quĠune ressource, cĠest de rendre notre condition la moins f‰cheuse quĠil sera possibleÉ Et puis il me donnait les mmes conseils quĠil suivait, ils Žtaient sages ; Ç avec cela, ajoutait-il, on nĠŽvite pas les chagrins ; on se rŽsout seulement ˆ les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses quĠautant quĠelles se font un mŽrite devant Dieu de leurs croix ; alors elles sĠen rŽjouissent, elles vont au-devant des mortifications ; plus elles sont amres et frŽquentes, plus elles sĠen fŽlicitent. CĠest un Žchange quĠelles ont fait de leur bonheur prŽsent contre un bonheur ˆ venir, elles sĠassurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-lˆ. Quand elles ont bien souffert, elles disent : Amplius, Domine, Seigneur, encore davantageÉ et cĠest une prire que Dieu ne manque gure dĠexaucer ; mais si leurs peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous promettre la mme rŽcompense ; nous nĠavons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la rŽsignation ; cela est triste. HŽlas ! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je nĠai pas ! Cependant sans cela nous nous exposons ˆ tre perdus dans lĠautre vie, aprs avoir ŽtŽ bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pŽnitences nous nous damnons presque aussi sžrement que les gens du monde au milieu des plaisirs ; nous nous privons, ils jouissent, et aprs cette vie les mmes supplices nous attendent. Que la condition dĠun religieux, dĠune religieuse qui nĠest point appelŽe est f‰cheuse ! CĠest la n™tre pourtant, et nous ne pouvons la changer. On nous a chargŽs de cha”nes pesantes que nous sommes condamnŽs ˆ secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre ; t‰chons, chre sÏur, de les tra”ner. Allez. Je reviendrai vous voir. È

Il revint quelques jours aprs. Je le vis au parloir ; je lĠexaminai de plus prs. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne une infinitŽ de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance ; il avait subi les mmes persŽcutions domestiques et religieuses. Je ne mĠapercevais pas que la peinture de ses dŽgožts Žtait peu propre ˆ dissiper les miens, cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dŽgožts produisait le mme effet en lui. CĠest ainsi que la ressemblance des caractres se joignant ˆ celle des ŽvŽnements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions lĠun ˆ lĠautre ; lĠhistoire de ses moments, cĠŽtait lĠhistoire des miens ; lĠhistoire de ses sentiments, cĠŽtait lĠhistoire des miens ; lĠhistoire de son ‰me, cĠŽtait lĠhistoire de la mienne.

Lorsque nous nous Žtions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres et surtout de la supŽrieure. Sa qualitŽ de directeur le rendait trs rŽservŽ, cependant jĠaperus ˆ travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas ; quĠelle luttait contre elle-mme, mais en vain, et quĠil arriverait de deux choses lĠune, ou quĠelle reviendrait incessamment ˆ ses premiers penchants, ou quĠelle perdrait la tte. JĠavais la plus forte curiositŽ dĠen savoir davantage. Il aurait bien pu mĠŽclairer sur des questions que je mĠŽtais faites et auxquelles je nĠavais jamais pu me rŽpondre, mais je nĠosais lĠinterroger ; je me hasardai seulement ˆ lui demander sĠil connaissait le pre Le Moine. Ñ Oui, me dit-il, je le connais ; cĠest un homme de mŽrite, il en a beaucoup. Ñ Nous avons cessŽ de lĠavoir dĠun moment ˆ lĠautre. Ñ Il est vrai. Ñ Ne pourriez-vous point me dire comment cela sĠest fait ? Ñ Je serais f‰chŽ que cela transpir‰t. Ñ Vous pouvez compter sur ma discrŽtion. Ñ On a, je crois, Žcrit contre lui ˆ lĠarchevchŽ. Ñ Et quĠa-t-on pu dire ? Ñ QuĠil demeurait trop loin de la maison, quĠon ne lĠavait pas quand on voulait ; quĠil Žtait dĠune morale trop austre ; quĠon avait quelque raison de le souponner des sentiments des novateurs ; quĠil semait la division dans la maison, et quĠil Žloignait lĠesprit des religieuses de leur supŽrieure. Ñ Et dĠo savez-vous cela ? Ñ De lui-mme. Ñ Vous le voyez donc ? Ñ Oui, je le vois ; il mĠa parlŽ de vous quelquefois. Ñ QuĠest-ce quĠil vous en a dit ? Ñ Que vous Žtiez bien ˆ plaindre ; quĠil ne concevait pas comment vous aviez rŽsistŽ ˆ toutes les peines que vous aviez souffertes ; que quoiquĠil nĠait eu lĠoccasion de vous entretenir quĠune fois ou deux, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse ; quĠil avait dans lĠespritÉ Ñ Lˆ, il sĠarrta tout court, et moi jĠajoutai : QuĠavait-il dans lĠesprit ? Ñ Dom Morel me rŽpondit : Ceci est une affaire de confiance trop particulire pour quĠil me soit libre dĠachever. Ñ Je nĠinsistai pas, jĠajoutai seulement : Il est vrai que cĠest le pre Le Moine qui mĠa inspirŽ de lĠŽloignement pour ma supŽrieure. Ñ Il a bien fait. Ñ Et pourquoi ? Ñ Ma sÏur, me rŽpondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en ˆ ses conseils et t‰chez dĠen ignorer la raison tant que vous vivrez. Ñ Mais il me semble que si je connaissais le pŽril, je serais dĠautant plus attentive ˆ lĠŽviter. Ñ Peut-tre aussi serait-ce le contraire. Ñ Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi. Ñ JĠai de vos mÏurs et de votre innocence lĠopinion que jĠen dois avoir, mais croyez quĠil y a des lumires funestes que vous ne pourriez acquŽrir sans y perdre. CĠest votre innocence mme qui en a imposŽ ˆ votre supŽrieure ; plus instruite, elle vous aurait moins respectŽe. Ñ Je ne vous entends pas. Ñ Tant mieux. Ñ Mais que la familiaritŽ et les caresses dĠune femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme ? Ñ Point de rŽponse de la part de Dom Morel. Ñ Ne suis-je pas la mme que jĠŽtais en entrant ici ? Ñ Point de rŽponse de la part de Dom Morel. Ñ NĠaurais-je pas continuŽ dĠtre la mme ? O est donc le mal de sĠaimer, de se le dire, de se le tŽmoigner ? Cela est si doux ! Ñ Il est vrai, dit Dom Morel, en levant ses yeux sur moi quĠil avait toujours tenus baissŽs tandis que je parlais. Ñ Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses ? Ma pauvre supŽrieure ! dans quel Žtat elle est tombŽe ! Ñ Il est f‰cheux, et je crains bien quĠil nĠempire ; elle nĠŽtait pas faite pour son Žtat, et voilˆ ce qui en arrive t™t ou tard. Quand on sĠoppose au penchant gŽnŽral de la nature, cette contrainte la dŽtourne ˆ des affections dŽrŽglŽes qui sont dĠautant plus violentes quĠelles sont moins fondŽes ; cĠest une espce de folie. Ñ Elle est folle ! Ñ Oui, elle lĠest, et elle le deviendra davantage. Ñ Et vous croyez que cĠest lˆ le sort qui attend ceux qui sont engagŽs dans un Žtat auquel ils nĠŽtaient point appelŽs ? Ñ Non pas tous. Il y en a qui meurent auparavant ; il y en a dont le caractre flexible se prte ˆ la longue ; il y en a que des espŽrances vagues soutiennent quelque temps. Ñ Et quelles espŽrances pour une religieuse ? Ñ Quelles ? DĠabord celle de faire rŽsilier ses vÏux. Ñ Et quand on nĠa plus celle-lˆ ? Ñ Celle quĠon trouvera les portes ouvertes un jour ; que les hommes reviendront de lĠextravagance dĠenfermer dans des sŽpulcres de jeunes crŽatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis ; que le feu prendra ˆ la maison ; que les murs de la cl™ture tomberont ; que quelquĠun les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tte ; on regarde en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs en sont bien hauts ; si lĠon est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille et on les Žbranle doucement de distraction ; si lĠon a la rue sous ses fentres, on y regarde ; si lĠon entend passer quelquĠun, le cÏur palpite, on soupire sourdement aprs un libŽrateur ; sĠil sĠŽlve quelque tumulte dont le bruit pŽntre jusque dans la maison, on espre ; on compte sur une maladie qui nous approchera dĠun homme ou qui nous enverra aux eaux. Ñ Il est vrai, il est vrai, mĠŽcriai-je, vous lisez au fond de mon cÏur ; je me suis fait, je me fais sans cesse encore ces illusions. Ñ Et lorsquĠon vient ˆ les perdre en y rŽflŽchissant, car ces vapeurs salutaires que le cÏur envoie vers la raison en sont par intervalles dissipŽes, alors on voit toute la profondeur de sa misre ; on se dŽteste soi-mme, on dŽteste les autres ; on pleure, on gŽmit, on crie, on sent les approches du dŽsespoir ; alors les unes courent se jeter aux genoux de leurs supŽrieures et vont y chercher de la consolation ; dĠautres se prosternent ou dans leurs cellules ou au pied des autels et appellent le Ciel ˆ leur secours ; dĠautres dŽchirent leurs vtements et sĠarrachent les cheveux ; dĠautres cherchent un puits profond, des fentres bien hautes, un lacet et le trouvent quelquefois ; dĠautres aprs sĠtre tourmentŽes longtemps tombent dans une espce dĠabrutissement et restent imbŽciles ; dĠautres qui ont des organes faibles et dŽlicats se consument de langueur ; il y en a en qui lĠorganisation se dŽrange, lĠimagination se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les illusions consolantes renaissent, et les bercent presque jusquĠau tombeau ; leur vie se passe dans les alternatives de lĠerreur et du dŽsespoir. Ñ Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment en poussant un profond soupir, celles qui Žprouvent successivement tous ces Žtats ?É Ah ! mon Pre, que je suis f‰chŽe de vous avoir entendu ! Ñ Et pourquoi ? Ñ Je ne me connaissais pas, je me connais ; mes illusions dureront moins. Dans les momentsÉ Ñ JĠallais continuer, lorsquĠune autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisime, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint gŽnŽrale. Les unes regardaient le directeur ; dĠautres lĠŽcoutaient en silence et les yeux baissŽs ; plusieurs lĠinterrogeaient ˆ la fois ; toutes se rŽcriaient sur la sagesse de ses rŽponses. Cependant je mĠŽtais retirŽe dans un angle o je mĠabandonnais ˆ une rverie profonde. Au milieu de cet entretien o chacune cherchait ˆ se faire valoir et ˆ fixer la prŽfŽrence de lĠhomme saint par son c™tŽ avantageux, on entendit arriver quelquĠun ˆ pas lents, sĠarrter par intervalles et pousser des soupirs ; on Žcouta ; lĠon dit ˆ voix basse : CĠest elle, cĠest notre supŽrieure ; ensuite lĠon se tut, et puis lĠon sĠassit en rond. Ce lĠŽtait en effet. Elle entra ; son voile lui tombait jusquĠˆ la ceinture, ses bras Žtaient croisŽs sur sa poitrine et sa tte penchŽe. Je fus la premire quĠelle aperut, ˆ lĠinstant elle dŽgagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se dŽtournant un peu de c™tŽ, de lĠautre main elle nous fit signe ˆ toutes de sortir. Nous sort”mes en silence et elle demeura seule avec Dom Morel.

Je prŽvois, Monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi, mais puisque je nĠai point eu honte de ce que jĠai fait, pourquoi rougirais-je de lĠavouer ? Et puis comment supprimer dans ce rŽcit un ŽvŽnement qui nĠa pas laissŽ que dĠavoir des suites ? Disons donc que jĠai un tour dĠesprit bien singulier ; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accro”tre votre commisŽration, jĠŽcris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilitŽ incroyables ; mon ‰me est gaie ; lĠexpression me vient sans peine ; mes larmes coulent avec douceur ; il me semble que vous tes prŽsent, que je vous vois et que vous mĠŽcoutez. Si je suis forcŽe au contraire de me montrer ˆ vos yeux sous un aspect dŽfavorable, je pense avec difficultŽ, lĠexpression se refuse, la plume va mal, le caractre mme de mon Žcriture sĠen ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrtement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un.

Lorsque toutes nos sÏurs furent retirŽesÉ Ñ Eh bien, que fites-vous ? Ñ Vous ne devinez pas ?É Non, vous tes trop honnte pour cela. Je descendis sur la pointe du pied et je vins me placer doucement ˆ la porte du parloir et Žcouter ce qui se disait lˆÉ Cela est fort mal, direz-vousÉ Oh pour cela oui, cela est fort mal ; je me le dis ˆ moi-mme, et mon trouble, les prŽcautions que je pris pour nĠtre pas aperue, les fois que je mĠarrtai, la voix de ma conscience qui me pressait ˆ chaque pas de mĠen retourner ne me permettaient pas dĠen douter ; cependant la curiositŽ fut la plus forte et jĠallai. Mais sĠil est mal dĠavoir ŽtŽ surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, nĠest-il pas plus mal encore de vous les rendre ? Voilˆ encore un de ces endroits que jĠŽcris parce que je me flatte que vous ne le lirez pas ; cependant cela nĠest pas vrai, mais il faut que je me le persuade.

Le premier mot que jĠentendis aprs un assez long silence me fit frŽmir, ce fut : Mon Pre, je suis damnŽeÉ Je me rassurai. JĠŽcoutais, le voile qui jusquĠalors mĠavait dŽrobŽ le pŽril que jĠavais couru se dŽchirait, lorsquĠon mĠappela. Il fallut aller, jĠallai donc ; mais, hŽlas ! je nĠen avais que trop entendu. Quelle femme, Monsieur le marquis ! Quelle abominable femme ! ...

 

**

 

Ici les mŽmoires de la sÏur Suzanne sont interrompus ; ce qui suit ne sont plus que les rŽclames de ce quĠelle se promettait apparemment dĠemployer dans le reste de son rŽcit. Il para”t que sa supŽrieure devint folle et que cĠest ˆ son Žtat malheureux quĠil faut rapporter les fragments que je vais transcrire.

Aprs cette confession nous ežmes quelques jours de sŽrŽnitŽ. La joie rentre dans la communautŽ, et lĠon mĠen fait des compliments que je rejette avec indignation.

Elle ne me fuyait plus, elle me regardait, mais ma prŽsence ne me paraissait plus la troubler.

Je mĠoccupais ˆ lui dŽrober lĠhorreur quĠelle mĠinspirait depuis que par une heureuse ou fatale curiositŽ jĠavais appris ˆ la mieux conna”tre.

Bient™t elle devient silencieuse, elle ne dit plus que oui ou non ; elle se promne seule.

Elle se refuse les aliments. Son sang sĠallume, la fivre la prend et le dŽlire succde ˆ la fivre.

Seule, dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle mĠinvite ˆ mĠapprocher ; elle mĠadresse les propos les plus tendres.

Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle sĠŽcrie : CĠest elle qui passe, cĠest son pas, je la reconnais ; quĠon lĠappelleÉ Non, non, quĠon la laisse.

Une chose singulire, cĠest quĠil ne lui arrivait jamais de se tromper et de prendre une autre pour moi.

Elle riait aux Žclats, le moment dĠaprs elle fondait en larmes. Nos sÏurs lĠentouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.

Elle disait tout ˆ coup : Je nĠai point ŽtŽ ˆ lĠŽglise, je nĠai point priŽ Dieu. Je veux sortir de ce lit ; je veux mĠhabiller, quĠon mĠhabille. Si lĠon sĠy opposait, elle ajoutait : Donnez-moi du moins mon brŽviaireÉ On le lui donnait ; elle lĠouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt et elle continuait de les tourner lors mme quĠil nĠy en avait plus. Cependant elle avait les yeux ŽgarŽs.

Une nuit, elle descendit seule ˆ lĠŽglise ; quelques-unes de nos sÏurs la suivirent. Elle se prosterna sur les marches de lĠautel, elle se mit ˆ gŽmir, ˆ soupirer, ˆ prier tout haut ; elle sortit, elle rentra ; elle dit : QuĠon lĠaille chercher ; cĠest une ‰me si pure ! CĠest une crŽature si innocente ! Si elle joignait ses prires aux miennesÉ Puis sĠadressant ˆ toute la communautŽ et se tournant vers des stalles qui Žtaient vides, elle criait : Sortez, sortez toutes, quĠelle reste seule avec moi. Vous nĠtes pas dignes dĠen approcher, si vos voix se mlaient ˆ la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. QuĠon sĠŽloigne, quĠon sĠŽloigneÉ Puis elle mĠexhortait ˆ demander au Ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu, le ciel lui paraissait se sillonner dĠŽclairs, sĠentrouvrir et gronder sur sa tte, des anges en descendaient en courroux, les regards de la divinitŽ la faisaient trembler ; elle courait de tous c™tŽs ; elle se renfonait dans les angles obscurs de lĠŽglise ; elle demandait misŽricorde ; elle se collait la face contre terre, elle sĠy assoupissait. La fra”cheur humide du lieu lĠavait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte.

Cette terrible scne de la nuit, elle lĠignorait le lendemain. Elle disait : O sont nos sÏurs ? Je ne vois plus personne ; je suis restŽe seule dans cette maison, elles mĠont toutes abandonnŽe, et Sainte-ThŽrse aussi ; elles ont bien faitÉ Puisque Sainte-Suzanne nĠy est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas. Ah ! si je la rencontrais ! Mais elle nĠy est plus, nĠest-ce pas ? NĠest-ce pas quĠelle nĠy est plus ?É Heureuse la maison qui la possde !É Elle dira tout ˆ sa nouvelle supŽrieure ; que pensera-t-elle de moi ?É Est-ce que Sainte-ThŽrse est morte ? JĠai entendu sonner en mort toute la nuit. La pauvre fille ! Elle est perdue ˆ jamais, et cĠest moi, cĠest moiÉ Un jour je lui serai confrontŽe ; que lui dirai-je ? que lui rŽpondrai-je ? Malheur ˆ elle ! Malheur ˆ moi !

Dans un autre moment elle disait : Nos sÏurs sont-elles revenues ? Dites-leur que je suis bien maladeÉ Soulevez mon oreillerÉ DŽlacez-moiÉ je sens lˆ quelque chose qui mĠoppresseÉ La tte me bržle ; ™tez-moi mes coiffesÉ Je veux me laverÉ Apportez-moi de lĠeau. Versez, versez encoreÉ Elles sont blanches, mais la souillure de lĠ‰me est restŽeÉ. Je voudrais tre morte, je voudrais nĠtre point nŽe ; je ne lĠaurais point vue.

Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, ŽchevelŽe, hurlant, Žcumant et courant autour de sa cellule, les mains posŽes sur ses oreilles, les yeux fermŽs et le corps pressŽ contre la muraille. ƒloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? ce sont les enfers ; il sĠŽlve de cet ab”me profond des feux que je vois ; du milieu des feux jĠentends des voix confuses qui mĠappellentÉ Mon Dieu, ayez pitiŽ de moi !É Allez vite, sonnez, assemblez la communautŽ ; dites quĠon prie pour moi, je prierai aussiÉ Mais ˆ peine fait-il jour, nos sÏurs dorment. Je nĠai pas fermŽ lĠÏil de la nuit, je voudrais dormir, et je ne saurais.

Une de nos sÏurs lui disait : Madame, vous avez quelque peine, confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-tre. Ñ SÏur Agathe Žcoutez, approchez-vous de moiÉ plus prsÉ plus prs encoreÉ il ne faut pas quĠon nous entende ; je vais tout rŽvŽler, tout, mais gardez-moi le secret. Vous lĠavez vue ? Ñ Qui, Madame ? Ñ NĠest-il pas vrai que personne nĠa la mme douceur ? Comme elle marche ! quelle dŽcence ! quelle noblesse ! quelle modestie !É Allez ˆ elle, dites-luiÉ Eh ! non, ne dites rien, nĠallez pas, vous nĠen pourriez approcher. Les anges du ciel la gardent, ils veillent autour dĠelle ; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayŽe comme moi. RestezÉ si vous alliez, que lui diriez-vous ? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas !É Ñ Mais, Madame, si vous consultiez notre directeur ? Ñ OuiÉ mais ouiÉ Non, non ; je sais ce quĠil me dira ; je lĠai tant entenduÉ De quoi lĠentretiendrai-je ? Si je pouvais perdre la mŽmoire ! Si je pouvais rentrer dans le nŽant ou rena”tre !É NĠappelez point le directeur. JĠaimerais mieux quĠon me lžt la Passion de notre Seigneur JŽsus-Christ. LisezÉ Je commence ˆ respirerÉ Il ne faut quĠune goutte de ce sang pour me purifierÉ Voyez, il sĠŽlance en bouillonnant de son c™tŽÉ Inclinez cette plaie sacrŽe sur ma tteÉ Son sang coule sur moi et ne sĠy attache pasÉ Je suis perdue !É ƒloignez ce christÉ Rapportez-le-moiÉ On le lui rapportait. Elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait : Ce sont ses yeux, cĠest sa bouche ; quand la reverrai-je ?É SÏur Agathe, dites-lui que je lĠaime, peignez-lui bien mon Žtat, dites-lui que je meurs.

Elle fut saignŽe, on lui donna les bains, mais son mal semblait sĠaccro”tre par les remdes. Je nĠose vous dŽcrire toutes les actions indŽcentes quĠelle fit, vous rŽpŽter tous les discours malhonntes qui lui Žchapprent dans son dŽlire. Ë tout moment elle portait sa main ˆ son front comme pour en Žcarter des idŽes importunes, des images, que sais-je quelles images ! elle se renfonait la tte dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. CĠest le Tentateur, disait-elle, cĠest lui. Quelle forme bizarre il a prise ! Prenez de lĠeau bŽnite, jetez de lĠeau bŽnite sur moiÉ Cessez, cessez, il nĠy est plus.

On ne tarda pas ˆ la sŽquestrer, mais sa prison ne fut pas si bien gardŽe quĠelle ne rŽuss”t un jour ˆ sĠen Žchapper. Elle avait dŽchirŽ ses vtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue pendaient de ses deux bras ; elle criait : Je suis votre supŽrieure, vous en avez toutes fait le serment, quĠon mĠobŽisse. Vous mĠavez emprisonnŽe ; malheureuses ! Voilˆ donc la rŽcompense de mes bontŽs ! Vous mĠoffensez parce que je suis trop bonne ; je ne le serai plusÉ Au feu !É Au meurtre !É Au voleur !É Ë mon secours !É Ë moi, sÏur ThŽrse !É Ë moi, sÏur Suzanne !É

Cependant on lĠavait saisie et on la reconduisait dans sa prison et elle disait : Vous avez raison, vous avez raison ; je suis devenue folle, je le sens.

Quelquefois elle paraissait obsŽdŽe du spectacle de diffŽrents supplices. Elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liŽes sur le dos ; elle en voyait avec des torches ˆ la main, elle se joignait ˆ celles qui faisaient amende honorable ; elle se croyait conduite ˆ la mort, elle disait aux bourreaux : JĠai mŽritŽ mon sort ; je lĠai mŽritŽ. Encore, si ce tourment Žtait le dernier ; mais une ŽternitŽ ! une ŽternitŽ de feux !

Je ne dis rien qui ne soit vrai, et tout ce que jĠaurais encore ˆ dire de vrai ne me revient pas ou je rougirais dĠen souiller ces papiers.

Aprs avoir vŽcu plusieurs mois dans cet Žtat dŽplorable, elle mourut. Quelle mort, Monsieur le marquis ! Je lĠai vue, je lĠai vue la terrible image du dŽsespoir et du crime ˆ sa dernire heure. Elle se croyait entourŽe dĠesprits infernaux, ils attendaient son ‰me pour la saisir ; elle disait dĠune voix ŽtouffŽe : Les voilˆ ! les voilˆÉ et leur opposant de droite et de gauche un christ quĠelle tenait ˆ la main, elle hurlait, elle criait : Mon Dieu !É Mon Dieu !É La sÏur ThŽrse la suivit de prs ; et nous ežmes une autre supŽrieure ‰gŽe et pleine dĠhumeur et de superstition.

On mĠaccuse dĠavoir ensorcelŽ sa devancire ; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent.

Le nouveau directeur est Žgalement persŽcutŽ de ses supŽrieurs, et me persuade de me sauver de la maison.

Ma fuite est projetŽe. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi, elles se cassent et je tombe ; jĠai les jambes dŽpouillŽes et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisime tentative mĠŽlve au haut du mur ; je descends. Quelle est ma surprise ! Au lieu dĠune chaise de poste dans laquelle jĠespŽrais dĠtre reue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilˆ sur le chemin de Paris avec un jeune bŽnŽdictin ; je ne tardai pas ˆ mĠapercevoir au ton indŽcent quĠil prenait et aux libertŽs quĠil se permettait quĠon ne tenait avec moi aucune des conditions que jĠavais stipulŽes. Alors je regrettai ma cellule et je sentis toute lĠhorreur de ma situation.

CĠest ici que je peindrai ma scne dans le fiacre. Quelle scne ! Quel homme !

Je crie ; le cocher vient ˆ mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine.

JĠarrive ˆ Paris. La voiture arrte dans une petite rue, ˆ une porte Žtroite qui sĠouvrait dans une allŽe obscure et malpropre. La ma”tresse du logis vient au-devant de moi, et mĠinstalle ˆ lĠŽtage le plus ŽlevŽ dans une petite chambre o je trouve ˆ peu prs les meubles nŽcessaires. Je reois des visites de la femme qui occupait le premierÉ Ç Vous tes jeune ; vous devez vous ennuyer, Mademoiselle. Descendez chez moi ; vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes pas toutes aussi aimables mais presque aussi jeunes que vous ; on cause, on joue, on chante, on danse, nous rŽunissons toutes les sortes dĠamusements. Si vous tournez la tte ˆ tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames nĠen seront ni jalouses, ni f‰chŽes. Venez, MademoiselleÉ È Celle qui me parlait ainsi Žtait dĠun certain ‰ge. Elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos trs insinuant.

Je passe une quinzaine dans cette maison, exposŽe ˆ toutes les instances de mon perfide ravisseur et ˆ toutes les scnes tumultueuses dĠun lieu suspect, Žpiant ˆ chaque instant lĠoccasion de mĠŽchapper.

Un jour enfin je la trouvai ; la nuit Žtait avancŽe.

Si jĠeusse ŽtŽ voisine de mon couvent, jĠy retournais. Je cours sans savoir o je vais. Je suis arrtŽe par des hommes ; la frayeur me saisit, je tombe Žvanouie de fatigue sur le seuil de la boutique dĠun chandelier. On me secourt. En revenant ˆ moi, je me trouve Žtendue sur un grabat, environnŽe de plusieurs personnes ; on me demanda qui jĠŽtais ; je ne sais ce que je rŽpondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire ; je prends son bras, nous marchons ; nous avions dŽjˆ fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit : Mademoiselle, vous savez apparemment o nous allons ? Ñ Non, mon enfant ; ˆ lĠH™pital, je crois. Ñ Ë lĠH™pital ! Est-ce que vous seriez hors de maison ? Ñ HŽlas ! oui. Ñ QuĠavez-vous donc fait pour avoir ŽtŽ chassŽe ˆ lĠheure quĠil est ? É Mais nous voilˆ ˆ la porte de Sainte-Catherine, voyons si nous pourrions nous faire ouvrir ; en tout cas ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi.

Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante lorsquĠelle voit mes jambes dŽpouillŽes de leur peau par la chute que jĠavais faite en sortant du couvent. JĠy passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne ˆ Sainte-Catherine ; jĠy demeure trois jours, au bout desquels on mĠannonce quĠil faut ou me rendre ˆ lĠH™pital gŽnŽral, ou prendre la premire condition qui sĠoffrira.

Danger que je courus ˆ Sainte-Catherine de la part des hommes et des femmes ; car cĠest lˆ, ˆ ce quĠon mĠa dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. LĠattente de la misre ne donna aucune force aux sŽductions grossires auxquelles jĠy fus exposŽe. Je vends mes hardes et jĠen choisis de plus conformes ˆ mon Žtat.

JĠentre au service dĠune blanchisseuse chez laquelle je suis actuellement. Je reois le linge et je le repasse. Ma journŽe est pŽnible, je suis mal nourrie, mal logŽe, mal couchŽe, mais en revanche traitŽe avec humanitŽ. Le mari est cocher de place ; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais espŽrer dĠen jouir paisiblement.

JĠai appris que la police sĠŽtait saisie de mon ravisseur et lĠavait remis entre les mains de ses supŽrieurs. Le pauvre homme ! Il est plus ˆ plaindre que moi. Son attentat a fait bruit, et vous ne savez pas la cruautŽ avec laquelle les religieux punissent les fautes dĠŽclat : un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie ; cĠest aussi le sŽjour qui mĠattend, si je suis reprise, mais il y vivra plus longtemps que moi.

La douleur de ma chute se fait sentir. Mes jambes sont enflŽes et je ne saurais faire un pas ; je travaille assise, car jĠaurais peine ˆ me tenir debout. Cependant jĠapprŽhende le moment de ma guŽrison ; alors quel prŽtexte aurai-je pour ne point sortir ? et ˆ quel pŽril ne mĠexposerai-je pas en me montrant ? Mais heureusement jĠai encore du temps devant moi.

Mes parents qui ne peuvent douter que je ne sois ˆ Paris, font sžrement toutes les perquisitions imaginables. JĠavais rŽsolu dĠappeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il nĠŽtait plus.

Je vis dans des alarmes continuelles. Au moindre bruit que jĠentends dans la maison, sur lĠescalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et lĠouvrage me tombe des mains.

Je passe presque toutes les nuits sans fermer lĠÏil ; si je dors, cĠest dĠun sommeil interrompu ; je parle, jĠappelle, je crie. Je ne conois pas comment ceux qui mĠentourent ne mĠont pas encore devinŽe.

Il para”t que mon Žvasion est publique. Je mĠy attendais. Une de mes camarades mĠen parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses et les rŽflexions les plus propres ˆ dŽsoler ; par bonheur elle Žtendait sur des cordes le linge mouillŽ, le dos tournŽ ˆ la lampe, et mon trouble nĠen pouvait tre aperu. Cependant ma ma”tresse ayant remarquŽ que je pleurais, mĠa dit : Marie, quĠavez-vous ? Ñ Rien, lui ai-je rŽpondu. Ñ Quoi donc, a-t-elle ajoutŽ, est-ce que vous seriez assez bte pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse, sans mÏurs, sans religion, et qui sĠamourache dĠun vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent ? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle nĠavait quĠˆ boire, manger, prier Dieu et dormir ; elle Žtait bien o elle Žtait ; que ne sĠy tenait-elle ? Si elle avait ŽtŽ seulement trois ou quatre fois ˆ la rivire par le temps quĠil fait, cela lĠaurait raccommodŽe avec son Žtat. Ñ Ë cela jĠai rŽpondu quĠon ne connaissait bien que ses peines. JĠaurais mieux fait de me taire, car elle nĠaurait pas ajoutŽ : Allez, cĠest une coquine que Dieu puniraÉ Ë ce propos je me suis penchŽe sur ma table et jĠy suis restŽe jusquĠˆ ce que ma ma”tresse mĠait dit : Mais, Marie, ˆ quoi rvez-vous donc ? Tandis que vous dormez lˆ, lĠouvrage nĠavance pas.

Je nĠai jamais eu lĠesprit du clo”tre et il para”t assez ˆ ma dŽmarche, mais je me suis accoutumŽe en religion ˆ certaines pratiques que je rŽpte machinalement ; par exemple : une cloche vient-elle ˆ sonner ? ou je fais le signe de la croix, ou je mĠagenouille ; frappe-t-on ˆ la porte ? je dis : Ave ; mĠinterroge-t-on ? cĠest toujours une rŽponse qui finit par oui ou non, chre Mre, ou ma sÏur ; sĠil survient un Žtranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la rŽvŽrence, je mĠincline. Mes compagnes se mettent ˆ rire et croient que je mĠamuse ˆ contrefaire la religieuse ; mais il est impossible que leur erreur dure, mes Žtourderies me dŽcleront et je serai perdue.

Monsieur, h‰tez-vous de me secourir. Vous me direz sans doute, enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici ; mon ambition nĠest pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou mme de simple domestique, pourvu que je vŽcusse ignorŽe dans une campagne, au fond dĠune province, chez dĠhonntes gens qui ne reussent pas un grand monde. Les gages nĠy feront rien ; de la sŽcuritŽ, du repos, du pain et de lĠeau. Soyez trs assurŽ quĠon sera satisfait de mon service ; jĠai appris dans la maison de mon pre ˆ travailler et au couvent ˆ obŽir. Je suis jeune, jĠai le caractre trs doux. Quand mes jambes seront guŽries jĠaurai plus de force quĠil nĠen faut pour suffire ˆ lĠoccupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir ; quand jĠŽtais dans le monde je raccommodais moi-mme mes dentelles, et jĠy serai bient™t remise ; je ne suis maladroite ˆ rien, et je saurai mĠabaisser ˆ tout. JĠai de la voix, je sais la musique et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mre qui en aurait le gožt, et jĠen pourrais mme donner leon ˆ ses enfants ; mais je craindrais dĠtre trahie par ces marques dĠune Žducation recherchŽe. SĠil fallait apprendre ˆ coiffer, jĠai du gožt, je prendrais un ma”tre, et je ne tarderais pas ˆ me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable sĠil se peut, ou une condition telle quelle, cĠest tout ce quĠil me faut et je ne souhaite rien au-delˆ. Vous pouvez rŽpondre de mes mÏurs, malgrŽ les apparences jĠen ai, jĠai mme de la piŽtŽ. Ah ! Monsieur, tous mes maux seraient finis et je nĠaurais plus rien ˆ craindre des hommes, si Dieu ne mĠavait arrtŽe. Ce puits profond situŽ au bout du jardin de la maison, combien je lĠai visitŽ de fois ! Si je ne mĠy suis pas prŽcipitŽe, cĠest quĠon mĠen laissait lĠentire libertŽ. JĠignore quel est le destin qui mĠest rŽservŽ, mais sĠil faut que je rentre un jour dans un couvent quel quĠil soit, je ne rŽponds de rien, il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitiŽ de moi, et ne vous prŽparez pas ˆ vous-mme de longs regrets.

 

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Post. Scpt. Je suis accablŽe de fatigues, la terreur mĠenvironne et le repos me fuit. Ces mŽmoires que jĠŽcrivais ˆ la h‰te je viens de les relire ˆ tte reposŽe, et je me suis aperue que sans en avoir eu le moindre projet, je mĠŽtais montrŽe ˆ chaque ligne aussi malheureuse ˆ la vŽritŽ que je lĠŽtais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles ˆ la peinture de nos peines quĠˆ lĠimage de nos charmes, et nous promettrions-nous encore plus de facilitŽ ˆ les sŽduire quĠˆ les toucher ? Je les connais trop peu et je ne me suis pas assez ŽtudiŽe pour savoir cela. Cependant si le marquis, ˆ qui lĠon accorde le tact le plus dŽlicat, venait ˆ se persuader que ce nĠest pas ˆ sa bienfaisance mais ˆ son vice que je mĠadresse, que penserait-il de moi ? Cette rŽflexion mĠinquite. En vŽritŽ il aurait bien tort de mĠimputer personnellement un instinct propre ˆ tout mon sexe. Je suis une femme, peut-tre un peu coquette, que sais-je ? mais cĠest naturellement et sans artifice.

 

 



[1] Voir par exemple infra, p. 45, p. 63, p. 76 (Ždition Îuvres compltes, DPV, t. XI, 1975, p. 111, p. 132, p. 147). Suzanne dŽclare encore distinctement sa vraie foi page 102 (DPV, p. 174). Plus loin, lors de lĠAscension, elle brise la serrure de sa cellule pour aller assister ˆ lĠoffice (p. 104 ; DPV, p. 177). Enfin elle revient vers la prire pour Žclaircir ses scrupules sur ses pratiques homosexuelles (p. 182 ; DPV, p. 260). Ñ Il est vrai que le roman est plus touchant encore avec une croyante quĠavec une athŽe.

[2] Les problŽmatiques de cohŽrence interne ne doivent pas nous occuper non plus. Il est vrai par exemple que Diderot a mŽlangŽ en composant La Religieuse le mode de lĠŽcriture rŽtrospective et celui du rŽcit des faits au jour le jour. Cela fabrique des ambigu•tŽs et des maladresses dans son roman, mais ne touche en rien notre sujet.

[3] Infra, p. 23 ; Îuvres compltes, DPV, t. XI, p. 85.

[4] Ibid. ; DPV, p. 86.

[5] Infra, p. 25-26 ; DPV, p. 89.

[6] Ibid., p. 30-31 ; DPV, p. 95.

[7] Infra, p. 31 ; DPV, p. 96.

[8] Ibid., p. 31 ; DPV, p. 96.

[9] Ibid., p. 31-32 ; DPV, p. 96.

[10] Infra, p. 34 ; DPV, p. 100.

[11] Infra, p. 35 ; DPV, p. 100-101.

[12] Ibid., p. 39 ; DPV, p. 106.

[13] Ibid., p. 45 ; DPV, p. 111.

[14] Infra, p. 46 ; DPV, p. 112.

[15] Ibid., p. 54-55 ; DPV, p. 123-124.

[16] Infra, p. 55-56 ; DPV, p. 124.

[17] Ibid., p. 60-61 ; DPV, p. 129-130.

[18] Infra, p. 61 ; DPV, p. 130.

[19] Ibid., p. 62 ; DPV, p. 131.

[20] Ibid. ; DPV, p. 131.

[21] Infra, p. 76 ; DPV, p. 146.

[22] Ibid. ; DPV, p. 146.

[23] Ibid., p. 84 ; DPV, p. 155.

[24] Ibid., p. 85 ; DPV, p. 156.

[25] Infra, p. 88 ; DPV, p. 159-160.

[26] Ibid., p. 89 ; DPV, p. 160.

[27] Ibid., p. 90 ; DPV, p. 162.

[28] Ibid., p. 96 ; DPV, p. 168.

[29] Ibid. ; DPV, p. 168.

[30] Infra, p. 117 ; DPV, p. 192.

[31] Ibid., p. 140 ; DPV, p. 217.

[32] Ibid., p. 172-173 ; DPV, p. 251.

[33] Infra, p. 184-185 ; DPV, p. 262.

[34] Yves Guyot, prŽface ˆ lĠŽdition de 1886 de la Religieuse, Madame de Carlire et Les Deux amis de Bourbonne (p. xxxvi)