FRIEDRICH A. HAYEK

 

ABRÉGÉ DE LA ROUTE DE LA SERVITUDE

 

Traduit par Gérard Dréan

 

Paris, 2019

Institut Coppet

www.institutcoppet.org

 


 

Préface

LE DESPOTISME MODERNE

TOCQUEVILLE ET HAYEK

 

Dans l’ensemble du corpus de textes issus de l’école autrichienne d’économie, aucun n’a connu un succès semblable à celui de la Route de la Servitude (1944) ; aucun n’a eu l’influence historique et encore perceptible de ce livre.

Toutefois, si l’ouvrage de Friedrich A. Hayek a propulsé son auteur sur le devant de la scène et l’a fait reconnaître comme l’un des plus grands penseurs de sa génération, ce n’est pas par son succès de librairie. Au printemps 1944, en Grande-Bretagne, le livre fut bien au cœur du débat intellectuel, il suscita des critiques et des controverses, mais ce n’était pas un succès populaire. Son destin aux États-Unis, où il était voué à apparaître, n’en fut pas différent — du moins pour un temps. Les Presses Universitaires de Chicago, en charge de la publication d’une édition américaine, n’en imprimèrent que 2000 exemplaires. L’ouvrage paraissait destiné à rester la source d’échanges intellectuels intenses d’une petite caste d’esprits brillants.

Il s’avéra cependant qu’à la suite des intellectuels proprement dits, les journalistes, les éditorialistes, en chantaient les louanges. Pour Henry Hazlitt, dans le New York Times Book Review, la Route de la Servitude était « l’un des livres les plus importants de notre génération ». On pouvait lire des développements semblables dans la plupart des autres grandes publications du temps.

Flairant une opportunité à saisir, le puissant Reader’s Digest prit alors la décision de commissionner Max Eastman pour résumer l’ouvrage. L’édition abrégée, que nous livrons pour la première fois au public français, fut publiée en avril 1945 et diffusée à plus de 600 000 exemplaires.

Dès ce moment Hayek devint une célébrité. Son aura était telle que tous les amis de la liberté qui demeuraient encore à travers le monde n’aspiraient qu’à s’unir avec lui, qu’à le rejoindre dans sa croisade, et c’est ce qu’ils ne devaient pas tarder à faire en fondant la Société du Mont Pèlerin en 1947. D’un autre côté, la prestigieuse Université de Chicago se préparait à accueillir Hayek comme professeur : c’est là que pendant des années il travaillera sur son ouvrage majeur, La Constitution de la Liberté (1960). Enfin sa grande thèse sur la résurgence d’un despotisme d’une forme nouvelle devint à la mode ; elle fut tenue pour une vérité ; des hommes politiques, comme W. Churchill, l’adoptèrent.

Par le passé, l’idée avait été oubliée, tournée en ridicule ; elle avait besoin d’être réaffirmée en termes clairs et placée dans le nouveau contexte qu’offrait le monde : mais enfin elle n’était pas nouvelle en soi. Dans la quatrième et dernière partie de la Démocratie en Amérique (1840) Alexis de Tocqueville avait analysé les effets de la passion de l’égalité et expliquait pourquoi, selon lui, celle-ci « les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude ». Ses vues prémonitoires, dont on trouve des traces tout au long de ce grand classique et qui avaient frappé Hayek, lui avaient fait reprendre pour titre de son ouvrage l’expression même de Tocqueville. Plus tard, dans les discussions qui présidèrent à la formation de la Société du Mont Pèlerin, il proposera, sans succès, de la nommer plutôt the Acton-Tocqueville Society, du nom des deux penseurs qu’il considérait comme cardinaux.

À travers les siècles, au-delà des différences de langage et de tradition intellectuelle, Tocqueville et Hayek se retrouvent et se donnent la main. Ensemble, ils nous alertent sur la pente fatale vers laquelle nous entraînent certains développements économiques, politiques ou sociaux que nous tenons pour acquis ou contre lesquels nous ne nous sentons pas la force de lutter. Ils nous donnent du courage ; c’est bien nécessaire.  

 

Benoît Malbranque


 


ABRÉGÉ DE LA ROUTE DE LA SERVITUDE

 

(Reader Digest, 1945)

 

 

 

C’est dans son Autriche natale que l’auteur de la Route de la servitude, baignant dans la pensée allemande, a vécu un peu plus de la moitié de sa vie d’adulte. Il a passé l’autre moitié aux États-Unis et en Angleterre. Au cours de cette dernière période, il a acquis la conviction que certaines des forces qui ont détruit la liberté en Allemagne se trouvent également à l’œuvre chez nous.

L’ampleur même des vexations dont les nationaux-socialistes se sont rendus coupables nous renforce dans notre certitude qu’un système totalitaire est incapable de prendre racine ici. Mais rappelons-nous qu’il y a quinze ans, la possibilité qu’une telle chose se produise en Allemagne serait apparue tout aussi incroyable, non seulement pour les neuf dixièmes des Allemands eux-mêmes, mais également pour l’observateur étranger le plus hostile.

Beaucoup des traits qui étaient alors considérés comme « typiquement allemands » sont désormais tout aussi typiques de l’Amérique et de l’Angleterre, comme le sont de nombreux symptômes qui indiquent un développement ultérieur dans la même direction : la vénération croissante pour l’État, l’acceptation fataliste de « tendances inévitables », et l’enthousiasme pour « l’organisation » de toute chose (ce que nous appelons désormais la « planification »).

La nature du danger semble, si cela est possible, être encore moins bien comprise chez nous qu’en Allemagne. On ne perçoit toujours pas la tragédie suprême : en Allemagne ce sont en grande partie des gens de bonne volonté qui, par leur politique socialiste, ont pavé la voie aux forces politiques qui défendent tout ce qu’ils détestent. Peu de gens reconnaissent que la montée du fascisme et du marxisme n’a pas été une réaction contre les tendances socialistes de la période précédente, mais qu’elle était un résultat nécessaire de ces tendances. Il est pourtant très significatif que la plupart des dirigeants de ces mouvements, depuis Mussolini et y compris Laval et Quisling, aient été d’abord des socialistes et qu’ils se soient ensuite mués en fascistes ou en nazis.

Dans les démocraties actuelles, beaucoup de ceux qui haïssent sincèrement toutes les manifestations du nazisme œuvrent pour des idéaux dont la réalisation conduirait directement à la tyrannie abhorrée. La plupart des personnes dont les opinions ont quelque influence sur la direction que prennent nos pays sont dans une certaine mesure socialistes. Ils considèrent que notre vie économique devrait être « consciemment dirigée » et que nous devrions troquer le système concurrentiel contre la « planification économique ». Qu’y a-t-il cependant de plus tragique que de produire dans les faits un résultat directement contraire à notre objectif, quand nous cherchons à façonner consciemment notre avenir conformément à de grands idéaux ?

 

La planification et le pouvoir

 

Pour atteindre leurs objectifs, les planificateurs doivent donner naissance à un pouvoir — le pouvoir exercé par une masse d’hommes sur une autre — qui sera d’une magnitude jamais connue auparavant. Leur succès dépendra du degré avec lequel ils acquerront un tel pouvoir. La démocratie forme un obstacle à cette suppression de la liberté qu’exige la direction centralisée de l’activité économique. De là naît l’opposition entre planification et démocratie.

Beaucoup de socialistes partagent l’illusion tragique selon laquelle en privant les individus du pouvoir qu’ils possèdent dans un système individualiste, et en le transférant à la société, ils procèdent de la sorte à une extinction du pouvoir. Ce qu’ils oublient, c’est qu’en concentrant le pouvoir de manière à ce qu’il puisse être utilisé au service d’un plan unique, le pouvoir ne s’en trouve pas simplement transformé, mais prodigieusement accru. En accumulant entre les mains d’un pouvoir unique le pouvoir autrefois exercé indépendamment par une multitude, il se forme une quantité de pouvoir infiniment plus grande que celle qui existait auparavant, et qui s’avère tellement plus grande dans sa portée qu’elle semble appartenir à un type différent.

Il est tout à fait fallacieux de prétendre que le grand pouvoir exercé par un conseil de planification central ne serait « pas plus grand que le pouvoir exercé collectivement par des conseils d’administration privés ». Il n’y a, dans une société compétitive, personne qui puisse exercer ne serait-ce qu’une fraction du pouvoir que posséderait un conseil de planification socialiste. Décentraliser le pouvoir, c’est réduire le pouvoir absolu, et le système concurrentiel est le seul système conçu pour minimiser le pouvoir exercé par l’homme sur l’homme. Qui peut sérieusement douter que le pouvoir qu’un millionnaire a sur moi, fût-il mon employeur, est bien inférieur à celui que possède le plus petit bureaucrate qui exerce le pouvoir coercitif de l’État et du bon vouloir de qui dépend la façon dont je suis autorisé à vivre et travailler ?

Dans tous les sens du terme, un ouvrier non qualifié mal payé dans ce pays a plus de liberté pour façonner sa vie que beaucoup d’employeurs en Allemagne ou qu’un ingénieur ou un manager bien mieux payé en Russie. S’il veut changer de métier ou de lieu de vie, s’il veut professer certaines opinions ou passer ses loisirs d’une manière particulière, il ne rencontre aucun obstacle absolu. Il n’y a aucun danger pour sa sécurité corporelle et sa liberté qui le confinent par la force brute à la tâche et à l’environnement qu’un supérieur lui a assignés.

Notre génération a oublié que le système de la propriété privée est la plus importante garantie de la liberté. C’est seulement parce que le contrôle des moyens de production est divisé entre de nombreuses personnes agissant indépendamment que nous, en tant qu’individus, pouvons décider que faire de nous-mêmes. Lorsque tous les moyens de production sont investis dans une seule main, que ce soit nominalement celle de la « société » dans son ensemble ou celle d’un dictateur, celui qui exerce ce contrôle a tout pouvoir sur nous. Dans les mains des particuliers, ce qu’on appelle le pouvoir économique peut être un instrument de coercition, mais ce n’est jamais un contrôle sur toute la vie d’une personne. Mais quand le pouvoir économique est centralisé en tant qu’instrument du pouvoir politique, il crée un degré de dépendance qui se distingue à peine de l’esclavage. On a bien dit que, dans un pays où le seul employeur est l’État, l’opposition signifie la mort lente par famine.

 

Le contexte du danger

 

L’individualisme, contrairement au socialisme et à toutes les autres formes de totalitarisme, repose sur le respect du christianisme pour l’homme individuel et sur la conviction qu’il est souhaitable que les hommes soient libres de développer leurs propres dons et leurs propres penchants. Cette philosophie, d’abord pleinement développée pendant la Renaissance, a grandi et s’est répandue dans ce que nous connaissons comme la civilisation occidentale. La direction générale du développement social était de libérer l’individu des liens qui l’entravaient dans la société féodale.

Peut-être le plus grand résultat de cette libération des énergies individuelles a été le merveilleux progrès de la science. C’est seulement depuis que la liberté industrielle a ouvert la voie à la libre utilisation des nouvelles connaissances, ce n’est que depuis que tout a pu être tenté — si quelqu’un pouvait s’y consacrer à ses risques et périls — que la science a fait les grands pas qui ont changé la face du monde au cours des 150 dernières années. Le résultat de cette croissance a dépassé toutes les attentes. Partout où les obstacles au libre exercice de l’ingéniosité humaine ont été éliminés, l’homme est devenu rapidement capable de satisfaire des désirs toujours plus variés. Au début du XXe siècle, l’homme du monde occidental avait atteint un degré de confort matériel, de sécurité et d’indépendance personnelle qui aurait à peine semblé possible 100 ans auparavant.

L’effet de ce succès a été de créer parmi les hommes un nouveau sens du pouvoir sur leur propre destin, la croyance dans les possibilités illimitées d’améliorer leur propre sort. Ce qui avait été réalisé a été considéré comme un avoir sûr et impérissable, acquis une fois pour toutes ; et le rythme du progrès a commencé à paraître trop lent. De plus, les principes qui avaient rendu ce progrès possible en sont venus à être considérés comme des obstacles à des progrès plus rapides, qu’il fallait balayer rapidement. On pourrait dire que le succès même du libéralisme est devenu la cause de son déclin.

Aucune personne sensée n’aurait dû douter que les principes économiques du XIXe siècle n’étaient qu’un début — qu’il y avait d’immenses possibilités d’avancement dans le sens où nous avions évolué. Mais selon les points de vue qui dominent maintenant, la question n’est plus de savoir comment utiliser au mieux les forces spontanées d’une société libre. Nous avons en effet entrepris de nous passer de ces forces et de les remplacer par une direction collective et « consciente ».

Il est significatif que cet abandon du libéralisme, qu’il soit exprimé sous la forme plus radicale du socialisme ou simplement comme « organisation » ou « planification », ait été porté à sa perfection en Allemagne. Au cours du dernier quart du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle, l’Allemagne est allée de l’avant dans la théorie et la pratique du socialisme, de sorte que même aujourd’hui la discussion russe continue largement là où les Allemands se sont arrêtés. Les Allemands, bien avant les nazis, attaquaient le libéralisme et la démocratie, le capitalisme et l’individualisme.

Bien avant les nazis également, les socialistes allemands et italiens utilisaient des techniques dont les nazis et les fascistes ont ensuite fait un usage efficace. L’idée d’un parti politique qui embrasse toutes les activités de l’individu du berceau à la tombe, qui prétend guider ses vues sur tout, a d’abord été mise en pratique par les socialistes. Ce ne sont pas les fascistes mais les socialistes qui ont commencé à rassembler les enfants dès l’âge le plus tendre dans des organisations politiques afin de diriger leur pensée. Ce ne sont pas les fascistes mais les socialistes qui ont d’abord pensé à organiser les sports et des jeux, le football et la randonnée, dans des clubs où les membres ne seraient pas contaminés par d’autres opinions. Ce sont les socialistes qui ont d’abord insisté pour que le membre du parti se distingue des autres par les modes d’accueil et les formes de communication. Ce sont eux qui, par leur organisation en « cellules » et des dispositifs de surveillance permanente de la vie privée, ont créé le prototype du parti totalitaire.

Au moment où Hitler est arrivé au pouvoir, le libéralisme était mort en Allemagne. Et c’est le socialisme qui l’avait tué.

Pour beaucoup de ceux qui ont observé de près le passage du socialisme au fascisme, le lien entre les deux systèmes est devenu de plus en plus évident, mais dans les démocraties, la majorité des gens croient encore que le socialisme et la liberté peuvent être combinés. Ils ne se rendent pas compte que le socialisme démocratique, la grande utopie des dernières générations, est non seulement irréalisable, mais que tenter d’y arriver produit quelque chose de complètement différent — la destruction de la liberté elle-même. Comme on l’a dit avec justesse : « Ce qui a toujours fait de l’État un enfer sur terre, c’est précisément que l’homme a essayé d’en faire son paradis ».

Il est inquiétant de voir aujourd’hui en Angleterre et aux États-Unis le même rassemblement de forces et presque le même mépris de tout ce qui est libéral au sens ancien. Le « socialisme conservateur » était le slogan sous lequel un grand nombre d’écrivains préparaient l’atmosphère où le national-socialisme réussissait. C’est le « socialisme conservateur » qui est la tendance dominante parmi nous maintenant.

 

La façon libérale de planifier

 

La « planification » doit en grande partie sa popularité au fait que tout le monde désire évidemment que nous traitions nos problèmes communs avec autant de prévoyance que possible. Le différend entre les planificateurs modernes et les libéraux n’est pas de savoir si nous devrions employer la pensée systématique dans la planification de nos affaires. C’est un différend sur la meilleure façon de le faire. La question est de savoir si nous devons créer des conditions dans lesquelles on donne le meilleur champ possible aux connaissances et à l’initiative des individus pour qu’ils puissent planifier avec le plus de succès ; ou si nous devons diriger et organiser toutes les activités économiques selon un « schéma directeur », c’est-à-dire « diriger consciemment les ressources de la société pour se conformer aux vues particulières des planificateurs sur qui devrait avoir quoi ».

Il est important de ne pas confondre l’opposition à ce dernier type de planification avec un laissez-faire dogmatique. L’argument libéral ne préconise pas de laisser les choses telles qu’elles sont ; il favorise le meilleur usage possible des forces de la concurrence comme moyen de coordonner les efforts humains. Il est fondé sur la conviction que, là où une concurrence efficace peut être créée, c’est un meilleur moyen de guider les efforts individuels que n’importe quel autre. Il insiste sur le fait que, pour que la concurrence fonctionne de manière bénéfique, il faut un cadre juridique mûrement réfléchi et que les règles juridiques, passées ou existantes, ne sont pas exemptes de défauts graves.

Le libéralisme s’oppose cependant au remplacement de la concurrence par des méthodes inférieures d’orientation de l’activité économique. Il considère la concurrence comme supérieure non seulement parce que, dans la plupart des cas, c’est la méthode la plus efficace que l’on connaisse, mais parce que c’est la seule méthode qui n’exige pas l’intervention coercitive ou arbitraire de l’autorité. Elle dispense de la nécessité d’un « contrôle social conscient » et donne aux individus la possibilité de décider si les perspectives d’une profession donnée sont suffisantes pour compenser les désavantages qui y sont liés.

L’usage réussi de la concurrence n’exclut pas certains types d’intervention du gouvernement. Par exemple, limiter les heures de travail, exiger certains arrangements sanitaires, fournir un vaste système de services sociaux est tout à fait compatible avec la préservation de la concurrence. Il y a aussi certains domaines où le système de la concurrence est impraticable. Par exemple, les effets néfastes de la déforestation ou de la fumée des usines ne peuvent pas être confinés au propriétaire de la propriété en question. Mais le fait que nous devons recourir à une réglementation directe par une autorité là où les conditions du bon fonctionnement de la concurrence ne peuvent pas être créées ne prouve pas que nous devons supprimer la concurrence là où elle peut fonctionner. Créer des conditions permettant à la concurrence d’être aussi efficace que possible, prévenir la fraude et la tromperie, briser les monopoles — ces tâches offrent un champ large et incontesté à l’activité de l’État.

Cela ne signifie pas qu’il est possible de trouver une « voie médiane » entre la concurrence et la direction centrale, bien que rien ne semble d’abord plus plausible, ou plus susceptible de séduire des personnes raisonnables. Le simple bon sens s’avère un guide perfide dans ce domaine. Bien que la concurrence puisse comporter un certain mélange de réglementations, elle ne peut être combinée à la planification, dans quelque mesure que nous aimerions, sans cesser de fonctionner comme un guide efficace de la production. La concurrence et la direction centrale deviennent des outils médiocres et inefficaces si elles sont incomplètes, et un mélange des deux signifie que ni l’un ni l’autre ne fonctionnera.

La planification et la compétition ne peuvent être combinées qu’en planifiant la concurrence et non en planifiant contre la concurrence. La planification contre laquelle toute notre critique est dirigée est uniquement la planification contre la concurrence.

 

La grande utopie

 

Il ne fait aucun doute que la plupart de ceux qui dans les démocraties exigent une direction centrale de toute l’activité économique croient encore que le socialisme et la liberté individuelle peuvent être combinés. Pourtant, le socialisme a été reconnu par de nombreux penseurs comme la menace la plus grave pour la liberté.

De nos jours, on se souvient rarement que le socialisme à ses débuts était franchement autoritaire. Cela a commencé ouvertement comme une réaction contre le libéralisme de la Révolution française. Les écrivains français qui le fondèrent ne doutaient pas que leurs idées ne pourraient être mises en pratique que par un gouvernement dictatorial fort. Le premier des planificateurs modernes, Saint-Simon, a prédit que ceux qui n’obéiraient pas aux organes de planification qu’il proposait seraient « traités comme du bétail ».

Personne n’a vu plus clairement que le grand penseur politique Tocqueville que la démocratie est en conflit irréconciliable avec le socialisme : « La démocratie étend la sphère de la liberté individuelle », a-t-il déclaré. « La démocratie attache toute la valeur possible à chaque homme », disait-il en 1848, « tandis que le socialisme fait de chaque homme un simple agent, un simple numéro. La démocratie et le socialisme n’ont en commun qu’un seul mot : l’égalité. Mais remarquez la différence : tandis que la démocratie cherche l’égalité dans la liberté, le socialisme cherche l’égalité dans la contrainte et la servitude ».

Pour apaiser ces soupçons et pour atteler à leur charrette la plus forte de toutes les motivations politiques — le besoin de liberté — les socialistes ont commencé à utiliser de plus en plus la promesse d’une « nouvelle liberté ». Le socialisme devait apporter la « liberté économique » sans laquelle la liberté politique « ne valait pas la peine ».

Pour faire paraître cet argument plausible, le mot « liberté » a été soumis à un subtil changement de sens. Le mot avait autrefois signifié la liberté vis à vis de la coercition, vis à vis du pouvoir arbitraire des autres hommes. Maintenant, on lui a fait signifier la libération par rapport à la nécessité, le relâchement de la contrainte des circonstances qui limitent inévitablement la gamme de choix de chacun d’entre nous. La liberté dans ce sens est, bien sûr, simplement un autre nom pour le pouvoir ou la richesse. La revendication de la nouvelle liberté n’était donc qu’un autre nom pour l’ancienne revendication d’une redistribution de la richesse.

L’affirmation selon laquelle une économie planifiée produirait une production substantiellement plus importante que le système concurrentiel est progressivement abandonnée par la plupart de ceux qui étudient le problème. Pourtant, c’est ce faux espoir qui nous pousse sur la voie de la planification.

Bien que la promesse d’une plus grande liberté de nos socialistes modernes soit authentique et sincère, ces dernières années, les observateurs ont été impressionnés par les conséquences imprévues du socialisme, l’extraordinaire similitude à bien des égards des conditions du communisme et du fascisme. Comme l’écrivait Peter Drucker en 1939, « l’effondrement total de la croyance en la liberté et l’égalité à travers le marxisme a forcé la Russie à emprunter la même voie vers une société totalitaire de non-liberté et d’inégalité que l’Allemagne. Ce n’est pas que le communisme et le fascisme sont essentiellement les mêmes. Le fascisme est le stade atteint après que le communisme ait été reconnu comme une illusion, et il s’est révélé autant une illusion en Russie que dans l’Allemagne pré-hitlérienne. »

Non moins significative est la perspective intellectuelle de la base dans les mouvements communistes et fascistes en Allemagne avant 1933. La facilité relative avec laquelle un jeune communiste pouvait être converti en nazi ou vice versa était bien connue, surtout par les propagandistes des deux partis. Les communistes et les nazis se sont affrontés plus souvent les uns avec les autres qu’avec les autres partis, simplement parce qu’ils rivalisaient pour le même type d’esprit et se réservaient pour l’autre la haine de l’hérétique. Leur pratique a montré à quel point ils sont étroitement liés. Pour les deux, le véritable ennemi, l’homme avec qui ils n’avaient rien en commun, était le libéral de l’ancien type. Alors que le communiste pour le nazi et le nazi pour le communiste, et le socialiste pour les deux, sont des recrues potentielles faites du bon bois, ils savent tous deux qu’il ne peut y avoir de compromis entre eux et ceux qui croient vraiment en la liberté individuelle.

Ce qu’on nous promet comme la Route de la Liberté est en fait l’autoroute vers la Servitude. Car il n’est pas difficile de voir quelles doivent être les conséquences lorsque la démocratie se lance dans la planification. Le but de la planification sera décrit par un terme aussi vague que « le bien-être général ». Il n’y aura pas d’accord réel quant aux objectifs à atteindre, et l’effet de l’accord de la population sur le fait qu’il doit y avoir une planification centrale, sans accord sur les fins, sera plutôt comme si un groupe de personnes s’engageait à voyager ensemble sans s’être mis d’accord sur une destination, avec comme résultat qu’ils peuvent tous faire un voyage dont la plupart d’entre eux ne veulent pas du tout.

Les assemblées démocratiques ne peuvent pas fonctionner comme des agences de planification. Elles ne peuvent pas produire un accord sur tout — sur toute la direction des ressources de la nation — car le nombre de pistes d’action possibles sera légion. Même si un congrès pouvait, en procédant étape par étape et en passant des compromis sur chaque point, se mettre d’accord sur un plan, il ne satisferait certainement personne.

Élaborer de cette façon un plan économique est encore moins possible que, par exemple, réussir à planifier une campagne militaire par une procédure démocratique. Comme dans la stratégie, il deviendrait inévitable de déléguer la tâche à des experts. Et même si, par cet expédient, une démocratie réussissait à planifier tous les secteurs de l’activité économique, elle devrait encore faire face au problème de l’intégration de ces plans séparés dans un ensemble unitaire. Il y aura une demande de plus en plus forte pour que certains comités ou certaines personnes obtiennent le pouvoir d’agir sous leur propre responsabilité. L’appel à un dictateur économique est une étape caractéristique du mouvement vers la planification.

Ainsi, le corps législatif sera réduit à choisir les personnes qui auront un pouvoir pratiquement absolu. Tout le système tendra vers ce genre de dictature dans laquelle le chef du gouvernement est de temps à autre confirmé dans sa position par le vote populaire, mais où il a à sa disposition tout pouvoir pour s’assurer que le vote ira dans la direction qu’il désire.

La planification mène à la dictature parce que la dictature est l’instrument de coercition le plus efficace et, en tant que tel, essentiel pour permettre une planification centrale à grande échelle. Il n’y a aucune justification à la croyance répandue que, tant que le pouvoir est conféré par la procédure démocratique, il ne peut être arbitraire ; ce n’est pas la source du pouvoir qui l’empêche d’être arbitraire. Pour être exempt des caractéristiques dictatoriales, le pouvoir doit aussi être limité. Une véritable « dictature du prolétariat », même démocratique dans la forme, si elle entreprenait de diriger le système économique de manière centralisée, détruirait probablement aussi complètement la liberté individuelle que l’a fait toute autocratie.

La liberté individuelle ne peut être réconciliée avec la subordination permanente de toute la société à un seul but suprême. Dans une certaine mesure, nous en faisons nous-mêmes l’expérience en temps de guerre, lorsque la subordination de presque tout au besoin immédiat et urgent est le prix à payer pour conserver notre liberté à long terme. Les phrases à la mode sur le fait de faire pour la paix ce que nous avons appris à faire pour la guerre sont complètement trompeuses, car il est raisonnable de sacrifier temporairement la liberté pour la rendre plus sûre à l’avenir, mais c’est tout à fait différent de sacrifier la liberté en permanence dans l’intérêt d’une économie planifiée.

Pour ceux qui ont regardé de près la transition du socialisme au fascisme, la connexion entre les deux systèmes est évidente. La réalisation du programme socialiste signifie la destruction de la liberté. Le socialisme démocratique, la grande utopie des dernières générations, n’est tout simplement pas réalisable.

 

Pourquoi les pires arrivent-ils au sommet ?

 

Sans doute, un système « fasciste » américain ou anglais serait très différent des modèles italiens ou allemands ; sans doute, si la transition se faisait sans violence, on pourrait s’attendre à avoir un meilleur type de leader. Cela ne signifie pas pour autant que notre système fasciste se révélerait finalement très différent ou beaucoup moins intolérable que ses prototypes. Il y a de fortes raisons de croire que les pires caractéristiques des systèmes totalitaires sont des phénomènes que le totalitarisme est certain de produire tôt ou tard.

De même que l’homme d’État démocratique qui se propose de planifier la vie économique sera bientôt confronté à l’alternative entre assumer des pouvoirs dictatoriaux ou abandonner ses plans, le leader totalitaire devra bientôt choisir entre le mépris de la morale ordinaire et l’échec. C’est pour cette raison que les sans scrupules ont plus de chances de réussir dans une société tendant vers le totalitarisme. Qui ne voit pas cela n’a pas encore saisi toute la largeur du fossé qui sépare le totalitarisme de la civilisation occidentale essentiellement individualiste.

Le leader totalitaire doit rassembler autour de lui un groupe prêt à se soumettre volontairement à cette discipline qu’il doit imposer par la force au reste du peuple. Que le socialisme ne peut être mis en pratique que par des méthodes que la plupart des socialistes désapprouvent est, bien sûr, une leçon que beaucoup de réformateurs sociaux ont apprise par le passé. Les vieux partis socialistes étaient inhibés par leurs idéaux démocratiques ; ils n’avaient pas la brutalité nécessaire à l’accomplissement de leur tâche. Il est caractéristique qu’en Allemagne et en Italie le succès du fascisme ait été précédé par le refus des partis socialistes de prendre en charge les responsabilités du gouvernement. Ils ne voulaient pas du tout employer les méthodes qu’ils avaient indiquées. Ils espéraient encore que par miracle une majorité s’accorderait sur un plan particulier pour l’organisation de l’ensemble de la société. D’autres avaient déjà appris que, dans une société planifiée, la question ne peut plus être de savoir sur quoi une majorité de personnes est d’accord, mais quel est le groupe le plus important dont les membres sont suffisamment d’accord pour diriger toutes les affaires.

Il y a trois raisons principales pour lesquelles un groupe aussi nombreux, avec des points de vue assez similaires, n’est pas susceptible d’être formé par les meilleurs, mais plutôt par les pires éléments de n’importe quelle société.

Premièrement, plus l’éducation et l’intelligence des individus deviennent élevées, plus leurs goûts et leurs points de vue se différencient. Si nous voulons trouver un haut degré d’uniformité dans les perspectives, nous devons descendre vers des zones de normes morales et intellectuelles inférieures où prévalent les instincts les plus primitifs. Cela ne signifie pas que la majorité des gens ont des normes morales basses ; cela signifie simplement que le groupe le plus important de personnes dont les valeurs sont très similaires sont les personnes ayant des normes basses.

Deuxièmement, puisque ce groupe n’est pas assez grand pour donner suffisamment de poids aux efforts du chef, il devra augmenter numériquement en convertissant plus de gens à la même croyance simple. Il doit gagner le soutien des dociles et des crédules, qui n’ont pas de fortes convictions, mais qui sont prêts à accepter un système de valeurs toutes faites si elles leur sont clamées fort et fréquemment dans les oreilles. Ce seront ceux dont les idées vagues et imparfaitement formées sont facilement influencées et dont les passions et les émotions sont facilement excitées qui vont ainsi grossir les rangs du parti totalitaire.

Troisièmement, pour souder un ensemble de partisans étroitement cohérent, le leader doit faire appel à une faiblesse humaine commune. Il semble qu’il soit plus facile pour les gens de s’entendre sur un programme négatif — sur la haine d’un ennemi, sur l’envie des mieux lotis — que sur n’importe quelle tâche positive.

L’opposition entre « nous » et « eux » est par conséquent toujours utilisée par ceux qui cherchent l’allégeance de masses énormes. L’ennemi peut être intérieur, comme le « Juif » en Allemagne ou le « koulak » en Russie, ou il peut être extérieur. En tout cas, cette technique a le grand avantage de laisser au leader une plus grande liberté d’action que n’importe quel programme positif.

L’avancement au sein d’un groupe ou d’un parti totalitaire dépend largement de la volonté de faire des choses immorales. Le principe que la fin justifie les moyens qui, dans l’éthique individualiste, est considérée comme le déni de toute morale, devient nécessairement la règle suprême dans l’éthique collectiviste. Il n’y a littéralement rien que le collectiviste cohérent ne puisse être prêt à faire s’il sert « le bien de tous », parce que c’est pour lui le seul critère de ce qui doit être fait.

Une fois admis que l’individu n’est qu’un moyen de servir les fins de l’entité supérieure appelée la société ou la nation, la plupart des caractéristiques du totalitarisme qui nous horrifient découlent de la nécessité. Du point de vue collectiviste, l’intolérance et la répression brutale de la dissidence, la tromperie et l’espionnage, le mépris total de la vie et du bonheur de l’individu sont essentiels et inévitables. Les actes qui révoltent tous nos sentiments, tels que fusiller des otages ou tuer les vieux ou les malades, sont traités comme de simples questions d’opportunité ; le déracinement et le transport forcés de centaines de milliers de gens deviennent un instrument de politique approuvé par presque tout le monde sauf les victimes.

Pour être un auxiliaire utile dans la gestion d’un État totalitaire, un homme doit donc être prêt à rompre toutes les règles morales qu’il a jamais connues si cela semble nécessaire pour atteindre le but qui lui est assigné. Dans la machine totalitaire, il y aura des opportunités spéciales pour les impitoyables et les sans scrupules. Ni la Gestapo ni l’administration d’un camp de concentration, ni le Ministère de la Propagande, ni les SA ou les SS (ou leurs homologues russes) ne sont des lieux propices à l’exercice des sentiments humanitaires. Pourtant c’est à travers de telles positions que mène le chemin vers les postes les plus élevés dans l’État totalitaire.

Un éminent économiste américain, le professeur Frank H. Knight, note à juste titre que les autorités d’un État collectiviste « doivent faire ces choses qu’elles le veuillent ou non : et la probabilité que les gens au pouvoir soient des individus qui n’aimeraient pas la possession et l’exercice du pouvoir est du même ordre que la probabilité qu’une personne extrêmement délicate exerce le métier de maître fouetteur dans une plantation esclavagiste ».

Il faut ici mentionner un autre point : le collectivisme signifie la fin de la vérité. Pour faire fonctionner efficacement un système totalitaire, il ne suffit pas que tout le monde soit obligé de travailler aux fins choisies par ceux qui contrôlent ; il est essentiel que le peuple en vienne à considérer ces fins comme siennes. Ceci est provoqué par la propagande et par le contrôle complet de toutes les sources d’information.

Le moyen le plus efficace d’amener les gens à accepter la validité des valeurs qu’ils doivent servir est de les persuader que ce sont vraiment les mêmes que celles qu’ils ont toujours soutenues, mais qui n’avaient pas été correctement comprises ou reconnues auparavant. Et pour cela, la technique la plus efficace est d’utiliser les vieux mots mais de changer leur signification. Peu de traits des régimes totalitaires sont en même temps aussi confus pour l’observateur superficiel et pourtant aussi caractéristiques de tout le climat intellectuel que cette perversion complète du langage.

La plus grave victime à cet égard est le mot « liberté ». C’est un mot qui est utilisé aussi librement dans les États totalitaires qu’ailleurs. En effet, on pourrait presque dire que partout où la liberté a été détruite, nous l’avons fait au nom d’une nouvelle liberté promise au peuple. Même parmi nous, nous avons des planificateurs qui nous promettent une « liberté collective », aussi trompeuse que tout ce que disent les politiciens totalitaires. La « liberté collective » n’est pas la liberté des membres de la société, mais la liberté illimitée du planificateur de faire avec la société ce qu’il lui plaît. C’est la confusion de la liberté avec le pouvoir portée à l’extrême.

Il n’est pas difficile de priver la grande majorité des gens d’une pensée indépendante. Mais la minorité qui conservera une tendance à critiquer doit aussi être réduite au silence. Les critiques publiques ou même les expressions de doute doivent être réprimées car elles tendent à affaiblir le soutien du régime. Comme Sidney et Beatrice Webb le rapportent à propos de la situation dans toutes les entreprises russes : « Pendant que le travail est en cours, toute expression publique de doute sur la réussite du plan est un acte de déloyauté et même de trahison en raison de son effet possible sur la volonté et les efforts du reste du personnel ».

Le contrôle s’étend même à des sujets qui semblent n’avoir aucune signification politique. Par exemple, on s’est opposé à la théorie de la relativité, présentée comme une « attaque sémitique contre les fondements de la physique chrétienne et nordique » et parce qu’elle est « en conflit avec le matérialisme dialectique et le dogme marxiste ». Chaque activité doit tirer sa justification d’un but social conscient. Il ne doit pas y avoir d’activité spontanée, non guidée, car elle pourrait produire des résultats imprévisibles et que le plan ne prévoit pas.

Le principe s’étend même aux jeux et aux amusements. Je laisse le lecteur deviner où on a officiellement prêché aux joueurs d’échecs que « nous devons en finir une fois pour toutes avec la neutralité des échecs. Nous devons condamner une fois pour toutes l’idée des échecs pour le plaisir des échecs ».

Le fait le plus alarmant est peut-être que ce mépris de la liberté intellectuelle n’est pas quelque chose qui n’apparaît qu’une fois le système totalitaire établi, mais qu’on le rencontre partout parmi ceux qui ont embrassé une foi collectiviste. La pire oppression est tolérée si elle est commise au nom du socialisme. L’intolérance envers les idées opposées est ouvertement exaltée. La tragédie de la pensée collectiviste est que, si elle commence à mettre la raison au rang suprême, elle finit par détruire la raison.

Il y a un aspect du changement dans les valeurs morales provoqué par la montée du collectivisme qui donne spécialement à penser. C’est que les vertus qui sont de moins en moins estimées en Angleterre et en Amérique sont précisément celles dont les Anglo-saxons s’enorgueillissaient à juste titre et dans lesquelles ils étaient généralement reconnus pour exceller. Ces vertus étaient l’indépendance et l’autonomie, l’initiative individuelle et la responsabilité locale, le succès du recours à l’activité volontaire, la non-ingérence dans les affaires du prochain et la tolérance envers ceux qui sont différents, et une saine suspicion envers le pouvoir et d’autorité.

Presque toutes les traditions et institutions qui ont façonné le caractère national et tout le climat moral de l’Angleterre et de l’Amérique sont celles que le progrès du collectivisme et ses tendances centralisatrices détruisent progressivement.

 

Planification et État de droit

 

Rien ne distingue plus clairement un pays libre d’un pays soumis à un gouvernement arbitraire que le respect dans le premier des grands principes connus sous le nom d’État de droit. Dépouillé des subtilités, cela signifie que le gouvernement est lié dans toutes ses actions par des règles fixées et annoncées à l’avance — des règles qui permettent de prévoir avec certitude comment l’autorité utilisera ses pouvoirs coercitifs dans des circonstances données et de planifier ses affaires individuelles sur la base de cette connaissance. Ainsi, à l’intérieur de règles du jeu connues, l’individu est libre de poursuivre ses fins personnelles, certain que les pouvoirs du gouvernement ne seront pas délibérément utilisés pour contrecarrer ses efforts.

La planification économique socialiste implique nécessairement le contraire. L’autorité de planification ne peut pas se lier d’avance par des règles générales qui empêchent l’arbitraire.

Lorsque le gouvernement doit décider combien de porcs il faut élever, ou combien de bus faire circuler, quelles mines de charbon exploiter ou à quels prix vendre, ces décisions ne peuvent pas être réglées longtemps à l’avance. Elles dépendent inévitablement des circonstances du moment et, pour prendre de telles décisions, il sera toujours nécessaire de mettre en balance les intérêts de diverses personnes et de divers groupes.

En fin de compte, le point de vue de quelqu’un devra décider quels intérêts sont les plus importants, et ces points de vue doivent devenir la loi du pays. D’où le fait connu que plus l’État « planifie », plus la planification devient difficile pour l’individu.

La différence entre les deux types de règles est importante. C’est la même qu’entre poser des panneaux indicateurs et imposer aux gens la route à prendre.

De plus, avec la planification centrale, le gouvernement ne peut pas être impartial. L’État cesse d’être une machine utilitaire destinée à aider les individus à développer pleinement leur personnalité individuelle et devient une institution qui discrimine de façon délibérée entre les besoins particuliers des différentes personnes et permet à l’un de faire ce que l’autre doit être empêché de faire. Il doit fixer, par une règle de droit, à quel point certaines personnes doivent être aisées et ce que d’autres peuvent être autorisées à posséder.

La règle de droit, l’absence de privilèges juridiques de certaines personnes désignées par l’autorité, est ce qui garantit cette égalité devant la loi qui est le contraire du gouvernement arbitraire. Il est significatif que les socialistes (et les nazis) aient toujours protesté contre une justice « purement » formelle, qu’ils se soient opposés à une loi qui n’avait pas de visées sur l’aisance des gens, qu’ils ont exigé une « socialisation de la loi » et attaqué l’indépendance des juges.

Dans une société planifiée, la loi doit légaliser ce qui reste à toutes fins pratiques une action arbitraire. Si la loi dit que tel comité ou telle autorité peut faire ce qu’il veut, tout ce que le comité ou l’autorité fait est légal — mais ses actions ne sont certainement pas assujetties à la règle de droit. En donnant au gouvernement des pouvoirs illimités, la règle la plus arbitraire peut être rendue légale ; et de cette façon une démocratie peut mettre en place le despotisme le plus complet qu’on puisse imaginer.

La règle de droit n’a été consciemment développée que pendant l’âge libéral et constitue l’une de ses plus grandes réalisations. C’est l’incarnation légale de la liberté. Comme l’a dit Emmanuel Kant, « l’homme est libre s’il ne doit obéir à personne, mais seulement aux lois ».

 

La planification est-elle « inévitable » ?

 

Il est révélateur que peu de planificateurs se contentent aujourd’hui de dire qu’une planification centrale est souhaitable. La plupart d’entre eux affirment que nous y sommes maintenant contraints par des circonstances indépendantes de notre volonté.

Un argument fréquemment entendu est que la complexité de la civilisation moderne crée de nouveaux problèmes qu’on ne peut espérer traiter efficacement que par la planification centrale. Cet argument est fondé sur une totale  incompréhension du fonctionnement de la concurrence. La complexité même des conditions modernes fait de la concurrence la seule méthode par laquelle une coordination des affaires peut être convenablement réalisée.

Il n’y aurait pas de difficulté à contrôler efficacement ou à planifier si les conditions étaient assez simples pour qu’une seule personne ou un seul comité puisse examiner efficacement tous les faits. Mais quand les facteurs qui doivent être pris en compte deviennent nombreux et complexes, aucun organe central ne peut les suivre. Les conditions de la demande et de l’offre de différents produits, en constante évolution, ne peuvent jamais être pleinement connues ou rapidement diffusées par un organe central.

Sous le régime de concurrence — et sous aucun autre ordre économique — le système de prix enregistre automatiquement toutes les données pertinentes. Les entrepreneurs, en observant le mouvement d’un nombre de prix relativement faible, tels un ingénieur surveillant quelques cadrans, peuvent ajuster leurs activités à celles de leurs semblables.

Comparée à cette méthode de résolution du problème économique — par la décentralisation et la coordination automatique à travers le système des prix — la méthode de la direction centrale est incroyablement maladroite, primitive et de portée limitée. Il n’est pas exagéré de dire que si nous avions dû compter sur la planification centrale pour la croissance de notre système industriel, il n’aurait jamais atteint le degré de différenciation et de flexibilité qu’il a atteint. La civilisation moderne a été possible précisément parce qu’elle n’avait pas à être créée de façon consciente. La division du travail est allée bien au-delà de ce qui aurait pu être planifié. Toute nouvelle croissance de la complexité économique, loin de rendre la direction centrale plus nécessaire, rend plus importante que jamais d’utiliser la technique de la concurrence et de ne pas dépendre d’un contrôle conscient.

On soutient également que les changements technologiques ont rendu la concurrence impossible dans un nombre sans cesse croissant de domaines et que notre seul choix est entre le contrôle de la production par les monopoles privés et la direction par le gouvernement. La croissance du monopole, cependant, ne semble pas tant être une conséquence nécessaire des progrès technologiques que le résultat des politiques menées dans la plupart des pays.

L’étude la plus complète de cette situation est celle du Comité économique national temporaire, qui ne peut certainement pas être accusé d’un parti pris indûment libéral. Ce comité conclut :

« L’efficacité supérieure des grands établissements n’a pas été démontrée ; les avantages censés détruire la concurrence n’ont pas réussi à se manifester dans de nombreux domaines. … La conclusion que l’avantage de la production à grande échelle doit inévitablement conduire à l’abolition de la concurrence ne peut être acceptée… Il convient de noter, en outre, que le monopole est souvent atteint par un accord de collusion et promu par les politiques publiques. Lorsque ces accords sont invalidés et que ces politiques sont inversées, les conditions de la concurrence peuvent être rétablies. »

Quiconque a observé comment les aspirants monopolistes sollicitent régulièrement l’aide de l’État pour rendre leur contrôle efficace ne peut avoir aucun doute sur le fait que ce développement n’a rien d’inévitable. Aux États-Unis, une politique hautement protectionniste a favorisé la croissance des monopoles. En Allemagne, la croissance des cartels a été systématiquement encouragée depuis 1878 par une politique délibérée. C’est là que, avec l’aide de l’État, la première grande expérience de « planification scientifique » et d’« organisation consciente de l’industrie » a conduit à la création de monopoles géants. La suppression de la concurrence était une politique délibérée en Allemagne, entreprise au service d’un idéal que nous appelons maintenant la planification.

Un grand danger réside dans les politiques de deux groupes puissants, le capital organisé et le travail organisé, qui soutiennent l’organisation monopolistique de l’industrie. La croissance récente du monopole est en grande partie le résultat d’une collaboration délibérée du capital organisé et du travail organisé où les groupes privilégiés de travailleurs se partagent les profits monopolistiques au détriment de la communauté, et en particulier au détriment de ceux qui sont employés dans les industries moins bien organisées. Cependant, il n’y a aucune raison de croire que ce mouvement est inévitable.

Le mouvement vers la planification est le résultat d’une action délibérée. Aucune nécessité extérieure ne nous y oblige.

 

La planification peut-elle nous libérer des soucis ?

 

La plupart des planificateurs qui ont sérieusement considéré les aspects pratiques de leur tâche ont peu de doute qu’une économie dirigée doit être dirigée de façon dictatoriale, que le système complexe d’activités interdépendantes doit être dirigé par un personnel d’experts, avec un pouvoir ultime entre les mains d’un commandant en chef dont les actes ne doivent pas être entravés par une procédure démocratique. La consolation que nous offrent nos planificateurs est que cette direction autoritaire s’appliquera « uniquement » aux questions économiques. Cette assurance s’accompagne généralement de la suggestion qu’en renonçant à la liberté dans les aspects les moins importants de notre vie, nous obtiendrons la liberté dans la poursuite de valeurs plus élevées. Sur cette base, les gens qui abhorrent l’idée d’une dictature politique réclament souvent un dictateur dans le domaine économique.

Les arguments utilisés font appel à nos meilleurs instincts. Si la planification nous libère vraiment des soucis secondaires et rend ainsi plus facile de faire de notre existence une vie simple avec des pensées élevées, qui voudrait rabaisser un tel idéal ?

Malheureusement, les fins purement économiques ne peuvent pas être séparées des autres fins de la vie. Ce qu’on appelle de façon trompeuse « le motif économique » signifie simplement le désir d’opportunité en général. Si nous nous efforçons d’obtenir de la monnaie, c’est parce que la monnaie nous procure le choix le plus large pour profiter des fruits de nos efforts. Une fois gagnée, nous sommes libres de la dépenser comme nous le souhaitons.

Parce que c’est à cause du fait que nos revenus monétaires sont limités que nous ressentons les restrictions que nous impose encore notre pauvreté relative, beaucoup en sont venus à haïr la monnaie comme symbole de ces restrictions. En réalité, la monnaie est l’un des plus grands instruments de liberté jamais inventés par l’homme. C’est la monnaie qui, dans la société existante, ouvre un éventail de choix stupéfiant au pauvre — un éventail plus large que celui qui était ouvert aux riches, il n’y a que quelques générations.

Nous comprendrons mieux l’importance des services que rend la monnaie si nous considérons ce que cela signifierait réellement si, comme le disent si souvent de nombreux socialistes, le « motif pécuniaire » était largement remplacé par des « incitations non économiques ». Si toutes les récompenses, au lieu d’être offertes en monnaie, étaient offertes sous la forme de distinctions publiques ou de privilèges, de positions de pouvoir sur d’autres hommes, de meilleurs logements ou de meilleures possibilités de déplacement ou d’éducation, cela signifierait simplement que nous ne serions plus autorisés à choisir, et que celui qui a fixé la récompense déterminerait non seulement son importance, mais aussi comment on devrait en profiter.

La soi-disant liberté économique que nous promettent les planificateurs signifie précisément que nous serons libérés de la nécessité de résoudre nos propres problèmes économiques et que les choix amers que cela implique souvent seront faits pour nous. Puisque, dans les conditions modernes, nous dépendons pour presque tout des moyens que fournissent nos semblables, la planification économique impliquerait la direction de presque toute notre vie. Il y a peu de ses aspects, depuis nos besoins primaires jusqu’à nos relations avec notre famille et nos amis, depuis la nature de notre travail jusqu’à l’utilisation de nos loisirs, sur lesquels le planificateur n’exercerait pas son « contrôle conscient ».

Le pouvoir du planificateur sur nos vies privées serait à peine moins efficace si le consommateur était nominalement libre de dépenser son revenu à sa guise, car l’autorité contrôlerait la production.

Dans une société de concurrence, notre liberté de choix repose sur le fait que, si quelqu’un refuse de satisfaire nos désirs, nous pouvons nous tourner vers quelqu’un d’autre. Mais si nous avons affaire à un monopole, nous sommes à sa merci. Et une autorité dirigeant tout le système économique serait le plus puissant monopole imaginable.

Il aurait le pouvoir absolu de décider ce que nous devons recevoir et à quelles conditions. Il ne déciderait pas seulement quels produits et services seront disponibles et en quelle quantité ; il pourrait diriger leur distribution entre les localités et les groupes et pourrait, s’il le souhaitait, discriminer entre les personnes autant qu’il lui plairait. Ce n’est pas notre point de vue, mais le point de vue de quelqu’un d’autre sur ce que nous devrions aimer ou pas, qui déterminerait ce que nous devrions obtenir.

La volonté de l’autorité façonnerait et « guiderait » encore plus nos vies quotidiennes dans notre rôle de producteurs. Pour la plupart d’entre nous, le temps que nous passons à notre travail est une grande partie de toute notre vie, et notre travail détermine généralement où et avec qui nous vivons. Par conséquent, une certaine liberté dans le choix de notre travail est probablement encore plus importante pour notre bonheur que la liberté de dépenser notre revenu pendant nos heures de loisir.

Même dans le meilleur des mondes, cette liberté sera limitée. Peu de gens ont un choix abondant d’occupations. Mais ce qui importe, c’est que nous ayons un certain choix, que nous ne soyons pas absolument liés à un travail qui a été choisi pour nous, et que si une situation devient intolérable, ou si nous portons notre préférence vers une autre, il y ait toujours un moyen d’atteindre ce but, même au prix d’un sacrifice. Rien ne rend les conditions plus insupportables que savoir qu’aucun effort de notre part ne peut les changer. Il peut être mauvais d’être un simple rouage dans une machine mais c’est infiniment pire si nous ne pouvons plus la quitter, si nous sommes liés à notre poste et aux supérieurs qui ont été choisis pour nous.

Dans notre monde actuel, il y a beaucoup à faire pour améliorer nos possibilités de choix. Mais « planifier » irait sûrement dans la direction opposée. La planification doit contrôler l’entrée dans les différents métiers et professions, ou les conditions de rémunération, ou les deux. Dans presque tous les cas connus de planification, l’établissement de tels contrôles et restrictions a fait partie des premières mesures prises.

Dans une société compétitive, on peut obtenir la plupart des choses pour un certain prix. C’est souvent un prix cruellement élevé. Nous devons sacrifier une chose pour en atteindre une autre. L’alternative, cependant, n’est pas la liberté de choix, mais des ordres et des interdits qui doivent être respectés.

Que les gens veuillent être soulagés des choix amers que la dure réalité leur impose souvent n’est pas surprenant. Mais peu veulent être soulagés en laissant d’autres faire ces choix pour eux. Les gens souhaitent simplement que le choix ne soit pas du tout nécessaire. Et ils ne sont que trop disposés à croire que le choix n’est pas vraiment nécessaire, qu’il leur est seulement imposé par le système économique particulier sous lequel nous vivons. Ce qu’ils réprouvent, en vérité, c’est qu’il y ait un problème économique.

L’illusion selon laquelle il n’y a plus vraiment de problème économique a été renforcée par l’affirmation selon laquelle une économie planifiée produirait une production sensiblement plus importante que le système concurrentiel. Cette affirmation est cependant progressivement abandonnée par la plupart de ceux qui étudient le problème. Même un bon nombre d’économistes avec des idées socialistes se contentent maintenant d’espérer qu’une société planifiée aura une efficacité égale à celle d’un système concurrentiel. Ils préconisent la planification parce qu’elle permettra d’assurer une répartition plus équitable des richesses. Et il est indiscutable que, si nous voulons décider consciemment qui doit avoir quoi, nous devons planifier la totalité du système économique.

Mais la question demeure : le prix que nous devrions payer pour la réalisation de l’idéal de justice de quelqu’un ne sera-t-il pas nécessairement plus de mécontentement et plus d’oppression que n’en a jamais produit le libre jeu des forces économiques ?

Car quand un gouvernement entreprend de distribuer la richesse, par quels principes sera-t-il ou doit-il être guidé ? Y a-t-il une réponse définitive aux innombrables questions qui se poseront quant aux mérites relatifs ?

Seul un principe général unique, une règle simple, fournirait une telle réponse : l’égalité absolue de tous les individus. Si tel était le but, cela donnerait au moins une idée claire de la justice distributive. Mais les gens en général ne considèrent pas ce genre d’égalité mécanique comme désirable, et le socialisme promet non pas l’égalité complète, mais « une plus grande égalité ».

Cette formule ne répond pratiquement à aucune question. Cela ne nous libère pas de la nécessité de décider dans chaque cas particulier entre les mérites d’individus ou de groupes particuliers, et cela ne nous aide pas dans cette décision. En effet, tout ce qu’elle dit est de prendre aux riches autant que possible. Quand il s’agit de la distribution du butin, le problème est le même que si la formule de « plus grande égalité » n’avait jamais été imaginée.

On dit souvent que la liberté politique n’a pas de sens sans la liberté économique. C’est assez vrai, mais dans un sens presque contraire à celui dans lequel la phrase est utilisée par nos planificateurs. La liberté économique, qui est la condition préalable de toute autre liberté, ne peut être la libération des soucis économiques que les socialistes nous promettent et qui ne peut être obtenue qu’en nous libérant du pouvoir de choisir. Ce doit être la liberté d’activité économique qui, avec le droit de choisir, comporte aussi le risque et la responsabilité de ce droit.

 

Deux formes de sécurité

 

Comme la fausse « liberté économique », et avec plus de justice, la sécurité économique est souvent représentée comme une condition indispensable de la liberté réelle. Dans un sens c’est à la fois vrai et important. L’indépendance d’esprit ou la force de caractère se trouvent rarement parmi ceux qui ne peuvent pas être assurés de faire leur chemin par leurs propres efforts. Mais il y a deux types de sécurité : la certitude d’un minimum donné de subsistance pour tous et la sécurité d’un niveau de vie donné, de la position relative dont jouit une personne ou un groupe par rapport aux autres.

Il n’y a pas de raison pour que, dans une société qui a atteint le niveau général de richesse de la nôtre, la première forme de sécurité ne soit pas garantie à tous sans mettre en danger la liberté générale ; c’est-à-dire : un minimum de nourriture, d’abri et de vêtements, suffisant pour préserver la santé. Il n’y a pas non plus de raison pour que l’État ne contribue pas à organiser un système complet d’assurance sociale en prévoyant les risques communs de la vie contre lesquels peu de personnes peuvent prendre des dispositions adéquates.

C’est planifier en vue d’une sécurité du second type qui a un effet si insidieux sur la liberté. C’est planifier dans le but de protéger les individus ou les groupes contre la diminution de leurs revenus.

Si, comme cela devient de plus en plus vrai, les membres de chaque métier où les conditions s’améliorent sont autorisés à en exclure d’autres afin de s’assurer la totalité des gains sous forme de salaires ou de profits plus élevés, ceux qui sont dans les métiers où la demande a diminué n’ont nulle part où aller, et chaque changement entraîne un chômage important. Il ne fait aucun doute que si le chômage et donc l’insécurité ont tellement augmenté, c’est en grande partie la conséquence de la recherche de la sécurité par ces moyens au cours des dernières décennies.

La situation absolument désespérée de ceux qui, dans une société devenue rigide, sont laissés en dehors du domaine de l’emploi protégé, ne peut être apprécié que par ceux qui l’ont vécue. Il n’y a jamais eu d’exploitation plus cruelle d’une classe par une autre que celle des membres les moins chanceux d’un groupe de producteurs par les bien établis. Cela a été rendu possible par la « réglementation » de la concurrence. Peu de mots clés ont fait autant de mal que l’idéal d’une « stabilisation » des prix ou des salaires particuliers, qui, tout en assurant le revenu de certains, rend la situation des autres de plus en plus précaire.

En Angleterre et en Amérique, les privilèges spéciaux, en particulier sous la forme de la « régulation » de la concurrence, de la « stabilisation » des prix et des salaires particuliers, ont pris une importance croissante. Chaque fois qu’on octroie une telle sécurité à un groupe, l’insécurité du reste augmente nécessairement. Si vous garantissez à certains une partie fixe d’un gâteau variable, la part laissée au reste fluctuera proportionnellement plus que la taille de l’ensemble. Et l’élément essentiel de sécurité qu’offre le système concurrentiel, la grande variété des opportunités, est de plus en plus réduit.

L’effort général de sécurisation par des mesures restrictives, soutenues par l’État, a produit au cours du temps une transformation progressive de la société, transformation dans laquelle, comme de bien d’autres façons, l’Allemagne a ouvert la voie et les autres pays ont suivi. Cette évolution a été accélérée par un autre effet de l’enseignement socialiste, le dénigrement délibéré de toutes les activités comportant un risque économique et l’opprobre moral des gains qui font que les risques valent la peine d’être pris mais que peu peuvent les assumer.

Nous ne pouvons reprocher à nos jeunes hommes de préférer la situation salariale et sûre au risque d’entreprise après avoir entendu dès leur plus tendre jeunesse présenter la première comme l’occupation supérieure, altruiste et désintéressée. La jeune génération d’aujourd’hui a grandi dans un monde où, à l’école et dans la presse, l’esprit d’entreprise commerciale a été présenté comme déshonorant et le profit comme immoral, où employer 100 personnes est présenté comme de l’exploitation mais commander un même nombre est honorable.

Les plus anciens peuvent considérer cela comme une exagération, mais l’expérience quotidienne du professeur d’université laisse peu de doute que, par suite de la propagande anticapitaliste, les valeurs ont déjà changé bien avant le changement des institutions qui a eu lieu jusqu’ici. La question est de savoir si, en changeant nos institutions pour satisfaire les nouvelles demandes, nous ne détruirons pas involontairement des valeurs que nous plaçons encore plus haut.

Le conflit auquel nous devons faire face est un conflit fondamental entre deux types d’organisation sociale irréconciliables, que l’on a souvent décrits comme l’organisation commerciale et l’organisation militaire. Dans les deux, ou bien le choix et le risque sont chez l’individu, ou bien il est dispensé des deux. Dans l’armée, le travail et le travailleur sont affectés par l’autorité, et c’est le seul système dans lequel il est possible d’assurer à l’individu une sécurité économique complète. Cette sécurité est cependant inséparable des restrictions de la liberté et de l’ordre hiérarchique de la vie militaire : c’est la sécurité de la caserne.

Dans une société habituée à la liberté, il est peu probable que beaucoup de gens seraient prêts à acheter la sécurité à ce prix. Mais les politiques suivies aujourd’hui créent néanmoins rapidement des conditions dans lesquelles l’aspiration à la sécurité tend à devenir plus forte que l’amour de la liberté.

Si nous ne voulons pas détruire la liberté individuelle, il faut laisser la concurrence fonctionner sans obstacle. Qu’un minimum uniforme soit garanti à tous par tous les moyens ; mais admettons en même temps que toutes les prétentions à une sécurité privilégiée de certaines classes doivent disparaître, ainsi que toutes les excuses visant à permettre à des groupes particuliers d’exclure les nouveaux arrivants du partage de leur relative prospérité afin de maintenir un standard particulier.

Il ne fait aucun doute qu’une sécurité adéquate contre les privations sévères devra être l’un de nos principaux objectifs politiques. Mais rien n’est plus fatal que la mode actuelle des leaders intellectuels qui prônent la sécurité au détriment de la liberté. Il est essentiel que nous réapprenions franchement à faire face au fait que la liberté ne peut être obtenue qu’à un certain prix et que, en tant qu’individus, nous devons être prêts à faire de sérieux sacrifices matériels pour la préserver.

Nous devons retrouver la conviction sur laquelle repose la liberté dans les pays anglo-saxons et que Benjamin Franklin a exprimée dans une phrase qui nous est applicable en tant qu’individus tout autant que comme nation : « Ceux qui abandonneraient la liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté ni la sécurité. »

 

Vers un monde meilleur

 

Pour construire un monde meilleur, nous devons avoir le courage de prendre un nouveau départ. Nous devons effacer les obstacles avec lesquels la folie humaine a récemment encombré notre chemin et libérer l’énergie créatrice des individus. Nous devons créer des conditions favorables au progrès plutôt que de « planifier le progrès ».

Ce ne sont pas ceux qui réclament plus de « planification » qui montrent le courage nécessaire, ni ceux qui prêchent un « Ordre Nouveau », qui n’est rien d’autre qu’une continuation des tendances des 40 dernières années, et qui ne peuvent imaginer rien de mieux qu’imiter Hitler. Ce sont, en réalité, ceux qui appellent le plus fort à une économie planifiée qui sont le plus complètement sous l’emprise des idées qui ont créé cette guerre et la plupart des maux dont nous souffrons.

Le principe directeur de toute tentative de créer un monde d’hommes libres doit être ceci : une politique de liberté pour l’individu est la seule politique vraiment progressiste.