HENRY HAZLITT

 

L’ÉCONOMIE EN UNE LEÇON

 

Traduit par Mme Gaëtan Pirou

 

 

Paris, 2018

Institut Coppet

www.institutcoppet.org

 


 

 

 


TABLE

 

Préface : DE PARIS À VIENNE.. 4

PREFACE À LA NOUVELLE ÉDITION (1978) 6

PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION FRANÇAISE (1949) 7

INTRODUCTION.. 8

Première partie : La leçon. 10

CHAPITRE PREMIER — LA LEÇON.. 11

Deuxième partie : Les applications de la leçon. 14

CHAPITRE II — LA VITRE BRISÉE.. 15

CHAPITRE III — LES BIENFAITS DE LA DESTRUCTION.. 16

CHAPITRE IV — PAS DE TRAVAUX PUBLICS SANS IMPÔTS. 19

CHAPITRE V — LES IMPÔTS  DÉCOURAGENT LA PRODUCTION.. 22

CHAPITRE VI — LE CRÉDIT  FAIT DÉVIER LA PRODUCTION.. 23

CHAPITRE VII — LA MACHINE MAUDITE.. 27

CHAPITRE VIII — LE PARTAGE DES EMPLOIS. 33

CHAPITRE IX — DÉMOBILISATION  MILITAIRE ET BUREAUCRATIQUE.. 36

CHAPITRE X — LA SUPERSTITION DU « PLEIN EMPLOI ». 38

CHAPITRE XI — QUELS SONT CEUX  QUE PROTÈGENT LES DROITS DE DOUANE ?. 40

CHAPITRE XII — LA CHASSE AUX EXPORTATIONS. 46

CHAPITRE XIII — LA « PARITÉ » DES PRIX.. 48

CHAPITRE XIV — SAUVONS L’INDUSTRIE X ! 52

CHAPITRE XV — LE FONCTIONNEMENT  DU SYSTÈME DES PRIX.. 55

CHAPITRE XVI — LA STABILISATION DES PRIX.. 58

CHAPITRE XVII — LE CONTRÔLE DES PRIX PAR L’ÉTAT.. 61

CHAPITRE XVIII — LES RÉSULTATS  DU CONTRÔLE DES LOYERS. 66

CHAPITRE XIX — LES LOIS SUR LE SALAIRE MINIMUM... 69

CHAPITRE XX — L’ACTION SYNDICALE  FAIT-ELLE MONTER LES SALAIRES ?. 71

CHAPITRE XXI — « L’OUVRIER DOIT GAGNER  DE QUOI POUVOIR RACHETER SON PROPRE PRODUIT »  77

CHAPITRE XXII — LA FONCTION DU PROFIT.. 80

CHAPITRE XXIII — LE MIRAGE DE L’INFLATION.. 82

CHAPITRE XXIV — L’ATTAQUE CONTRE L’ÉPARGNE.. 88

CHAPITRE XXV — LA RÉAFFIRMATION DE LA LEÇON.. 95

Troisième partie : La leçon, trente ans après. 100

CHAPITRE XXVI — LA LEÇON TRENTE ANS PLUS TARD.. 101

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE.. 105

 

 


 

Préface : DE PARIS À VIENNE

 

 

C’est avec une grande fierté, et une vive reconnaissance à l’égard des donateurs particuliers qui ont rendu ce projet possible, que nous présentons aujourd’hui au public le premier volume de notre grande collection autrichienne en français. Dans la vue de réparer le manque dramatique de cette littérature dans notre langue, l’Institut Coppet publiera désormais mensuellement un nouveau grand classique d’auteurs tels que Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Murray Rothbard.

L’urgence de cette entreprise éditoriale vient de ce que l’école autrichienne possède en elle-même des réponses précieuses pour notre temps. À une époque où la mathématisation de la science économique apparaît de plus en plus stérile, voire néfaste, la méthodologie propre des Autrichiens offre une bouffée d’air frais. Au-delà, les enseignements autrichiens sur la monnaie et les cycles économiques, sur le calcul économique, sur le capital et les prix, reçoivent chaque jour de plus amples confirmations. Il n’est pas jusqu’à la défense d’un État recentré sur ses fonctions de base qui n’interpelle même les plus sceptiques, quand de nos jours l’étatisme, le dirigisme et le socialisme, ayant épuisé la ressource même de l’endettement, nous prouvent que leurs fondements sont des sophismes et leurs promesses des illusions.

Aussi, de toutes les traditions de pensée qui, de nos jours, étudient les grandes questions économiques, l’école autrichienne d’économie présente le message le plus clair et le plus adapté aux périls auxquels fait fasse notre époque. Depuis que son fondateur, Carl Menger, a publié ses premiers ouvrages, dans les décennies 1870 et 1880, elle n’a cessé, toutefois, d’être tenue à l’écart des cursus académiques. Très ouvertement critique envers l’action de l’État, elle avait peu de chance de séduire l’appareil public d’éducation. Dans la sphère privée, toutefois, elle a connu un développement remarquable, et si elle conserve son nom d’école autrichienne, cette illustre tradition est aujourd’hui mondiale. Son dynamisme, particulièrement vigoureux aux États-Unis, s’étend désormais à la Chine, à l’Amérique latine, à l’Europe occidentale et centrale. Puisse notre travail éditorial lui ouvrir les portes plus en grand de tout l’espace francophone, à travers les continents !

Quoique l’Institut Coppet ait toujours eu pour mission première de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de l’école française d’économie politique, nous sommes loin de considérer le présent projet comme un reniement de notre principe ou un soudain changement de cap. Bien analysée dans son développement historique et ses fondements théoriques, l’école autrichienne nous apparaît comme la sœur cadette de l’école libérale française des Turgot, Say et Bastiat. Les économistes français du passé ont, comme leurs successeurs autrichiens, posé les principes du marché libre, de la concurrence, de la valeur subjective ; ils se sont opposés, comme eux plus tard et avec les mêmes arguments, au socialisme, au dirigisme et à l’interventionnisme. Leur défense du « laissez-faire » a été si puissante que le mot lui-même, passé dans plusieurs langues, est devenu un credo des Autrichiens.

Dans sa majestueuse Histoire de la pensée économique, que nous espérons offrir prochainement aux lecteurs, Murray Rothbard apprécie et spécifie la dette que les auteurs autrichiens ont accumulé vis-à-vis de leurs devanciers français. Il est vrai qu’il est peu de concepts centraux de la théorie économique autrichienne qui n’aient été aperçus et formulés en son temps par l’un des représentants de l’école libérale française. Carl Menger, le premier, fit une lecture approfondie des économistes français, de Jean-Baptiste Say, qu’il respectait fort, aux professeurs Rossi et Chevalier, en passant par Bodin, Condillac et naturellement Bastiat.

À la même époque, l’école française elle-même, qui entamait alors une phase de déclin progressif qui conduisit à son extinction autour de la Première Guerre mondiale, s’intéressa aux progrès des idées autrichiennes, quoique l’influence de celles-ci, sur leur doctrine déjà formée, puisse bien paraître légère. Dans la rubrique qu’il tenait sur les « principales publications économiques de l’étranger », Maurice Block a entretenu régulièrement les lecteurs du Journal des économistes sur les théories nouvelles professées à Vienne par les fondateurs de l’école autrichienne. Par la suite, le même périodique a publié une étude globale, en pas moins de neuf livraisons (1911-1913), sur l’école autrichienne, ses interprètes et ses concepts fondamentaux.

 

***

 

Nul auteur, cependant, n’a mieux reconnu la symbiose entre les deux traditions autrichienne et française qu’Henry Hazlitt. Nul surtout ne l’a mieux mis en valeur et illustré.

Journaliste influent, mort presque centenaire en 1993, Henry Hazlitt a fait la célébrité de périodiques comme le New York Times ou Newsweek, où il tenait des colonnes. Son activité fut si prolifique que, d’après une estimation qu’il livra lui-même, ses œuvres complètes pourraient remplir pas moins de 150 volumes. Influencé par L. von Mises, il a introduit l’école autrichienne aux États-Unis en popularisant ses idées et en mettant en valeur constamment la contribution de ses grands représentants.

L’influence de l’école autrichienne sur sa pensée et sur ses travaux se fait sentir partout à travers les deux grands ouvrages qui l’ont fait passer à la postérité : L’échec du keynésianisme (1959), encore inédit en français, et L’économie en une leçon (1946).

Dans le premier, Hazlitt entreprend une réfutation en règle de la doctrine keynésienne, telle qu’elle se présente dans le magnum opus de Keynes, la Théorie Générale. Son analyse critique de l’économiste de Cambridge reste à ce jour inégalée.

Mais c’est l’Économie en une leçon qui lui a valu le plus d’éloges. Traduit en une dizaine de langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires, l’ouvrage est très vite devenu un classique. Encore aujourd’hui, c’est le meilleur livre d’initiation à l’économie qui existe. Il est écrit sans jargon et sans prétention ; la plume qui nous guide à travers une matière réputée aride a même le mérite d’être élégante. H. L. Mencken a dit avec raison de Hazlitt qu’il était « l’un des seuls économistes de l’histoire qui ait eu un talent pour l’écriture ». Et ce talent, on le retrouve pleinement dans ce livre.

Écrivains plein de ressources et de style, Henry Hazlitt et Frédéric Bastiat étaient faits pour s’entendre. Et c’est en effet sous l’influence profonde de l’œuvre de Bastiat que Hazlitt a composé ce livre. Il l’a voulu, pour citer ses mots, un « développement » et une « généralisation », faite pour les temps nouveaux, des vérités déjà mises en valeur par Bastiat au milieu du XIXe siècle.

Ayant fait œuvre de popularisateur sous des auspices aussi dignes que Bastiat et Mises, et avec le talent qui était le sien, Henry Hazlitt pouvait s’enorgueillir d’avoir fourni une arme intellectuelle de grande valeur pour le soutien des idées de liberté, de propriété et de responsabilité individuelle. Et assurément le succès, sur ce point, lui est venu, éclatant et indéfectible. De nombreux piliers de l’école autrichienne contemporaine ont témoigné, ces dernières décennies, dans un sens unique en reconnaissant leur dette envers ce livre. Pour Walter Block, le célèbre auteur de Défendre les Indéfendables, ce livre est responsable de sa passion pour l’économie et de son adhésion aux principes du marché libre. Preuve en est que, malgré son apparence sobre, ce livre, passionnant, a un vrai pouvoir d’attraction et de persuasion… dont il est temps de faire l’essai pour vous-même.

 

 

Benoît Malbranque

Président de l’Institut Coppet


 


PREFACE À LA NOUVELLE ÉDITION (1978)

 

 

La première édition de ce livre est parue en 1946. Huit traductions en ont été faites, et de nombreuses éditions brochées sont sorties. Dans l’une d’elle, en 1961, un nouveau chapitre fut ajouté sur le contrôle des loyers, qui n’avait pas été envisagé de manière spécifique lors de la première édition en dehors de la discussion sur la fixation des prix en général. Quelques statistiques et exemples servant d’illustration ont été mis à jour.

En dehors de cela, aucune modification n’avait eu lieu. La raison principale était qu’elles ne semblaient pas nécessaires. Mon livre était écrit pour souligner les principes économiques généraux, et le prix à payer pour les ignorer — et non le mal fait par un cas particulier de la législation. Tandis que mes exemples étaient surtout basés sur l’expérience américaine, le type d’interventions gouvernementales que je déplorais est devenu tellement international que je donnais à de nombreux lecteurs étrangers l’impression de décrire précisément les politiques économiques de leurs propres pays.

Néanmoins, les trente-deux années qui se sont écoulées depuis me semblent réclamer une révision notable. En plus de la mise à jour des illustrations et des statistiques, j’ai écrit un tout nouveau chapitre sur le contrôle des loyers ; la discussion de 1961 me semble aujourd’hui inadéquate. Et j’ai aussi ajouté un nouveau chapitre à la fin du volume : « La leçon, trente ans après », pour montrer pourquoi cette leçon est plus nécessaire aujourd’hui que jamais.

H. H.
Wilton, Connecticut
Juin 1978


 

 

PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION FRANÇAISE (1949)

 

 

Il y a toujours eu deux écoles en économie politique ; celle qui explique en termes simples des choses difficiles, et celle qui explique en termes difficiles des choses simples. La seconde donne aux ignorants une impression de profondeur. Mais l’avenir appartient à la première. C’est de celle-ci que se réclame M. Hazlitt.

Il constate dans ce livre que dans tous les grands pays industriels s’est formée et largement répandue une doctrine économique qui consiste essentiellement à systématiser les exigences particulières des principaux groupes économiques plutôt qu’à élucider les intérêts généraux et permanents de la communauté. Syndicats patronaux, syndicats ouvriers, industriels et agriculteurs exposés à la concurrence étrangère, tous réclament successivement au nom de leurs intérêts limités l’intervention de l’État. L’État lui-même cherche à satisfaire les électeurs des partis momentanément au pouvoir plutôt que les besoins à long terme de la masse des citoyens. Cet état de choses s’observe dans presque toutes les nations. Il est peut-être inévitable politiquement. Et c’est là tout le drame. Toujours est-il que cette situation a suscité une étrange floraison de sophismes économiques qui s’expriment à peu près dans les mêmes termes dans les langues les plus diverses. Ils ont trouvé parfois pour les défendre des avocats de grand talent dont Maynard Keynes est de nos jours le plus universellement célèbre.

Ce sont ces sophismes que dénonce M. Hazlitt.

Avec quelle limpide clarté il en démontre les faiblesses, le lecteur s’en apercevra en parcourant ces pages à la fois profondes et lumineuses. Qu’il s’agisse du « plein emploi », de la soi-disant nocivité de l’épargne, de la course aux exportations (associée à la terreur des importations), des travaux publics considérés comme remède au chômage, de la fixation des prix par l’autorité, ou de l’octroi d’un salaire minimum, l’auteur à propos de chacun de ces « slogans » fait toucher du doigt les conséquences des politiques qui s’en inspirent. Leur effet le plus évident est la restriction de la production, alors que seul l’accroissement de celle-ci peut favoriser le bien-être général.

Un des meilleurs chapitres est consacré à l’épargne. Beau sujet qui depuis quinze ans sous l’impulsion de Keynes a soulevé les plus confuses et les plus puériles querelles de mots. On verra dégonflés de main de maître tous ces ballons qui, surtout en Angleterre et en Amérique, ont eu un grand succès et ont fortement influencé la politique financière.

Est-ce à dire que M. Hazlitt s’oppose à toute ingérence de l’État dans la vie économique. Il n’a pas cette naïveté. Son admiration pour Bastiat comme écrivain ne va pas jusqu’à lui faire adopter toutes les thèses de l’économiste. Ce qu’il demande, c’est simplement qu’avant de légiférer en faveur de tel ou tel groupe économique, on prenne la peine de mesurer les effets des législations proposées sur la prospérité de la communauté tout entière. Il analyse ces effets avec une pertinence, une lucidité, une connaissance du jeu des mécanismes économiques, qui ne manquera pas de faire réfléchir tout lecteur de bonne foi.

La guerre — on s’en apercevra vite — est absente des préoccupations de M Hazlitt. Son livre est écrit pour les époques « normales », ou si l’on veut éviter ce terme par trop équivoque, pour des époques « pacifiées ». C’est justement ce qui en fait l’intérêt durable. Car les effets économiques de la guerre et de l’après-guerre sont déjà en train de s’estomper. La production partout s’intensifie et va prendre un nouvel essor, si aucun nouveau conflit ne se déclenche. Après les gémissements légitimes sur la pénurie, nous allons connaître, plus tôt sans doute que beaucoup ne croient, les plaintes inadmissibles sur l’abondance. Après les grincements de dents du consommateur, les clameurs des producteurs. Ce sera le moment de reprendre en main le livre de M. Hazlitt — de passer au crible ses raisonnements et ceux de ses adversaires.

Certes les nombreux adorateurs de ce qu’on peut appeler « la mystique confuse » en économie politique n’y trouveront aucun plaisir. Les autres — ceux qui croient encore à la précellence de la raison dans le domaine social comme dans les autres — seront frappés de la qualité de ses arguments et de l’élégance de ses démonstrations. Il leur restera à en tirer les conséquences pratiques.

Charles Rist, de l’Institut


 

 

INTRODUCTION

 

 

Ce livre est l’analyse des illusions économiques aujourd’hui si influentes qu’elles sont presque devenues une nouvelle orthodoxie. Si elles n’y ont point entièrement réussi, c’est à cause de leurs contradictions internes qui ont pour effet de diviser ceux qui en acceptaient les prémisses en une centaine d’écoles différentes ; dans les questions qui touchent à la vie pratique, il est impossible de se tromper tout le temps.

Mais la différence entre l’une ou l’autre de ces écoles nouvelles est tout simplement que la première s’aperçoit un peu plus tôt que la seconde des conclusions absurdes où leur faux point de départ les a conduites ; à ce stade final de leur raisonnement, elles se trouvent alors en contradiction avec elles-mêmes, soit qu’elles répugnent à renoncer à leurs principes erronés, soit qu’elles en tirent des conclusions moins troublantes ou moins étranges que ne l’exigerait la simple logique.

Pourtant, à l’heure actuelle, il n’est pas un gouvernement de quelque importance dont la politique économique ne soit influencée — si ce n’est même entièrement déterminée — par l’une quelconque de ces idées fausses. Le chemin le plus court et le plus sûr pour comprendre sainement les problèmes économiques est peut-être de procéder à une analyse de ces erreurs, et surtout à l’analyse de celle qui est à la racine de toutes les autres. Tel est le but de cet ouvrage et le sens de son titre aussi ambitieux que combatif.

Ce livre sera donc avant tout un exposé. Il ne se fait gloire d’aucune originalité pour aucune des idées essentielles qu’il développe. Son effort est plutôt de démontrer que beaucoup des thèses qui paraissent brillantes et neuves, ou en avance sur leur temps, sont en réalité de vieilles banalités, habillées au goût du jour, ce qui confirme une fois de plus la vérité de cet antique proverbe : « Ceux qui sont ignorants du passé se condamnent par là même à le réinventer. »

On peut qualifier cet essai, l’avouerai-je sans rougir, de classique, ou de vieux jeu, ou encore d’orthodoxe, du moins est-ce ainsi que le baptiseront ceux dont on analyse ici les sophismes, et sans nul doute essaieront-ils de l’étouffer. Mais l’étudiant qui recherche la vérité ne se laissera pas impressionner par de tels qualificatifs s’il n’a pas l’obsession de découvrir à tout prix un équivalent de la bombe atomique en économie politique. Son esprit, évidemment, sera ouvert aux idées neuves comme aux plus anciennes, mais il ne lui déplaira certainement pas de pouvoir renoncer à l’effort harassant ou charlatanesque de vouloir trouver, coûte que coûte, du neuf ou de l’original. Comme l’a remarqué Morris R. Cohen « ceux qui prennent l’habitude de rejeter les thèses des penseurs qui les ont précédés ne peuvent espérer voir leurs disciples attacher quelque valeur à leurs propres travaux[1] ».

Et c’est parce que ce livre est surtout un travail d’exposition que, très librement et sans le souligner, sauf par de rares notes en bas de page ou par quelques citations, je me suis permis de puiser aux idées des autres. Il ne peut en être autrement lorsqu’on parcourt un domaine que tant de penseurs, et non des moindres, ont exploré avant soi. Mais ma dette envers au moins trois d’entre eux est si nette que je ne puis me permettre de la passer sous silence. La plus importante concerne le plan d’exposition de ce travail dans lequel s’insère tout mon développement. Je l’ai emprunté à l’essai de Bastiat intitulé Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, qui date déjà de près d’un siècle. On peut dire que mon livre en est la présentation moderne et qu’il est le développement et la généralisation d’une vérité déjà en puissance dans l’ouvrage de Bastiat. En second lieu, je dois beaucoup à Ph. Wicksteed, surtout en ce qui concerne les chapitres consacrés ici au salaire, et celui de la synthèse finale, qui s’inspirent beaucoup de son livre le Bon sens en Économie Politique. Enfin, c’est à Ludwig Von Mises que j’ai fait mon troisième emprunt. Sans parler de ce que ce traité élémentaire doit en vérité à tous ses écrits dans leur ensemble, c’est à son exposé du processus de l’inflation monétaire que je dois le plus.

Quand je procède à l’analyse des idées fausses, j’estime qu’il est moins utile de citer des noms que de leur faire crédit, car, pour ce faire, il eût fallu rendre justice à chaque auteur critiqué en faisant de lui des citations exactes, en tenant compte de l’accent avec lequel il précise ou souligne tel ou tel point, en notant les atténuations qu’il apporte à sa thèse ou la justification de ses propres hésitations, contradictions et ainsi de suite. C’est pourquoi j’espère que personne ne sera trop déçu par l’absence en ces pages de noms tels que ceux de Karl Marx, Thornstein Veblen, Major Douglas, Lord Keynes, le professeur Alvin Hansen et autres. L’objet de ce livre en effet n’est pas d’exposer les raisonnements erronés propres à certains auteurs, mais ceux que l’on commet dans le public en matière d’économie politique en ce qu’ils ont de plus fréquent, de plus répandu et de plus grave. Les sophismes d’ailleurs, lorsqu’ils atteignent la couche populaire de l’opinion, deviennent en quelque sorte anonymes. Les raisonnements subtils ou obscurs qu’on pourrait retrouver chez les auteurs responsables de leur propagation sont en quelque manière résorbés, car une doctrine se simplifie à l’usage. Le raisonnement fallacieux qui a pu être masqué par les mailles de l’atténuation, des ambiguïtés ou des équations mathématiques apparaît alors très clairement.

J’espère donc qu’on ne me fera pas le grief d’être injuste sous prétexte que la forme sous laquelle j’aurai présenté une doctrine en vogue n’est pas tout à fait celle que Lord Keynes ou tout autre auteur lui a donnée. Ce sont les doctrines auxquelles croient les groupes politiques et celles sur quoi se fonde l’action du Gouvernement qui nous intéressent ici, et non pas leurs origines et leurs développements historiques.

Enfin je veux espérer qu’on me pardonnera de ne faire que de rares appels aux statistiques dans le cours de ce livre. Si j’avais voulu les utiliser pour essayer de renforcer ma thèse en ce qui concerne par exemple les effets des droits de douane, la fixation des prix, l’inflation et le contrôle économique sur les matières premières telles que le charbon, le caoutchouc, le coton, ce livre aurait pris des dimensions beaucoup plus grandes que celles que je m’étais fixées. Au surplus, en tant que journaliste, je suis particulièrement averti de l’intérêt éphémère des statistiques et je sais comment elles sont rapidement dépassées par les événements. Nous conseillons donc à ceux qu’intéressent les problèmes spécifiquement économiques de lire les discussions d’ordre pratique faites au jour le jour de la documentation statistique ; ils verront qu’il n’est pas difficile d’interpréter celle-ci correctement à la lumière des principes de base qu’ils auront appris.

Je me suis efforcé d’écrire ce livre d’une manière aussi simple et aussi dégagée de toute technique qu’il se peut, sans nuire à l’exactitude, de façon qu’il soit lisible même pour un lecteur dépourvu de toute culture économique.

Tandis que je composais, trois de ses chapitres ont paru en articles séparés, aussi ai-je le désir de remercier le New York TimesThe American Scholar et The New Leader de m’avoir autorisé à les reproduire ici. Je remercie le Professeur Von Mises d’avoir bien voulu lire le manuscrit et m’aider de ses suggestions. Mais il va de soi que je suis seul responsable des idées exprimées tout au long de ces pages.

 

H. H.
25 mars 1946

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie : La leçon


 

 

CHAPITRE PREMIER — LA LEÇON

 

1.

 

Il n’est pas de science humaine qui soit entachée d’autant de sophismes que l’économie politique. Et cela n’est pas un hasard. Les difficultés qui lui sont inhérentes seraient déjà immenses, mais elles sont multipliées mille fois par un facteur qui, pour d’autres disciplines telles que la physique, les mathématiques ou la médecine, reste insignifiant, je veux parler de la défense des intérêts particuliers. Alors que chaque groupe humain a des intérêts économiques identiques à ceux de ses voisins, chacun d’eux en a aussi qui s’opposent à ceux de tous les autres. Bien qu’une certaine politique puisse assurer le bien de tous, à plus ou moins longue échéance, il en est d’autres qui ne servent qu’un seul groupe au détriment de tous les autres. Le groupe qui serait ainsi favorisé y trouverait un tel intérêt qu’il ne cessera de prôner cette politique par des arguments plausibles et tenaces. Il paiera les avocats les meilleurs pour qu’ils consacrent tout leur temps à défendre sa thèse. Finalement, ou bien ils convaincront le public du bien fondé de cette thèse, ou bien ils la brouilleront si parfaitement qu’un esprit, même avisé, ne sera plus capable d’y voir clair.

À ces plaidoiries sans nombre en faveur de l’intérêt personnel, un second facteur important s’ajoute pour répandre chaque jour des sophismes économiques, je veux parler de la tendance instinctive des hommes à ne pouvoir considérer que les conséquences immédiates d’une politique donnée, ou les conséquences qu’elle peut avoir sur un seul groupe d’intérêts ou de faits, et d’en négliger totalement les conséquences lointaines, non seulement sur un groupe donné mais sur tous les autres. C’est la funeste erreur de ne pas vouloir s’attacher à étudier les conséquences secondaires d’un acte économique.

Or c’est dans cette erreur grave ou dans cette négligence que réside toute la différence entre une bonne et une mauvaise politique économique. Le mauvais économiste ne voit que ce qui frappe directement son esprit, le bon économiste réfléchit plus avant. Le mauvais économiste n’envisage que les conséquences immédiates d’une action donnée, le bon économiste en voit aussi les effets lointains ou indirects. Le mauvais économiste ne juge des résultats d’une politique donnée que par les effets qu’elle a exercés ou exercera sur un seul groupe particulier d’individus ou de faits ; le bon économiste s’inquiète aussi des effets qu’elle aura sur tous les autres.

Cette distinction peut paraître évidente comme peut aussi paraître élémentaire la précaution d’envisager toutes les conséquences d’une politique donnée sur tous les groupes. Mais ne savons-nous pas, tous, par expérience personnelle, qu’il existe envers soi-même bien des indulgences qui, sur le moment, sont plaisantes, mais qui, en fin de compte, s’avèrent désastreuses ? Tous les petits garçons ne savent-ils pas que s’ils mangent trop de bonbons, ils seront malades ? Et celui qui s’enivre ne sait-il pas qu’il se réveillera le lendemain avec mal au cœur et mal à la tête ? Le buveur ne sait-il pas pertinemment qu’il perd son foie et se raccourcit la vie ? Don Juan lui-même n’ignore pas qu’il court toutes sortes de risques, depuis le chantage jusqu’à l’avarie ? Enfin pour poser le problème sur un plan économique individuel, les paresseux et les dépensiers, même au plus fort de leur glorieuse ascension, ne savent-ils pas très bien qu’ils se préparent un avenir de dettes et de pauvreté ?

Pourtant lorsqu’il s’agit d’économie politique, on ignore ces vérités élémentaires. Et l’on voit certains économistes — considérés pourtant comme des hommes de valeur — qui pour sauver l’économie, déconseillent l’épargne et conseillent la prodigalité sur le plan national comme étant le meilleur moyen de sauver l’économie en péril. Lorsque quelqu’un les met en garde contre les conséquences possibles d’une telle politique, il s’entend répondre cavalièrement, comme pourrait le faire un fils prodigue à son père qui lui fait des observations : « Mais quand cela arrivera, nous serons tous morts. » Et l’on prend ces creuses billevesées pour des mots d’esprit et l’on admet qu’elles sont l’image d’une sagesse expérimentée.

Or, la tragédie réside justement en ce que, dès maintenant, nous supportons les conséquences de la politique d’un passé récent ou plus ancien. Aujourd’hui est déjà le lendemain que le mauvais économiste vous conseillait hier d’ignorer.

Les conséquences lointaines d’une politique économique donnée peuvent devenir évidentes d’ici quelques mois. D’autres ne le deviendront peut-être que d’ici quelques années. D’autres encore peuvent même ne se manifester qu’après des dizaines d’années. Mais dans tous les cas, ces conséquences lointaines sont inclues dans la politique présente aussi sûrement que la poule est née de l’œuf et la fleur de la graine.

Sous cet angle, donc, on peut condenser le contenu de toute politique économique en une seule leçon, et cette leçon peut être réduite à une seule phrase :

L’art de la politique économique consiste à ne pas considérer uniquement l’aspect immédiat d’un problème ou d’un acte, mais à envisager ses effets plus lointains ; il consiste essentiellement à considérer les conséquences que cette politique peut avoir, non seulement sur un groupe d’hommes ou d’intérêts donnés, mais sur tous les groupes existants.

 

2.

 

Les neuf dixièmes des erreurs économiques qui causent tant de ravages dans le monde d’aujourd’hui proviennent de l’ignorance de cet axiome. Et toutes se rattachent à l’une ou l’autre de ces deux grosses erreurs fondamentales ou aux deux : l’erreur de ne considérer que les conséquences immédiates d’un acte ou d’une proposition, ou l’erreur de ne s’attarder qu’aux conséquences sur un groupe particulier d’intérêts ou d’humains, négligeant celles qu’auront à supporter tous les autres.

Naturellement l’erreur inverse est possible. Si l’on étudie les effets d’une politique, on ne doit pas s’hypnotiser uniquement sur ceux qui se produiront à longue échéance pour l’ensemble du pays. Les économistes classiques commettaient souvent cette faute. Le sort des groupes plus proches que cette politique heurtait en soi ou par ses conséquences, mais qui s’avérait excellente après un certain temps, les laissait insensibles.

De nos jours, on ne tombe plus dans cette erreur et ceux qui la commettent encore sont surtout des économistes de profession. L’erreur la plus répandue aujourd’hui — et de beaucoup — celle que l’on entend sans cesse ressasser dès que l’on parle de sujets économiques, celle que l’on retrouve dans des milliers de discours politiques, l’erreur fondamentale de l’économie politique « nouvelle école », consiste à ne vouloir considérer que les conséquences immédiates d’une politique sur quelques groupes particuliers, et à ignorer ou minimiser les conséquences lointaines sur l’ensemble du pays tout entier. Les économistes « modernes », comparant leurs méthodes à celles des économistes « classiques » ou « orthodoxes », se flattent de penser qu’ils ont réalisé un grand progrès, voire même une révolution, en tenant compte de ces effets immédiats que ceux-ci voulaient ignorer. Mais en oubliant, ou en minimisant eux-mêmes les effets plus lointains, l’erreur qu’ils commettent est combien plus grave. Tandis qu’ils s’absorbent dans cet examen précis et minutieux de quelques-uns des arbres de la forêt, ils n’en aperçoivent pas l’ensemble. Leurs méthodes et leurs conclusions sont d’ailleurs souvent typiquement démodées et ils sont parfois surpris eux-mêmes de se trouver en accord avec les mercantilistes du XVIIe siècle. Ils retombent, en effet, dans les erreurs d’autrefois, et s’ils n’étaient si peu logiques avec eux-mêmes, ils retomberaient dans les erreurs mêmes dont les économistes classiques, on pouvait l’espérer, avaient une fois pour toutes fait justice.

 

3.

 

On a souvent fait cette remarque mélancolique que les mauvais économistes présentent leurs erreurs au public avec beaucoup plus d’art que les bons économistes ne présentent leurs vérités. Et l’on déplore souvent que les démagogues exposent leurs bêtises économiques du haut de leur estrade avec beaucoup plus de vraisemblance que l’honnête citoyen qui s’efforce à démontrer tout ce qu’elles ont d’inexact. La raison de cette anomalie n’est pas mystérieuse. Elle provient de ce que les démagogues, comme les mauvais économistes, ne présentent que des demi-vérités. Ils ne parlent que de la conséquence immédiate d’une politique donnée ou de ses effets sur un seul groupe. Il se peut qu’ils aient raison, mais dans certaines limites, et la réponse à leur faire est d’ajouter et de prouver que ladite politique pourrait aussi avoir des conséquences plus lointaines dont les effets seront moins souhaitables, ou qu’elle ne donnerait satisfaction qu’à un groupe d’individus seulement, au détriment de tous les autres.

Il suffit donc de compléter et de corriger la demi-vérité qu’ils expriment en présentant l’autre moitié du réel. Mais pour exposer ainsi les répercussions essentielles d’un acte donné sans en oublier aucune, il faut parfois une longue suite de raisonnements, compliqués et fastidieux. La plupart des auditeurs trouvent cela difficile à suivre, leur attention s’émousse vite, l’ennui les gagne. Le mauvais économiste utilise alors cette faiblesse d’attention et cette paresse d’esprit en affirmant que tout cela n’est que classicisme ou libéralisme ou argumentation de capitalistes ou tout autre qualificatif trompeur ; cela frappe alors les auditeurs comme autant d’arguments péremptoires, et cela les dispense de suivre les raisonnements exposés ou de les juger selon leur mérite.

Voilà donc, en termes abstraits, comment se pose le problème de la leçon que nous désirons exposer, et les idées fausses qui font obstacle à sa solution. Mais si nous ne l’illustrons pas par des exemples, nous ne le résoudrons pas, et les idées fausses continueront à cheminer sans être démasquées. Grâce à ces exemples, nous pourrons aller des problèmes économiques les plus simples aux plus complexes et aux plus difficiles ; grâce à eux nous pourrons détecter d’abord, puis éviter les sophismes les plus évidents et les plus faciles à découvrir, enfin les plus compliqués et les plus fuyants. C’est à ce travail que nous allons procéder maintenant.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deuxième partie : Les applications de la leçon


 

 

CHAPITRE II — LA VITRE BRISÉE

 

 

Commençons par un exemple aussi simple que possible et prenons, à l’instar de Bastiat, celui d’une vitre brisée.

Un jeune vaurien lance une brique contre la devanture d’un boulanger. Celui-ci furieux sort de sa boutique. Mais le gamin s’est enfui. La foule s’amasse et d’abord considère avec une béate satisfaction le grand trou fait dans la fenêtre et les morceaux de vitre qui parsèment pains et gâteaux. Après un moment, voici que naît le besoin d’un peu de réflexion philosophique. À peu près sûrement, quelques personnes dans la foule se disent entre elles, ou même disent au boulanger : « Après tout ce petit malheur a son bon côté, cela va donner du travail au vitrier. » Et, partant de là, elles commencent à réfléchir à la question. Combien peut coûter une grande glace comme celle-là aujourd’hui ? 50 dollars ? C’est une somme. Mais après tout, s’il n’y avait jamais de carreaux cassés, que deviendraient les vitriers ? Et à partir de ce moment, la chaîne des raisonnements se déroule sans fin. Le marchand de vitres va avoir cinquante dollars de plus dans sa poche. Il les dépensera chez d’autres marchands, et ceux-ci à leur tour auront cinquante dollars à dépenser chez d’autres, et ainsi de suite à l’infini. La vitre brisée va donc ainsi devenir une source d’argent et de travail dans des cercles sans cesse élargis. Et la conclusion logique de tout ceci devrait être — si la foule voulait bien la tirer — que le petit vaurien qui a lancé la brique, loin d’être un danger public, fut un bienfaiteur public.

Mais voyons un autre aspect des choses. La foule a certainement au moins raison en ce qui concerne cette première conclusion. Ce petit acte de vandalisme va certes tout d’abord apporter du travail à quelque vitrier. Et le vitrier ne sera pas plus triste d’apprendre cet accident que l’entrepreneur de pompes funèbres ne l’est d’apprendre un décès.

Mais le boutiquier, lui, va perdre cinquante dollars qu’il avait affectés à l’achat d’un nouveau vêtement. Et puisqu’il doit faire remplacer la glace de sa vitrine, il va devoir se passer de son complet (ou de quelque autre objet dont il a besoin). Au lieu de posséder une vitrine et cinquante dollars, il n’a plus maintenant qu’une vitrine. Ou bien il avait décidé d’acheter son vêtement cet après-midi même, et alors au lieu d’avoir une fenêtre et un vêtement, il lui faut se contenter de sa fenêtre sans son vêtement. Et si nous pensons à lui en tant qu’élément de la société, nous voyons que ladite société a perdu un nouveau vêtement qui eût pu être produit et qu’elle est appauvrie d’autant.

En résumé, le gain en travail du vitrier est tout bonnement la perte en travail du tailleur. Aucun nouveau travail n’a été créé. Les bonnes gens de la foule n’ont pensé qu’à deux éléments du problème : le boulanger et le vitrier. Ils n’ont pas eu conscience qu’un troisième y était inclus : le tailleur. Et ils l’ont oublié tout simplement parce que celui-ci n’est pas entré en scène. Dans un jour ou deux, ils remarqueront la nouvelle vitre, mais ils ne verront jamais le beau vêtement neuf, tout simplement parce qu’il ne sera jamais fait. Ils n’aperçoivent donc seulement que ce qui est immédiatement perceptible à leurs yeux.


 

 

CHAPITRE III — LES BIENFAITS DE LA DESTRUCTION

 

 

Nous en avons terminé avec la vitre brisée. Raisonnement erroné de type élémentaire. N’importe qui, pourrait-on penser, serait capable de l’éviter après quelques instants de réflexion. Il n’en est rien : sous mille déguisements, le faux raisonnement de la vitre brisée est le plus persistant de tous dans l’histoire des idées économiques. Il est plus vivace maintenant qu’il ne l’a jamais été dans le passé. Il est solennellement refait chaque jour par les grands capitaines d’industrie, par les gens des Chambres de Commerce, par les leaders des syndicats, par les journalistes aussi bien dans l’éditorial de leurs journaux que dans leurs articles de fond, par les reporters de radio, par les statisticiens les plus experts, usant des techniques les plus qualifiées, par les professeurs d’économie politique, enfin, de nos meilleures universités. Dans leurs domaines variés, tous s’étendent à l’envie sur les avantages de la destruction.

Certains esprits trouveraient indigne d’eux de soutenir que de menus actes de destruction sont sources de profit ; mais ils vont presque jusqu’à voir d’inépuisables profits dans les actes de destruction. Ils vont jusqu’à nous démontrer qu’une économie de guerre est bien plus florissante qu’une économie de paix. Ils dénombrent les miracles de la production qu’on ne peut accomplir qu’en période de guerre. Ils entrevoient même un monde d’après-guerre qui sera rendu prospère grâce à l’énorme demande qui s’est accumulée ou qui se trouve différée.

En Europe, ils font avec complaisance le compte des villes entières qui ont été complètement rasées et qu’il faudra « reconstruire ». En Amérique, ils décomptent les maisons qui n’ont pas pu être bâties pendant la guerre, les bas nylon qui n’ont pas pu être tissés, les autos et les pneus usagés, les radios et les glacières fatiguées. Ils alignent ainsi d’impressionnantes additions.

Ne retrouvons-nous pas ici notre vieille amie, l’idée fausse de la vitre brisée, vêtue de neuf, méconnaissable tant elle a grossi. Cette fois elle est étayée sur tout un ensemble de sophismes similaires. Elle fait une grave confusion entre le besoin et la demande. Plus la guerre détruit, plus elle appauvrit, et plus grandit le besoin d’après-guerre. Cela ne fait aucun doute. Mais le besoin n’est pas la demande. La demande économique réelle ne se fonde pas seulement sur le besoin, mais sur le pouvoir d’achat correspondant. Les besoins de la Chine actuelle sont incomparablement plus grands que ceux de l’Amérique. Mais son pouvoir d’achat, et par conséquent, le mouvement de « nouvelles affaires » qu’elle peut provoquer, sont incomparablement plus petits.

Et si nous dépassons cet aspect superficiel des choses, nous avons chance de rencontrer une autre idée fausse, et les « vitre-briséistes » généralement la saisissent au vol et s’en emparent derechef. Ils ne pensent au « pouvoir d’achat » que sous forme de monnaie. Or la monnaie peut s’effondrer à toute allure par le moyen de la presse à billets. Et, de ce fait, tandis que j’écris ces lignes, l’impression des billets est l’industrie la plus prospère du monde — à supposer que le produit se mesure en termes de monnaie. Mais plus on fabrique de monnaie de cette manière, plus décroît la valeur donnée à l’unité de monnaie. Cette valeur décroissante peut être vérifiée par la hausse des prix de toutes marchandises. Mais comme la plupart des gens ont l’habitude bien enracinée d’évaluer leur richesse et leur revenu sous forme de monnaie, ils se considèrent plus riches si la somme globale de leur avoir monte, bien que, en termes de marchandises, ils possèdent moins et achèteront moins. La plupart des « bons » résultats économiques que l’on attribue à la guerre sont en réalité dus à l’inflation née de l’état de guerre. On aurait pu aussi bien les obtenir par une inflation en temps de paix. Nous reviendrons plus loin sur cette illusion monétaire.

Toutefois, il y a une part de vérité dans le sophisme de la demande, tout comme il y en avait une dans celui de la vitre brisée. Il est bien vrai que la vitre brisée donnait du travail au vitrier et que les destructions dues à la guerre donneront du travail aux fabricants de certains produits, que la destruction des maisons et des villes créera du travail pour les industries du bâtiment et de la construction. De même l’impossibilité de fabriquer des autos, des postes de radio et des glacières pendant la guerre aura créé une demande accumulée dans l’après-guerre pour ces produits particuliers. Pour le gros de la foule, cela aurait l’air d’être un accroissement de la demande, comme cela pourra l’être en termes de dollars d’un pouvoir d’achat diminué. Mais ce qui se passe en réalité, c’est un déplacement de la demande vers ces produits particuliers au détriment d’autres produits. Les peuples d’Europe vont bâtir plus de maisons qu’ailleurs parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Mais tandis qu’ils auront à bâtir ces maisons, les forces qu’ils consacreront à cette tâche et l’énergie productrice ainsi dépensée leur manqueront pour fabriquer d’autres objets. L’argent ainsi employé diminuera d’autant leur pouvoir d’achat pour se procurer autre chose. Partout où le travail s’accroît dans une direction (sauf dans la mesure où la nécessité et l’urgence viennent stimuler des énergies productrices) il se réduit corrélativement dans une autre.

En un mot, la guerre modifiera la direction de l’effort humain d’après-guerre, elle apportera des changements dans le choix des produits industriels, elle transformera la structure de l’industrie et cet état de fait nouveau entraînera, avec le temps, certaines conséquences notables. Quand les besoins accumulés de maisons et d’autres biens durables se seront apaisés, il se produira une distribution de la demande vers de nouvelles directions. Alors ces industries, momentanément favorisées, connaîtront ensuite une éclipse relative, et d’autres se développeront à leur tour afin de satisfaire ces besoins nouveaux.

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale en Europe, il y a eu une « croissance économique » rapide et même spectaculaire, à la fois dans les pays qui furent ravagés par la guerre et dans ceux qui ne le furent pas. Certains pays où eurent lieu les plus grandes destructions, comme l’Allemagne, ont connu une croissance plus rapide que d’autres, comme la France, où il y eut bien moins de destructions. Ce fut pour partie parce que l’Allemagne de l’Ouest suivit des politiques économiques plus saines. Ce fut également pour partie parce que le besoin urgent de revenir à des conditions de vie et de logement normales stimula les efforts. Mais cela ne veut pas dire que la destruction de la propriété est un avantage pour la personne qui a subi cette destruction. Personne ne brûle sa maison suivant la théorie que le besoin de la reconstruire stimulerait son énergie.

Après une guerre, il se produit habituellement pendant un certain temps une stimulation des énergies. Au début du célèbre troisième chapitre de son Histoire de l’Angleterre, Macaulay soulignait que :

« Aucune infortune ordinaire, aucune erreur de gouvernement ordinaire, ne pourront rendre une nation misérable dans le même rapport que le progrès constant de la connaissance physique et l’effort constant de chaque homme pour s’améliorer rendent une nation prospère. On a souvent constaté que les nombreuses dépenses, la lourde taxation, les restrictions commerciales absurdes, les tribunaux corrompus, les guerres désastreuses, les séditions, les persécutions, les conflagrations et les inondations n’ont pas été capables de détruire le capital aussi vite que les efforts des citoyens privés n’ont pu le créer. »

Aucun homme ne voudrait voir sa propriété détruite, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre. Ce qui est nuisible ou désastreux pour un individu doit également être nuisible ou désastreux pour cet ensemble d’individus qu’est la nation.

La plupart des sophismes les plus fréquents que l’on trouve dans les raisonnements économiques proviennent de la propension, particulièrement marquée de nos jours, à penser à une abstraction — la collectivité, la « nation » — et à oublier ou à ignorer les individus qui la constituent et qui lui donnent un sens. Personne ne pourrait penser que les destructions dues à la guerre seraient un avantage économique si l’on pensait d’abord à tous ceux dont la propriété a été détruite.

Il importe enfin de se rappeler que la demande d’après-guerre sera seulement d’un type différent de celle d’avant-guerre. Elle ne sera pas simplement détournée d’un article vers un autre. Dans la plupart des pays et dans l’ensemble de l’économie, elle se contractera.

Cela est inévitable si nous considérons que la demande et l’offre sont en vérité comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. Elles sont un même phénomène considéré sous deux aspects différents. L’offre crée la demande parce que, en réalité, elle est la demande, et l’offre de la chose que l’on crée est ce que l’on peut offrir en échange des choses que l’on désire. En ce sens, l’offre que les fermiers font de leur blé constitue leur demande d’autos ou d’autres biens dont ils ont besoin. L’offre d’autos constitue la demande que les constructeurs d’autos font de blé ou d’autres biens. À notre époque moderne, tous ces faits sont inhérents à la division du travail et à l’économie d’échange.

Ce fait fondamental, il est vrai, est rendu obscur à la plupart des gens (comme aussi à certains économistes pourtant réputés très brillants) à cause des complications qu’apportent les salaires et la forme indirecte de paiement sous laquelle presque tous les échanges se font aujourd’hui, à savoir la monnaie.

John Stuart Mill, et certains économistes classiques avec lui, sans attacher toujours assez d’importance aux multiples conséquences qu’entraîne l’emploi de la monnaie, ne manquèrent pourtant pas de voir les réalités profondes cachées sous les apparences monétaires.

Dans la mesure où ils en étaient conscients, ils étaient en avance sur beaucoup de leurs critiques actuels que la monnaie induit en erreur plus qu’elle ne les instruit. L’inflation en soi, c’est-à-dire la simple émission de signes monétaires nouveaux, avec les conséquences qui en découlent : hausse des salaires et accroissement des prix, peut très bien avoir l’air de créer une demande supplémentaire. Mais si on raisonne en termes de production et d’échange des biens réels, il n’en est rien. Et cependant le fait que la demande décroît en période d’après-guerre peut très bien être caché à bien des gens par l’illusion que leur apporte la hausse nominale de leur salaire, bien que celle-ci soit plus que balancée par la hausse des prix.

La demande d’après-guerre dans la plupart des pays, je le répète, se contracte en valeur absolue par rapport à la demande d’avant-guerre, tout simplement parce qu’après la guerre l’offre aura décru. Cette vérité devrait être suffisamment prouvée par l’exemple de l’Allemagne et du Japon, où des dizaines de grandes villes ont été rasées. Elle devient d’ailleurs évidente quand on la pousse à l’extrême. Si par exemple l’Angleterre, de par sa participation à la guerre, au lieu d’avoir subi des dommages relatifs, avait eu toutes ses villes et toutes ses usines démolies et presque toutes ses ressources en capital et en marchandises détruites de telle façon que ses habitants en eussent été réduits au niveau économique de la Chine, peu d’entre eux parleraient aujourd’hui des bienfaits d’une demande accumulée grâce à la guerre. Il leur paraîtrait au contraire évident que le pouvoir d’achat s’est trouvé anéanti dans la mesure même où l’a été le pouvoir de produire. Une inflation monétaire grandissante qui augmente les prix de 1 000 % peut bien faire paraître les chiffres monétaires du revenu national plus élevés qu’avant la guerre. Mais ceux qui s’y laisseraient tromper, se croyant pour cela plus riches qu’avant-guerre, s’avèreraient inaccessibles aux arguments rationnels. Pourtant le raisonnement que nous faisons garde la même valeur, qu’il s’agisse de dommages de guerre partiels ou de destruction totale.

On dit parfois que les Allemands ou les Japonais ont après la guerre eu un avantage sur les Américains parce que leurs vieilles usines, ayant été complètement détruites par les bombes durant la guerre, ont pu être remplacées par les usines et les équipements les plus modernes. Ils ont ainsi pu produire plus efficacement et à des coûts plus bas que les Américains avec leurs usines et équipements plus anciens et à moitié obsolètes. Mais s’il s’agissait vraiment d’un avantage net évident, les Américains pourraient facilement l’éliminer en détruisant immédiatement leurs vieilles usines et en jetant leurs vieux équipements. En fait, tous les industriels de tous les pays pourraient bazarder leurs usines et équipements anciens chaque année pour construire de nouvelles usines et installer de nouveaux équipements.

La vérité est simple : il existe un taux de remplacement optimal, une durée meilleure que les autres pour le remplacement. Il serait avantageux pour l’industriel que son usine et ses équipements soient détruits par des bombes uniquement si le temps était venu, au bout duquel son usine et ses équipements avaient déjà atteint une valeur nulle ou négative, en raison de la détérioration et de l’obsolescence, et que les bombes tombent juste au moment où il aurait dû de toute façon appeler une équipe de démolisseurs ou commander de nouveaux équipements.

Il est vrai que la dépréciation et l’obsolescence préalables, si elles ne sont pas prises en compte de manière adéquate dans ses livres de comptabilité, peuvent rendre la destruction de sa propriété moins désastreuse, en fin de compte, qu’il ne semble. Il est également vrai que la présence de nouvelles usines et de nouveaux équipements accélère l’obsolescence des vieilles usines et des anciens équipements. Si les propriétaires de ces vieilles usines et de ces anciens équipements essaient de les utiliser plus longtemps que la durée qui leur permet de maximiser leur profit, alors les industriels dont les usines et équipements ont été détruits (si l’on suppose qu’ils aient eu à la fois la volonté et le capital pour les remplacer avec de nouvelles usines et de nouveaux équipements) tireront un avantage comparatif ou, pour parler plus précisément, réduiront leur perte comparative.

En résumé, nous en arrivons à la conclusion qu’il n’est jamais avantageux pour quelqu’un de voir ses usines détruites par des obus ou des bombes, à moins que ces usines n’aient déjà perdu leur valeur ou aient atteint une valeur négative à cause de la dépréciation et de l’obsolescence.

En outre, dans toute cette discussion, nous avons écarté un point central. Usines et équipements ne peuvent pas être remplacés par un individu (ou un gouvernement socialiste) s’il n’a pas acquis et ne peut pas acquérir l’épargne, l’accumulation de capital, permettant le remplacement. Or la guerre détruit le capital accumulé.

Il est vrai que certains facteurs peuvent corriger les effets de cette loi générale. Les découvertes technologiques ainsi que les progrès variés réalisés pendant la guerre par exemple, peuvent permettre d’augmenter la production nationale ou individuelle en tel ou tel secteur économique. La destruction causée par les hostilités pourra déplacer la demande d’après-guerre d’une direction dans une autre. Certains peuvent aussi continuer à se laisser duper indéfiniment quant à l’état économique réel de leurs affaires, en voyant les salaires et les prix monter par suite de l’excès de papier-monnaie. Il n’en reste pas moins que c’est une idée absolument fausse que de s’obstiner à penser qu’une demande de remplacement des biens, que la guerre a détruits ou qu’elle a empêché de produire, peut devenir la source d’une prospérité véritable.


 

 

 

CHAPITRE IV — PAS DE TRAVAUX PUBLICS SANS IMPÔTS

 

1.

 

Aucune foi au monde n’est plus tenace ni plus entière que la foi dans les dépenses de l’État.

De tous côtés, on les présente comme une panacée capable de guérir nos maux économiques. L’industrie privée est-elle partiellement somnolente ? On peut y remédier par les dépenses du budget. Y a-t-il du chômage ? Cela est évidemment dû à « l’insuffisance du pouvoir d’achat ». Et le remède est tout aussi évident : le Gouvernement n’a qu’à engager des dépenses assez fortes pour suppléer ce « manque à acheter ».

Une vaste littérature repose sur cette illusion, et comme il arrive souvent pour des affirmations erronées de cette nature, chacune s’étayant sur l’autre et se confondant avec elle, elles finissent par former un entrelacs d’idées fausses aux nœuds serrés. Nous ne nous attacherons pas pour l’instant à en démêler les éléments, mais il nous est loisible de mettre en évidence l’idée-mère qui a donné naissance à toute une progéniture d’inexactitudes, et de déceler le nœud central de tout cet embrouillage.

En dehors des dons gratuits que nous dispense la nature, quels que soient les biens que nous avons le désir d’acquérir, il nous faut toujours les payer, de quelque manière que ce soit. Or le monde est rempli de soi-disant économistes qui, eux, sont remplis de théories d’après lesquelles on peut acquérir quelque chose pour rien. Ils nous affirment que le Gouvernement peut dépenser sans compter, et cela sans jamais nous faire payer d’impôts, qu’il peut accumuler des dettes sans jamais les acquitter parce que, soi-disant, « nous nous les devons à nous-mêmes ». Nous reviendrons un peu plus tard sur ces affirmations doctrinales vraiment extraordinaires. Mais pour l’instant je serai tout à fait catégorique et je soulignerai avec force que les rêves magnifiques de ce genre se sont toujours évanouis dans le passé, laissant après eux la banqueroute nationale ou l’inflation déguisée. Et je dirai crûment que les dépenses de l’État doivent être soldées au moyen de l’impôt, que reculer le jour fatidique du règlement de compte ne fait que compliquer le problème, que l’inflation elle-même n’est autre chose qu’une forme particulièrement vicieuse de l’impôt.

Puisque nous avons remis à plus tard l’étude de ce système d’idées fausses qui tournent autour des emprunts publics continus et de l’inflation, nous accepterons comme un axiome évident durant ce présent chapitre que, tôt ou tard, tout dollar dépensé par l’État doit nécessairement être obtenu par un dollar d’impôt. Si nous envisageons les choses sous cet angle, les soi-disant miracles des dépenses de l’État nous apparaissent sous un tout autre jour.

Pour assumer plusieurs de ses fonctions essentielles, l’État doit nécessairement procéder à certaines dépenses importantes. Il lui faut assurer l’exécution de nombreux travaux publics, tels que l’aménagement des rues, routes, ponts et tunnels, l’entretien des arsenaux et des ports, celui des bâtiments publics qui abritent les administrations d’État et assurent l’exercice des services publics essentiels : les chambres législatives, la justice, la police, etc.

Mais laissons ces travaux qui se défendent d’eux-mêmes. Nous n’avons à examiner ici que ceux qu’on nous présente comme indispensables pour « lutter contre le chômage » ou pour ajouter à la richesse publique quelque chose qui, sans cela, ne serait pas produit.

On construit un pont. Si on le fait pour donner satisfaction au public qui l’a réclamé avec insistance, s’il apporte une solution à un problème de transport ou de circulation qui sans lui serait insoluble, si, en un mot, il apparaît d’une utilité nettement plus évidente que les choses pour lesquelles les assujettis à l’impôt auraient dépensé leur argent si on ne les avait obligés à payer pour lui, pas d’objection. Mais un pont que l’on construit surtout « pour donner du travail » est un pont d’une toute autre espèce. Lorsqu’on a pour but de procurer du travail à tout prix, le besoin devient une considération très secondaire. On se met alors à inventer des projets. Au lieu de rechercher simplement à quel endroit il est indispensable de construire des ponts, les partisans de cette politique se demandent où il est possible de construire des ponts. Trouvent-ils des raisons plausibles pour construire un pont de plus entre Easton et Weston ? Alors ce nouveau pont devient indispensable. Ceux qui osent émettre un doute quant à sa nécessité sont aussitôt écartés comme réactionnaires ou comme faisant de l’obstruction.

L’on fait alors valoir deux arguments : l’un que l’on démontre avant que le pont soit construit, l’autre que l’on servira dès qu’il sera terminé. Le premier consiste à affirmer qu’il va donner du travail aux ouvriers. Il en emploiera mettons 500 pendant un an. Cela implique la croyance que, sans cela, ces emplois n’auraient pas été créés. Cela, c’est ce qu’on voit sur le moment. Mais si nous nous sommes entraînés à examiner, au-delà des conséquences immédiates, les conséquences plus lointaines, et à voir derrière ceux à qui ce projet gouvernemental rend momentanément service, ceux-là qui en subiront le contrecoup, un autre aspect des choses apparaîtrait.

Il est exact qu’un certain groupe de travailleurs va recevoir plus de travail que si on ne construisait pas de pont. Mais ce pont, il faudra le payer par l’impôt. Pour chaque dollar dépensé pour lui, on prendra un dollar dans la poche des contribuables. S’il coûte 1 000 000 les contribuables devront payer 1 000 000. On les taxera de cette somme alors qu’autrement ils eussent pu la dépenser pour des objets dont ils ont le plus grand besoin.

Par conséquent, tout emploi créé pour la construction du pont empêche un emploi privé d’être offert quelque part ailleurs. L’argument que ces dépenses publiques donnent du travail est alors rendu évident à nos yeux, et fort probablement même, convaincant pour beaucoup.

Mais il y a bien d’autres choses que nous ne voyons pas, parce que, hélas, celles-là il ne leur a pas été loisible de se transformer en réalités. Ce sont tous les travaux réduits à néant par le million de dollars d’impôts prélevés sur les contribuables. Ce qui s’est passé, au mieux, c’est qu’il y a eu déplacement de travaux par l’effet de ce projet gouvernemental. Il y a eu davantage de main-d’œuvre affectée à construire des ponts et bien moins de mécaniciens pour autos et pour radios, moins de tailleurs et de fermiers.

Nous voyons poindre alors le deuxième argument. Le pont est construit, il existe. C’est, admettons, un beau pont, pas laid du tout. Il est né grâce à un coup de magie : une dépense publique. Que serait-il advenu de lui si les réactionnaires et les opposants avaient triomphé ? Le pont n’eût pas existé et le pays en eût été d’autant plus pauvre.

Là encore les partisans de ces dépenses gouvernementales utilisent au mieux cet argument auprès de tous ceux qui ne peuvent pas voir plus loin que le bout de leur nez. Ils peuvent voir le pont. Mais s’ils s’étaient entraînés à tenir compte des conséquences secondaires autant que des conséquences premières d’un acte économique, ils imagineraient une fois de plus toutes les choses possibles que l’on a ainsi empêché de naître. Ils se représenteraient les maisons non construites, les autos et les radios non fabriquées, les robes et les manteaux non coupés, et peut-être même les blés non semés ou les récoltes non vendues. Pour imaginer toutes ces choses qui eussent pu être et n’ont pas été, il faut une certaine sorte d’imagination dont peu de gens sont capables. Nous pouvons nous représenter toutes ces choses qui n’ont pas vu le jour une fois peut-être, mais nous ne pouvons pas les garder en mémoire de la même manière que pour le pont devant lequel nous passons quotidiennement en allant au travail. Le résultat final, c’est qu’un seul bien a été créé aux dépens de beaucoup d’autres.

 

2.

 

Le même raisonnement s’applique naturellement à n’importe quelle espèce de travaux publics, par exemple aux habitations à bon marché créées, elles aussi, avec les fonds d’État. Ce qui se produit alors, c’est que, dans ce cas, l’argent des impôts est prélevé sur des familles aisées (peut-être aussi sur des familles modestes) qu’on oblige à subventionner les familles à revenus faibles afin de leur permettre de vivre dans des locaux plus sains pour un loyer sensiblement égal ou inférieur à celui qu’elles payaient auparavant.

Je ne veux pas entrer ici dans les controverses au sujet du logement. Je m’attache seulement à souligner l’erreur cachée dans les deux principales raisons mises en avant pour défendre la politique du logement. L’on dit que cette politique « crée du travail » et l’on ajoute : elle crée de la richesse qui sans cela n’aurait pas vu le jour. Or, ces deux raisons sont fausses car elles négligent tout ce que l’on perd du fait de l’impôt. L’imposition demandée pour la construction de ces habitations détruira autant d’emplois dans d’autres secteurs de l’économie qu’elle en crée pour celui de l’habitation. C’est autant de maisons bourgeoises qui ne seront pas bâties, de machines à laver ou de glacières qu’on ne fabriquera pas et de quantités d’autres marchandises ou services qui ne seront jamais produits.

Et si l’on vous démontre que la politique du logement ne doit pas se financer par une appropriation de capital faite d’un seul coup, mais seulement à l’aide de rentes annuelles, c’est là encore une mauvaise raison. Cela signifie simplement que le coût se répartira sur plusieurs années au lieu d’être dépensé en une seule fois. Mais cela signifie également que le prélèvement fait sur les contribuables s’étendra lui aussi sur plusieurs années au lieu de leur être enlevé d’un seul coup. Ces dispositions financières et administratives n’ont rien à voir avec le sujet.

Le grand argument psychologique qui plaide en faveur de la politique du logement c’est que l’on peut voir les ouvriers au travail tandis que se bâtissent les maisons, et que l’on peut voir aussi ces maisons lorsqu’elles sont terminées. Des gens les habitent et fièrement en font visiter l’intérieur à leurs amis. Mais on ne voit pas les travaux que les impôts payés pour les construire ont empêché d’entreprendre ailleurs, non plus que les marchandises ou services qu’on n’a jamais pu produire
ni se faire rendre. Il y faudrait quelque effort de réflexion, et un effort renouvelé pour chaque maison construite ou pour chaque visite qui en est faite, pour dénombrer d’autant les richesses qui n’ont pas vu le jour. Doit-on s’étonner dès lors que si l’on fait cette objection à ces défenseurs d’une politique du logement, ils l’écartent comme purement imaginaire ou théorique, tout en vous montrant du doigt les maisons qui sont là, devant vos yeux, bien réelles ? Ils font penser à l’un des personnages de la Sainte Jeanne de Bernard Shaw qui, alors qu’on lui expliquait que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil, selon la théorie de Pythagore, répliquait « quel triple sot, ne peut-il se servir de ses yeux ? »

Appliquons, une fois de plus, ce même raisonnement aux grands travaux de la vallée de Tennessee[2]. Là, à cause de ses dimensions mêmes le danger de l’illusion optique est plus grand que jamais. On a construit un puissant barrage, c’est un prodigieux arc d’acier et de béton, « il est de dimensions telles que jamais aucune entreprise privée n’aurait pu le construire ». C’est la coqueluche des photographes, la panacée des socialistes, le symbole le plus fameux des miracles dus aux travaux publics, à la propriété et à la gestion publiques. C’est là qu’on trouve les dynamos et les turbines les plus puissantes. C’est là qu’on peut voir toute une région élevée à un niveau économiquement supérieur, c’est là qu’on été attirées des usines et des manufactures qui n’auraient jamais pu s’y édifier autrement. Et tout cela est présenté dans les panégyriques des admirateurs de cette entreprise comme un gain économique net, sans passif.

Nous ne discuterons pas ici des mérites de la T.V.A. ou d’autres travaux publics du même genre. Mais ici, pour apercevoir le passif du bilan de l’opération, il nous faut faire un effort d’imagination dont peu de gens sont capables. Si l’on a fortement imposé les contribuables privés et les sociétés et drainé partout ces sommes énormes pour les dépenser en un seul point déterminé du pays, pourquoi s’étonner et pourquoi crier au miracle si cet endroit devient plus riche qu’un autre où l’on a rien fait. Les autres secteurs moins favorisés que celui-là sont forcément plus pauvres en comparaison. Ce puissant travail d’art que « les capitaux privés auraient été dans l’impossibilité de construire », ce sont bien, en réalité, ces capitaux privés qui l’ont construit, c’est le capital privé que l’impôt a prélevé (ou, si l’on fait un emprunt, c’est le capital qu’il aurait bien fallu prendre par l’impôt). Ici encore il nous faut faire un effort d’imagination pour nous représenter les travaux de l’économie privée, les maisons bourgeoises, les machines à écrire et les radios qui n’ont jamais été bâties ou fabriquées, puisque l’on a pris tout l’argent dont disposaient les contribuables dans le pays tout entier pour construire le barrage de Morris si merveilleusement photographié.

 

3.

 

J’ai choisi délibérément les exemples de travaux publics les plus probants et les plus coûteux, c’est-à-dire ceux qui sont le plus souvent et le plus impérieusement réclamés par les doctrinaires des dépenses budgétaires, ceux que le public honore de sa plus grande considération. Je n’ai rien dit des centaines de projets de moindre envergure dans lesquels on s’embarque sans hésiter du moment qu’il s’agit surtout de « donner du travail au peuple » ou de « faire travailler les gens ». Dans ce cas, nous l’avons vu, l’utilité devient une considération d’ordre tout à fait secondaire. Au surplus on vous dira que plus le travail est inutile, plus il est dispendieux, mieux il remplit son but, car il emploie alors la plus grande main-d’œuvre possible. Lorsqu’il en est ainsi, ces travaux publics créés de toutes pièces par les bureaucrates ne se solderont vraisemblablement pas par un gain actif en faveur de la richesse et du bien-être publics par dollar dépensé, comme c’eût été le cas si les contribuables, au lieu d’être forcés d’abandonner une part de leurs économies à l’État, avaient été laissés libres de faire individuellement ce qu’ils voulaient de leur argent, et d’acheter les objets dont ils avaient besoin.


 

 

CHAPITRE V — LES IMPÔTS
DÉCOURAGENT LA PRODUCTION

 

 

Il y a encore un autre facteur qui rend très improbable que les richesses créées par les dépenses publiques puissent compenser pleinement celles qu’auront empêché de naître les impôts prélevés pour payer ces dépenses.

La question n’est pas aussi simple, elle ne consiste pas, comme on le croit souvent, à prendre l’argent de la poche de droite pour le mettre dans la poche de gauche. Les partisans de ces travaux publics nous disent, par exemple, que si le revenu national est de 200 milliards de dollars (ils sont toujours très généreux quand il s’agit d’évaluer ce chiffre) et que l’impôt sur le revenu soit de 50 milliards par an, cela signifie que le quart seulement du revenu national a été prélevé sur les entreprises privées pour être affecté à des entreprises publiques. Ils raisonnent comme si le budget de l’État était comparable à celui d’une grande société et comme si tout cela n’était que jeux d’écriture. Ils oublient que pour régler ces dépenses publiques, s’ils prennent l’argent de A, c’est afin de payer B. Ou plutôt ils ne l’oublient pas, ils en sont parfaitement conscients. Mais tandis qu’ils vous exposent longuement tous les bienfaits de l’opération en ce qui concerne B, et vous énumèrent les merveilleux bâtiments qu’il va pouvoir utiliser et qu’il n’aurait pas si on ne lui avait avancé l’argent pour les construire, ils oublient les conséquences que cette opération financière auront sur A. Ils ne voient que B ; mais A est oublié !

Dans notre monde moderne, l’impôt sur le revenu est fort inégalement réparti. La grande charge en incombe à un très petit nombre de contribuables, et il faut combler son insuffisance par d’autres impôts de toutes sortes. Ceux qui en supportent le poids en sont forcément affectés dans leurs actions ou dans les motifs qui les stimulent à l’action. Quand une société subit ses pertes à 100 % par dollar et qu’on ne lui laisse que 60 % des dollars qu’elle gagne, quand elle ne peut compenser ses années déficitaires par des années bénéficiaires, ou tout au moins dans des proportions convenables, alors ses finances sont très compromises. Elle cessera de développer ses opérations ou elle n’entreprendra que les extensions n’entraînant qu’un minimum de risques. Ceux qui comprennent la situation s’abstiennent alors de créer de nouvelles entreprises. Les industriels déjà établis n’embauchent plus d’ouvriers ou n’en prennent qu’en nombre limité, certains renoncent même à rester dans les affaires. Les usines modernes ralentissent le rééquipement de leur outillage. À la longue, le consommateur ne verra plus la qualité des objets fabriqués s’améliorer, ni leur prix baisser et les salaires réels, en outre, resteront très bas.

Si l’impôt va jusqu’à prendre 50, 60, 70 ou même 90 % des revenus industriels, le résultat est le même. L’industriel ou le commerçant se demanderont, en effet, pourquoi ils travailleraient 6, 8 ou 10 mois de l’année pour l’État et seulement 6, 4 ou 2 mois pour eux et leurs familles. Si vraiment ils doivent perdre un dollar tout entier quand ils le perdent, mais ne peuvent en garder que le dixième quand ils le gagnent, ils décident alors une fois pour toutes qu’il est absurde de prendre des risques avec son capital. Et les capitaux disponibles se font plus rares, car l’impôt les absorbe avant qu’ils aient pu s’amasser.

En résumé les capitaux qui pourraient donner du travail sont empêchés de se constituer et le peu qui s’en forme est découragé de s’investir dans de nouvelles entreprises. Les partisans des dépenses publiques créent donc eux-mêmes le problème du chômage auquel ils se prétendent capables de mettre fin.

Sans doute une certaine proportion d’impôts est-elle nécessaire pour assurer les fonctions essentielles de l’État. Des impôts raisonnables levés à cette fin ne gênent guère la production. Les services gouvernementaux dont ils aident à assurer le fonctionnement et dont certains protègent la production elle-même compensent largement ces débours. Mais plus le revenu national est grevé d’impôts, plus la production et l’emploi sont atteints. Et quand le poids total des impôts dépasse une limite supportable, le problème de leur répartition, si l’on ne veut pas décourager la production ou la ruiner totalement, devient insoluble.


 

 

CHAPITRE VI — LE CRÉDIT
FAIT DÉVIER LA PRODUCTION

 

1.

 

Il faut parfois redouter tout autant « l’aide » que l’État peut apporter aux affaires que l’hostilité qu’il peut leur montrer. Cette prétendue aide se présente soit sous la forme d’un prêt direct, soit sous celle d’une garantie d’intérêts aux emprunts privés.

La question des prêts gouvernementaux peut se compliquer souvent, car ils impliquent une possibilité d’inflation.

Remettons à un chapitre ultérieur l’analyse des effets de l’inflation de toutes formes.

Pour l’instant simplifions et supposons que le crédit dont nous nous occupons n’est pas cause d’inflation. Celle-ci, nous le verrons, tout en compliquant l’analyse, ne modifie en rien, au fond, les conséquences des directives économiques étudiées ici.

Les crédits de ce genre les plus souvent demandés au Congrès sont ceux qu’on destine aux agriculteurs. D’après les membres du Congrès, les agriculteurs n’ont jamais assez de crédit. Celui que les banques privées, ou les compagnies d’assurances, ou les banques de province leur font avoir n’est jamais « adapté » à leurs besoins. Le Congrès s’aperçoit sans cesse que certains manques ne sont pas comblés, et que les établissements publics de crédit qu’ils ont suscités ne sont pas assez nombreux, quel que soit déjà le nombre de ceux qu’il a créés. Les agriculteurs disposent peut-être d’assez de crédits à long terme ou à court terme, mais, dit-on alors, ils n’ont pas assez de crédit à « moyen » terme, ou bien l’intérêt en est trop élevé, ou bien encore on se plaint que les crédits privés ne soient accordés qu’à des fermiers riches et prospères. Si bien que les propositions de loi tendant à autoriser l’ouverture de nouveaux établissements de crédit ou l’exposé de formules nouvelles de prêt s’empilent les unes sur les autres tout au long de la législature.

La confiance que l’on apporte à cette politique du crédit, on va le voir, repose sur deux raisonnements de bien courte vue. L’un consiste à ne considérer la question que du point de vue de l’agriculteur qui emprunte, l’autre à ne penser qu’à la première partie de l’opération.

Tout crédit, aux yeux d’un emprunteur honnête, doit éventuellement être remboursé. Car le crédit est une dette. Demander davantage de crédit n’est pas autre chose que demander à augmenter le volume de ses dettes. Et si l’on employait couramment ce dernier terme plutôt que le premier, tout cela serait beaucoup moins attrayant.

Nous ne discuterons pas ici des emprunts courants que les fermiers ont l’habitude de faire à des sources privées. Ce sont des hypothèques, des achats à terme d’automobiles, glacières, radios, tracteurs et machines agricoles. Nous ne nous occuperons pas davantage des demandes aux banques qui sont nécessaires à la vie de la ferme, en attendant que le cultivateur ait pu faire la moisson, vendre son grain et retirer son bénéfice. Nous ne traitons ici que du crédit fait aux fermiers, soit directement par les caisses de l’État, soit de celui garanti par lui.

Ces prêts sont de deux types principaux. L’un permet au fermier de garder sa récolte hors du marché, c’est une espèce tout particulièrement néfaste, mais il sera plus facile d’en discuter plus loin, quand nous arriverons à la question du contrôle économique. L’autre est un prêt de capitaux accordé bien souvent au fermier qui débute, afin de lui permettre d’acheter la ferme elle-même, ou un cheval, ou un tracteur, ou les trois à la fois.

Au premier abord ce prêt paraît vraiment d’excellente nature. Voici une famille pauvre, vous dit-on, sans aucun moyen d’existence. Il serait cruel et bien infructueux de mettre tous ses membres au bureau de bienfaisance. Achetez-leur une ferme, mettez-les au travail, faites-en des citoyens producteurs et dignes de considération. Ils ajouteront le produit de leur travail à la production nationale, et s’acquitteront de leur dette grâce à la vente de leurs récoltes. Ou bien voici un fermier qui s’éreinte à travailler avec des outils désuets, faute d’argent pour s’acheter un tracteur. Avancez-lui l’argent, il accroîtra ainsi sa productivité, et il aura vite remboursé ce prêt, grâce au meilleur rendement de sa récolte. Et ainsi, non seulement vous accroissez son bien-être et le remettez sur pied, mais vous enrichissez également la société par ce rendement accru. Et notre homme de conclure : le crédit coûte au Gouvernement et aux contribuables moins que rien puisqu’il est « payant ».

En réalité, examinons d’un peu plus près ce qui se passe tous les jours de par l’institution du crédit privé. Qu’un particulier désire acheter une ferme et ne possède, par exemple, que la moitié ou le tiers de ce qu’elle coûte ; un voisin ou une caisse d’épargne lui prêtera le complément sous forme d’une hypothèque sur la ferme. S’il désire ensuite acheter un tracteur, la compagnie des tracteurs elle-même, ou une banque lui permettra de l’acheter pour le tiers de son prix d’achat, avec la faculté de s’acquitter du reste par acomptes, grâce aux bénéfices accrus que ce même tracteur lui permettra de réaliser.

Mais il existe une différence fondamentale entre les prêts alloués par les prêteurs privés et ceux accordés par le Gouvernement. Le prêteur privé risque ses propres fonds dans l’affaire (un banquier, il est vrai, risque les fonds d’autrui, de clients qui lui ont fait confiance ; mais si cet argent est perdu, il lui faut, soit compenser cette perte en prenant sur sa fortune personnelle, soit faire faillite). Quand les gens risquent leur argent personnel, ils sont généralement fort prudents dans leurs enquêtes, et ils se renseignent toujours très exactement sur l’honnêteté de l’emprunteur, la valeur de son travail et l’opportunité de sa demande.

Si seulement le Gouvernement agissait selon ces mêmes critères, il n’aurait absolument plus aucune raison de s’occuper de cette question. Pourquoi remplirait-il cet office que des entreprises privées font si bien ? Mais presque toujours le Gouvernement opère sur d’autres données. Il prétend que s’il s’occupe de crédit, c’est qu’il doit rendre service à des gens qui ne peuvent s’en procurer auprès des agences privées. Cela revient à dire que les institutions qui prêtent au nom de l’État vont courir des risques avec l’argent des autres — celui des contribuables — risques que les prêteurs privés n’ont pas voulu courir avec leur argent personnel. Et, de fait, certains avocats de cette politique admettent volontiers que le pourcentage des pertes est généralement plus grand sur ces prêts gouvernementaux que sur ceux des particuliers. Mais ils se plaisent à ajouter que ces pertes seront compensées, et bien au-delà de leur valeur, à la fois par la production accrue de ceux qui rembourseront, et même aussi par celle des emprunteurs qui ne pourront rembourser.

Ce raisonnement n’est valable que si nous considérons seulement les gens à qui l’État apporte son aide, négligeant par là même ceux que cette aide même prive de fonds. Car ce que l’on prête ainsi en réalité, ce n’est pas de l’argent, lequel n’est que l’instrument de paiement, mais c’est du capital (j’ai déjà averti le lecteur que je remets à plus tard l’étude des difficultés qu’entraîne l’inflation de crédit). Ce qu’on prête réellement dans ce cas, c’est la ferme ou le tracteur. Mais le nombre de fermes existantes est limité, comme l’est aussi la production des tracteurs (en supposant toutefois qu’on ne produit pas un surplus de tracteurs aux dépens d’autre chose). La ferme ou le tracteur prêté à A ne peut l’être à B. La véritable question qui se pose est donc de savoir qui de A ou de B aura la ferme ou le tracteur.

Ceci nous conduit à mesurer les mérites de A et de B et leur capacité productive respective. A, par exemple, est celui des deux qui saurait au besoin se procurer la ferme, même sans l’aide de l’État. Le banquier régional ou ses voisins le connaissent et peuvent soupeser ses aptitudes. Ils cherchent à faire un placement de leur argent. Ils le tiennent pour un bon fermier et pour un homme honnête, fidèle à sa parole. Ils le considèrent comme un « bon risque ». Il a peut-être déjà, grâce à son travail, à sa vie modeste, à sa prévoyance, suffisamment épargné pour payer le quart de sa ferme. Ils lui prêtent les trois autres quarts, et il acquiert sa ferme.

On entend souvent, à l’étranger, les gens de finances plus ou moins fantaisistes dire que le crédit est quelque chose qu’un banquier donne à un client. Le crédit, au contraire, est une réalité intrinsèque que cet homme possède déjà en lui. Il l’a, soit parce qu’il possède déjà des avoirs négociables d’une plus grande valeur que le prêt dont il fait la demande, soit parce que la confiance que l’on met en lui est due à sa bonne réputation. Et c’est cela qu’il apporte avec lui quand il entre à la banque. C’est à cause de cela que le banquier lui fait ce prêt. Car le banquier ne donne rien pour rien. Il se sent assuré d’être remboursé. Il fait tout simplement l’échange d’un crédit ou d’un avoir moins liquide contre un autre qui l’est davantage. Parfois il se trompe, mais alors ce n’est pas seulement lui qui en souffre, mais l’ensemble de la société, car les valeurs que l’on escomptait voir produites par l’emprunteur ne le sont pas, et le prêt est perdu.

Supposons maintenant que le banquier fasse un prêt à A, qui a du crédit, mais le Gouvernement entre en scène, animé d’un esprit charitable, car, nous l’avons vu, il est en souci à cause de B. B ne peut obtenir d’hypothèque ou d’autre prêt de ses amis parce qu’ils n’ont pas assez confiance en lui. Il n’a pas d’économies, sa réputation comme fermier n’est pas excellente, peut-être même est-il à la charge d’une institution charitable. Pourquoi alors, disent les avocats du prêt gouvernemental, ne pas lui permettre de redevenir un membre utile de la société, l’aider et le rendre producteur en lui avançant assez d’argent pour qu’il achète une ferme ou un cheval ou un tracteur, et le mettre ainsi au travail ?

Il se peut que cela réussisse pour un cas individuel. Mais il est évident que, en général, ceux que le Gouvernement choisira d’après ce critérium lui feront courir plus de risques que ceux qui auront été sélectionnés par les banques privées. Le Gouvernement est sûr de perdre plus d’argent que les banques, car le pourcentage des faillites sera plus élevé parmi ces gens qui réussiront vraisemblablement moins bien que les autres. Finalement, à cause d’eux, beaucoup de ressources seront gaspillées. Les bénéficiaires du crédit gouvernemental recevront leurs fermes et leurs tracteurs aux dépens de ceux qui auraient été, sans cela, les bénéficiaires du crédit privé.

C’est parce que B va être doté d’une ferme que A en sera privé. A peut subir ce même sort, soit parce que ces opérations de prêt gouvernemental auront fait monter le taux d’intérêt ou le prix d’achat des fermes, soit parce qu’il n’y avait pas d’autre ferme à vendre dans le voisinage. Dans toutes ces hypothèses, le résultat final du prêt de l’État n’est pas d’augmenter la richesse de la société, mais de la réduire, parce qu’on arrive ainsi à mettre les capitaux réels disponibles (que représentent les fermes, tracteurs, etc.) non pas aux mains des plus habiles et des plus sûrs, mais des emprunteurs les moins intéressants.

 

2.

 

Tout ceci est encore plus évident si, au lieu de l’agriculture, nous considérons d’autres secteurs économiques. N’entend-on pas souvent affirmer que c’est le Gouvernement qui doit assumer les risques qui seraient « trop grands pour l’entreprise privée » ? Cela revient à dire que les fonctionnaires de l’État vont dorénavant être autorisés à courir des risques avec l’argent des contribuables, dont aucun ne voudrait les assumer avec son argent personnel.

Cette politique comporterait des conséquences néfastes de diverses sortes. Elle conduirait au favoritisme car ces fonctionnaires auront tendance à prêter à leurs amis, ou contre pots-de-vin, ce qui ne manquera pas de faire naître des scandales. Elle soulèverait de nombreuses récriminations lorsque l’argent des contribuables serait prêté à des affaires proches de la faillite. Enfin elle verserait de l’eau au moulin du socialisme car, se demanderait-on à juste titre, puisque le Gouvernement court les risques d’une affaire, pourquoi ne s’en attribuerait-il pas les bénéfices ? Que répondre en effet à des contribuables qui assumeraient tous les aléas d’une affaire en difficulté alors qu’on laisserait les capitalistes en récolter les profits ? (Or, c’est précisément cela que nous faisons lorsque nous prêtons aux fermiers sans obligation de rembourser, ainsi que nous le verrons plus loin.)

Négligeons toutefois pour l’instant ces diverses conséquences, et n’examinons que l’une d’entre elles, à savoir qu’une telle politique de crédit gaspillera des capitaux et réduira la production. C’est en effet à des affaires difficiles ou tout au moins douteuses que l’on va affecter des fonds disponibles. On les confiera à des personnes moins compétentes ou sur lesquelles on peut moins compter que celles qui les auraient obtenus sans cela. Or, ces fonds disponibles ne sont jamais illimités, à quelque moment qu’on se place de la conjoncture économique (si on les distingue des simples jetons monétaires qui sortent des presses à billets). Ce que l’on accorde à B ne peut être accordé à A.

Or, nous désirons tous placer notre argent, et sur ce chapitre nous sommes tous prudents, car nous n’avons pas envie de le perdre. C’est pourquoi la plupart des prêteurs font, avant de se décider, une sérieuse étude de l’affaire dans laquelle ils vont mettre leur argent. Ils pèsent soigneusement les chances de profit et celles des pertes. Il leur arrive parfois, naturellement, de se tromper. Mais pour plusieurs raisons, il est vraisemblable qu’ils se tromperont moins souvent que ceux qui sont chargés de placer les fonds d’État. D’abord parce que cet argent est à eux ou à ceux qui le leur ont confié, tandis que lorsqu’il s’agit de fonds d’État, l’argent est celui de tous, c’est celui qui nous a été enlevé par les impôts, sans d’ailleurs nous demander notre avis sur son affectation. L’argent d’une banque privée ne sera placé que si l’on est sûr qu’il rapportera un intérêt ou un bénéfice. On compte que ceux qui l’emprunteront se mettront au travail en vue de produire et de répandre sur le marché les objets dont le besoin se fait sentir. Les fonds d’État, eux, sont le plus souvent affectés à des buts vagues et généraux, comme par exemple « créer de l’emploi » ; ici moins le travail a de rendement — c’est-à-dire plus il faudra créer d’emplois par rapport à la valeur de la production ainsi entreprise — plus on appréciera le crédit demandé.

De plus, la loi du marché est inexorable, elle exerce une sévère sélection parmi les prêteurs de capitaux. S’ils commettent une erreur, ils perdent leur argent et n’en ont plus à prêter, car ce n’est que parce qu’ils ont réussi dans le passé qu’ils en ont encore de disponible pour l’avenir.

Si bien que les prêteurs privés (à part naturellement la très petite proportion de ceux qui tiennent leur bien d’un héritage) sont rigoureusement sélectionnés par la survivance des plus aptes.

Ceux qui prêtent pour le Gouvernement, au contraire, sont, ou bien ceux qui ont passé de brillants examens pour entrer dans l’administration, et ils ne sont capables que de résoudre des problèmes d’école par des hypothèses, ou bien ceux qui savent trouver les meilleures raisons pour justifier un emprunt, mais aussi pour expliquer en quoi ce n’est pas leur faute si l’opération a mal tourné. Mais finalement le résultat est là : les emprunts consentis par des prêteurs privés utilisent à plein toutes les ressources et tous les capitaux existants beaucoup mieux que les emprunts faits par l’État. Les emprunts d’État gaspillent beaucoup plus de capitaux que les emprunts privés. Les emprunts d’État, en un mot, comparés aux emprunts privés, loin d’augmenter la production, la réduisent.

En résumé, ceux qui demandent au Gouvernement de faire un emprunt pour des fins individuelles ou des projets particuliers, voient bien B mais oublient A. Ils vous signalent celui qui reçoit des capitaux, mais ils oublient ceux qui, autrement, les auraient obtenus. Ils pensent au projet que ces capitaux vont aider, mais ils oublient tous ceux que les sommes ainsi investies empêcheront de réaliser. Ils supputent le bénéfice proche d’un groupe particulier, mais ils ne prennent pas garde aux pertes des autres groupes, ni aux pertes que cela entraîne pour l’ensemble de la société.

Nous sommes en présence d’une illustration de plus de cette idée fausse qui consiste à ne considérer qu’un intérêt particulier dans ses effets immédiats, tout en oubliant l’intérêt général et ses effets plus lointains.

 

3.

 

Nous avons fait la remarque au début de ce chapitre que l’« aide » du gouvernement aux affaires est parfois aussi redoutable que son hostilité envers elles. Cette remarque s’applique aux subventions qu’il accorde aussi bien qu’aux prêts qu’il consent. Car l’État ne prête ou ne donne jamais aux affaires que ce qu’il leur enlève par ailleurs. Les hommes du New Deal ou d’autres étatistes vantent souvent la façon dont l’État a « résorbé le chômage » grâce à l’Office de Reconstruction financière, l’Office de Prêts aux Propriétaires et grâce aux autres institutions gouvernementales créées en 1933 et après. Mais l’État ne peut rien prêter aux affaires qu’il ne leur prenne, préalablement ou finalement. Tous les fonds du Gouvernement proviennent en effet de l’impôt. Et le « crédit de l’État » tant vanté ne repose que sur cette vérité implicite : les prêts qu’il peut accorder seront finalement remboursés par l’impôt. Quand l’État consent un prêt ou accorde des indemnités à certaines affaires, en réalité il taxe une affaire privée prospère pour aider une affaire privée en difficulté. Il existe certaines circonstances délicates où cela peut se soutenir, nous n’en examinerons pas ici le bien fondé. Mais en définitive, et à la longue, il ne semble pas que ce soit une politique payante en ce qui concerne le pays dans son ensemble. L’expérience même se charge d’en faire la démonstration.

 


 

 

CHAPITRE VII — LA MACHINE MAUDITE

 

1.

 

Rendre le machinisme finalement responsable du chômage, telle est finalement de toutes les erreurs économiques la plus vivace. Mille fois on a démontré le contraire, mille fois cette erreur renaît de ces cendres, plus vivante et plus ancrée dans les cervelles que jamais. Et chaque fois que le chômage renaît, en étendue ou en durée, on accuse de nouveau les machines. Bien des syndicats fondent encore leur action sur cette fausse interprétation des faits. Et le public approuve cette action parce que, ou bien il est convaincu que les syndicats sont dans le vrai, ou bien il ne se rend pas très bien compte en quoi ils ont tort.

Croire que le machinisme détermine le chômage, et le démontrer par des raisonnements purement logiques et abstraits, conduit à des conclusions manifestement absurdes. Ce n’est pas seulement le progrès technique que nous développons chaque jour qui doit nécessairement causer du chômage, mais c’est l’homme primitif lui-même qui a commencé à détruire de l’emploi, lorsque, par ses premiers efforts inventifs, il se libéra d’un labeur improductif.

Sans remonter si loin, ouvrons le livre d’Adam Smith : La Richesse des Nations, publié en 1776. Le premier chapitre de ce livre remarquable est intitulé : « De la Division du Travail », et à la seconde page de ce premier chapitre, l’auteur nous explique qu’un ouvrier travaillant sans le secours d’une machine à fabriquer des épingles, « peut à peine en fabriquer une par jour et en tout cas ne peut en faire vingt », alors que, dès qu’il dispose d’une machine, il en produit 4 800 par jour. Donc déjà, hélas, au temps d’Adam Smith, la machine a jeté sur le pavé de 280 à 4 800 ouvriers pour un seul qu’elle occupait. Dans la fabrication des épingles il y avait donc, si les machines servent simplement à réduire les hommes au chômage, une proportion de 99,98 % de chômeurs. La situation pouvait-elle être plus sombre ?

Oui, les perspectives allaient devenir plus sombres encore car la Révolution industrielle n’en était qu’à son début. Étudions quelques-uns des incidents et des aspects de cette révolution. Voyons ce qui s’est passé par exemple dans l’industrie du bas. Dès leur apparition, les métiers mécaniques furent détruits par les artisans (plus de 1 000 en une seule émeute), les fabriques brûlées, les inventeurs malmenés, et ils durent s’enfuir pour échapper à la mort, et l’ordre ne fut rétabli que par l’intervention de la police et la mise en prison, ou même la pendaison, des principaux meneurs.

Réfléchissons que dans la mesure où ces meneurs pensaient à leur avenir immédiat ou même futur, la lutte qu’ils entreprenaient contre la machine se justifiait. Ainsi William Felkin, dans son Histoire des manufactures de bonneterie à la machine (1867) nous conte que la plus grande partie des 50 000 ouvriers anglais du bas et leurs familles ne purent se délivrer complètement de la misère et de la faim pendant plus de 40 ans après l’apparition des métiers mécaniques. Mais dans la mesure où les grévistes croyaient, et c’était le cas de la plupart d’entre eux, que la machine éliminerait l’homme d’une façon permanente, ils se trompaient, car avant la fin du XIXe siècle, la machine employait cent hommes contre un au début du siècle dans le tissage des bas.

C’est en 1760 que Arkwright inventa sa machine à filer le coton. À cette époque on comptait en Angleterre 5 200 filateurs sur rouets, et 2 700 tisserands, soit en tout 7 900 personnes occupées à la production des textiles de coton. Toutes s’opposèrent à l’introduction de la machine inventée par Arkwright, soutenant qu’elle leur enlèverait leur gagne-pain. Cette opposition dut être réduite par la force. Pourtant en 1787, soit 27 ans après l’invention, une enquête parlementaire montra que les ouvriers employés dans les filatures de coton étaient passés de 7 900 à 320 000, soit une augmentation de 4 400 %.

Si le lecteur veut bien ouvrir le livre de David A. Wells, publié en 1889 : Les Transformations économiques récentes, il y trouvera des passages qui, à part les dates ou l’ordre de grandeur des exemples, pourraient avoir été écrits par nos technophobes d’aujourd’hui (si je peux me permettre de forger ce nouveau vocable). Laissez-moi vous en citer quelques-uns :

« Pendant les dix années qui s’écoulèrent de 1870 à 1880, la marine marchande britannique vit son trafic, en matière de transports à destination ou en provenance de l’étranger, croître jusqu’à atteindre 22 000 000 de tonnes… et pourtant le nombre des hommes affectés à ce trafic avait décru en 1880, par rapport à 1870, dans la proportion d’environ 3 000 (exactement 2 990). À quelle cause cela tenait-il ? À l’introduction de grues à vapeur et de machines à aspirer le grain sur les quais et dans les docks, à l’utilisation des machines à vapeur, etc.

En 1873, l’acier Bessemer, en Angleterre où son prix n’avait pas été augmenté par les droits de douane protecteurs, valait 80 $ la tonne ; en 1886, on le produisait et le vendait dans ce même pays pour moins de 20 $ la tonne. Dans l’intervalle la capacité de la production annuelle d’un convertisseur Bessemer avait quadruplé, non seulement sans qu’on ait employé plus de main-d’œuvre, mais même en la réduisant.

La force motrice déjà produite par les machines à vapeur existant et travaillant durant l’année 1887 a été calculée par le bureau des statistiques de Berlin comme équivalant à la puissance de 200 millions de chevaux ou à celle d’un milliard d’hommes, ce qui équivaut à trois fois la population active du globe… »

On pourrait penser qu’une telle constatation aurait incité M. Wells à réfléchir, et à se demander comment il se faisait qu’il pouvait encore y avoir des hommes au travail dans le monde en l’année 1889, mais il se bornait à conclure, avec un pessimisme contenu, que « dans de telles circonstances la surproduction industrielle ne peut que devenir chronique ».

Pendant la crise de 1932, ce petit jeu d’accuser le machinisme d’être la cause du chômage reprit de plus belle. En quelques mois, les doctrines d’un groupe d’hommes qui se donnaient eux-mêmes le nom de Technocrates gagnèrent tous le pays comme un feu de forêt. Je n’ennuierai pas le lecteur par le récit des histoires fantastiques qu’ils ont inventées, ou par la critique qu’il faudrait pour remettre les choses au point. Il suffit de dire que les Technocrates reprirent à leur compte, et dans toute sa pureté primitive, l’erreur consistant à dire que le mécanisme élimine les travailleurs d’une manière permanente, sauf que, ignorants comme ils l’étaient, ils présentaient cette erreur comme une nouveauté et une trouvaille toute révolutionnaire qu’ils venaient de découvrir. Ce n’était qu’une illustration de plus de l’aphorisme de Santayana : « Ceux qui oublient le passé sont condamné à le recommencer. »

On se gaussa tant des Technocrates qu’ils finirent par en mourir, mais leur doctrine qui avait existé avant eux persiste. On en retrouve la trace dans les centaines de règlements que les syndicats ont élaborés en faveur du travail réduit ou ralenti. On tolère ces règlements, et parfois même on les approuve, tant il règne de confusion dans l’esprit des hommes sur ce point.

Avant de témoigner devant la Commission nationale économique temporaire (connue sous les initiales T.N.E.C.) en mars 1941, Corwin Edwards, parlant au nom du ministère américain de la Justice, citait de nombreux exemples de ce genre de règlements dont voici quelques échantillons :

Le Syndicat des Électriciens de la ville de New York fut condamné pour avoir refusé d’utiliser des fournitures électriques fabriquées en dehors de l’État de New York, à moins qu’on ne l’autorisât à démonter et à remonter tous les appareils sur les lieux mêmes de l’installation.

À Houston, Texas, le Syndicat patronal et le Syndicat ouvrier de la plomberie se mirent d’accord pour décider que les tuyaux préfabriqués, tout prêts à être posés, ne seraient installés par les ouvriers que si le filetage de leurs extrémités était coupé et remplacé par un filetage fait sur place.

Diverses sections locales de l’Union des Peintres en Bâtiment obtinrent la réduction de l’emploi des machines à projeter la peinture, simplement pour augmenter les heures de travail de l’ouvrier peintre, qui pouvait ainsi reprendre son pinceau.

Une section de l’Union des Chauffeurs de Camions exigea que tout camion qui entrerait dans l’enceinte de New York devrait s’adjoindre un chauffeur supplémentaire.

Dans de nombreuses villes, le Syndicat des Électriciens décida que, lorsqu’une installation provisoire de force ou de lumière serait mise en œuvre sur un chantier de construction, on serait obligé d’y engager au tarif plein un électricien d’entretien qui ne devrait s’occuper d’aucun travail d’installation. Ce règlement, ajoute M. Edwards, oblige à payer un homme qui passe toute sa journée seul à lire ou à se distraire car il n’a rien à faire, sauf de tourner une manette au début et à la fin de la journée.

On n’en finirait pas de citer des exemples de règlements semblables dans beaucoup d’autres professions. Ainsi, dans les chemins de fer, les syndicats exigent que l’on prenne des hommes de chauffe, même sur des locomotives qui n’en ont pas besoin. Dans les théâtres, les syndicats réclament la présence de machinistes, même pour les pièces qui ne nécessitent aucun décor. L’Union des Musiciens insiste pour que l’on embauche des musiciens, ou même des orchestres entiers, dans des cas où l’on n’a besoin que de quelques disques.

En 1961, il n’y avait aucun signe montrant que le sophisme était mort. Non seulement les leaders syndicaux, mais aussi les officiels du gouvernement, parlaient solennellement de l’« automatisation » comme cause majeure du chômage. On parlait de l’automatisation comme s’il s’agissait de quelque chose d’entièrement nouveau dans le monde. Ce n’était simplement qu’un nouveau nom pour désigner la continuation de l’avancée technique et le progrès poursuivi pour élaborer des équipements épargnant du travail. 

 

2.

 

Mais l’opposition aux machines permettant de diminuer le travail humain, même aujourd’hui, ne se limite pas aux analphabètes économiques. En 1970, un livre fut écrit par un auteur tenu en si haute estime qu’il a depuis reçu le Prix Nobel d’économie[3]. Son ouvrage s’opposait à l’introduction de machines épargnant le travail humain dans les pays sous-développés, au motif qu’elles « réduisaient la demande de travail » ! La conclusion logique de ceci serait que le moyen de maximiser les emplois est de rendre tout travail aussi inefficace et improductif que possible. Ce qui implique que ces émeutiers anglais appelés Luddites avaient après tout raison, eux qui au début du dix-neuvième siècle détruisaient les machines à fabriquer des bas, les métiers à tisser à vapeur et les tondeuses mécaniques. 

On pourrait élever des montagnes de statistiques pour prouver à quel point les technophobes du passé se sont trompés. Mais cela ne servirait à rien si l’on n’essayait pas en même temps de comprendre clairement pourquoi ils se sont trompés. Car les statistiques, comme l’histoire, sont inutiles en économie politique si elles ne sont pas étayées par une compréhension raisonnée et déductive des faits eux-mêmes, ce qui implique, dans le cas qui nous occupe, l’explication des faits suivants : pourquoi l’apparition des inventions, du machinisme et du travail mécanisé devaient nécessairement entraîner les conséquences qui se sont produites dans le passé, sinon les technophobes vont vous tenir tête (comme ils ne manquent pas de le faire quand vous leur montrez que les prophéties de leurs prédécesseurs se sont trouvées devenir absurdes). Il se peut que cela se soit passé ainsi autrefois, mais maintenant nous ne sommes plus du tout dans les mêmes conditions, et nous ne pouvons plus nous permettre de laisser développer un machinisme qui diminue l’emploi du travail humain. Mme Éléonore Roosevelt elle-même dans un article publié par une « chaîne » de journaux, écrivait, le 19 septembre 1945 : « Nous avons atteint la limite où les inventions du machinisme ne sont bonnes que si elles n’exproprient pas l’ouvrier de son emploi. »

S’il était vrai que l’introduction du machinisme soit la cause du chômage et de la misère grandissants, la conclusion logique à en tirer devrait être totalement révolutionnaire. Non seulement en ce qui concerne le domaine technique, mais encore par rapport à notre conception même de la civilisation. Non seulement nous devrions considérer que tout progrès technique nouveau est une calamité, mais il nous faudrait regarder avec la même horreur tous les progrès techniques du passé. Nous nous efforçons tous, chaque jour, d’économiser nos efforts ainsi que les moyens nécessaires aux résultats recherchés. Chaque patron, du petit au plus grand, s’efforce de chercher à atteindre son but de la manière la plus économique et la plus efficace possible, c’est-à-dire en faisant des économies de travail. L’ouvrier intelligent cherche à réduire l’effort qu’il lui faut fournir pour accomplir le travail qui lui est assigné. Les plus ambitieux d’entre nous ne cessent d’augmenter le rendement maximum qu’ils peuvent obtenir en un minimum de temps. Les technophobes, s’ils étaient logiques et consistants avec eux-mêmes, devraient condamner tous ces progrès et tous ces efforts, non seulement comme inutiles, mais comme vicieux. Pourquoi fait-on circuler les marchandises de New York à Chicago par chemin de fer quand on pourrait utiliser tant d’hommes qui les porteraient sur leur dos ?

On ne peut soutenir des théories aussi fausses par des arguments logiques, mais elles font grand mal par le seul fait qu’on les affirme. Cherchons donc à nous rendre compte de ce qui se passe exactement quand on apporte des améliorations techniques, et que l’on emploie de nouvelles machines. Les détails peuvent varier pour chaque cas ; cela dépend en effet des conditions particulières qui l’emportent dans une industrie en une période de temps donnée. Mais choisissons un exemple qui contienne la majorité des conditions essentielles.

Supposons qu’un fabricant de vêtements entende parler d’une nouvelle machine capable de fabriquer les manteaux pour hommes et pour femmes avec deux fois moins de main-d’œuvre qu’auparavant. Il installe ces machines et congédie la moitié de son personnel.

Cela paraît à première vue un cas très net de perte d’emplois. Mais pour fabriquer cette machine elle-même, on a dû trouver de la main-d’œuvre, il y a donc là déjà une certaine compensation, sous forme d’emplois qui, sans cela, n’auraient pas existé. Le fabricant d’ailleurs n’a adopté cette machine que si elle lui permet de fabriquer des vêtements mieux faits avec une main-d’œuvre réduite, ou si elle donne les mêmes vêtements qu’avant, mais à moitié prix. Si nous supposons qu’il s’est décidé pour la deuxième raison, nous devons penser que le prix de revient de la machine en salaires est moins élevé que la somme des salaires que le fabricant espère épargner dans l’avenir en utilisant cette machine. Sinon il n’y aurait aucune économie, et il ne l’eût pas adoptée. Donc il subsiste encore une perte nette de main-d’œuvre. Mais il nous faut nous rappeler qu’il peut très bien se faire, tout compte fait, que l’introduction de la machine ait d’abord pour effet — en un premier temps — d’accroître la main-d’œuvre, car ce n’est généralement que sur une longue période que le fabricant s’attend à faire des économies en se servant de la machine. Il pourra se passer des années avant que la machine se paye elle-même.

Lorsqu’enfin cette machine a réalisé un bénéfice suffisant pour compenser son prix d’achat, le fabricant de vêtements fait désormais plus de bénéfices qu’auparavant (nous supposerons qu’il vend ses manteaux au même prix que ses concurrents et ne cherche pas à les vendre moins cher). À ce stade de l’affaire, il peut sembler que le travailleur ait subi une perte d’emploi, tandis que seul le fabricant, le capitaliste, a réalisé un profit. Mais c’est justement grâce à ces profits supplémentaires que d’autres gains seront permis dont la société tout entière bénéficiera. Car le fabricant est obligé d’utiliser ses profits selon l’une ou l’autre des trois manières suivantes — et probablement usera-t-il des trois — ou bien ses bénéfices serviront à étendre son affaire en achetant d’autres machines pour fabriquer plus de vêtements ; ou bien il investira ces nouveaux bénéfices dans une autre industrie ; ou bien enfin il dépensera ses bénéfices en des satisfactions personnelles. Et quel que soit le moyen choisi, il créera du travail.

En d’autres termes, le fabricant, grâce à ses économies de prix de revient, a réalisé des bénéfices qu’il n’avait pas auparavant. Chaque dollar économisé sur les salaires qu’il octroyait précédemment aux ouvriers tailleurs, il les paye maintenant indirectement en salaires aux ouvriers qui fabriquent les machines ou à ceux d’une autre industrie que son argent aide à mettre sur pied, ou encore à ceux qui construisent pour lui une maison, une auto, ou des bijoux et des fourrures pour sa femme. Dans tous les cas (à moins que ce soit un avare qui thésaurise sans autre but que d’amasser) indirectement il donne autant de travail qu’il a cessé d’en donné directement.

Mais la marche des choses ne s’arrête ni ne peut s’arrêter à ce stade. Si ce fabricant avisé réalise d’importants bénéfices par rapport à ses concurrents, ou bien il va s’agrandir à leurs dépens, ou bien ils vont eux-mêmes l’imiter et se mettre aussi à acheter des machines. Ainsi les fabricants de machines auront plus de travail. Mais, grâce à la concurrence et grâce à la production accrue, le prix des vêtements diminuera. Ceux qui acquerront des machines, devenant plus nombreux, ne réaliseront pas d’aussi grands bénéfices que les premiers. Le taux des bénéfices des fabricants utilisant les machines se mettra à diminuer, et ceux qui n’ont pas encore pu se procurer des machines travailleront sans bénéfice aucun. Les profits, en d’autres termes, commenceront à devenir l’apanage des acheteurs de pardessus, c’est-à-dire des consommateurs.

Mais comme les pardessus sont maintenant moins chers, il y aura davantage d’acheteurs. Ce qui veut dire que, bien qu’il faille moins de gens qu’avant pour faire le même nombre de pardessus, on en fabriquera cependant davantage. Si la demande de pardessus est ce que les économistes appellent « élastique » — c’est-à-dire si les pardessus devenant moins chers, on consacre à leur achat une beaucoup plus grande somme totale alors qu’auparavant — il se peut que beaucoup plus de travailleurs soient employés à leur confection qu’avant même l’introduction des machines faites pour économiser la même main-d’œuvre. Nous avons vu déjà que c’est précisément ce qui s’est produit dans l’industrie de la fabrication des bas et des textiles.

Mais cette main-d’œuvre accrue ne dépend pas de l’élasticité de la demande pour le produit particulier. Supposons que, quoique le prix des pardessus ait diminué de moitié, et soit passé par exemple de 50 dollars au nouveau prix de 30 dollars, on ne vende cependant pas un seul vêtement de plus. Il en résultera que, tandis que les acheteurs trouveront autant de pardessus neufs que précédemment, chacun d’eux économisera 20 dollars sur son achat. Il les affectera à d’autres dépenses, créant ainsi du travail dans d’autres secteurs que la confection.

Tout compte fait, donc, il est faux d’affirmer que les machines elles-mêmes, les améliorations technologiques qu’on leur apporte, et les économies qu’elles permettent de réaliser, ainsi que leur grande efficacité, sont créatrices de chômage.

 

3.

 

Les inventions ou découvertes ne sont pas toutes orientées vers la création de machines dont le seul but consiste à diminuer la main-d’œuvre humaine. Certaines, comme par exemple les instruments de précision, ou comme le nylon, la lucite, le contre-plaqué et les matières plastiques de toutes sortes, ne servent qu’à améliorer la qualité des produits. D’autres, comme le téléphone ou l’avion, permettent des performances que le seul travail humain serait incapable de réaliser. D’autres encore créent de nouveaux biens et services tels que les rayons X, la radio, le caoutchouc synthétique qui, sans cela, ne verraient pas le jour. Mais dans les exemples que nous avons choisis, nous avons précisément pris ceux où la machine a été, de nos jours, l’objet d’une technophobie particulière.

Et l’on peut bien, sans pousser jusqu’à l’absurde l’observation que le machinisme dans son ensemble ne crée pas le chômage, soutenir par exemple qu’il est créateur de plus d’emplois qu’il n’en aurait existé sans lui. Cela peut être vrai dans de certaines conditions. Il peut arriver, en effet, que le machinisme crée énormément plus d’emplois qu’avant, dans certains types de fabrication. Les industries du textile du XVIIIe siècle en furent le témoignage. Les exemples modernes ne sont pas moins frappants. En 1910, la nouvelle industrie de l’automobile employait aux États-Unis 140 000 personnes. En 1920, la production s’étant perfectionnée et ses prix ayant baissé, elle en employait 250 000. En 1930, comme ces deux facteurs continuèrent à jouer, elle en comptait 380 000. En 1940, elle passait à 450 000. En 1940, 35 000 personnes entraient dans la fabrication des frigidaires, 60 000 dans la radio. Il en a été de même dans toute industrie nouvelle, à mesure que l’invention s’y perfectionnait, et que le coût de ses produits diminuait.

On peut même aller jusqu’à affirmer, en poussant l’idée à l’extrême, que le machinisme a été le créateur d’un nombre immense d’emplois. La population dans le monde aujourd’hui est en effet trois fois ce qu’elle était au milieu du XVIIIe siècle, avant que la Révolution industrielle n’ait produit son plein effet. On peut très bien soutenir que c’est le machinisme qui a été la cause de cet accroissement de population, car sans lui le monde n’aurait pas pu la faire vivre. Et l’on peut même dire que deux personnes sur trois doivent, non seulement leur travail, mais leur vie même, à l’existence des machines.

Ce serait pourtant se faire une fausse idée du machinisme que de penser qu’il est avant tout créateur de travail. Le machinisme a pour véritable effet d’accroître la production, d’élever le niveau de vie et le bien-être économique. Ce n’est pas difficile de faire travailler tout le monde, même (et surtout) dans l’économie la plus primitive. Le plein emploi, l’emploi vraiment intégral, le travail aux heures longues, épuisantes, qui brise les reins, est précisément la caractéristique des nations qui sont le plus retardataires au point de vue de l’équipement industriel. Là où existe déjà le plein emploi, les machines nouvelles, les découvertes ou les inventions ne peuvent procurer plus d’emplois que si la population a eu le temps de croître. Les machines, plus vraisemblablement, causeront davantage de chômage (mais cette fois il s’agit de chômage volontaire et non pas de réduction forcée de main-d’œuvre) car, grâce à la machine, les ouvriers peuvent se permettre de réduire leurs heures de travail, tandis que les enfants et les personnes âgées n’auront plus besoin d’aller travailler.

Les machines, je le répète, accroissent la production et élèvent le niveau de vie. Elles y parviennent de deux manières : d’abord en permettant de fabriquer les marchandises à coût moindre (comme le montre notre exemple des pardessus), ou bien en élevant le taux des salaires, car elles permettent d’élever la productivité des ouvriers.

En d’autres termes, ou bien elles augmentent les salaires sous forme d’une paye en argent plus élevée, ou bien, en faisant baisser les prix, elles augmentent les biens et les services que ces mêmes salaires peuvent procurer. Parfois elles permettent les deux. Et ce qui se produira en ces matières dépendra surtout de la politique monétaire suivie par le Gouvernement d’un pays donné. Mais dans tous les cas, les machines, les inventions et les découvertes technologiques augmentent le salaire réel des travailleurs.

 

4.

 

Avant de quitter ce sujet, faisons une autre remarque. Ce fut précisément le grand mérite des économistes classiques que d’avoir pris garde aux conséquences secondaires et d’avoir aperçu les effets qu’une politique économique donnée peut avoir dans le temps, ainsi que des répercussions sur toute une population donnée. Mais ils eurent aussi le défaut — pour n’avoir voulu considérer les choses que sur une longue durée et sur l’ensemble de la société — de négliger les effets les plus proches d’eux. Ils avaient tendance à réduire ou même à négliger les conséquences immédiates ou les incidences ne concernant que des groupes particuliers. C’est ainsi que nous avons vu les fabricants de bas anglais subir de mauvais traitements pour avoir introduit des nouveaux métiers à fabriquer les bas, l’une des premières inventions de la Révolution industrielle.

De tels faits, hier comme aujourd’hui, ont conduit certains auteurs à l’erreur opposée, et à ne prendre en considération que les conséquences immédiates du machinisme, et celles qui atteignent certains groupes seulement. John Smith est chassé de son emploi à cause de l’arrivée d’une nouvelle machine à l’usine. « Ne perdez pas John Smith de vue », écrivent ces auteurs. « Surtout ne perdez pas sa trace ! » Mais ce qui leur arrive alors, c’est de ne plus penser qu’à John Smith, et d’en oublier Tom Jones, qui vient justement de trouver du travail pour fabriquer cette nouvelle machine, et Ted Brown, qui en a aussi pour la mettre en place, et Daisy Miller qui peut maintenant s’acheter un manteau moitié moins cher qu’avant. Et c’est parce qu’ils ne savent voir que John Smith qu’ils se font les avocats d’une politique économique réactionnaire et contraire à tout bon sens.

Bien sûr, il ne faut pas oublier tout à fait John Smith. Sans doute il a perdu son travail à cause de l’arrivée de cette nouvelle machine. Mais peut-être va-t-il en retrouver bientôt un autre et qui sera meilleur. Mais peut-être aussi a-t-il passé le meilleur de sa vie à acquérir et à perfectionner une capacité technique qui n’est plus demandée sur le marché. Il a perdu l’investissement qu’il avait fait sur lui-même, en développant une capacité démodée de la même manière que son ancien patron peut-être a, lui aussi, perdu l’investissement qu’il avait fait dans de vieilles machines et des procédés subitement périmés. C’était un habile ouvrier, payé comme tel. Et maintenant le voilà dépassé ; c’est un ouvrier non spécialisé et il ne peut espérer dorénavant être payé autrement que comme un manœuvre, car la seule spécialité qu’il possédait désormais n’a plus cours. Nous ne pouvons et ne devons pas oublier l’ouvrier John Smith. Il symbolise, en son cas tragique, toutes les faillites personnelles qui sont, nous le verrons, inhérentes à presque tous les progrès industriels et économiques.

Quelle ligne de conduite au juste devrions-nous suivre avec John Smith ? Faut-il le laisser seul faire sa réadaptation, lui donner une subvention ou une indemnité de chômage, le mettre à l’assistance ou l’aider aux frais de l’État à faire un autre apprentissage ? Discuter tout cela nous entraînerait trop en dehors de notre sujet. Ce qu’il faut retenir, la leçon essentielle de tout ceci est que nous devons nous efforcer d’avoir présentes à l’esprit toutes les conséquences essentielles de toute politique économique, aussi bien celles qui affectent immédiatement quelques groupes donnés, que celles qui se développeront plus tard et sur tout l’ensemble de la nation.

Si nous avons pris la peine de considérer longuement le problème du machinisme, des inventions et des découvertes modernes, c’est parce que nos conclusions touchant leurs effets sur la main-d’œuvre, la production et le bien-être humain sont fondamentales. Si nous nous trompons à leur sujet, il ne restera que peu de points en économie politique sur lesquels nous ayons chance d’avoir raison.


 

 

CHAPITRE VIII — LE PARTAGE DES EMPLOIS

 

 

J’ai fait allusion à plusieurs pratiques des syndicats au sujet du travail ralenti et des emplois superflus. Ces pratiques et l’indulgence qui les tolère proviennent des mêmes illusions fondamentales que la peur du machinisme. On s’imagine que la perfection mécanique apportée dans la fabrication moderne est cause du chômage et, corollaire de ce théorème, qu’une organisation moins savante le supprimerait et créerait des emplois.

Une autre idée non moins fausse aggrave celle-ci, à savoir qu’il n’existe qu’une quantité limitée de travail dans le monde et que si nous ne pouvons pas en créer davantage en imaginant des moyens plus compliqués de le faire, au moins devons-nous tirer des plans pour la répartir entre le plus grand nombre de travailleurs qu’il se peut.

C’est cette erreur qui est sous-jacente à la minutieuse division du travail que réclament les syndicats avec tant d’insistance. Cette extrême division du travail est flagrante dans l’industrie du bâtiment de nos grandes villes par exemple. Les poseurs de briques n’ont pas le droit d’utiliser des pierres pour monter une cheminée car ce travail est réservé aux maçons. Un électricien n’a pas davantage le droit de déposer une plinthe et de la remettre pour installer une prise de courant, car c’est le travail, si simple soit-il, du menuisier. Un plombier ne devra pas déplacer ou remettre une tuile pour fixer un clou dans la gouttière, car c’est le travail du couvreur.

D’ardentes grèves « de compétence » ont lieu entre syndicats pour obtenir le droit exclusif de faire certains types de travaux dont l’attribution est imprécise.

Dans un rapport préparé récemment par les Chemins de Fer américains pour la Commission de Procédure administrative du Ministère de la Justice, on trouve des exemples sans nombre dans lesquels le Comité national de Règlement des Chemins de Fer a décidé que « toute opération à effectuer sur la voie de chemins de fer, aussi minime soit-elle, comme par exemple donner un coup de téléphone, ouvrir ou fermer un aiguillage, est à ce point la propriété exclusive d’une catégorie d’employés, que si un employé d’une autre catégorie, au cours de son travail normal, exécute ce travail, non seulement on doit lui payer une journée de travail de plus, mais ceux qui auraient dû faire ce travail et ne l’ont pas fait, soit qu’ils fussent en congé, soit qu’on ait omis de faire appel à eux, ont droit également à un jour de paye parce qu’ils ont été empêchés de l’exécuter ».

Il est vrai que cette division du travail poussée ainsi à l’extrême peut profiter à quelques personnes, aux dépens de la collectivité, pourvu qu’elle ne se produise que dans leur seul cas. Mais ceux qui la préconisent comme une règle générale ne se rendent pas compte qu’elle augmente toujours le prix de revient, que son résultat final est un moindre rendement du travail et une production diminuée. Le maître de maison obligé de prendre deux domestiques pour faire le travail qu’un seul pourrait effectuer a sans doute procuré du travail à un homme de plus. Mais l’argent avec lequel il paye ce dernier lui est enlevé pour faire une quelconque dépense supplémentaire et qui pourrait rémunérer quelqu’un d’autre. S’il fait réparer la fuite de sa salle de bain et que la réparation coûte le double de ce qu’elle aurait dû lui coûter, il décidera de ne pas acheter le chandail dont il avait besoin. Payer une journée entière à un poseur de briques dont il n’avait pas besoin en l’occurrence, n’a pas fait gagner le « travailleur » ; bien au contraire, puisqu’un ouvrier tisseur de chandail — à la main ou à la machine — a dû chômer. Quant au maître de maison, il est dans une situation pire qu’auparavant : au lieu d’avoir sa douche réparée et un chandail, il a la douche et pas de chandail. Et si nous considérons le chandail comme un élément de la richesse générale du pays, le pays se trouve appauvri d’un chandail. Tel est le résultat final de cette politique qui cherche à créer des emplois supplémentaires par une division du travail arbitraire et excessive.

Mais les avocats des syndicats et les hommes politiques qui les soutiennent, ont bien d’autres systèmes à proposer pour réaliser cette répartition du travail. Les plus fréquents consistent à vouloir réduire la semaine de travail, en général par une loi. C’est cette idée d’étaler le travail le plus possible, afin d’en donner au plus grand nombre d’ouvriers possible, qui a été l’une des causes principales de la taxe sur les heures supplémentaires de la loi fédérale sur le salaire horaire. Aux États-Unis, en effet, la législation ancienne qui interdisait l’emploi des femmes et des enfants plus de 48 heures par semaine reposait sur la conviction qu’un emploi plus long aurait pu porter préjudice à la santé comme à la moralité publique, et l’on pensait aussi que cela pouvait nuire à la qualité du travail. Mais la clause de la loi fédérale qui oblige le patron à payer une prime de 50 % l’heure, en sus de la paye normale, pour toutes les heures de travail effectuées au-dessus des 40 heures dues par semaine, n’a pas pour cause véritable qu’une semaine de 45 heures par exemple est nuisible à la santé et au bon rendement du travail. On l’inséra pour deux raisons : partie avec l’espoir de voir grossir la paye hebdomadaire de l’ouvrier, partie avec l’espoir qu’en décourageant le patron d’employer régulièrement un ouvrier plus de 40 heures par semaine, cela forcerait à embaucher davantage d’ouvriers. À l’heure où j’écris, on propose d’éviter le chômage en instaurant la semaine de 30 heures.

Quelles sont les conséquences réelles de tels projets, qu’ils soient mis en vigueur par les syndicats ou par la loi ? Le problème nous apparaîtra plus clairement si nous considérons deux cas précis. Dans le premier, la semaine de 40 heures sera réduite à 30 heures, mais sans modification du taux du salaire horaire. Dans le second, la semaine de 40 heures sera aussi réduite à 30 heures, mais le salaire à l’heure sera augmenté de façon telle que la paye de la semaine sera la même pour les ouvriers que s’ils travaillaient 40 heures.

Prenons d’abord le premier cas. Nous supposons que la semaine passe de 40 à 30 heures, sans modification de tarif horaire. S’il existe un chômage suffisant, la réalisation de ce plan va certainement le diminuer, car ce plan exige pour une même production une augmentation de la main-d’œuvre. Pourtant, nous ne pouvons assurer qu’il créera assez d’emplois nouveaux pour maintenir le même total de salaires payés et le même nombre d’heures de travail qu’avant, à moins de faire des hypothèses improbables que, dans chaque industrie, s’est présenté le même pourcentage de chômeurs et que les hommes et les femmes nouvellement embauchés ne sont en moyenne pas moins aptes à remplir leur tâche que les ouvriers déjà à l’ouvrage. Mais faisons quand même ces hypothèses. Supposons que l’on peut trouver le nombre exact d’ouvriers nécessaires à combler les vides dans chaque spécialité et que ces nouveaux ouvriers ne font pas monter le coût de la production. Quelle va être alors la conséquence d’avoir réduit la semaine de travail de 40 à 30 heures (sans augmenter l’heure de paye) ? Bien qu’on aura augmenté le nombre des ouvriers, chacun d’eux travaillera moins de temps ; il n’y aura donc pas augmentation du nombre d’heures de travail, ni par conséquent d’accroissement de la production. Les fiches de paye, pas plus que le pouvoir d’achat, ne se seront accrus. Tout ce qui se sera passé, dans l’hypothèse la plus favorable (qui rarement sera réalisée), c’est que les ouvriers du début vont payer des subsides aux ouvriers embauchés après eux. Car pour que les nouveaux ouvriers puissent toucher les 3/4 de dollars par semaine que les ouvriers du début recevaient, il faut que ces anciens ouvriers ne reçoivent que les 3/4 de ce qu’ils touchaient antérieurement. Il est vrai que ceux-ci ne travaillent plus autant, mais cette recherche d’heures de loisirs obtenues à un prix si élevé n’est sans doute pas une décision qu’ils auraient prise d’eux-mêmes, c’est plutôt un sacrifice de leur part qu’ils supportent malaisément afin que plusieurs de leurs camarades trouvent du travail.

Les dirigeants des syndicats, qui réclament des semaines plus courtes afin de procurer du travail à un plus grand nombre d’ouvriers, le reconnaissent. Aussi proposent-ils la réforme de telle sorte que chacun puisse à la fois manger son gâteau et le conserver. Réduisez la semaine de travail de 40 à
30 heures, disent-ils, afin de créer davantage d’emplois, mais compenser la perte de gain hebdomadaire en augmentant le salaire horaire d’un tiers.

Les ouvriers avant cela gagnaient, en moyenne, disons 40 dollars par semaine de 40 heures ; pour qu’ils continuent à toucher ces 40 dollars pour une semaine de 30 heures, le prix de l’heure doit subir une augmentation d’environ un tiers. Que résultera-t-il de tout cela ? La conséquence la plus évidente et la plus sûre est que le coût de production s’élèvera. Si nous supposons que la paye des ouvriers, quand ils faisaient 40 heures, était inférieure à ce que le niveau des coûts des prix et des profits aurait permis qu’elle soit, alors on aurait pu l’augmenter sans réduire la durée de la semaine de travail. Ils eussent pu, en d’autres termes, travailler le même nombre d’heures, cependant voir leur paye augmenter d’un tiers, au lieu de gagner la même somme qu’avant, et avec leur semaine de 30 heures. Mais si pendant la semaine de 40 heures, les ouvriers recevaient déjà des salaires aussi élevés que le niveau du coût de la production et des prix le permettaient (et le chômage même qu’ils essaient d’enrayer peut être une preuve qu’en réalité leurs gains étaient plus élevés encore), alors l’augmentation du coût de la production qui va résulter de celle d’un tiers sur les salaires horaires va dépasser de beaucoup ce que le niveau actuel des prix, de la production et de son coût, peut supporter.

La conséquence finale de cette augmentation des salaires va être un chômage plus grand qu’avant, car les entreprises les moins solides vont faire faillite, et les ouvriers les moins qualifiés vont être remerciés. La production va s’arrêter de proche en proche. Les coûts de production étant plus élevés et les marchandises plus rares, les prix vont tendre à monter, si bien que les ouvriers verront leur pouvoir d’achat diminuer, tandis que le chômage accru va ainsi conduire à la baisse des prix. Ce qu’il adviendra finalement des prix dépend de la politique monétaire que le gouvernement suivra. Si l’État fait de l’inflation, afin de permettre aux prix de monter assez pour qu’on puisse payer des salaires horaires plus élevés, ce sera en réalité une manière déguisée de réduire les salaires, de façon que leur pouvoir d’achat en marchandises revienne à ce qu’il était auparavant. Si bien qu’on aboutit au même résultat que si la semaine de travail avait été réduite, mais sans l’augmentation du tarif à l’heure. Les conséquences de cette hypothèse ont déjà été étudiées.

Le système de répartition des emplois entre un plus grand nombre de travailleurs repose donc sur le même genre d’illusions que nous avons déjà dénoncées. Ceux qui soutiennent de tels projets ne pensent qu’au travail que cela pourra donner à tel ou tel groupe d’ouvriers, ils ne réfléchissent pas aux conséquences que cela entraîne pour la population tout entière.

De tels systèmes reposent aussi, comme nous avions commencé à l’expliquer, sur l’hypothèse erronée qu’il n’existe qu’une somme déterminée de travail à distribuer. On ne peut imaginer idée plus fausse. La quantité de travail à distribuer aux hommes est illimitée tant que les besoins et les désirs que le travail peut satisfaire restent insatisfaits. Dans une économie moderne d’échange, on obtiendra le maximum de travail tant que les prix de vente, les coûts de production et les salaires seront en relations harmonieuses les uns par rapport aux autres. Comment obtenir l’harmonie entre ces relations, c’est ce que nous aurons à considérer plus loin.

 


 

 

CHAPITRE IX — DÉMOBILISATION
MILITAIRE ET BUREAUCRATIQUE

 

1.

 

Quand, après chaque grande guerre, on parle de démobiliser, on voit toujours renaître la crainte qu’il n’y ait pas assez de travail pour tous et que se produise une crise de chômage. Il est exact que, lorsqu’on rend la liberté à des millions d’hommes à la fois, il peut s’écouler un certain temps avant que l’industrie privée ne puisse les réemployer, quoique l’expérience du passé montre qu’au contraire une telle résorption s’est opérée avec rapidité plutôt qu’avec lenteur. La crainte du chômage n’apparaît que parce que l’on ne considère qu’un côté de la question.

On se représente les soldats, libérés en masse, envahissant le marché du travail. D’où va venir le « pouvoir d’achat » nécessaire pour les employer ? Si nous supposons que le budget de l’État est en équilibre, la réponse est facile. L’État n’aura plus à les entretenir. Mais les contribuables pourront désormais garder l’argent qui était nécessaire à cet entretien, et le consacrer à s’acheter des biens nouveaux. La demande, en d’autres termes, sera accrue d’autant pour des fins civiles, et ainsi pourra fournir du travail à cette main-d’œuvre supplémentaire que représentent les soldats libérés.

Si, au contraire, les forces armées ont été soutenues par un budget qui n’était pas en équilibre, c’est-à-dire par des emprunts ou par toute autre espèce de déficit des finances publiques, le cas est quelque peu différent. Mais cela soulève aussi un autre genre de problème : celui des finances en déficit, dont nous étudierons les effets dans un chapitre ultérieur. Il nous suffit, pour l’instant, de noter que le déficit financier n’a aucun rapport avec la remarque précédente, car si l’on doit poser en principe qu’il peut se trouver quelque avantage à avoir un budget en déficit, on peut précisément maintenir ce même déficit en réduisant les impôts, dans la mesure même où on les maintenait pour faire face aux dépenses de guerre.

Mais la démobilisation ne nous trouvera pas au point de vue économique dans la même situation que pendant la guerre. Les soldats, dont les dépenses étaient couvertes par les impôts demandés aux civils, ne vont pas devenir des civils improductifs que d’autres civils entretiendront. Ils deviendront des civils qui se suffisent à eux-mêmes. Si on avait retenu dans l’armée des hommes qui n’étaient plus nécessaires à la défense du pays, cela eût été pur gaspillage. Ils seraient en effet restés improductifs, et les contribuables n’auraient bénéficié d’aucun avantage en échange des sommes qu’ils auraient payées pour eux ; mais maintenant les contribuables vont consacrer ces mêmes sommes à payer les démobilisés redevenus des civils, en échange des biens ou des services que ceux-ci vont apporter à la collectivité. La production nationale, tout comme la richesse de chacun, en sera augmentée d’autant.

 

2.

 

Le même raisonnement s’applique aux fonctionnaires civils quand ils sont trop nombreux, ou ne fournissent pas à la communauté des services sensiblement équivalents aux traitements qu’ils reçoivent. Pourtant chaque fois qu’on fait un effort pour en réduire le nombre, s’élève une protestation qui qualifie cette réforme de « déflationniste ». Allez-vous priver de leurs pouvoirs d’achat tous ces fonctionnaires ? Allez-vous faire tort aux cultivateurs et aux commerçants à qui ils ne pourront plus rien acheter ? Vous voulez donc réduire le « revenu national » et contribuer à créer ou intensifier une crise ?

Là encore, l’illusion provient de ce que l’on se borne à considérer les effets que cette mesure aura sur les fonctionnaires licenciés et les commerçants qui vivent de cette clientèle. On oublie, là aussi, que si ces fonctionnaires sont remerciés, l’argent des contribuables qui servait à les entretenir se trouve libéré. On oublie, là aussi, que le pouvoir d’achat des contribuables et leur revenu montent dans la mesure même où descendent ceux des fonctionnaires remerciés. Si les commerçants qui ravitaillent ces fonctionnaires ont un manque à gagner, d’autres un peu plus loin augmenteront leurs gains au moins autant. Washington deviendra une ville moins prospère et fera peut-être vivre moins de magasins, mais d’autres villes en alimenteront davantage.

Une fois de plus pourtant la question ne s’arrête pas là. Non seulement le pays ne se porte pas plus mal d’avoir renoncé à ses fonctionnaires en surnombre que s’il les avait gardés, il se porte beaucoup mieux. Car ces gens sont obligés de chercher des emplois privés, ou de s’établir à leur compte. Et le pouvoir d’achat augmenté des contribuables, ainsi que nous l’avons constaté pour la démobilisation des soldats, va accentuer ce mouvement. Ces fonctionnaires ne trouveront du travail que dans la mesure où ils rendront des services à ceux qui les emploieront — ou plutôt aux clients des patrons qui leur procurent des emplois. Au lieu d’être des parasites, ils sont devenus vraiment des hommes et des femmes productifs.

Je répète qu’en tout cela je ne parle pas des fonctionnaires dont les services sont indispensables. Les sergents de ville, les pompiers, les balayeurs, les employés sanitaires, les juges, les députés, les agents d’exécution — j’entends tous ceux qui sont nécessaires — rendent des services productifs aussi importants que n’importe quel membre de l’industrie privée. Ils permettent à celle-ci de fonctionner dans une atmosphère de loi, d’ordre, de liberté et de paix. Mais la seule justification de leur existence réside dans l’utilité de leurs services et nullement dans le « pouvoir d’achat » qui leur est alloué par le fait qu’ils émargent au budget.

Cet argument du « pouvoir d’achat » est inouï quand on y songe un peu sérieusement. On pourrait aussi bien l’appliquer à un escroc ou à un voleur qui vous dépouille. Quand il vous a pris votre argent, il a davantage de pouvoir d’achat. Grâce à cela, il fera vivre des restaurants, des boîtes de nuit, des tailleurs, peut-être même des travailleurs de l’automobile. Mais, pour chaque dépense qu’il fait, la vôtre est diminuée d’autant puisque vous avez tout cet argent de moins à dépenser. Il en est de même des contribuables qui ont d’autant moins de travail à donner que leurs impôts aident à rétribuer davantage les fonctionnaires. Quand votre argent vous est volé, vous ne recevez rien en échange. Quand votre argent vous est pris par l’impôt pour rétribuer des fonctionnaires inutiles, la situation est exactement la même. Et en vérité, nous avons de la chance encore quand ces bureaucrates inutiles ne sont que des fainéants inoffensifs. Mais par les temps qui courent, ils sont plus probablement des réformateurs inflexibles qui s’emploient à découvrir et à démanteler la production.

Quand nous n’avons pas de meilleur argument pour garder un groupe quelconque de fonctionnaires que celui de leur laisser leur pouvoir d’achat, cela prouve qu’il est grand temps de s’en débarrasser.


 

 

CHAPITRE X — LA SUPERSTITION DU « PLEIN EMPLOI »

 

 

Le but de toute nation en matière économique, comme celui de tout individu, est d’obtenir le maximum de résultats avec le minimum d’effort. Tout le progrès économique réalisé par l’humanité a consisté à obtenir plus de rendement pour un même travail. C’est ainsi que les hommes ont commencé à placer les fardeaux pesants sur le dos des mulets plutôt que sur leur dos, qu’ils ont inventé la roue et le chariot, les chemins de fer et les camions automobiles. C’est pour cela que les hommes se sont ingéniés à mettre au point des centaines de milliers d’inventions dont le but est d’épargner le travail humain.

Tout cela est si évident qu’on rougirait de le rappeler si ces vérités élémentaires n’étaient sans cesse oubliées par ceux qui inventent et mettent en circulation de nouveaux slogans. Pour transposer cette idée à l’échelle nationale, nous dirons que l’objectif essentiel de l’activité humaine consiste à porter la production au maximum. Si nous y parvenons, le plein emploi, c’est-à-dire l’absence d’inaction involontaire, devient un sous-produit nécessaire. Mais c’est la production qui est la fin, l’emploi n’est que le moyen. Il est impossible d’obtenir indéfiniment le maximum de production sans tendre vers le plein emploi. Mais il est très facile d’obtenir le plein emploi sans pour cela réaliser une production totale.

Les hommes des tribus primitives vivent tout nus, dans de pauvres huttes et avec une nourriture exécrable, mais ils ne reconnaissent pas le chômage. La Chine et les Indes sont incroyablement plus pauvres que nous, mais la cause principale de leurs soucis est la médiocrité de leurs méthodes de production (lesquelles sont à la fois la cause et la conséquence de leur pénurie de capitaux) et non pas du tout le chômage. Nul but n’est plus facile à atteindre que celui du plein emploi une fois qu’on l’a dissocié du but auquel il devrait être lié : celui de la production, et qu’il devient une fin en soi. Hitler a réussi le plein emploi grâce à un programme d’armement intensif. La guerre a procuré le plein emploi à toutes les nations qui y ont pris part. Le travail forcé en Allemagne réalisait le plein emploi. Les prisons et les prisonniers enchaînés réalisent le plein emploi, c’est-à-dire qu’avec la coercition on réussit toujours le plein emploi.

Cependant nos législateurs, au Congrès, ne présentent pas de projets de loi pour une « Production Totale » mais des projets de loi pour le « Plein Emploi ». On entend même des commissions d’hommes d’affaires proposer une « Commission présidentielle en vue du Plein Emploi » mais non en vue de la Production Totale, ni même du Plein Emploi et de la Pleine Production. C’est toujours le moyen érigé en fin, et cette fin elle-même est oubliée.

On discute des salaires et de l’emploi comme s’ils n’avaient aucun rapport avec la productivité et le rendement. De l’hypothèse qu’il n’existe qu’une quantité donnée de travail possible, on tire la conclusion qu’une semaine de 30 heures procurera plus d’emplois et qu’elle est préférable à celle de 40 heures. On tolère ainsi des centaines de pratiques abusives imposées par les syndicats. Quand un Petrillo[4] menace d’empêcher une station de radio de fonctionner si elle n’embauche pas deux fois plus de musiciens qu’elle n’en a besoin, il trouve une partie du public pour le soutenir, car après tout, n’est-ce pas, il cherche uniquement à distribuer plus d’emplois. Quand nous avions notre service de la production de guerre, on regardait nos administrateurs comme des hommes de génie, car ils réalisaient des plans tels que l’on employait le plus grand nombre d’hommes possible en fonction du travail demandé — autrement dit des plans qui réduisaient le travail à son rendement minimum.

Il vaudrait beaucoup mieux, si nous avions le choix — ce qui n’est pas le cas — obtenir le maximum de production, en assistant ouvertement une partie de la classe travailleuse par des secours de chômage, plutôt que de procurer un plein emploi à tous par tant de subventions déguisées que la production en est désorganisée. Tout progrès de la civilisation signifie une réduction de l’emploi et non son augmentation. C’est parce que nous sommes devenus une nation remarquablement prospère que nous avons pu éliminer le travail des enfants, que tant de vieillards ne sont plus obligés d’œuvrer et que des millions de femmes peuvent s’en passer. En comparaison de la Chine et de la Russie, ce n’est qu’une très petite partie de la population qui est obligée de travailler dans notre pays d’Amérique. La véritable question qui se pose n’est pas de savoir s’il y aura du travail pour 50 ou 60 millions de personnes aux États-Unis en 1950, mais à quel point en sera arrivée la technique de la production, et par rapport à ce développement, ce que sera devenu notre niveau de vie. On se plaît à mettre l’accent sur le problème de la distribution, mais après tout, il est d’autant plus facile à résoudre qu’il y a davantage à distribuer.

Nous pouvons mettre beaucoup d’ordre dans nos idées si nous mettons l’accent sur le point qui compte vraiment et qui est celui-ci : quelle sorte de politique devons-nous instaurer pour développer au maximum la production ?


 

 

CHAPITRE XI — QUELS SONT CEUX
QUE PROTÈGENT LES DROITS DE DOUANE ?

 

1.

 

N’importe quel étudiant un peu sérieux en économie politique laissera tomber son livre de découragement lorsqu’il en viendra au chapitre de la politique économique des nations entre elles. À quoi bon se perdre dans les subtilités de la théorie économique la plus élaborée quand les gens de la rue, ou même nos gouvernants responsables de la politique économique, n’ont pas encore compris Adam Smith, tout au moins en ce qui concerne les relations économiques internationales ? Car les droits de douane que l’on nous impose aujourd’hui, ainsi que la politique commerciale, non seulement sont au moins aussi mauvais que ceux qui sévissaient aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais ils sont même incomparablement pires. Les raisons que l’on donne pour justifier les tarifs douaniers et les entraves aux commerce sont les mêmes aujourd’hui qu’alors, et les causes véritables qui les produisent n’ont pas changé non plus.

Au siècle où parut La Richesse des Nations et depuis trois quarts de siècle ensuite, la question du libre-échange a été exposée des milliers de fois, mais jamais peut-être avec autant de simplicité et de force qu’elle le fut dans ce livre. En gros, Adam Smith fait reposer sa thèse sur cet axiome fondamental : « Dans tout pays, l’intérêt général est et doit être qu’on puisse acheter les marchandises dont on a besoin là où elles se vendent le meilleur marché. Cette proposition est d’une telle évidence, poursuit-il, qu’il paraît absurde de prendre la peine d’en faire la preuve, et jamais cela n’eût été nécessaire si la casuistique intéressée des commerçants et des fabricants n’avait réussi à bafouer le bon sens de l’humanité. »

D’autre part, on considérait alors le libre échange comme l’un des aspects de la spécialisation du travail :

« Un chef de famille un peu avisé se donnera pour règle de ne jamais fabriquer chez lui ce qui lui coûterait moins cher d’acheter.

Ainsi le tailleur n’essaiera pas de faire ses chaussures, il les achètera au cordonnier. Le cordonnier n’essaiera pas de confectionner ses vêtements, mais s’adressera au tailleur. Le fermier ne tentera pas davantage de fabriquer les uns ou les autres, mais les achètera chez ces deux artisans. Chacun d’eux trouve son avantage à porter tous ses efforts dans un domaine où il l’emporte sur ses voisins, et à acquérir contre une partie de ses produits, ou ce qui revient au même, contre l’argent qu’il a gagné en les vendant, n’importe quel bien dont il a besoin. Ce qui apparaît comme prudence élémentaire dans la conduite d’une famille particulière ne saurait être une folie dans la politique d’un grand pays. »

Qu’est-ce qui a donc pu amener les gens à penser que ce qui est prudence pour le père de famille pourrait être pure folie en ce qui concerne un grand pays ? Ce fut un véritable réseau d’idées fausses, dont les hommes n’ont pas encore réussi à briser les mailles pour en sortir. La plus nocive de toutes est l’illusion centrale qui fait l’objet de ce livre, celle qui consiste à ne considérer que les conséquences immédiates d’un droit de douane sur quelques groupes particuliers, en négligeant d’en voir les résultats lointains sur l’ensemble de la nation.

 

2.

 

Voici un fabricant américain de chandails de laine. Il va au Congrès ou au Ministère, et explique aux députés de la commission compétente, ou aux chefs de bureaux, que ce serait un vrai désastre s’ils modifiaient ou réduisaient tant soit peu les droits de douane sur les chandails anglais. Il vend actuellement ses chandails 15 dollars, alors que les fabricants anglais peuvent vendre les leurs 10 dollars. Il faut donc maintenir un droit de 5 dollars pour qu’il puisse continuer à travailler. Ce n’est pas à lui qu’il pense, bien sûr, mais aux centaines de femmes et d’hommes qu’il emploie et à tous ceux que ces travailleurs font vivre grâce aux dépenses que leur permettent leurs salaires. Privez-les de leur travail et vous créez le chômage, et une chute brusque du pouvoir d’achat qui va s’étendre de proche en proche en cercles à l’infini. Et pour peu qu’il puisse démontrer que si l’on supprimait ou réduisait le droit de douane, il serait forcé de fermer son usine, ses arguments paraissent sans réplique et le Congrès s’incline.

Mais l’erreur consiste justement à ne considérer que ce fabricant et ses ouvriers, ou même seulement l’industrie américaine du chandail. C’est se tromper gravement que de porter attention seulement aux conséquences immédiates que l’on peut voir, et de négliger celles que l’on ne peut voir parce qu’on les empêche positivement d’apparaître.

Ceux qui sollicitent des droits de douane appuient leurs demandes sur des arguments qui sont loin d’être conformes aux faits. Mais, admettons que les faits soient tels que le fabricant les a décrits. Admettons qu’un droit de douane de 5 dollars lui soit nécessaire pour continuer son industrie et procurer du travail à ses ouvriers.

Nous avons choisi délibérément l’exemple le moins favorable à la suppression d’un droit de douane. Nous n’avons pas choisi le cas où l’on cherche à démontrer la nécessité d’un nouveau droit de douane qui permettrait la création d’une nouvelle industrie, mais le cas où l’on plaide pour le maintien d’un droit déjà existant et qui a « permis la création d’une industrie active » de sorte que ce droit ne pourra être supprimé sans léser quelqu’un.

Le droit de douane est supprimé : le fabricant fait faillite, un millier d’ouvriers sont congédiés, et les commerçants chez qui ils avaient coutume de faire leurs achats sont touchés à leur tour. Voilà le résultat immédiat qu’on voit. Mais il y en a bien d’autres qui, bien plus difficiles à remarquer, ne sont pas moins immédiatement ni moins réels, car à partir de ce moment on peut trouver des chandails qui, au lieu de coûter 15 dollars, n’en coûtent plus que 10. Les acheteurs peuvent donc se procurer la même qualité de chandails mais pour un prix moindre, ou des chandails de meilleure qualité au même prix qu’avant. S’ils achètent la même qualité, non seulement ils ont un chandail, mais il leur reste 5 dollars qu’ils n’auraient pas eus avant, et avec lesquels ils peuvent acheter autre chose. Les 10 dollars qu’ils donnent pour payer le chandail importé servent à rémunérer la main-d’œuvre de l’industrie du chandail en Angleterre — ainsi que n’a pas manqué de le faire remarquer notre fabricant américain. Mais avec les 5 dollars qui restent, ils procurent de la main-d’œuvre à beaucoup d’autres industries en Amérique.

Mais les conséquences de l’affaire ne s’arrêtent pas là. En achetant des chandails anglais, les consommateurs américains procurent des dollars aux Anglais avec lesquels ceux-ci achèteront eux-mêmes des marchandises américaines. Et en fait, si on néglige ici les complications de l’échange multilatéral des prêts, des crédits, des mouvements de l’or, etc., et qui ne modifient en rien le résultat final, c’est la seule façon pour les Anglais d’utiliser ces dollars.

C’est parce qu’on a permis aux Anglais de nous vendre davantage qu’ils vont pouvoir ainsi nous acheter davantage. Il se peut même qu’ils soient obligés de nous acheter davantage, s’ils ne veulent pas que leur solde en dollars ne reste à jamais inutilisé.

Donc, plus nous laissons entrer de marchandises anglaises, plus nous aurons à exporter de marchandises américaines. Et quoiqu’il y ait désormais moins d’ouvriers occupés dans l’industrie du chandail en Amérique, il en reste davantage pour travailler — et d’une manière certainement plus efficace — disons dans l’industrie américaine de l’automobile ou des machines à laver. Tout compte fait, la main-d’œuvre américaine n’a pas subi de perte, mais la fabrication en Angleterre comme en Amérique s’est accrue. Les travailleurs dans chaque pays sont tous employés à faire ce pour quoi ils sont le plus aptes, au lieu d’être contraints à faire des travaux qu’ils feraient moins bien ou même mal. Les consommateurs des deux pays sont mieux servis. Ils peuvent acheter ce qu’ils désirent là où ils le trouveront au meilleur compte. Les Américains sont mieux approvisionnés en chandails et les Anglais le sont aussi bien mieux en automobiles et en machines à laver.


 

3.

 

Considérons maintenant l’autre aspect de la question, et voyons quel est le premier résultat de la création d’un droit de douane. Supposons qu’il n’existe aucun droit sur la bonneterie étrangère, et que les Américains aient pris l’habitude d’acheter des chandails, importés sans droits de douane, et qu’à ce moment on fasse valoir l’argument qu’on pourrait créer en Amérique une industrie du chandail, en imposant une taxe d’entrée de 5 dollars par chandail. Cet argument se tient très bien jusque-là. Le prix du chandail anglais pour l’acheteur américain pourrait même être élevé si haut que le fabricant américain pourrait trouver intéressant de monter une entreprise de chandails. Mais les consommateurs américains seraient alors obligés de subventionner cette industrie. Sur chaque chandail américain qu’ils achèteraient, ils seraient en effet obligés de débourser un droit de 5 dollars incorporé dans le prix qu’ils auraient à payer, et qui serait ainsi prélevé sur eux par la nouvelle industrie américaine.

L’industrie du chandail attirerait à elle une main-d’œuvre qui jusque-là en Amérique n’avait jamais travaillé dans ce domaine. Tout cela est très vrai. Mais au bout du compte, le volume de l’industrie nationale ne serait pas modifié, pas plus d’ailleurs que celui de la main-d’œuvre. Comme le contribuable américain devrait débourser 5 dollars de plus pour s’acheter un chandail de même qualité qu’avant, il aurait 5 dollars de moins pour faire ses autres achats. Pour avoir voulu qu’une nouvelle industrie naisse et puisse grandir, il aura fallu en léser une centaine d’autres. Pour avoir voulu que 20 000 personnes travaillent dans la bonneterie des chandails, il aura fallu retirer 20 000 personnes à d’autres travaux.

Mais cette nouvelle industrie serait spectaculaire ! On pourrait dénombrer ses employés, évaluer les capitaux qu’elle représente, chiffrer la valeur en dollars de ses produits sur le marché. Les voisins de ces nouvelles usines pourraient voir chaque jour les ouvriers allant à leur travail et en revenant. Les résultats en seraient apparents et concrets. Mais on remarquerait moins le marasme de quelque cent autres usines, la perte de travail qui en résulterait pour quelque 20 000 travailleurs ; même le plus habile statisticien serait incapable d’évaluer d’une manière précise la portée de l’incidence qu’a eue la perte de travail — combien exactement de travailleurs hommes et femmes ont été débauchés dans telle ou telle usine, à combien se chiffrent les pertes de telle ou telle industrie — et tout cela parce que des consommateurs ont dû payer leurs chandails plus cher. Cette difficulté d’évaluation vient de ce que la réduction du chiffre d’affaires ainsi causé dans tout le pays serait minime pour chaque branche d’activité particulière. Personne ne pourrait savoir de façon précise à quoi chaque consommateur aurait employé ses 5 dollars restants, si on les lui avait laissés. La très grande majorité du public, par conséquent, serait victime de cette illusion d’optique et croirait que cette industrie nouvelle ne nous aurait rien coûté.

 

4.

 

Il faut souligner — cela est important — que cette taxe nouvelle sur les chandails n’aurait pas pour effet d’augmenter les salaires américains. Certes, cela permettrait à des ouvriers américains de travailler dans la nouvelle industrie pour le même salaire que celui de l’ouvrier américain moyen (de même habileté qu’eux) au lieu d’avoir à entrer en concurrence dans cette industrie aux taux des salaires anglais. Mais la création de ce droit de douane n’aura nullement accru les salaires américains en général, car, nous l’avons vu, le nombre des emplois n’augmentera pas, la demande de marchandises non plus, et la productivité du travail pas davantage. La taxe amènerait plutôt une réduction de la production.

Et cela nous conduit à mesurer les conséquences véritables de la création d’une barrière douanière ; non seulement les avantages visibles qu’elle peut comporter sont compensés par des pertes réelles mais moins apparentes, mais dans l’ensemble, elle entraîne une perte pour le pays. Contrairement à une propagande partiale, qui dure depuis plusieurs siècles, le droit de douane a pour effet de réduire le niveau américain du salaire.

Essayons de comprendre plus clairement par quel mécanisme cela se produit : nous avons vu que la somme additionnelle que le consommateur paye pour un article frappé d’un droit de douane lui retire cette même somme pour acheter d’autres articles. L’ensemble de l’industrie nationale ne gagne donc rien à cette opération. Mais le résultat de cette barrière artificielle, dressée contre ces marchandises étrangères, est que la main-d’œuvre, le capital et l’agriculture américains sont détournés de tâches qu’ils faisaient avec efficience pour s’adonner à des tâches qu’ils font moins bien. Donc, à cause de la barrière douanière, le niveau de la productivité moyenne de la main-d’œuvre et du capital producteur est abaissé.

Si nous nous plaçons maintenant au point de vue du consommateur, nous nous apercevons qu’avec la même quantité de monnaie il obtient moins de marchandises. Puisqu’il doit payer plus cher son chandail et les autres produits importés, il a moins d’argent pour acheter autre chose. Le pouvoir d’achat de son revenu est donc réduit. Finalement le droit de douane aura-t-il pour ultime conséquence d’abaisser le niveau des salaires, ou d’élever les prix ? Cela dépendra de la politique monétaire que suivra le Gouvernement. Ce qui reste certain c’est que le droit de douane — quoiqu’il puisse avoir pour conséquence de faire monter les salaires au-dessus de ce qu’ils auraient été dans l’industrie protégée — a pour effet final, quand on considère toutes les industries, de réduire le salaire réel.

Seuls des esprits faussés par des générations de propagande trompeuse pourront qualifier cette conclusion de paradoxale. Que pourrons-nous attendre, en effet, d’une politique qui délibérément emploie nos ressources en capital et en travail d’une manière moins efficace que celle que nous devrions suivre ? Quel autre résultat peut sortir d’une politique qui délibérément dresse des obstacles artificiels au commerce et aux transports ?

Car l’érection de ces barrières douanières arrive au même résultat que l’érection d’un mur réel. Il est très significatif de noter que les protectionnistes emploient couramment le langage du temps de guerre. Ils parlent de « repousser l’invasion » des produits étrangers. Et les moyens qu’ils suggèrent dans le domaine fiscal sont ceux qu’on emploie sur le champ de bataille. Les tarifs douaniers qu’on dresse pour repousser cette invasion sont pareils aux pièges à tanks, aux tranchées et aux réseaux de barbelés construits pour repousser ou détruire les tentatives d’invasion d’une armée ennemie. Et tout comme celle-ci se voit forcée d’user de moyens plus coûteux pour surmonter ces obstacles nouveaux : tanks plus puissants, détecteurs de mines, corps d’ingénieurs spécialisés pour créer des machines à couper les barbelés, franchir les rivières et construire les ponts, de la même manière on se voit obligé de développer de nouveaux moyens de transport plus coûteux et plus efficaces, afin de surmonter ces obstacles douaniers.

D’un côté, on s’efforce de réduire les coûts de transport des marchandises entre l’Angleterre et l’Amérique, ou entre le Canada et les États-Unis ; on construit pour cela des bateaux plus rapides et mieux conditionnés, des ponts et des routes plus larges, des locomotives et des camions plus rapides ; de l’autre côté, on neutralise l’argent investi dans cette amélioration des transports par des droits de douane qui ont pour résultat de gêner le transport des marchandises, en dépit des progrès réalisés à cette fin. Il en coûte un dollar de moins pour faire venir un chandail par bateau, mais on augmente de deux dollars les droits sur les chandails pour empêcher leur embarquement. En réduisant le fret que ce bateau pourrait convoyer, on réduit d’autant la valeur investie dans l’industrie productive des transports.

 

5.

 

Tel que nous l’avons décrit, le droit de douane est instauré au profit du producteur et aux dépens du consommateur. En un sens cela est exact. Ses partisans n’ont en vue que les intérêts des producteurs favorisés par le paiement de ces droits. Ils oublient les intérêts du consommateur à qui l’on fait tort, car c’est lui qui doit payer le montant des droits. Pourtant ce serait une erreur de se représenter le droit de douane comme un conflit entre la masse des producteurs et la masse des consommateurs. Il est certain que le droit de douane nuit à tous les consommateurs en tant que tels, et il n’est pas vrai qu’il favorise tous les producteurs en tant que tels. Au contraire, comme nous venons de le voir, il favorise une catégorie seulement de producteurs, aux dépens de tous les autres producteurs américains, et en particulier aux dépens de ceux qui ont un marché extérieur relativement plus élevé.

Nous pouvons éclaircir ce point en usant d’un exemple un peu forcé. Supposons que nous élevions notre barrière douanière par des droits si lourds qu’ils deviennent absolument prohibitifs, et qu’aucune marchandise étrangère n’entre plus dans le pays. Supposons que le prix du chandail en Amérique monte en conséquence de 5 dollars. Obligé de débourser 5 dollars en plus pour acheter son chandail, le consommateur américain ne pourra alors faire les multiples petites dépenses de 5 cents qui lui auraient permis d’acquérir une quantité d’objets provenant d’une centaine de fabriques américaines.

Nos chiffres tendent simplement à rendre l’idée plus claire. Il n’y a pas, bien sûr, de parallélisme aussi rigoureux dans la distribution de la perte, au surplus l’industrie du chandail elle-même serait tout aussi affectée si le droit de douane protégeait d’autres industries. (Mais négligeons ces complications pour l’instant).

Si donc on ferme complètement le marché américain aux industriels étrangers, ils ne recevront plus aucun dollar, ils seront alors dans l’impossibilité d’acheter quelque marchandise que ce soit dans notre pays. Il en résultera que les industries américaines subiront une crise dont l’intensité sera en proportion directe avec le pourcentage des ventes qu’elles faisaient à l’étranger. Celles qui souffriront le plus seront, par exemple, les producteurs de coton brut, les extracteurs de cuivre, les fabricants de machines à coudre, de tracteurs agricoles, de machines à écrire, etc.

Un droit de douane élevé, qui pourtant ne serait pas prohibitif, produira des résultats analogues, mais simplement à un degré moindre.

Par conséquent, l’établissement du droit de douane a pour effet de modifier la structure de la production américaine. Il modifie le nombre des industries existantes, leurs catégories et l’importance relative d’une industrie par rapport à celle des autres. Il développe l’industrie dans laquelle nous ne sommes pas spécialement qualifiés, et contracte celle dans laquelle nous sommes qualifiés. Finalement donc, le droit de douane, dans son ensemble, a pour effet de réduire la productivité de l’industrie américaine aussi bien que des industries d’autres pays avec lesquels nous aurions autrement échangé des marchandises sur une plus large échelle.

À longue échéance, et quelles que soient les montagnes d’arguments que l’on mobilise pour ou contre lui, le droit de douane n’est pas lié à la question de l’emploi. Les modifications soudaines dans l’échelle des droits de douane, qu’elles augmentent ou diminuent les tarifs, peuvent, il est vrai, créer du chômage temporaire, de même qu’elles apporteront des changements dans la structure de la production. Ces modifications brutales peuvent même donner naissance à une crise. Mais le droit de douane n’est pas étranger à la question des salaires. À la longue, il est cause d’un abaissement du salaire réel, parce qu’il diminue le rendement, la production et la richesse.

On peut donc voir que toutes les principales idées fausses concernant le droit de douane procèdent de l’illusion centrale dont nous traitons dans ce livre. Elles proviennent de ce que l’on ne considère que les résultats immédiats d’un seul droit de douane sur un seul groupe de producteurs, en oubliant de considérer les résultats plus lointains qui affecteront, à la longue, aussi bien les consommateurs dans leur ensemble que les autres producteurs.

J’entends un lecteur me demander : « Pourquoi ne pas résoudre le problème en étendant le droit de douane à tous les producteurs ? » Mais ici l’illusion, c’est que le droit de douane ne peut apporter une aide égale à tous les producteurs, et surtout ne peut aider en aucune manière ceux qui, dans le pays, surclassent déjà leurs concurrents étrangers ; ces fabricants prospères doivent forcément souffrir du détournement de pouvoir d’achat que cause le droit de douane.

 

6.

 

Nous ferons une dernière remarque touchant le droit de douane. Celle-là même dont nous avons reconnu l’importance lorsque nous avons examiné les conséquences du machinisme. Il est inutile de nier que le droit de douane avantage, ou au moins peut avantager certains intérêts particuliers. Oui, il les favorise, mais aux dépens de tous les autres. Sans contredit, il leur octroie de réels avantages. Si une seule industrie se trouve protégée grâce à lui, et que ses patrons comme ses ouvriers peuvent par ailleurs acheter tout ce dont ils ont besoin dans d’autres pays sur le plan du libre-échange, cette industrie sera réellement favorisée, même en produit net. Mais si on s’efforce d’étendre les bienfaits du tarif, il arrive alors que, même les gens qui relèvent des industries protégées, aussi bien producteurs que consommateurs, ne tardent pas à souffrir aussi de la protection accordée à leurs voisins, et finalement ils se trouvent, même avec un produit net, en plus mauvaise posture que si, ni eux ni personne, n’avaient été protégés par les tarifs douaniers.

Mais il ne faut pas nier — comme l’ont si souvent fait quelques libre-échangistes enthousiastes — qu’il peut arriver que ces droits avantagent certains groupes d’industriels. Nous ne dirons pas, par exemple, qu’une diminution des droits favorisera tout le monde et ne nuira à personne. Il est certain que cette réduction finalement serait profitable au pays tout entier. Mais il n’en reste pas moins que certains groupes seraient atteints, à savoir ceux qui jusqu’alors bénéficiaient de tarifs élevés.

C’est là une des raisons pour lesquelles il est mauvais de commencer à créer des secteurs protégés. Pourtant, il faut reconnaître honnêtement ce qui est : il n’y a pas de doute que certains industriels ont raison lorsqu’ils affirment que si l’on supprimait le droit de douane qui les protège, ils devraient fermer leur maison et renvoyer leurs ouvriers (au moins temporairement). Et si leurs ouvriers étaient devenus hautement qualifiés, ils seraient en chômage plus longtemps, au moins jusqu’à ce qu’ils aient pu devenir aussi habiles dans une autre spécialité. Qu’on étudie les conséquences des droits de douane ou celles du machinisme, on doit chercher à percevoir toutes ces conséquences, aussi bien les plus lointaines que les plus immédiates, et non pas seulement sur un seul groupe économique, mais sur tous les groupes.

En post-scriptum à ce chapitre, je voudrais ajouter que mon argumentation ne vise pas tous les droits de douane, comme par exemple les droits purement fiscaux ou ceux qui sont institués pour soutenir les industries indispensables à la guerre. Je ne combats pas non plus tous les arguments donnés en faveur des droits de douane. Je vise surtout l’erreur de croire qu’un droit de douane, tout compte fait, procure du travail, élève des salaires ou protège le niveau de vie de l’Américain. Il ne réalise rien de tout cela, et même le tarif douanier, pour ce qui est du salaire et du niveau de vie, produit des effets diamétralement contraires. Mais l’étude des droits de douane, créés pour des fins autres que la protection industrielle, nous entraînerait en dehors de notre sujet.

Nous n’examinerons pas davantage les effets des contingentements, du contrôle des changes, des traités bilatéraux ou autres systèmes qui ont pour but de réduire, détourner, ou proscrire totalement le commerce international. De tels procédés présentent en général les mêmes conséquences que les droits de douane trop élevés ou prohibitifs, ou même ont des résultats pires encore. Ils posent des problèmes encore plus complexes, mais on peut en voir le résultat final par le même genre de raisonnement que nous avons employé pour étudier les droits de douane.


 

 

CHAPITRE XII — LA CHASSE AUX EXPORTATIONS

 

 

La peur maladive des importations qui existe dans tous les pays n’a d’égale que leur désir maladif d’exporter le plus possible. En bonne logique rien n’est plus absurde. À la longue, importations et exportations doivent s’équilibrer (à condition, bien entendu, de prendre ces deux termes dans leur sens le plus large, qui couvre des sources de revenus aussi « invisibles » que le fret maritime et les dépenses faites par les touristes). Ce sont les exportations qui financent les importations et vice versa. Plus nous exportons, plus il nous faut importer, si nous voulons qu’on nous paie, et moins nous importons, moins nous pourrons exporter. Pas d’exportations sans importations car, sans elles, les étrangers n’auraient pas d’argent pour nous payer nos marchandises. Quand donc nous décidons de réduire nos importations, nous décidons, en fait, de restreindre également nos exportations, et quand nous décidons d’augmenter nos importations, nous décidons, en fait, d’augmenter aussi nos exportations.

L’explication de tout cela est simple. Lorsqu’un exportateur américain vend des marchandises à un importateur britannique, celui-ci le paye en livres sterling, mais cet Américain ne peut utiliser celles-ci pour régler le salaire de ses ouvriers, pour acheter des vêtements à sa femme, ou pour s’offrir des billets de théâtre. C’est de dollars américains qu’il a besoin, ses livres anglaises lui sont inutiles, à moins qu’il ne s’en serve pour l’achat des marchandises anglaises, ou qu’il ne les vende à un importateur américain qui les utilisera à cet effet. Qu’il fasse l’un ou l’autre, la transaction n’est complète que lorsque les marchandises exportées d’Amérique ont été payées par une quantité égalité d’importations.

La situation eût été la même si la transaction avait été effectuée avec des dollars américains au lieu de livres sterling. L’importateur britannique ne peut payer l’exportateur américain en dollars que si, antérieurement, un exportateur britannique s’est constitué chez nous un crédit en dollars en nous vendant préalablement des marchandises. En bref, le change international est une transaction par compensation grâce à laquelle, ici même, en Amérique, les dettes-dollars contractées par des étrangers sont payées par leur crédit en dollars. En Angleterre, les dettes en livres des étrangers sont payées par leur crédit en livres.

Point n’est besoin d’entrer dans les détails de cette opération, on les trouvera longuement développés dans n’importe quel bon ouvrage sur le change. Mais il convient d’insister sur le fait qu’elle n’a rien de mystérieux en soi, en dépit du mystère dont on l’entoure si souvent, et qu’elle ne diffère pas essentiellement de ce qui se passe sur le marché intérieur. Tous, tant que nous sommes, nous devons aussi vendre quelque chose pour nous procurer du pouvoir d’achat, même si pour la plupart d’entre nous, ce sont des services qu’il nous faut vendre plutôt que des marchandises. Le commerce intérieur consiste, dans l’ensemble, à compenser chèques et autres valeurs par l’intermédiaire des caisses de compensation.

Il est vrai que, grâce à la valeur internationale de l’or, la différence entre comptes crédits et comptes créditeurs peut s’équilibrer grâce à l’envoi d’or à l’étranger sous forme de lingots. Mais elle pourrait tout aussi bien se régler par des envois de coton, d’acier, de whisky, de parfums ou de toute autre marchandise. La principale différence est que la demande d’or peut être étendue presqu’à l’infini (en partie parce que l’or est considéré et accepté comme une monnaie internationale plutôt que comme une marchandise semblable à toute autre). Les nations n’élèvent aucune barrière à l’entrée de l’or alors qu’elles le font pour presque toutes les autres marchandises (par contre, ces derniers temps, elles ont pris l’habitude d’élever plus de barrières contre la sortie de l’or que contre celle de n’importe quelle autre marchandise, mais c’est là une autre histoire).

Or les mêmes esprits qui savent être lucides et sensés lorsqu’il s’agit d’une affaire de commerce intérieur se montrent étonnamment susceptibles et déraisonnables lorsque l’affaire devient internationale. En matière de commerce extérieur, ils sont capables de soutenir des théories et faire appel à des principes qu’ils jugeraient folie d’appliquer au commerce intérieur. Nous en avons un exemple typique dans cette idée que le Gouvernement devrait faire des prêts massifs aux pays étrangers afin de favoriser nos exportations, et cela sans se préoccuper de savoir si ces prêts ont ou non une chance d’être remboursés.

Il va de soi que tout citoyen américain doit avoir l’entière liberté de prêter son argent à l’étranger à ses risques et périls. Le Gouvernement ne doit élever aucune barrière arbitraire à ces prêts faits à titre privé et envers des citoyens de nations avec lesquelles nous ne sommes pas en guerre. Ne serait-ce que par humanité, nous devrions donner généreusement notre argent aux peuples dont la détresse est grande et qui sont en danger de mourir de faim. Mais il faut toujours avoir une conscience claire de ses actes. Ce n’est pas prudent de se montrer charitable envers des nations étrangères, tout en gardant l’idée qu’on effectue une transaction purement commerciale pour des motifs d’intérêt personnel. Que peut-il en résulter sinon frictions ou malentendus graves dans l’avenir ?

Pourtant, parmi les arguments développés pour nous inciter à faire des prêts massifs à l’étranger, il est rare qu’on ne rencontre pas cette théorie inexacte, à savoir que si la moitié ou même la totalité des prêts consentis à l’étranger n’est pas remboursée et devient ainsi une duperie, notre pays n’en aura pas moins fait une bonne affaire, car c’est, après tout, grâce à cet argent prêté qu’une vive impulsion aura été donnée à nos exportations.

Il est pourtant bien évident, et cela crève les yeux, que si les prêts consentis à des nations étrangères pour leur permettre de nous acheter des marchandises ne sont pas remboursés, cela revient à leur faire don de ces marchandises, et aucune nation ne peut s’enrichir en donnant ses biens, elle ne peut en vérité que s’appauvrir.

C’est là un fait que personne ne conteste dans les affaires privées. Si une maison d’automobiles prête 1 000 dollars à un client afin de lui permettre d’acheter une voiture, et que celui-ci ne paye pas sa dette, le commerçant ne s’est pas enrichi pour avoir « vendu » cette voiture. Il a tout simplement perdu la somme qu’elle a coûté à construire. Si la voiture n’a coûté pour sa fabrication que 900 dollars et si la moitié seulement du prêt est remboursée, le fabricant a perdu 900 – 500 = 400 dollars net. Il n’a pas compensé par un bénéfice commercial ce que lui a fait perdre un prêt imprudent.

Si c’est là une proposition évidente lorsqu’il s’agit d’une affaire commerciale privée, d’où vient que des gens apparemment intelligents ont soudain l’esprit obscurci lorsqu’il s’agit de l’appliquer à une nation ? La raison en est que la transaction demande alors à être suivie mentalement à travers quelques étapes supplémentaires. Un groupe peut alors faire des profits tandis que le reste de la communauté subit des pertes.

Il est vrai, par exemple, que des gens engagés exclusivement ou principalement dans le commerce d’exportation pourront enregistrer des bénéfices nets à la suite d’emprunts téméraires consentis à l’étranger, la perte pour l’ensemble du pays sera certaine, mais elle peut fort bien se répartir dans des secteurs difficiles à explorer. Tandis qu’un particulier qui a prêté de l’argent subit ses pertes directement, celles qui résultent d’un prêt fait par le Gouvernement à l’étranger ne se feront sentir que plus tard, sous forme d’une augmentation d’impôts que nous subirons tous. Et il y aura en outre de nombreuses pertes indirectes, conséquences des pertes directes subies par l’économie générale du pays.

À longue échéance, et à cause d’emprunts étrangers qui n’auront pas été remboursés, le commerce et les conditions de l’emploi en Amérique, loin de se trouver améliorés, seront rendus plus difficiles.

Chaque dollar, mis à la disposition de l’acheteur étranger pour acheter chez nous, sera soustrait au consommateur américain. Les affaires dont la prospérité dépend du commerce intérieur souffriront dans la mesure où le commerce d’exportation aura été avantagé, et même en ce qui concerne leur bénéfice réel, nombre d’entreprises qui exportaient subiront un préjudice. Par exemple, les maisons d’automobiles américaines vendaient, avant la guerre, environ 10 % de leur production sur les marchés étrangers. Cela ne leur servirait à rien de pouvoir doubler cette vente si, par suite de mauvais emprunts consentis aux nations étrangères, cela devait leur faire perdre, disons 20 % de leurs ventes à l’intérieur du pays, à cause des impôts exigés des citoyens américains pour compenser le non-remboursement de ces mauvais emprunts.

Cela ne veut pas dire, je le répète, qu’il n’est pas raisonnable de consentir parfois de tels prêts à l’étranger, cela signifie simplement que nous ne saurions nous enrichir en faisant des prêts hasardeux.

Pour la même raison qu’il est puéril de donner au commerce extérieur une impulsion factice à l’aide de prêts hasardeux, ou de dons purs et simples faits aux nations étrangères, c’est une politique enfantine que de donner au commerce d’exportation une impulsion factice en lui accordant des subventions. Pour ne pas répéter l’argumentation qui précède, je laisse au lecteur le soin d’analyser les effets d’une exportation subventionnée, comme je l’ai fait pour les emprunts hasardeux. Une subvention accordée à l’exportation équivaut tout simplement à un don gratuit fait à l’acheteur étranger, puisqu’on lui vend des marchandises moins cher qu’elles ne coûtent à produire. C’est une autre manière de prétendre s’enrichir en distribuant ses biens.

Les mauvais prêts et les subventions accordées à l’exportation sont des exemples de plus de l’erreur qui consiste à n’envisager que le résultat immédiat d’une politique économique pour certains groupes de l’économie, sans avoir la patience ou l’intelligence d’analyser les effets lointains de cette même politique sur l’ensemble du pays.


 

 

CHAPITRE XIII — LA « PARITÉ » DES PRIX

 

1.

 

L’histoire des tarifs douaniers est là pour nous rappeler que certains intérêts particuliers savent trouver d’ingénieuses raisons pour soutenir qu’ils devraient être l’objet d’une sollicitude toute spéciale. Ils commencent par faire faire une déclaration par leur porte-parole, exposant leur projet ; et celle-ci semble tellement absurde que les critiques économistes non intéressés dans l’affaire ne se donnent même pas la peine de la relever. Mais les intéressés recommencent à faire exposer le projet, car si le Gouvernement l’acceptait, leurs affaires prendraient un tel essor qu’ils n’hésitent pas, en vue de sa réussite, à enrôler au service de leur cause des économistes distingués et des « experts en relations publiques ». L’argumentation des uns et des autres revient si souvent aux oreilles du public, elle s’accompagne d’un tel luxe de diagrammes, statistiques, courbes et figures variées, genre portions de gâteau, que l’on a tôt fait de s’y laisser prendre. Et quand enfin les critiques désintéressés finissent par comprendre que le danger de voir adopter un tel projet est imminent, il est généralement trop tard. Ils n’ont plus le temps, en quelques semaines, de s’assimiler la question aussi bien que l’ont pu faire les cerveaux engagés depuis des années pour l’étudier ; on les accuse alors d’être mal renseignés, et ils font figure d’hommes qui ont la prétention de vouloir mettre en doute des vérités évidentes.

Cet aperçu général suffit pour servir d’introduction à l’histoire de la parité des prix agricoles.

J’ai oublié à quel moment il en fut question pour la première fois dans un texte de loi, mais avec l’avènement du New Deal en 1933, c’était devenu un principe définitivement accepté et qui se transforma en une loi, et au fur et à mesure des années, lorsque ses conséquences absurdes se faisaient pourtant déjà sentir, celles-ci furent également incorporées dans la loi.

Les arguments présentés en faveur de la parité des prix agricoles se résument à peu près ainsi. L’agriculture est une industrie de base, la plus importante de toutes. Il faut la protéger à tout prix. De plus, la prospérité de toute la nation dépend de la prospérité du fermier. S’il n’a pas le pouvoir d’achat nécessaire pour se procurer des produits industriels, l’industrie périclite. Telle fut la cause de la dépression de 1929 ou du moins de notre incapacité de nous en remettre, car les prix agricoles sont alors tombés très bas tandis que les prix industriels ne subissaient qu’une dépréciation peu sensible. Il en résulta que le fermier ne put se procurer aucun produit industriel, les travailleurs des villes furent réduits au chômage et ne purent plus acheter de produits agricoles, et la dépression s’étendit en cercles vicieux sans cesse plus larges. À cette situation il n’était, assurait-on, qu’un remède, un seul, et il était bien simple : ramener le prix des produits agricoles « au pair » avec le prix des produits dont le fermier a besoin. Cette parité d’ailleurs avait existé de 1909 à 1914, à l’époque où la condition du fermier était prospère. Il fallait donc rétablir cette parité et la maintenir indéfiniment.

Ce serait trop long et trop éloigné de notre véritable sujet, que d’examiner toutes les absurdités contenues dans ce raisonnement apparemment plausible. Il n’y a aucune raison valable pour que le rapport entre prix agricoles et prix industriels, qui a existé à une certaine date ou pendant une certaine période, soit considéré comme « sacro-saint » ou même comme étant nécessairement plus « normal » que les rapports existant pendant aucune autre période. Même si ce rapport était normal à ce moment là, quelle raison a-t-on de supposer que ce même rapport devrait être constaté une génération plus tard, en dépit des changements considérables qui se seront produits dans l’intervalle dans les conditions de la production et de la demande ?

Ce ne fut pas par hasard que la période entre 1909 et 1914 fut choisie pour servir de base à l’établissement de la « parité ». Comparativement aux autres prix alors en vigueur, ce fut, dans toute l’histoire des États-Unis, l’une des plus favorables à l’agriculture.

Si le plan avait eu quelque logique ou même quelque sincérité, on l’eût appliqué à toute notre économie. Si le rapport entre les prix agricoles et les prix industriels, tel qu’il exista entre août 1909 et juillet 1914, méritait d’être conservé indéfiniment, pourquoi ne pas conserver indéfiniment aussi le rapport des prix existant à ce moment là entre toutes les marchandises offertes sur le marché. Une automobile Chevrolet de tourisme à 6 cylindres coûtait, en 1912, 2 150 dollars ; un cabriolet Chevrolet beaucoup plus perfectionné coûtait en 1942, 907 dollars ; si on avait « rajusté » le prix sur la base établie pour la « parité » des prix agricoles, il eût coûté, toujours en 1942, 3 270 dollars. Une livre d’aluminium coûtait, de 1909 à 1913 inclus, 22 cents 1/2 ; au début de 1946, son prix était passé à 14 cents, mais avec la « parité », il eût coûté, à cette date, 41 cents.

J’entends bien qu’on s’écrie que ce sont là comparaisons absurdes parce que chacun sait que non seulement l’automobile d’aujourd’hui est incomparablement supérieure en tous points à la voiture de 1912, mais chacun sait aussi que son prix de revient actuel n’est qu’une fraction du coût de production ancien, et qu’il en va de même pour l’aluminium. Tout cela est vrai. Mais pourquoi personne ne parle-t-il de l’étonnant accroissement du rendement à l’hectare en agriculture ? Dans les cinq années qui s’écoulèrent entre 1939 et 1943, les États-Unis produisaient une moyenne de 260 livres de coton à l’arpent, contre une production moyenne de 188 livres pour la période de 5 ans correspondant aux années 1909 à 1913.

Il serait à la fois difficile et discutable d’essayer de mettre à jour ces deux comparaisons particulières en prenant en compte non seulement la forte inflation (les prix à la consommation ayant plus que triplé) entre 1946 et 1978, mais aussi les différences qualitatives des automobiles de ces deux dates. Toutefois, cette difficulté ne fait que souligner le caractère impraticable de la proposition.

Après avoir fait, dans l’édition de 1946, la comparaison citée plus haut, j’indiquais que le même type d’accroissement de la productivité avait également en partie conduit à la baisse des prix des produits agricoles. « Dans les cinq années de 1955 à 1959, une moyenne de 428 livres de coton était cultivée aux États-Unis par arpent (1 arpent = 1 acre = 1 demi-hectare environ), à comparer avec la moyenne de 260 livres des cinq années entre 1939 et 1943 et de la moyenne de seulement 188 livres pour la période de « base » des cinq années entre 1909 et 1913 ». Lorsqu’on met à jour ces comparaisons, elles montrent que l’accroissement de la productivité agricole a continué, bien qu’à un rythme plus lent. Dans les cinq années entre 1968 et 1972, on cultivait une moyenne de 467 livres de coton par arpent. De même, dans les cinq années entre 1968 et 1972, on obtenait une moyenne de 84 boisseaux de maïs par acre, contre une moyenne de seulement 26,1 boisseaux de 1935 à 1939, et une moyenne de 31,3 boisseaux de blé par acre, contre une moyenne de seulement 13,2 lors de la période précédente.

Les prix de revient des denrées agricoles subirent aussi une diminution appréciable du fait d’un meilleur emploi des engrais chimiques, d’une meilleure sélection des semences et d’une plus grande mécanisation grâce à l’emploi du tracteur automobile, de la machine à égrener le maïs, et de la machine à cueillir le coton ; « dans certaines grandes fermes complètement mécanisées et gérées selon les méthodes du travail en série, la main-d’œuvre nécessaire pour produire autant qu’il y a quelques années se trouve réduite d’un tiers ou d’un cinquième »[5]. Bien entendu, les plans de restriction ont eux-mêmes aidé à améliorer le rendement agricole par unité de surface cultivée — premièrement parce que les surfaces que les fermiers cessèrent de cultiver étaient naturellement les moins productives ; et, deuxièmement, parce que les prix élevés soutenus rendaient rentable une augmentation de la dose de fertilisants par hectare. Ainsi, le plan gouvernemental de restriction avait un effet contraire à celui recherché. Et pourtant aucun apôtre de la « parité » ne mentionne ces faits.

Ce refus d’étendre le principe de la « parité » à toute l’économie du pays n’est pas la seule preuve que ce plan ne s’inspire pas de l’intérêt général mais n’est qu’un moyen mis au service d’intérêts privés. Il en existe une autre preuve dans le fait que lorsque les prix agricoles dépassent naturellement le prix « paritaire », ou lorsque la tactique gouvernementale les y porte, il ne se trouve personne parmi le « groupe paysan » du Congrès, pour exiger que ces prix soient ramenés à la parité, ou pour qu’ils soient grevés d’une pénalité compensatrice. Le système de la parité est à sens unique, telle est la règle.

 

2.

 

Sans nous embarrasser davantage de ces considérations, revenons-en à l’erreur centrale qui fait l’objet de notre étude, à savoir cet argument que si le fermier tire de plus grands bénéfices de ses produits, il peut acheter plus de denrées industrielles et faire ainsi prospérer l’industrie et conduire au plein emploi. Bien entendu cet argument ne se soucie pas de savoir si oui ou non, le fermier reçoit, pour ses produits, exactement les prétendus prix « paritaires ».

Et pourtant tout dépend de la façon dont ces prix plus élevés sont obtenus ; s’ils résultent d’un accroissement de la prospérité générale, d’un accroissement de la production industrielle et de l’accroissement du pouvoir d’achat des ouvriers des villes (mais qui ne résulte pas de l’inflation), alors, et alors seulement, ces hauts prix agricoles sont l’indice d’un accroissement réel de prospérité, non seulement pour les fermiers mais pour l’ensemble de la nation. Mais ce que nous discutons ici, c’est l’accroissement des bénéfices agricoles résultant d’une intervention gouvernementale. Celle-ci peut prendre différentes formes. L’accroissement des prix agricoles peut être l’effet d’un simple décret — c’est la méthode la moins efficace. Elle peut résulter du fait que le Gouvernement se montre prêt à acheter au prix « paritaire » toutes les denrées agricoles qu’on lui offre. Elle peut résulter de prêts consentis aux fermiers par le Gouvernement pour leur permettre de ne pas jeter leurs produits sur le marché tant que les prix « paritaires », ou des prix supérieurs à la parité, ne seront pas atteints. Elle peut s’obtenir en obligeant les fermiers à « limiter » leurs récoltes. En fait, cet accroissement artificiel des bénéfices agricoles s’obtient généralement par une combinaison de ces diverses méthodes. Nous nous contenterons de supposer pour l’instant que, quel qu’ait été le procédé employé, cet accroissement est devenu un fait. Qu’en résulte-t-il ? Les fermiers reçoivent une plus grande rémunération pour leurs récoltes. Leur « pouvoir d’achat » s’accroît d’autant. Ils sont, pour l’instant, plus à l’aise et ils achètent plus de produits industriels. C’est là tout ce qu’aperçoivent ceux qui ne regardent que les conséquences immédiates des mesures économiques, et ne voient que les groupes sociaux qu’elles concernent directement.

Mais il est une autre conséquence, et non moins inévitable. Supposons que le blé qui, sans cela, se vendrait un dollar le boisseau soit amené par cette tactique à valoir un dollar et demi. Le fermier reçoit un demi-dollar de plus par boisseau. Mais grâce précisément à ce nouvel état de choses, l’ouvrier des villes, lui, va payer sous forme d’une augmentation du prix du pain, ce dollar et demi par boisseau de blé. Et la même chose se répète pour tous les autres produits agricoles. Si le fermier a un demi-dollar de pouvoir d’achat supplémentaire pour se procurer des produits industriels, l’ouvrier des villes a précisément la même somme en moins pour acheter ces mêmes produits. Comme bénéfice net, l’ensemble de l’économie n’y a rien gagné. Elle perd dans les villes exactement ce qu’elle gagne dans les campagnes.

Ce système entraîne, naturellement, certains changements dans la répartition des ventes de produits industriels. Les marchands de machines agricoles et les maisons de vente au catalogue par colis postaux font de meilleures affaires, mais le grand magasin dans les villes voit ses ventes diminuer.

Les choses cependant ne s’arrêtent pas là. Cette politique se solde, non par un gain net, mais par une perte sèche. Elle ne comporte pas seulement un transfert de pouvoir d’achat du consommateur des villes ou du contribuable en général, ou des deux, au fermier. Elle implique en même temps une diminution arbitraire de la production des denrées agricoles, afin de faire monter les prix. Cela revient à une diminution de la richesse publique, car il en résulte finalement qu’il y a moins de produits alimentaires à consommer. La façon dont s’obtient cette destruction de la richesse publique dépend de la méthode spécifique employée pour faire monter les prix. Elle peut signifier une destruction systématique des denrées produites — comme lorsque le Brésil brûle son café. Elle peut signifier une réduction obligatoire des surfaces ensemencées, comme dans le cas du Plan A.A.A. (Agricultural Administration Acreage) américain. Nous examinerons les effets de quelques-unes de ces méthodes lorsque nous en viendrons à une discussion générale du contrôle des prix par le Gouvernement.

Toutefois, nous pouvons déjà indiquer que lorsque le fermier réduit sa production de blé pour obtenir un prix « paritaire », il obtient évidemment une somme plus élevée pour chaque boisseau de blé vendu, mais il vend moins de boisseaux. Il en résulte que ses revenus ne s’accroissent pas en proportion des prix. Il arrive même que certains partisans de la parité des prix s’arment de ce fait pour réclamer, en faveur du fermier, « la parité des revenus ». Mais celle-ci ne peut exister que si on lui verse des subventions aux dépens de l’ensemble des contribuables. En d’autres termes, on propose d’aider les fermiers, et de réduire encore davantage le pouvoir d’achat des ouvriers des villes et des autres groupes de consommateurs.

 

3.

 

Avant d’abandonner la question de la « parité », il nous reste un dernier argument à examiner — un argument mis en avant par quelques-uns des partisans les plus habiles du système.

« Évidemment, concèdent-ils volontiers, les arguments économiques en faveur de la parité des prix ne tiennent pas. Ces prix paritaires constituent un privilège, c’est une taxe de plus imposée au consommateur. Mais, par ailleurs, les tarifs douaniers n’en constituent-ils pas une pour le fermier ? N’a-t-il pas à payer les produits industriels plus cher à cause de ces tarifs ? Il ne servirait à rien de mettre un droit de douane supplémentaire sur l’entrée des produits agricoles étrangers, puisque l’Amérique a, ici, un surplus net d’exportation. Le système de la parité des prix agricoles est pour le fermier l’équivalent de ce tarif protecteur — c’est la seule manière de rétablir l’équilibre. »

Les fermiers qui réclamèrent la parité avaient une raison légitime de se plaindre. Les tarifs douaniers leur étaient plus préjudiciables encore qu’ils ne pensaient. En réduisant l’importation de produits industriels, ils réduisaient du même coup l’exportation des produits agricoles américains, car ces tarifs mettaient les pays étrangers dans l’impossibilité de se procurer les dollars nécessaires pour acheter les produits de notre agriculture. D’autre part, cela provoquait, par représailles, l’établissement à l’étranger d’un nouveau barrage de tarifs protecteurs. Quoi qu’il en soit, l’argument que nous venons d’exposer ne soutient pas l’examen. Il est erroné même dans l’énoncé des faits qu’il implique. Il n’existe pas de tarif « général » applicable à tous les produits « industriels » ou à tous les produits qui ne sont pas spécifiquement agricoles. Il y a des douzaines d’industries internes ou d’industries d’exportation que ne protège aucun tarif douanier. Si l’ouvrier des villes doit payer ses pardessus et ses couvertures un prix plus élevé du fait de l’existence d’un tarif douanier protecteur, reçoit-il vraiment une « compensation » si on l’oblige à payer également plus cher ses aliments et ses cotonnades ? N’est-ce pas plutôt qu’on le vole deux fois ?

Supposons qu’on égalise toutes choses une bonne fois, en accordant une « protection » égale à tout le monde. Mais c’est à la fois insoluble et impossible. Mais même à supposer que le problème puisse être techniquement résolu — on accordera un tarif protecteur à A, industriel dont les produits sont concurrencés par l’étranger, une subvention à B, industriel qui exporte ses produits — il serait impossible de protéger ou de subventionner tout le monde « équitablement » ou également. Il faudrait donner à tout le monde le même pourcentage (dirons-nous le même nombre de dollars ?) et nul ne serait jamais sûr de ne pas subventionner deux fois le même groupe ou de n’oublier personne.

Mais encore, supposons résolu ce problème fantastique. Quel en serait l’intérêt ? Qui peut trouver son bénéfice lorsque tout le monde subventionne également tout le monde ? Où est le profit, lorsque tout le monde perd en accroissement d’impôts précisément ce que les subventions ou les tarifs protecteurs lui font gagner ? Nous n’aurions fait qu’imposer la création d’une armée de bureaucrates inutiles, tous perdus pour la production, mais indispensables pour assurer l’application de ce beau programme.

D’autre part, nous pourrions résoudre le problème tout simplement en supprimant à la fois la parité des prix et les tarifs douaniers protecteurs. Ces systèmes n’égalisent rien ; ils signifient simplement que le fermier X et l’industriel Y encaissent l’un et l’autre un profit aux dépens du contribuable, que tout le monde oublie.

C’est ainsi qu’une fois de plus les bénéfices supposés d’une nouvelle mesure d’intervention économique s’envolent en fumée dès qu’on s’efforce d’en analyser, non plus les effets immédiats pour tel ou tel groupe, mais les résultats à longue échéance pour l’ensemble du pays.


 

 

CHAPITRE XIV — SAUVONS L’INDUSTRIE X !

 

1.

 

Les couloirs du Congrès sont pleins de représentants de l’industrie X. L’industrie X est malade ! L’industrie X est mourante ! Il faut sauver l’industrie X ! On ne peut la sauver que par un tarif protecteur, une élévation des prix ou une subvention. Si on la laisse mourir ses ouvriers seront jetés à la rue ; leurs propriétaires, leurs bouchers, leurs boulangers, leurs tailleurs et leurs cinémas perdront des clients et la dépression s’étendra à un cercle toujours plus étendu. Mais si, grâce à l’intervention immédiate du Congrès, l’industrie X est sauvée, ah ! alors, elle va acheter du matériel aux autres industries ; des ouvriers seront employés en plus grand nombre et ils créeront de la prospérité pour des bouchers, boulangers, installateurs de publicité lumineuse au néon, et cette prospérité se propagera à des groupes chaque jour plus étendus.

Il est bien entendu que ceci n’est qu’un schéma généralisé du cas que nous venons de considérer. Tout à l’heure, l’industrie X, c’était l’agriculture. Mais il y a une infinité d’industries X. Deux des exemples les plus remarquables en ces dernières années ont été l’industrie du charbon et les mines d’argent. Pour « sauver l’argent » le Congrès a fait au pays un tort considérable. L’un des arguments avancés en faveur du plan de sauvetage était que ce plan aiderait « l’Orient ». L’un de ses résultats réels fut de provoquer une déflation de la monnaie en Chine — où l’argent était l’étalon monétaire — et de forcer la Chine à l’abandonner.

Le Trésor américain fut forcé d’acquérir à des prix ridicules, bien supérieurs aux cours du marché, une montagne d’argent absolument inutile qu’il entreposa dans ses caves. Les « Sénateurs de l’Argent » auraient tout aussi bien atteint leur but essentiel, et à moindres frais, s’ils s’étaient contentés de faire payer ouvertement une subvention aux propriétaires des mines argentifères ou à leurs ouvriers, mais le Congrès ni le pays n’auraient jamais approuvé une franche transaction de cette sorte, non accompagnée du « boniment » sur le rôle essentiel de l’argent dans l’économie monétaire du pays.

Pour sauver l’industrie charbonnière, le Congrès vota la loi Guffey, qui non seulement permettait aux propriétaires de mines de houille de s’unir, mais même les mettait en demeure de le faire, afin de s’opposer à l’abaissement du prix du charbon en deçà d’un certain minimum fixé par le Gouvernement.

Bien que le Congrès eût commencé par fixer le prix du charbon, le Gouvernement se vit bientôt contraint (eu égard à des différences de taille des blocs extraits, de l’existence de milliers de mines, du transport du charbon en mille lieux différents par voies différentes : terre, mer et même rivières et canaux) de fixer 350 000 prix différents pour le charbon[6].

Un des résultats de cette tentative pour maintenir les prix du charbon au-dessus des cours réglés par le marché de l’offre et de la demande fut d’accentuer chez les consommateurs la tendance déjà existante à substituer au charbon d’autres sources de chaleur ou d’énergie : tel le gaz, le pétrole ou l’énergie hydroélectrique.

 

2.

 

Mais il n’entre pas dans notre propos de dénombrer les conséquences des efforts faits pour sauver telle ou telle industrie particulière. Nous voulons analyser quelques-unes des conséquences qui résultent nécessairement de tout effort fait pour sauver une industrie quelconque.

On peut soutenir qu’il est indispensable de créer ou de sauver telle industrie donnée pour des raisons de défense nationale ; on peut dire aussi que telle industrie est ruinée par les impôts ou par un taux de salaires disproportionné à celui des autres industries ; ou bien, s’il s’agit d’une industrie de service public, qu’elle est forcée de travailler à des tarifs, ou de supporter des charges, qui ne laissent pas une marge de bénéfices suffisante. De tels arguments peuvent être ou ne pas être justifiés dans tel ou tel cas particulier. Ceci ne nous concerne point. Ce qui nous intéresse, c’est l’examen du seul argument généralement mis en avant pour sauver l’industrie X, à savoir que, si on la laisse péricliter ou périr par le jeu de la libre concurrence (que les défenseurs de cette industrie représentent toujours, en pareil cas, comme le "laisser faire", l’anarchie, la guerre au couteau, la bataille de chiens, la loi de la jungle, etc.), sa perte entraînera la faillite de l’économie publique, tandis que si on la maintient en vie artificiellement, sa survie aidera tout le monde.

Ce dont nous parlons ici n’est autre chose qu’une généralisation de l’argument mis en avant pour obtenir la "parité" des prix agricoles, ou l’établissement d’un tarif protecteur en faveur d’un certain nombre d’industries X. Nos objections contre l’inflation artificielle des prix s’appliquent, bien entendue, non seulement aux produits agricoles, mais à n’importe quel produit, de la même façon que les raisons que nous avons fait valoir contre l’établissement de tarifs protecteurs pour une industrie est valable pour toutes les autres.

Mais il se présente toujours un très grand nombre de systèmes pour sauver l’industrie X. En dehors de ceux que nous avons déjà examinés, il en est deux principalement qui méritent une rapide analyse. Le premier consiste à soutenir que l’industrie X est déjà surpeuplée, et à essayer d’empêcher d’autres industriels ou d’autres ouvriers d’y entrer. Le second consiste à affirmer que l’industrie X a besoin d’être aidée par une subvention directe du Gouvernement.

Or, si l’industrie X est véritablement surpeuplée, il est clair qu’il n’y a nul besoin de mesures coercitives de la part du Gouvernement pour empêcher de nouveaux capitaux ou de nouveaux ouvriers d’y venir. Les capitaux ne s’empressent pas d’affluer dans les industries qui, de toute évidence, sont en train de mourir. Les capitalistes ne s’acharnent pas à vouloir investir leur argent dans des affaires où ils courent les plus grands risques et les plus faibles espoirs de dividende. Et les ouvriers, eux non plus, tant qu’il leur reste la possibilité de faire autrement, ne vont pas vers les industries où les salaires sont les plus bas et les possibilités d’un emploi stable les plus réduites.

Si de nouveaux capitaux et une main-d’œuvre nouvelles se trouvent, par force, éloignés de l’industrie X, soit par suite de l’existence de cartels, de monopoles, soit par l’effet d’une politique syndicaliste ou par celui d’une législation particulière, cette industrie — capital et main-d’œuvre — se voient privés de la liberté de disposer d’eux-mêmes. Il s’ensuit donc une diminution de la production, qui doit se traduire par un abaissement du niveau de vie général. Cet abaissement du niveau de vie général résultera soit d’un abaissement des salaires, qui sans cela eussent existé, soit d’une augmentation du coût de la vie, soit de l’un et de l’autre (le résultat exact dépendra de la politique monétaire du moment).

À cause de ces mesures restrictives, le rendement du capital et de la main-d’œuvre, à l’intérieur de l’industrie X, pourra bien être maintenu à un taux plus élevé, mais le rendement dans les autres industries subira forcément une diminution injustifiée. L’industrie X ne sera bénéficiaire qu’aux dépens des industries A, B et C.

 

3.

 

Toute tentative pour sauver l’industrie X en lui accordant une subvention directe du Gouvernement aboutira au même résultat. Elle ne sera rien de plus qu’un transfert de richesse ou de revenu dans l’industrie X. Le contribuable y perdra précisément dans la mesure où ceux qu’emploie cette industrie en bénéficieront. Le grand avantage d’une subvention, du point de vue du public, est qu’en ce cas au moins la situation est claire. Elle offre une moindre occasion de se livrer à ce travail d’obscurantisme intellectuel qui accompagne toute augmentation sur les tarifs, les prix minima et les monopoles exclusifs.

Dans le cas d’une subvention, il est évident que le contribuable doit perdre dans la mesure même où l’industrie X gagne, et il devrait être également évident, par voie de conséquence, que les autres industries perdront dans la même proportion : elles auront en effet à payer les taxes nécessaires au financement de la subvention accordée à l’industrie X. Et parce qu’ils paient des impôts destinés à aider l’industrie X, les consommateurs auront d’autant moins d’argent à dépenser pour acheter d’autres produits. Il en résultera que l’accroissement de l’industrie X obligera nécessairement d’autres industries à restreindre leur production.

Mais le résultat de cette subvention ne consiste pas seulement en un transfert de capital ou de revenu, ou dans le fait que d’autres industries se retreignent dans la mesure même où grandit l’industrie X. Il en résulte aussi (et c’est là ce qui constitue une perte sèche pour la nation considérée dans son ensemble) que le capital et la main-d’œuvre sont détournés d’industries dans lesquelles elles auraient pu s’employer efficacement, vers une industrie où elles s’emploient moins utilement. La richesse ainsi créée est moindre, et le niveau moyen de vie inférieur à ce qu’il eût été autrement.

 

4.

 

Les arguments qu’on invoque pour obtenir une subvention en faveur de l’industrie X impliquent virtuellement toutes les funestes conséquences que cette subvention entraînera. Cette industrie se meurt ou s’étiole, prétendent ses amis. Pourquoi alors vouloir la maintenir en vie grâce à une respiration artificielle ? Croire que dans une économie saine toutes les industries doivent être prospères en même temps est une erreur profonde. Pour que des industries nouvelles se développent rapidement, il est nécessaire que quelques industries périmées dépérissent ou meurent. Il est nécessaire qu’il en soit ainsi afin de libérer le capital et la main-d’œuvre pour les industries nouvelles. Si nous avions essayé de conserver artificiellement l’industrie des cabriolets, nous aurions ralenti la croissance de l’industrie automobile et des industries connexes. Nous aurions abaissé l’accroissement de la richesse publique et retardé le progrès scientifique et économique.

Cependant, c’est exactement ce que nous faisons lorsque nous essayons d’empêcher une industrie de mourir, en vue de protéger la main-d’œuvre déjà adaptée à la servir ou le capital qui y est investi. Si paradoxal que cela puisse paraître à certains, la santé d’une économie dynamique exige que les industries mourantes soient abandonnées à leur sort, comme il est nécessaire de laisser grandir les industries florissantes. Le premier procédé est aussi essentiel que le second. Il est aussi vain d’essayer de conserver les industries qui périclitent que d’essayer de sauver les méthodes de production surannées. En fait, ce n’est là que deux façons différentes de décrire le même phénomène. Des méthodes de production perfectionnées doivent constamment prendre la place des méthodes surannées si l’on veut que des procédés nouveaux s’adaptent aux besoins nouveaux.


 

 

CHAPITRE XV — LE FONCTIONNEMENT
DU SYSTÈME DES PRIX

 

 

Toute l’argumentation de ce livre peut se résumer dans cette affirmation que, pour bien étudier les effets d’une mesure économique quelconque, il faut en examiner non seulement les résultats immédiats mais aussi les résultats lointains, et envisager non seulement ses premières conséquences mais également ses conséquences secondaires, examiner non seulement les résultats qu’elle aura pour un groupe social donné, mais encore ceux qu’elle aura pour le public en général.

Il s’ensuit qu’il est puéril et erroné d’accorder toute notre attention à l’examen d’un point particulier — de considérer, par exemple, ce qui se passe dans une certaine industrie sans voir ce qui arrive dans toutes les autres. Or c’est précisément de cette habitude paresseuse et persistante de ne s’occuper que d’une industrie particulière ou d’une méthode particulière, en l’isolant des autres, que découlent les plus graves erreurs au point de vue économique. Ces erreurs se retrouvent constamment dans les thèses des auteurs à la solde de tels ou tels intérêts particuliers, et aussi dans celles de certains économistes réputés sérieux.

C’est ainsi que la doctrine de l’école qui prône « la production en vue de l’utilité publique et non en vue du profit », et qui dénonce les prétendus « vices » du système des prix, est basée en fin de compte sur l’idée fausse que l’isolationnisme peut exister dans le domaine économique. Le problème de la production, nous disent ces gens, est résolu — erreur monumentale qui, nous le verrons, est aussi le point de départ de la plupart des inepties qu’on prononce en ce qui concerne la monnaie et des boniments de charlatans sur le partage des biens. Le problème de la production est résolu, disent-ils. Les savants, les experts, les ingénieurs et les techniciens l’ont résolu. Ils pourraient à leur gré produire n’importe quel bien qu’il vous plairait de nommer, en quantité illimitée. Le mal est que le monde n’est pas régi par des techniciens dont le seul souci est de produire, mais par des hommes d’affaires qui, eux, ne pensent qu’au profit. Ce sont ces hommes d’affaires qui donnent leurs ordres aux ingénieurs, alors que ce devrait être l’inverse. Ces hommes d’affaires sont prêts à produire n’importe quoi s’ils y trouvent leur profit, mais dès l’instant où un article ne rapporte plus rien, ces méchants hommes d’affaires cesseront de le fabriquer, même si les besoins d’une partie du public ne sont pas satisfaits, et qu’elle que soit la demande de cet article.

Ce point de vue renferme des erreurs si nombreuses qu’il est impossible de les analyser d’un seul coup. Toutefois l’erreur primordiale consiste, ainsi que nous l’avons déjà donné à entendre, à ne tenir compte que d’une industrie unique ou à considérer successivement plusieurs industries, comme si chacune d’elles était un tout isolé. En fait chacune d’elles existe par rapport à toutes les autres, et toute décision importante prise à propos de l’une d’elles affecte toutes les autres.

Nous nous en rendrons mieux compte si nous comprenons le problème essentiel que toute l’industrie considérée dans son ensemble doit s’efforcer de résoudre. Pour simplifier le plus possible, examinons le problème que doit résoudre un Robinson Crusoé naufragé dans son île déserte. À première vue ses besoins paraissent illimités. Il est trempé jusqu’aux os et frissonne de froid, il a faim et soif. Tout lui manque, l’eau potable, la nourriture, un toit, les moyens de se protéger contre les animaux sauvages, et il n’a ni feu ni lieu. Il lui est radicalement impossible de satisfaire à la fois tous ses besoins, il n’en a ni le temps, ni la force, ni les moyens. Il lui faut parer immédiatement au besoin le plus pressant. Supposons qu’il souffre, avant tout, de la soif : il creuse un trou dans le sable pour recueillir l’eau du ciel, ou il façonne un récipient rudimentaire. Quand il s’est procuré de la sorte une petite quantité d’eau, il lui faut chercher à se procurer de la nourriture avant de pouvoir songer à améliorer de façon durable sa façon de recueillir de l’eau. Il peut essayer de pêcher, mais il lui faut, pour cela, posséder soit une ligne et hameçon, soit un filet, qu’il doit d’abord fabriquer. Ainsi tout ce qu’il fabrique l’empêche de faire une autre chose moins urgente. Il est constamment ramené en face du problème du choix des applications pratiques de son travail et de son temps.

Pour le Robinson Suisse et sa famille, le problème, il est vrai, paraît un peu plus facile. Il y a plus de bouches à nourrir mais aussi plus de bras au travail ; on peut pratiquer la spécialisation et la division du travail. Le père chasse, la mère prépare les aliments, les enfants ramassent du bois. Mais cette famille elle-même ne peut se permettre de faire faire indéfiniment la même besogne à l’un de ses membres sans tenir compte de l’urgence relative du besoin commun que cette besogne permet de satisfaire, en négligeant l’urgence d’autres besoins encore non satisfaits. Quand les enfants ont amassé un tas de bois d’une certaine hauteur, on ne peut les employer à en empiler davantage. Il est bientôt temps de les envoyer faire autre chose, chercher de l’eau, par exemple. En outre, la famille doit constamment envisager le problème de faire un choix parmi des alternatives possibles de travail, et si elle a la chance de posséder des fusils, du matériel de pêche, un bateau, des haches, des scies, etc., elle devra choisir entre des alternatives possibles d’emploi de son travail et de ses instruments. Il serait d’une inconcevable sottise de la part du membre de la famille préposé au ramassage du bois de se plaindre qu’il pourrait en accumuler davantage si son frère l’aidait toute la journée, au lieu d’aller pêcher le poisson nécessaire au déjeuner familial. Chacun reconnaît avec évidence qu’en ce qui concerne l’individu ou la famille isolée, une occupation déterminée ne peut s’exercer qu’aux dépens de toutes les autres occupations.

Les illustrations simplifiées du genre de celles que nous venons de donner sont parfois ridiculisées sous le nom de robinsonnades. Malheureusement ceux qui les tournent le plus en ridicule sont ceux précisément qui en ont le plus besoin, ceux qui ne saisissent pas le principe particulier démontré par ce bien simple exemple, ou encore ceux qui le perdent complètement de vue lorsqu’ils examinent l’incroyable complexité d’une grande communauté économique moderne. On le résout précisément grâce au système des prix, grâce au changement continu qui s’opère dans les rapports entre prix de revient, prix de vente et bénéfices.

Les prix sont fixés par le rapport entre l’offre et la demande, et à leur tour, ces prix influent sur l’offre et sur la demande. Quand un article est demandé plus qu’un autre, on offre davantage pour l’avoir, ce qui fait monter les prix et les bénéfices. Comme il devient plus avantageux de fabriquer le dit article plutôt que tout autre, ceux qui le fabriquaient augmentent leur production, et d’autres personnes seront attirées vers cette industrie. Il en résulte un accroissement de la production et une baisse des prix, ce qui réduit les bénéfices, jusqu’au jour où la marge de profit que laisse la fabrication de l’article en question n’est plus supérieure à celle qu’on tire de la production d’autres articles différents, dans d’autres industries (compte tenu, bien entendu, des risques relatifs). À ce moment, ou bien la demande de l’article considéré se met à faiblir, ou bien la production s’accroît à un degré tel qu’il y a moins d’avantage à le fabriquer qu’à fabriquer autre chose ; peut-être même le fabrique-t-on à perte. En ce dernier cas, les producteurs « marginaux », j’entends les moins adroits ou ceux font les prix de revient sont les plus élevés, seront éliminés du marché. L’article ne sera plus produit que par les meilleurs fabricants, c’est-à-dire qui travaillent à meilleur compte. La production de l’article diminuera ou du moins cessera d’augmenter.

Ce processus est à l’origine de l’idée selon laquelle les prix de vente sont fonction des prix de revient. Cette doctrine, ainsi énoncée, est fausse. Ce sont l’offre et la demande qui déterminent les prix, et la demande est déterminée par le besoin plus ou moins grand que les gens ont d’une chose, et par ce qu’ils ont à offrir en échange. Il est exact que la production est en partie déterminée par le prix de revient, mais ce qu’un article a coûté à produire dans le passé ne saurait en déterminer la valeur. Celle-ci dépendra du rapport présent entre l’offre et la demande. Mais les prévisions des industriels relativement à ce qu’un article coûtera à produire, et à ce qu’il vaudra dans l’avenir, détermineront l’extension de leur fabrication, et celle-ci, à son tour, influera sur l’approvisionnement futur du marché. Le prix d’un article et son coût marginal de production tendent donc constamment à s’égaliser, mais ce n’est pas le coût marginal de production qui influe directement sur le prix.

On peut donc comparer le système de l’entreprise privée à un millier de machines, réglées chacune par un « régulateur » quasi automatique et qui pourtant sont toutes reliées entre elles et interdépendantes, en sorte qu’elles marchent en fait comme une grande machine unique. Nous avons tous observé le régulateur automatique d’une machine à vapeur : il est généralement constitué par deux boules ou deux poids mus par la force centrifuge. Au fur et à mesure que s’accroît la vitesse de la machine, ces boules s’éloignent du piston auquel elles sont reliées et diminuent ainsi, ou ferment complètement, l’ouverture d’une soupape qui régularise l’entrée de la vapeur et ralentit ainsi la vitesse. Si au contraire la machine va trop lentement, les boules en retombant, élargissent l’ouverture de la soupape, ce qui augmente la vitesse. Ainsi chaque écart de la vitesse initiale met en jeu des forces qui tendent à le corriger.

Il en est exactement de même dans le monde économique où la demande relative de milliers de machines se trouve régularisée grâce au système de la concurrence des entreprises privées. Chaque fois que la demande d’une marchandise s’accroit, la concurrence des acheteurs en fait hausser le prix. Cela augmente les bénéfices du fabricant, et cela même l’incite à produire davantage. Cela aussi incite les fabricants d’autres produits à interrompre leur fabrication antérieure et à se mettre à fabriquer ce produit qui est d’un meilleur bénéfice. Mais alors ce produit inonde le marché, tandis que d’autres se raréfient. Son prix tombe par rapport à celui des autres et le fabricant n’est plus incité à en accroître la production.

De la même manière, si la demande d’un produit s’effondre, son prix, ainsi que le bénéfice du fabricant, diminue, et la production s’en ralentit.

C’est ce dernier développement de l’opération économique qui scandalise ceux qui ne peuvent arriver à comprendre ce « système des prix » qu’ils dénoncent. Ils l’accusent de créer la rareté. Pourquoi, demandent-ils indignés, le fabricant arrête-t-il la production des chaussures quand il arrive au point où il ne retire plus aucun bénéfice de sa production ? Pourquoi se laisse-t-il guider uniquement par l’appât du gain ? Pourquoi se laisse-t-il guider par l’évolution du marché ? Pourquoi ne fabrique-t-il pas de chaussures « jusqu’à la pleine capacité des moyens de la technique moderne » ? Le système des prix et de l’entreprise privée, concluent nos philosophes de la « production en vue de l’utilité », n’est qu’une forme de l’économie de rareté.

Ces questions et les conclusions qu’on en tire proviennent, elles aussi, de l’erreur qui consiste à considérer telle industrie isolément, de ne voir qu’un arbre et d’ignorer la forêt. Il est certes nécessaire de fabriquer des chaussures, mais il faut aussi produire des manteaux, des chemises, des pantalons, des maisons, des charrues, des pelles, des usines, des ponts, du lait et du pain. Il serait, en effet, absurde de continuer à fabriquer des montagnes de chaussures en excédent, parce que cela est possible, tandis que des centaines de besoins urgents resteraient non satisfaits.

Mais, dans une économie en équilibre, nulle industrie ne peut se développer qu’aux dépens des autres. Car, à tout moment, les facteurs de la production sont en quantité limitée. Une industrie qui se développe ne peut le faire que si elle s’assure la main-d’œuvre, la terre et le capital qui autrement seraient au service d’autres entreprises. Et s’il arrive que cette industrie réduise ou arrête ses fabrications, cela ne veut pas nécessairement dire que l’ensemble de la production connaisse un déclin. Il se peut que la réduction de production dans cette industrie n’ait fait que libérer de la main-d’œuvre et du capital, ce qui va permettre à d’autres industries de naître et grandir. Il est donc faux de conclure que si la production faiblit dans un secteur, la production entière faiblit également.

On peut donc simplifier et affirmer que tout objet n’est fabriqué qu’aux dépens d’un autre. Les coûts de production eux-mêmes pourraient être définis comme des choses qu’on a sacrifiées (les loisirs et les plaisirs, les matières premières avec les divers emplois qu’on aurait pu en faire) en vue de créer l’objet qu’on a choisi de faire.

Il s’ensuit que dans une économie saine et dynamique, il est tout aussi essentiel de laisser mourir les industries languissantes ou malades que d’aider à grandir celles qui sont florissantes. Et ce n’est guère que le système des prix tant décrié qui peut résoudre le problème compliqué de savoir ajuster les unes aux autres les quantités respectives qu’il y a lieu de produire dans les dizaines de milliers de catégories d’objets et de services dont la société a besoin. Ces sortes d’équations, effarantes de complexité, trouvent leur solution presque automatiquement grâce au jeu du système : prix, profits et coûts. Elles le trouvent ainsi beaucoup mieux que si n’importe quel groupe de bureaucrates devait s’en charger. Car elles sont résolues grâce à un système où, chaque jour, chaque consommateur jette librement sur le marché son bulletin de vote ou même une douzaine de bulletins nouveaux.

Le bureaucrate qui voudrait résoudre lui-même le problème ne donnerait pas forcément aux consommateurs ce qu’ils désirent, mais déciderait lui-même de ce qui leur convient.

Pourtant, bien que les bureaucrates ne comprennent pas le système quasi automatique du marché, ils ne cessent d’en être troublés et de vouloir le corriger ou l’amender, la plupart du temps sous la pression réitérée de certains groupes dont il sert ainsi les intérêts particuliers.

Nous verrons, dans les chapitres suivants, quelques-uns des effets de cette intervention.


 

 

CHAPITRE XVI — LA STABILISATION DES PRIX

 

1.

 

Les expériences tentées pour faire monter les prix de certains produits au-dessus de leur cours normal ont si souvent connu l’insuccès, insuccès total et flagrant, que leurs auteurs, tout autant que les bureaucrates qu’ils gagnent à leur cause, avouent rarement leurs buts. Ceux qu’ils déclarent ouvertement, surtout quand ils proposent une intervention de l’État, sont d’ordinaire plus modestes ou plus plausibles.

Ils n’ont aucunement l’intention, disent-ils, de faire monter le prix de tel produit et de l’y maintenir au-dessus de son cours réel. Cela serait bien mal traiter les consommateurs. Mais ce produit est actuellement vendu nettement au-dessous de son prix de revient. Le producteur ne peut gagner sa vie et, pour le sauver de la faillite, il faut agir vite. Ou alors ce produit se raréfiera et les consommateurs devront payer des prix exorbitants pour se le procurer.

La bonne affaire qu’ils ont l’air de faire aujourd’hui finira par leur coûter très cher. Car le « bas prix temporaire » d’aujourd’hui ne peut durer. Mais nous ne pouvons nous permettre d’attendre pour remédier à cette situation que les prétendues forces naturelles du marché ou que l’aveugle loi de l’offre et de la demande se mettent en mouvement. Car dans l’intervalle nous serons dans la disette. Il faut que le Gouvernement agisse. Tout ce que nous demandons, c’est qu’on empêche ces fluctuations violentes et absurdes des prix. Nous ne cherchons pas à faire hausser les prix, mais seulement à les stabiliser.

À cette fin on propose plusieurs méthodes. La plus répandue consiste à demander des prêts gouvernementaux aux agriculteurs pour leur permettre de conserver leurs récoltes et de ne pas les offrir au marché.

On développe devant le Congrès des arguments qui paraissent très raisonnables à l’ensemble des auditeurs. On leur explique que la totalité de la récolte est apportée sur le marché, dès la moisson, au moment même où les cours sont le plus bas ; les intermédiaires en profitent pour l’acheter, la stocker, et pour tenir ensuite les cours très hauts lorsque les denrées se font plus rares. Ce sont donc les premiers qui y perdent, alors qu’il serait préférable que ce soit eux plutôt que les spéculateurs qui profitent de cours moyens plus avantageux.

Ni la théorie économique ni les faits n’ont jamais confirmé ce raisonnement. Les spéculateurs tant décriés ne sont pas les ennemis du cultivateur, ils sont au contraire indispensables à sa prospérité. Les cours des prix agricoles sont sujets à fluctuations, il faut bien que quelqu’un en prenne le risque et, en fait, à notre époque, ce sont surtout les spéculateurs professionnels qui s’en sont chargés.

En général, plus leurs actes sont conformes à leur propre intérêt de spéculateurs, plus ils aident le fermier. Car les spéculateurs servent d’autant mieux leur propre intérêt qu’ils ont été plus capables de prévoir les fluctuations des cours. Mais les fluctuations sont d’autant plus faibles et d’autant moins amples qu’ils ont été plus habiles à les prévoir.

Même si les fermiers étaient obligés de jeter la totalité de leur récolte sur le marché d’un seul coup, en un seul mois de l’année, le prix du blé pendant ce mois ne serait pas forcément au-dessous de celui de tout autre mois (sauf toutefois les frais de stockage). Car, en effet, les spéculateurs achèteraient à ce moment la majeure partie de la récolte, avec l’espoir de réaliser un gros bénéfice. Ils continueraient d’acheter jusqu’au moment où le prix devenu trop élevé ne leur laisserait plus aucune perspective de bénéfices. Et ils vendraient chaque fois qu’ils apercevraient l’éventualité d’une perte probable. Le prix de la récolte se trouverait ainsi stabilisé tout au long de l’année.

C’est précisément parce qu’il existe des intermédiaires qui assument ces risques que les cultivateurs et les meuniers sont dispensés de les prendre. Ils sont ainsi à l’abri des fluctuations des cours sur le marché. Par conséquent, dans des conditions normales, si les intermédiaires font bien leur métier, les bénéfices réalisés par le fermier ou le meunier ne dépendent pas des fluctuations des prix de la récolte sur le marché, mais surtout de leur habileté professionnelle à bien mener les travaux de leur ferme ou de leur moulin.

Les cours réels montrent que, en moyenne, les prix du blé ou des céréales non périssables se maintiennent assez réguliers tout au long de l’année, mis à part les frais de stockage et d’assurance. En réalité, des enquêtes minutieuses ont permis de constater que la légère montée du prix moyen mensuel du blé qui se produit après la moisson ne compense pas entièrement ces frais, si bien que, pratiquement, les intermédiaires ont réellement subventionné les fermiers. Bien sûr, cela n’était pas dans leurs intentions, mais cela provient de la tendance persistante à l’optimisme de la part des spéculateurs. Cette tendance à l’optimisme semble exister chez les entrepreneurs des entreprises les plus sujettes à la concurrence ; en réalité ce sont eux, en tant que tels, qui, à l’encontre de leurs intentions, subventionnent leurs clients. Ceci est particulièrement vrai dans les affaires où l’on escompte de substantiels bénéfices spéculatifs. De même que les acheteurs de billets de loterie, pris en bloc, perdent de l’argent parce que chacun espère, sans raison valable, gagner l’un des gros lots, qui sont peu nombreux, de même on a pu calculer que le capital et le travail investis dans la prospection de l’or ou du pétrole avaient dépassé de beaucoup la valeur totale de l’or et du pétrole extrait du sol.

 

2.

 

Mais le problème se transforme quand l’État intervient, soit qu’il achète lui-même la récolte, soit qu’il donne une subvention aux agriculteurs pour leur permettre de ne pas la porter sur le marché. Il le fait parfois pour maintenir ce qu’il appelle assez raisonnablement des stocks toujours normaux. Mais l’étude des prix, et en particulier des reports annuels des récoltes, nous montre que, sur le marché libre, cette fonction est déjà parfaitement remplie par des organismes privés. Quand le Gouvernement intervient, le « stock normal permanent » se transforme en fait en un stock politique permanent. Le fermier est incité, aux dépens du contribuable, à garder sa récolte au-delà d’un délai raisonnable.

Pour s’assurer la voix du fermier aux prochaines élections, les politiciens qui prennent l’initiative de cette politique, ou les fonctionnaires qui l’appliquent, ne manquent jamais de fixer ce qu’ils appellent le prix « raisonnable » des produits agricoles au-dessus du cours normal qui s’établirait si la loi de l’offre et de la demande jouait normalement. Il en résulte une chute de la demande. Le « stock normal permanent » tend à devenir un stock constamment anormal. Des quantités excessives sont tenues hors du marché. Cela porte les prix à un niveau plus élevé qu’il ne le serait sans cela, mais on n’obtient ce résultat qu’au prix d’une baisse ultérieure des cours plus prononcée qu’elle ne le serait sans cette intervention. Car la raréfaction artificielle de cette année, par stockage d’une partie des récoltes, signifie qu’il y aura des excédents artificiels l’année suivante.

Cela nous entraînerait trop loin d’expliquer en détail ce qu’il advint lorsque cette politique fut suivie pour le coton américain. Une année entière de la récolte fut stockée, ce qui détruisit entièrement notre marché extérieur. Cette carence stimula des plantations nouvelles dans beaucoup d’autres pays. Bien que ces résultats eussent été prédits par les adversaires d’une telle politique de malthusianisme et de subvention, lorsqu’ils se réalisèrent, les bureaucrates responsables répondirent simplement que cela serait arrivé de toute façon.

Car la politique de subvention s’accompagne généralement d’une politique de restriction de la production, ou y conduit inévitablement : autrement dit, c’est une politique de la rareté. Chaque fois que l’on s’efforce de « stabiliser » le prix d’une marchandise, on a d’abord considéré l’intérêt du producteur. L’objectif réel est une montée immédiate des prix. Pour atteindre ce but, on oblige chaque producteur soumis au contrôle économique à réduire sa production dans une certaine proportion. Un certain nombre de conséquences s’ensuivent immédiatement. En supposant que ce contrôle puisse être effectué à l’échelle internationale, la production mondiale est alors diminuée. Les consommateurs du monde entier ne peuvent plus en acheter autant qu’ils eussent pu le faire sans la restriction. Le monde est appauvri d’autant. Et comme ces consommateurs doivent payer plus cher qu’avant pour ces produits raréfiés, ils ont d’autant moins à dépenser pour se procurer d’autres biens.

 

3.

 

Les restrictionnistes répondent à ces considérations que cette chute des quantités produites se manifeste de toute façon sur un marché libre. Mais il y a une différence fondamentale entre les deux cas, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent. Sur un marché de libre concurrence, ce sont les producteurs à coût trop élevé, les producteurs inefficients, qui sont mis hors de jeu par une chute des prix. Dans le cas d’un produit agricole, c’est le cultivateur le moins habile, celui qui n’a pas pu s’équiper de façon moderne, ou celui dont la terre est pauvre, qui est mis hors de jeu. Les fermiers qui savent le mieux conduire leur travail et qui ont les meilleures terres n’ont pas à restreindre leur production. Bien au contraire, si la chute des prix a été le signe d’un coût moyen de production moins élevé, qui se manifeste par une offre accrue, l’élimination du fermier marginal sur la terre marginale permet aux bons fermiers qui sont sur une bonne terre de développer leur production. Si bien qu’à la longue il se peut qu’il n’y ait aucune réduction dans la production de la denrée considérée, et celle-ci sera alors produite et vendue d’une manière permanente à plus bas prix. S’il en est ainsi, les consommateurs de ce produit seront aussi bien servis qu’ils l’étaient avant. Mais, puisque le prix sera peu élevé, il leur restera un peu plus d’argent qu’ils n’en avaient avant pour acheter autre chose.

Ils seront manifestement plus riches qu’avant. Mais les achats qu’ils feront dans d’autres domaines procureront finalement à ces fermiers marginaux des occupations plus productives et plus lucratives que par le passé.

Si nous en revenons à notre intervention des pouvoirs publics, nous voyons que la réduction uniforme et proportionnelle de la production d’une part, empêche les producteurs les plus efficients de produire à bas prix à leur pleine capacité, et maintient artificiellement en fonction les producteurs moins habiles, dont les prix de revient restent élevés. Cela augmente le coût moyen de production, et le produit est obtenu avec un moins bon rendement qu’avant. Le producteur marginal à faible rendement, ainsi maintenu artificiellement, continue à occuper de la terre, du travail et un capital qui pourraient être plus utilement et de manière plus efficace consacrés à d’autres usages.

Soutenir que la politique de restriction a au moins pour effet de faire monter le cours des produits agricoles, et qu’ainsi « les fermiers voient augmenter leur pouvoir d’achat », est une argumentation qui ne vaut rien, car ce n’est qu’au détriment du pouvoir d’achat de l’habitant des villes qu’ils augmentent le leur. (Nous avons étudié le cas dans notre analyse des prix « paritaires »). Donner une subvention aux fermiers pour les inciter à réduire leur production, ou leur donner la même somme pour une production artificiellement réduite, revient au même que d’obliger les consommateurs ou les contribuables à payer des gens à ne rien faire. Dans chaque cas, les bénéficiaires d’une telle politique voient leur pouvoir d’achat augmenter. Mais, dans chaque cas, d’autres voient le leur diminuer d’autant. La perte sèche pour l’ensemble du pays est une perte de production, car on subventionne des gens afin qu’ils produisent moins. Comme il y a perte et comme il y a moins de biens en circulation, le salaire réel, le revenu réel baisseront, soit par la réduction de leur montant, soit par la hausse du coût de la vie.

Mais si l’on s’efforce de maintenir le prix d’un produit agricole au-dessus du cours normal sans imposer de restriction à la vente, l’excédent non vendu de ce produit surtaxé continuera d’être stocké jusqu’à ce que finalement le marché s’effondre à un niveau beaucoup plus bas que si l’on ne lui avait jamais appliqué aucun contrôle, ou bien, les producteurs n’étant astreints à aucune restriction de production, attirés par la hausse artificielle des prix, développent leur rendement hors de toute mesure. C’est ce qui s’est produit avec le plan anglais pour le caoutchouc anglais et le plan américain pour le coton. Dans les deux cas, la chute des cours prit finalement des proportions catastrophiques qui n’auraient jamais été atteintes s’il n’avait été appliqué aucun système artificiel. Ce plan, qui avait commencé allégrement à « stabiliser » les prix et l’état du marché, causa une instabilité incomparablement plus grande que ne l’eût fait le libre jeu des forces d’équilibre du marché.

Aujourd’hui, certes, on nous assure que le contrôle international des prix qu’on préconise évitera toutes ces erreurs. Aujourd’hui les prix qu’on imposera seront équitables à la fois pour le producteur et pour le consommateur. Les nations productrices et les nations consommatrices vont se mettre d’accord sur ce que doivent être ces prix convenables, car ni les unes ni les autres n’exagèreront. Ces prix taxés vont forcément nécessiter des allocations ou des primes pour les producteurs ou les consommateurs et même certaines nations, mais seuls les mauvais esprits auront l’impudence d’entrevoir que des causes de troubles internationaux pourront en résulter. Et finalement, par le plus grand des miracles, ce monde d’après-guerre, avec ses coercitions et ses contrôles, doit en même temps devenir le monde du libre commerce international.

Ce que les planistes gouvernementaux entendent exactement par commerce international dans ces conditions, je ne saurais le dire, mais je crois que l’on peut assez bien comprendre quelques-unes des choses qu’ils n’ont pas dans l’esprit. Ils ne veulent pas parler de la liberté pour tous d’acheter et de vendre, de prêter ou d’emprunter, au prix ou au taux qu’ils désirent, et là où il leur paraît le plus avantageux de le faire. Ils ne souhaitent pas que le simple citoyen ait la liberté de produire autant de blé qu’il l’entend, d’aller et venir à sa guise, de s’installer où il lui plaît, avec ses capitaux et ses divers biens. Ils veulent parler, je le crains, de la liberté pour les bureaucrates de régler tout par un niveau de vie plus élevé. Mais si ces planistes réussissent à lier l’idée de coopération internationale avec celle d’un contrôle étatique accru sur la vie économique, alors la vie internationale ne pourra, probablement, que se modeler sur ce qu’on a déjà vu, auquel cas le niveau de vie de l’individu s’affaissera, en même temps que ses libertés.

 


 

CHAPITRE XVII — LE CONTRÔLE DES PRIX PAR L’ÉTAT

 

1.

 

Nous avons vu ce qui se passe lorsque le gouvernement se mêle de vouloir fixer les prix au-dessus du niveau auquel le marché libre les aurait amenés. Voyons maintenant ce qui peut se produire si le Gouvernement les taxe au-dessous du niveau normal.

Presque tous les gouvernements, de nos jours, se livrent à cette dernière politique en temps de guerre. Nous n’envisageons pas ici l’utilité de la fixation des prix dans ces périodes anormales, les difficultés où un tel sujet pourrait nous entraîner nous conduiraient trop loin de l’objet de ce livre. L’économie tout entière tombe fatalement pendant la guerre sous la direction de l’État[7].

Mais la politique de la fixation des prix, qu’elle soit due à la guerre, qu’elle soit sage ou non, se maintient dans presque tous les pays, durant de longues périodes, une fois la guerre finie, alors que l’excuse initiale qu’on pouvait avoir en l’instaurant a disparu.

Voyons d’abord ce qui se passe quand l’État essaie de fixer le prix d’un produit, ou d’un ensemble de produits, au-dessous de celui qu’il atteindrait sur un marché libre.

Quand il s’efforce de fixer le prix maximum pour quelques denrées seulement, il choisit à l’ordinaire des produits de base, affirmant qu’il y a un intérêt capital à ce que les classes pauvres puissent les acquérir à un « prix raisonnable ». Supposons que les denrées choisies à cet effet soient le pain, le lait, la viande.

La raison qu’on donne pour maintenir un prix bas pour ces marchandises est à peu près celle-ci. Si on laisse le prix du bœuf (par exemple) à la merci du marché libre, la demande sera telle que le prix se fixera très haut et seuls les riches pourront en acheter. Les gens se procureront du bœuf, non pas en proportion du besoin qu’ils en ont, mais à proportion de leur pouvoir d’achat. Tandis que, si nous établissons d’autorité le prix à un taux plus bas, chacun pourra en obtenir une quantité suffisante.

Remarquons tout d’abord, au sujet de ce raisonnement, que s’il est juste, la politique adoptée en se fondant sur lui est inconséquente et timorée. Car si c’est le pouvoir d’achat, et non le besoin, qui règle la distribution du bœuf au cours de 65 cents la livre sur un marché libre, il le fixerait également, quoique sans doute à un degré légèrement moindre, avec un prix de plafond légal de, disons, 50 cents la livre. L’argument suivant lequel c’est le pouvoir d’achat, plutôt que le besoin, qui commande la répartition d’une denrée peut être soutenu aussi longtemps qu’on est obligé de payer pour avoir du bœuf. Il n’aurait plus de raison d’être si le bœuf était distribué pour rien. Mais les systèmes de prix maximum taxés sont, en général, des efforts faits « pour empêcher la vie de monter », si bien que les protagonistes de ces mesures affirment inconsciemment que le prix du marché libre est en quelque sorte normal ou sacro-saint, au moment où leur contrôle commence. Ce prix de départ est considéré comme raisonnable, tout autre prix plus élevé comme déraisonnable, sans qu’on s’inquiète de savoir si les conditions de l’offre ou de la demande ont changé depuis que ce prix de départ s’était établi sur le marché.

 

2.

 

Dans la discussion de ce problème, il serait vain de prétendre qu’on peut établir un contrôle sur les prix tel qu’il les obligerait à se fixer constamment au niveau où, à chaque instant, les fixerait le marché libre. Autant, alors, n’avoir pas de contrôle ! Nous sommes obligés d’affirmer que le pouvoir d’achat du public est plus élevé que la quantité de marchandises offerte sur le marché, et que les prix sont maintenus par le contrôle au-dessous du niveau où ils se placeraient si le marché restait libre.

Or, il est impossible de maintenir le prix d’une denrée quelconque au-dessous de son prix de marché sans qu’à un certain moment deux conséquences ne s’ensuivent. La première est d’en accroître la demande. Si en effet cette denrée baisse de prix, on aura à la fois plus de tentation et plus de moyens d’en acheter davantage. La seconde est qu’alors ladite denrée deviendra plus rare. Puisqu’on en achètera davantage, on le verra disparaître des rayons des boutiques. Et de plus, la production de cette denrée sera découragée. La marge des profits en sera réduite ou même supprimée. Les producteurs marginaux sont conduits à la faillite. Même les plus habiles d’entre eux pourront se voir amenés à vendre leurs marchandises à perte. C’est ce qui s’est produit pendant la guerre lorsque l’Office des Prix fit appel aux abattoirs pour qu’ils mettent de la viande sur le marché à un prix inférieur à ce que valait le bétail sur pied, augmenté du coût de l’abattage et des opérations accessoires.

Si nous nous en tenions là, les conséquences de la fixation d’un prix maximum pour une denrée donnée entraîneraient nécessairement la raréfaction de cette denrée. Mais cela est exactement le contraire de ce à quoi les gens du contrôle économique prétendaient arriver. Car ce sont ces produits mêmes, choisis par eux et dotés d’une taxe maximum, dont ils voulaient justement assurer l’abondance. Mais tandis qu’ils fixent une limite aux salaires et aux profits de ceux qui produisent ces denrées de base, tout en laissant libres de toute contrainte les producteurs de produits de luxe ou de demi-luxe, ils découragent la production des denrées tarifiées et ils stimulent celles des denrées moins essentielles.

Quelques-unes de ces conséquences deviennent, chacune en son temps, sensibles aux dirigistes, et pour les écarter ils font appel à d’autres modalités de contrôle, parmi lesquelles le rationnement, le contrôle des prix de revient, la taxe à la production, les indemnités et allocations ou la tarification générale des prix. Examinons chacun de ces procédés.

Lorsqu’il devient évident que la rareté d’un produit s’intensifie, par le fait que son prix a été fixé au-dessous du cours normal, on accuse les clients riches d’en prendre plus que leur juste part, ou s’il s’agit d’une matière première industrielle, on accuse certaines firmes de la stocker. À ce moment alors, les pouvoirs publics prennent une série de mesures instituant des priorités d’achat, des allocations par catégories d’usagers et par quantités, des rationnements. Si l’on adopte le système généralisé du rationnement, chaque consommateur n’aura droit qu’à un certain maximum de la denrée rationnée, même s’il désire et peut en acheter davantage.

En bref, dans le système de rationnement, l’État adopte le système du double prix ou un système de double monnaie : chaque consommateur doit être nanti, non seulement de monnaie ordinaire, mais aussi d’un certain nombre de points ou coupons d’achats. Autrement dit, ce gouvernement essaie de faire, par le moyen des coupons d’achats, une partie du travail que le marché libre réaliserait par le seul jeu des prix. Je dis qu’il ne fait qu’une partie du travail, car le rationnement ne parvient qu’à contracter la demande, sans pour cela stimuler l’offre, ce qu’un prix plus élevé ne manquerait pas de faire.

Le Gouvernement peut d’ailleurs essayer d’agir sur l’offre en étendant son contrôle sur le coût de la production d’une denrée donnée. Pour maintenir le prix du bétail du bœuf, par exemple, à un cours très bas, il lui est loisible de fixer le prix de gros du bœuf, le prix à l’abattoir, le prix de la viande sur pied, celui de la nourriture du bétail et les gages des garçons de ferme. Pour maintenir au-dessous du cours normal le prix du lait livré à domicile, il peut aussi essayer de fixer les salaires des conducteurs de camions laitiers, le prix des bidons, celui du lait pris à la ferme et celui de la nourriture du bétail. Pour maintenir le prix du pain, il peut fixer les salaires des ouvriers boulangers, le cours de la farine, le tarif des meuniers, le prix du blé et ainsi de suite.

Mais à mesure que le gouvernement remonte ainsi à la source dans le contrôle des prix, il multiplie par là même les conséquences qui à l’origine l’ont conduit à adopter cette politique. À supposer qu’il assume la responsabilité de fixer tous ces prix et qu’il ait assez d’autorité pour faire respecter ses décisions, alors, en même temps, il crée la raréfaction des différents services et produits — tels que le travail, la nourriture du bétail, le blé lui-même qui contribuent à la production des denrées essentielles. Aussi le Gouvernement est-il contraint d’étendre ses contrôles de prix à des cercles de plus en plus étendus, et cela revient finalement au même que s’il érigeait un contrôle des prix sur tout l’ensemble de l’économie.

Le Gouvernement peut tenter de parer à ces difficultés par l’octroi de subventions. Il constate par exemple que lorsqu’il impose un prix plus bas que celui du marché normal pour le lait ou pour le beurre, une pénurie de ces produits peut s’ensuivre par le fait que les salaires et les profits dans cette production sont devenus trop bas, comparés à ceux que procure la production d’autres denrées. C’est pourquoi le Gouvernement tente de compenser ces pertes en donnant une allocation aux producteurs de lait ou de beurre. Sans parler des difficultés administratives inhérentes à ce système, et en supposant que ces allocations seront tout juste suffisantes pour assurer une relative production de ces produits, il est évident que, bien que l’allocation soit payée aux producteurs, ce sont les consommateurs qui en réalité sont bénéficiaires de la subvention. Car les producteurs ne perdent ni ne gagnent : ils ne reçoivent pas plus pour leur lait ou leur beurre que s’ils étaient restés libres de demander le prix du marché normal, tandis que les consommateurs achètent leur lait et leur beurre à un prix bien inférieur à celui du marché normal. Ils se trouvent subventionnés pour la différence entre ces deux prix, ce qui a lieu par le moyen des subsides versés, en apparence, aux producteurs.

Et alors, à moins que cette denrée subventionnée ne soit elle-même aussi rationnée, ce sont les clients doués du plus fort pouvoir d’achat qui pourront en acquérir le plus. Ce qui signifie qu’ils recevront une subvention plus grande que les économiquement faibles.

Quant à savoir qui, en fin de compte, supportera la charge de ces subsides, cela dépend de l’incidence des impôts. Les contribuables paieront pour se subventionner en tant que consommateurs. Il est assez difficile dans ce dédale de savoir qui paie et qui reçoit. Ce que l’on oublie trop, c’est que ces allocations, il faut nécessairement que quelqu’un les paye, car on n’a encore découvert aucune méthode qui permettrait à une collectivité de recevoir quelque chose pour rien.

 

3.

 

Il se peut que le contrôle des prix puisse paraître réussir pendant un certain temps. Cela arrive particulièrement en temps de guerre, lorsqu’il est soutenu par le patriotisme et par la conscience qu’on a de l’état de crise. Mais plus il dure, plus les difficultés de son application apparaissent. Quand les prix sont maintenus artificiellement bas sous la pression du gouvernement, c’est d’une manière chronique que la demande l’emporte sur l’offre. Nous avons vu que si le gouvernement s’efforce de parer au manque d’une denrée en réduisant le salaire, le prix des matières premières et des autres facteurs qui constituent les éléments de coût du produit, ces services et produits se raréfieront à leur tour. Si le Gouvernement s’obstine dans cette voie, non seulement il sera contraint d’étendre son contrôle des prix de plus en plus loin « verticalement », mais il devra également étendre son contrôle sur les prix, de plus en plus proche « horizontalement ». Si l’on rationne une denrée, et qu’ainsi le public ne puisse se la procurer en quantité suffisante, alors, en supposant qu’il lui reste du pouvoir d’achat, il se retournera vers un succédané. Le rationnement d’une denrée en voie de disparition exerce une pression de plus en plus forte sur les denrées encore non rationnées. À supposer que le gouvernement soit capable d’empêcher le marché noir, ou du moins puisse l’empêcher de se développer au point de rendre illusoires les prix égaux, il lui faudra de plus en plus étendre son contrôle, et rationner de plus en plus de denrées. Ce rationnement ne saurait s’arrêter aux consommateurs ; il en fut ainsi en temps de guerre, car, en fait, il s’appliqua d’abord aux matières premières, atteignant ainsi d’abord les producteurs.

Un contrôle des prix ainsi étendu et minutieux, qui cherche à maintenir un tel niveau des prix, s’oriente nécessairement, à un moment donné, vers une économie entièrement dirigée. Il faudra empêcher les salaires de monter aussi rigoureusement qu’on le fait pour les prix. Il faudra rationner la main-d’œuvre aussi impitoyablement que les matières premières. Si bien que le gouvernement aura, non seulement à fixer à chaque consommateur le montant de sa ration, mais il aura également à mesurer au fabricant le montant de ses bons matières ainsi que le nombre de ses ouvriers. La concurrence ne saurait pas plus être tolérée pour le recrutement de la main-d’œuvre que pour l’achat des matières premières. La conclusion de tout ceci est que l’économie se pétrifie et devient totalitaire, chaque entreprise, chaque travailleur salarié est à la merci du gouvernement et toutes les libertés traditionnelles que nous avons connues s’évanouissent. Alexandre Hamilton, il y a un siècle, écrivait dans le Fédéraliste : « Tout pouvoir qui réglemente la vie matérielle de l’homme s’empare du même coup de son âme. »

 

4.

 

Telles sont les conséquences de ce qu’on pourrait décrire comme étant la réglementation des prix la plus « perfectionnée », la plus « tenace » et la moins « politique » qui soit. Après la Seconde Guerre mondiale, dans tous les pays, l’un après l’autre, surtout en Europe, le marché noir atténua quelques-unes des bourdes les plus monumentales dues aux bureaucrates.

Dans la plupart des pays d’Europe, ce fut le sort commun de ne pouvoir trouver le minimum vital qu’en faisant appel au marché noir. En certains pays, le marché noir subsista en marge et aux dépens du marché légal jusqu’à ce qu’il devienne, en fait, l’unique marché. Mais en maintenant, ne fût-ce que pour la forme, les prix officiels, les pouvoirs du jour essayaient de montrer que leur cœur était à la bonne place, même si leurs brigades de contrôle n’y étaient pas.

Mais du fait que le marché noir supplanta finalement le marché officiel, il n’en faut pas conclure qu’il n’y ait pas eu de mal de fait. En réalité il y eut dommage, tant économique que moral. Pendant la période de transition les grandes firmes, depuis longtemps établies avec un important capital et une clientèle fidèle, durent ralentir ou cesser leur production. De petites entreprises, nées en une nuit, dotées de très petits capitaux et de peu d’expérience, prennent leur place avec moins d’efficience. Incapables de produire des objets finis et à des prix bien étudiés comme le faisaient leurs aînées, elles sortent des marchandises grossières et de qualité peu loyale à un prix beaucoup plus élevé. Il y a prime à la malhonnêteté. Ces nouvelles firmes n’ont pu naître ou grandir que parce qu’elles consentent à violer la loi ; leurs clients conspirent avec elles, et naturellement les procédés malhonnêtes se généralisent, la démoralisation s’étend sur toute la vie commerciale.

Au surplus, il est rare que les autorités chargées du contrôle des prix aient fait tous les efforts nécessaires pour maintenir le niveau des prix au taux qui existait quand on a commencé la taxation. Elles proclament qu’elles entendent maintenir le niveau des prix. Toutefois, très vite, et sous prétexte de corriger des inégalités ou des injustices sociales, on se met à établir des distinctions dans la méthode de taxation des prix, de telles sorte que les groupes politiquement puissants se voient avantagés au détriment des autres. Comme, de nos jours, le pouvoir politique d’un groupe se mesure au nombre des votes, ce sont surtout les ouvriers et les cultivateurs qui connaissent la faveur gouvernementale.

Au début, on affirme que les salaires n’ont rien à voir avec les prix, qu’on peut facilement faire monter les salaires sans toucher aux prix. Mais quand il devient évident que les salaires ne sont réellement augmentés qu’aux dépens du profit, les bureaucrates commencent alors à argumenter et à prouver que, en tout état de cause, les bénéfices étaient exagérés, et que même si on augmente les salaires tout en contenant les prix, les bénéfices seront encore très « convenables ». Comme en réalité il n’existe rien de tel qu’un taux de bénéfices uniforme, comme ce taux varie dans chaque cas, cette politique aboutit finalement à mettre hors de jeu les entreprises qui réalisaient le plus faible taux de profit, et à décourager ou à arrêter complètement la fabrication de certains produits. Ce qui se traduit par du chômage, un arrêt dans la production et une baisse généralisée du niveau de vie de tous.

 

5.

 

Quelles sont donc les raisons profondes qui incitent les pouvoirs publics à fixer des prix maximum ? Tout d’abord, c’est qu’ils ne comprennent pas pourquoi les prix ont été amenés à monter. Or la cause véritable est, soit la rareté des marchandises, soit une inflation de monnaie. Et ce n’est point par une taxation légale que l’on pourra modifier ces causes. En fait, comme nous venons de le voir, cela contribue tout simplement à raréfier encore la marchandise. Quant aux dispositions à prendre pour l’inflation de monnaie, nous les étudierons au chapitre suivant. Mais l’une des erreurs qui se cache derrière le contrôle des prix est le sujet même de ce livre. De même, en effet, que les plans sans cesse remis sur le chantier pour faire monter les prix de certaines denrées prouvent que l’on ne pense qu’aux intérêts de certains producteurs, oubliant totalement ceux des consommateurs, de même, lorsqu’on édicte le maintien des prix bas, on ne pense qu’aux consommateurs, oubliant tout à fait que ces mêmes consommateurs peuvent être aussi des producteurs. Et l’appui politique qu’obtiennent ces systèmes provient d’une même confusion dans les esprits. Le public ne veut pas débourser plus que le prix auquel il est habitué pour le lait, le beurre, les chaussures, les meubles, l’impôt, les billets de théâtre ou les diamants. Lorsque l’une quelconque de ces choses augmente, il s’indigne et pense qu’on l’a trompé. Chacun n’admet d’exception que pour les marchandises dont il est lui-même producteur. Alors il comprend et il explique pourquoi le prix de telle denrée a monté. Mais il est toujours porté à croire que son propre travail forme, en quelque manière, une sphère d’exception. « Voyez-vous, dit-il, mon travail est particulier et le public ne peut pas comprendre cela. Les salaires ont monté, les matières premières coûtent plus cher ; on ne peut plus importer tel ou tel produit et il faut le faire faire ici, ce qui augmente le prix de revient. Et puis, on demande de plus en plus cet article, il est donc raisonnable de laisser monter son prix afin d’en développer la fabrication et satisfaire ainsi la demande ». Et ainsi de suite. Chacun de nous, comme consommateur, achète une centaine de produits variés. Comme producteur, il n’en fabrique généralement qu’un. Il s’aperçoit de l’injustice qu’il y aurait à maintenir inchangé le prix de ce produit-là. De même chaque fabricant demande qu’on élève le prix de son produit, de même chaque salarié désire que ce soit son salaire à lui qui soit relevé. Chacun individuellement ne manque pas de constater que le contrôle des prix réduit la production dans son domaine particulier, mais personne ne consent à généraliser cette observation, car cela signifierait qu’il lui faudrait acheter plus cher tous les produits des autres.

Chacun de nous, en réalité, se compose d’une personnalité économique multiple. Chacun de nous est producteur, consommateur et payeur d’impôts. Et la politique qu’il préconise varie selon l’aspect de soi-même qu’il considère au moment où il la prône. Car il est tour à tour le Dr. Jekill ou Mr. Hyde. En tant que producteur, il souhaite l’inflation (en pensant surtout à son propre produit), en tant que consommateur, il veut un plafond aux prix (car il pense surtout aux produits des autres qu’il lui faut acheter). Comme consommateur, il se fera l’avocat des allocations ou simplement y consentira, et comme payeur d’impôt, il renâclera à les payer. Chacun, finalement, pense qu’il pourra utiliser les combinaisons politiques, de manière qu’il gagne plus, avec la subvention, qu’il ne perdra par l’impôt ; ou bien qu’il tirera un bénéfice de la montée du prix de son produit (dès lors que les prix d’achat des matières premières nécessaires à sa fabrication sont maintenus artificiellement au-dessous des cours), en même temps qu’il gagnera comme consommateur grâce au contrôle des prix.

Mais l’ensemble de la communauté se dupe elle-même, car non seulement cette politique de manipulation des prix égalise à peine la perte avec le gain, mais dans l’ensemble, la perte l’emporte de beaucoup sur le gain, parce que le contrôle des prix décourage et désorganise la main-d’œuvre comme la production.


 

 

CHAPITRE XVIII — LES RÉSULTATS
DU CONTRÔLE DES LOYERS

 

 

Le contrôle gouvernemental des loyers des maisons et appartements représente une forme particulière de contrôle des prix. La plupart de ses conséquences ne sont guère différentes de celles résultant du contrôle des prix en général, mais quelques-unes réclament une attention particulière.

Les contrôles des loyers sont parfois imposés en tant que partie d’un dispositif général de contrôle des prix, mais ils sont le plus souvent décrétés par une loi spéciale. Souvent l’occasion est fournie par le déclenchement d’une guerre. On installe un poste militaire dans une petite ville ; les maisons de rapport augmentent les loyers de leurs chambres ; les propriétaires d’appartements et de maisons augmentent aussi leurs loyers. Ce qui conduit à l’indignation du peuple. Ou alors, des maisons sont bel et bien détruites par des bombes dans certaines villes, et la nécessité de disposer d’armements et d’autres provisions détourne matériaux et travail de l’industrie du bâtiment.

Au départ, le contrôle des loyers est imposé en raison de l’argument selon lequel l’offre de logements n’est pas « élastique » — c’est-à-dire qu’une pénurie de logements ne peut pas être réglée immédiatement, quels que soient les niveaux que puissent atteindre les loyers. Par conséquent, affirme-t-on, le gouvernement, en interdisant la hausse des loyers, protège les locataires contre l’extorsion et l’exploitation sans faire aucun mal aux propriétaires et sans décourager les nouvelles constructions.

Cet argument est erroné, même en supposant que le contrôle des loyers ne restera pas longtemps en place. Il oublie une conséquence immédiate. Si les propriétaires ont le droit d’augmenter leurs loyers pour tenir compte de l’inflation monétaire et des véritables conditions de l’offre et de la demande, les locataires individuels chercheront à faire des économies en prenant moins de place. Ceci permettra à d’autres personnes de partager les logements dont l’offre est réduite. Le même nombre de logements abritera plus de monde, jusqu’à ce que la pénurie prenne fin.

Le contrôle des loyers, au contraire, encourage un gaspillage d’espace. Il établit une discrimination en faveur de ceux qui occupent déjà une maison ou un appartement dans une ville ou une région données, et ceci aux dépens de ceux qui se retrouvent dehors. En permettant aux loyers de monter au niveau qu’ils atteindraient sur le marché libre, on permet à tous les locataires ou locataires potentiels d’avoir une chance égale d’acheter de l’espace. Dans des conditions d’inflation monétaire ou de véritable pénurie de logements, les loyers augmenteraient certainement si les propriétaires ne devaient pas se conformer à un prix indiqué mais avaient tout simplement le droit d’accepter les offres les plus compétitives des locataires.

Les effets du contrôle des loyers empirent au fur et à mesure que le contrôle continue. On ne construit pas de nouveaux logements, parce qu’il n’y a plus de bonnes raisons de les construire. Avec l’augmentation des coûts de construction (habituellement le résultat de l’inflation), l’ancien niveau des loyers ne permettra pas de faire un profit. Si, comme il arrive souvent, le gouvernement finit par le reconnaître et exempte les nouveaux logements du contrôle des loyers, il n’y a toujours pas une incitation aussi grande à construire de nouveaux bâtiments que si les anciens logements échappaient eux aussi au contrôle des loyers. Selon l’ampleur de la dépréciation monétaire depuis le gel des anciens loyers, les loyers des nouveaux logements peuvent se retrouver dix ou vingt fois plus élevés que les anciens, à espace équivalent. (Ceci s’est produit en France après la Deuxième Guerre mondiale, par exemple). Dans de telles conditions, les locataires actuels des vieux bâtiments n’ont aucune envie de partir, même si leur famille s’agrandit et que leurs conditions d’hébergement se détériorent.

En raison des faibles loyers gelés pour les anciens bâtiments, les locataires qui y habitent déjà, et qui sont légalement protégés contre une augmentation du loyer, sont encouragés à gaspiller l’espace, que leur famille se soit réduite ou non. Ceci concentre la pression immédiate de la nouvelle demande sur le nombre relativement faible des nouveaux logements. Ce qui tend à faire monter leurs loyers, au début, à un niveau plus élevé qu’ils n’auraient atteint sur un marché parfaitement libre.

Néanmoins, ceci n’encouragera pas de manière proportionnelle la construction de nouveaux logements. Les constructeurs ou les propriétaires des appartements déjà existants, obtenant des profits réduits et subissant peut-être même des pertes pour leurs anciens appartements, auront peu ou aucun capital à placer dans la construction. De plus, eux, ou ceux qui possèdent un capital provenant d’autres sources, peuvent craindre que le gouvernement ne trouve à tout instant une excuse pour imposer également des contrôles de loyers sur les nouveaux logements. Et, de fait, il le fait souvent.

La situation du logement se détériorera par d’autres façons. La plus courante est que les propriétaires, si on ne les autorise pas à augmenter de manière appropriée les loyers, ne se soucieront plus de réorganiser les appartements ou d’y apporter d’autres améliorations. En fait, si le contrôle des loyers est particulièrement irréaliste et oppresseur, les propriétaires ne chercheront même pas à réparer les appartements ou les maisons. Non seulement ils n’auront aucune raison économique de le faire, mais ils peuvent même ne pas avoir les fonds nécessaires. Les lois sur le contrôle des loyers, entre autres effets, créent de mauvais rapports entre des propriétaires qui sont forcés de se contenter de gains minimaux ou même de pertes, et des locataires qui s’indignent du refus du propriétaire d’effectuer les réparations adéquates.

Souvent, l’étape suivante des législateurs, agissant sous des pressions uniquement politiques ou sous l’influence d’idées économiques confuses, consiste à supprimer les contrôles sur les appartements de « luxe » tout en les conservant pour les appartements de faible ou de moyen standing. L’argument en est que les locataires riches peuvent se permettre de payer des loyers plus élevés, mais pas les locataires pauvres.

Cependant, l’effet à long terme de ce procédé discriminatoire est le contraire de ce que ses avocats voulaient. On encourage et on récompense les constructeurs et les propriétaires d’appartements de luxe ; on décourage et on pénalise les constructeurs et les propriétaires des logements à faibles loyers, dont on avait un plus grand besoin. Les premiers sont libres de faire d’aussi grands profits que l’autorisent les conditions de l’offre et de la demande ; les seconds n’ont plus aucune raison (voire plus aucun capital) pour construire des logements à loyer modéré.

Le résultat est un encouragement comparatif à la réparation et à la réorganisation des appartements de luxe et une tendance à transformer les nouveaux bâtiments privés existants en appartements de luxe. Il n’y a en revanche aucune incitation à construire de nouveaux logements pour les personnes à faibles revenus, ni même à conserver en bon état les logements existants pour ces individus à faibles revenus. Les conditions de logement de ces derniers vont, par conséquent, se détériorer sur le plan qualitatif, et il n’y aura aucune augmentation sur le plan quantitatif. Là où la population croît, la détérioration et la pénurie des logements à faibles loyers iront de pire en pire. On pourra en arriver à un point où de nombreux propriétaires non seulement cessent de faire le moindre profit, mais doivent faire face à des pertes croissantes et obligatoires. Ils peuvent se trouver dans une situation où ils ne peuvent même pas se débarrasser de leur propriété. Ils peuvent alors abandonner réellement leur propriété et disparaître, afin de ne pas être imposables. Quand les propriétaires cessent de fournir le chauffage et d’autres services de base, les locataires sont obligés de quitter leurs appartements. Des quartiers de plus en plus nombreux deviennent des taudis. Au cours des dernières années, à New York, il est devenu courant de voir des blocs complets d’appartements abandonnés, fenêtres brisées ou bouchées pour empêcher d’autres déprédations de vandales. Les incendies volontaires deviennent plus fréquents et les propriétaires sont suspectés.

Un autre effet est l’érosion des revenus des villes, car la valeur des propriétés, qui sert de base pour les impôts, continue de baisser. Les villes font faillite ou ne peuvent plus continuer à fournir les services de base.

Quand ces conséquences sont tellement claires qu’elles crèvent les yeux, ceux qui ont imposé le contrôle des loyers ne reconnaissent bien sûr nullement leur erreur. Au contraire, ils dénoncent le système capitaliste. Ils prétendent que les entreprises privées ont à nouveau « échoué » ; que « les entreprises privées ne peuvent pas faire ce travail. » Par conséquent, disent-ils, l’État doit intervenir et construire lui-même des habitations à loyer modéré.

Tel a été le résultat presque universel dans tous les pays qui furent impliqués dans la Deuxième Guerre mondiale ou qui ont imposé le contrôle des loyers afin de contrecarrer l’inflation monétaire.

Ainsi, le gouvernement lance un gigantesque programme de logement — aux frais du contribuable. Les maisons sont louées à un taux qui ne rembourse pas les frais de construction et de l’opération. Une méthode typique de procéder consiste pour le gouvernement à payer des subventions annuelles, soit directement aux locataires sous la forme de loyers faibles, soit aux constructeurs ou directeurs des logements d’État. Quel que soit l’arrangement retenu, les locataires de ces constructions sont subventionnés par le reste de la population. On paie une part de leur loyer à leur place. On les sélectionne pour ce traitement de faveur. Les possibilités politiques de ce favoritisme sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire de les souligner. On crée un groupe de pression qui croit que le contribuable leur doit ces subventions, qui sont pour eux un droit. Un autre pas est fait vers l’État-providence total.

La dernière ironie du contrôle des loyers est que plus il est irréaliste, draconien et injuste, plus ardents seront les arguments politiques pour le maintenir. Si les loyers légalement gelés représentent en moyenne 95 % de ce qu’ils seraient avec un marché libre des loyers, et que seule une injustice mineure est faite aux propriétaires, alors il n’y a pas d’objection politique forte à la suppression du contrôle, parce que les locataires n’auront à payer qu’une augmentation moyenne de 5 %. Mais si l’inflation monétaire a été tellement forte, ou que les lois sur le contrôle des loyers ont été tellement répressives et irréalistes, que les loyers gelés par la loi ne représentent que 10% de ce qu’ils seraient sur un marché libre et qu’une grande injustice est faite aux propriétaires, alors s’élèvera un grand tollé dénonçant les maux abominables qu’engendrerait la suppression du contrôle et l’obligation faite aux locataires de payer un loyer correspondant à la situation économique. L’argument est le suivant : il serait effroyablement cruel et déraisonnable de demander aux locataires de payer une augmentation si soudaine et si forte. Même ceux qui s’opposent au gel des loyers sont alors disposés à concéder que la suppression des contrôles doit être un processus prudent, progressif et prolongé. En fait, dans de telles conditions, peu d’opposants au gel des loyers ont le courage politique et la connaissance économique pour même demander cette suppression progressive. En résumé, plus irréaliste et plus injuste est le contrôle des loyers, plus il sera politiquement difficile de s’en défaire. Dans de nombreux pays, un contrôle ruineux des loyers a été conservé des années après que les autres formes de contrôle des prix ont été abandonnées.

Les excuses politiques offertes pour la poursuite du contrôle des loyers dépassent l’entendement. La loi explique parfois que ces contrôles peuvent être abandonnés quand le « taux des chambres à louer » se situe au-dessus d’un certain seuil. Les fonctionnaires soutenant le contrôle des loyers soulignent triomphalement que le taux n’a pas encore atteint ce seuil. Bien sûr que non. En lui-même, le fait que les loyers légaux sont maintenus tellement en deçà des loyers du marché augmente artificiellement la demande d’espace locatif en même temps qu’il décourage tout accroissement de l’offre. Ainsi, plus les plafonds des loyers sont, de manière déraisonnable, maintenus bas, plus il est certain que la « rareté » des maisons et des appartements à louer continuera.

L’injustice imposée aux propriétaires est flagrante. Ils sont, nous devons le répéter, obligés de subventionner les loyers payés par leurs locataires, souvent au prix pour eux de grande pertes nettes. Les locataires subventionnés peuvent fréquemment être plus riches que le propriétaire forcé d’assumer une partie de ce qui serait sinon le loyer du marché. Les politiciens ignorent cet aspect. Ceux qui travaillent dans un autre secteur économique, qui soutiennent l’imposition ou la conservation du contrôle des loyers parce que leurs cœurs battent pour les locataires, ne vont pas jusqu’à suggérer d’assumer eux-mêmes, par l’impôt, une part de la subvention au locataire. Le fardeau retombe entièrement sur la petite classe des individus suffisamment méchants pour avoir construit ou possédé des logements locatifs.

Peu de mots portent un plus grand opprobre que « propriétaire de taudis » (slumlord). Et de quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas de quelqu’un qui possède une propriété coûteuse dans un quartier à la mode, mais de quelqu’un qui ne possède qu’une petite propriété dans les bas quartiers, où les loyers sont les plus bas et où les paiements sont les plus lents, les plus erratiques et les moins fiables. Il n’est pas facile d’imaginer pourquoi (hormis une méchanceté naturelle) quelqu’un qui pourrait se payer un logement locatif décent déciderait de devenir à la place un propriétaire de taudis.

Quand on met en place des contrôles de prix déraisonnables sur des articles de consommation immédiate, comme le pain par exemple, les boulangers peuvent tout simplement refuser de le cuire et de le vendre. La pénurie devient immédiatement évidente et les politiciens sont obligés d’augmenter les prix plafonds ou de les supprimer. Les logements sont eux des biens très durables. Il faut parfois attendre plusieurs années avant que les locataires commencent à sentir les résultats du découragement à créer de nouveaux bâtiments et à réparer et maintenir normalement les anciens. Cela peut prendre encore plus de temps avant qu’ils ne se rendent compte que la rareté et la détérioration des logements sont directement liées au contrôle des loyers. Entre-temps, tant que les propriétaires obtiennent un quelconque revenu net, supérieur aux impôts et à l’intérêt de l’hypothèque, ils n’ont pas d’autre choix que de continuer à conserver et louer leur propriété. Les politiciens — qui gardent à l’esprit que les locataires représentent plus de bulletins de vote que les propriétaires — continuent de manière cynique le contrôle des loyers, bien après avoir dû abandonner le contrôle général des prix.

Nous revenons ainsi à notre leçon de base. La pression en faveur du contrôle des loyers vient de ceux qui ne considèrent que ses bénéfices imaginés à court terme pour un groupe de la population. Mais lorsque nous considérons ses effets à long terme pour tout le monde, y compris les locataires eux-mêmes, nous devons reconnaître que le gel des loyers n’est pas seulement de plus en plus vain, mais de plus en plus destructeur, au fur et à mesure qu’il devient plus sévère et plus longtemps il demeure en application.


 

 

CHAPITRE XIX — LES LOIS SUR LE SALAIRE MINIMUM

 

1.

 

Nous avons vu à quels résultats néfastes aboutissent les efforts des pouvoirs publics lorsqu’ils se mêlent d’élever les prix des denrées de première nécessité. Il faut s’attendre à des conséquences aussi désastreuses s’ils s’efforcent de faire des lois pour établir le salaire minimum. Cela ne saurait surprendre, car un salaire, en réalité, est un prix. Il est regrettable pour la clarté de la pensée économique que le prix des services ou du travail ait reçu un tout autre nom. C’est cette confusion dans les termes qui empêche tant d’esprits de reconnaître que ce sont les mêmes lois qui régissent les salaires et les prix.

En ce qui concerne les salaires, on se laisse troubler l’esprit par tant de considérations sentimentales ou par tant d’incidences politiques que, dans la plupart des discussions, on oublie les principes les plus élémentaires. Des gens qui nieraient fermement que l’on pût obtenir la prospérité en faisant monter artificiellement les prix, ou qui seraient les premiers à démontrer que les lois du prix minimum pourraient être grandement néfastes aux industries mêmes qu’elles ont choisi d’aider, se feront pourtant les défenseurs de lois de salaires minimum, attaquant sans hésitation ceux qui en démontrent la nocivité.

Pourtant, il devrait sembler évident qu’une loi sur le salaire minimum constitue une arme bien modeste pour lutter contre la plaie des salaires de famine, et que le bien qu’elle peut faire ne peut l’emporter sur ses inconvénients que dans la mesure même où son but reste modeste.

Plus une loi de ce genre est exigeante, plus le nombre de travailleurs qu’elle désire mettre à l’abri grandit, plus elle tente de faire monter leurs salaires, et plus il est probable que ses mauvais effets l’emporteront sur les bons.

Quand on vote une loi qui fixe le salaire de base à 30 dollars par exemple pour une semaine de 40 heures, il en résulte tout d’abord que tout travailleur qui ne pourra fournir à son employeur un travail équivalent à 30 dollars, perdra son travail.

Vous ne pouvez faire que le travail d’un homme vaille tel prix, simplement en décidant qu’on n’aura pas le droit de le payer à un prix inférieur. Vous le privez tout simplement du droit de gagner ce que ses capacités et sa situation lui permettent de gagner et, en même temps, vous privez la société des services modestes qu’il est capable de rendre. Finalement, vous n’aurez fait que remplacer un salaire bas par du chômage. Vous faites du mal dans tous les sens sans aucune compensation.

Il n’y a guère qu’une exception à ce tableau. Elle se produit quand un groupe de travailleurs reçoit un salaire nettement au-dessous du salaire normal qui a cours sur le marché. Mais cela n’a chance d’arriver que dans des circonstances particulières ou dans de petites communes, là où la concurrence ne joue ni librement ni convenablement. Pourtant, dans tous ces cas, le problème pourrait être résolu, d’une manière plus souple et moins nocive, simplement en groupant ces travailleurs dans un syndicat.

On peut penser que si la loi oblige une industrie à donner un salaire plus élevé à ses ouvriers, elle vendra ses produits plus cher, si bien que le poids de cette augmentation de salaire retombera finalement sur le consommateur. Mais ces transferts de charges ne se font pas si facilement, et l’on ne se débarrasse pas si aisément non plus des conséquences qu’entraine une augmentation artificielle de salaires. Il se peut, par exemple, que le relèvement des prix soit impossible parce qu’il pousserait le client à chercher un produit de remplacement. Ou bien, si le client consent à payer plus cher, il achètera moins. Et tandis que certains ouvriers bénéficieront d’une augmentation de salaire, d’autres seront mis au chômage.

Enfin, si les prix ne sont pas relevés, les producteurs marginaux seront obligés de fermer leur usine, si bien que, finalement, par ce moyen nouveau, on aura provoqué une réduction de la production avec le chômage qui en est la conséquence.

Quand on expose ces résultats, quelques esprits ne manquent pas de répliquer : « Très bien, si vraiment telle industrie ne peut maintenir son usine qu’en payant des salaires de famine, ce sera tant mieux si le salaire de base l’oblige à disparaître. » Cette vigoureuse réflexion ne tient pas compte des réalités. On oublie d’abord que le client va être privé de la production de cette industrie. En second lieu, on ne réfléchit pas que cela revient à condamner au chômage tous les ouvriers de cette industrie. Finalement, on ne veut pas voir que les salaires payés dans cette industrie, si mauvais qu’ils fussent, étaient encore les meilleurs parmi ceux qui pouvaient s’offrir aux ouvriers de cette industrie ; sinon, ils seraient allés ailleurs. Si donc une industrie est anéantie par l’effet d’une loi sur le salaire minimum, ses ouvriers seront obligés d’entrer dans les places qu’ils avaient jugé trop peu payées auparavant. Leur concurrence dans la recherche de ces places va faire baisser les prix offerts primitivement, même dans ces industries qu’ils avaient dédaignées. Pas moyen donc d’échapper à la conclusion que la loi du salaire minimum accroîtra le chômage.

 

2.

 

La loi sur le salaire minimum pose en outre un délicat problème, celui de remédier au chômage qu’elle va créer. En décrétant un minimum de salaire de, par exemple, 75 cents à l’heure, nous défendons à quiconque de travailler à moins de 30 dollars pour 48 heures par semaine. Supposons maintenant que nous ne donnions que 18 dollars par semaine comme allocation de chômage. Cela signifie que nous empêcherons un travailleur de faire un travail utile, à, mettons 25 dollars par semaine, et que nous lui donnerons 18 dollars par semaine à ne rien faire. Nous avons ainsi privé la société de la valeur de son travail. Nous avons privé l’ouvrier de son indépendance et du respect de soi-même qui découle du sentiment qu’on doit se suffire à soi-même et qu’on fait un travail utile, même s’il est mal payé, et, en même temps, nous avons réduit le gain qu’il eût pu recevoir par son effort personnel.

Telles sont les conséquences de l’allocation de chômage, aussi longtemps qu’elle est inférieure, ne fût-ce que d’un penny à la somme de 30 dollars. Plus nous augmenterons cette allocation et plus la situation empirera par d’autres côtés. Si nous donnons 30 dollars d’allocation au chômeur, alors nous donnons autant aux hommes qui ne travaillent pas qu’à ceux qui travaillent. En outre, quelle que soit l’indemnité allouée au chômeur, nous créons par là même une situation nouvelle telle que chacun ne travaille plus que pour la différence entre son salaire et l’indemnité de chômage.

Si l’indemnité de chômage est de 30 dollars par semaine, les ouvriers à qui l’on offre un dollar par heure ou 40 dollars par semaine ne sont en réalité payés que 10 dollars par semaine, puisqu’ils pourraient obtenir le reste, soit 30 dollars, en ne faisant rien.

On aura peut-être l’idée que, pour échapper à ces néfastes conséquences, on pourrait donner un secours de travail au lieu d’une allocation de chômage, mais on ne fait alors que modifier la nature de ces conséquences. Le salaire de secours signifie que l’on va donner au bénéficiaire plus qu’il ne recevrait sur le marché libre pour un même travail. Une partie seulement de cette indemnité récompense donc son travail (travail d’une efficacité parfois douteuse), l’autre n’est qu’une allocation de chômage déguisée.

Il eût sans doute mieux valu pour tout le monde que l’État, ouvertement, ait accordé une indemnité de travail à tous ceux qui étaient déjà embauchés. Nous ne développerons pas ce point plus longtemps, car cela nous entraînerait à considérer des problèmes trop éloignés de notre sujet. Mais il importe de garder en mémoire les difficultés que posent les indemnités de chômage, et les conséquences qu’elles entraînent quand il s’agit de voter la loi sur le salaire minimum ou l’augmentation de salaire minimum déjà fixé.

 

3.

 

Ce qui précède n’a pas pour but de démontrer qu’il n’y a aucun moyen d’augmenter les salaires. Cela veut seulement prouver que la trop facile méthode de le faire par un ukase du Gouvernement est mauvaise, et même que c’est la pire.

Peut-être est-ce ici le meilleur moment pour souligner que ce qui différencie pas mal de réformateurs de ceux qui n’acceptent pas leurs projets, ce n’est pas leur plus grande philanthropie, mais surtout leur plus vive impatience. La question n’est pas du tout de savoir si nous voulons voir tout le monde aussi heureux et florissant que possible. Entre hommes de bonne volonté cela va de soi. La véritable question est de savoir comment s’y prendre pour atteindre ce but. Et pour ce faire, il ne faut jamais perdre de vue quelques vérités élémentaires : il est impossible d’abord de distribuer plus de richesse qu’il ne s’en crée. Et il est impossible ensuite de rétribuer le travail, dans son ensemble et à la longue, plus que ne vaut ce qu’il produit.

La meilleure façon de hausser les salaires est donc d’accroitre la productivité du travail. Plusieurs méthodes peuvent y être employées : accroître le capital investi, c’est-à-dire le nombre des machines qui soulagent le travail de l’ouvrier ; perfectionner l’outillage et le renouveler par des inventions et transformations ; veiller à une meilleure conduite de l’usine de la part des chefs et des cadres ; obtenir un meilleur rendement de la part des ouvriers ; améliorer la formation professionnelle. Plus le travailleur de l’usine accroît sa production, plus s’accroît la richesse totale de la communauté. Plus il produit, plus son travail a de valeur pour les consommateurs, et par conséquent pour les employeurs eux-mêmes. Et plus son travail aura de valeur pour son employeur, mieux il sera payé.

Les hauts salaires, on le voit, naissent de la production et non pas des décrets du Gouvernement.

 

CHAPITRE XX — L’ACTION SYNDICALE
FAIT-ELLE MONTER LES SALAIRES ?

 

1.

 

On a beaucoup exagéré le pouvoir des Syndicats de faire monter les salaires pour une longue durée et pour l’ensemble de la classe ouvrière. Cela tient surtout à ce qu’on ne veut pas reconnaître que le niveau des salaires est déterminé avant tout par le rendement du travail. C’est pour cette raison en particulier que les salaires aux États-Unis étaient beaucoup plus élevés qu’en Angleterre ou en Allemagne au cours de la période où cependant le mouvement ouvrier s’était beaucoup plus développé dans ces deux pays qu’en Amérique.

Cette vérité évidente que le rendement du travail est la cause déterminante de l’accroissement des salaires est généralement oubliée ou tournée en dérision par les chefs syndicalistes, tout autant que par les nombreux écrivains en matière économique qui cherchent à se faire une réputation d’« avancés » en copiant leurs discours. Mais cette vérité ne repose pas, comme ils paraissent le croire, sur le postulat que les patrons sont tous des hommes justes et généreux, qui font toujours ce qu’ils croient équitable. Elle repose sur un tout autre postulat, à savoir que le patron, dans son entreprise, cherche à réaliser un profit maximum. Si des ouvriers consentent à travailler pour des salaires plus bas que ceux qu’il est prêt à leur payer, pourquoi les paierait-il davantage ? Pourquoi ne préférerait-il pas donner un dollar par semaine à ses ouvriers plutôt que deux comme le fait son voisin ? Aussi longtemps que cet état de concurrence existe, les patrons auront tendance à payer leurs ouvriers en proportion de leur valeur professionnelle.

Tout cela ne veut pas dire que les syndicats n’aient pas à remplir un rôle utile et légitime. Ce rôle consiste surtout à veiller à ce que tous leurs membres reçoivent bien toute la valeur marchande de leur travail. Il est rare en effet que la concurrence des travailleurs à la recherche du travail, et des patrons à la recherche des ouvriers, joue parfaitement. Ni les patrons, ni les ouvriers, pris individuellement, ne sont toujours renseignés sur les conditions du marché du travail. Un travailleur isolé peut très bien ignorer, et les cours du travail, et la valeur marchande qu’il représente pour son patron, s’il n’est pas aidé par le syndicat. Et s’il reste seul, il est beaucoup plus désarmé pour en discuter les éléments. Ses erreurs de jugement lui sont plus préjudiciables qu’à son patron. Celui-ci, en effet, peut commettre l’erreur de ne pas embaucher un homme dont le travail lui eût été très utile, il perd alors le profit que celui-ci eût pu lui apporter, mais il lui arrive d’en embaucher une centaine ou un millier. Tandis que l’ouvrier qui commet l’erreur de refuser du travail parce qu’il espère en trouver facilement d’autre, mieux rétribué, risque de la payer cher. Ce sont ses moyens d’existence même qui sont en jeu. Non seulement il peut ne pas trouver rapidement d’autre travail mieux rétribué, mais il se peut aussi qu’il attende longtemps avant de retrouver un travail payé au taux qu’il avait refusé. Or, dans son cas, le temps est l’essence même du problème, car il lui faut vivre et faire vivre sa famille. Il peut alors être tenté d’accepter du travail à un taux qu’il sait inférieur à sa « valeur réelle », plutôt que de courir le risque d’avoir trop à attendre. Mais quand les ouvriers d’un patron ont affaire à lui en un corps constitué, et s’offrent à travailler à un « salaire type » pour telle espèce de travail, ils peuvent espérer ainsi traiter d’égal à égal et éviter les erreurs néfastes.

Mais l’expérience montre que les syndicats — outrepassant leur droit légitime à défendre l’ouvrier, et aidés en cela par une législation partiale du travail qui n’use de contrainte qu’envers les patrons — s’embarquent souvent dans une politique antisociale et à bien courte vue. C’est ce qu’ils font, par exemple, chaque fois qu’ils cherchent à faire monter les salaires de leurs membres au-dessus du cours du marché. Il en résulte toujours du chômage. Les accords réalisés sur ces bases n’arrivent, en fait, à se maintenir que par la menace ou la contrainte.

Parfois le syndicat réduit le nombre de ses membres en n’acceptant ceux-ci que sur une base autre que celle de la valeur professionnelle. Cette restriction prend alors les formes suivantes : on impose aux nouveaux venus des droits d’entrée excessifs, ou bien la justification de qualifications arbitraires, ou bien encore des discriminations, avouées ou dissimulées, tenant à la religion, à la race ou au sexe ; ou bien le nombre des membres se limite à un chiffre donné, ou enfin, on boycottera par la force, non seulement les produits du travail non syndiqué, mais même celui des ouvriers affiliés à des syndicats d’autres villes ou d’autres États voisins.

Le cas le plus évident où l’on emploie l’intimidation et la force pour maintenir ou faire monter les salaires des membres d’un syndicat, au-dessus du cours normal du marché, est celui de la grève. Il existe des grèves pacifiques. Dans la mesure où elle demeure calme, la grève est une arme ouvrière légitime, bien qu’on ne doive l’utiliser que rarement et en dernier ressort. En quittant tous ensemble leur travail, les ouvriers d’un patron sottement obstiné, qui ne les a pas payés à leur prix, le ramènent à la raison. Il peut alors se rendre compte qu’il lui sera difficile de remplacer ses ouvriers par d’autres qui soient aussi bons et qui acceptent le salaire que les premiers ont refusé. Mais à partir du moment où les ouvriers emploient l’intimidation ou la force pour faire valoir leurs revendications, à partir du moment où ils installent des piquets de grève pour empêcher d’anciens ouvriers de travailler ou pour empêcher le patron d’embaucher d’autres ouvriers à leur place, leur cas devient discutable. Car les piquets de grève sont placés, non surtout contre le patron, mais contre d’autres ouvriers. Ces nouveaux ouvriers ne demandent pas mieux que de faire le travail que les grévistes ont abandonné, et pour le salaire que ceux-ci répudiaient. Ceci prouve que ces nouveaux ouvriers n’ont pas trouvé de conjoncture meilleure que celle que ces ouvriers ont refusée. Si donc les grévistes réussissent par la force à empêcher ces nouveaux ouvriers de prendre leur place, ils les privent ainsi de travailler dans les conditions qui leur paraissaient les meilleures, et les obligent à prendre un travail moins bien rémunéré.

Les grévistes combattent donc pour se faire une position privilégiée, et usent de la force pour défende ce privilège contre d’autres travailleurs.

Si cette analyse est correcte, réprouver indifféremment tous les « briseurs de grèves » est une position indéfendable. On est en droit de les haïr, si ces briseurs de grève ne sont que des bandits professionnels qui eux-mêmes emploient la violence, ou des ouvriers incapables, en fait, d’exécuter le travail des grévistes, ou des gens payés temporairement très cher uniquement pour avoir l’air de continuer à fonctionner, jusqu’à ce que les anciens ouvriers, fatigués de lutter, reviennent travailler au tarif ancien. Mais si vraiment ces briseurs de grève sont des hommes et des femmes qui recherchent sérieusement du travail et qui acceptent de plein gré les anciens salaires, alors les repousser serait les condamner à se voir rejetés dans des occupations moins bien payées, simplement pour permettre aux grévistes de se faire donner des salaires supérieurs. Et cette situation privilégiée des anciens ouvriers ne pourrait se maintenir que par l’arme toujours menaçante de la force.

 

2.

 

Une économie sentimentale donne naissance à des théories qu’un examen objectif ne peut accepter. L’une d’entre elles consiste à soutenir que, en général, le travail est payé au-dessous de sa valeur. Ce qui reviendrait à dire que, en général, sur un marché libre, les prix sont trop bas d’une manière chronique. Une autre théorie curieuse, mais tenace, consiste à affirmer que les intérêts de tous les travailleurs d’un pays donné sont identiques les uns aux autres, et que l’augmentation du salaire obtenue par un syndicat va, par quelque obscur cheminement, aider tous les autres ouvriers. Non seulement cette idée ne contient pas la moindre parcelle de vérité, mais au contraire, on peut affirmer que si un syndicat donné obtient par la force pour ses membres, une augmentation de salaire sensiblement au-dessus du cours normal du marché des services, cela portera préjudice à tous les autres travailleurs comme à tout l’ensemble du monde économique.

Afin de voir plus nettement comment cela se produit, imaginons une collectivité dans laquelle nous supposerons tous les faits arithmétiquement simples. Supposons, par exemple, un ensemble de six groupes de travailleurs, et disons que ces groupes gagnent la même somme totale, et apportent sur le marché des produits de même valeur. Dénombrons ces différents groupes : 1° ouvriers agricoles ; 2° vendeurs du commerce de détail ; 3° ouvriers de confection ; 4° mineurs ; 5° maçons ; 6° cheminots. Leurs salaires, librement déterminés, ne sont pas forcément égaux, mais quels qu’ils soient, disons que leur indice de départ est à 100. Supposons maintenant que chacun de ces groupes adhère à un syndicat national et acquiert ainsi la possibilité d’imposer ses revendications, non pas à cause de sa productivité, mais bien plutôt grâce à sa puissance politique ou à sa situation stratégique. Supposons que les ouvriers agricoles n’ont pas été capables de faire monter leur salaire, mais que les employés de commerce ont obtenu 10 %, les ouvriers de la confection 20 %, les mineurs 30 %, les maçons 40 % et les cheminots 50 %.

Étant données nos prémisses, cela revient à dire que l’augmentation moyenne des salaires a été de 25 %. Pour conserver la même simplicité arithmétique, supposons que le coût de production de chaque groupe augmente dans la même proportion que le salaire. Pour différentes raisons, parmi lesquelles se trouve le fait que le salaire n’est qu’un des éléments du coût du produit, cela ne se produira pas, en tout cas, sur une courte période. Mais ces chiffres ne vont pas moins servir à la démonstration de notre principe fondamental.

Nous nous trouverons donc dans une situation telle que le coût de la vie aura monté d’environ 25 %. Les ouvriers agricoles, quoique leurs salaires n’aient pas été réduits, se trouvent dans une situation moins bonne qu’avant, quant à leur pouvoir d’achat. Les employés de commerce, malgré leur augmentation de 10 % sont en plus mauvaise posture qu’avant la course des prix. Et même les ouvriers en confection, bien qu’ils aient 20 % de plus, se trouvent désavantagés par rapport à leur position ancienne. Les mineurs, avec leur 30 %, n’ont gagné qu’une très légère augmentation de pouvoir d’achat. Les maçons et les cheminots ont, certes, réalisé un gain substantiel, mais en réalité plus petit qu’il ne paraît.

Ces calculs eux-mêmes reposent sur l’hypothèse que cette hausse imposée de salaires n’a causé aucun chômage. Il n’en sera vraisemblablement ainsi que si, parallèlement, s’est manifesté un accroissement de la monnaie et du crédit en banque ; en même ainsi, il reste improbable que de telles disproportions des taux de salaires puissent se produire sans créer çà et là des poches de chômage, surtout dans les métiers où la hausse a été plus forte. Si cette inflation monétaire ne se produit pas, alors cette hausse de salaires artificiellement demandée donnera naissance à un chômage généralisé.

Ce chômage n’atteindra pas forcément le plus grand pourcentage dans les syndicats qui ont obtenu la plus grande augmentation de salaire, car le chômage sera transféré, et dépendra de l’élasticité de la demande pour différentes sortes de travail, et en fonction aussi des corrélations de la demande vis-à-vis de plusieurs sortes de travail. Puis, quand on aura tenu compte de toutes ces circonstances, les groupes mêmes qui ont été le plus favorisés se trouveront sans doute en plus mauvaise posture que précédemment, quand on aura fait la moyenne de leurs gains, en tenant compte des chômeurs de la corporation.

Leur perte en bien-être sera beaucoup plus grande encore que leur perte arithmétiquement chiffrée, car le malaise psychologique de ceux qui seront jetés au chômage dépassera de beaucoup le gain psychologique de ceux qui ont vu leur pouvoir d’achat monter légèrement.

Cette situation ne saurait être modifiée par l’octroi d’indemnités de chômage. D’abord, directement ou indirectement, c’est sur la paye des travailleurs qu’on prend les fonds du chômage. Ce qui réduit d’autant leur salaire. D’autre part, des indemnités de chômage « adéquates », nous l’avons vu, sont créatrices d’autre chômage. Et cela pour plusieurs raisons. Quand les syndicats puissants d’autrefois avaient pour principal objet de venir en aide à leurs adhérents au chômage, ils y regardaient à deux fois avant de réclamer des hausses de salaires susceptibles de créer du chômage. Mais quand il existe un système de secours de chômage dont le contribuable fait les frais, même quand le chômage est provoqué par les salaires excessifs, les syndicats perdent toute retenue.

De plus, comme nous en avons déjà fait la remarque, une indemnité de chômage intégrale incitera beaucoup de travailleurs à ne pas chercher d’emploi, et ceux qui en ont un, s’ils réfléchissent un peu, s’apercevront vite qu’ils travaillent, non pour le salaire qu’ils touchent, mais seulement pour la différence entre ce gain et l’allocation de chômage donnée à leurs camarades.

Or, un chômage généralisé entraîne une production réduite, une nation moins riche et crée bientôt une rareté dont tout le monde souffre.

Les avocats du salut par les syndicats trouvent une autre solution à ce problème. Il se peut, admettent-ils, que les membres des grands syndicats exploitent, entre autres, les ouvriers non syndiqués et ils ajoutent : le remède est bien simple : syndiquons tout le monde ! Non, le remède n’est pas si simple. D’abord, malgré les extraordinaires encouragements politiques — dans certains cas même, ce fut une contrainte — à se syndiquer, grâce aux lois comme la loi Wagner et autres, ce n’est pas par accident si un quart seulement environ des ouvriers salariés de ce pays est syndiqué. Les conditions favorables à la formation des syndicats sont beaucoup plus particulières qu’on a coutume de le croire.

Mais même si on arrivait à syndiquer tous les ouvriers, les différents syndicats ne pourraient être également puissants, pas plus qu’ils ne le sont aujourd’hui. Quelques-uns d’entre eux ont une bien meilleure situation stratégique que d’autres, soit que leurs effectifs soient plus nombreux, soit que leurs ouvriers fabriquent des produits essentiels à la vie de la nation, soit que leur industrie en commande plusieurs autres, soit enfin parce qu’ils sont plus habiles dans l’emploi de méthodes de contrainte. Mais admettons qu’il n’en soit pas ainsi et supposons que, malgré ce que notre hypothèse a de contradictoire, tous les travailleurs, grâce à des méthodes de coercition, voient leurs salaires hausser d’un égal pourcentage. À la fin du compte, aucun d’eux ne serait plus à l’aise que si les salaires n’avaient pas bougé.

3.

 

Ceci nous conduit au cœur du problème. On soutient généralement que l’augmentation des salaires est prise sur les bénéfices du patron. Cela peut évidemment se produire en des circonstances spéciales et pour de courtes périodes. Si on oblige une entreprise donnée à augmenter les salaires, et que cette entreprise soit en concurrence telle avec les autres qu’elle ne puisse monter ses prix de vente, il lui faudra bien payer la hausse des salaires avec ses bénéfices. Mais il est moins probable qu’il en puisse être ainsi si l’augmentation de salaires a lieu dans toute une industrie. Dans la plupart des cas, l’industrie augmentera ses prix, et passera la charge aux clients. Et comme ces clients sont pour la plupart des ouvriers, ils verront alors leur salaire réel réduit dans la mesure même où ils auront à payer plus cher ce produit particulier. Il est vrai aussi que l’augmentation du prix aura pour résultat de faire tomber la vente, si bien que les bénéfices, eux aussi, seront réduits et, finalement, l’embauche et le total des salaires payés dans cette industrie seront réduits d’autant.

Il est fort possible que dans certains cas les bénéfices d’une industrie se trouvent réduits sans qu’il y ait réduction parallèle dans l’emploi de la main-d’œuvre, et où, en d’autres termes, la hausse du taux des salaires s’accompagne d’une augmentation du total des salaires payés, et où le coût total de l’opération est supporté par les profits, sans que cela mette hors de jeu aucune entreprise de cette industrie. Il est peu probable que de tels cas se produisent, mais on peut les imaginer.

Soit, par exemple, une industrie comme celle des chemins de fer, qui ne peut pas toujours faire supporter l’augmentation des salaires par le public sous forme d’une augmentation des tarifs, car elle est soumise à la surveillance des pouvoirs publics. En fait, la forte augmentation des salaires accordée aux cheminots a eu les plus rudes répercussions sur l’embauche. Le nombre des travailleurs de première catégorie employés dans les chemins de fer américains s’élevait, en 1920, à un maximum de 1 685 000, au taux moyen de 66 cents l’heure ; il est descendu à 959 000 en 1931, au taux moyen de salaire de 67 cents l’heure ; il est tombé à 699 000 en 1938, au taux de salaire de 74 cents l’heure. Mais pour la commodité de la démonstration, nous pouvons négliger ces réalités et discuter comme si nous avions affaire à une hypothèse abstraite.

Enfin, il peut fort bien arriver que les syndicats réalisent des augmentations de salaires aux dépens des employeurs et des actionnaires. Ceux-ci avaient des fonds liquides ; ils les ont placés, disons, dans les chemins de fer. On a transformé leurs capitaux liquides en voies, en wagons et en locomotives. Ils auraient pu placer ce même capital dans mille autres entreprises, mais ils ne l’ont pas fait et aujourd’hui tout leur avoir se trouve pour ainsi dire congelé dans une seule affaire. Les syndicats des cheminots peuvent très bien les obliger à accepter un plus faible intérêt pour ce capital déjà investi. Les capitalistes continueront à faire marcher les chemins de fer pourvu que, toutes dépenses payées, ils puissent encore y trouver un léger bénéfice, même s’il ne se chiffre qu’à 0,1% de leur capital investi.

Mais un corollaire inéluctable découle de tout cela. Si l’argent que ces capitalistes ont placé dans les chemins de fer rapporte moins que celui qu’ils peuvent placer dans d’autres entreprises plus avantageuses, ils ne mettront pas un centime de plus dans les chemins de fer. Ils y investiront encore quelques petites sommes afin de sauver le faible revenu qu’ils en retirent encore ; mais à la longue ils ne se soucieront même pas de payer pour remplacer le matériel ou l’équipement vieilli et hors d’usage.

Si le capital qu’ils placent dans leur propre pays rapporte moins que celui placé à l’étranger, ils l’investiront dans d’autres pays. Et s’ils ne trouvent nulle part aucun bénéfice pour compenser les risques de leurs investissements, ils s’abstiendront désormais d’en faire.

On voit que l’exploitation du capital par le travail ne peut guère être que temporaire. Elle prendra vite fin. Elle s’arrêtera en réalité, non pas tant de la manière que notre exemple indique qu’en amenant la fermeture des entreprises marginales, la généralisation du chômage, le réajustement forcé des salaires et des profits jusqu’au point où la perspective d’un bénéfice normal (ou anormal) conduise à une reprise de l’embauchage et de la production. Mais entre-temps, le résultat de l’affaire aura été un chômage et une production réduite qui auront appauvri tout le monde. Même si le monde du travail se partage pendant un certain temps une plus grande part relative du revenu national, ce revenu lui-même ne tardera pas à fléchir en chiffres absolus, tant et si bien que les travailleurs, avec leurs gains relatifs et de courte durée, auront remporté une victoire à la Pyrrhus, car ces gains eux-mêmes, convertis en pouvoir d’achat, pourront eux-mêmes avoir diminué.

 

4.

 

Nous aboutissons ainsi à la conclusion suivante : les syndicats, s’ils peuvent bien pour un temps faire bénéficier leurs membres d’une hausse des salaires, aux dépens en partie des patrons, et en partie plus grande encore des ouvriers non syndiqués, ne peuvent, à la longue et pour l’ensemble de tous les travailleurs, faire aucunement monter les salaires réels.

Croire qu’ils le peuvent c’est tabler sur une série d’illusions. L’une est le sophisme post hoc ergo propter hoc, qui constate l’énorme augmentation des salaires depuis la seconde moitié du XIXe siècle, due principalement à l’énorme accroissement de capitaux investis et aux progrès de la science pure et appliquée, mais qui l’attribue aux syndicats, parce que ceux-ci également se sont développés durant cette même période. Mais l’erreur qui engendre le plus d’illusions consiste surtout à ne vouloir envisager qu’un seul aspect des choses, et le plus immédiat, à savoir ce que la hausse de salaires obtenue par le syndicat a pu donner momentanément à quelques ouvriers qui ont pu garder leur travail, sans vouloir remarquer les conséquences qui s’ensuivront plus tard sur l’emploi de main-d’œuvre, sur le volume de la production, sur la hausse des prix que tous les travailleurs dans leur ensemble auront à supporter, y compris ceux-là mêmes qui ont exigé une augmentation.

On peut aller au-delà même de cette conclusion, et se demander par exemple si les syndicats n’ont pas, à la longue et pour tout l’ensemble des travailleurs, contribué à empêcher les salaires réels de monter jusqu’au niveau où, sans leur intervention, ils eussent pu monter.

Ils ont certainement, par leur action, constitué une force qui a pu contribuer à réduire ces salaires ou à les empêcher de monter si, tout compte fait, leurs agissements ont réduit la productivité du travail, et l’on peut réellement se demander s’il n’en a pas été ainsi.

En ce qui concerne la productivité, d’ailleurs, il y a certaines choses dans la politique suivie par les syndicats qu’on doit mettre à leur actif. Dans plusieurs métiers, ils ont contribué par leur insistance à relever le niveau de la capacité et de la compétence professionnelles. Et, au début de leur histoire, ils ont fait beaucoup pour améliorer les conditions de travail et protéger la santé de leurs membres. Quand il y avait beaucoup de main-d’œuvre, il arrivait parfois que de petits patrons exploitaient leurs ouvriers par un travail intensif durant des heures trop longues et épuisantes, car ils pouvaient à ce moment-là trouver à les remplacer à volonté. Certains patrons étaient même assez ignorants ou assez peu clairvoyants pour réduire leurs propres bénéfices en surmenant leur personnel. Dans tous ces cas, les syndicats, en réclamant de meilleures conditions de travail, assurèrent aux ouvriers une santé meilleure, un confort plus grand, en même temps qu’ils amélioraient leur salaire réel.

Mais à notre époque, à mesure que leur pouvoir grandissait et que la sympathie du public, fort mal orientée, acceptait ou tolérait des habitudes nuisibles à la société, les syndicats ont dévié de leurs buts légitimes. Ce fut, sans nul doute, un gain, non seulement en santé et en bien-être, mais, à la longue, pour la production en général que d’avoir fait réduire la semaine de 70 heures à 60. C’en fut un autre pour la santé et les loisirs que de la réduire de 60 à 48 heures. Ce fut un gain en loisirs, mais pas forcément en production ou en revenus, de l’avoir réduite de 48 à 44 heures. Le bénéfice en santé et en loisirs produit par la semaine de 40 heures est moins clairement apparent que la réduction des rendements et des revenus qu’elle a causée. Pourtant, nous entendons maintenant les syndicats réclamer, et souvent même imposer, la semaine de 35 ou de 34 heures et nier que cette réduction puisse exercer la moindre influence sur les rendements ou les revenus.

Mais ce n’est pas seulement en réduisant les heures de travail que la politique des syndicats a été néfaste à la productivité. En réalité, sur ce point, elle a été moins dangereuse que sur d’autres, car il y a eu ici au moins une compensation visible. Mais beaucoup de syndicats ont voulu obtenir une subdivision rigide du travail qui a alourdi les frais de production et entraîné des discussions d’attribution coûteuses et ridicules. Ils se sont opposés à ce que la paye fut basée sur le rendement et sur la qualité du travail, et ont exigé que les salaires horaires fussent les mêmes pour tous les ouvriers sans égard à leur productivité. Ils ont insisté pour que l’avancement soit donné à l’âge et non au mérite.

Sous prétexte de combattre la « presse », ils ont prôné le travail au ralenti. Ils ont dénoncé ou fait débaucher, et parfois brutalement malmener les ouvriers qui produisaient plus vite que leurs camarades. Ils se sont opposés à une généralisation du machinisme. Ils ont multiplié les règlements de travail afin d’obliger le patron à prendre plus d’ouvriers, ou à allouer plus de temps pour remplir une tâche. Ils l’ont contraint même à embaucher un personnel inutile, menaçant au besoin de ruiner son entreprise.

La plupart de ces mesures ont été préconisées sous l’empire de cette idée qu’il n’existe qu’une quantité de travail donnée, une « masse de travail » qu’il convient de partager entre un aussi grand nombre donné de travailleurs que possible, et en autant d’heures que possible afin de ne pas l’épuiser trop vite. Cette croyance est complètement fausse. Il n’y a, en réalité, pas de limite à la quantité de travail possible. Le travail crée le travail. Ce que A fabrique devient la demande pour ce que B doit à son tour fabriquer ; mais parce que cette thèse est fausse, et parce qu’elle a servi de base à la politique des syndicats, la production a baissé au-dessous du niveau qu’elle eût atteint sans cela. Si bien qu’en fin de compte, et pour tous les ouvriers, cette politique a été la cause d’une réduction des salaires réels, c’est-à-dire des salaires évalués en pouvoir d’achat — bien au-dessous du niveau qu’ils auraient atteint autrement. Les salaires réels ont connu une incroyable ascension au cours du dernier demi-siècle (aux États-Unis surtout), la cause profonde en est due, je le répète, à l’augmentation des capitaux investis et à l’énorme progrès technologique que cela a rendu possible.

Ce processus n’est toutefois pas automatique. En raison des mauvaises politiques non seulement des syndicats mais aussi des gouvernements, ce processus s’est en fait arrêté au cours de la dernière décennie. Si nous regardons la moyenne des revenus bruts hebdomadaires des travailleurs privés, hors de l’industrie agricole, uniquement en termes de dollars de papier, il est vrai qu’ils sont passés de 107,83 $ en 1968 à 189,36 $ en août 1977. Mais lorsque le Bureau des Statistiques du Travail prend en compte l’inflation, quand il traduit ces revenus en dollars de 1967, pour tenir compte de l’augmentation des prix à la consommation, il trouve que les revenus hebdomadaires réels ont en fait baissé de 103,39 $ en 1968 à 103,36 $ en août 1977.

La réduction du taux d’accroissement des salaires réels n’est pas due au fait qu’il existe des syndicats, mais à la mauvaise politique que les syndicats ont pratiquée.


 

 

CHAPITRE XXI — « L’OUVRIER DOIT GAGNER
DE QUOI POUVOIR RACHETER SON PROPRE PRODUIT »

 

1.

 

Les économistes amateurs réclament toujours de « justes prix » et de « justes salaires ». Ces conceptions nébuleuses d’une justice économique nous viennent tout droit du Moyen âge. Les économistes classiques les remplaceront par la notion bien différente des prix fonctionnels et des salaires fonctionnels. Les prix fonctionnels sont ceux qui permettent le plus grand volume de production et le plus grand volume de ventes. Les salaires fonctionnels sont ceux qui permettent d’employer le plus d’ouvriers et de payer les salaires les meilleurs.

Cette notion des salaires fonctionnels a été reprise sous une forme vicieuse par les marxistes et par leurs disciples qui s’ignorent : les théoriciens de l’école du pouvoir d’achat. Les uns et les autres abandonnent aux esprits plus simplistes de savoir si les salaires existants sont justes ou non.

La vraie question, affirment-ils, est de savoir si les salaires fonctionnent bien ou mal. Et les seuls salaires qui fonctionneront, nous disent-ils, les seuls susceptibles d’empêcher une crise économique imminente sont les salaires qui permettront à l’ouvrier de pouvoir « racheter le produit de son travail ». Les marxistes et les diverses écoles du pouvoir d’achat expliquent toutes les dépressions économiques du passé par l’incapacité où l’on fut de donner à l’ouvrier un salaire de cette nature. Et quelle que soit l’époque à laquelle ils font allusion, ils affirment que le salaire que touche l’ouvrier est insuffisant pour racheter sa production.

Cette doctrine s’est avérée particulièrement efficace aux mains des chefs syndicalistes. Désespérant de pouvoir éveiller le sens altruiste du public, ou d’arriver jamais à persuader les patrons (par définition malfaisants) d’être « justes », ils ont sauté sur cet argument, capable d’émouvoir l’égoïsme du public et de l’effrayer pour qu’il oblige les patrons à s’incliner.

Et pourtant, à quel moment pourrons-nous savoir de manière un peu précise que le travailleur reçoit une paye suffisante pour racheter le produit de son travail ? Ou qu’il reçoit trop ? Comment faire pour déterminer la somme exacte ? Comme les tenants de cette doctrine du pouvoir d’achat ne semblent pas s’être donné vraiment la peine de répondre à ces questions, nous allons essayer d’y répondre nous-mêmes.

Quelques partisans de cette théorie ne sont pas éloignés de penser qu’il faudrait que les ouvriers de chaque industrie reçoivent un salaire tel qu’ils puissent racheter le produit même qu’ils fabriquent. Mais ils ne veulent certainement pas vouloir dire que celui qui fabrique des robes bon marché doit fabriquer assez pour en acheter, et que celui qui fabrique des manteaux de vison doit aussi pouvoir les acheter. Ou encore que l’ouvrier de chez Ford doit pouvoir s’offrir une Ford, et celui de chez Cadillac, une Cadillac. Il n’est pas inutile de rappeler que les syndicats de l’industrie automobile, au moment même où la plupart de leurs membres se classaient déjà dans le premier tiers des meilleurs revenus du pays, selon les chiffres officiels (alors qu’ils avaient des salaires 20 % plus élevés que ceux d’autres usines, et environ deux fois plus gros que ceux des employés de commerce de détail) demandaient une augmentation de 30 %, de façon, disaient-ils, « à rétablir notre capacité rapidement décroissante de racheter les marchandises que nous avons la capacité de produire ».

Que deviendront alors le travailleur d’usine moyen et l’employé de commerce de détail ? Si les ouvriers de l’industrie automobile ont besoin d’une augmentation de 30 % pour que leur industrie ne fasse pas faillite, cette augmentation suffira-t-elle pour les autres ? Ou bien faudra-t-il leur donner 55 ou 160 % pour que leur pouvoir d’achat soit aussi élevé que celui des ouvriers de l’automobile ? (Nous pouvons être sûrs, à nous en rapporter à l’histoire des discussions au sein des divers syndicats, que les ouvriers de l’automobile, au cas où les autres ouvriers eussent revendiqué ces augmentations de salaire, auraient eux-mêmes insisté pour que fût maintenue la différence entre leurs propres salaires et ceux des autres ; car la passion pour l’égalité économique entre les différents syndicats, comme entre chacun de nous, réside — à part quelques rares philanthropes ou saints — en ce que nous désirons gagner autant que ceux qui, dans l’échelle économique, sont au-dessus de nous, plutôt que de voir gagner autant que nous ceux qui sont à l’échelle au-dessous. Mais ce qui nous occupe ici, c’est la logique interne et la vérité d’une théorie économique particulière, plutôt que la désolante faiblesse de la nature humaine.

 

2.

 

La thèse selon laquelle le travailleur devrait recevoir un salaire suffisant pour lui permettre de racheter le produit de son travail n’est qu’un aspect particulier de la doctrine générale du « pouvoir d’achat ». Le salaire de l’ouvrier, admet-on avec quelque raison, constitue son pouvoir d’achat. Cela est également vrai pour le revenu de chacun d’entre nous, qu’il soit épicier, propriétaire ou employé. Ce revenu constitue bien son pouvoir d’acheter ce que les autres ont à vendre.

Et l’une des choses les plus importantes que l’ont ait à vendre, ce sont les services que nous pouvons rendre par notre travail. Cela d’ailleurs a sa contrepartie. Dans une économie d’échange, le revenu des uns est le coût de production des autres. Chaque augmentation du salaire horaire, si elle n’est pas compensée par une augmentation équivalente d’une heure de productivité, accroît le coût de production. Un accroissement du coût de production, quand l’État contrôle les prix et empêche de les hausser, enlève tout profit aux producteurs marginaux, les élimine des affaires, ce qui finalement réduit la production et accroît le chômage. Même quand on peut élever les prix, la cherté décourage l’acheteur, contracte le marché et conduit également au chômage. Si une hausse de 30 % s’étend de proche en proche sur tous les salaires horaires, et si la même hausse de 30 % se répercute sur les prix, les travailleurs ne peuvent pas racheter plus de leur produit qu’ils pouvaient le faire avant la hausse, et la course salaire-prix doit recommencer.

Il se trouve certainement quelques esprits pour contester que 30 % de hausse sur les salaires entraîneront le même pourcentage de hausse sur les prix. Il est exact que ce parallélisme ne se produira qu’après un certain temps et à condition que les conditions monétaires et celles du crédit le rendent possible. Si la monnaie et le crédit sont à ce point inélastiques qu’ils ne s’enflent pas lorsqu’on force les salaires à monter (dans l’hypothèse où la hausse des salaires n’est pas compensée par une productivité accrue en dollars), alors le principal effet de la hausse des salaires sera de forcer le chômage à s’étendre.

Et il est fort probable, dans ce cas, que la totalité des salaires payés, aussi bien en dollars qu’en pouvoir d’achat, sera plus basse qu’avant. Car une chute dans l’embauche (causée par une pression des syndicats et non par le jeu normal d’un perfectionnement technologique) signifie nécessairement que chacun trouvera moins de marchandises à acheter. Et il est peu vraisemblable que le travailleur puisse obtenir une compensation à cette baisse absolue de la production par le fait qu’il recevra une part relative plus grande de ce qu’il reste.

P. H. Douglas aux États-Unis et A. C. Pigou en Angleterre, le premier en analysant de nombreuses statistiques, le second grâce à une méthode purement déductive, aboutissent tous deux à cette même conclusion que l’élasticité de la demande de travail se place quelque part entre – 3 et – 4. Ce qui signifie, en langage moins technique, que « si l’on réduit de 1 % le taux de salaire existant, la demande de main-d’œuvre s’accroîtra d’au moins 3 % »[8]. Ou pour dire la même chose d’une autre manière : « Si l’on fait monter les salaires au-dessus du point de la productivité marginale, la réduction dans l’emploi de la main-d’œuvre sera trois ou quatre fois supérieure à la montée des salaires horaires. »[9] Si bien que le revenu total de l’ouvrier sera réduit d’autant.

Même si ces chiffres représentent l’élasticité de la demande pour la main-d’œuvre dans une période déjà révolue, et ne sauraient être tenus pour exacts en ce qui concerne l’avenir, ils méritent pourtant toute notre attention.

 

3.

 

Envisageons à présent l’hypothèse où la hausse des salaires s’accompagne ou est suivie d’un accroissement suffisant de la monnaie et du crédit, ce qui lui permet de se produire sans entraîner une sérieuse crise de chômage. Si nous supposons que le rapport antérieur entre salaires et prix était un rapport normal de longue durée, il apparaît probable qu’une hausse forcée de 30 % des salaires entraînera finalement une hausse à peu près égale pour les prix.

Mais on croit généralement que les prix ne monteront pas autant : cela tient à deux erreurs de jugement. La première consiste à ne considérer que le prix de la main-d’œuvre d’une seule entreprise ou industrie, et de croire qu’elle représente toute la dépense de main-d’œuvre affectée par la hausse des salaires. C’est là l’erreur élémentaire de prendre la partie pour le tout. Chaque industrie ne représente pas seulement une section de l’ensemble productif considéré horizontalement, mais aussi une section de l’ensemble considéré verticalement. Ainsi la dépense brute de main-d’œuvre dans l’usine d’automobiles proprement dite peut être du tiers de ces dépenses globales ; cela peut inciter les esprits superficiels à conclure qu’une hausse de salaire de 30 % pour la main-d’œuvre ne ferait monter le prix des voitures que de 10 % ou même moins. Mais ceux-ci oublient de noter le coût en salaires indirects pour les matières premières, pour les pièces achetées toutes faites au-dehors, pour les frais de transports, les bâtiments et équipements neufs, les commissions des vendeurs, etc.

Les statistiques officielles montrent que dans la période de 15 ans qui va de 1929 à 1943 inclus, les salaires et traitements aux États-Unis ont constitué environ 69 % du revenu national. Durant les cinq années de la période 1956-1960, ils constituaient également 69 % du revenu national ! Pendant les cinq années de la période 1972-1976, les salaires et traitements ont constitué 66 % du revenu national et, lorsqu’on y ajoute les suppléments on obtient 76 % du revenu national. Ceux-ci ont dû être payés naturellement sur la production nationale. Pour affecter un chiffre équitable au revenu du « travail », il faudrait à la fois déduire quelque chose de ces chiffres ou leur ajouter ; quoi qu’il en soit, disons que sur cette base, les frais de rémunération du travail ne peuvent pas être inférieurs aux 2/3 du montant total des prix de revient totaux, et même ne peuvent en dépasser les 3/4 (cela dépendra de ce qu’on entend par « travail »). Prenons le chiffre le plus bas des deux, et supposons en même temps que la part du profit en dollars ne variera pas : il est évident qu’une hausse de salaires de 30 % généralisée fera monter les prix d’environ 20 %.

Mais une telle hausse signifierait que la part du profit en dollars, qui représente le revenu des capitalistes, des chefs d’entreprises et du personnel directeur, ne leur donnera que 84 % de leur pouvoir d’achat antérieur. Il s’ensuivra à la longue une réduction dans le placement des capitaux et dans la création de nouvelles entreprises par rapport à ce qu’il en eût été autrement, et aussi un transfert d’hommes, quittant les postes de chefs d’entreprises indépendants les moins rémunérateurs pour des emplois salariés mieux payés. Tout ce mouvement continuera tant que les divers revenus n’auront pas été à peu près rétablis. Ce n’est là qu’une autre manière d’exprimer cette vérité que la hausse de 30 % de salaires, dans les conditions posées, signifie une hausse égale de 30 % pour les prix.

Il ne s’ensuit d’ailleurs pas que les salariés ne verraient pas leur condition améliorée. Ils en retireront un bénéfice relatif, tandis que d’autres membres de la communauté perdront quelque peu, mais seulement pendant la période de transition. Mais il est fort improbable que ce bénéfice relatif signifie un gain réel. Car les changements qui se produiront dans le rapport coût de production et prix ne pourront s’effectuer sans entraîner du chômage et une production irrégulière, interrompue ou réduite. Tant et si bien que si le monde du travail réussit à obtenir une plus grande part d’un gâteau réduit durant cette période de transition et de réajustement vers un nouvel équilibre, on peut se demander si ce sera une part plus grande en valeur absolue (et ce pourrait être facilement une plus petite) que la part antérieure, qui était une plus petite part d’un gâteau beaucoup plus grand.

 

4.

 

Ceci nous conduit à la notion d’équilibre économique, et à voir quel en est le sens général et l’importance. L’équilibre économique existe lorsque les salaires et les prix sont ceux qui permettent d’adapter l’offre à la demande. Si, par suite d’une pression, soit gouvernementale soit privée, on essaie de faire monter les prix au-dessus de leur point d’équilibre, la demande se contracte et la production aussitôt se réduit. Si l’on essaie de faire tomber les prix au-dessous de leur point d’équilibre, la réduction ou la suppression de profits qui s’ensuivra aura pour effet de diminuer l’offre et la création de nouvelles entreprises. Donc, toute tentative pour forcer les prix à se fixer au-dessus ou au-dessous de leur niveau normal d’équilibre (qui est celui auquel un marché de libre concurrence les ferait tendre) réduira le volume de l’emploi et de la production au-dessous de ce qu’il aurait été sans cela.

Revenons maintenant à la doctrine selon laquelle le travail doit être payé de manière à pouvoir « racheter son produit ». Le produit national — cela devrait être évident — n’est ni créé ni acheté par le travail de l’ouvrier seul. Chacun achète, que ce soient l’employé de bureau, les gens des professions libérales, les cultivateurs, les patrons — grands et petits — les capitalistes, les épiciers, les bouchers, les quincailliers, les vendeurs d’essence, bref, tous ceux qui contribuent à la création de ce produit national.

Quant aux prix, salaires et bénéfices qui devraient déterminer la répartition de ce produit, les prix les meilleurs ne sont pas forcément les plus élevés, mais ceux qui assurent le plus grand volume de production et de vente. Les taux de salaires les meilleurs ne sont pas forcément les plus hauts salaires, mais ceux qui donnent naissance à une pleine production, à un emploi généralisé et aux plus copieuses feuilles de paye. Les bénéfices les meilleurs, du point de vue non seulement de l’industrie, mais du travailleur, ne sont pas les bénéfices les plus bas, mais ceux qui encouragent le plus de gens possible à devenir patrons et à créer une demande d’emplois plus forte qu’avant.

Si nous tentons de conduire l’économie d’un pays en ne nous occupant que d’un groupe ou que d’une classe, nous ferons tort à tous et ruinerons tout le monde, y compris les membres de la classe que nous avons voulu favoriser. Il faut conduire l’économie au profit de tous.


 

 

CHAPITRE XXII — LA FONCTION DU PROFIT

 

 

L’indignation que manifestent beaucoup de gens au simple mot de profit montre à quel point on se rend bien peu compte de la fonction essentielle que le profit remplit dans notre économie. Pour mieux nous faire comprendre, nous reviendrons sur certains aspects de la question étudiée au chapitre XV sur le système des prix, mais vus sous un autre angle.

Le profit aujourd’hui ne pèse pas très lourd dans l’économie de notre pays. Durant les années 1929 à 1943, le revenu net des affaires a été à peine de 5 % du revenu total national. Les profits des entreprises après impôts durant les cinq années de la période 1956-1960 se sont montés à moins de 6 % du revenu national. De même durant les cinq années de la période 1971-1975, bien qu’ils aient été probablement surestimés, en raison d’un ajustement insuffisant de la comptabilité en ce qui concerne l’inflation. Et pourtant le profit est la forme du revenu contre laquelle s’élève l’hostilité la plus grande. N’est-il pas significatif qu’on ait forgé le mot « profiteur » pour stigmatiser ceux qui sont censés réaliser des profits exagérés, mais qu’il n’existe aucun mot équivalent, tel que « encaisseurs de pertes ». Et cependant les bénéfices d’une maison de coiffure peuvent être beaucoup moindres, non seulement que les cachets d’une star de cinéma ou que le traitement du chef appointé d’une aciérie, mais encore que le salaire moyen d’un ouvrier qualifié.

On obscurcit la question de toutes sortes d’erreurs de faits. On cite toujours le bénéfice global de la General Motors, la plus grande entreprise industrielle qui soit au monde, comme s’il était typique et non pas exceptionnel. Mais peu de gens savent quel est le taux de mortalité des entreprises commerciales. On ne sait pas (ainsi que nous l’apprennent les Études T.N.E.C. que nous citons ici) « que si on s’en rapporte aux chiffres moyens des 50 dernières années, 7 sur 10 des épiceries ouvertes aujourd’hui ne vivront pas plus de deux ans, et que seulement 4 sur 10 pourront sans doute célébrer leur quatrième anniversaire ». On ignore que chaque année, de 1930 à 1938, comme les statistiques de l’impôt sur le revenu l’ont révélé, le nombre des firmes dont les comptes annuels se sont soldés par une perte a été plus grand que celui des firmes qui réalisèrent des bénéfices. Et quel montant de ces bénéfices, en moyenne ? On répond d’habitude à cette question en citant le type de chiffres que j’ai donnés au début de ce chapitre — une moyenne des profits des entreprises représentant moins de 6 % du revenu national — ou en montrant que les profits moyens après impôts de toutes les entreprises industrielles représentent moins de 5 cents par dollar de vente. Pour les années de 1971 à 1975, par exemple, le chiffre ne fut que de 4,6 cents. Mais ces chiffres officiels, bien que se situant bien au-dessous des idées populaires quant à l’importance des profits, ne s’appliquent qu’aux résultats des sociétés, calculés d’après les méthodes usuelles de comptabilité. Il n’existe pas d’estimation certaine qui ait tenu compte de toutes les formes que revêtent les affaires, individuelles ou sous forme de sociétés, et qui s’échelonne sur un nombre suffisant de bonnes ou de mauvaises années. Mais bon nombre d’économistes éminents s’accordent à penser que, sur une longue période, déduction faite de l’intérêt normal du capital et d’un salaire raisonnable pour le chef d’entreprise, le bénéfice est illusoire et que souvent même les pertes l’emportent. Cela ne veut pas dire que les entrepreneurs (ceux qui sont leur propre patron) sont des philanthropes volontaires, mais seulement que leur optimisme et leur confiance en soi les conduisent parfois en des affaires qui ne peuvent réussir[10].

Et, en tous cas, il est bien évident que quiconque place son capital dans les affaires risque, non seulement de n’en retirer aucun intérêt, mais de perdre le principal. Dans le passé, l’appât des gros dividendes, dans telle entreprise ou dans telle industrie, incitait le capitaliste à courir des risques élevés. Mais si les profits sont limités, mettons à 10 % environ, alors que le risque de perdre la totalité de son capital reste entier, quelle sera la conséquence sur la stimulation du profit, et, par suite, sur la demande de main-d’œuvre et la production ?

Les impôts sur les bénéfices extraordinaires prélevés en temps de guerre nous ont montré comment cette limitation du profit peut même en très peu de temps affaiblir l’efficience économique.

Et pourtant, dans presque tous les pays, la politique économique que les gouvernements suivent, en dépit des efforts qu’on fait pour la décourager, tend à supposer que la production continuera. Le plus grand danger qu’elle court lui vient pourtant du contrôle étatique des prix. Non seulement il tue tel ou tel produit l’un après l’autre, en supprimant l’intérêt qu’on peut avoir à le fabriquer, mais à la longue il devient impossible d’adapter la production aux besoins des clients. Si l’économie restait libre, la demande serait si grande que, dans certains secteurs de la production, les fabricants réaliseraient des bénéfices tels que les pouvoirs publics ne manqueraient pas de les qualifier d’excessifs ou d’illicites. Mais ce même fait n’aurait pas seulement pour conséquence de porter la production au maximum dans ces industries, et de leur permettre de réinvestir leurs profits sous forme d’embauchage de nouveaux ouvriers et d’achat de machines nouvelles ; il servirait aussi à susciter dans cette industrie de nouveaux capitaux et de nouveaux entrepreneurs jusqu’à ce que la production y soit suffisante pour satisfaire la demande, et qu’ainsi ses profits soient ramenés au niveau moyen général.

Dans une économie libre où les salaires, les coûts de production et les prix sont déterminés par le libre jeu du marché, c’est justement la perspective du gain possible qui détermine le choix des articles à fabriquer et leur quantité, et ceux qu’il faut cesser de produire. Si l’on ne réalise aucun bénéfice en fabriquant tel produit, c’est la preuve que le capital et le travail qui s’unissent pour le produire font fausse route, et que la valeur des matières premières qu’on perdra pour le créer est plus grande que celle de l’article fabriqué lui-même.

L’une des fonctions du profit est donc, en résumé, d’orienter et de canaliser les facteurs de la production de façon telle que l’approvisionnement de milliers de produits désirés soit conforme à la demande virtuelle qui en est faite. Or, pas un fonctionnaire, si brillant soit-il, ne peut résoudre ce délicat problème discrétionnairement. Prix libres et profits libres permettent seuls à la production de donner son maximum et remédient à la disette plus vite qu’aucun autre système. Contrôle arbitraire des prix et limitation arbitraire du profit ne peuvent que prolonger la rareté et réduire la production autant que l’emploi.

Finalement donc, la fonction du profit consiste à imposer au chef d’entreprise l’obligation implacable et incessante de soutenir la concurrence en réalisant de nouvelles économies ou en introduisant des améliorations dans son affaire, quel que soit le développement déjà atteint par elles. Dans les années prospères, il le fait pour augmenter ses bénéfices ; en temps normal il le fait pour résister à ses concurrents ; dans les années mauvaises, il le fait pour pouvoir survivre. Car il arrive que les bénéfices ne tombent pas seulement à zéro, ils peuvent fort vite se transformer en pertes, et à ce moment tout homme déploiera des efforts plus grands pour sauver son affaire de la ruine qu’il n’en ferait pour l’améliorer.

En résumé, le profit qui résulte du rapport entre le coût et le prix, non seulement nous renseigne sur les produits qu’il est plus économique de fabriquer, mais aussi nous fait découvrir les procédés les plus économiques pour le faire.

Ces problèmes doivent être résolus aussi bien par les systèmes socialistes que par le système capitaliste et par quelque système économique que ce soit, et quand on considère l’énorme amoncellement de produits et de denrées qui sont fabriqués, les réponses que les profits et pertes, dans le jeu de la libre concurrence, apportent à ces problèmes sont incomparablement plus pertinentes que celles que l’on peut obtenir par aucune autre méthode.

J’ai voulu souligner la tendance à la réduction des coûts de production parce qu’il s’agit de la fonction des pertes et profits qui semble la moins appréciée. La plus grande part des profits va, bien sûr, à celui qui fabrique un meilleur piège à souris que son voisin tout autant qu’à celui qui le fabrique de manière plus efficace. Mais le rôle du profit en ce qui concerne la récompense et la stimulation de l’innovation et des produits de meilleure qualité a toujours été reconnue.


 

 

CHAPITRE XXIII — LE MIRAGE DE L’INFLATION

 

1.

 

Il m’a paru nécessaire d’avertir le lecteur, de temps en temps, que tel résultat serait la conséquence de telle politique « à supposer qu’il ne se produise pas d’inflation ». Dans les chapitres consacrés aux travaux publics et au crédit, j’ai annoncé qu’il me fallait surseoir à l’étude des complications que l’inflation peut introduire dans tous ces problèmes. Mais les faits et la politique monétaires sont liés si intimement, et parfois d’une façon tellement inextricable, au processus économique, que cette dissociation des phénomènes, même due aux nécessités de l’exposition, était difficile. C’est pourquoi, dans les chapitres traitant des conséquences des diverses interventions gouvernementales ou syndicales sur l’emploi, le profit ou la production, il fallut cependant faire une étude immédiate des incidences que peuvent avoir sur ces facteurs les différentes politiques monétaires.

Avant d’étudier les conséquences de l’inflation sur quelques cas particuliers, voyons quelles sont ses conséquences d’une manière générale. Et auparavant, essayons de nous demander pourquoi on a constamment fait appel à elle, pourquoi elle a de tout temps été populaire, pourquoi la musique enchanteresse de cette sirène a séduit les gouvernements de tous les pays les uns après les autres, et les a menés finalement sur le chemin du désastre économique.

L’illusion la plus évidente et pourtant la plus ancienne qui a conduit à l’inflation, c’est la confusion entre la « monnaie » et la richesse. Il y a près de deux siècles, A. Smith écrivait déjà : « Que la richesse consiste en monnaie, en or ou en argent, c’est là une notion populaire qui, tout naturellement, provient du double rôle de la monnaie, laquelle est à la fois instrument d’échange et mesure de la valeur… S’enrichir, c’est acquérir de la monnaie ; richesse et monnaie sont, dans le langage courant, considérées dans tous leur sens comme synonymes ».

La véritable richesse est, naturellement, celle que l’on produit et consomme : les aliments que nous mangeons, les vêtements que nous portons, les maisons que nous habitons. Ce sont les chemins de fer, les routes, les autos, les chantiers de construction navale et les usines d’aviation, les écoles, les églises, les théâtres, les pianos, la peinture et les livres. Pourtant, telle est l’ambiguïté des mots richesse et monnaie, que ceux-là mêmes qui sont conscients de cette confusion s’y laissent aller de nouveau au cours de leur raisonnement. Chacun sait que s’il touchait davantage de monnaie il pourrait acheter plus de choses ; s’il avait deux fois plus d’argent, il pourrait acheter deux fois plus d’objets ; s’il en avait trois fois plus, il « vaudrait » trois fois plus.

Et beaucoup en tirent la conclusion, qui paraît évidente, que si l’État fabriquait plus de papier-monnaie et le distribuait à tous, chacun de nous serait beaucoup plus riche.

Voilà comment raisonnent les inflationnistes les plus naïfs. D’autres, qui le sont moins, comprennent que si les choses étaient aussi simples, l’État, pour résoudre toutes nos difficultés, n’aurait qu’à imprimer des billets. Ils ont l’intuition qu’il y a quelque erreur là-dessous ; aussi sont-ils prêts à poser des limites à cet accroissement de billets qu’ils souhaitent voir créé par le Gouvernement : qu’on en imprime juste assez pour compenser ce déficit ou boucher le trou.

Le pouvoir d’achat est sans cesse insuffisant, croient-ils, parce que l’industrie ne donne pas assez d’argent aux ouvriers pour leur permettre, comme consommateurs, d’acheter ce qu’ils ont produit. Il y a donc un manque mystérieux quelque part. Certains vous le « démontreront » grâce à des équations. Dans l’un des membres de leur équation, ils comptent un terme donné une seule fois, tandis que dans l’autre membre, sans le savoir, ils inscrivent le même terme plusieurs fois. Il en résulte un écart alarmant entre ce qu’ils dénomment le paiement A et les paiements A+B. Ils se mettent alors à faire campagne, déploient des drapeaux flamboyants, et pressent le gouvernement d’émettre de nouveaux billets ou d’ouvrir de nouveaux crédits pour qu’on puisse faire les payements B, jusque-là défaillants.

Les apôtres plus simplistes du « crédit social » paraissent des gens ridicules, mais il y a bien d’autres écoles d’inflationnistes, à peine un peu plus savants, qui nous offrent des projets dits scientifiques, proposant d’émettre juste assez de papier-monnaie ou de crédit pour remédier au prétendu déficit ou écart chronique, ou périodique, dont ils ont déterminé le montant.

 

2.

 

Les inflationnistes les plus éclairés reconnaissent que tout gonflement du volume de la monnaie réduit le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire, autrement dit qu’il fait monter le prix de toutes les marchandises. Mais cela ne les trouble pas. Au contraire, c’est pour cette raison même qu’ils réclament l’inflation. Certains vous démontrent que les pauvres débiteurs vont être en meilleure posture vis-à-vis des riches créanciers. D’autres croient que cela va donner une impulsion à l’exportation. D’autres enfin pensent que c’est une mesure excellente pour guérir une dépression, donner un « coup de fouet » à l’industrie, et réaliser le plein emploi[11].

Les théories qui expliquent de quelle manière les quantités accrues de monnaie, y compris le crédit bancaire, affectent les prix, sont innombrables. Les unes, comme nous venons de le voir, s’imaginent que la quantité de monnaie peut s’enfler indéfiniment sans influencer les prix. Elles ne considèrent ce gonflement monétaire que comme un « pouvoir d’achat » généralisé, ce qui permet à chacun d’effectuer des achats plus nombreux qu’avant. Alors, de deux choses l’une, ou bien ils ne réfléchissent pas que l’ensemble des consommateurs ne peut trouver à se procurer deux fois plus de marchandises que si la production a augmenté elle-même du double, ou bien ils s’imaginent que le seul obstacle qui s’oppose à une production accrue n’est pas le manque de main-d’œuvre, le nombre réduit des heures de travail, ou l’insuffisance de capacité productrice, mais simplement le manque de moyens monétaires, et ils affirment que si les gens veulent des marchandises et ont assez d’argent pour les acheter, celles-ci seront fabriquées automatiquement.

Un second groupe, et il compte dans son sein des économistes éminents, défend la théorie pour ainsi dire mécanique de la monnaie, selon laquelle c’est la quantité de monnaie qui détermine les prix.

D’après eux, toute la monnaie qui circule dans un pays sert à payer toutes les marchandises de ce pays. Il s’ensuit que la valeur de la quantité totale de la monnaie, multipliée par sa « vitesse de circulation », doit toujours être égale à la valeur de la quantité totale de marchandises achetées. La valeur de l’unité monétaire (à supposer qu’aucun changement ne se produise dans la vitesse de circulation) doit donc varier exactement et en raison inverse du montant total de la monnaie mise en circulation. Si vous doublez la quantité de monnaie et de crédit bancaire, vous doublez exactement d’autant le niveau des prix ; triplez-la et vous le triplez exactement ; multipliez la quantité de monnaie n fois et vous aurez multiplié n fois aussi le prix des marchandises.

Il faudrait trop de place pour dénoncer ici toutes les erreurs de jugement que comporte cette thèse en apparence plausible[12]. Nous allons au contraire essayer de voir pourquoi et comment un accroissement de la quantité de monnaie produit une montée des prix.

Un accroissement dans la quantité de monnaie ne se produit que pour des raisons spécifiquement déterminées. Elle peut provenir du fait que le gouvernement dépense plus qu’il ne peut ou ne veut le faire, par le produit des impôts (ou des valeurs du Trésor que les épargnants veulent acquérir sur leurs économies existantes). Supposons, par exemple, que l’État imprime des billets pour pouvoir s’acquitter de ce qu’il doit aux fournisseurs de guerre. Le premier résultat de l’opération est que les fournitures de guerre vont monter, et que les fournisseurs de guerre et leurs employés auront entre les mains plus de monnaie qu’avant. (De même que dans notre chapitre sur la fixation des prix, nous différions, pour simplifier, les complications apportées par l’inflation, nous passons maintenant sur les complications qu’implique la politique du contrôle gouvernemental des prix. Quand nous nous y arrêterons, nous constaterons qu’elles ne modifieront pas l’essentiel de notre analyse. Elles conduisent simplement à une sorte d’inflation retardée, qui réduit ou cache quelques-unes des premières conséquences tout en aggravant les suivantes.)

Les fournisseurs de guerre et leurs employés vont donc être dotés de revenus en argent plus élevés. Ils vont les dépenser suivant leurs besoins pour acheter marchandises et services. Grâce à cette demande accrue, ceux qui les leur procurent vont pouvoir augmenter leur prix. Et comme leurs ressources accrues leur permettent de payer ces prix forts, ils n’hésiteront pas à le faire plutôt qu’à se passer d’acheter ; car ayant davantage d’argent, chaque dollar aura moins de valeur subjective à leurs yeux.

Appelons ce groupe de fournisseurs et leurs employés le groupe A, et ceux à qui ils achètent directement leurs marchandises et services accrus, le groupe B. Ce dernier, en conséquence de la montée des prix, va à son tour acheter davantage de marchandises et de services à un troisième groupe C.

Le groupe C, à son tour, élèvera ses prix et aura plus d’argent pour acheter au groupe D, et ainsi de suite, jusqu’à ce que cette montée des prix et des revenus se soit virtuellement mise à couvrir toute la nation.

Quand le processus sera complètement achevé, presque tout le monde aura un revenu en monnaie plus élevé. Mais (si nous supposons que la production des services et marchandises n’a pas augmenté) les prix de ces marchandises et services auront augmenté dans la même proportion, et la nation, elle, ne sera pas plus riche qu’avant.

Ce qui ne veut pas dire, cependant, que le revenu et la richesse relative ou absolue de chacun sera la même qu’antérieurement. Au contraire, le processus de l’inflation modifiera certainement de manière très différente les fortunes d’un groupe par rapport à celles d’un autre groupe. Ce sont les groupes qui seront les premiers à recevoir cet argent supplémentaire qui seront les plus avantagés. Les revenus en argent du groupe A, par exemple, augmenteront avant même que les prix ne montent, si bien qu’ils pourront acheter d’autant plus de marchandises. Le revenu en argent du groupe B lui sera alloué plus tard, alors que les prix auront déjà quelque peu monté, ce groupe B pourra aussi acheter des marchandises dans de bonnes conditions. Toutefois, pendant ce temps, les groupes qui n’ont pas encore vu leurs revenus grandir sont cependant obligés de payer plus cher les choses qu’ils achètent, puisque les prix ont monté, ce qui veut dire qu’ils voient baisser leur niveau de vie.

On peut rendre plus clair encore ce processus par une série d’exemples chiffrés. Divisons arbitrairement l’ensemble économique entre 4 groupes principaux de producteurs A, B, C, D, qui reçoivent les avantages de l’inflation dans cet ordre. Quand le revenu du groupe A est déjà monté de 30 %, les prix des objets qu’ils achètent n’ont pas encore bougé. Au moment où le revenu du groupe B est monté de 20 %, les prix se sont élevés seulement de 10 %. Mais quand le revenu du groupe C est monté de 10 %, les prix, eux, en sont à 15 %. Et quand le revenu du groupe D n’a pas encore bougé, les prix qu’il leur faut payer pour ce qu’ils achètent ont monté de 20 %. En d’autres termes, les gains que les premiers groupes de production retirent de l’inflation par des prix et des salaires accrus sont nécessairement acquis aux dépens des pertes supportées (comme consommateurs) par les derniers groupes de producteurs, qui pourront cependant augmenter leurs prix et salaires.

Il peut très bien se produire, si l’inflation subit un temps d’arrêt après quelques années, qu’en définitive se produise un accroissement moyen, disons de 25 % des revenus, et un accroissement correspondant des prix, tous deux assez équitablement répartis entre tous les groupes. Mais cela n’effacera pas les gains et les pertes de la période de transition. Le groupe D, par exemple, même si son revenu et ses prix ont enfin monté de 25 %, ne pourra, en définitive, acheter que la même quantité de marchandises et services qu’avant le début de l’inflation. Il ne pourra jamais rattraper la perte subie durant la période où son revenu et ses prix n’avaient pas monté, bien qu’il eût à ce moment à payer les 30 % de hausse sur les marchandises et services qu’il achetait aux autres groupes de fabricants de la communauté A, B, et C.

 

3.

 

L’on voit ainsi que l’inflation s’avère être un exemple de plus pour illustrer notre leçon essentielle. Elle peut, en vérité, profiter pour un moment à quelques groupes, mais seulement au détriment des autres. Et à la longue, elle cause de grands ravages à l’ensemble de la communauté économique.

Même une inflation très relative et légère détraque la structure de la production. Elle hypertrophie certaines industries et en anémie d’autres. Elle implique un gaspillage du capital et son mauvais emploi. Lorsque l’inflation s’arrête ou marque un temps d’arrêt, le capital mal investi, que ce soit sous forme de machines, d’usines ou de bureaux, ne peut plus donner d’intérêt et perd une grande part de sa valeur.

Et il n’est pas possible non plus d’arrêter doucement l’inflation, ce qui permettrait d’éviter une dépression trop forte. Il n’est même pas possible de mettre fin à l’inflation une fois qu’elle est commencée, à quelque point fixé d’avance ou quand les prix ont atteint le niveau qu’on avait désiré d’un commun accord, car les forces politiques, autant que les forces économiques, auront cessé d’être contrôlables. Vous ne pouvez affirmer que la hausse des prix par l’inflation doit être de 25 %, sans que quelqu’un ne vous rétorque que votre démonstration vaut aussi bien pour une augmentation deux fois plus forte, soit 50 %, et quelqu’un d’autre quatre fois plus forte, soit de 100 %. Et les partis politiques qui l’ont préconisée, et en ont bénéficié, insisteront pour qu’on la maintienne.

En outre, en période d’inflation, il est impossible de garder le contrôle de la valeur de la monnaie. Car, nous l’avons vu, le système ne s’engendre pas de façon purement mécanique. Vous ne pouvez dire à l’avance par exemple, que si la quantité de monnaie s’accroît de 100 %, l’unité monétaire perdra 50 % de sa valeur, car, nous le savons, la valeur de la monnaie dépend surtout des évaluations subjectives des hommes qui la possèdent. Et ces évaluations ne dépendent pas seulement de la quantité que chacun en détient. Elle dépend aussi de la qualité de la monnaie. En temps de guerre, la valeur de l’unité monétaire d’une nation, non rattachée à l’or, s’élèvera sur le marché des changes avec la victoire et tombera avec la défaite, sans tenir compte des changements survenus dans le volume de sa circulation. L’évaluation présente dépend parfois de l’impression qu’on a de ce que sera son volume futur. Et, comme il arrive pour les opérations spéculatives dans les Bourses de marchandises, chacun voit l’évaluation qu’il donne à la monnaie subir l’influence, non seulement de sa propre opinion, mais de ce qu’il croit que sera celle des autres.

Tout cela explique pourquoi, lorsqu’une fois la super-inflation est installée, la valeur de l’unité monétaire décroît à un rythme beaucoup plus rapide que la quantité de monnaie ne s’accroît réellement, ou ne risque de s’accroître. Quand on atteint ce stade, le désastre n’est pas loin d’être complet, et l’on en est à la banqueroute.

 

4.

 

Et pourtant, l’engouement pour l’inflation ne cesse pas. On dirait qu’aucun pays n’est capable de profiter de l’expérience d’un autre, et qu’aucune génération n’est capable d’apprendre la leçon à tirer des souffrances de ses prédécesseurs. Chaque génération, chaque pays, poursuit le même mirage. Chacun cherche à étreindre cette rose de Jéricho qui se fond en poussière et en cendres dans la main. Car il est dans la nature même de l’inflation de donner naissance à des illusions sans nombre.

De nos jours l’argument favori en faveur de l’inflation est qu’elle va remettre en marche les rouages de l’industrie, qu’elle va nous sauver des pertes irréparables de la dépression et du chômage et nous apporter le « plein emploi ».

Ce raisonnement dans sa forme la plus simpliste repose toujours sur la fameuse et immorale confusion entre la monnaie et la véritable richesse. Il affirme qu’on va recréer un nouveau pouvoir d’achat et que les effets bienfaisants de ce nouveau pouvoir d’achat vont se multiplier et s’étendre en cercles de plus en plus larges comme ceux que fait une pierre jetée dans l’eau. Le véritable pouvoir d’achat n’est pas là, nous l’avons vu ; il consiste à fabriquer de nouveaux produits. Il ne peut être accru simplement parce qu’on aura frappé de nouvelles pièces, ou imprimé de nouveaux papiers appelés dollars. Dans une économie d’échange, le processus fondamental consiste en ce que A échange les produits qu’il vient de fabriquer contre ceux que B vient de fabriquer aussi[13].

Ce que l’inflation accomplit vraiment, c’est qu’elle change les rapports entre les prix et les coûts de production. On lui demande avant tout de faire monter les prix des marchandises en fonction des salaires, afin de restaurer le produit et encourager l’investissement de capitaux dans les secteurs où se trouvent des ressources oisives, rétablissant ainsi un rapport possible entre les prix et les coûts de production.

Il est facile de comprendre qu’on obtiendrait ce résultat beaucoup plus facilement et plus honnêtement par une réduction du taux des salaires. Mais les partisans les plus savants de l’inflation vous démontrerons que, pour des raisons politiques, c’est une chose tout à fait impossible. Ils vont même parfois plus loin et ils accusent ceux qui, pour tenter de résorber le chômage proposent de réduire les salaires, d’être « contre la classe ouvrière ». Pourtant ce qu’ils proposent, eux, di-sons-le tout net, c’est de la tromper, puisqu’ils préconisent de réduire les salaires réels (c’est-à-dire le pouvoir d’achat) par une augmentation des prix.

Ils oublient que la classe ouvrière est maintenant très avertie des problèmes du travail. Les syndicats les plus puissants qui la dirigent possèdent des corps d’économistes qui suivent les indices des prix et qui ne laissent pas tromper l’ouvrier ; dans les conditions actuelles, la tactique qu’ils préconisent est incapable d’atteindre leurs buts économiques et politiques. Car ce sont précisément les syndicats les plus puissants, ceux dont les salaires auraient besoin d’être le plus réduits, qui lutteront le plus pour les faire monter jusqu’au niveau de n’importe quelle hausse de l’indice du coût de la vie. Tant que cette influence des puissants syndicats prévaudra, les relations entre les salaires et les prix seront paralysées. Et l’échelle des salaires, dont la structure est déjà déformée, le sera de plus en plus, car la grande masse des travailleurs non syndiqués, dont les taux de salaires, même avant l’inflation, n’étaient pas au niveau de ceux des autres (et peuvent même avoir encore été indûment réduits de par l’intransigeance des syndicats) seront encore plus déprimés pendant la période de transition à cause de la montée des prix.

 

5.

 

Les avocats les plus retors de l’inflation, en bref, ne sont pas sincères. Ils ne défendent pas leur cause avec une totale franchise et ils finissent par se duper eux-mêmes. Ils commencent par vous parler de papier-monnaie, tels les plus naïfs des inflationnistes, comme si c’était une forme de la richesse qu’on puisse créer à volonté sur la presse à billets. Ils discutent gravement de ce « multiplicateur » grâce auquel chaque nouveau dollar imprimé et dépensé par l’État devient comme par magie l’équivalent de plusieurs autres dollars qui s’ajoutent à la richesse du pays.

En somme, ils détournent l’attention du public et la leur des causes réelles de la dépression actuelle. Car ces causes, la plupart du temps, résident dans un déréglage des rapports salaires-coûts-prix, du mauvais ajustement entre les salaires et les prix, entre les prix des matières premières et celui des produits finis, ou entre un prix et un autre, entre un salaire et un autre. Il y a toujours quelque point où ce déréglage a supprimé le stimulant à la production ou a paralysé celle-ci, et étant donné l’interdépendance organique de notre économie d’échange, la crise se propage. La production ne pourra repartir tant que l’on n’aura pas corrigé ces ajustements défectueux.

Certes, il est vrai que l’inflation peut parfois les corriger, mais c’est une méthode violente et dangereuse. Car les corrections qu’elle introduit ne sont pas faites ouvertement et honnêtement, mais grâce à une illusion. C’est comme si l’on vous faisait lever une heure plus tôt, en vous faisait croire qu’il est 8 heures quand il en est 7. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas pure coïncidence si notre monde moderne a eu besoin d’imposer ce mensonge d’avancer toutes ses pendules d’une heure pour obtenir le résultat d’un lever plus matinal, et s’il est également contraint d’avoir recours à l’inflation pour obtenir un résultat analogue en matière économique.

Car l’inflation tend un voile d’illusions sur tout le processus économique. Elle trompe presque tout le monde, même ceux qui souffrent par elle. Nous avons tous l’habitude de compter notre richesse et mesurer notre revenu en termes de monnaie. Cette habitude mentale est si profonde que même les économistes de profession et les statisticiens ne peuvent rompre avec elle. Ce n’est pas tâche facile que de se représenter toujours les rapports économiques en termes de marchandises réelles et de bien-être réel. Quel est celui d’entre nous qui ne se sent pas plus fier et plus riche quand on lui dit que le revenu national a doublé (évalué en dollars, naturellement) par comparaison avec celui d’avant l’inflation ? Même le petit employé qui gagnait 25 dollars par semaine et qui en gagne maintenant 35 croit qu’il est plus riche en quelque manière, bien que la vie soit deux fois plus chère, que lorsqu’il en gagnait 25. Certes, il n’est pas aveugle et il voit bien que la vie a monté. Mais il n’est pas non plus aussi conscient de sa véritable situation qu’il ne l’eût été si le coût de la vie n’avait pas changé, et qu’on eût réduit son salaire en monnaie, de manière à ne lui laisser que le même pouvoir d’achat diminué qu’il a aujourd’hui, avec son salaire plus élevé, et cela par suite de la hausse des prix.

L’inflation est pour lui l’autosuggestion, l’hypnotisme, l’anesthésique qui a émoussé la douleur de l’opération. L’inflation est l’opium du peuple.

 

6.

 

C’est là d’ailleurs sa fonction politique. C’est en effet parce que l’inflation brouille tout, que nos gouvernements de moderne économie dirigée y ont recours si fréquemment. Nous avons vu au chapitre IV, pour ne prendre qu’un exemple, qu’il est faux de croire que de nouveaux travaux publics créent forcément du travail. Si on les paie avec le produit de l’impôt, alors avons-nous constaté, chaque dollar dépensé par l’État pour ces travaux est pris dans la poche du contribuable, qui ne l’a plus pour faire face à ses propres dépenses, si bien que, pour tout emploi ainsi créé par l’État, un emploi privé se trouve détruit.

Mais supposons que les travaux publics ne soient pas financés par les impôts. Supposons qu’ils le soient par un déficit des finances publiques, c’est-à-dire par l’emprunt ou par le jeu de la presse à billets. Alors le résultat que nous venons de décrire semble ne pas se produire. Ces travaux publics paraissent devoir être couverts par un « nouveau » pouvoir d’achat. On ne peut vraiment pas soutenir qu’il a été pris sur les contribuables, et pour l’instant la nation paraît avoir obtenu quelque chose pour rien.

Mais appliquons notre leçon et voyons les conséquences plus lointaines. Il faudra bien, tôt ou tard, rendre l’argent emprunté. L’État ne peut indéfiniment accumuler dettes sur dettes, sinon il fera banqueroute, comme l’observait en 1776 Adam Smith :

« Quand les dettes d’un État se sont accumulées jusqu’à une somme donnée, il y a peu d’exemples, me semble-t-il, qu’elles aient été payées honnêtement et complètement. Pour en affranchir le Trésor, si jamais on y est parvenu, il a toujours fallu faire banqueroute, parfois ouvertement, mais toujours effectivement, quoique par de prétendus payements ».

Donc, quand l’État en vient à rembourser la dette qu’il a contractée pour réaliser de grands travaux publics, il lui faut augmenter les impôts au-delà de ce qu’il a dépensé. Et à ce moment, nécessairement, il supprime par cela même plus de travail qu’il n’en a créé. Ces impôts supplémentaires, non seulement enlèvent au contribuable un pouvoir d’achat correspondant, mais en outre, ils découragent la production, réduisant d’autant la richesse et le revenu global du pays.

La seule façon d’échapper à cette conclusion serait de supposer (comme le font naturellement les apôtres des dépenses sans fin) que les hommes politiques au pouvoir ne feront ces dépenses que pour parer à ce qui, sans cela, serait une période de dépression ou de déflation, et qu’ils rembourseront ces dettes aussitôt que l’on retrouvera une période qui, autrement, serait une période de boom ou d’inflation. Ceci n’est qu’une trompeuse hypothèse, car malheureusement les hommes politiques au pouvoir n’agissent jamais ainsi, tant sont précaires les prévisions économiques et fortes les pressions politiques.

Les dépenses budgétaires par le déficit systématique donnent naissance à des intérêts si puissamment organisés qu’ils en demandent le maintien à tout prix.

Si l’on ne cherche pas honnêtement le moyen de s’acquitter de cette dette grossie par le temps et si, au lieu de cela, on persiste à recourir à l’inflation, alors on en provoque les résultats que nous avons déjà décrits. Car dans l’ensemble le pays ne peut rien avoir pour rien. L’inflation est elle-même une forme d’impôts, c’en est d’ailleurs la plus mauvaise, et celle qui pèse le plus lourdement sur les plus faibles. Quand on vous soutient que l’inflation touche tout le monde et de façon équivalente (ce qui, nous l’avons vu, n’est jamais vrai), on pourrait répondre que ce serait exactement comme de mettre une taxe générale et légère sur toutes les ventes, la même sur le lait et le pain que sur les diamants et les fourrures. L’on pourrait également dire qu’elle équivaut à une simple taxe, de même pourcentage pour tous et sans aucune exception, sur tous les revenus. Ce serait un impôt non seulement sur toutes les dépenses, mais aussi sur l’épargne et sur l’assurance-vie. Ce serait en fait un simple impôt sur le capital, sans exception, et pour lequel le pauvre aurait à payer le même pourcentage que le riche.

Mais l’inflation cause pis que cela car, nous l’avons vu, elle ne peut pas toucher tout le monde également. Il y en a toujours qui souffrent plus que d’autres. En proportion, elle affecte souvent le pauvre plus que le riche. Car elle est une sorte d’impôt qui échappe au contrôle des autorités. Elle frappe dans toutes les directions selon son caprice. Le taux du prélèvement qu’elle opère n’est pas fixe et ne peut être prévu. Nous savons ce qu’il est aujourd’hui, nous ignorons ce qu’il sera demain, et demain nous ne saurons pas ce qu’il sera le jour suivant.

Comme tout autre impôt, nous devons tous tenir compte de l’inflation pour prendre des décisions aussi bien pour notre dépense personnelle que pour nos affaires. Elle décourage les qualités de prudence et d’économie. Elle encourage le gaspillage, le jeu, les prodigalités de toutes sortes. Sa nature est telle qu’elle rend la spéculation plus avantageuse que la production. Elle déchire le tissu des rapports normaux d’une économie stable. Ses injustices sans excuse entraînent ceux qu’elle atteint vers des palliatifs désespérés. Elle sème les germes du fascisme et du communisme. Elle incite les peuples à réclamer des contrôles totalitaires. Elle s’achève invariablement dans l’amer désenchantement et dans l’écroulement de toute l’économie.


 

 

CHAPITRE XXIV — L’ATTAQUE CONTRE L’ÉPARGNE

 

1.

 

Dans tous les pays, la sagesse des nations nous a enseigné les vertus de l’épargne et mis en garde contre les funestes conséquences de la prodigalité et du gaspillage. Cette sagesse des vieux proverbes reflète le fond de la morale commune ainsi que les conclusions prudentes issues de l’expérience humaine. Cela n’empêche qu’il y eut toujours des prodigues et des théoriciens pour justifier leur conduite.

Les économistes classiques, réfutant les erreurs mensongères de leur temps, nous démontraient que l’épargne, si elle est la plus sage conduite de chaque individu, est aussi la plus sage conduite des nations. Ils prouvaient que l’épargnant raisonnable qui met de côté pour ses besoins futurs, loin de nuire à la société, la sert. Mais aujourd’hui, cette antique vertu, tout autant que les arguments présentés pour sa défense par les économistes classiques, est une fois de plus discutée par des raisonnements qu’on croit nouveaux, tandis qu’on met à la mode la doctrine inverse du gaspillage.

Afin d’éclaircir cette question fondamentale, nous ne pouvons faire mieux, me semble-t-il, que de partir de l’exemple classique choisi par Bastiat. Soit deux frères, l’un prodigue et l’autre économe, chacun d’eux ayant hérité d’une somme qui lui donne un revenu de 50 000 dollars par an. Laissons de côté l’impôt sur le revenu, comme aussi la question de savoir si ces deux frères devraient prendre une situation, chacune de ces questions n’ayant rien à voir avec celle qui nous occupe.

Alvin donc, l’aîné, est un dépensier extravagant. Il dépense non seulement par tempérament mais par principe. Il s’avère ainsi être le disciple de Rodbertus (pour ne pas monter plus avant dans le passé) qui déclarait au milieu du XIXe siècle que le capitaliste se doit de dépenser son revenu jusqu’au dernier centime en confort et en plaisirs, car s’il économise, les biens s’accumulent et un grand nombre d’ouvriers se trouveront sans travail[14]. On voit donc Alvin dans les boîtes de nuit ; il distribue de somptueux pourboires, il a un train de vie invraisemblable et de nombreux domestiques, il lui faut deux chauffeurs et ne se borne pas à posséder plusieurs autos, il entretient une écurie de course, possède un yacht, voyage, comble sa femme de bracelets de diamants et de fourrures, et distribue des cadeaux sans prix à tous ses amis.

Pour mener cette vie, il lui faut mordre sur son capital. Mais qu’importe ? Si l’économie est un péché, l’absence d’économie devient une vertu, et, en tout cas, il compense ainsi le mal fait par les économies de son grigou de frère Benjamin.

Inutile d’ajouter qu’Alvin est la coqueluche des dames du vestiaire, des grooms, des garçons de restaurants, des fourreurs, bijoutiers et des maisons de luxe de toutes sortes. On le tient pour un bienfaiteur public. Il est visible pour tous qu’il donne du travail à tous et qu’il dépense son argent de tous côtés.

Son frère Benjamin, en revanche, est moins populaire. On le voit rarement chez le bijoutier, chez le fourreur, dans les boîtes de nuit, et il n’appelle pas les garçons par leurs prénoms. Tandis qu’Alvin ne se contente pas de dépenser les 50 000 dollars de son revenu, mais entame chaque année son capital, Benjamin vit beaucoup plus modestement et ne dépense guère que 25 000 dollars. Évidemment, pensent autour de lui ceux qui ne réfléchissent pas au-delà de ce qui leur crève les yeux, il fait travailler autour de lui deux fois moins qu’Alvin, et les 25 000 dollars qu’il ne dépense pas sont aussi inutiles que s’ils n’existaient pas.

Pourtant, voyons ce que Benjamin fait de ces dollars. En moyenne, il en consacre 5 000 à des œuvres de charité, y compris les dons à des amis dans le besoin. Les familles aidées de cet argent le dépensent à leur tour, soit en épicerie ou en vêtements ou en loyers. Si bien que cet argent crée autant de travail que si Benjamin l’avait dépensé lui-même. La différence est que plus nombreux sont les gens qui sont ainsi devenus d’heureux consommateurs, et cela a permis à la production de fabriquer plus de marchandises utiles et moins de produits somptuaires ou superflus.

Ce dernier point ne manque d’ailleurs pas de faire réfléchir Benjamin. Il se demande parfois s’il agit bien en dépensant ses 25 000 dollars. Car les dépenses incessantes et tapageuses dans lesquelles Alvin se complait, non seulement créent de l’envie et de l’irritation chez ceux qui ont tant de peine à joindre les deux bouts, mais elles augmentent réellement leurs difficultés. Benjamin se rend compte que, à chaque instant, le potentiel de production du pays est remis en question. Et plus il faut en distraire pour fournir des produits de luxe, moins il en reste pour les produits de nécessité indispensables à la vie de tant de gens[15]. Moins il prélève sur le stock des richesses existantes pour lui, plus il en laisse pour les autres. En modérant ses propres dépenses, pense-t-il, il aide à résoudre les problèmes, nés de l’inégalité de répartition de la richesse et des revenus. Sans doute ne faut-il pas pousser à l’extrême cette retenue de la dépense, mais il croit que tous ceux qui possèdent un peu plus que la normale doivent quelque peu la pratiquer.

Voyons maintenant, sans plus considérer le point de vue de Benjamin, ce que deviennent les 25 000 dollars qu’il ne dépense pas et qu’il ne donne pas. Il ne les laisse pas s’accumuler dans son portefeuille, dans ses tiroirs ou dans son coffre. Mais, ou bien il les dépose dans une banque de commerce ou bien il les place. Qu’il les dépose dans une banque de commerce ou d’épargne, la banque les prête à court terme à une entreprise pour ses besoins courants, ou bien s’en sert pour acheter des valeurs. En d’autres termes, Benjamin a placé son argent directement ou indirectement. Mais quand on place de l’argent, cet argent est utilisé pour acheter des marchandises de base (immeubles, bureaux, usines, bateaux, camions ou machines). L’un quelconque de ces achats introduit de l’argent dans la circulation et donne autant de travail que si on avait dépensé pareille somme en consommations directes.

L’épargne donc, dans notre monde moderne, n’est qu’une autre forme de la dépense. La seule différence réside en ce que l’argent est transféré à quelqu’un d’autre qui l’utilise pour créer de nouveaux moyens de production.

En ce qui concerne la création d’emplois, il apparaît que les dépenses faites par Benjamin et son épargne donnent autant de travail à la société et mettent autant d’argent en circulation que le fait Alvin par ses seules dépenses, sans épargne. La seule différence est que la façon de dépenser d’Alvin est plus visible aux yeux de tous, tandis qu’il faut consacrer plus d’attention et réfléchir un peu pour admettre que chaque dollar économisé par Benjamin donne autant de travail que chaque dollar lancé à la ronde par Alvin.

Douze ans se passent. Alvin est ruiné. On ne l’aperçoit plus dans les boîtes de nuit ni dans les boutiques élégantes, et ceux qui autrefois le portaient aux nues ne parlent plus de lui que comme d’un nigaud. Il écrit à Benjamin des lettres pour lui demander son aide. Et Benjamin, qui continue à épargner et à dépenser dans les mêmes proportions, procure du travail autour de lui plus que jamais, car son revenu, grâce à ses placements, a augmenté. Son capital s’est accru aussi. De plus, grâce à ses placements, la richesse et le revenu national se sont développés, il y a plus d’usines et plus de production qu’auparavant.

 

2.

 

Mais cet exemple des deux frères ne peut suffire à dissiper toutes les erreurs de jugement qui se sont répandues pendant toutes ces années récentes au sujet de l’épargne. Il est nécessaire de leur consacrer un peu plus d’attention. Beaucoup d’entre elles proviennent de confusions si élémentaires que cela en est incroyable, surtout lorsqu’on les rencontre chez des écrivains économistes de grande réputation. On se sert du mot épargne par exemple dans deux sens différents : parfois pour signifier la thésaurisation de l’argent, parfois pour dire placement d’argent, et sans préciser dans quel sens on l’emploie, gardant la confusion entre eux.

Accumuler de l’argent, billet sur billet, sans raison et sans cause justifiée, et ce sur une large échelle, est nuisible dans presque tous les cas. Mais cette sorte de thésaurisation est extrêmement rare. Quelque chose qui y ressemble, mais doit en être distingué soigneusement, est ce qui se produit après une dépression dans les affaires. On réduit alors et la dépense et le placement. Les clients n’achètent plus. S’ils s’abstiennent ainsi, c’est pour une bonne part qu’ils craignent de perdre leur travail et qu’ils désirent conserver leur argent le plus possible, et s’ils le font, ce n’est pas tant par désir de consommer moins que par prudence : ils veulent faire durer leur pouvoir d’achat sur une longue période au cas où ils perdraient leur emploi.

Une autre raison incite les consommateurs à ne pas acheter. Les prix de toutes choses ont baissé et ils escomptent une autre baisse. En remettant leurs achats à un peu plus tard, ils espèrent obtenir davantage pour la même somme. Ils ne veulent pas transformer leur argent en marchandises dont les cours baissent mais préfèrent le garder, puisqu’ils supposent que sa valeur (relative) va augmenter.

La même perspective les fait s’abstenir de placer cet argent, ils ont perdu confiance en la rentabilité des affaires, ou du moins ils supposent que s’ils attendent quelques mois ils pourront acheter des actions ou des obligations à un cours meilleur.

Nous pouvons nous les représenter, soit comme se refusant à acquérir des marchandises sujettes à une baisse des cours, soit comme désirant conserver une monnaie susceptible de réévaluation.

C’est jouer sur les mots que de baptiser « épargne » cette abstention momentanée devant l’achat. Cette abstention ne repose pas du tout sur les mêmes raisons que celles sur lesquelles se fonde l’épargne. Et c’est une erreur plus grande encore d’affirmer que cette prétendue « épargne » est la cause des dépressions économiques. Elle en est, au contraire, la conséquence.

Il est vrai que ce refus d’acheter peut accentuer et prolonger une crise déjà commencée. Mais ce n’est pas elle qui l’a fait naître. Quand parfois l’État se met à intervenir capricieusement dans les affaires et que l’on ne voit pas très bien où il veut en venir, un malaise se produit. On ne place plus ses bénéfices. Les particuliers comme les entrepreneurs laissent leurs soldes créditeurs s’accumuler dans leur compte en banque. Ils gardent des réserves plus amples contre l’imprévu. Cette retenue du capital peut paraître la cause d’une dépression subséquente des affaires. Il n’en est rien. La cause véritable est l’incertitude qu’on éprouve quant aux intentions du gouvernement. Le gonflement des liquidités des entrepreneurs comme des particuliers n’est guère que l’un des chaînons de toute la chaîne de conséquences qu’entraîne ce malaise économique. Rendre l’épargne excessive responsable de la dépression des affaires, serait comme si on attribuait une baisse sur le prix des pommes non à une récolte abondante, mais au refus des consommateurs de les payer plus cher.

Mais dès que l’on se met à tourner en raillerie une coutume ou une institution, n’importe quel argument, même absurde, paraît bon. On nous dit que les industries de biens de consommation sont constituées en vue d’une certaine demande, et que si les gens s’abstiennent d’acheter, ils vont décevoir cette expectative et provoquer une crise. Cette assertion repose sur l’erreur que nous avons déjà vue, et qui consiste à oublier que l’argent économisé sur les biens de consommation est dépensé en biens de capitalisation, et que « économiser » ne veut pas forcément dire qu’un seul dollar soit retiré de l’ensemble des dépenses. Le seul élément de vérité dans cette thèse, c’est que tout changement qui se produit avec soudaineté risque de ne pouvoir se régler. Ce serait une même perturbation si les consommateurs s’abstenaient soudain d’acheter une marchandise en se portant brusquement sur une autre. Et ce serait tout aussi néfaste pour l’ensemble de l’économie si les épargnants orientaient brusquement leurs demandes de biens de capitalisation vers les biens de consommation.

On s’attaque encore à l’épargne en disant que c’est tout simplement absurde d’en faire. Et on raille le XIXe siècle pour avoir soi-disant inculqué aux individus une doctrine qui les incite à arrondir sans cesse un gâteau qu’ils ne mangent jamais. C’est là dessiner une image enfantine et bien naïve de l’épargne. On se rendra mieux compte de son mécanisme en brossant un tableau un peu plus précis de ses éléments.

Décrivons, par exemple, une nation qui, dans son ensemble, épargne environ 20 % de ce qu’elle produit en un an. Ce chiffre dépasse de beaucoup l’épargne nette qui s’est en effet réalisée aux États-Unis d’après les statistiques officielles[16]. Mais prendre un chiffre rond facilite le raisonnement et donne le bénéfice du doute à tous ceux qui croient que nous avons été des « super-épargnants ».

Grâce à cette épargne annuelle et aux investissements qu’elle permet, la production totale annuelle du pays s’accroitra chaque année. (Pour étudier ce seul phénomène de l’épargne nous ne tenons pas compte pour l’instant des booms, des dépressions ou autres fluctuations qui le compliqueraient). Fixons cet accroissement annuel de la production à 2,5%. (Parlons d’intérêt simple au lieu d’intérêt composé afin de simplifier nos calculs). Nous obtenons le tableau suivant pour une période de 11 années.

Année

Production totale

Production
des biens de
consommation

Production
des biens de production (capitaux)

1ère

100

80

20*

2e

102,5

82

20,5

3e

105

84

21

4e

107,5

86

21,5

5e

110

88

22

6e

112,5

90

22,5

7e

115

92

23

8e

117,5

94

23,5

9e

120

96

24

10e

122,5

98

24,5

11e

125

100

25

    * On suppose, évidemment, que la formation des épargnes et des placements se faisait déjà selon ce même taux.

 

Remarquons tout d’abord, en étudiant ce tableau, que le total de la production s’accroît chaque année, et cela grâce à l’épargne, et que sans elle il ne grandirait pas. (On peut très bien supposer que les améliorations et les nouvelles inventions sur les machines ou autres capitaux de production pour une valeur égale à celle des anciens accroîtrait la productivité nationale ; mais cet accroissement ne serait que très modéré, et cet argument en tout cas suppose l’existence préalable d’un capital suffisant pour avoir rendu possible la création de l’équipement). L’épargne a servi, année après année, à multiplier les machines, ou améliorer la valeur de celles qui tournaient déjà, ce qui a multiplié le rendement des biens de la nation tout entière. Le gâteau donc est chaque année de plus en plus gros. (Par quels étranges raisonnements est-on amené à considérer cela comme néfaste). Il est vrai qu’on s’abstient de le manger tout entier chaque année. Mais ce n’est pas une contrainte absurde ou restrictive, car chaque année on consomme un gâteau de plus en plus gros, si bien que, après onze ans écoulés, suivant l’exemple de notre tableau, le gâteau des consommateurs seuls est égal aux deux gâteaux réunis des producteurs et des consommateurs de la première année. Et de plus, le capital industriel et la capacité de production sont eux-mêmes de 25 % plus grands que la première année.

Faisons plusieurs autres remarques. Le fait que 20 % du revenu national est retenu chaque année pour l’épargne ne gêne en aucune manière les industries consacrées aux biens de consommation. Si elles ne vendent que les 80 unités qu’elles produisent la première année (et qu’il n’y ait pas de hausse des prix causée par une demande non satisfaite), elles ne seront pas assez sottes pour établir leurs plans de production comme si elles devaient vendre 100 unités la deuxième année. Les industries de biens de consommation, en d’autres termes, sont déjà réglées sur l’hypothèse que le taux d’épargne va se maintenir comme avant. Seule une épargne accrue et inattendue bouleverserait leurs projets et leur laisserait des produits invendus.

Le même bouleversement, nous l’avons déjà remarqué, atteindrait les industries des biens de capitalisation si l’on s’abstenait soudain et en masse de placer des capitaux. Si l’argent réservé antérieurement à ces placements était tout d’un coup utilisé à l’achat de biens de consommation, cela ne multiplierait pas les emplois, mais causerait une hausse des prix des biens de consommation et une baisse sur les biens de capitalisation. Le premier résultat que ce changement aurait dans l’économie générale serait un déplacement forcé de la main-d’œuvre et une contraction momentanée de l’emploi, par suite de l’effet produit sur les industries des biens de production. Et sa conséquence plus lointaine serait une chute de la production au-dessous du niveau qu’elle aurait atteint sans cela.

 

3.

 

Nous n’en avons pas fini avec les ennemis de l’épargne. Ils commencent par faire une distinction, assez juste d’ailleurs, entre l’épargne et le placement. Mais ensuite ils en parlent comme si ces deux notions pouvaient varier chacune séparément et comme si ce n’était que par accident qu’elles puissent parfois être égales entre elles. Et ils vous en font une menaçante peinture. D’un côté on voit les épargnants continuant à mettre leur argent de côté, stupidement, sans aucun but ; de l’autre on nous montre toutes les possibilités de placement qui ne peuvent absorber cette épargne. Il ne peut en résulter, bien sûr, qu’un marasme lamentable. Il n’y a plus qu’une solution, déclarent-ils, le Gouvernement doit mettre la main sur ces épargnes stupides et malfaisantes et les utiliser d’une manière quelconque, même si ce n’est qu’à creuser des fossés inutiles ou ériger des pyramides pour venir à bout de cet argent et fournir du travail à la main-d’œuvre.

Tout est si invraisemblablement faux dans ce tableau et dans cette « solution » que nous ne pouvons signaler qu’une partie des erreurs qui les composent. L’épargne ne peut excéder les placements que pour les sommes effectivement thésaurisées en espèces[17]. Il y a bien peu de gens, de nos jours, dans un pays industriel moderne comme les États-Unis, pour conserver des pièces de monnaie ou des billets dans leur bas de laine ou sous des matelas. Dans la faible mesure où cela peut arriver, cela a déjà exercé ses effets sur les affaires et sur le niveau des prix. Parfois même ces effets ne se cumulent pas. La déthésaurisation se produit quand les avares entasseurs viennent à mourir et que leurs trésors sont découverts et dépensés, et cela compense, probablement, la thésaurisation nouvelle. En fait, les sommes que tout cela représente sont vraisemblablement insignifiantes dans leurs effets sur l’activité des affaires.

Si l’on place son argent dans les caisses d’épargne ou dans les banques commerciales, celles-ci, nous l’avons vu, sont désireuses de le prêter et de l’investir aussitôt. Elles ne peuvent se permettre de conserver des fonds inactifs. La seule raison qui incitera les gens à augmenter leur encaisse liquide, ou les banques à garder des fonds inactifs et à en perdre l’intérêt, c’est, nous l’avons vu, la peur que les prix des marchandises ne subissent une baisse prochaine, ou la crainte des banques de courir un risque trop grand avec leur capital. Mais cela n’arrive que si déjà sont apparus les signes avant-coureurs d’une crise, et ce sont eux qui provoquent la thésaurisation et non pas celle-ci qui amène la crise.

À part donc cette thésaurisation négligeable (et même celle-ci pouvant être regardée comme un placement direct en monnaie), l’épargne et le placement sont amenés à se trouver en équilibre de la même manière que le sont l’offre et la demande d’un marchand quelconque. Car nous pouvons définir l’épargne et le placement comme étant respectivement l’offre et la demande d’un capital nouveau. Et de la même manière que l’offre et la demande de n’importe quelle marchandise sont égalisées par le prix, de même l’offre et la demande de capitaux le sont par le taux de l’intérêt. Le taux de l’intérêt n’est que le nom spécial donné au prix du capital emprunté. C’est un prix comme un autre.

Toute cette question a été si terriblement embrouillée toutes ces années-ci par des sophismes compliqués et par les politiques successives des gouvernements qui se fondaient sur eux, que l’on pourrait presque désespérer de revenir au bon sens et à la raison dans ce domaine. On a comme une phobie maladive des taux d’intérêt un peu élevés. On vous démontre que si les taux en sont trop hauts l’industrie n’aura aucune raison d’emprunter et d’investir ses capitaux dans de nouvelles usines et installations de nouvelles machines. Cet argument a tant frappé le public que les gouvernements, dans les dernières décennies, ont poursuivi par des moyens artificiels la politique de la monnaie bon marché. Mais en ce qui concerne la demande accrue de capitaux, cet argument néglige les conséquences d’une telle politique sur l’offre de capitaux. C’est là un exemple de plus de cette erreur qui consiste à ne voir l’effet d’une politique que sur un groupe et d’oublier de considérer les autres groupes qu’elle peut affecter.

Si l’on maintient le taux l’intérêt trop bas par rapport aux risques encourus, les capitaux ne seront plus ni épargnés ni prêtés.

Ceux qui prônent l’argent bon marché croient que l’épargne se fait automatiquement, qu’elle reste insensible au taux de l’intérêt qu’on lui offre, parce que le riche rassasié ne peut rien faire d’autre de son argent. Ils ne prennent pas la peine de nous dire à quel niveau de son revenu se fixe un minimum d’épargne sans égard au taux de l’intérêt ou au risque que comportent les prêts possibles.

C’est un fait que, quoique le volume de l’épargne du riche soit sans aucun doute proportionnellement moins affecté par les variations du taux de l’intérêt que ne l’est celui de l’homme simplement aisé, en réalité, l’épargne de chacun de nous est à quelque degré fonction de ce taux de l’intérêt. Soutenir, par exemple, en se servant d’une argumentation poussée à l’extrême, que le volume des épargnes réelles ne serait pas réduit si l’on diminuait fortement le taux de l’intérêt, c’est comme si l’on affirmait que la production totale de sucre ne diminuerait pas si l’on en baissait considérablement le prix, et que les producteurs les plus efficients, ceux qui produisent au moindre coût, en fourniraient tout autant qu’avant. Cet argument ne tient pas compte de l’épargnant marginal, et même en vérité il néglige la grande majorité des épargnants.

En maintenant le taux de l’intérêt artificiellement bas, on obtient le même résultat que lorsqu’on maintient n’importe quel prix au-dessous du cours normal du marché. La demande augmente et l’offre baisse. La demande de capital augmente et l’offre de capital existant baisse. La rareté apparaît et le libre jeu économique est faussé. Il est exact qu’une réduction artificielle du taux de l’intérêt encourage l’accroissement des emprunts. Cela tend à multiplier les entreprises fortement spéculatives, qui ne peuvent se maintenir que dans les conditions artificielles qui leur ont donné naissance. En ce qui concerne l’offre, la réduction artificielle du taux de l’intérêt décourage l’économie et la saine épargne. Elle entraîne à une raréfaction relative du capital réel.

On peut évidemment maintenir l’argent à un taux artificiellement bas par des injections continuelles de crédit ou de monnaie pour suppléer à l’épargne réelle. Cela peut donner l’illusion qu’il y a plus de capitaux, de la même manière que l’on croira avoir plus de lait si l’on y ajoute de l’eau. Mais c’est une politique d’inflation continue qui accumule de nombreux dangers, et une crise éclatera pour peu que la tendance inflationniste se retourne ou simplement s’arrête, ou même si elle continue, mais à cadence ralentie.

Il reste à dire qu’alors que si de nouvelles injections de devises ou de crédits bancaires peuvent dans un premier temps, et temporairement, réduire les taux d’intérêt, la continuation de cette pratique conduit en fait à faire monter les taux d’intérêt. Il en est ainsi parce que de nouvelles injections de monnaie tendent à diminuer le pouvoir d’achat de la monnaie. Les prêteurs finissent par comprendre que la monnaie qu’ils prêtent aujourd’hui vaudra moins dans un an, disons, quand on la leur remboursera. Par conséquent, ils ajoutent au taux d’intérêt normal une prime destinée à compenser cette perte attendue du pouvoir d’achat de leur monnaie. Cette prime peut être élevée, selon l’ampleur de l’inflation attendue. Ainsi, le taux d’intérêt annuel de bons du Trésor britannique est monté à 14 % en 1976 ; les bons émis par le gouvernement italien rapportaient 16 % en 1977 ; et le taux d’escompte de la banque centrale du Chili grimpa à 75 % en 1974.

Si bien que, en bref, une politique de monnaie bon marché peut apporter dans les affaires des fluctuations plus violentes que celles qu’elle se propose de calmer ou d’empêcher. Si l’on ne se mêle pas de vouloir influer sur le taux de l’argent par une politique d’inflation, les épargnes accrues créent leur propre demande par le moyen naturel de la baisse des taux d’intérêt. L’offre plus grande d’épargne cherchant à se placer oblige les épargnants à accepter des taux plus bas. Mais ces taux mêmes permettent à un plus grand nombre d’entreprises d’emprunter, parce que le profit escompté par elles, grâce aux nouvelles installations et aux machines neuves qu’elles achèteront avec ces avances, l’emportera vraisemblablement sur la somme qu’elles ont à payer pour l’emprunt.

4.

 

Nous arrivons maintenant à la dernière idée fausse au sujet de l’épargne que je voudrais étudier. On affirme souvent qu’il y a des limites au-dessus desquelles on ne peut placer de nouveaux capitaux, ou même que ces limites sont déjà atteintes. Il est déjà difficile d’admettre que des ignorants puissent croire une telle chose, mais que dire lorsqu’un économiste averti l’admet également ? Presque toute la richesse du monde moderne, ce qui la distingue presque entièrement du monde pré-industriel du XVIIe siècle, est faite de capital investi. Ce capital est constitué en partie par beaucoup de choses qu’on ferait mieux d’appeler des biens durables de consommation, tels que autos, frigidaires, mobiliers, écoles, collèges, églises, bibliothèques, hôpitaux et surtout les maisons particulières d’habitation. Jamais, depuis que le monde existe, il n’y a eu pléthore de tout cela. Et, depuis la Deuxième Guerre mondiale qui en a tant détruit, et a tant empêché d’en construire, nous en avons un manque invraisemblable. Et même si nous avions assez d’immeubles et de maisons, simplement en quantité, on peut affirmer qu’il n’y a pas de limite possible ou désirée à l’amélioration en qualité de ces maisons, sauf dans les meilleures d’entre elles.

Le second aspect sous lequel se présente le capital est ce que nous pouvons appeler le capital proprement dit. Ce sont, par exemple, les instruments de production, depuis la cognée la plus primitive, le couteau ou la charrue, jusqu’à la machine la plus perfectionnée, le générateur électrique le plus puissant, ou le cyclotron ou l’usine la plus merveilleusement équipée. Là encore, en quantité et surtout en qualité, l’expansion possible et désirable est sans limite. Il n’y aura pas de capital « en excédent » tant que le pays le plus arriéré ne sera pas aussi bien techniquement équipé que le plus avancé, tant que l’usine la plus retardataire aux États-Unis ne sera pas dotée de l’installation de l’usine la plus perfectionnée, et jusqu’à ce que les instruments de production ne pourront plus aller au-delà de leur propre perfectionnement, atteignant le point où l’esprit humain ne pourrait aller plus haut. Tant que l’une de ces conditions ne sera pas remplie, il subsistera une possibilité indéfinie d’appel à des capitaux neufs.

Mais comment ce capital nouveau peut-il être « absorbé », Comment peut-on le rémunérer ? Si on le met de côté et qu’on l’épargne, il s’absorbe de lui-même et se paye lui-même. Car les producteurs investissent leur épargne en nouveaux biens de production, c’est-à-dire qu’ils achètent des outillages nouveaux, meilleurs et plus perfectionnés parce que ces instruments nouveaux réduisent leur coût de production. Ou bien ils fabriquent des objets que le travail humain réduit à ses propres forces ne pourrait fabriquer (et ceci comprend presque tous les biens qui nous entourent, tels que les livres, les machines à écrire, les autos, les locomotives, les ponts suspendus) ; ou bien ils accroissent en d’énormes proportions les quantités de ces biens qui peuvent être produits, ou encore (et ce n’est que dire la même chose sous une autre forme) ils réduisent le coût de production à l’unité. Et comme il n’y a pratiquement aucune limite à la réduction du coût unitaire de production — jusqu’à ce que tout puisse être produit pour rien — il n’y a également aucune limite à l’étendue d’un nouveau capital qui pourrait être ainsi absorbé.

La réduction continue du coût unitaire de production, grâce à l’emploi de capitaux nouveaux, entraîne l’une ou l’autre des conséquences suivantes, ou les deux. Cela réduit les prix des marchandises pour le consommateur, et cela augmente le salaire du travailleur qui emploie les machines nouvelles, car cela accroît la productivité de son travail. Si bien qu’une machine nouvelle profite à la fois à celui qui s’en sert directement et à la grande famille des consommateurs. Et en ce qui concerne ces derniers, on peut dire, soit qu’elles leur fournissent davantage de produits et qui sont de meilleure qualité pour la même dépense ou, ce qui revient au même, qu’elles augmentent leurs revenus réels. En ce qui concerne les travailleurs qui utilisent ces machines nouvelles, elles augmentent leur salaire réel doublement, puisqu’elles augmentent aussi leur salaire en espèces. On ne peut trouver meilleur exemple que l’industrie automobile. L’industrie américaine de l’automobile paie les salaires les plus élevés au monde, et compte parmi celles qui donnent les salaires les plus élevés en Amérique. Et pourtant les fabricants américains de voitures peuvent vendre à plus bas prix que tous les autres au monde, parce que leur coût de production à l’unité est plus bas. Et le secret de ce fait est dû à ce que le capital utilisé pour fabriquer les voitures automobiles est plus grand par ouvrier et par voiture que partout ailleurs dans le monde.

Et pourtant il se trouve des gens pour croire que nous sommes au bout de ce progrès[18], et d’autres pour croire que, même si ce n’est pas vrai, le monde est forcé de continuer à épargner et ajouter sans cesse à son capital.

Il me semble qu’il n’est pas difficile de décider, après cette analyse, de quel côté se trouve la folie.


 

 

CHAPITRE XXV — LA RÉAFFIRMATION DE LA LEÇON

 

1.

 

L’économie politique, ainsi que nous l’avons vu et revu, est la science qui consiste à déceler les conséquences secondes. C’est aussi la science qui aperçoit les conséquences générales. C’est la science qui montre les effets d’une politique préconisée ou actuelle, non seulement sur quelque groupe particulier et à courte échéance, mais sur tous les groupes et à longue échéance.

Telle est la leçon qui a été l’objet propre de ce livre. Nous l’avons exposée d’abord sous une forme schématique, squelettique, puis nous l’avons étoffée et nourrie par une série d’applications et d’exemples concrets.

Mais au cours de ces illustrations particulières, d’autres leçons générales nous ont été suggérées ; aussi croyons-nous utile de nous les préciser davantage à nous-mêmes maintenant.

En vérifiant que l’économie politique est une science qui révèle les conséquences des actes, nous avons pu nous rendre compte aussi de ce que, comme la logique et les mathématiques, c’est une science qui reconnaît certaines implications inévitables.

Illustrons cela par une équation algébrique élémentaire.

Supposons que si X=5, X+Y=12. La solution de cette équation est que Y=7 ; mais il en est ainsi précisément parce que l’équation nous dit effectivement que Y=7.

Cette affirmation n’est pas faite directement mais elle est implicitement contenue dans l’équation elle-même.

Ce qui est vrai de cette équation élémentaire l’est aussi des équations les plus compliquées et les plus difficiles qu’on rencontre en mathématiques. La solution du problème est déjà contenue dans son énoncé. Sans doute est-il nécessaire de l’en extraire. Elle peut parfois causer à celui qui la cherche et qui résout l’équation une étonnante surprise. Il peut même lui arriver d’éprouver le sentiment de découvrir quelque chose d’entièrement nouveau, un frisson le traverse comme si « en surveillant les cieux, une nouvelle planète surgissait tout à coup dans le champ de son appareil ». Son sentiment d’une découverte peut être justifié par les conséquences théoriques et pratiques qui résultent de la solution de son équation. Cette découverte pourtant se trouvait incluse dans l’énoncé même du problème. On ne s’en avise pas tout de suite, car les mathématiques sont là pour nous rappeler que les conséquences nécessaires ne sont pas nécessairement des vérités apparentes.

Tout cela est également vrai pour l’économie politique. En cela, l’économique peut se comparer à la mécanique. Quand un ingénieur pose un problème, il lui faut d’abord dénombrer tous les éléments qui le composent. S’il doit construire un pont qui reliera deux points donnés, il lui faut tout d’abord déterminer la distance qui sépare ces deux points et leur nature topographique précise, connaître le poids maximum que ce pont devra porter, étudier l’élasticité et la résistance de l’acier ou des divers matériaux qui serviront à le construire, ainsi que la force des tractions et vibrations auxquelles il sera soumis. L’étude minutieuse de ces éléments a déjà été largement faite pour lui par ses prédécesseurs. Ceux-ci ont aussi élaboré de difficiles équations mathématiques, grâce auxquelles — connaissant la résistance de ses matériaux et les tensions auxquelles on les soumettra — il lui sera loisible de déterminer le diamètre, la forme, le nombre et la structure de ses piles de pont, de ses câbles et de ses poutrelles.

L’économiste, lui aussi, placé devant un problème à résoudre, doit s’attacher à connaître à la fois les faits essentiels qui le composent, ainsi que les déductions plausibles qu’il peut tirer de ces faits. Le côté déductif de l’économique n’est pas moins important que l’aspect purement inductif. L’on pourrait dire ce que Santayana[19] dit de la logique (et que l’on pourrait également dire des mathématiques) qu’il sert « à irradier la vérité », de telle sorte que « lorsque dans un système de logique, il existe un terme pour décrire un fait, tout l’ensemble des conséquences qui peuvent se déduire de cette donnée devient, pourrait-on dire, incandescent ».

Or très peu d’esprits se rendent compte des données implicitement contenues dans les jugements économiques qu’ils ne cessent de porter. Quand ils annoncent, par exemple, que le salut économique réside dans l’accroissement du crédit, c’est tout comme s’ils disaient que le salut économique consiste à s’endetter davantage. C’est là deux façons de dire la même chose sous deux angles différents. Quand ils affirment que l’on retrouvera le chemin de l’abondance en faisant augmenter les prix agricoles, c’est tout comme s’ils disaient que le chemin de l’abondance pour les citadins est de payer leurs vivres plus cher. Quand ils affirment que, pour accroître la richesse nationale, il faut multiplier les subventions du Gouvernement, ils affirment du même coup que pour augmenter la richesse du pays, il faut augmenter les impôts. Quand ils insistent pour que l’objectif principal du pays soit d’accroître les exportations, la plupart d’entre eux ne comprennent pas qu’ainsi, finalement, ils réclament l’augmentation des importations. Et quand ils affirment que, presque dans tous les cas, la voie du salut consiste à augmenter les salaires, ils n’ont fait que trouver une autre façon de dire que la voie du salut consiste à augmenter le coût de production.

De même que toute pièce de monnaie a son côté pile et son côté face, de même chacune de ces propositions a sa part de vérité et sa part d’erreur, et ce n’est pas parce qu’un remède qu’on propose a un équivalent moins attrayant qu’il est dépourvu de tout mérite. Il peut se produire des cas où le fait d’accroître ses dettes n’est pas pris en considération, en raison des résultats que le nouvel emprunt va permettre d’obtenir ; il est des cas également où un gouvernement ne peut éviter de donner des subventions pour réaliser un programme nécessaire, des cas où une industrie peut se permettre d’accroître son coût de production, et ainsi de suite. Mais il faut chaque fois regarder l’avers et le revers de la médaille, s’assurer que les avantages et les inconvénients de la résolution prise ont été bien pesés, et que toutes les conséquences qui y sont impliquées ont été étudiées. Malheureusement il est rare qu’on se préoccupe de tout cela.

 

2.

 

Les exemples que nous avons analysés nous ont appris incidemment une autre leçon que voici : Quand nous étudions les conséquences des différentes solutions envisagées, non seulement sur quelques groupes particuliers et dans un avenir proche, mais sur l’ensemble de l’économie et à plus lointaine échéance, les conclusions auxquelles nous sommes conduits correspondent généralement avec celles que le bon sens naturel nous propose. Il ne viendrait à l’idée de personne ignorant des opinions courantes de la littérature des demi-savants économistes en vogue, que c’est un avantage appréciable d’avoir sa vitre brisée ou de subir la destruction de villes entières ; que procéder à des travaux publics inutiles n’est rien moins que du gaspillage ; qu’il est dangereux de voir de longues files de chômeurs reprendre le travail ; que le machinisme qui accroît la richesse et soulage l’effort de l’homme doit être redouté ; que les obstacles à une production et à une consommation libres accroissent la richesse ; qu’une nation s’enrichit en forçant ses voisins à acheter ses produits à un prix inférieur à leur coût de production ; que l’épargne est absurde ou nuisible et que la prodigalité est source de prospérité.

« Ce qui est prudence dans la conduite d’une famille particulière — écrivait Adam Smith avec son robuste bon sens, en réponse aux sophistes de son temps — peut rarement être taxé de folie dans le cas d’un grand royaume ». Mais des hommes moins éminents se perdent en complications diverses. Il ne se donnent pas la peine de reprendre leur raisonnement, même quand il les conduit vers des conclusions évidemment absurdes. Le lecteur, selon ses croyances, tiendra pour exact ou non l’aphorisme de Bacon : « Un peu de philosophie conduit l’homme à ne pas croire, mais beaucoup de philosophie le ramène à Dieu. » Il est certainement vrai, en tout cas, qu’une teinture d’économie politique peut conduire aux conclusions paradoxales et absurdes que nous avons détaillées, mais qu’une étude approfondie de l’économie ramène les esprits au bon sens. Car l’étude approfondie de l’économie politique consiste à considérer toutes les conséquences qu’une certaine politique entraîne au lieu de n’envisager que celles qui sont immédiatement visibles.

 

3.

 

Dans le cas de notre étude nous avons ainsi redécouvert un ancien ami : l’Homme oublié de William Graham Summer. Le lecteur se souvient certainement de cet essai de Summer qui parut en 1883, et où il écrivait :

« Sitôt que A remarque quelque chose qui lui paraît aller mal et dont X est gêné, il en parle longuement avec B, puis A et B font ensemble une proposition de loi afin de porter remède à ce mal et de secourir X. Leur proposition de loi s’efforce toujours de déterminer ce que C fera pour X, ou dans les cas les meilleurs, ce que A, B et C, feront pour X… Ce que je veux, c’est considérer C… je l’appelle "l’Homme qu’on oublie"… Il est celui auquel on ne pense jamais. C’est lui cependant la victime des réformateurs, des penseurs sociaux et des philanthropes, et j’espère vous démontrer, avant d’en avoir terminé, qu’il mérite votre attention à la fois par ce qu’il est, en soi, et à cause des charges dont on l’accable. »

Ce n’est pas la moindre ironie de l’histoire que, lorsque l’on redonna vie, aux environs de 1930, à « l’Homme oublié », on pensa non à C mais à X, et C, à qui on demandait d’aider plus de X que jamais était plus complètement oublié que jamais. C’est toujours C, l’Homme oublié, à qui l’on fait appel pour étancher le cœur saignant du politicien en lui faisant payer les frais de ses générosités par procuration.

 

4.

 

L’étude ainsi faite de notre leçon ne serait pas achevée si, avant de la terminer, nous négligions d’observer que l’illusion fondamentale dont nous nous sommes occupés ne se produit pas par hasard, mais systématiquement. Elle est en vérité le résultat de la division du travail.

Dans une société primitive, ou dans un groupe de pionniers, avant que ne se produise la division des tâches, l’homme travaille uniquement pour lui-même ou pour sa famille proche. Ce qu’il consomme s’égalise avec ce qu’il produit. Il existe un rapport direct et étroit entre son rendement et la satisfaction de ses besoins. Mais dès que s’instaure une division du travail précise et minutieuse, ce rapport cesse d’exister. Je ne produis plus toutes les choses dont j’ai besoin, mais peut-être seulement une seule d’entre elles. Et avec le revenu que je retire de la fabrication de cette seule chose ou du service que je rends, j’achète tout le reste. Je souhaite que le prix de tout ce que j’achète soit bon marché, mais il est de mon intérêt de vendre cher ce que je produis ou le service que je rends. Si bien que, tout en souhaitant l’abondance pour toutes les autres marchandises, il est de mon intérêt que ce que je produis soit, au contraire, une chose rare et faite en petite quantité. Plus elle sera rare, en comparaison des autres, plus grande sera la récompense attribuée à mes efforts.

Ceci ne veut pas dire que je vais m’efforcer de réduire ma production et mon rendement. Car pour ce produit donné je suis producteur parmi beaucoup d’autres, et si la libre concurrence existe, cette restriction individuelle de production ne me rapporterait rien. Au contraire, si, par exemple, je suis agriculteur et que j’ai semé du blé, je souhaiterai avoir une récolte aussi belle que possible. Si je ne me préoccupe que de mon bien-être matériel et n’ai aucun souci humanitaire, je désirerai que les récoltes de tous les autres producteurs de blé soient aussi mauvaises que possible, car pour que ma propre récolte puisse se vendre au cours le plus élevé, j’ai intérêt à ce qu’il y ait peu de blé sur le marché (ou tout autre succédané qui puisse se substituer à lui).

En temps normal, ces sentiments égoïstes n’auraient aucune action sur la récolte totale du blé. Car, là où existe la concurrence, chaque cultivateur est contraint de donner le maximum d’efforts pour obtenir la plus belle récolte que ses terres puissent lui apporter. Si bien que le mobile de l’intérêt personnel (qui, à tort ou à raison, est une force bien plus constante que celle de l’altruisme) pousse au rendement maximum.

Mais s’il apparaît une possibilité pour le cultivateur de blé ou tout autre groupe de s’unir pour éliminer la concurrence, et si le Gouvernement encourage ou laisse faire cette union, la situation change du tout au tout. On peut concevoir que les cultivateurs persuadent leur Gouvernement, ou mieux encore un organisme mondial, de la nécessité de réduire les surfaces cultivées en blé. Il en résultera une production moindre, ce qui élèvera les cours ; et si le prix du boisseau de blé s’élève proportionnellement plus que ne s’abaisse la production, alors les cultivateurs se trouveront en meilleure posture qu’avant. Ils obtiendront plus d’argent, ils pourront alors se procurer plus d’objets qu’auparavant. En dehors d’eux, tout le monde il est vrai sera lésé, car, toutes choses égales par ailleurs, chacun devra donner davantage de ce qu’il produit pour obtenir moins de ce que le cultivateur produit.

Si bien que l’ensemble du pays sera appauvri d’autant. Il le sera de la quantité de blé que l’on n’a pas fait pousser, mais ceux qui ne considèrent que les gains des cultivateurs constateront un gain, oubliant la perte bien supérieure qui en est la conséquence.

Et cette loi s’applique à tout autre exemple. Si, grâce à des conditions atmosphériques favorables, il se produit une récolte exceptionnelle d’oranges, tous les consommateurs en bénéficieront. Le monde sera enrichi de ce surplus d’oranges. Celles-ci seront meilleur marché, mais ce fait même peut très bien réduire les bénéfices des producteurs d’oranges, à moins que la production plus élevée ne compense, et au-delà, la diminution des prix. En tous cas, si l’état du marché reste inchangé et que ma récolte personnelle ne soit pas plus abondante qu’à l’ordinaire, je suis bien certain, en ce qui me concerne, que la chute des cours dus à l’abondance de la récolte générale me causera une perte certaine.

Et ce qui s’applique aux modifications de l’offre est également vrai pour les modifications de la demande, que celles-ci soient provoquées par des inventions ou des découvertes nouvelles ou par des variations dans le goût. Une nouvelle machine à récolter le coton, bien qu’elle doive réduire les prix des sous-vêtements et des chemises pour chacun, et augmenter la richesse générale, mettra en chômage des milliers d’ouvriers qui faisait la cueillette à la main. Un nouveau métier à tisser, fabriquant un meilleur tissu, et plus rapidement que les anciens, rendra inutiles des milliers de vieilles machines, détruisant du même coup une partie des capitaux investis dans cet outillage, appauvrissant ainsi leurs possesseurs. Le développement de l’énergie atomique, quoiqu’il puisse devenir une source de bienfaits incomparables pour l’humanité tout entière, est sérieusement redouté des propriétaires de mines de charbon ou de puits de pétrole.

De même qu’il n’est pas de progrès technique qui ne risque de nuire à quelques-uns, de même tout changement dans le goût du public ou dans les mœurs, même en bien, peut nuire à quelques autres. Le développement de la tempérance obligerait des milliers de cafés à fermer boutique. Le goût du jeu, s’il faiblissait, obligerait les croupiers ou les racoleurs de paris aux courses à rechercher un travail plus productif. Si les hommes devenaient chastes, la plus ancienne profession du monde péricliterait.

Mais ce ne sont pas seulement ceux qui vivent des vices des hommes qui souffriraient d’une soudaine amélioration des mœurs. Ceux qui seraient le plus touchés encore sont ceux qui ont pour mission de veiller à cette amélioration. Les prédicateurs n’auraient plus aucun sujet de sermon, les réformateurs sociaux n’auraient plus rien à réformer, et il n’y aurait plus de demande pour leurs services ni de cotisations et dons pour les faire vivre.

S’il n’y avait plus de criminels, nous aurions besoin de moins d’avocats, de juges et de pompiers, de moins de geôliers, de serruriers et même de sergents de ville (sauf pour les embarras de circulation).

Dans une économie où règne la division du travail, il arrive forcément un moment où pour satisfaire avec plus d’efficacité les besoins des hommes, le progrès ruine certains d’entre eux, soit parce qu’ils avaient placé des capitaux dans une affaire devenue périmée, soit que, pour réussir, ils aient peiné pour acquérir une grande habileté maintenant dépassée. Si le progrès était complètement uniforme, à tous les échelons de l’économie, cet antagonisme entre l’intérêt de tous et celui de quelques-uns — à supposer même qu’il survienne — ne susciterait aucun problème grave. Si, dans la même année où la récolte de blé mondiale s’est accrue, la mienne s’est accrue dans une même proportion, si les récoltes d’oranges et des autres produits agricoles se sont accrues dans la même mesure et si le rendement des produits industriels s’est élevé et que leur coût unitaire de production soit tombé en proportion, alors moi, cultivateur de blé, je ne souffrirai pas du fait que la récolte mondiale de blé aura augmenté. Le prix du boisseau de blé peut fléchir, la somme totale que je toucherai pour le rendement accru de mon champ peut fléchir, mais si, à cause même de l’accroissement de la production dans tous les domaines, je puis tout acheter à meilleur marché, je n’aurai finalement pas à me plaindre. Et si le prix de toutes choses diminuait dans les mêmes exactes proportions que le prix de mon blé, je gagnerais finalement exactement en proportion de l’augmentation totale de ma récolte, et tout le monde de même ferait des bénéfices proportionnés à l’approvisionnement de toutes marchandises et services.

Mais le progrès économique ne s’est jamais réalisé et ne se réalisera probablement jamais de cette manière uniforme. Il se produit tantôt dans un secteur de la production, tantôt dans un autre. Et si l’offre d’une marchandise que j’aide à fabriquer croît brusquement, ou bien si une nouvelle invention ou découverte rend tout d’un coup mon travail inutile, alors ce que le monde gagne ainsi devient une tragédie pour moi et pour le secteur de production auquel j’appartiens.

Or, bien souvent, ce n’est pas le gain dû à la production accrue ou à la nouvelle découverte qui frappe le plus l’observateur même le plus objectif, c’est la perte concentrée sur un secteur donné.

Qu’il y ait plus de café pour chacun et à meilleur marché, on ne s’en aperçoit pas, on remarque seulement que les producteurs de café ne peuvent plus gagner leur vie à vendre à ce prix plus bas. On oublie que la nouvelle machine fabrique plus de chaussures et à meilleur marché, on remarque que des hommes et des femmes sont mis par elle au chômage. Il est juste — et en fait, c’est essentiel pour une complète compréhension du problème — que l’on reconnaisse la condition de ces gens, qu’on étudie avec la plus grande sympathie et que l’on s’attache à voir si l’on ne pourrait pas faire servir une partie des bénéfices réalisés grâce à ce progrès particulier, à aider les victimes qu’il a faites, à leur trouver un nouveau travail inutile dans un autre secteur de la production.

Mais la solution ne peut jamais consister à réduire l’offre artificiellement, à entraver les nouvelles inventions ou découvertes, ou à rémunérer des gens pour qu’ils continuent à remplir une tâche qui n’a plus aucune valeur. C’est pourtant là ce que le monde entier n’a cessé de faire, en instituant les tarifs douaniers, en détruisant les machines, en brûlant les sacs de café, en multipliant les politiques de restriction. Ce sont là les effets de la stupide doctrine de la richesse par la rareté.

Doctrine qui malheureusement garde toujours une part de vérité pour un groupe quelconque de fabricants pris isolément, dans la mesure où ils peuvent fabriquer en petite quantité un produit qui reste rare, alors que tout ce dont ils ont besoin, ils trouvent à l’acheter en abondance. Mais cette doctrine est toujours fausse si on considère l’ensemble des groupes, elle ne peut s’adapter à tous les secteurs économiques. Elle n’est pas susceptible d’une application généralisée, et si on la tentait, ce serait un suicide économique.

Et voici maintenant notre leçon présentée sous sa forme la plus générale. Bon nombre de théories qui paraissent exactes quand on considère un secteur isolé de l’économie s’avèrent absurdes quand on examine les besoins variés de tous, sous l’angle du consommateur comme sous l’angle du producteur.

Saisir les problèmes dans leur ensemble, et non pas seulement en leurs différents fragments, tel est l’objectif de la science économique.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Troisième partie : La leçon, trente ans après


 

 

CHAPITRE XXVI — LA LEÇON TRENTE ANS PLUS TARD

 

 

La première édition de ce livre est parue en 1946. Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes trente-deux ans plus tard. Au cours de cette période, combien a-t-on retenu de la leçon exposée au cours des pages précédentes ?

Si nous faisons référence aux politiciens — à tous ces responsables qui ont formulé et imposé les politiques gouvernementales — pratiquement rien. Au contraire, les politiques analysées dans les chapitres précédents sont bien plus fermement établies et répandues, non seulement aux États-Unis mais presque dans tous les pays du monde, qu’elles ne l’étaient lors de la première parution.

Nous pouvons prendre un exemple flagrant : l’inflation. Il ne s’agit pas seulement d’une politique imposée pour sa propre valeur, mais aussi du résultat inévitable de la plupart des autres politiques interventionnistes. Elle apparaît aujourd’hui partout comme le symbole universel de l’intervention du gouvernement.

L’édition de 1946 expliquait les conséquences de l’inflation, mais cette dernière était alors relativement douce. Certes, bien que les dépenses du gouvernement fédéral de 1926 n’étaient que de 3 milliards de dollars et qu’il y avait un excédent, les dépenses de l’année fiscale 1946 étaient montées à 55 milliards de dollars et il y avait un déficit de 16 milliards de dollars. Pourtant, lors de l’année fiscale 1947, la guerre étant finie, les dépenses chutèrent à 35 milliards de dollars et il y avait un excédent d’environ 4 milliards de dollars. Pour l’année fiscale 1978, cependant, les dépenses ont grimpé à 451 milliards de dollars et le déficit est de 49 milliards de dollars.

Tout ceci s’est accompagné d’un accroissement énorme de la quantité de monnaie — de 113 milliards de dollars de dépôts plus devises hors banques en 1947, à 357 milliards de dollars en août 1978. En d’autres termes, la quantité de monnaie active a plus que triplé entre ces deux dates.

L’effet de cet accroissement de la monnaie a été une augmentation dramatique des prix. L’indice des prix à la consommation de 1946 s’élevait à 58,5. En septembre 1978, il était de 199,3. Les prix, en résumé, ont plus que triplé.

La politique inflationniste, comme je l’ai dit, est en partie imposée pour ses « mérites ». Plus de quarante ans après la publication de la Théorie générale de John Maynard Keynes, et plus de vingt ans après que ce livre eut été discrédité en détail par l’analyse et l’expérience, un grand nombre de nos politiciens continuent à nous recommander sans cesse de plus grandes dépenses et de plus grands déficits afin de guérir ou de réduire le chômage existant. Par une ironie consternante, ils font ces recommandations alors que le gouvernement fédéral a déjà connu un déficit pour 41 des 48 dernières années et que le déficit a atteint la somme de 50 milliards de dollars par an.

Par une ironie encore plus grande, nos fonctionnaires, non satisfaits d’avoir suivi de telles politiques désastreuses chez eux, réprimandent les autres pays, en particulier l’Allemagne et le Japon, pour ne pas suivre eux aussi ces politiques « d’expansion ». Cela rappelle le chien d’Ésope, qui, lorsqu’il perdit sa queue, exhortait tous ses congénères canins à couper la leur.

L’un des pires résultats de la persistance des mythes keynésiens est qu’ils ne font pas seulement la promotion d’une inflation de plus en plus grande, mais qu’ils détournent systématiquement l’attention des causes réelles de notre chômage, tels que les taux syndicaux de salaires excessifs, les lois sur le salaire minimum, les indemnités de chômage trop importantes et trop prolongées, les aides d’assistance trop généreuses.

Mais l’inflation, bien qu’en partie délibérée, est principalement de nos jours la conséquence des autres interventions économiques du gouvernement. C’est, en bref, la conséquence de l’État Redistributeur — de toutes ces politiques qui consistent à retirer de l’argent à Pierre afin de le donner à Paul.

Ce processus serait plus facile à comprendre, et ses effets ruineux plus faciles à exposer, si tout était fait par une mesure unique — comme le revenu annuel garanti, bel et bien proposé et sérieusement pris en compte par les comités du Congrès au début des années 1970. Il s’agissait d’un projet pour imposer encore plus impitoyablement tous les revenus au-dessus de la moyenne et pour en distribuer les recettes à tous ceux qui vivent en dessous de ce que l’on appelait la limite de pauvreté maximale, afin de leur garantir un revenu — qu’ils aient envie de travailler ou non — « leur permettant de vivre dignement ». Il serait difficile d’imaginer un plan plus clairement calculé pour décourager le travail et la production et pour finalement appauvrir tout le monde.

Mais au lieu de faire passer une aussi simple mesure unique, et d’apporter la ruine d’un seul coup, notre gouvernement a préféré mettre en place une centaine de lois qui effectuent cette redistribution sur une base partiale et sélective. Ces mesures peuvent passer complètement à côté de certains groupes nécessiteux ; et, par ailleurs, elles peuvent arroser d’autres groupes par une douzaine de variétés différentes de bénéfices, d’aides et d’autres aumônes. Celles-ci comprennent, pour donner une liste au hasard : la Sécurité Sociale, « Medicare », « Medicaid », l’assurance chômage, les bons alimentaires, les aides aux vétérans, les aides aux fermiers, les logements subventionnés, les subventions pour les loyers, les repas scolaires, les emplois publics pour créer du travail, l’aide aux familles avec enfants à charge et toutes les aides directes de tous types, y compris l’aide aux personnes âgées, aveugles et handicapées. Le gouvernement fédéral a estimé que, pour ces dernières catégories, une aide fédérale a été donnée à plus de 4 millions de gens — sans compter ce que font les États et les villes.

Un auteur a récemment compté et examiné pas moins de 44 programmes d’assistance. En 1976, les dépenses du gouvernement pour ceux-ci s’est monté à 187 milliards de dollars. La croissance moyenne combinée de ces programmes entre 1971 et 1976 fut de 25 % par an — soit 2,5 fois le taux de croissance du produit national brut estimé pour la même période. Les dépenses prévues pour 1979 représentent plus de 250 milliards de dollars. En même temps que la croissance extraordinaire de ces dépenses d’assistance, on a connu le développement d’une « industrie nationale d’assistance, » désormais composée de 5 millions de travailleurs publics et privés, qui distribuent des paiements et des services à 50 millions de bénéficiaires.

Presque tous les autres pays occidentaux ont connu un assortiment similaire de programmes d’aide — bien que parfois plus cohérents et moins aléatoires. Et pour ce faire, ils ont eu recours à une taxation de plus en plus draconienne.

Nous n’avons qu’à regarder la Grande Bretagne, par exemple. Son gouvernement a taxé le revenu personnel tiré du travail (revenu « gagné ») jusqu’à 83 %, et le revenu personnel tiré de l’investissement (revenu « non gagné ») jusqu’à 98 %. Devrait-il être surprenant que cela ait découragé le travail et l’investissement, et ait découragé de manière si profonde la production et l’emploi ? Il n’existe pas de moyen plus sûr de faire reculer l’emploi que de pénaliser et de harasser les employeurs. Il n’existe pas de moyen plus sûr pour faire baisser les salaires que de détruire toute incitation à investir dans des machines et équipements nouveaux et plus efficaces. Mais, de plus en plus, ceci tend à devenir partout la politique des gouvernements.

Et pourtant, cette taxation draconienne n’a pas rapporté de revenus permettant d’aller à la même allure que les dépenses imprudentes du gouvernement et les plans de redistribution de la richesse. Le résultat fut de creuser des déficits budgétaires chroniques et de plus en plus profonds, et donc de conduire à une inflation chronique et en hausse, et ce dans presque tous les pays du monde.

Lors des trente dernières années, la Citybank de New York a consigné cette inflation par période de dix ans. Ses calculs sont basés sur des estimations du coût de la vie publiées par les gouvernements eux-mêmes. Dans sa lettre économique d’octobre 1977, elle a publié une étude sur l’inflation dans cinquante pays. Les chiffres montrent qu’en 1976, par exemple, le mark d’Allemagne de l’Ouest, qui a le meilleur résultat, avait perdu 35 % de son pouvoir d’achat au cours des dix années précédentes ; que le franc suisse avait perdu 40 %, le dollar américain 43 %, le franc français 50 %, le yen japonais 57 %, la couronne suédoise 47 %, la lire italienne 56 % et la livre britannique 61 %. Quand nous allons du côté de l’Amérique latine, le cruzeiro brésilien avait perdu 89 % de sa valeur, les pesos uruguayen, chilien et argentin plus de 99 %.

Toutefois, comparé avec les résultats de l’année précédente ou de deux ans auparavant, l’ensemble des dépréciations des devises du monde était plus modéré : le dollar américain se dépréciait en 1977 au taux annuel de 6 %, le franc français au taux de 8,6 %, le yen japonais à 9,1 %, la couronne suédoise à 9,5 %, le livre britannique à 14,5 %, la lire italienne à 15,7 % et la peseta espagnole au rythme de 17,5 %. Pour ce qui concerne l’Amérique latine, la devise brésilienne se dépréciait en 1977 au taux annuel de 30,8 %, celle de l’Uruguay à 35,5 %, celle du Chili à 53,9 % et celle de l’Argentine à 65,7 %.

Je laisse au lecteur le soin d’imaginer le chaos que ces taux de dépréciation monétaire ont produit dans l’économie de ces pays, et les souffrances infligées aux vies de millions de leurs habitants.

Comme je l’ai indiqué, ces inflations, elles-mêmes cause de tant de misère humaine, étaient à leur tour pour une large part la conséquence des autres politiques d’intervention économique du gouvernement. Presque toutes ces interventions illustrent et soulignent de manière involontaire les leçons de base de ce livre. Toutes furent décrétées en faisant l’hypothèse qu’elles apporteraient un bénéfice immédiat à un certain groupe spécifique. Ceux qui les ont ordonnées n’ont pas réussi à prendre garde à leurs conséquences secondaires — n’ont pas réussi à comprendre ce que seraient leurs effets à long terme pour tous les groupes.

En somme, en ce qui concerne les politiciens, la leçon que ce livre essaie d’inculquer depuis plus de trente ans ne semble pas avoir été apprise où que ce soit.

Si nous parcourons à la suite les chapitres de ce livre, nous ne trouvons pratiquement aucune forme d’intervention gouvernementale désapprouvée dans la première édition qui ne soit pas encore poursuivie, habituellement avec une obstination accrue. Partout, les gouvernements essaient de guérir par des travaux publics le chômage consécutif à leurs propres politiques. Ils imposent des taxes plus confiscatoires et plus lourdes que jamais. Ils recommandent encore l’expansion du crédit. La plupart d’entre eux ont encore le « plein emploi » comme objectif prépondérant. Ils continuent à imposer des quotas à l’importation et des tarifs protecteurs. Ils essaient d’augmenter les exportations en dévaluant leurs monnaies encore un peu plus. Les fermiers se « battent » encore pour la « parité » des prix. Le Gouvernement fournit encore des aides à des industries non rentables. Ils font encore des efforts pour « stabiliser » les prix de certains biens spéciaux.

Les gouvernements, qui font monter les prix des biens par l’inflation de leurs devises, continuent de rejeter la responsabilité des prix élevés sur les producteurs privés, les vendeurs privés et les « profiteurs ». Ils imposent des prix plafonds sur le pétrole et le gaz naturel, ce qui décourage les nouvelles explorations précisément quand il faudrait le plus les encourager, et ils ont recours au gel ou au « contrôle » général des prix et des salaires. Ils continuent de fixer les loyers en dépit des dégâts évidents que cela a causé. Ils ne se contentent pas de conserver les lois sur les salaires minimums mais les augmentent continuellement, malgré le chômage chronique qu’elles engendrent si clairement. Ils continuent à faire passer des lois donnant des privilèges spéciaux et l’immunité aux syndicats ; à obliger les travailleurs à en faire partie ; à tolérer les piquets de grève et autres formes de coercition ; et à obliger les employeurs à entreprendre des « négociations collectives loyales » avec ces syndicats — c’est-à-dire à leur concéder au moins certaines de leurs demandes. Le but de toutes ces mesures est « d’aider le travail ». Mais le résultat est une fois de plus de créer et de prolonger le chômage et d’abaisser le montant total des salaires, en comparaison de ce qu’il aurait pu être.

La plupart des politiciens continuent d’ignorer la nécessité des profits, de surestimer leur montant net moyen ou total, de dénoncer partout les profits inhabituels, de les taxer de manière excessive, voire parfois de déplorer l’existence même des profits.

La mentalité anticapitaliste semble gravée plus profondément que jamais dans les esprits. Chaque fois qu’il y a le moindre ralentissement des affaires, les politiciens y voient pour cause principale les « dépenses insuffisantes du consommateur ». Au moment même où ils encouragent encore plus les dépenses de consommation, ils entassent les mesures décourageantes et les pénalités vis-à-vis de l’épargne et de l’investissement. Leur méthode principale pour ce faire est aujourd’hui, comme nous l’avons déjà vu, de s’embarquer dans l’inflation ou de l’accélérer. Le résultat est que de nos jours, pour la première fois de l’Histoire, aucune nation n’a d’étalon métallique, et pratiquement toutes arnaquent leur peuple en imprimant une monnaie de papier se dévaluant sans cesse.

Pour ajouter encore un point sur cette pile, examinons la tendance récente, non seulement aux États-Unis mais aussi à l’étranger, de tout programme « social » à échapper à tout contrôle, une fois lancé. Nous avons déjà regardé le tableau d’ensemble, mais observons de plus près un exemple éclatant — la Sécurité Sociale aux États-Unis.

La loi originale fédérale sur la Sécurité Sociale (Social Security Act) fut votée en 1935. La théorie qui se trouve derrière elle était que la plus grande partie du problème de l’aide résidait dans le fait que les gens n’épargnaient pas pendant leurs années de travail et que, quand ils étaient trop vieux pour travailler, ils se retrouvaient sans ressources. Ce problème pouvait être résolu, pensait-on, en les obligeant à s’assurer eux-mêmes, et en obligeant les employeurs à contribuer pour moitié aux primes nécessaires, de telle sorte qu’ils aient une pension suffisante pour prendre leur retraite à soixante-cinq ans ou plus. La Sécurité Sociale devait être un plan d’assurance entièrement autofinancé, sur la base de principes actuariels stricts. Un fonds de réserve devait être mis en place, suffisant pour faire face aux indemnités et paiements futurs, quand il faudrait les verser.

Cela n’a jamais marché de cette manière. Le fonds de réserve a principalement existé sur le papier. Le gouvernement a dépensé les rentrées de la Sécurité Sociale dès qu’il les recevait, soit pour payer les dépenses ordinaires, soit pour verser des prestations. Depuis 1975, les paiements des prestations courantes ont excédé les recettes du système.

On a pu voir qu’à pratiquement chaque session, le Congrès trouvait moyen d’augmenter les prestations, d’élargir la couverture et d’ajouter de nouvelles formes « d’assurance sociale ». Comme l’a indiqué un commentateur en 1965, quelques semaines après que l’assurance « Medicare » fut ajoutée : « Des succédanés de Sécurité Sociale ont été votés lors de chacune des sept années d’élection générale précédentes. »

Au fur et à mesure que l’inflation se développait et progressait, les prestations de la Sécurité Sociale ont augmenté non seulement proportionnellement à cette inflation mais bien plus. La méthode politique habituelle consistait à payer les prestations dans le moment et à repousser les coûts pour
le futur. Cependant, ce futur finissait toujours par arriver : et lors de chacune des années suivantes, le Congrès devait augmenter les taxes sur les salaires payées par les employés et par les employeurs.

Non seulement les taux d’imposition augmentaient sans cesse, mais il y avait une augmentation constante du montant prélevé sur le salaire. Dans le projet original de 1935, la partie du salaire taxé n’était que les premiers 3 000 $. Les premiers taux d’imposition étaient très bas. Mais entre 1965 et 1977, par exemple, la taxe de Sécurité Sociale monta de 4,4 % sur les premiers 6 600 $ du salaire (payé par l’employeur comme par le salarié) à 11,7 % (valeur cumulée) sur les premiers 16 500 $. (Entre 1960 et 1977, l’impôt total annuel augmenta de 572 %, soit environ 12 % par an. Il est prévu d’aller beaucoup plus haut.)

Au début de 1977, le passif de la Sécurité Sociale était officiellement estimé à 4 100 milliards de dollars.

Personne ne peut dire aujourd’hui si la Sécurité Sociale est réellement un programme d’assurance ou simplement un système d’aide juste un peu compliqué et mal construit. On assure au gros des bénéficiaires actuels qu’ils ont « gagné » et « payé » pour leurs prestations. Et pourtant, aucune compagnie privée d’assurance ne pourrait se permettre de payer le niveau des prestations existantes à partir des « primes » effectivement reçues. Au début de 1978, quand les travailleurs à faibles revenus prenaient leur retraite, leurs pensions mensuelles représentaient généralement 60 % de ce qu’ils gagnaient en travaillant. Les travailleurs à revenus moyens touchaient environ 45 %. Pour ceux qui avaient des salaires exceptionnellement élevés, le rapport tombait à 5 ou 10 %. Si l’on pense à la Sécurité Sociale comme à un système d’aide, c’est un système d’aide étrange toutefois, car ceux qui ont déjà perçu les salaires les plus élevés touchent les prestations les plus élevées.

La Sécurité Sociale est toutefois encore aujourd’hui sacro-sainte. Il est considéré comme politiquement suicidaire de la part d’un membre du Congrès de suggérer des coupes en ce qui concerne non seulement les prestations actuelles mais aussi les prestations futures. Le système américain de Sécurité Sociale devrait représenter de nos jours le symbole effrayant de la tendance inévitable de toute aide, redistribution ou plan « d’assurance » nationaux, à échapper à tout contrôle, une fois mis en place.

En bref, le problème principal auquel nous avons à faire face, de nos jours, n’est pas un problème économique mais un problème politique. Les bons économistes sont fondamentalement d’accord en ce qui concerne les choses qu’il conviendrait de faire. Presque toutes les tentatives du gouvernement pour redistribuer richesse et revenu tendent à étouffer les encouragements à la production et conduisent à un appauvrissement général. Il est du rôle du gouvernement de créer et de faire respecter un cadre de droit qui interdise la violence et la fraude. Mais il doit s’abstenir de toute intervention économique particulière. Le rôle économique principal du gouvernement est d’encourager et de préserver le marché libre. Quand Alexandre le Grand rendit visite au philosophe Diogène et lui demanda s’il pouvait faire quelque chose pour lui, Diogène lui répondit : « Oui, ôte-toi de mon soleil. » C’est ce que chaque citoyen a le droit de demander à son gouvernement.

Les perspectives sont sombres, mais pas totalement sans espoir. Ici et là, on peut voir une lumière dans les nuages. De plus en plus de personnes deviennent conscientes du fait que le gouvernement n’a rien à leur donner qu’il n’ait pris auparavant à quelqu’un d’autre — ou à eux-mêmes. Des aumônes en augmentation données à des groupes sélectionnés signifient augmentations d’impôts ou déficits et inflation accrus. Et l’inflation, au final, fourvoie et désorganise la production. Même quelques politiciens commencent à le reconnaître, et certains d’eux le déclarent même publiquement.

En outre, il y a des signes clairs d’un changement de doctrine dans les sphères intellectuelles. Les keynésiens et les partisans du « New Deal » semblent entamer une lente retraite. Les conservateurs, les libéraux et les autres défenseurs de l’entreprise libre ne mâchent plus leurs mots et s’expriment plus clairement. Et ils sont plus nombreux. Parmi les jeunes, il y a une rapide croissance de l’école des économistes « autrichiens ».

Il existe un véritable espoir que la politique publique puisse être inversée avant que les dommages résultant des mesures et des tendances existantes ne deviennent irréparables.


 

 

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

 

 

Ceux qui désirent étudier plus profondément l’économie devraient se tourner vers des textes d’une longueur et d’une difficulté intermédiaires. Je ne connais pas à ce jour de livre en un volume qui remplissent totalement ce besoin, mais il y en a plusieurs qui, pris ensemble, répondent à cette demande. Il y a un excellent petit livre (126 pages) de Faustino Ballvé, Essentials of Economics (Irvington-on-Hudson, N.Y. : Fondation for Economic Education), qui résume brièvement les principes et les politiques. Un livre qui le fait aussi, mais un peu plus longuement (327 pages) est Understanding the Dollar Crisis par Percy L. Greaves (Belmont, Mass. : Western Islands, 1973). Bettina Bien Greaves a rassemblé deux volumes de textes dans Free Market Economics (Fondation for Economic Education).

Le lecteur qui vise une compréhension profonde, et s’y sent préparé, devrait ensuite lire Human Action par Ludwig von Mises (Chicago : Contemporary Books, 1949, 1966, 907 pages). Ce livre étend la précision de l’unité logique et de la précision de l’économie comme aucun autre ouvrage ne l’avait fait auparavant. Un ouvrage en deux volumes, écrit treize années après Human Action par un étudiant de Mises est Man, Economy, and State, de Murray N. Rothbard (Mission, Kan. : Sheed, Andrews and McMeel, 1962, 987 pages). Il contient un matériel nouveau et pénétrant ; son exposé est admirablement clair, et son arrangement le rend par certains aspects plus approprié comme manuel que celui du grand ouvrage de Mises.

Voici des petits livres discutant de sujets économiques spécifiques d’une façon simple : Planning for Freedom de Ludwig von Mises (South Holland, Ill. : Libertarian Press, 1952), et Capitalism and Freedom de Milton Friedman (Chicago : University of Chicago Press, 1962). Il y a aussi l’excellent pamphlet de Murray N. Rothbard, What Has Government Done to Our Money? (Santa Ana, Calif. : Rampart College, 1964, 1974, 62 pages). Sur le sujet urgent de l’inflation, un livre de l’auteur de ces lignes a été récemment publié, The Inflation Crisis, and How to Resolve It (New Rochelle, N.Y. : Arlington House, 1978).

Parmi les travaux récents discutant des idéologies actuelles et des développements d’un point de vue similaire à celui du présent volume, l’auteur de ces lignes a publié The Failure of the « New Economics » : An Analysis of the Keynesian Fallacies (Arlington House, 1959) ; F.A. Hayek, The Road to Serfdom (1945), et du même auteur, le monumental ouvrage Constitution of Liberty (Chicago : University of Chicago Press, 1960). Le livre de Ludwig von Mises intitulé Socialism : An Economic and Sociological Analysis (London : Jonathan Cape, 1936, 1969) est la critique la plus profonde et la plus dévastatrice jamais écrite des doctrines collectivistes.

Ceux qui s’intéressent aux classiques de l’économie pourront trouver qu’il est plus profitable de le faire dans le sens contraire à l’ordre chronologique. Présentée dans cet ordre, les ouvrages majeurs à consulter sont, avec les dates de leur première édition : Philip Wicksteed, The Common Sense of Political Economy, 1911 ; John Bates Clark, The Distribution of Wealth, 1899 ; Eugen von Böhm-Bawerk, The Positive Theory of Capital, 1888 ; Carl Menger, Principles of Economics, 1871 ; W. Stanley Jevons, The Theory of Political Economy, 1871 ; John Stuart Mill, Principles of Political Economy, 1848 ; David Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation, 1817 ; et Adam Smith, The Wealth of Nations, 1776.

L’économie s’est développé dans des centaines de directions. Des bibliothèques entières ont été écrites rien que sur des sujets spécialisés, comme la monnaie et la banque, le commerce et les échanges internationaux, la taxation et les finances publiques, le contrôle gouvernemental, l’intérêt et le capital, l’économie de l’agriculture, les loyers, les profits, les marchés, la concurrence et le monopole, la valeur et l’utilité, les statistiques, les cycles économiques, la richesse et la pauvreté, l’assurance sociale, le logement, les biens publics, l’économie mathématique, les études d’industries spécifiques et l’histoire économique. Mais personne ne pourra convenablement comprendre l’un de ces sujets spécialisés s’il n’a pas auparavant acquis une solide compréhension des principes économiques de base et des interrelations complexes de tous les facteurs et de toutes les forces économiques. Lorsqu’il l’aura atteinte en lisant des ouvrages d’économie générale, il pourra être sûr de trouver le bon livre dans le domaine spécialisé qui l’intéresse.

 

 

 

 

 

 



[1] Morris R. Cohen, Reason and Nature, 1931, p. X.

[2] Tennessee Valley Authority, populairement connue sous l’abréviation T.V.A. (Note du traducteur.)

[3] Gunnar Myrdal, The Challenge of World Poverty (Pantheon Books, 1970), pp. 400-401 et suivantes.

[4] Petrillo est le Secrétaire Général de la Fédération des Musiciens, qui a cherché à imposer des exigences particulièrement restrictives aux Sociétés Radiophoniques. Il a fallu une loi pour arrêter sa campagne (Note du traducteur).

[5] New York Times, 2 janvier 1946

[6] Témoignage de Dan Wheeler, Directeur du Bureau des Charbons et Bitumes, lors des débats à propos de l’amendement sur la loi des charbons et bitumes de 1937.

[7] Ma propre conclusion, cependant, est que, même si certaines priorités, allocations ou rationnements de la part du gouvernement sont peut-être inévitables, le contrôle des prix par le gouvernement est probablement particulièrement néfaste en situation de guerre totale. Alors que le contrôle par fixation d’un prix maximum implique le rationnement pour marcher, même temporairement, le contraire n’est pas vrai.

[8] Pigou, The theory of unemployment, 1933, p. 96.

[9] P. H. Douglas, The theory of wages, 1934, p. 501.

[10] Voir F. H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, 1921.

[11] C’est, résumé à l’essentiel, la théorie des keynésiens. J’ai analysé cette théorie en détail dans The Failure of « New Economics » (New Rochelle, N.Y. : Arlington House, 1959).

[12] Le lecteur que cette question intéresse pourra consulter les volumes de B. M. Anderson, The value of money (1917, nouvelle édition 1936), Ludwig von Mises, The theory of money and credit (éditions américaines 1935, 1953), ou le livre de l’auteur de ces lignes, The Inflation Crisis, and How to Resolve It (New Rochelle, N.Y. : Arlington House, 1978).

[13] Voir John Stuart Mill, Principes d’Économie Politique (livre III, ch. XIV, par. 2) ; A. Marshall, Principes d’Économie Politique (livre VI, ch. XIII, sect. 10) et dans Financement de la Prospérité américaine, écrit par un groupe d’économistes, « Réfutation de la critique que Keynes adresse à la doctrine que l’offre crée la demande », par B. M. Anderson. Cf. aussi le symposium édité par l’auteur de ces lignes : The Critic of Keynesian Economics (New Rochelle, N.Y. : Arlington House, 1960.

[14] Karl Rodbertus, La Surproduction et les Crises, 1850 (Éd. angl. p. 51).

[15] Hartley Withers, Pauvreté et gaspillage (1914).

[16] Historiquement, 20 % représenteraient à peu près le montant brut de la portion du produit national consacré chaque année à la formation du capital. Mais quand on en déduit les prélèvements faits sur le capital en vue de la consommation, alors le pourcentage net des épargnes se ramène à 12 % environ du revenu national. (George Terborgh, The Bogey of Economic Maturity, 1945). En 1977, l’investissement intérieur privé brut était estimé officiellement à 16 % du produit national brut.

[17] La plupart des divergences qui séparent les économistes sur les diverses thèses exposées à ce sujet proviennent de différences dans les définitions. On peut définir épargne et placements comme étant rigoureusement identiques ; il en résulte nécessairement qu’ils seront égaux. Pour ma part, j’ai choisi de définir les épargnes en termes de monnaie et les placements en termes de biens réels. Cela correspond, en gros, à l’usage courant, lequel, cependant, n’est pas toujours très logique.

[18] Pour une réfutation statistique de cette erreur, voir George Terborgh : The Bogey of Economic Maturity, 1945. Les partisans de la thèse de la « stagnation » réfutée par le Dr. Terborgh ont été remplacés par les émules de Galbraith, qui prêchent une doctrine similaire.

[19] Santayana, Le Royaume de la Vérité (1938, p. 16).