BENOÎT MALBRANQUE

 

 

 

LE SOCIALISME
EN CHEMISE BRUNE


ESSAI SUR L’IDÉOLOGIE HITLÉRIENNE



 

 

 

Deuxième édition
 



 

 



 

 

 

 


Paris, 2017

Institut Coppet

 

 

 

 

 

 


« Madame, nous sommes tombés entre les mains d’une bande de criminels. Comment aurais-je pu le prévoir ? »

 

Hjalmar Schacht

président de la Reichsbank

 

 

         

« Aucune nation ne se brûlera deux fois les doigts. La ruse de l’homme aux rats de Hamelin ne réussit qu’une fois. »

 

Adolf Hitler


TABLE DES MATIÈRES

 

 

À PROPOS DE CETTE SECONDE ÉDITION.. 4

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION (2012) 5

LE SOCIALISME EN CHEMISE BRUNE.. 6

INTRODUCTION.. 6

CHAPITRE 1 : UN PARTI OUVRIER.. 11

CHAPITRE 2 : LA RÉVOLUTION VIOLENTE.. 21

CHAPITRE 3 : HITLER ÉCONOMISTE.. 31

CHAPITRE 4 : KEYNÉSIENS AVANT L’HEURE.. 44

CHAPITRE 5 : LE MONSTRE ÉTATIQUE.. 52

CHAPITRE 6 : NATIONALISME ET EXPANSION.. 66

CHAPITRE 7 : LA QUESTION JUIVE.. 81

CHAPITRE 8 : POUR LES SCEPTIQUES. 94

CHAPITRE 9 : L’ÉTAT DU BIEN-ÊTRE.. 112

ÉPILOGUE : EN ROUTE VERS LA SERVITUDE.. 123

NOTES. 132

 

 


À PROPOS DE CETTE SECONDE ÉDITION

 

Les écrits de jeunesse sont souvent empreints d’une fougue et d’une naïveté qu’on peine à se pardonner rétrospectivement. En republiant mon premier ouvrage, paru il y a cinq ans, j’ai conscience d’avoir prêté à la critique par une témérité excessive sur un sujet par lui-même audacieux ou sulfureux. Bien que je ne me fasse aucune illusion sur la portée de ce défaut, j’ai senti qu’il était de mon devoir de republier à l’identique un ouvrage auquel le public avait fait en son temps un si bon accueil. Laissant à cette enquête son identité et son caractère, je me suis contenté de corriger les coquilles qui subsistaient dans l’original, convaincu que les arguments par lesquels j’étayais ma thèse avaient en eux-mêmes assez de force et de véracité pour emporter la conviction des lecteurs.

B. M.

 


 

 

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION (2012)

 

     De longues années sont passées depuis l’époque où je conçus pour la première fois l’idée de ce livre et où j’en entamai la rédaction. Bien que des circonstances personnelles en aient dès le départ retardé l’écriture, ce délai doit surtout sa longueur à la multiplication des projets annexes qui m’ont poussé à mettre rapidement de côté le présent ouvrage, et qui, finalement, m’ont longtemps gardé hors d’état de le terminer.

     Ce livre était né d’une déception. Lorsque l’Allemagne Nazie arriva enfin au programme de mes cours d’Histoire, je n’étais pas impatient de comprendre comment s’était diffusée cette idéologie : j’étais d’abord impatient de découvrir cette idéologie elle-même. Pourquoi elle avait séduit le peuple allemand, pourquoi elle avait entraîné la guerre, pourquoi elle signifiait la perte des libertés fondamentales — la compréhension du national-socialisme hitlérien suffirait, me disais-je, pour répondre à ces questions. Quelques semaines de cours suffirent pour me faire perdre mes illusions. Il me fallait apprendre, en somme, que le nazisme avait été totalitaire par hasard, antilibéral par hasard, anticapitaliste par hasard, et socialiste par hasard. Une déception du même ordre intervint avec l’étude du communisme soviétique.

     Dès le début, je refusais d’accepter que l’Histoire puisse se dérouler par hasard. Bien que je la savais insensible aux grandes règles et aux lois supposément « intangibles », j’étais conscient que l’intelligence humaine finirait par se détruire par la recherche des effets sans cause. Au fil de mes lectures, je voyais la grande image se dessiner devant moi. De l’Allemagne Nazie et de son histoire, je connaissais déjà les faits, et leur enchaînement logique. Je venais d’en découvrir les idées, et leur enchaînement logique.

     La conséquence que je tirais de mon analyse était trop importante pour que je la laisse mourir dans des notes éparses ou des réflexions personnelles. Ainsi me vint l’idée de ce livre. Dans La route de la servitude de Friedrich Hayek, je reconnaissais le modèle général et étendu de l’étude particulière et spécifique que je souhaitais réaliser sur le national-socialisme. Bien que mes conclusions soient les mêmes, mon point de vue diffère. Qu’on ne se méprenne pas néanmoins : cet ouvrage est bien plus qu’un traité sur le nazisme. Les principes généraux sont illustrés par l’exemple du national-socialisme hitlérien, mais ils restent valides pour toutes les époques. La nôtre comprise.

     Il serait imprudent de supposer que le livre que je présente ici au lecteur puisse faire naître un consensus autour des thèses qu’il développe. Parce qu’il s’oppose frontalement et volontairement à la manière qu’ont eue la majorité des historiens traditionnels de considérer l’idéologie hitlérienne — sans parler de ceux qui nièrent jusqu’à son existence — il a la double tâche de bâtir et de déconstruire : d’abord, de fournir une interprétation cohérente et intellectuellement satisfaisante des douze années du régime national-socialiste ; ensuite, d’exposer les interprétations erronées et les biais idéologiques qui les ont causées.

     Le récit de l’histoire n’a de sens que s’il participe à la compréhension rétrospective de l’histoire ; s’il se place dans la logique positive selon laquelle, pour reprendre les mots du poète allemand Schiller, « l’Histoire du monde est le tribunal du monde ». S’il refuse de juger les événements historiques ou de leur donner suffisamment de sens pour que le lecteur fasse lui-même ce travail critique, l’historien se relègue de lui-même au rang d’un vulgaire passeur de témoin : d’un fait historique en apparence incohérent il offre un récit resté incohérent. En évitant de tomber dans cette trappe malheureuse, l’historiographie du national-socialisme peut être d’une utilité considérable pour notre époque. Replacé dans l’enchaînement causal des évènements et des idées, le nazisme peut apparaître non comme une folie inexplicable, mais comme l’échec prévisible de principes politiques destructeurs, dont l’antisémitisme n’en était qu’un parmi d’autres.

     Dans la mesure du possible, je me suis efforcé de laisser au livre sa teneur originelle. Outre quelques ajouts bibliographiques et la reformulation de certains passages, l’ensemble de l’ouvrage est structuré et rédigé comme il l’avait été dès sa naissance. Les quelques modifications textuelles ont essentiellement consisté à retirer des éléments que des recherches historiques ultérieures ont invalidé, ou qui reposaient sur des preuves dont la validité me semblait être devenue trop douteuse.

 

 

Benoît Malbranque

Lille, 28 septembre 2012

 

 


 

 

LE SOCIALISME EN CHEMISE BRUNE

 


INTRODUCTION

 

 

     Le nom d’Adolf Hitler occupe une place tout à fait particulière dans l’histoire du XXe siècle et, par certains côtés, elle pourrait presque paraître excessive. Après tout, ni le fascisme, ni le totalitarisme, ni la barbarie elle-même n’avaient commencé avec lui. D’un point de vue strictement factuel, il est établi que certains dictateurs tels Pol Pot ou Mao Zedong massacrèrent une proportion nettement plus considérable de leur population. Par sa durée même le Troisième Reich est dépassé par bien des régimes tyranniques et dictatoriaux ; loin d’être millénaire comme les Nazis l’avaient souhaité, il constitua une parenthèse dans l’histoire allemande : elle s’ouvrit le 30 janvier 1933 pour se refermer à peine douze ans plus tard.

     Pourtant, lorsque le citoyen européen s’interroge sur ce qui constitue le fait marquant du XXe siècle, la barbarie nazie est souvent l’élément historique qui lui vient à l’esprit de prime abord. Bien que les choix de l’Histoire « collective » aient évidemment leur raison que la raison ignore, cette fixation sur Hitler est due en large partie à un sentiment fort compréhensible d’horreur. Il n’en reste pas moins que notre époque a plus que jamais le besoin de comprendre, non de sentir, d’analyser, non d’imaginer, la nature et les causes du national-socialisme hitlérien.

     L’usage du terme « national-socialisme » n’a sans doute pas heurté la sensibilité du lecteur ni questionné son intelligence. Il faut dire que ces deux mots assemblés l’un à l’autre sont devenus un véritable concept sans substance. Depuis des décennies, d’innombrables historiens ont prétendu en clarifier le sens. Ils n’ont fait que le masquer, le dissimulant derrière l’antisémitisme, qui n’en fut qu’une des composantes, et derrière le totalitarisme brutal, dont ils rendent responsable la seule personnalité d’Hitler. Pourtant, les mots ont un sens, et personne ne peut raisonnablement parler du national-socialisme sans savoir ce que veulent dire et le nationalisme et le socialisme, et pourquoi ils furent réunis en une seule doctrine politique. La dénomination d’un mouvement politique n’obéit pas aux forces aveugles du hasard, et nous verrons par la suite qu’Hitler prenait très au sérieux cette expression. Il nous faut donc la comprendre.

     Tout bien considéré, le même besoin de définition resurgit pour l’analyse de toutes les Weltanschauungen, les grandes « conceptions du monde ». Le communisme, par exemple, était explicitement défini comme l’idéologie politique basée sur la volonté de mettre en commun, et donc sur le sacrifice de chacun au profit de tous. Et l’individu a été sacrifié. Si nous avions compris, à l’époque, la véritable nature de ce système, un tel sacrifice aurait certainement pu être évité. Au moins une telle connaissance empêche-t-elle à présent une « expérience » semblable de prendre à nouveau racine dans le monde développé. Maintenant, en somme, il semble que nous savons.

     Avant tout, le communisme semble être l’objet de moins de mystifications. Chacun en comprend maintenant la vraie nature, bien que peu osent véritablement en tirer les conséquences jusqu’au bout. Si une grande majorité d’Européens comprend bien qu’il serait illusoire et dangereux de mettre toutes les richesses en commun et que le communisme total ne peut amener que misère et chaos, ils semblent être peu nombreux à comprendre que mettre certaines choses en commun, pratiquer, en somme, un communisme partiel, ne saurait apporter d’autres résultats. Sans doute s’imaginent-ils qu’il est possible d’éliminer la nocivité d’un poison en choisissant de n’en avaler qu’un demi-verre.

     Mais qu’en est-il, sous cet angle, de l’idéologie nazie ? En observant les différentes facettes du national-socialisme, en mettant à nu, par-delà les banalités des interprétations populaires, sa véritable essence, notre génération n’aurait-elle pas aussi de grandes leçons à tirer ? Nous le savons tous : « ceux qui ne connaissent pas l’histoire sont condamnés à la répéter. » Cette maxime n’est que trop connue, et pourtant elle semble partout méprisée. Sans doute est-ce sans honte aucune que beaucoup se figurent que la discussion que nous nous apprêtons à mener dans ce livre n’est qu’une futilité théorique à des années-lumière des problèmes de notre temps.

     Pourtant, le chômage de masse et la désillusion face aux conditions économiques de l’époque furent les deux éléments fondamentaux qui remuaient la société allemande avant que le national-socialisme ne s’y impose. Frappée par une crise dont elle ne se sentait nullement responsable, l’Allemagne du début des années 1930 ne semblait plus savoir quelle route emprunter. Le communisme avait déjà montré son échec en Russie soviétique ; le capitalisme, disait-on à l’inverse, venait de provoquer une crise sans précédent. Piégés entre les deux et ne sachant trop où aller, des millions d’électeurs se dirigèrent ainsi vers le parti national-socialiste d’Adolf Hitler, un parti qui, par ses élans nationalistes, révolutionnaires et socialistes à la fois, semblait présenter à l’Allemagne les réponses qu’elle attendait tant.

     Agitée par les mêmes forces, l’Europe du début du XXIe siècle est-elle dans une situation si différente que nous puissions balayer le souvenir du nazisme d’un revers de main ? La réponse ne peut pas être autre que négative. Si notre génération souhaite se prémunir du retour, sous quelque forme que ce soit, du fascisme de type national-socialiste tel qu’il a sévi en Allemagne entre 1933 et 1945, la connaissance et la compréhension des mécanismes qui l’ont fait apparaître et des bases sur lesquelles il s’est élevé, est évidemment une nécessité pratique, et de première importance.  

     Bien que mon approche constitue une originalité en elle-même, les faits que la description historique reprend tout au long de ce livre sont tout sauf nouveaux. Je ne prétends pas apporter de connaissances originales ni former mon propre courant historiographique. Utilisant le matériel fourni par soixante ans de recherches historiques, je m’efforce d’apporter du sens à une accumulation désordonnée et parfois contradictoire de travaux qui empêchait selon moi de parvenir à une véritable « maîtrise du passé nazi » (Vergangenheitsbewältigung).

 

     Tout mythe établi a ses dévots et ses défenseurs. Une vérité, fût-elle même évidente, ne triomphe que par la puissance de la logique qui la démontre. La force avec laquelle de nombreux individus, fussent-ils fort bien éduqués et cultivés, tendent à s’accrocher aux principes qui ont formé leur intelligence, est assurément un frein, et non des moindres, à la diffusion du bon sens et de la vérité. Il est prévisible qu’un tel frein vienne opérer ici. Il ne faudra pas avoir peur de heurter la sensibilité de certains lecteurs : elle se brisera. La vérité est un éléphant dans le magasin de porcelaine du conformisme.

     Car nous entrons ici sur un terrain miné. La liberté d’expression est un principe encore relativement bien défendu dans notre pays, mais il existe certaines limites que la moralité conventionnelle a pris soin de lui opposer. Certaines choses qu’on ne peut oser dire, certains faits qu’on ne peut oser contester, comme si un rideau de fer était tombé dans les cerveaux pour fixer la frontière entre les idées convenables et les idées indéfendables. Plus étonnamment, il semble que certains faits ou personnalités historiques soient retenus prisonniers de l’autre côté de cette frontière. Hitler en fait de toute évidence partie. Il n’est pas possible d’évoquer son nom sans que le débat précédemment engagé n’arrive aux pieds d’une pente savonneuse. Il faut dire que la manœuvre est aisée. Dès qu’un débateur parvient à assimiler son adversaire à celui qui représente le mal absolu dans beaucoup de consciences, quelle chance reste-t-il à cet adversaire pour convaincre ? Aucune.

     La comparaison ou le rapprochement avec Hitler est comme l’arme atomique. Si l’on est parfois tenté de s’en servir, on a toujours honte de le faire. Et c’est avec raison que nous en avons honte. Combien de fois des allusions sont envoyées de droite et de gauche pour décrédibiliser l’adversaire ? Combien de discussions creuses débouchent sur l’invective « fasciste ! » ou sur des rapprochements directs aux « heures sombres » de notre histoire, et autres périphrases plus ou moins subtiles pour « nazisme » ou « hitlérisme » ? Trop, sans doute.

     Pourtant, le présent livre ne ressemble en rien aux attaques stériles qui, dans ce domaine, illuminent de bêtise le débat public. Lorsqu’un historien ou un économiste publie un ouvrage polémique, il se doit d’écrire : ceci est un livre polémique. Pour la compréhension de la suite, je dois écrire pour ma part : ceci est un livre d’analyse. Pour autant, il aura une diffusion limitée. Il aurait suffi pour anéantir le crédit accordé à n’importe quel intellectuel français de notre époque. Parce qu’il ose rappeler une vérité dérangeante — que le nazisme n’est qu’une forme de l’idéologie socialiste — il n’est pas fait pour plaire.

     Pourtant, en considérant simplement l’expression « national-socia-lisme » ainsi que le nom complet du parti que dirigea Adolf Hitler — der Nationalsozialistische Deutsche Arbeiters Partein (NSDAP), ou  Parti national-socialiste des travailleurs allemands — on peut être surpris que le présent livre soit nécessaire pour prouver un fait qui semble peu ou prou évident, et qu’il faille pas moins de trois chapitres pour tenter de définir la qualité du système économique de l’Allemagne Nazie, tandis qu’elle semble être indiquée dans le nom du parti lui-même.

     Est-il possible que les choses soient si évidentes ? À cette question, il est difficile de répondre oui sans voir rugir immédiatement la désapprobation de tous, socialistes ou non. Il est clair que pour beaucoup ces idées ne semblent pas si évidentes. Mais si, par l’analyse, je parvenais à prouver que les tendances antilibérales et anticapitalistes de l’hitlérisme n’étaient pas des points de détail sans importance, détachés  du cœur du problème, mais qu’elles étaient le problème lui-même ; si je parvenais à démontrer que l’antisémitisme, les conquêtes militaires, et jusqu’au culte de la personnalité, loin de s’opposer aux principes socialistes, étaient en réalité la parfaite application de ceux-ci, et reprenaient les admonestations des plus grands auteurs socialistes et communistes — que dirait-on alors ? Que dirait-on, en somme, si je parvenais à prouver qu’Hitler était un socialiste, non seulement selon les normes de son époque, mais qu’il le serait encore tout à fait selon celles de la nôtre ?

     Car oui, attendris à la vue de leur nation allemande malmenée par l’exploitation de riches capitalistes — de riches capitalistes juifs, pour être précis ; soucieux de bâtir pour elle tout un système d’assistance généralisée, qui tiendrait la main de l’homme du berceau au cercueil ; et vantant le sacrifice de l’individu au profit du groupe comme véritable sens de l’idée de solidarité, les Nazis furent, au sens le plus complet et le plus absolu du mot, de véritables socialistes.

     Jusqu’à présent, et dès le titre du livre, j’ai sans doute laissé au lecteur l’impression dérangeante de jouer sur les mots, et de supposer de manière abusive que le parti d’Hitler était, en somme, une sorte de Parti Socialiste Allemand. Ce n’était effectivement pas le cas. Le National-Socialisme, considéré en tant qu’idéologie politique, fut à la fois un Socialisme, en ce qu’il contribua positivement à l’établissement d’une économie dirigée et d’un État-providence, mais aussi un Nationalisme, par son attachement à l’idée de nation et aux questions de territoires. Adolf Hitler lui-même expliqua parfaitement ce fait :

 

« Nationalisme et Socialisme sont deux conceptions identiques. Ce n’est que le Juif qui a réussi, en falsifiant l’idée socialiste et en la transformant en Marxisme, non seulement à séparer l’idée socialiste de l’idée nationaliste, mais surtout à les présenter comme éminemment contradictoires. Et il a effectivement atteint ce but. À la fondation de ce Mouvement nous avons pris la décision que nous exprimerions notre idée de l’identité de ces deux conceptions : malgré tous les avertissements, nous avons choisi, à partir de nos croyances et de par la sincérité de notre volonté, de l’intituler National-Socialisme.

     Pour nous, être nationaliste signifie avant tout agir en étant motivé par un amour sans limite et total pour le peuple, et être prêt, si nécessaire, à mourir pour lui. De la même façon, être socialiste signifie bâtir l’État et la communauté des hommes de manière à ce que chaque individu agisse dans l’intérêt de la communauté des hommes, et qu’il soit convaincu de la bonté et de la clairvoyance de cette communauté d’hommes, au point d’être prêt à mourir pour elle. »  1 [*]

 

Cette citation est évidemment très intéressante, bien qu’à ce stade du livre elle soulève vraisemblablement plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. L’ « identité », pour reprendre le terme d’Hitler lui-même, entre nationalisme et socialisme, n’est somme toute pas aussi évidente pour nous aujourd’hui qu’elle a pu l’être, semble-t-il, pour les Nazis eux-mêmes. La révolution national-socialiste, de sa lutte contre le marxisme — ce « faux » socialisme d’origine juive — à la construction d’une économie socialiste dans laquelle chacun agirait pour le bien-être de la collectivité, semble encore avoir besoin d’être expliquée, malgré plus de soixante ans d’historiographie.

      Dans les chapitres suivants, je tâcherai d’analyser ces différents points. De manière à introduire la discussion et à poser le cadre général de l’analyse, le premier chapitre est consacré aux premières heures du mouvement national-socialiste, d’abord à travers le Parti Ouvrier Allemand puis, à partir de 1920, à travers le Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands. Le chapitre suivant explore l’une des dimensions les plus typiques du socialisme radical : l’idéal de la révolution violente. Mention est faite aussi de l’ « exemple » italien fourni par Benito Mussolini, lui-même socialiste, et sa révolution fasciste. Puisque le socialisme est avant tout une politique économique, et que le national-socialisme arriva en Allemagne au milieu de la Grande Crise de 1929, les trois chapitres suivants sont consacrés à l’économie de l’Allemagne Nazie : les fondements théoriques, la « relance » keynésienne de l’économie, puis le système économique à proprement parler. Partant des conclusions tirées par ces chapitres, la suite du livre évoque le nationalisme et l’expansionnisme militaire, la « question juive », et l’État-providence institué par le régime nazi. Après un chapitre dédié au traitement des objections, le chapitre d’ouverture sera consacré à la tendance actuelle et aux moyens de la stopper.

 

     Le sous-titre du livre évoque l’ « hitlérisme » et réclame au moins un commentaire liminaire. Pour la poursuite des objectifs qui viennent d’être fixés, le recours aux prises de paroles d’Adolf Hitler et à ses écrits est d’une nécessité évidente, car les historiens ne se sont pas trompés en expliquant qu’ « en fin de compte, c’était bien la Weltanschauung de Hitler, et elle seule, qui l’emportait. » 2 Dans des mots qui peuvent paraître exagérés mais qui illustrent tout de même une vérité incontestable, Hans Frank, l’antipathique Gouverneur général de la Pologne, expliqua énergiquement que « c’était le régime d’Hitler, la politique d’Hitler, la dictature d’Hitler, la victoire d’Hitler, la défaite d’Hitler, et rien d’autre », ce dont Goebbels témoignera aussi en disant : « Voici ce qu’Hitler est pour le mouvement : tout ! il est tout ! » 3 De fait, ses lieutenants au pouvoir, de Goering à Himmler en passant par Rosenberg et Goebbels, se comportèrent comme des disciples, des êtres illuminés qui croyaient que Jésus Christ était passé sur leur chemin. Tous étaient fanatiquement dévoués à leur maître, le considérant comme le grand sauveur de la nation allemande ou plutôt, pour illustrer leur lyrisme : le Grand Sauveur de la Nation Allemande. Le Parti comportait une quantité considérable de « techniciens » ou « bureaucrates » du national-socialisme, des praticiens du pouvoir insensibles aux subtilités de l’idéologie qui sous-tendait leur action pratique, mais il comprenait aussi quelques « idéologues » ou « théoriciens ». Parmi ceux-ci, les personnalités les plus fameuses étaient sans doute Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg, Dietrich Eckart, Gregor et Otto Strasser, Anton Drexler, et Gottfried Feder. Avec Hitler, ce sont eux qui établirent les bases théoriques du national-socialisme, et c’est naturellement vers eux, plus que vers les praticiens du pouvoir, que nos regards se tourneront dans cette étude.

     L’usage de leurs écrits et de leurs prises de parole fournira un complément aux faits et gestes d’Adolf Hitler, pour constituer la base de l’analyse examinant le national-socialisme en tant qu’idéologie politique, dont la formation eut lieu progressivement, entre 1919 et 1925. Mais ce n’est pas la seule partie qu’il faille considérer. En matière de politique, les idées importent autant que les mesures. Bien qu’un tel découpage ne constitue pas la base de la structure de ce livre, il est souhaitable d’observer, d’un côté, l’idéologie, et de l’autre, la pratique du pouvoir. Certains régimes font correspondre parfaitement l’un et l’autre, d’autres non. Nous verrons ce qu’il en est du nazisme. La filiation des idées est un sujet qui, même s’il se rapproche de la partie « structuration » d’une idéologie, constitue un point distinct de toute analyse historique. Ici, cette filiation sera évoquée de manière répétée, bien que non systématique. L’objet de ce livre est d’analyser la dimension « socialiste » du nazisme, et non pas de fournir une archéologie de la pensée hitlérienne.

     Analyser les idées d’Adolf Hitler peut sans aucun doute paraître très peu réjouissant voire tout à fait étrange, et de la même façon, la description de la politique économique d’un régime meurtrier ne semble pas mériter une attention particulière. Pendant plusieurs décennies, les historiens ont considéré avec beaucoup de mépris les idées d’Hitler, allant jusqu’à nier qu’il en ait eu hors de l’antisémitisme et du racisme. Fort heureusement, les choses ont bien changé depuis. Dès 1987, Rainer Zitelmann fut l’un des premiers historiens à prendre vraiment au sérieux l’idéologie nazie et à accepter d’analyser les réalisations du Troisième Reich en utilisant les critères de la théorie national-socialiste. 4 Il n’est désormais plus le seul et c’est dans sa démarche que je me place avec ce livre. L’un des plus grands historiens actuels du nazisme, le britannique Ian Kershaw, explique ainsi qu’« aujourd’hui tout le monde s’accorde à reconnaître que derrière une vision millénariste aux contours flous se tenait un ensemble d’idées reliées entre elles qui, aussi odieuses et irrationnelles fussent-elles, se cristallisèrent vers le milieu des années 1920 pour former un système. » 5

C’est à la compréhension de ce « système » que le présent livre se donne comme objectif de contribuer. Son postulat : que nous avons ignoré l’idéologie nazie en la simplifiant à l’excès. Les preuves sont partout et pourtant nous refusons de les voir. Leon Goldensohn, le psychiatre présent aux procès de Nuremberg, demanda un jour à Hermann Göring s’il avait été antisémite. Après soixante ans d’historiographie biaisée et complaisante, sa réponse peut surprendre. « Non, non. Je n’ai jamais été antisémite. L’antisémitisme n’a joué aucun rôle dans ma vie. S’il avait reposé sur l’antisémitisme, jamais je ne me serais intéressé au mouvement nazi. Ce qui m’a attiré vers le parti, c’était son programme politique. » 6 Lors de ces entretiens de Nuremberg, de nombreux autres dignitaires nazis affirmèrent qu’ils n’étaient pas antisémites, et ce, sans aucun doute, à notre plus grande surprise. Ce fut le cas de l’amiral Karl Dönitz, d’Hans Frank, de Franz von Papen, d’Hans Fritzsche, de Joachim von Ribbentrop et de Walther Funk. Ce dernier déclara de manière directe : « Ce n’est pas par antisémitisme que j’ai adhéré au parti. » 7 Pour autant, les historiens imaginent que l’on peut continuer indéfiniment à passer le programme politique sous silence, et à mettre l’accent uniquement sur l’antisémitisme.

Malgré leurs nombreux torts, les ouvrages de ces grands historiens de la période sont une source d’une importance considérable pour la présente étude. Une analyse critique de la façon avec laquelle chacun d’entre eux est parvenu à écarter les similitudes entre le nazisme et le socialisme sera fournie dans le chapitre consacré aux objections. Quoique leur tort soit parfois considérable, il est difficile de leur jeter la pierre. Apparemment tout aussi vigoureusement anti-communiste qu’anticapitaliste, le nazisme ne s’appréhende pas aisément. Il avait pris naissance en s’inspirant de l’exemple italien. Après avoir quitté le Parti Socialiste Italien, Benito Mussolini avait compris que le nationalisme était un élément plus fédérateur pour la classe ouvrière que la simple « fraternité » entre ses membres. Il avait observé les déboires de l’expérience bolchevique en Russie. Pragmatique, il sentait également que les grandes entreprises étaient des adversaires féroces, et qu’en les vainquant tout à fait complètement, on ne parvenait jamais à de très bons résultats. Ainsi lui viendra l’idée d’une « troisième voie », entre le capitalisme, qu’il détestait, et le communisme, dont il observait les échecs. Comme dans le communisme, l’État aurait les pleins pouvoirs sur le système économique. Comme dans le capitalisme, les entreprises resteraient pour autant dans des mains privées. Observant les succès de Mussolini, Hitler s’inspira de ces idées.

     Commençons donc l’autopsie. Voyons cette « troisième voie », ce sentier dont beaucoup ignorent tout, sauf la destination. Il nous faudra l’arpenter à nouveau, en marchant dans les pas de ceux qui l’ont emprunté pour la première fois, revenir à leurs écrits, à leurs discours, et à ce que leurs actions nous apprennent sur eux-mêmes. Peut-être comprendrons-nous, inquiets, que c’est la voie que nous suivons inconsciemment depuis des années.

 

En route.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



CHAPITRE 1 : UN PARTI OUVRIER

 

 

     Les origines intellectuelles de l’idéologie nazie représentent un thème qui occupera une bonne partie de ce livre. De manière à introduire les grandes lignes de cette étude, c’est aux origines du Parti National-Socialiste lui-même que ce premier chapitre est consacré. Il ne constitue nullement un détour sur la voie que nous nous sommes fixée : il est le moyen le plus simple de parvenir au but. De la même façon que nous ne voyons plus les fondations d’une maison une fois qu’elle est construite, il est bien plus difficile d’observer l’idéologie hitlérienne en 1944 qu’en 1936, et en 1936 qu’en 1923. Pareillement, il est plus aisé de déceler et d’analyser l’utopie communiste en observant la Révolution russe et la prise du pouvoir par Lénine et ses hommes, plutôt que la Russie stalinienne. Comme le notait brillamment François Furet, « pour comprendre la force des mythologies politiques qui ont empli le XXe siècle, il faut revenir au moment de leur naissance, ou au moins de leur jeunesse ; c’est le seul moyen qui nous reste d’apercevoir un peu de l’éclat qu’elles ont eu. » 1

     La période de réalisation d’un programme politique doit être distinguée de celle consacrée à sa théorisation. La question de la fidélité de l’application des principes politiques qu’il contient n’a pas à être posée pour le moment : elle sera au centre des préoccupations des chapitres suivants. Le seul objectif qu’il s’agit de fixer ici est celui de déterminer quels étaient les fondements idéologiques du NSDAP au moment où, à peine créé et encore intitulé Parti Ouvrier Allemand (Deutsche Arbeiterpartei, DAP), il fabriqua la carte de membre n°555 portant le nom d’Adolf Hitler.

     Le développement d’un parti politique et l’affirmation d’une idéologie sont tous deux extrêmement dépendants du contexte historique dans lequel ils prennent place. Il ne s’agit pas de tomber dans les travers du déterminisme historique ou de croire que quelques causes suffisent à expliquer l’apparition d’un phénomène historique aussi complexe que le nazisme. Simplement, à des fins de clarification, et pour permettre à chacun de bien saisir la situation de l’Allemagne en 1919, l’année de la création du DAP, il n’est pas inutile d’évoquer très brièvement quelques éléments historiques importants. Ceux-ci n’expliqueront pas pourquoi le nazisme est apparu et s’est diffusé en Allemagne, mais aideront à comprendre il a pris naissance.

     À l’automne 1918, les combats avaient cessé. Dominée par les contre-attaques alliées, l’Allemagne avait abandonné la lutte. Parfois physiquement blessés, mais toujours au moins psychologiquement dévastés, les soldats allemands quittaient peu à peu le front. Adolf Hitler était l’un d’eux. Après l’abdication du Kaiser Guillaume II, l’armistice fut signé. Pour beaucoup, la défaite était difficile à admettre, et certains la refusèrent complètement, expliquant que l’armée avait été trahie. Le mythe du « poignard dans le dos » (Dolchstoß) se popularisa. Sur fond de révoltes communistes partout dans le pays, le socialiste Kurt Eisner fut porté au pouvoir. En juin 1919, le traité de Versailles fut signé par le gouvernement allemand. Entre autres sanctions, il fixait le montant des réparations à payer par l’Allemagne, désignée comme « seule responsable de la guerre ». Dans le pays, de nombreuses fractions politiques s’en offusquèrent. Jouant sur la rancœur allemande face au dénouement de la guerre, de nombreux micro-partis semblaient pouvoir enfin percer. Le Parti Ouvrier Allemand, fondé en janvier 1919, partagea cet espoir.

     Parallèlement aux références historiques pures, mention sera faite dans la suite des explications de l’histoire individuelle des grands dirigeants nazis. Par leurs parcours, ils témoignent de manière admirable de ce lien entre nazisme et socialisme, et certains historiens ne se sont pas trompés là-dessus. Götz Aly écrit par exemple : « Les nombreux emprunts du nazisme au fonds idéologique de la gauche socialiste apparaissent déjà dans la biographie de ses grandes figures. À la fin de la république de Weimar, un nombre non négligeable de futurs activistes nazis avait accumulé des expériences socialo-communistes, ainsi que l’évoque Eichmann à plusieurs reprises dans ses Mémoires : ‘‘Ma sensibilité politique était à gauche ; en tout cas, les tendances socialistes étaient aussi présentes que les tendances nationalistes’’. » 2

     L’objectif de ce chapitre mérite d’être encore précisé. L’exposé qui suit ne se veut pas un compte-rendu de l’histoire des origines du Parti National-Socialiste ni une somme d’éléments biographiques sur Adolf Hitler ou les fondateurs du mouvement. Son intention est tout autre : en définissant les structures idéologiques de ce que fut le national-socialisme à ses débuts, il tente de fournir une description du cadre intellectuel dans lequel, au moins durant les premières années, Hitler et les autres Nazis évoluèrent.

     Fondé à Munich le 5 Janvier 1919 autour de Karl Harrer et d’Anton Drexler, le Parti Ouvrier Allemand n’était à sa création qu’un minuscule groupuscule politique. L’économiste Gottfried Feder, le capitaine Ernst Röhm, et les journalistes Alfred Rosenberg et Dietrich Eckart, en furent parmi les premiers membres. Le jour de sa formation, on rédigea un document intitulé « Les lignes directrices du Parti Ouvrier Allemand », sensé définir les orientations générales du mouvement. Les huit premiers mots du texte, répondant à la question « Qu’est-ce que le Parti Ouvrier Allemand ? » placé sous le titre, ne laissaient pas de place à l’ambiguïté : « Le Parti Ouvrier Allemand, y lisait-on, est une organisation socialiste ». Favorable au partage des profits, le nouveau parti insistait aussi sur la lutte contre l’usure, les profiteurs, et tous ceux qui « ne créent aucune valeur et gagnent de gros profits sans fournir un quelconque travail intellectuel ou mental. » 3 L’origine sociale de son fondateur et futur président, Anton Drexler, n’était sans doute pas étrangère à ce positionnement. Serrurier bavarois né en 1884, Drexler venait d’une famille modeste, et les fréquentations que son milieu social le poussait à entretenir ne lui donnèrent jamais autre chose que des convictions socialistes fortes, qu’il mélangea par la suite avec les thèses antisémites et nationalistes du courant völkisch. Comme le notera l’historien Richard Evans, « Drexler insistait sur le fait qu’il était un socialiste et un travailleur. Il était opposé à la richesse non méritée, à l’exploitation, et aux profiteurs. » 4

Les choses ne sont pourtant pas aussi simples, et il serait impensable de se contenter de ces explications. Le parti avait également été fondé sur des bases nationalistes dans le but d’offrir aux travailleurs une alternative au « poison » marxiste qui, tant en Russie qu’en Allemagne, ne semblait libérer les travailleurs que pour leur offrir de nouvelles chaînes. Bien au-delà de cette alliance entre socialisme et nationalisme, la cohérence intellectuelle du mouvement, malgré sa simplicité apparente, reste parfois difficile à déceler tant les différents « théoriciens » élargissaient sans cesse la base théorique commune. Pour autant, cette base existait, et n’eut pas besoin d’attendre le Mein Kampf d’Hitler pour être représentée. Sur les questions économiques, l’œuvre de Gottfried Feder servait de catalyseur. Le Führer lui-même verra en Feder son maître sur les questions économiques, et les autres Nazis, jeunes et souvent fort ignorants des problèmes de l’économie, se formèrent également par son intermédiaire. L’un de ses ouvrages, L’État Allemand sur des bases nationalistes et socialistes, fut plus tard considéré par Hitler comme le « catéchisme du mouvement ». 5 Sa diffusion au sein de l’élite du parti fut excellente, un parti dont, de manière incontestable, il était devenu une figure centrale. Tous les agitateurs du mouvement se servaient de sa rhétorique, et tous les théoriciens prêchaient son évangile. Avec Drexler, il accentuait le positionnement « socialiste » et « ouvrier » du parti, des éléments qui constituaient le sens véritable de leur combat. Comme le remarque froidement l’historien William Shirer, « Drexler et Feder semblaient croire véritablement à la dimension socialiste du National-Socialisme. » 6

     En 1918, Feder avait rédigé un Manifeste pour la destruction de la servitude de l’intérêt, dans lequel il critiquait les « superpouvoirs de la finance mondiale », cette « force supranationale » que les travailleurs se devaient de craindre. Le prêt à intérêt y était décrit comme une « invention diabolique du grand capital. » 7 Pour Feder, il était incontestablement l’un des rouages de l’exploitation capitaliste. N’étant pas ouvertement marxiste, ni communiste, Feder n’utilisait que rarement la rhétorique de la lutte des classes. Pour autant, il énonçait à chaque page, et comme une vérité éternelle, le fait que le travailleur était exploité sous le régime capitaliste, comme atrocement saigné par une minorité de profiteurs. Le prêt avec intérêt, expliquait-il ainsi, « permet à lui seul la vie paisible d’une minorité de financiers puissants aux dépens des gens productifs et de leur travail. » Quant à la solution, il n’y allait pas par quatre chemins : « Le seul remède, le moyen radical de guérir les souffrances de l’humanité est la destruction de la servitude de l’intérêt. Détruire la servitude de l’intérêt est la seule façon possible et efficace d’émanciper le travail productif des superpouvoirs secrets de la finance. » 8

     On pourrait supposer que la bataille de Feder contre la finance et contre l’intérêt était destinée à donner naissance à un capitalisme plus sain, plus humain, un capitalisme familial ou traditionnel. Ce n’était pourtant pas l’objectif qu’il se fixait. Son adversaire n’était la finance que dans la mesure où cela lui permettait de brandir les armes contre le capitalisme tout entier. Dans le système du crédit il avait décelé l’essence du capitalisme, un système économique qu’il considéra toujours comme injuste et antisocial. En exposant ses motifs pour la destruction de l’intérêt de l’argent, il écrira notamment : « Quiconque veut mener bataille contre le capitalisme doit détruire la servitude de l’intérêt. »  9 Ainsi voyait-il son action : donner des armes théoriques pour « mener bataille » contre le capitalisme.

     Dans leur ensemble, ses textes n’étaient rien de plus qu’un ramassis des idées socialistes, collectivistes, et interventionnistes des siècles passés. Sa dénonciation de la « soif insatiable du gain », notamment, était tout sauf une révolution dans l’histoire de la pensée. Aristote, en parlant de la dangereuse et perverse « chrématistique », ou Karl Marx, en évoquant l’auri sacra fames (littéralement, la « faim sacrée de l’or ») du capitaliste, exposaient en leur temps des conceptions identiques. 10 Sans surprise, John Maynard Keynes défendra plus tard la même position, considérant l’amour de l’argent comme « une passion morbide plutôt répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales. » 11

L’influence de Feder sur le positionnement politique du mouvement nazi fut considérable. « Gottfried Feder a été le principal philosophe économique du parti » expliqua Walther Funk, Ministre de l’Economie du Reich de 1937 à 1945. 12 Le parti n’avait aucune honte à exposer ses penchants socialistes. Dans tout cela, l’influence de Feder était très claire : il faisait nettement pencher le mouvement vers l’anticapitalisme et le socialisme. Parmi les slogans utilisés à l’époque, « Pour un socialisme allemand », et « Briser la servitude de l’intérêt » avaient les faveurs de tous. 13 En avril 1919, Dietrich Eckart, l’un de ses membres fondateurs, publia une brochure intitulée « À tous les travailleurs ! » qu’il distribua à la main avec l’aide d’Alfred Rosenberg, le futur ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est. 14 Reprenant les idées de Feder, le document réclamait la nationalisation du crédit — le cinquième des dix points-clés énumérés par Marx dans le Manifeste du Parti communiste.

La propagande du parti était agressive et efficace. Au milieu de l’année 1921, un observateur de l’époque nota ainsi : « Ce parti sait comment attirer sans cesse l’attention sur lui grâce à des posters qui dénoncent les Juifs et le capitalisme international dans des mots crus et qui invitent chacun à assister à leurs réunions, où il y a souvent beaucoup de monde. » 15

Dès cette époque, les autres grands axes du futur programme national-socialiste apparaissaient l’un après l’autre. Dès 1919, Alfred Rosenberg, l’un des idéologues les plus influents du mouvement, publia un article dans l’Auf Gut Deutsch, un texte qu’il intitula « La Révolution Russo-Juive ». 16 C’était là sa première contribution. Elle commençait, de manière significative, avec des mots de Johann Gottlieb Fichte, dont nous reparlerons. Rosenberg continuait en expliquant que le communisme et le capitalisme étaient tous deux des créations juives, faisant partie de la grande machination des Juifs pour asservir le monde. 17 Le fait que Trotski et Zinoviev, deux personnalités majeures du courant bolchevik, étaient en effet juifs, semblait être à ses yeux un argument suffisant. Quatre ans plus tard, il se rendra célèbre par la publication de sa traduction du Protocole des Sages de Sion, un écrit qu’il savait être un faux. En 1924, Dietrich Eckart enfonça le clou avec le pamphlet intitulé « Le bolchevisme, de Moïse à Lénine », et qui connut un succès non démenti.

Bien qu’il ait parfois été célébré comme le « philosophe du parti », Alfred Rosenberg n’était pas plus, selon les mots de Robert Shirer, qu’un « pseudo-philosophe » et « un homme doté d’une intelligence médiocre » 18 Son magnum opus, un ouvrage aride de 700 pages intitulé Le Mythe du Vingtième Siècle, fut très mal accueilli au sein même du parti nazi. Plusieurs années après sa parution, Hitler prenait encore plaisir à s’en moquer. Schirach expliqua même que Rosenberg était « l’homme qui avait vendu le plus d’exemplaires d’un livre que personne ne lisait ». 19

     Plus que Rosenberg, Dietrich Eckart allait devenir le véritable mentor d’Adolf Hitler, formant l’intelligence d’un jeune caporal qui n’avait encore sur les questions sociales que des vues bien sommaires. Il l’introduisit auprès de personnes éminentes de la grande société munichoise, lui prêta de nombreux livres et le conseilla dans ses discours. Il fut un mentor pour Hitler — presque une figure paternelle. C’est lui qui transforma les platitudes de la presse antisémite viennoise dans laquelle Hitler avait baigné en un « antisémitisme de raison » ; lui aussi qui établira le lien entre le bolchevisme et les Juifs. Sa mort en 1923 fut un véritable choc pour Hitler. En lui dédiant le deuxième tome de son Mein Kampf, celui-ci affirma bien la profondeur de la relation qui les liait. Sa vie durant, Hitler continua à le révérer. Au milieu de la guerre, il témoignera à ses amis : « Nous avons tous fait un grand pas en avant sur la route de l’existence, et il n’est plus possible pour nous de nous imaginer ce que Dietrich Eckart était vraiment pour nous. Il brillait dans nos yeux comme l’étoile polaire. » 20

     Ce serait en vain que nous chercherions des traces d’un raisonnement théorique chez Ernst Röhm, le dernier de la liste des membres fondateurs. Officier de l’armée né en 1887, Röhm n’avait aucun appétit pour les idées, et ne voyait en la politique qu’un prolongement de la guerre par d’autres moyens, pour retourner la phrase de l’officier Carl von Clausewitz. Futur chef de la milice du parti, les célèbres Sections d’Assaut (Sturmabteilung, SA), il ne voyait son rôle que dans la lutte armée. Sans surprise, l’autobiographie qu’il publia en 1928 commence par ces mots : « Je suis un soldat. » Certains historiens ont tout de même fait valoir qu’il était « très ouvert sur le plan social et prenait très au sérieux le socialisme professé par le programme nazi. » 21

 

     Le jeune caporal qui fit son apparition dans une brasserie de Munich le soir du 12 septembre 1919 n’avait encore rien d’un homme politique. Né en avril 1889 près de la frontière austro-allemande, Adolf Hitler se rêva d’abord peintre, puis architecte. 22 Son attirance pour la politique débuta à ses 16 ans. Selon ses propres dires, il avait compris dès son jeune âge la nécessité de l’intervention gouvernementale dans les affaires économiques et sociales, critiquant âprement l’État autrichien qui, comme il l’écrira dans Mein Kampf, « ignorait toute justice et toute législation sociale. » 23 Il s’intéressa intensément à ce qu’il appelait la « question sociale », se demandant comment résoudre le problème de la pauvreté des masses. Ignorant tout des principes qui basent habituellement le choix politique, il n’avait pas encore à l’époque des convictions très claires.

     Le socialisme « classique », celui du parti social-démocrate, ne lui déplaisait pas. Ce n’est pas qu’il contenait ses premières vues sur la politique, la nation, et l’économie, mais les objectifs socialistes lui semblaient au moins louables, et allaient dans le même sens que les siens : la suppression de la misère du peuple. « L’activité de la Social-Démocratie, écrira-il, ne m’était nullement antipathique. Qu’elle se proposât enfin, comme j’étais alors assez sot pour le croire, d’élever le sort du travailleur, m’incitait encore à l’appuyer plutôt qu’à la dénigrer. » 24 Ce flirt léger, en effet, ne dura qu’un temps. D’intenses lectures et l’expérience de la guerre suffirent pour lui retirer sa « sottise ». 25

     Selon le témoignage de Karl Honisch, l’un de ses amis proches durant ses années passées à Vienne, Hitler était animé d’une véritable haine pour l’argent et l’esprit de lucre en général. Ce serait en vain, par contre, qu’on chercherait chez lui des traces d’un antisémitisme. Son esprit n’avait pas encore fait le lien entre les Juifs et le capitalisme, et quitte à désigner des coupables, il rejetait plutôt la faute sur les chrétiens. 26 Hitler était donc anticapitaliste à Vienne, ce qui n’était pas la norme, mais n’était pas encore antisémite, alors que c’était là, selon les mots de Kershaw, « l’une des villes européennes où l’antisémitisme était le plus virulent ». 27 Nous pouvons en conclure qu’Hitler était anticapitaliste avant d’être antisémite, et antisémite avant d’être anticommuniste, ce qui, au surplus, est un parcours intellectuellement logique nous le verrons.

     Engagé volontaire en 1914, Hitler fut blessé à deux reprises. Après une attaque au gaz, il fut transféré dans un hôpital de campagne, d’où il apprendra la nouvelle de l’armistice. Révolté par la capitulation, et croyant en un « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoß), il rejeta la faute sur les généraux, les élites politiques, et tous ceux qu’il appellera plus tard les « criminels de Novembre ». Après des années de vagabondage et de pauvreté, sa vie prenait enfin un sens. « Quant à moi, se souviendra-t-il dans Mein Kampf, je décidai de faire de la politique. » 28

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la situation en Allemagne était extrêmement tendue. Après les soulèvements révolutionnaires qui avaient commencé à secouer le pays, l’armée s’était mise à craindre les organisations communistes. Les infiltrer étant la solution à la fois la plus simple et la plus efficace ; c’est par le jeu d’informateurs qu’elle tentait de juguler la révolte. Par son inclinaison politique et par son nom lui-même, le Parti Ouvrier Allemand arriva très vite sur la liste des éléments à
surveiller : en semblant partager le projet politique des communistes, il apparaissait comme dangereux.
 Comme le note Shirer, « l’armée soupçonnait beaucoup les partis ouvriers, puisqu’ils étaient majoritairement socialistes ou communistes. » 29

     Recyclé dans l’armée allemande après la fin de la guerre, le caporal Adolf Hitler fut envoyé comme informateur à l’une des réunions du DAP. Le but de sa mission était d’infiltrer l’une des réunions de ce groupuscule et d’écrire un rapport sur leurs activités, pour préciser s’il était susceptible de constituer une force révolutionnaire dangereuse pour la sécurité intérieure de l’Allemagne. La réunion politique à laquelle Hitler assista ce soir de septembre 1919 n’avait pas attiré plus d’une vingtaine de personnes. Gottfried Feder y prononça un discours qui avait pour thème « Comment et par quelles méthodes peut-on éliminer le capitalisme ? ». 30 En réaction aux propos de Feder, le professeur Baumann plaida en faveur du séparatisme bavarois. Agacé, Hitler prit la parole pour critiquer cette position. Ses qualités d’orateurs étaient claires. « Bon sang, il a une gueule. Nous pourrions l’utiliser » fit remarquer Anton Drexler. 31

     La réunion terminée, Hitler se vit remettre un petit opuscule intitulé « Mon Éveil Politique », rédigé par Drexler quelques mois plus tôt. L’inclinaison de ce texte, là encore, est des plus claires. « Je suis socialiste comme vous », commençait Drexler, avant de poursuivre sur le sens de son combat. « Je prie pour l’arrivée d’une véritable forme de socialisme, pour le salut des classes ouvrières, et pour la libération de l’humanité créative de l’exploitation du capitalisme. » 32 La suite du texte évoquait également l’expérience bolchevique dont les journaux allemands commençaient à rendre compte abondamment. Les témoignages étaient horrifiants : l’idéal de justice et de fraternité s’était transformé en broyeur de peuple. Conscient des échecs patents du communisme en Russie, Drexler sentait qu’il se devait de dénoncer ce faux socialisme qui, au lieu d’améliorer les conditions des travailleurs, les jetait dans un esclavage terrifiant. « Une dernière chose, expliquait-il donc. N’attendez rien du Bolchevisme. Il n’apporte pas la liberté au travailleur. En Russie, la limite des huit heures de travail par jour a été abolie. Il n’y a plus de conseils de travailleurs. Et tout cela couvert sous la dictature d’une centaine de commissaires du gouvernement, qui, neuf fois sur dix, sont des Juifs. » 33

     Réveillé au petit matin, comme il l’expliquera plus tard, Hitler dévora avec passion et ardeur ce petit livre de quarante pages. Il racontera ses impressions dans Mein Kampf : « Ayant commencé, je lus avec intérêt ce petit écrit jusqu’au bout ; car, en lui, se reflétait le changement que j’avais éprouvé moi-même d’une façon analogue douze ans plus tôt. Involontairement, je vis revivre devant moi ma propre évolution. Je réfléchis encore plusieurs fois dans la journée à ces faits et pensais ensuite laisser définitivement de côté cette rencontre, quand quelques semaines plus tard, je reçus, à mon grand étonnement, une carte postale dans laquelle il était dit que j’étais admis dans le parti ouvrier allemand : on m’invitait à m’expliquer là-dessus et à cet effet à venir assister à une séance de la commission du parti. » 34

     Pour un homme ambitieux comme Hitler, le groupuscule politique qu’il rejoignait ainsi était des plus insignifiants. Au moment où il y prit sa carte, le parti n’avait certes pas sept membres comme il le fera croire par la suite, mais il n’en restait pas moins un minuscule groupuscule politique. Bien que sa carte de membre indique le numéro 555, le nombre est trompeur : la numérotation avait été commencée à 501, comme c’était l’usage dans les partis de l’époque.

     Dès sa première prise de parole, Hitler avait été apprécié pour ses qualités d’orateur. Grâce à celles-ci, il devint assez rapidement la figure centrale d’un parti qui, voulant faire de l’agitation, était bien heureux d’avoir trouvé un agitateur. Ses premiers discours attaquaient de manière récurrente les socio-démocrates, ces « traîtres » qui avaient signé l’Armistice puis le Traité de Versailles, ainsi que le capitalisme et la haute finance.

 

     Bien que les « Lignes Directrices » aient déjà fixé provisoirement le positionnement du mouvement, celui-ci n’avait pas encore de programme politique précis. Ce fut chose faite au début de l’année 1920, avec le « Programme en 25 points », dont les points 11 à 21 sont présentés ci-contre.

     Selon toute vraisemblance, il fut composé en collaboration par Hitler et Drexler. De nombreux historiens, dont Kershaw mais aussi d’Albrecht Tyrell, considèrent que, comme le dira Drexler lui-même, Hitler et lui rédigèrent ensemble le programme du parti. 35 Puisqu’Hitler était au centre du mouvement, il est légitime de supposer qu’il a pris part à la rédaction du programme. 36 Il est en tout cas impossible d’imaginer qu’Hitler ait pu être en désaccord avec le programme, étant donné sa
 

  

EXTRAITS DU PROGRAMME EN 25 POINTS

DU PARTI OUVRIER ALLEMAND

 

« L’activité de l’individu ne doit pas nuire aux intérêts de la collectivité, mais s’inscrire dans le cadre de celle-ci et pour le bien de tous. C’est pourquoi nous demandons :

11. La suppression du revenu des oisifs et de ceux qui ont la vie facile, la suppression de l’esclavage de l’intérêt.

12. Considérant les énormes sacrifices de sang et d’argent que toute guerre exige du peuple, l’enrichissement personnel par la guerre doit être stigmatisé comme un crime contre le peuple. Nous demandons donc la confiscation de tous les bénéfices de guerre, sans exception.

13. Nous exigeons la nationalisation de toutes les entreprises appartenant aujourd’hui à des trusts.

14. Nous exigeons une participation aux bénéfices des grandes entreprises.

15. Nous exigeons une augmentation substantielle des pensions des retraités.

16. Nous exigeons la création et la protection d’une classe moyenne saine, la remise immédiate des grands magasins à l’administration communale et leur location, à bas prix, aux petits commerçants. La priorité doit être accordée aux petits commerçants et industriels pour toutes les livraisons à l’État, aux Länder ou aux communes.

17. Nous exigeons une réforme agraire adaptée à nos besoins nationaux, la promulgation d’une loi permettant l’expropriation, sans indemnité, de terrains à des fins d’utilité publique — la suppression de l’imposition sur les terrains et l’arrêt de toute spéculation foncière.

18. Nous exigeons une lutte sans merci contre ceux qui, par leurs activités, nuisent à l’intérêt public. Criminels de droit commun, trafiquants, usuriers, etc. doivent être punis de mort, sans considération de confession ou de race.

19. Nous exigeons qu’un droit public allemand soit substitué au droit romain, serviteur d’une conception matérialiste du monde.

20. L’extension de notre infrastructure scolaire doit permettre à tous les Allemands bien doués et travailleurs l’accès à une éducation supérieure, et par là à des postes de direction. Les programmes de tous les établissements d’enseignement doivent être adaptés aux exigences de la vie pratique. L’esprit national doit être inculqué à l’école dès l’âge de raison (cours d’instruction civique). Nous demandons que l’État couvre les frais de l’instruction supérieure des enfants, particulièrement doués de parents pauvres, quelle que soit la classe sociale ou la profession de ceux-ci.

21. L’État doit se préoccuper d’améliorer la santé publique par la protection de la mère et de l’enfant, l’interdiction du travail de l’enfant, l’introduction de moyens propres à développer les aptitudes physiques par l’obligation légale de pratiquer le sport et la gymnastique, et par un puissant soutien à toutes les associations s’occupant de l’éducation physique de la jeunesse. »

 

(« Programme en 25 points du Parti national-socialiste », in Marlis Steinert, L’Allemagne nationale-socialiste, 1933-1945, Richelieu, 1972, pp.97-98)

 

 

au centre du mouvement, il est légitime de supposer qu’il a pris part à la rédaction du programme. 36 Il est en tout cas impossible d’imaginer qu’Hitler ait pu être en désaccord avec le programme, étant donné sa place incontestable dans l’organisation du DAP. Pour autant, le contenu était à ce point marqué de l’empreinte de Feder que beaucoup d’historiens ont considéré que ce dernier y avait peut-être aussi contribué. 37 Quoi qu’il en soit, le texte fut approuvé le 20 février 1920. Après dix points sur la nation allemande et le Traité de Versailles, les points 11 à 21 détaillaient la partie plus économique du programme.

     Sur cette partie du programme assez peu de commentaires ont besoin d’être formulés. Nationalisations, mise en place d’un État-Providence, éducation gratuite, suppression de l’intérêt, expropriations, et même peine de mort pour les usuriers et trafiquants : ainsi rassemblés, les propositions politiques du Parti Ouvrier Allemand n’étaient pas seulement intrinsèquement socialistes — elles représentaient aussi un socialisme des plus radicaux. Si le mouvement politique s’était appelé Parti Communiste Allemand ou Parti Socialiste Allemand, personne n’aurait était surpris de lire de telles propositions. Mais parce que l’appellation « Parti Ouvrier » puis « Parti National-Socialiste », tout en « sonnant » socialiste, peut sans trop de difficulté être écartée comme non significative, de nombreux historiens du nazisme ont pu aisément procéder à une falsification qui, intentionnelle ou non, n’en est pas moins grossière.

     Ne souhaitant pas prendre au sérieux le programme du parti, William Shirer le commente de la façon suivante : « Un bon nombre de paragraphes du programme du parti n’étaient de toute évidence rien de plus qu’un appel démagogique à l’humeur des classes inférieures à un moment où celles-ci étaient dans une mauvaise situation et considéraient avec sympathie les slogans radicaux et même socialistes. » 38     

     De toute évidence, les scores extrêmement faibles réalisés plus tard par le parti nazi témoignent du fait que le socialisme radical et révolutionnaire, tel que le programme en 25 points le proposait, n’était soutenu ni par la classe ouvrière, ni par quelque autre groupe social allemand. En vérité, ce n’est qu’en 1932, après avoir adopté un socialisme plus modéré, que les Nazis obtiendront leurs premiers succès électoraux. La thèse de « l’appel démagogique » amène donc à conclure qu’Hitler, le « fin stratège », avait eu tout faux sur les aspirations du peuple allemand, ce qui est ne tient pas. Mais l’argument le plus faible est celui qui explique que le socialisme n’était qu’un apparat pour séduire les masses, mais qu’à aucun moment il ne fut pris au sérieux par les Nazis. Pour contrer cet argument, il nous suffit de revenir en 1848. Dans le Manifeste Communiste publié cette année-là, Karl Marx avait jeté sur le papier une ébauche de programme politique, un programme en 10 points qui offre d’ailleurs des ressemblances profondes avec le texte d’Hitler et de Drexler : pas moins d’un tiers des propositions de Marx se retrouvent explicitement dans le programme national-socialiste. 39 Était-ce là aussi, dans ce texte passionné, un simple « appel démagogique » aux classes laborieuses ? Il n’est pas sérieux de le soutenir. En réalité, le « programme en 25 points » du parti national-socialiste, fidèle aux idées révolutionnaires de Gottfried Feder, d’Anton Drexler et d’Adolf Hitler, posait les bases de la Weltanschauung hitlérienne, cette « conception du monde » dans laquelle nationalisme et socialisme étaient mêlés et allaient le rester.

     Le début de l’année 1920 fut marqué par un autre événement important. Afin de rendre plus clair son positionnement et de façon à s’aligner avec la pratique des organisations semblables en Autriche et ailleurs, le Parti Ouvrier Allemand devint le « Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands ». Malgré la différence de traduction, le nouveau nom reprenait l’ancienne dénomination, et y ajoutait le terme « national-socialiste ». 40 Il fut immédiatement surnommé « Nazi » par ses détracteurs, de la même façon que les détracteurs du Parti Social-Démocrate avaient surnommé celui-ci « Sozi ». Le changement de nom faisait enfin apparaître un terme qui avait été au centre de l’engagement des premiers Nazis : le socialisme.

     Dans l’environnement politique de l’époque, un autre parti politique, le Parti Socialiste Allemand, se développait rapidement, surtout au nord de l’Allemagne. Un homme permit de faire la jonction entre celui-ci et le parti d’Hitler : Julius Streicher, membre fondateur du Parti Socialiste Allemand (DSP), et futur haut dignitaire nazi. À cette même époque, Drexler proposa la fusion des deux partis aux programmes extrêmement proches. Bien qu’elle ne se réalisât pas — Hitler craignant de perdre son leadership dans cette affaire — ce rapprochement est un autre élément troublant venant souligner la proximité entre les idées du national-socialisme et celles de la gauche socialiste.

 

     Au début des années 1920, de grands noms du futur Troisième Reich manquaient encore à l’appel. Joseph Goebbels notamment, par la suite l’une des personnalités les plus influentes du mouvement, était encore absent du paysage général. Farouchement anticapitaliste, ce militant proche des sectes volkïsh illustre bien par son chemin intellectuel ce que pouvait être le national-socialisme à l’époque : il était l’un des plus fervents partisans du socialisme dans le national-socialisme, et parallèlement, selon l’aveu d’Hermann Göring, le « représentant le plus virulent de l’antisémitisme ». 41

     En octobre 1923, encore assez loin d’Hitler et du mouvement national-socialiste, le jeune Goebbels se vit offrir un cahier par sa petite amie de l’époque, et il commença à y consigner presque quotidiennement les faits marquants de sa vie et de son action politique. Il gardera cette habitude jusqu’à ses derniers jours dans le bunker berlinois. Pour nous, ces cahiers sont évidemment une source d’information formidable. L’attitude anticapitaliste y transparaît partout. Bien sûr, il y dénonce « l’intérêt commercial », « l’esprit mercantile anglais », et « l’égoïsme » qui selon lui caractérise son époque, mais de tels propos ne sont pas suffisamment significatifs. En revanche, dès le deuxième jour d’écriture de son journal, et alors qu’il n’avait pas encore rejoint le NSDAP ni même rencontré Hitler, il en vint à la question juive et au « capitalisme boursier », en mêlant les deux. Il écrivit : « Je réfléchis plus que souvent à la question juive. Le problème de la race est bien le plus profond et le plus mystérieux de ceux qui interférent dans la vie publique. N’y a-t-il pas un antagonisme entre race et intellect, création et imitation, art et science, capitalisme industriel et capitalisme boursier ? » 42

     Présentés dès le premier chapitre, ces propos doivent surement troubler le lecteur. Quel rapport peut-il bien y avoir entre la question des Juifs et la différence entre capitalisme industriel et capitalisme boursier ? C’était pourtant là une réflexion extrêmement typique de la pensée économique à la mode dans le proche environnement du parti d’Hitler, tellement que beaucoup d’historiens, dont Pierre Ayçoberry, se sont demandés après coup si Goebbels n’avait pas lu les écrits de Feder, et notamment son Manifeste pour briser la servitude du taux d’intérêt, dans lequel la distinction était aussi faite entre capitalisme « productif » et capitalisme « financier » ou « spéculatif » — entre capitalisme « chrétien » et capitalisme « juif ». 43

     À l’époque, le jeune Goebbels avait, il faut le dire, des lectures particulières. Il lisait des ouvrages de Lénine, des travaux sur Auguste Bebel, l’ancien grand chef des socialistes allemands, et la correspondance de Rosa Luxembourg, qu’il trouva « admirable » dans son combat. Mais de part et d’autre, il ne trouvait que des idéologues juifs, des idéalistes pervertis qui « n’accordent aucune attention à ce qui est gravé comme une loi éternelle dans le cœur de l’homme occidental : l’amour de la patrie. » 44

     Il fut impressionné par Auguste Bebel, explora ses Mémoires, et en ressortit avec toujours les mêmes critiques, et toujours la même admiration. Son positionnement restait ambigu. Sur Bebel, il nota : « Je crois que, dans ses jeunes années, Bebel a été un idéaliste ambitieux ; plus tard, il a été tout le contraire, c’est-à-dire un capitaliste socialiste. […] Le socialisme de Bebel était une réaction saine contre le libéralisme alors tout-puissant. Il était aussi soucieux de la patrie. La preuve : le combat contre Lassalle, peut-être d’instinct. Mais plus tard, ce socialisme a été infecté par la juiverie. […] Ses phrases sur l’Internationale viennent comme des cheveux sur la soupe. Les internationaux dans le communisme sont les Marx, Liebknecht, Radek, Scholem, etc. — en bref, les Juifs. Les vrais travailleurs sont en réalité nationaux jusqu’à la moelle des os. » 45

     Il entreprend aussi la lecture du Capital de Marx, qu’il trouve « bouleversant ». Après avoir lu une étude sur Napoléon, il se met à en faire l’éloge : « Napoléon est le génie de la brutalité, mais mise au service d’une idée plus haute. » 46 Il fera le même commentaire sur Lénine, avec qui Napoléon, reconnaît le jeune Goebbels, « offre des ressemblances ».  Sur Lénine, Goebbels est dithyrambique. En janvier 1924, tandis qu’on apprend la disparition du leader bolchevique, Goebbels parle du « plus grand esprit de la pensée communiste » et vante le grand leader de la révolution. « On en fera peut-être un héros de légende » explique-t-il avec fougue. 47

     Pour autant, son positionnement politique était encore assez flou. S’il se revendiquait d’un « socialisme national » clairement anticapitaliste et antisémite, sa pensée restait confuse, et ses raisonnements économiques étaient inexistants. À propos du communisme, qu’il rejetait, il expliquait que celui-ci devait « quitter son orientation économique pour prendre le chemin de l’éthique », sans quoi, poursuivait-il, « il restera incapable de fonder un monde nouveau. », des élucubrations qui nous permettent difficilement de tirer des conclusions sur son appréciation du communisme et sur les différences entre celui-ci et son propre système. 48 D’une manière générale, il est difficile avec ces éléments seuls d’extrapoler les contours d’une idéologie politique qui, à cette époque, était encore en formation chez le jeune Goebbels. Seuls quelques points structurants nous permettent de l’appréhender : l’anticapitalisme, l’antisémitisme, et l’anticommunisme. En évoquant son propre positionnement, Goebbels faisait souvent mention dans les premières entrées de son journal d’un « vrai socialisme », un « socialisme pur et national », en opposition au socialisme internationaliste de Marx et des bolcheviks. 49

     Avant que le « génie de la propagande » ne soit élevé à une place significative dans le parti, deux frères d’origine bavaroise partageaient avec Hitler et Drexler les rênes du mouvement national-socialiste. Nés respectivement en 1892 et 1897, Gregor et Otto Strasser hésitèrent tous deux entre le mouvement nationaliste et la social-démocratie. Si Gregor, le grand frère, entra au NSDAP dès 1920, son cadet continua quelques années à l’intérieur de la gauche sociale-démocrate, soutenant le gouvernement socialiste de l’époque, prenant sa carte au Parti Social-Démocrate (SPD), et travaillant pour le journal de celui-ci, le célèbre Vorwärts. Un temps proche du mouvement bolchevik, il finira par rejoindre son frère au sein du parti national-socialiste. Gregor, pendant ce temps, avait déjà commencé à marquer le mouvement de son empreinte. À cette époque, note Ian Kershaw, Gregor Strasser était devenu « la figure la plus en vue du parti après Hitler » ; il était même « le deuxième homme du Parti Nazi » selon William Shirer. 50 Des premiers Nazis, il n’était sans doute pas le plus radical, mais parmi les radicaux, il était le plus talentueux. Gregor Strasser a été considéré comme un « modéré » et pourtant son socialisme était très affirmé. 51 Dans le nazisme, il voyait une façon de provoquer « une révolution allemande par l’intermédiaire d’une forme allemande de socialisme. » 52 Ces idées, selon Richard Evans, étaient « très similaires » à celles d’Hitler. 53 Comme le dira aussi Kershaw, « les divergences entre Strasser et Hitler n’étaient pas essentiellement idéologiques ». Elles étaient de l’ordre de la tactique politique uniquement. 54

Dans The Structure of German Socialism, Otto Strasser exposera ses vues sur les questions économiques. Favorable à la planification économique et à l’autarcie, il reprenait les thèses du philosophe allemand J. G. Fichte, thèses que le mouvement national-socialiste mettra en application avec une ferveur étonnante. 55 Profondément socialistes, Gregor et Otto Strasser n’eurent de cesse, durant les premières années du mouvement nazi, de radicaliser les positions socialistes. Les relations avec les autres Nazis, et avec Hitler, furent parfois houleuses, même sur les questions idéologiques. Les frères Strasser se prononçaient notamment en faveur de la suppression de la propriété privée, ce qu’Hitler refusa : il considérait pour sa part que ces questions de forme étaient inessentielles.

En plus de Joseph Goebbels, de nombreux intellectuels appuyèrent leur combat pour davantage de socialisme. Ce fut le cas du comte Ernst zu Reventlow. Fils d’un riche noble du nord de l’Allemagne, il commença sa carrière dans la marine impériale allemande, avant de se lancer dans la politique. Plusieurs fois candidat pour le Parti Socialiste Allemand, puis journaliste auprès du journal du Parti Communiste, il se rapproche ensuite du mouvement völkish, de tendance nationaliste, avant de rejoindre finalement le NSDAP, séduit par l’alliance entre socialisme et nationalisme. Proche de Gregor Strasser, il essaiera de peser dans les discussions pour défendre la dimension socialiste du parti. Personnalité de premier plan jusqu’au début des années 1930, il fut légèrement mis de côté par la suite — Hitler ne lui faisait pas confiance. Ses origines bourgeoises ne l’avaient guère aidé de ce point de vue. 56

     Avec Goebbels et Strasser, il était chargé de dynamiser le mouvement nazi dans le nord de l’Allemagne. En 1925, ils menèrent une réflexion sur le programme en 25 points, pour trouver des pistes d’amélioration. Parmi les idées proposées, on trouvait la mise en place d’une économie dirigée, mais aussi la création d’une Union douanière européenne permettant l’établissement d’États-Unis d’Europe, ce qui permettrait de mettre en place une économie dirigée au niveau de l’Europe entière.  Ces idées ne furent néanmoins pas reprises par le parti, qui resta fidèle au programme en 25 points qu’Hitler qualifia d’ « inaltérable ».

 

     Prenons donc le parti national-socialiste au moment où il commença à se faire connaître en l’Allemagne. Nous y trouvons un théoricien de l’anticapitalisme, l’économiste Gottfried Feder, défenseur de l’abolition de l’intérêt et d’une forme avancée de planisme économique ; nous trouvons un agitateur charismatique, Adolf Hitler, qui s’avoue être un disciple de Feder sur les questions économiques et qui vilipende à chaque discours « l’exploitation capitaliste » et la « finance juive mondiale » ; nous trouvons un révolutionnaire de salon, le jeune Joseph Goebbels, également très critique envers le capitalisme, le libéralisme, et la démocratie ; nous trouvons enfin toute une clique de théoriciens socialistes, qui, autour des frères Strasser, essaient de faire pencher la ligne du parti en direction d’un socialisme encore plus radical.

Il serait déraisonnable de considérer que les frères Strasser, Feder, ou même Goebbels, constituèrent la « frange » socialiste du mouvement, un groupe minoritaire qui n’aurait jamais porté la voix du parti entier. Comme cela fut rappelé, Gottfried Feder fut la figure intellectuelle dominante du mouvement, et, sur les questions économiques, il était la source de toutes les propositions du parti national-socialiste. Joseph Goebbels, qu’Hitler considéra toujours comme son bras droit, fut rapidement chargé de la propagande du parti — une tâche majeure, respectable, et gratifiante. Goebbels était l’un des plus proches d’Hitler, avec qui il passait presque toutes ses soirées, et jusque tard dans la nuit.

     La place de Gregor Strasser n’était pas moins importante, même au cours des premières années du mouvement, et c’est tout naturellement qu’il s’imposa comme le leader du mouvement après l’échec du Putsch de la Brasserie en 1923. Comme l’écrira Kershaw, « Strasser n’était pas un marginal. Sa contribution à l’essor du NSDAP ne le cédait qu’à celle d’Hitler lui-même. L’organisation du parti, notamment, avait été largement son œuvre. S’il avait de puissants ennemis, notamment Goebbels, son ancien ami, il jouissait d’une excellente réputation au sein du parti. Il était généralement perçu comme le bras droit d’Hitler. » 57

De manière très claire, le développement du nazisme se ne se fit pas malgré ces grandes figures du mouvement, mais avec eux. Lors des élections du 20 mai 1928, le NSDAP ne remporta que 2,6% des voix, ce qui lui permit tout de même d’obtenir 12 sièges au Reichstag. Parmi les principaux députés ainsi élus, on compta Feder, Goebbels, Strasser, et Göring, ce qui prouve que la soi-disant « frange » socialiste non seulement n’était pas minoritaire dans le parti, mais qu’elle était en fait le parti lui-même.

     En réalité, les parcours de ces hauts gradés du Parti national-socialiste ne sont pas les seuls dans lesquels on puisse déceler une tendance ou un passé socialiste. Ian Kershaw, dans sa biographie sur Hitler, rappelle notamment les cas de Sepp Dietrich, le futur chef de la Waffen SS, et de Julius Schreck, très proche d’Hitler, tous deux liés, pendant leur jeunesse, avec la gauche communiste. Il évoque aussi le nom d’Hermann Esser, d’abord journaliste social-démocrate, et futur chef de la Propagande du NSDAP. Ces informations sont autant d’éléments qu’il est aussi étonnant qu’admirable de trouver dans un ouvrage d’un historien ouvertement de gauche.

     Pour expliquer ces rapports « étranges » entre la gauche socialo-communiste et le parti national-socialiste, Kershaw fournit une excuse qui peut paraître remarquablement pauvre étant donné le caractère sulfureux du lien entre national-socialisme et socialisme. « La situation politique était extrêmement confuse et incertaine. La confusion idéologique, le désordre politique et l’opportunisme se mêlèrent souvent pour produire des allégeances inconstantes et versatiles. » 58 Là où Shirer, Kershaw, Evans, et tant d’autres voient une contradiction et se perdent dans des explications rocambolesques ou simplement inopportunes, il convient d’y voir une démarche logique : le jeune parti national-socialiste attirait ses membres les plus notables au sein du courant idéologique dans lequel lui-même avait inscrit sa démarche : la gauche socialiste révolutionnaire. Ce fait est d’ailleurs rappelé par Goebbels, qui dans une entrée de son journal, remarquait que le national-socialisme avait avec le communisme « d’étroites affinités électives ». Sur les communistes, il note : « Ces gens-là me sont sympathiques. C’est dans leur rang que se recrutent nos partisans les plus fanatiques. » 59 Comme nous le verrons dans un prochain chapitre, les années 1920-1925 furent marquées par des allers-retours massifs d’électeurs entre les communistes et les nazis.

     Aux débuts du mouvement national-socialiste, comme chaque historien de la période prend le soin de rappeler, la question du Traité de Versailles, dont principalement le coût des réparations imposées à l’Allemagne, était au centre des préoccupations. Pour autant, c’est l’erreur de beaucoup que d’insister de manière excessive sur ce point, comme, d’une manière générale, sur la dimension nationaliste du programme nazi. Pour Strasser, Feder, Goebbels, et d’autres, ces questions n’étaient clairement pas le vecteur de leur engagement, et ils manifestaient assez peu d’intérêt à leur règlement, quand ils n’affichaient pas un dédain marqué. Dans une phrase lapidaire, Goebbels exprima parfaitement cette position qui, bien que non majoritaire au sein du parti, s’y était largement diffusée : « Le socialisme signifie la libération du prolétariat, non l’abolition des traités de Versailles. » 60

     C’est entre les enseignements du « maître » Gottfried Feder et les contributions des premiers nazis qu’Hitler acheva sa formation politique. Dès avant la guerre, dans ses années viennoises, il avait eu l’occasion de développer sa réflexion, mais il ne fait aucun doute que l’ambiance dans laquelle il évolua à partir de janvier 1920 eut sur lui une influence considérable. En 1919, lorsqu’au sortir de la guerre il rejoignit le minuscule DAP puis décida de faire carrière comme agitateur politique, son idéologie n’était fixée que dans les grandes lignes.

     À tout prendre, la formation politique d’Hitler qui, à son entrée dans le parti, était encore tout à fait rudimentaire, ne dura pas plus que quelques années. L’extrémisme de ses positions, versant tant dans l’antisémitisme, dans l’anticapitalisme, que de l’antiparlementarisme, lui fait adopter une position essentiellement négative. La construction positive d’une idéologie politique, nourrie de ces années de lutte, allait pouvoir intervenir.

     Nous avons vu le détail du cadre intellectuel dans lequel se forma la pensée du jeune Adolf Hitler. « Au milieu des années 1920, explique Kershaw, Hitler est donc en possession d’une philosophie accomplie qui lui fournit une vision globale du monde, de ses maux et de la façon d’y remédier. Jusqu’à sa mort, il n’en changera pas. » 61 C’est à cette vision du monde et à ses composantes que nous nous intéresserons tout au long des prochains chapitres. En définissant le « projet hitlérien » et sa mise en application, nous parviendrons sans doute à lever le voile sur ce qui reste le sujet principal du livre : la dimension socialiste du national-socialisme.

     Loin d’être le signe d’un extrémisme passager, ses discours des années 1920-1925 sont au contraire le témoignage de la structuration de ses convictions profondes. Le programme politique du Parti ouvrier allemand, et conservé par le NSDAP, ce programme aux accents révolutionnaires, communistes, et socialistes, Hitler allait par la suite le qualifier d’ « inaltérable », refusant que l’on y modifie une seule ligne. Sa pensée était formée, et il n’en changea pas. « Bien que, comme cela est probable, la pensée d’Hitler s’est développée durant les années de guerre, explique H. R. Trevor-Ropper, ce fut en 1924-1925 qu’elle se cristallisa enfin sous forme systématique. » 62

     Fin 1923, Hitler était presque parvenu à définir son idéologie politique, et c’est son séjour en prison, consécutif du putsch manqué à Munich, qui achèverait de le former. Quatre années étaient passées depuis l’époque où, inhabituellement habillé en civil, il avait assisté au meeting du Parti Ouvrier Allemand. Pour lui, le temps de la réflexion était passé. Inspiré par la réussite de la « marche sur Rome » entreprise par Benito Mussolini, il envisageait désormais la conquête du pouvoir et la mise en application de sa « vision du monde ».

 

 



CHAPITRE 2 : LA RÉVOLUTION VIOLENTE

 

 

     Le national-socialisme n’était pas seulement une réaction contre les principes du libéralisme, contre le capitalisme triomphant du siècle passé et les institutions démocratiques, il était aussi, et plus globalement, une révolte violente contre l’ordre établi. L’ambition du mouvement avait été dès le début à la mesure du chamboulement révolutionnaire qu’il provoqua par la suite en Europe. Les recettes du passé, les dogmes économistes des « bourgeois libéraux », tout cela n’avait plus d’importance pour les Nazis : le monde devait « changer de base », pour reprendre une formule célèbre. La formulation de cette nouvelle « base », de cette nouvelle structure idéologique, avait été dès le début la grande ambition des théoriciens du parti, et ce souffle avait immédiatement contaminé l’ensemble du corps national-socialiste. Il ne s’agissait pas de réfléchir à des réformes ou à des arrangements à la marge. Ces « enfantillages », pour parler comme Hitler, n’étaient bons qu’à satisfaire les socio-démocrates. Le renouveau de l’Allemagne exigeait un changement de paradigme. « Notre mouvement crée la plateforme d’une nouvelle conception du monde » notait Goebbels dès 1924. 1 Telle était l’ambition du mouvement national-socialiste. Par sa volonté constructiviste, déjà, le national-socialisme était un mouvement révolutionnaire. 

     Hitler était-il un révolutionnaire ? Le national-socialisme était-il accroché à l’idéal de la révolution ? Ces questions peuvent légitimement sembler inutiles dans le cadre de l’analyse engagée dans ce livre. Pourtant, étant donnée l’importance de l’idéal de la révolution dans la doctrine socialiste et communiste, cet élément est pour nous un point de passage obligé. Ce chapitre répond à des questions que toute étude du nazisme amène à se poser. Son positionnement en début de livre permet d’éviter d’engager tout de suite la discussion sur les sujets fâcheux, mais ce n’est pas la seule raison. Les trois premiers chapitres du livre se structurent autour d’évènements et de prises de position d’avant la Machtergreifung, la « saisie du pouvoir ». Ensemble, ces chapitres permettent ou du moins tentent de permettre au lecteur d’obtenir une image cohérente du « projet national-socialiste ».

     Pour bien comprendre les Nazis et pour évaluer la teneur de leur engagement pour le socialisme, il est bel et bien nécessaire d’étudier la position qu’ils adoptèrent envers ce que François Furet appela fort justement « le mythe de la révolution ». Mais bien au-delà, l’étude de cette dimension dans le cadre plus général du national-socialisme est une condition nécessaire à la véritable compréhension de celui-ci. Comme le montrera Karl Dietrich Bracher, cette passion révolutionnaire était en effet fondamentale dans le nazisme et dans le combat d’Hitler lui-même, un avis partagé par Allan Bullock, qui, rapprochant les idées et les personnalités d’Hitler et de Staline, décrivit cette passion révolutionnaire comme un élément structurant et essentiel aussi bien pour l’un que pour l’autre. 2

     Dans le nazisme, le fascisme et le communisme, la révolution était un idéal de violence. Avec la même vigueur que Karl Marx et que les théoriciens du matérialisme historique, Hitler aimait à rappeler que la force était un moteur de l’histoire, et il ne faisait aucun doute pour lui que la force pouvait et devait être utilisée dans l’arène politique. De manière plus spécifique, Joseph Goebbels légitimait l’usage de la force par une sorte de « mission historique » accordée à Hitler et à son mouvement — on ne sait trop par qui. Comme en Russie Soviétique, l’ordre était clair : si le peuple ne veut pas de la révolution qui le sauvera, il faudra que celle-ci soit menée contre lui, et malgré lui, pour son bien. « Le sous-prolétariat ne veut pas se convertir, lança un jour Goebbels. Il faut faire son bonheur par la force. » 3 Certes, les Nazis n’avaient pas développé une théorie semblable à celle des bolcheviks et nulle part ne les voit-on se considérer comme l’ « avant-garde du prolétariat », mais la position restait la même, mêlant absence de scrupules et fanatisme béat. « Le temps des beaux sentiments est fini, expliqua un jour Hitler. Nous avons le devoir de contraindre notre peuple aux grandes actions, si nous voulons qu’il remplisse sa mission historique. » 4 De tels propos se retrouvent aisément chez Lénine, Mao, et les autres leaders autoproclamés de la révolution prolétarienne. La « mission historique » du prolétariat, celle de renverser l’ordre capitaliste, avait cautionné en Russie toutes les atrocités du bolchevisme. Cette même « mission historique » du peuple allemand, celle de retrouver une grandeur passée, professée dans des termes similaires, portait en elle-même les germes d’un grand désastre.

     Révolutionnaire, Adolf Hitler lui-même l’avait été depuis sa prime jeunesse, et il en tira toujours une grande fierté. Dans le récit qu’il fit de ses jeunes années dans Mein Kampf, il enjoliva à ce point son histoire que son accent mis sur sa « mentalité de révolutionnaire » est d’abord et avant tout significatif de son état d’esprit du début des années 1920. Rappelant le souvenir de Leopold Poetsch, un professeur d’histoire qui le marqua durant ses jeunes années, il nota dans Mein Kampf que celui-ci « fit de [lui], bien involontairement, un jeune révolutionnaire », avant de conclure en se qualifiant lui-même de « révolutionnaire en politique ». 5 Hitler était donc très tôt habité par le souffle de la révolution, et selon son propre témoignage comme celui de ses proches, celui-ci ne le quitta plus. Face au dérèglement du monde, cette attitude de rejet complet lui semblait être la seule possible.

     Hitler avait fait ses premières armes en compagnie de l’extrême gauche, et c’est chez eux également qu’il se forma à la pratique révolutionnaire. Les leaders de la révolution bolchevique étaient certes des représentants célèbres de ces idéaux, mais les outils de la révolution n’étaient pas seulement disponibles dans le camp de la gauche communiste. C’est là pourtant qu’Hitler et que les Nazis vinrent puiser leurs propres conceptions. « J’ai toujours appris beaucoup de choses de mes adversaires, expliquait Hitler avec honnêteté. J’ai étudié la technique révolutionnaire dans Lénine, Trotski, et les autres marxistes. » 6 Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le marxisme et le bolchevisme ne furent pas des idéologies politiques invariablement repoussées par les Nazis. Comme le montrera un prochain chapitre, les relations entre le national-socialisme et le communisme étaient plus ambigües qu’on a trop longtemps voulu le dire.

     Avec le marxisme révolutionnaire de Lénine et des bolcheviks, Hitler eut cependant une autre source majeure d’inspiration pour la continuation de sa lutte politique. Elle lui vint d’un homme qui avait fait son apparition sur la scène mondiale au moment où Hitler lui-même songeait à s’y projeter : Benito Mussolini.

 

     L’arrivée du fascisme en Italie fut un élément fondamental dans l’émergence du parti nazi comme force politique de première importance. Tandis que l’hyperinflation des années 1921-1923 ne contribua que marginalement à le sortir de l’ombre, le coup d’État des hommes de Mussolini l’inspira et le dynamisa profondément. Au milieu de la guerre, Hitler reviendra sur cette influence dans une de ses « conversations de table » : « N’imaginez pas que les évènements en Italie n’aient eu aucun impact sur nous. La chemise brune n’aurait probablement jamais existé sans la chemise noire. La marche sur Rome, en 1922, fut l’un des tournants de l’Histoire. Le simple fait qu’une telle action puisse être tentée, et puisse réussir, nous donna une impulsion. » 7

     Benito Mussolini, le futur leader de la révolution fasciste, avait eu un parcours mouvementé, et de notre point de vue, extrêmement intéressant. Socialiste proche du syndicalisme révolutionnaire puis critique face à l’internationalisme de son parti, Mussolini « réunissait dans son itinéraire politique les différentes composantes de ce premier fascisme. » 8 Né en 1883 — l’année de la mort de Marx et de la naissance de Keynes : tout un symbole — dans une petite ville du nord de l’Italie, il fut fortement et durablement marqué par les positions politiques de son père. Alessandro Mussolini, socialiste ouvertement révolutionnaire, avait donné à son jeune fils les prénoms Benito Amilcare Andrea, en référence à Benito Juarez, Amilcare Cipriani et Andrea Costa, trois grands activistes socialistes. Il prit également soin de former son fils à la pensée des théoriciens socialistes et communistes, l’initiant notamment aux idées de Karl Marx. 9 Son père, comme les socialistes de l’époque, considérait que « le gouvernement devrait prendre le contrôle des manufactures et que les travailleurs — non les riches propriétaires — devraient gérer la société. » 10

     Devenu journaliste socialiste, le jeune Benito Mussolini fut d’abord l’éditeur de L’Avvenire del Lavoratore (L’avenir du travailleur), puis de Lotta di classe (La Lutte des Classes), avant de diriger le célèbre Avanti ! (En avant !). Ses positions politiques étaient fermes, et sans aucune ambiguïté. « Les discours et articles de Mussolini, raconte ainsi un biographe, étaient toujours en faveur du socialisme. Il y prêchait la révolution, souvent par des moyens violents. Les travailleurs devaient arracher les chaînes imposées par les propriétaires des entreprises et des fermes. Lorsque la révolte serait terminée, le monde serait juste et les travailleurs domineraient. » 11 A. James Gregor, évoquant ces jeunes années de journaliste, parle quant à lui d’une conviction socialiste forte et d’une acceptation d’un « socialisme orthodoxe intransigeant et doctrinaire. » 12 De par son activité journalistique et militante, Benito Mussolini acquit dès cette époque une grande renommée au sein du mouvement socialiste italien, ainsi qu’un surnom : il Duce (le chef). 

     Nationaliste convaincu et fervent socialiste, il était devenu l’une des figures centrales du mouvement socialiste italien. Lorsque la guerre éclata, il se prononça en faveur de l’intervention armée, ce qui lui valut d’être exclu du Parti Socialiste Italien, qui avait préféré choisir la neutralité. Ce point a été affreusement monté en épingle par certains historiens. Comme ceux du nazisme, les historiens du fascisme italien ont tendance à vouloir se débarrasser par tous les moyens de l’encombrante dimension socialiste dans le fascisme. Ainsi l’un des grands biographes de Mussolini, Renzo De Felice, explique-t-il que Mussolini abandonna le socialisme au début de la Première Guerre mondiale, pour devenir nationaliste. 13 Imaginer qu’il fut à la fois socialiste et nationaliste, à la manière d’Hitler, est de toute évidence impossible à admettre pour lui. Peter Neville explique quant à lui que Mussolini a « trahi l’héritage socialiste de son père » en optant pour le nationalisme, et que par la suite son socialisme ne servait qu’à « renforcer sa popularité auprès de la classe ouvrière. » 14 Évidemment, tout comme un gentil socialiste est nécessairement sincère, un méchant socialiste ne peut l’être. Nous avons vu ces plates excuses ressortir dans l’étude du cas nazi.

     Durant les premiers mois de l’année 1917, c’est-à-dire au moment de l’éclosion de la Révolution russe, Mussolini afficha son plus complet soutien au mouvement bolchevik, ne tarissant pas d’éloges pour son leader, Lénine. En Europe occidentale, la Grande Guerre continuait. Mussolini servit en tant que soldat.

     La guerre terminée, il mit sur pieds une organisation politique, les Fasci di Combattimiento (Faisceaux de combat). Fondée en mars 1919, l’organisation politique fut vite dotée d’un programme aux inclinaisons clairement socialistes : taxation forte du capital, création d’un salaire minimum, loi limitant à 8 heures le travail journalier, ainsi qu’une forme de sécurité sociale. « Nous déclarons la guerre au socialisme, expliqua Mussolini à l’époque, non pas parce qu’il est socialiste, mais parce qu’il s’oppose au nationalisme. Nous souhaitons être une minorité active qui puisse pousser le prolétariat en dehors du parti socialiste officiel. » 15 Le fascisme, d’ailleurs, portait bien son nom. En reprenant le terme fasces signifiant « faisceaux » et désignant le pouvoir coercitif pendant l’Empire romain, le mouvement exprimait bien son idéologie politique : la réunion coercitive d’un groupe d’individus pour former un tout fortifié. Dans l’esprit déjà, il s’agissait là de l’inverse de la société morcelée et individualiste qui était née avec l’éclosion du capitalisme. Au passage, il est intéressant de noter que le terme « fascisme » avait été utilisé pour la première fois en 1892 par un groupe socialiste de travailleurs agricoles.

     Au début des années 1920, les fascistes utilisèrent la terreur comme le feront plus tard leurs « cousins » nationaux-socialistes en Allemagne. La violence était utilisée sans gêne ni honte : elle était même décrite comme une vertu. Fascistes italiens et Nazis allemands partageaient les mêmes ennemis : les autres partis de gauche et les grandes entreprises. Parmi les actions « coup de poing » des hommes de Mussolini, une pratique récurrente fut l’occupation d’usines et d’entreprises afin de réclamer la propriété commune des moyens de production L’escalade de la violence mena à la révolution. En octobre 1922, au terme de deux « années rouges » (les biennio rosso) marquées par une tension sociale forte bien qu’essentiellement larvée, les factions mussoliniennes organisèrent une grande « marche sur Rome ». À Naples, le 24 octobre, Mussolini précisa ses intentions : « Notre programme est simple : nous voulons gouverner l’Italie » 16 Quatre jours plus tard, devant le peu de réaction du roi Victor Emmanuel III, le premier ministre Luigi Facta prit la décision de démissionner. Mussolini fut appelé à former un gouvernement.

     Bâtie sur des prémisses socialistes et entretenu par un rejet permanent des institutions de la société capitaliste, la doctrine fasciste pouvait se mettre en place. Mussolini prit soin d’en expliquer partout les fondements. « La conception fasciste de la vie, écrivit-il notamment, insiste sur l’importance de l’État et n’accepte l’individu que pour autant que ses intérêts coïncident avec ceux de l’État. Cette conception s’oppose au libéralisme classique qui écarte l’État au nom de l’individu ; le fascisme réintroduit les droits de l’État comme étant l’expression de la véritable essence de l’individu. Si le libéralisme défend l’individualisme, le fascisme défend le gouvernement. » 17

     On ne peut pas reprocher à Mussolini d’avoir caché les fondements de son idéologie politique, et cela d’autant plus qu’il fut celui qui, en 1925, évoqua la « farouche volonté totalitaire » de son mouvement. En 1932, il répètera encore que « le fascisme est absolument opposé aux doctrines libérales, tant dans la sphère politique que dans la sphère économique. » 18 Cette opposition claire aux principes du libéralisme permit à Mussolini de recevoir les applaudissements d’une large partie des leaders de la gauche européenne qui, jusqu’au début des années 1940, considérèrent qu’il était l’un des leurs. Dès 1932, Harold Nicolson, homme politique anglais venant de la gauche travailliste, nota ainsi sur le fascisme italien : « Il est incontestablement une expérience socialiste, puisqu’il a pour but de détruire l’individualisme. » 19

     Pour celui qui conserve en tête le positionnement politique de Mussolini et de son organisation, les mesures sociales très « généreuses » mises en œuvre par le régime fasciste ne sont pas la source d’un grand étonnement. La politique de grands travaux, la construction d’infrastructures routières, l’instauration de congés payés, le durcissement de la législation sur le travail, la sécurité sociale : nous retrouverons chacun de ces éléments dans le nazisme. Comme en Allemagne, l’économie dans sa globalité fut progressivement mise sous le contrôle de l’État. Dépendantes de la bienveillance et des faveurs du pouvoir politique, les entreprises se lancèrent dans la chasse aux subventions, prêts, autorisations, permis, etc. Aucune ne pouvait survivre sans cela : l’État omnipotent, par nature, intervient massivement. En 1934, Mussolini déclara avec enthousiasme : « Trois-quarts du système économique italien a été subventionné par le gouvernement. » 20

     Cette même année vit surgir le conflit avec l’Éthiopie, par lequel les poussées expansionnistes italiennes prenaient enfin corps. Plus tardivement, des mesures anti-juives furent même mises en place. Il n’est donc pas étonnant que de tous les dirigeants que comptait l’Europe de l’époque, aucun ne fut autant révéré par les Nazis que Benito Mussolini. Il prit place dans leur galerie des grands hommes, à côté des figures adorées de César, Napoléon, Bismarck, et Lénine. C’est sans surprise que nous apprendrons qu’un buste imposant de Mussolini décora durablement le bureau du Führer. « Je dois le dire, avoua Hitler, j’ai toujours grand plaisir à rencontrer le Duce. C’est un grand homme. » 21 À ses proches, il confiera même : « J’ai la plus grande estime pour le Duce, parce que je considère qu’il est un homme d’État incomparable. Sur les ruines d’une Italie ravagée il a réussi à construire un nouvel État qui est un point de repère pour l’ensemble de son peuple. Les luttes menées par les Fascistes ressemblent beaucoup à nos propres luttes. » 22

     Reproduire l’expérience victorieuse des fascistes italiens était l’objectif des Nazis. Il semblait que les conditions économiques de l’Allemagne s’y prêtaient, et que le leader énergique et charismatique était également disponible : « le Mussolini allemand s’appelle Adolf Hitler » clamait-on à la fin de l’année 1922. 23 Hitler n’eut aucun mal à adopter cette posture, comme le prouve l’interview qu’il accorda au Daily Mail peu avant le putsch munichois et dans lequel il se qualifiait de « Mussolini allemand ».

     Étrange source d’inspiration que ce Mussolini, pour un Hitler que l’on continue à qualifier d’homme de droite. Agitateur socialiste, révolutionnaire éhonté, le Duce est à lui seul un exemple parfait de ce lien entre le socialisme et l’État omnipotent que nous pointons du doigt dans ce livre. Bolchevisme, fascisme, nazisme : en dépit de leurs différences marginales sur tel ou tel sujet, ils furent tous les trois nourris par le même terreau idéologique, celui du socialisme radical. Leur goût pour la révolution violente n’en est qu’une illustration.

 

À ses débuts en politique, et jusqu’à ce que le cours des évènements le fasse changer d’avis, Hitler était un partisan de la révolution violente. Tribun charismatique, agitateur de brasserie, il ne s’imaginait pas encore mener le combat politique selon les méthodes traditionnelles du parlementarisme — une « invention des Juifs » pour reprendre ses propres mots. 24 Si l’insurrection violente n’était pas le but avoué du mouvement national-socialiste à ses débuts, elle ne tarda pas à le devenir. L’effondrement de toutes les structures institutionnelles traditionnelles, le marasme dans lequel étaient plongés la démocratie allemande et son système parlementaire, tout cela concourait à projeter l’idée d’une révolution violente dans les esprits des leaders du mouvement. Et les Nazis se réjouissaient de cette situation de chaos : ainsi que Gregor Strasser l’expliquera froidement, « tout ce qui participe à précipiter la catastrophe est bon, très bon pour nous et pour notre Révolution Allemande ». 25 D’ailleurs, les troupes avaient le sang encore brûlant et c’est avec raison qu’Hitler affirma que les soldats allemands revenus de la guerre étaient devenus « des révolutionnaires qui aimaient la révolution pour elle-même et désiraient voir la révolution être établie comme une situation permanente. » 26 Quelques mois avant l’assaut munichois, les Nazis préparèrent leur prise du pouvoir par un putsch. Fructueuse en Russie et en Italie, la révolution violente pouvait aussi être un succès en Allemagne : telle était la conviction des dirigeants du NSDAP en ce milieu d’année 1923. « Nous voulons déchaîner la tempête, annonça Hitler en avril. Ne vous endormez pas : vous devriez savoir qu’une tempête se prépare. » 27

Le flou qui entoure le récit des évènements habituellement rassemblés sous le vocable « Putsch de la Brasserie » a fortement contribué à faire la légende du parti national-socialiste. Ce coup d’État mal organisé, voir complétement improvisé, émergea en novembre 1923 comme la seule réponse possible aux troubles graves que connaissait alors l’Allemagne. Ruinée par l’hyperinflation et encore meurtrie par la défaite lors de la guerre, la société allemande semblait être un terreau fertile pour une révolution national-socialiste. 28 L’histoire en décida autrement, et plutôt qu’un grand mouvement historique, le putsch tourna rapidement en farce. Hitler et ses hommes avaient espéré que l’armée rejoigne leurs rangs : ce ne fut pas le cas. Désemparés face au tour que prenaient les évènements, Hitler et ses « troupes » entamèrent une « marche », vite stoppée par la police, qui ouvrit le feu. Les quelques tirs firent seize morts et de nombreux blessés. 29 Après s’être d’abord enfui, Hitler fut arrêté, jugé, et condamné à cinq ans d’emprisonnement. Il sortira au bout de quelques mois. En prison, il eut le temps de lire Nietzsche, Chamberlain, mais aussi Marx. Il entama également l’écriture de Mein Kampf dont le premier tome allait paraître en 1925. Relâché en décembre 1924, Hitler remit le parti sur pieds dès février 1925. 

« C’est de cette époque que date ma conviction que nous ne pouvions plus obtenir le pouvoir par la force » commentera plus tard Hitler. 30 L’échec du Putsch de la Brasserie, si palpable et en même temps si prévisible, sonnait en effet la fin du rêve révolutionnaire des Nazis. Dès lors, Hitler eut la lucidité de constater l’échec de sa stratégie de conquête du pouvoir, et surtout, d’en changer. Au lieu de prendre les armes dans une conquête acharnée mais assez désespérée, il imagina une arrivée au pouvoir dans la légalité et en respectant la constitution : la révolution se ferait par les élections. Il faudrait donc lutter contre la démocratie parlementaire en utilisant les moyens de ce système. Il faudrait se battre, élections après élections, année après année, pour obtenir enfin le pouvoir. Hitler accepta de s’y résoudre et n’imaginait pas qu’on puisse lui barrer la route. « Tôt ou tard nous aurons une majorité — puis nous aurons l’Allemagne » lançait-il avec énergie. 31 

En cela il témoignait d’un plus grand bon sens que Marx, qui, sa vie durant, resta accroché à l’idéal étriqué de la révolution violente. « Que la bourgeoisie tremble à l’idée d’une révolution communiste » avait prévenu le Manifeste de façon célèbre. 32 Mais, à l’évidence, s’il est vrai qu’elle trembla, et à plusieurs occasions, la bourgeoisie européenne n’a jamais été proche de tomber. Marx alla ainsi d’échecs en échecs, et même après le désastre de la Commune de Paris en 1871, à laquelle il s’était rallié, il refusa d’admettre que la conquête légale du pouvoir puisse être une alternative intéressante. De fait, le mouvement communiste ne connut aucun succès de son vivant. En France comme ailleurs en Europe, ce n’est qu’en adoptant malgré lui le parlementarisme que le socialisme triompha.

Hitler choisit donc la voie légale, mais non volontairement : en réalité, il n’y avait pas d’autre choix. Après sa condamnation suivant le putsch manqué, il savait bien que tout faux pas lui était interdit. Il commit pourtant une faute dès sa sortie de prison. Le 27 février, en détaillant le nouveau cadre de son action politique, il expliqua notamment : « à cette lutte, il n’y a que deux issues possibles : ou l’ennemi nous passe sur le corps, ou c’est nous qui passons sur le sien ». 33 Ce discours fut jugé trop radical et Hitler reçut l’interdiction de parler en public pour une durée de deux ans. Son parti politique n’était pas interdit, mais il savait bien que politiquement il continuait à marcher sur un fil, et pendant plusieurs années la situation resta des plus tendues. De fait, Hitler fut de plus en plus inquiet par les risques d’interdiction du parti, surtout après qu’en mars 1931 le chancelier Heinrich Brüning ait publié un décret d’urgence pour lutter contre les partis politiques jugés trop dangereux. Les premières « purges » commencèrent à cette époque, d’abord avec Walter Stennes, puis avec Ernst Rohm, Gregor Strasser, et d’autres. Leur grand tort fut d’avoir trop insisté sur l’aspect révolutionnaire du national-socialisme ou d’avoir privilégié l’usage de la force quand celle-ci était formellement proscrite par les dirigeants du parti. Au milieu de la guerre, Hitler continua à rappeler à quel point la pression de la loi avait pesé sur lui durant ces années. « À la moindre imprudence je risquais de retourner en prison pour six ans. » raconta-t-il alors. 34 Il risquait même d’être renvoyé en Autriche, son pays natal.

C’est également ainsi que les grands historiens du nazisme expliquent ce changement de tactique : il changea parce qu’il le fallait. « Bien que le NSDAP rejetât la démocratie parlementaire en principe, explique ainsi Wolfgang Benz, il dut suivre une voie légale d’accès au pouvoir pour des raisons tactiques. » 35 Les raisons tactiques permettent en effet de comprendre une manœuvre qui, eu égard au programme politique d’Hitler et à ses discours sur le parlementarisme et la démocratie, aurait facilement pu sembler curieuse voire paradoxale. Utiliser les méthodes parlementaires n’était qu’un moyen pour « faire entrer les loups dans la bergerie » comme le dira cyniquement Goebbels. Et Hitler l’expliquera ouvertement : « Nous ne sommes pas un parti parlementaire ce serait contradictoire avec l’ensemble de nos principes. Nous sommes un parti parlementaire seulement par obligation, sous la contrainte, et cette contrainte est la Constitution. » 36

Affirmer qu’Hitler changea d’avis sur la révolution violente serait sans doute effectuer un raccourci trompeur. Dès 1932, donc bien après l’échec du Putsch de la Brasserie, les pressions révolutionnaires étaient déjà réapparues. « En ce temps-là, raconte Rauschning, toutes les pensées d’Hitler étaient en lutte avec la tentation de sortir de la voie légale qu’il s’était tracée lui-même pour arriver au pouvoir et pour s’emparer du gouvernement par une révolution sanglante, par une ‘‘marche sur Berlin’’. Il était constamment harcelé par ses collaborateurs les plus proches, qui l’incitaient à sortir de sa réserve et à engager la bataille révolutionnaire. Lui-même se trouvait en conflit avec son propre tempérament révolutionnaire, qui le poussait à agir avec toute sa passion, alors que sa sagesse politique lui conseillait de choisir le chemin plus sûr des ‘‘combinaisons’’ politiques et de remettre à plus tard ce qu’il appelait ‘‘sa vengeance’’. Il est avéré qu’au moment des élections de l’automne 1932, une révolution nationale-socialiste était sur le point d’éclater. » 37 La véracité de ce récit est appuyée par le témoignage apporté par Goebbels dans son journal. Dès 1930, après une session agitée au Reichstag, il notait avec enthousiasme : « c’est le début de la révolution. Pourvu que cela continue ! » et en 1932, il indiquait également : « J’ai donné mes instructions aux dirigeants des SA et SS. Le malaise est partout. Le mot “putsch” est partout dans l’air. »  38

     En effet, dans le milieu national-socialiste, le mot putsch était encore sur toutes les lèvres. Courant 1932, une tentative révolutionnaire des plus radicales fut préparée en secret. Elle n’était l’œuvre que d’une section régionale de SA, et n’avait sans doute jamais reçu l’aval des instances supérieures du parti, mais l’extrémisme dont elle témoignait en fait un évènement significatif. Le putsch exposé dans ces documents devrait participer à la création d’une société socialiste révolutionnaire, dans laquelle le travail serait rendu obligatoire pour tous, la monnaie serait abolie, et le rationnement des biens alimentaires serait introduit.

Hitler ne mit pas longtemps à se désolidariser de ces initiatives, et à repousser au fond de lui son profond caractère de révolutionnaire. Il ne fallait pas effrayer les bourgeois et les classes moyennes qui voyaient d’un très mauvais œil les appels à la révolution violente. Coupable d’avoir trop insisté sur l’aspect « socialisme révolutionnaire » du mouvement, Otto Strasser, jadis membre influent du Parti, fut évincé par Hitler. Son message, clairement, n’était pas en phase avec la stratégie « légaliste » d’Hitler. Après avoir mis la main sur le vote ouvrier et paysan, il fallait parvenir à séduire les classes moyennes et les couches supérieures de la population. Hitler en était convaincu : ce n’est pas en parlant d’expropriation, de propriété commune des moyens de production, ou de révolution socialiste en Allemagne qu’on y parviendrait. Strasser fut donc écarté.

     L’objectif premier de la révolution national-socialiste était la création d’une société nouvelle. Contrairement à la société communiste, ou du moins à son idéal, elle ne serait pas « sans classe » mais hiérarchisée. Mais tout bien considéré, ces différences importent peu. Ce qui contribuait véritablement à affirmer leur caractère révolutionnaire n’était pas tant le modèle de société qu’ils avaient en tête, mais simplement le fait qu’ils en avaient un. Pour autant, il est difficile de dire si c’est leur caractère révolutionnaire qui poussa les Nazis sur le chemin du constructivisme ou l’inverse. Il semble que ces deux dimensions s’entretenaient l’une et l’autre.

     À la lecture de Mein Kampf et des discours des hauts cadres nazis de 1920 à 1945, il apparait clairement que les Nazis étaient tout à fait convaincus du caractère « révolutionnaire » de leur mouvement, et qu’ils en tiraient une véritable fierté. Ils étaient fiers, oui, de l’objectif grandiose qu’ils s’étaient fixés : la rénovation complète de la société allemande. Pour cela, ils en étaient conscients, il fallait une révolution, et violente si possible. Le régime nazi ne cacha jamais cette dimension. À l’inverse, elle était mise constamment en avant par la propagande du Parti. Alles muss anders sein ! (« Tout doit être différent ! ») resta pendant de longues années l’un des slogans les plus utilisés. Goebbels, le chef de cette propagande, adressera même ces mots aux adversaires d’Hitler : « Vous nous traiterez d’instruments de la destruction, mais nous autres, nous nous appelons les enfants de l’indignation. Nous voulons le bouleversement radical de toutes les valeurs. On prendra peur devant le radicalisme de nos exigences. » 39

     Les Nazis se présentaient comme les opposants de la droite conservatrice et ils le furent véritablement. Leur prise du pouvoir, sonnant la fin des années d’une présidence qu’ils qualifiaient de « bourgeoise », constitua en elle-même une révolution. Plus tard, lorsqu’ils évoquèrent leur arrivée au pouvoir, les Nazis parlèrent avec grand enthousiasme de l’ « amorce d’une ère nouvelle » et d’un « tournant décisif ». 40 La saisie du pouvoir (Machtergreifung) par les Nazis a même été interprétée par certains historiens comme « l’une des plus grandes transformations arrivées sur terre » 41 Le grand Raymond Aron défendit lui aussi cette idée selon laquelle l’arrivée du nazisme au pouvoir fut véritablement une révolution, définissant une révolution comme « un changement soudain, accompagné de plus ou moins de violence, la substitution d’une classe politique à une autre, d’une idéologie à une autre, d’un mode de gouverner à un autre. » 42

     Même après que la prise du pouvoir se soit faite par des moyens légaux, Hitler aimait raconter cette histoire en insistant sur la « lutte féroce » qu’il avait dû mener. Les héros révolutionnaires, disait-il, n’acquièrent leur gloire que dans le combat. C’était la leçon qu’il avait retenu de sa participation à la Première Guerre mondiale, et c’était l’un des principes directeurs de son action politique. « Notre conquête du pouvoir n’a pas été sans difficultés, raconta-t-il à un jour à ses proches. Le régime joua toutes ses cartes, et n’en oublia aucune, afin de repousser autant que possible l’évènement inévitable. La bière nationale-socialiste était un peu trop corsée pour les estomacs délicats. » 43 Il se plaisait ainsi à rappeler la difficulté de son combat, et considérait systématiquement sa nomination au poste de chancelier comme le début d’une révolution, sinon une révolution en elle-même. Ce sentiment était d’ailleurs partagé par certains journalistes, et notamment ceux clairement opposés au nazisme, pour qui la prise du pouvoir par Hitler en janvier 1933 avait été « une Marche sur Rome à l’allemande ». 44

     En outre, dès son arrivée au pouvoir, le parti national-socialiste adopta la mentalité de la révolution permanente : il faudrait tout révolutionner, et constamment. Le nazisme devait rester un mouvement à part, unique historiquement. « Si le nouveau régime s’immobilise dans une formule, expliqua Hitler, c’est alors qu’on pourrait considérer sa vertu révolutionnaire comme épuisée. Il faut lui conserver aussi longtemps que possible son caractère révolutionnaire pour éviter de paralyser sa force créatrice. » 45

 

     La portée de la révolution que menèrent les nationaux-socialistes ne peut être minimisée, surtout dans le domaine économique et social — nous le verrons bientôt en détail. Selon Kershaw, « les objectifs sociaux des nazis étaient extrêmement ambitieux. Il ne s’agissait pas moins que de révolutionner les attitudes et les valeurs. » 46 On pourrait arguer que cette dimension révolutionnaire, cette volonté de « changer la société », typique du communisme et du socialisme, ne mérite pas une telle attention dans l’étude du nazisme. En réalité, j’aurais sans doute eu à batailler pour expliquer en quoi l’aspect révolutionnaire était à la base de l’engagement politique des nazis, si les membres du NSDAP ne l’avaient pas expliqué eux-mêmes. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, regardant un instant le travail accompli, Hitler s’autorisera le commentaire suivant : « Le national-socialisme est la seule vraie révolution que les Allemands aient jamais connue. Le marxisme de 1848, la misérable république des Weimariens, tout cela n’était qu’en surface. C’est maintenant que nous opérons en profondeur. » 47 Mais écoutons également l’une des personnalités les plus importantes du mouvement : Joseph Goebbels. Dans The Bunker, James O’Donnell reprend le témoignage d’Arthur Axmann qui se remémorait la conversation qu’il avait eu avec Goebbels, dans le bunker retranché d’Hitler, le 1er Mai 1945, le jour même où lui et sa femme se suicidèrent après avoir tué leurs propres enfants. « Goebbels se leva pour me saluer. Il évoqua rapidement les joyeux souvenirs de nos temps de lutte à Berlin, de 1928 à 1933. Il se souvint comment nous avions soumis les Communistes berlinois et les Socialistes à notre volonté, marchant au son de la Horst Wessel sur leurs propres terres. Il expliqua que le plus grand accomplissement du régime d’Hitler avait été la récupération des travailleurs Allemands à la cause nationale. Nous avions fait des travailleurs de véritables patriotes, dit-il ; ce que le Kaiser n’avait jamais réussi à accomplir. Ceci, continua-t-il à répéter, fut l’un des plus grands triomphes de notre mouvement. Nous autres Nazis, nous étions un parti antimarxiste, et pourtant nous étions un parti révolutionnaire : anticapitaliste, antibourgeois, et anti-réactionnaire. » 48

    Ils étaient révolutionnaires en ce qu’ils refusaient d’accepter l’ordre établi. Contre la société bourgeoise, contre le capitalisme : telle était leur révolution. La lutte contre le capitalisme et les institutions de la société libérale les faisaient entrer de plain-pied dans la contestation et l’affrontement violent. C’est de cette façon qu’il convient de comprendre la phrase de Goebbels, et c’est ainsi que Friedrich Engels avait considéré le combat de son ami Marx, en prononçant ces mots à son enterrement : « Il était d’abord et avant tout un révolutionnaire. Sa mission dans la vie était de contribuer, d’une façon ou d’une autre, à abattre la société capitaliste et les institutions d’État qu’elle avait créées, afin de libérer le prolétariat moderne. » 49 Mais Marx n’était pas le seul à avoir utilisé une tendance révolutionnaire ou « jacobine » pour sa lutte contre le capitalisme et la société libérale. D’une manière plus générale et plus complète, le socialisme et la violence avancèrent toujours main dans la main.

Le national-socialisme n’apporta pas d’exception à cette règle générale. Déjà au cours de son procès de 1923, Hitler exprima clairement le peu de scrupule qu’il aurait à son arrivée au pouvoir. « Je peux vous assurer du fait que quand le mouvement national-socialiste sera victorieux dans cette lutte, alors il y aura également une Cour de Justice National-Socialiste. Alors nous nous vengerons de la révolution de Novembre 1918 et des têtes tomberont. » 50

     Dès son arrivée au pouvoir, il appliqua cette ligne de conduite. Le 23 mars 1933, pour se passer des élections et échapper au fonctionnement démocratique, Hitler promulgua la « Loi de réparation de la détresse du peuple et du Reich » (Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich). Cinq paragraphes venaient de détruire la structure générale de la constitution de la République de Weimar, contre laquelle Hitler s’était tant battu. Réunissant les deux tiers nécessaires, le nouveau Führer obtint les pleins pouvoirs pour une durée de quatre ans ainsi que la possibilité de gouverner par décrets. De toute évidence, ce n’était pas un hasard. Comme tous les apôtres de la révolution violente, Hitler n’appréciait pas la contrainte de la constitution. De manière générale, il avait peu de sympathie pour les principes de séparation des pouvoirs ou d’équilibre démocratique. Éternels adversaires de la démocratie — pour les uns elle était « bourgeoise », pour les autres elle était « juive » —  les nazis et les bolcheviks rejetèrent les principes du libéralisme politique avec une rare énergie.

     En particulier, nazis et bolcheviks étaient d’accord pour considérer les juristes comme des ennemis. En insistant constamment sur le respect des droits, ceux-ci freinaient l’action politique. « Ne considérons le juriste que comme un conseiller, expliqua notamment Hitler, et ne lui laissons pas l’autorité de donner des ordres. Comment un homme qui a passé toute sa vie le nez plongé dans des dossiers peut comprendre quoi que ce soit des problèmes de la vie ? Il ne connait rien. Je ne perds jamais une occasion d’être indélicat à propos des juristes. C’est parce que j’espère décourager les jeunes qui voudraient se lancer dans une telle carrière. Il faut décrier cette profession à tel point que, dans le futur, seuls ceux qui n’auront pas d’autre idéal que le pouvoir réglementaire voudront s’y consacrer. Quelle est l’importance des scrupules juridiques quand quelque chose est nécessaire aux intérêts de la nation ? Ce n’est pas grâce aux juristes, mais malgré eux, que le peuple allemand est en vie. » 51 Là encore, les conseils furent suivis. Les douze années du Troisième Reich se passèrent sans juriste et comme à côté de la légalité.

     À l’intérieur de la Weltanschauung nazie, nous l’avons déjà signalé, les objectifs constructivistes étaient évidents. Ils amenèrent le mouvement nazi hors des frontières de la légalité telle qu’on l’entend traditionnellement. « Nous voulons une patrie nouvelle, purifiée » écrivait Goebbels : des propos que l’on retrouve sans peine dans la bouche des plus grands noms de la Révolution Française — ou plutôt, de la Terreur. 52 De fait, l’utilisation de la violence fut une constante sous le règne des idées national-socialistes. Violence pour mettre en place des mesures de sortie de crise ; violence pour appliquer les décrets et autres lois réglementant l’activité économique ; violence pour s’enrichir sur le dos des territoires conquis ; violence pour persécuter les Juifs : le national-socialisme plaça la violence à la hauteur d’un idéal.

     La révolution nazie passait par une attaque contre la liberté individuelle, et à l’inverse des communistes russes qui diluèrent ce fait dans une phraséologie niaise, les Nazis affirmèrent fièrement cette réduction de la liberté. Le 15 novembre 1933, Joseph Goebbels prononça à Berlin les mots suivants : « La révolution que nous avons menée est censée faire de la nation allemande un peuple. Pendant deux mille ans, tous les bons Allemands ont aspiré à cette transformation. Bien sûr, cela impliquait que l’on mette des limites à la liberté de l’individu, dans la mesure où elle entravait la liberté de la nation ou entrait en contradiction avec elle. » 53 Face à de tels aveux, la posture habituelle consistant à dire que « personne n’aurait pu savoir » n’est simplement pas tenable. Ceux qui souhaitaient se battre pour la dignité humaine et la liberté de chacun auraient dû reconnaître dans l’augmentation de la sphère d’influence de l’État la racine même du mal contre lequel ils espéraient lutter.

     Parce qu’elle préfigure une comparaison gênante entre national-socialisme et bolchevisme, cette passion révolutionnaire a été peu étudiée par les historiens du nazisme. Pour autant, devant l’évidence, nombreux sont ceux qui ont expliqué correctement les choses. Pour l’historien marxiste Eric Hobsbawm les Nazis « étaient des révolutionnaires de la contre-révolution : dans leur rhétorique, dans leur appel à ceux qui se considéraient comme des victimes de la société, dans leur mot d’ordre d’une transformation totale de la société, et jusque dans leur adaptation délibérée des symboles et noms des révolutionnaires sociaux — qui est si patente dans le « Parti national-socialiste des ouvriers » de Hitler avec son drapeau rouge ou le fait que, dès 1933, il fit du 1er mai des Rouges un jour férié. » 54 Assez involontairement, ou sans doute par simple volonté d’être honnête, Ian Kershaw développa la thèse de ce chapitre avant de conclure que « la politique économique et sociale d’Hitler fut, à un double titre, l’instrument d’une transformation révolutionnaire de la société : d’une part, en ayant recours à des mesures de relance économique pour surmonter la récession, elle préfigura la ‘‘révolution keynésienne’’ que connaîtrait le capitalisme allemand après-guerre ; d’autre part, en imposant par la force une « mise au pas » (Gleischaltung) qui anéantit les syndicats et soumit le patronat aux intérêts politiques d’un État autoritaire, elle modifia en un temps record la vie des Allemands, et ce de façon plus décisive que ne l’avait fait la Révolution de 1918-1919. » 55 L’historien Eugène Weber a très fortement insisté sur cette caractéristique du national-socialisme, considérant même qu’il était « une sorte de jacobinisme de notre temps ». 56 David Schoenbaum parlera quant à lui d’une révolution nationale-socialiste qui « était idéologique par ses fins : une guerre contre la société bourgeoise et industrielle ». 57    

     Il est certain que l’usage de la violence, pour un mouvement profondément révolutionnaire, était une solution évidente. Dans la lutte que les Nazis mèneraient contre le capitalisme, l’élimination physique des riches bourgeois fut une possibilité dès le début. « De tous temps, raconta Hitler, le pouvoir s’est fondé sur ce que les bourgeois appellent le crime. Les bolcheviks ont agi à la manière russe. Ils ont supprimé totalement l’ancienne classe dirigeante. C’est là le vieux moyen classique. Si je me souviens bien, Machiavel aussi le recommande. » 58 C’était là une option séduisante, mais qui pourrait s’avérer désastreuse. De toute évidence, les échecs du bolchevisme en Russie poussaient Hitler à écarter cette pratique et à chercher une alternative. Ce qu’il trouva effectivement : au lieu d’éliminer purement et simplement ces grands bourgeois, il était plus intéressant de les placer dans une situation de quasi esclavage en les forçant à travailler selon les ordres du régime. « Je me sers de l’ancienne classe dirigeante, continua Hitler, je la maintiens dans la dépendance et dans la crainte. Je suis persuadé que je n’aurai pas d’auxiliaires plus zélés. Et si, par hasard, elle tentait de se révolter, j’ai toujours à ma disposition le vieux moyen classique. » 59 Tout le long des douze années que dura le Troisième Reich, les élites économiques furent sans cesse inquiètes devant la situation créée par l’arrivée au pouvoir que beaucoup appelaient avec mépris les « bolcheviks en chemise brune ». À bien des égards, il est vrai que les premières mesures prises par le régime et les discours virulents d’Hitler justifiaient leur crainte. Celui qu’ils avaient dû accepter comme leur Führer les avait bien prévenus. « Nous ferons ce que nous voudrons avec la bourgeoisie, avait-il affirmé. Nous donnons les ordres ; ils font ce que nous leur disons. Toute résistance sera réprimée sans pitié. » 60

     Les Nazis voyaient donc le national-socialisme comme un mouvement révolutionnaire, de la même façon et pour les mêmes raisons que Lénine ou Staline considéraient que leur mouvement était révolutionnaire, ou que Mao Zedong, Che Guevara, Fidel Castro, etc. le pensaient aussi — et je prends ces exemples volontairement. Comme eux, Adolf Hitler, emporté par ses passions, était gagné par une forme assez vulgaire d’idéalisme. Il voulait, on s’en souvient, bâtir un empire qui durerait mille ans. À l’intérieur du camp socialiste, comme nous l’avons déjà signalé, il n’était pas le premier à émettre de tels vœux. Voyons simplement cette citation troublante de Friedrich Engels : « Telle est notre vocation : nous deviendrons les templiers de ce Graal, nous attacherons pour lui l’épée sur la ceinture qui entoure nos reins, et mettrons joyeusement en jeu notre vie pour cette dernière guerre sainte qui sera suivie par le règne millénaire de la liberté. » 61 Bien sûr, la tendance « millénariste » n’est pas nécessairement une preuve de l’aspect socialiste ou communisme d’un courant politique, mais en observant qu’à travers l’histoire elle a été un élément fondamental du bolchevisme, du maoïsme, du national-socialisme, et du marxisme de manière générale, et qu’on a le plus grand mal à la retrouver présente ailleurs, on peut conclure, en suivant Raymond Aron, que cette forme d’idéalisme est au moins un symptôme de tendances socialo-communistes sous-jacentes. 62

     Parce qu’ils étaient socialistes, les Nazis étaient naturellement attachés à l’idéal de la révolution violente et partageaient des visions millénaristes. À l’inverse, si être de droite signifie lutter pour la conservation de l’ordre établi, alors il est impossible d’affirmer que les Nazis étaient de droite. Comme l’avait déjà annoncé Hitler : « Ceux qui voient dans le maintien de l’ordre établi le sens suprême de leur vie ne viendront jamais à nous. » 63 D’une manière générale, ils ne vinrent pas à lui, et ce pour une raison simple : comme le dira T. Childers, « les Nazis n’étaient pas des conservateurs, ils étaient des radicaux, des révolutionnaires, et les conservateurs allemands l’avaient bien compris. » 64

     On le sait davantage, le communisme bolchevique possédait également des éléments « jacobins » : un amour puissant pour la révolution violente couplé à une absence totale de scrupules. Dans son ouvrage sur la Révolution prolétarienne, Lénine expliquait bien que la prise du pouvoir impliquerait l’utilisation de la violence et la création d’une dictature, celle-ci étant « un pouvoir qui s’appuie directement sur la force et qui n’est soumis à aucune loi. » 65 Les principes jacobins et l’idéal révolutionnaire avaient séduit de larges franges du socialisme, et notamment en France, d’où les noms se pressent : d’Auguste Blanqui à Louis Blanc en passant par Philippe Buchez et Jules Guesde. Chez Karl Marx également, cette logique était très clairement affirmée. Dans un article suivant l’échec de la révolution du début de l’année 1848, cette grande épopée révolutionnaire de laquelle il avait tant espéré, il prévenait déjà : « Nous ne ressentons aucune compassion pour vous et nous ne demandons aucune compassion de votre part. Lorsque notre tour viendra, nous ne nous excuserons pas pour la terreur. » 66 

     C’est cette même « terreur », cette même absence de « compassion » que les adversaires du fascisme, du communisme et du nazisme allaient mettre systématiquement en avant, et non sans raison, dans leur dénonciation de ces systèmes politiques. Le premier à le faire à l’endroit du nazisme fut Ernst Bloch, lorsqu’il analysa et critiqua Hitler en 1924, à une époque où celui-ci n’avait pas encore acquis une reconnaissance nationale. Il y critiquait sa démagogie et les élans révolutionnaires du mouvement, insistant sur les habits jacobins dont il s’était paré — « des accoutrements volés à la Commune » selon ses propres termes. 67

     Le caractère révolutionnaire est évidemment un point sur lequel on peut établir un rapprochement étroit entre le régime national-socialiste et le régime soviétique, et nous ne serions pas les premiers à le faire. Rapprochant nazisme, fascisme et communisme, François Furet signala à juste titre la « passion révolutionnaire » comme une donnée fondamentale et commune à ces trois régimes dictatoriaux. 68 Ian Kershaw expliquera également qu’en « poursuivant des buts millénaristes liés à une classe ou à une nation  l’un et l’autre prônaient une révolution permanente ». 69 Cela ne signifie pas que les deux régimes sont identiques ou que l’un est la copie de l’autre. La seule conclusion que l’on peut en tirer est qu’ils s’efforcèrent tous les deux de révolutionner les bases intellectuelles et matérielles de la société dont ils avaient pris le contrôle. Dans ce sens, il est possible d’affirmer, comme Peter Fritzsche, que l’arrivée au pouvoir d’Hitler constitua véritablement « une révolution dans les manières de voir, d’agir et de sentir — une révolution brune dans les esprits. » 70

     En vérité, la pratique du pouvoir nazi n’est pas l’objet d’un grand débat. L’idéal révolutionnaire et cette incroyable absence de scrupules qu’il impliqua, ne sont en aucun cas contestés, parce qu’ils ne sont pas contestables. Les Nazis aimaient la révolution violente comme certains aiment la démocratie, et ils détestaient la démocratie comme certains détestent la révolution violente. Leur rejet des principes « bourgeois » et « juifs » du parlementarisme provenait d’une détestation plus générale des principes du libéralisme. Démocratie, capitalisme, liberté individuelle : les fondements du libéralisme classique et les piliers de la société occidentale constituaient l’ennemi ultime pour le mouvement national-socialiste. Dans la sphère politique, ce rejet se manifestait par une haine viscérale de la démocratie ; dans la sphère économique, il signifiait l’opposition au capitalisme.

 

 

 

 



CHAPITRE 3 : HITLER ÉCONOMISTE

 

 

     Les choses méritent d’être posées clairement : le titre de ce chapitre est quelque peu trompeur. Hitler ne fut jamais un théoricien, encore moins un économiste. Les idéologues du mouvement s’appelaient Anton Drexler, Gottfried Feder, Dietrich Eckart, et Gregor Strasser. La liste, même exhaustive, ne mériterait pas de comporter le nom du Führer. Idéologiquement, il n’était qu’un suiveur. Hitler n’était nullement un économiste, et d’ailleurs il détestait profondément les économistes, allant jusqu’à proposer qu’on supprime toutes les chaires d’économie politique dans les universités. Dans sa large bibliothèque, qui comptait près de mille volumes, il ne possédait pas un seul ouvrage consacré à l’économie ou à l’histoire de l’économie. Il haïssait leur discours pompeux et leur attitude hautaine. « Pour un économiste distingué, se plaignit-il un jour, le principe est de jeter ses idées dans des méandres complexes et d’utiliser des termes incompréhensibles, et ce quel que soit le sujet traité. Tous ceux qui ne parviennent pas à comprendre sont qualifiés d’ignorants » 1 Sans doute se souvenait-il de l’époque où, lui-même parfaitement ignorant de la science économique, il avait débattu de ces questions avec des économistes professionnels tels que Gottfried Feder. Bien qu’il refusât toujours d’admettre toute intervention extérieure sur la formation de sa pensée, Hitler forgea ses convictions non par un raisonnement théorique mais par le pouvoir de séduction que les idées de Feder avaient eues sur lui.

     Gottfried Feder lui-même n’était pas un économiste brillant. Il traitait de ces questions avec une superficialité qui aurait déjà paru choquante au milieu du XIXe siècle, mais qui, au début du XXe, était presque impardonnable. Comme les fruits ne tombent jamais très loin de l’arbre qui les a vu pousser, les idées qu’Hitler en retint furent également des plus plates et des plus banales. Peut-être parce que ses connaissances dans ce domaine étaient rudimentaires, il n’appréciait pas les discussions approfondies sur les sujets économiques. « Débrouillez-vous » était sa réponse favorite aux questions complexes que lui posaient parfois ses ministres. Il n’existait aucun sujet sur lequel il acceptait que son interlocuteur puisse le prendre à défaut. La contradiction lui était physiquement désagréable, et l’économie était de loin le domaine dans lequel cette gêne était la plus flagrante.

     Et pourtant sa pensée économique — aussi incohérente, naïve, ou stupide fût-elle — ne peut être ignorée par celui qui souhaite comprendre sur quelles bases fut bâtie l’économie de l’Allemagne Nazie. La pensée d’Hitler nous intéresse même davantage que celle de Feder ou des autres théoriciens nazis, et ce pour une raison évidente : c’est lui qui accéda au poste de Chancelier puis devint le Führer de l’Allemagne. La justification est ici largement suffisante. Nous n’aurions pas pris la peine d’analyser la pensée confuse et parfois incohérente de cet homme s’il était resté jusqu’au bout ce qu’il commença par être pour le Parti Ouvrier Allemand, à savoir un agitateur de brasserie et un orateur brillant. 

     Les deux prochains chapitres seront consacrés au système économique de l’Allemagne Nazie — les mesures prises pour sortir de la crise puis la situation de l’économie sous le règne des idées interventionnistes du National-Socialisme. Bien qu’il soit très intéressant de décrire par le menu les différentes formes prises par l’étatisme dans l’Allemagne Nazie, et nous le ferons, il est important de commencer par s’intéresser aux raisons qui furent données par Hitler pour le défendre. C’est l’explication que ce chapitre tâchera de fournir. 

     Plusieurs points devront être abordés afin de pouvoir décrire quelles étaient les vues d’Hitler et des Nazis sur le capitalisme, la monnaie, le rôle de l’État, etc. Pour présenter le cadre de l’analyse, et éclaircir les raisons pour lesquelles elle doit être menée, je commencerai par une citation tirée d’un discours du Führer. Nous sommes en 1933, quelques mois après son arrivée à la Chancellerie du Reich. Devant une foule buvant ses paroles, Hitler explique : « Les missions de l’État dans la sphère économique sont considérables. Ici, toutes les actions doivent être soumises à une loi : le peuple ne vit pas pour le commerce, et le commerce n’existe pas pour le capital ; mais le capital est au service du commerce, et le commerce est au service du peuple. » 2

     Les propos paraissent assez vagues, et ils le sont en effet. Comme le communisme, tout cela semble être une nouvelle belle idée, un principe peut-être utopique mais fondamentalement positif. « Le commerce au service du peuple » : qui pourrait bien vouloir l’inverse, i.e. que le peuple soit asservi par son système économique ? Comme l’illustre cette citation, si nous en restons à l’étude des vagues propos qu’Hitler donnait lors de certains de ses discours publics, nous aurons le plus grand mal à atteindre les objectifs fixés dans le présent chapitre. Nous pourrions même, à l’image de la plupart des historiens, considérer que tout ceci ne constituait que des niaiseries d’un démagogue incapable de comprendre parfaitement les implications de son propre message politique. Pour autant, lorsque nous analyserons en détail la situation de l’économie allemande sous le Troisième Reich, il sera tout à fait clair qu’elle correspondait exactement à l’image idéale qu’avait dépeinte Hitler à de nombreuses reprises. De cet état de fait découle la nécessité pour nous de recenser de manière critique les idées d’Hitler sur l’économie.

 

     L’idéologie hitlérienne se construisit d’abord en opposition aux principes du siècle passé. En particulier, sur le plan des idées qui nous intéressent ici, la révolution national-socialiste fut avant tout une révolution anticapitaliste. Cette dimension était fort vive à la naissance du parti, et elle l’avait été tout autant dans des deux systèmes qui fournirent aux Nazis leur inspiration : le bolchevisme russe et le fascisme italien. Comme le dira Eugen Weber, « s’il est un point sur lequel les Fascistes et les Nationaux-Socialistes étaient d’accord, c’est sur l’hostilité au capitalisme. » 3 Bien que ce ne fût pas le seul point commun entre le nazisme allemand et le fascisme italien, loin s’en faut, l’opposition au capitalisme de libre-marché est l’une des plus évidentes.

     L’anticapitalisme formait le fond idéologique du mouvement nazi tout entier. Pour une minorité de membres du parti il est vrai que ce n’était là qu’une dimension annexe. Pour d’autres, dont Gregor Strasser, Joseph Goebbels, et Gottfried Feder, l’anticapitalisme était le fondement de leur engagement politique tout entier. Pour Strasser notamment, les choses étaient claires : la révolution national-socialiste avait comme « condition préalable » le renversement du capitalisme et devait signifier le « rejet du système individualiste de l’économie capitaliste ». 4

     Il faut le dire néanmoins, le capitalisme n’était pas beaucoup soutenu en Allemagne. La droite, paradoxalement, le rejetait presque. Pour la gauche, des socio-démocrates aux communistes, il représentait l’ennemi à abattre, et si tous ne s’accordaient pas nécessairement sur les moyens à mettre en place, ils étaient du moins en parfait accord quant à l’objectif ultime. Un autre mouvement politique partageait leur anticapitalisme radical : le parti national-socialiste d’Adolf Hitler. Lors d’un congrès célèbre, François Mitterrand expliqua que pour être socialiste, pour mériter l’adhésion au Parti Socialiste, il fallait rejeter énergiquement la société capitaliste et son système économique d’exploitation. L’Allemagne du XIXe siècle donna naissance à de nombreux hommes qui partagèrent cette haine pour le capitalisme. Karl Marx en fut un excellent exemple ; Hitler aussi. Pour s’en convaincre il suffit de prendre la peine de l’écouter. « Nous sommes socialistes, clama Hitler dans un discours de 1927. Nous sommes les ennemis du système économique capitaliste actuel, avec son exploitation des économiquement faibles, avec ses salaires injustes, avec son évaluation indécente de l’homme selon la richesse et la propriété, plutôt que selon la responsabilité et la performance, et nous sommes déterminés à détruire ce système à n’importe quelles conditions. » 5

     Hitler voyait dans le capitalisme le mal absolu. De manière logique, il considéra l’individu capitaliste, l’homme d’affaires, comme le plus âpre et plus direct adversaire du national-socialisme. Autant il affirmera avoir toujours reconnu que les communistes pourraient rejoindre le Parti national-socialiste, autant, à l’inverse, il n’imagina jamais comment des capitalistes pourraient le faire et adhérer à son idéologie : « Nos adversaires ont tout à fait raison quand ils disent : “Rien ne peut nous réconcilier avec le monde National-Socialiste’’. Comment un capitaliste borné pourrait bien s’accorder avec mes principes ? Il serait plus facile pour le Diable d’aller à l’Église et de se bénir d’eau sacrée plutôt que pour ces gens de comprendre les idées que nous tenons aujourd’hui pour des faits. » 6

     À plusieurs reprises, le jeune Goebbels manifesta aussi son anticapitalisme. En 1928, après une discussion avec un ouvrier, il évoquera dans ses cahiers l’ « exploitation » inhérente au système économique capitaliste : « Je suis resté un long moment encore avec le camarade Engel. C’est un type très bien. Un travailleur allemand. Un million comme lui et l’Allemagne serait sauvée. De nos jours, ce précieux capital est dilapidé par le capitalisme. Engel m’a parlé du travail à la chaîne chez Ford. C’est pire que l’esclavage. On est forcément pris d’une peine profonde en regardant la façon dont le système assassin actuel saigne et assassine petit à petit les forces les plus utiles du peuple allemand. C’est désespérant. » 7 Remarquons tout de même l’ironie qu’il peut y avoir à entendre un dirigeant nazi parler d’un système « assassin » qui « saigne » le peuple, cela d’autant plus que ce système capitaliste est justement celui qui est parvenu, historiquement, à lui donner des moyens de vivre. Quant au soi-disant « esclavage » dans les usines Ford, rappelons simplement que celles-ci offraient des salaires si élevés qu’aucune autre entreprise allemande de l’époque ne parvint jamais à l’égaler.    

     Dans son appréciation du capitalisme et des questions économiques, Goebbels s’inspira tellement des conceptions de Marx qu’on pourrait assez facilement les confondre l’un et l’autre. Voyez plutôt avec les deux citations suivantes : « Tout argent est poisseux parce qu’il vient avec de la sueur et du sang » et « Le capital naît en suant le sang et la boue par tous les pores ». 8 Laquelle est de Karl Marx, laquelle est de Joseph Goebbels ? Observons-en une autre : « Le travailleur dans un État capitaliste n’est plus ni un être humain, ni un créateur, ni un producteur. Sans qu’il puisse le comprendre, il est devenu une machine, un numéro, un rouage dans la machine. Il est aliéné par ce qu’il produit. » 9 Cette citation provient-elle de Karl Marx, le philosophe de l’aliénation et de l’exploitation capitaliste, ou de Joseph Goebbels ? Elle est tirée d’un pamphlet de Goebbels.

     À mesure que s’affirmait leur tempérament socialiste, les Nazis rejetaient avec une force croissante les institutions et les principes fondamentaux du capitalisme libéral. Malgré son aspect déjà fort moribond après des décennies d’antilibéralisme, il représentait pour eux l’ennemi ultime, et ils ne semblaient jamais avoir de mots assez durs pour le qualifier et pour le critiquer. Cette détestation, en s’affirmant et en faisant corps avec l’ensemble de leurs convictions politiques, les poussera à préférer le bolchevisme de l’est au capitalisme de l’ouest. « En dernier recours, expliqua clairement Goebbels, mieux vaut succomber avec le bolchevisme qu’être réduit en esclavage avec le capitalisme. » 10 En 1924, il notait également : « Les puissances occidentales sont déjà corrompues. Nos cercles dirigeants regardent vers l’Occident parce que les puissances occidentales représentent les États classiques du libéralisme. Et que vivre sous le libéralisme, pour celui qui possède (que ce soit de l’argent ou des relations ou la brutalité et l’absence de scrupules requise), c’est vivre bien. C’est de l’Est que vient la nouvelle théorie de l’État, reposant sur la soumission individuelle et la discipline stricte vis-à-vis de cet État. Bien sûr, cela déplait à messieurs les libéraux. D’où la ruée vers l’Ouest. La banque et la Bourse, la grande industrie, le grand capitalisme, l’agriculture — folie que tout ça ! » 11

     L’année 1932 fut marquée par de nombreuses élections et, pour le NSDAP, par de nombreuses victoires. Ne décrire que ces succès, comme le font habituellement les historiens du nazisme, laisse croire au lecteur contemporain qu’Hitler est arrivé au pouvoir par hasard et que le national-socialisme s’est imposé dans les cerveaux par l’œuvre du Saint-Esprit. À observer de près la propagande du parti d’Hitler, on s’aperçoit non seulement que l’antisémitisme y était moins « ultra-présent » qu’on le fait croire trop souvent, mais qu’il y était même souvent absent. À l’inverse, cette propagande transpirait l’anticapitalisme « par tous les pores », pour reprendre la formule de Marx. La figure du travailleur modeste exploité par le patronat et la finance internationale fut une image massivement utilisée pour les affiches et les tracts du parti national-socialiste, une image d’ailleurs reprise des socialistes et des communistes. Présent en Allemagne durant cette période, Raymond Aron remarqua ainsi que, de ce point de vue, « le parti national-socialiste prenait modèle sur les partis social-démocrate ou communiste ». 12

     Cette propagande anticapitaliste n’était pas seulement un argument lancé à la vue des ouvriers, très friands de cette rhétorique. Aux paysans, les dirigeants nazis tenaient le même discours. Il faut dire que les conditions de la paysannerie justifiaient à bien des égards l’accent mis sur cet élément. L’agriculture était le secteur de l’économie qui, en Allemagne, avait le moins bénéficié de la reprise des années 1926-1927, et ce fut également celui qui, au début des années 1930, fut le plus sévèrement touché par la crise. Parce que la dépression avait fait nettement diminuer et la consommation et les prix de vente les deux étant naturellement liés le début des années 1930 fut marqué par une très grande misère pour les paysans et les exploiteurs agricoles allemands. Du fait de son rejet presque instinctif du capitalisme et du fait de cette misère même, l’électeur des campagnes était la cible privilégiée du national-socialisme.

     En 1932, tentant de consolider sa base électorale dans les campagnes, le parti nazi émit un tract de campagne intitulé « Fermiers Allemands, vous êtes représentés par Hitler, et voici pourquoi ! » Il expliquait qu’Hitler représentait leurs intérêts parce qu’il osait lutter contre les pouvoirs du grand capitalisme et de la finance mondiale. Le tract expliquait ouvertement : « Le premier danger pour le fermier allemand est le système économique américain — le grand capitalisme ! Il signifie la crise économique mondiale. Il signifie l’esclavage éternel de l’intérêt. Il signifie que le monde n’est plus qu’un large butin pour la finance juive de Wall Street, New York, et Paris. Il asservit l’homme grâce aux slogans de progrès, de technologie, de rationalisation, de standardisation, etc. Il ne connait que le profit et les dividendes. Il veut transformer le monde en un cartel géant. Il met la machine avant l’homme. Il anéantit le fermier indépendant vivant sur sa terre. Son objectif final est la dictature du Judaïsme. » 13 Cet anticapitalisme radical ne s’était donc pas seulement diffusé à l’intérieur du mouvement, il était aussi repris avec passion par la propagande du parti et placardé partout.

     L’anticapitalisme n’était pas une folie passagère. Nous l’avons vu exprimé au début des années 1920 aussi bien que dans les années 1930, et il resta vif tout au long des douze années du Troisième Reich. Au cours de la guerre, Hitler continuait à blâmer le capitalisme pour les échecs de tel ou tel secteur de l’économie allemande. « C’est la faute du capitalisme, dira-t-il, qui ne prend en compte que les intérêts privés, si l’exploitation de l’électricité générée par la force de l’eau n’en est qu’à ses débuts. Les plus grandes installations hydro-électriques doivent être réservées en premier lieu pour les consommateurs les plus importants — l’industrie chimique, par exemple. » 14

     Parce qu’il est une véritable démocratie économique, le capitalisme fut l’ennemi ultime des régimes antidémocratiques : national-socialisme, fascisme, et communisme. Au grand dam des idéologues de ces mouvements socialistes, le capitalisme ne développe pas telle ou telle branche de l’économie en fonction de la volonté de puissance des dirigeants de l’État, ou de leur vision, souvent étriquée et sommaire, de ce qui est « bon » pour le peuple. Par le mécanisme des prix, il s’occupe de répondre aux différents besoins des consommateurs. Ainsi, le peuple n’est pas forcé de préférer une belle installation hydro-électrique aux bienfaits de la consommation de tel ou tel produit alimentaire. Chacun, individuellement, mène sa barque dans le port de son choix. Dans le capitalisme, il n’y a pas de conducteur, pas de leader (Führer) qui décide pour tous de ce qu’il faut produire et consommer. Sur ces questions, chacun est son propre maître. Pour les Nazis, un tel système était impensable. À l’inverse, il faudrait lancer la planification de l’économie et favoriser le développement de l’industrie lourde. En suivant la voie que l’Union Soviétique avait ouverte, le régime national-socialiste se condamnait à aboutir aux mêmes catastrophes qu’elle.

     Que l’on ne s’imagine pas que ces conceptions anticapitalistes n’aient été appliquées qu’à des cas restreints. Selon les Nazis, l’État ne devrait pas seulement prendre le contrôle des industries de l’énergie, mais de toutes les ressources stratégiques. Comme le dira Hitler, « ce qui est vrai de l’industrie de l’énergie est également vrai pour toutes les matières premières essentielles, c’est-à-dire que cela s’applique tout autant au pétrole, au charbon, à l’acier, à l’énergie hydraulique. Les intérêts capitalistes doivent être exclus de ces types d’industrie. » 15 Ce qui était essentiel à l’Allemagne devrait être produit par le gouvernement.

     Intrinsèquement anticapitaliste et profondément opposé à toutes les manifestations de la société libérale, le national-socialisme déboucha de manière tout à fait logique et prévisible sur la suppression de toute initiative privée, puis de toute liberté économique, puis de toute liberté tout court. Quel que soit leur parti d’affiliation, les hommes politiques socialistes de notre époque ne semblent jamais comprendre les conséquences du rejet des institutions de la société capitaliste. Hitler semblait, en comparaison, en avoir été bien plus conscient qu’eux. Habité par l’idée tout à fait marxiste selon laquelle la liberté de commercer n’est in fine que la liberté d’asservir, de dominer, d’exploiter, il avoua très clairement que la mise en place de l’économie socialiste de type nazi passerait par la diminution voire la suppression pure et simple des libertés économiques. « Dans le monde capitaliste et démocratique, le principe économique le plus important est que le peuple existe pour le commerce et pour l’industrie, et que ceux-ci, à leur tour, existent pour le capital. Nous, nous avons renversé ce principe, en disant que le capital existe pour le commerce et l’industrie, et que le commerce et l’industrie existent pour le peuple. En d’autres termes, le peuple passe d’abord. Tous les autres éléments ne sont que des moyens tendant vers cette fin. Lorsqu’un système économique est incapable de nourrir et de vêtir son peuple, alors il est mauvais, peu importe si quelques milliers de personnes disent : ‘‘En ce qui me concerne, il est bon, vraiment excellent ; mes dividendes sont magnifiques.’’ Les dividendes ne m’intéressent pas. Ici nous avons tracé la ligne. Ils rétorqueront sans doute : ‘‘Voyez là, c’est exactement ce que nous disions. Vous mettez en péril la liberté.’’ Oui, certainement, nous mettons en péril la liberté de profiter aux dépens de la communauté et, si nécessaire, nous irons jusqu’à l’abolir. » 16

     Selon les Nazis, le mot liberté n’accompagnait que les sirènes de la servitude. Les ouvriers devaient se méfier de ce genre de langage : la liberté signifiait l’exploitation, le pillage, la pauvreté, et la décadence. Dès 1922, Hitler mettait en garde : « Liberté : sous ce terme on entend, du moins parmi ceux qui détienne le pouvoir au gouvernement, la possibilité d’un pillage illimité des masses, qui ne peuvent offrir aucune résistance. Les gens eux-mêmes considèrent naturellement que sous ce terme de liberté on leur offre la liberté de mouvement la liberté de remuer leur langue et de dire tout ce qu’ils veulent, la liberté de déambuler dans les rues, etc. Une bien grande déception ! » 17 À ses proches, Hitler communiquait les mêmes sentiments. La liberté n’avait pas à être défendue, et ce pour la simple et bonne raison qu’elle était mauvaise, néfaste, destructrice. « Un très haut degré de liberté individuelle, affirma-t-il, n’est pas nécessairement le signe d’un haut degré de civilisation. Au contraire, c’est la limitation de cette liberté, dans le cadre d’une organisation qui comprend les hommes de la même race, qui est le marqueur réel du degré de civilisation atteint. Si les hommes recevaient une entière liberté d’action, ils se comporteraient immédiatement comme des singes. Desserrez les rênes du pouvoir, donnez plus de liberté à l’individu et vous conduirez le peuple à la décadence. » 18

     Nous avons raison aujourd’hui de condamner énergiquement le comportement de ces Allemands qui, des années durant, applaudirent chaleureusement de telles prises de paroles. Encore faut-il nous assurer chaque jour que nous n’applaudissons pas nous-mêmes de tels principes politiques. Dans notre pays, et à notre époque, nombreux sont ceux qui semblent admirer les hommes politiques « de caractère » — ceux qui « osent prendre des décisions fortes ». Tous les jours nous entendons les journalistes et autres commentateurs politiques célébrer le « courage politique », le « volontarisme », et le « pragmatisme » de ceux qui « n’ont pas peur d’agir ». C’est oublier qu’Hitler et les Nazis avaient toutes ces qualités, et qu’ils en usèrent exactement comme ces esprits malavisés leur demanderaient aujourd’hui d’en user. Un chef d’entreprise menaçait-il de licencier ? Une interdiction administrative était immédiatement émise. Nous avions là un exercice splendide de « courage politique », de « pragmatisme », et de « volontarisme ». C’était clairement « ne pas avoir peur d’agir ». Sans doute est-ce un hasard si cela amena à la dictature.

     Par son anticapitalisme, le national-socialisme était poussé à défendre le point de vue socialiste sur les questions de propriété. À cette époque la propriété privée était un droit garanti, mais assez peu défendu. À gauche, les communistes voulaient le supprimer, et les socio-démocrates souhaitaient l’encadrer avec des barrières légales très rigides. C’est cette seconde option qui fut la position du parti d’Hitler. La propriété privée serait conservée mais inscrite dans un cadre légal qui en rendrait l’exercice acceptable pour l’État. Au début des années 1930, le porte-parole officiel du NSDAP clarifia ces principes : « La propriété privée, telle que définie sous l’ordre économique libéral, représente le droit pour l’individu de gérer et de spéculer autant qu’il le veut avec une propriété héritée ou acquise, sans considération pour l’intérêt général. Le socialisme allemand devait venir à bout de cette vision irresponsable et incontrôlée de la propriété. Toute propriété est une propriété commune. Le propriétaire est contraint par le peuple et par le Reich de gérer ses biens avec responsabilité. Sa position juridique n’est justifiée que pour autant qu’il respecte cette responsabilité. » 19 Comme on le remarque clairement, les Nazis ne parlaient pas comme les communistes d’un passage à la propriété commune des moyens de production, bien qu’ils en appelassent énergiquement à la suppression de la vision « bourgeoise » et « libérale » de la propriété privée. Ils choisirent la voie intermédiaire, celle adoptée par les socialistes et les socio-démocrates, d’un encadrement par l’État des conditions et du fonctionnement de ce système de propriété privée.

     Pour certaines catégories de bien, dont la terre, les Nazis refusaient pour autant l’idée de conserver la propriété privée. La terre devait appartenir à la nation, et non au paysan. Comme le dira Hitler lui-même, « le sol appartient à la nation, et l’individu n’a le droit que de l’emprunter et d’en tirer les fruits. » 20 Cette conception exigeait la reconnaissance d’un autre principe réglementaire : « Un produit naturel n’est pas de la propriété privée, c’est de la propriété nationale. La terre ne doit donc pas être l’objet de marchandage. » 21

     Par ses vues sur la propriété, il est clair que le national-socialisme se rapprochait nettement de l’idéologie soviétique. Parce que l’anticommunisme a longtemps été mal interprété, nous sommes souvent amenés à croire que les Nazis avaient honte que de tels parallèles puissent être tracés. En réalité il n’en fut rien, et c’est parce que certains principes communistes fonctionnaient que les Nazis les intégrèrent dans leur vision. Dans le chapitre consacré aux objections, nous avons consacré de longues pages à la relation entre communisme et nazisme, dans lequel nous revenons sur les sentiments souvent bienveillants que les Nazis témoignèrent en privé. Ces sentiments comprenaient la célébration de l’efficacité du système économique soviétique ou du moins de certaines de ses manifestations. Le système stakhanoviste, celui des méthodes coercitives accompagnant un culte de la performance, en est un exemple. Impressionné par ce système, Hitler dira ainsi à ses proches : « Il est stupide de se moquer du système stakhanoviste. Les armes et les équipements des armées russes sont la meilleure preuve de l’efficacité de ce système dans la gestion de la ressource humaine dans l’industrie. Staline mérite notre respect inconditionnel. Dans son propre genre, il est un vrai camarade ! Il connait très bien ses références, Genghiz Khan et les autres, et la portée de sa planification industrielle n’est dépassée que par notre propre Plan Quadriennal. Et c’est évident également qu’il est tout à fait déterminé à ne pas avoir un chômage tel que celui qu’on trouve dans des pays capitalistes comme les États-Unis. » 22

     En établissant ce système et en ayant eu la présence d’esprit de construire un « socialisme dans un seul pays », et donc un socialisme national, Staline devait donc être célébré. Selon les Nazis, ses accomplissements étaient fantastiques et la Russie stalinienne devait être considérée comme l’une des nations les plus avancées du monde. Au milieu de la guerre, Hitler déclarera même qu’avec quelques années de plus elle aurait pu devenir un « monstre super-industrialisé ». 23 Citons ses mots : « Si Staline avait eu dix ou quinze ans de plus, la Russie serait devenu le plus puissant pays du monde, et deux ou trois siècles auraient été nécessaires pour faire changer cela. C’est un phénomène historique ! Il a augmenté le niveau de vie — cela ne fait aucun doute. Plus personne ne meurt de faim en Russie. Ils ont construit des usines là où il y a deux ou trois ans il n’y avait que des villages inconnus — et des usines, tenez-vous bien, aussi grandes que les Hermann Göring Works. Ils ont construit des lignes de chemin de fer qui ne sont même pas encore sur nos cartes. En Allemagne nous nous disputons sur la fixation du prix des billets avant même de commencer à construire la ligne ! J’ai lu un livre sur Staline ; je dois admettre que c’est une personnalité immense. » 24

 

     L’État se devait d’être influent, tant dans l’économie que dans la vie sociale. « De nos jours, expliquait Hitler, il n’est plus possible de laisser les choses aller d’elles-mêmes. » 25 C’était l’expression de l’un des principes fondamentaux du fascisme, et Hitler le reprit directement de Mussolini. Ce dernier déclara avec enthousiasme que les membres de son mouvement avaient été « les premiers à affirmer que plus les formes de civilisation sont compliquées, plus la liberté individuelle devait être restreinte. » 26 

     Hitler en avait toujours été convaincu : l’État devait apporter la solution à la crise économique et au chômage. Les hommes qu’il avait chargé de cette tâche en étaient convaincus eux aussi, mais à la différence d’Hitler, ils n’ignoraient pas les difficultés de mise en œuvre. Pratiquer une expansion du crédit provoquerait l’inflation ; taxer trop violemment les entreprises ferait s’effondrer le mouvement des affaires. Toutes ces vérités étaient bien connues, sauf d’Hitler. L’anticapitalisme virulent d’Hitler n’était pas partagé par certains de ceux qui constituaient son environnement proche. Non pas qu’il se soit trouvé des défenseurs du marché libre dans son entourage, bien au contraire, mais nombreux sont ceux que les propositions économiques radicales du parti dérangeaient hautement, voire indisposaient. Hermann Rauschning était l’un d’eux. Sceptique à l’idée de financer les mesures économiques par la création monétaire — qui, selon lui, amènerait de l’inflation et ne résoudrait rien — il s’en expliqua auprès d’Hitler. Ses critiques ouvertes, et la franchise avec laquelle il les exprima, ne plurent pas au Führer. « Comment cela ? demanda Hitler en me regardant d’un air courroucé. Le financement ne me cause aucun souci. Laissez-moi faire. Il n’y aura aucune difficulté si l’on élimine les spéculateurs. — Mais, répliquai-je, il ne sera pas possible de maintenir les prix si l’on finance de cette manière les grands travaux. Ce qu’imagine Feder provoquera forcément de l’inflation. — Il ne se produit de l’inflation que si on le veut, s’indigna Hitler. L’inflation n’est qu’un manque de discipline : indiscipline des acheteurs et indiscipline des vendeurs. Je veillerai à ce que les prix restent stables. Pour cela, j’ai mes SA. Malheur à celui qui oserait augmenter ses prix. Il n’y aura pas besoin de textes législatifs. Le parti s’en chargera. Vous verrez, quand nos S.A iront faire respecter les prix dans les magasins, ils n’auront pas besoin d’y aller deux fois. » 27

     Sans doute qu’à cette époque Hitler ne comprenait pas que des pénuries massives en résulteraient. La réalité n’allait pas tarder à le rattraper, comme elle rattrape toujours les rêveurs perdus sur les sentiers de l’Utopie. Ses proches essayaient pourtant régulièrement de le ramener à la raison, mais c’était souvent peine perdue. Invité dans le bureau du Führer pour discuter de la politique économique du Reich et des mesures de relance que prévoyait Foster, Rauschning en donnera le témoignage suivant : « Je lui fis remarquer que nous avions déjà créé une Banque d’État spécialement chargée de financer le crédit, ce qui à proprement parler équivalait à une mesure d’inflation. Le visage d’Hitler s’assombrit. ‘‘Inflation ! qu’est-ce que cela veut dire, inflation ? Ne me parlez pas d’inflation. Il s’agit avant tout de conserver la confiance du peuple. Tout le reste n’est que non-sens.’’ Je tentais de lui expliquer comment s’établissait la balance des paiements de l’État de Dantzig, mais il m’interrompit brusquement : ‘‘Les détails ne m’intéressent pas. Ne créez pas de difficultés stupides à Foster. S’il veut construire, il y aura toujours assez d’argent. Il faudra qu’il y en ait. Comprenez-vous ?’’ — ‘‘Foster sait ce qu’il fait, ajouta-t-il d’une voix plus calme. C’est une nécessité pour nous de faire disparaître les chômeurs des rues. Plus vite nous y parviendrons, meilleur sera l’effet produit. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’attendre longtemps. » 28

     À son arrivée au pouvoir, Hitler prit la décision d’augmenter la masse monétaire pour financer ses différentes mesures — ses mesures sociales, mais pas seulement. Fort logiquement, et comme toute analyse économique aurait suffi pour le prédire, l’inflation fit son apparition. Elle commença doucement, puis prit progressivement en vigueur. L’entourage d’Hitler fit valoir, il est vrai, que l’inflation était la conséquence de l’augmentation de la masse monétaire, et que l’arrêt de cette augmentation permettrait de mettre un terme à l’inflation. Mais le Führer n’était pas de cet avis, et il n’aimait pas devoir accepter les lois économiques. « L’inflation n’est pas causée par l’augmentation de l’offre monétaire en circulation, expliqua-t-il alors. Elle s’installe le jour où un acheteur est forcé de payer, pour les mêmes biens, une somme supérieure à celle qu’on lui demandait la veille. À ce moment, il faut intervenir. Même à Schacht, j’ai dû commencer par expliquer cette vérité de base : que c’est dans nos camps de concentration que nous trouverons la solution pour la stabilisation monétaire. Notre monnaie restera stable le jour où les spéculateurs seront mis derrière les barreaux. » 29 Hitler en fut toujours convaincu : le monde serait bien meilleur sans la finance, sans les banques, et sans les spéculateurs.

     Quoi qu’il en soit, la perspective de l’inflation l’insupportait. À chaque fois qu’un de ses conseillers lui évoquait la dévaluation comme solution possible, il s’empressait de répliquer : « Vous n’y pensez pas », avant d’enchaîner sur son habituel « débrouillez-vous », appelant ledit ministre ou conseiller à trouver une autre solution. Dans son esprit, rien n’était pire que l’inflation. Parce qu’elle brisait la confiance que le peuple avait mise dans son gouvernement, elle était une mesure impensable. « S’il le fallait, écrivit Hermann Rauschning après un entretien avec lui, il aimerait mieux supprimer radicalement la monnaie et, au lieu de distribuer des cartes d’alimentation, prescrire les repas en commun pour toute la nation. De telles mesures pouvaient encore, à la dernière extrémité, être justifiées aux yeux des masses. Elles pouvaient être présentées comme des innovations grandioses, comme un nouveau socialisme de guerre, une étape historique du progrès social. » 30

     Pour autant, malgré sa haine de l’inflation, Hitler ne défendait pas les principes économiques qui permettent de l’éviter. À l’instar de Keynes, qui voyait en lui une « relique barbare », Hitler n’était pas un grand supporter de l’étalon-or. Avec mépris, voici ce qu’il disait à ses proches à propos des États-Unis : « Aussi longtemps que les Américains peuvent amasser de l’or, ils sont contents. Ils ne comprennent pas que cette bricole n’a aucune valeur intrinsèque. » 31 On pourrait arguer que ses connaissances rudimentaires en économie ne lui permettaient sans doute pas d’appréhender les bienfaits d’un ordre monétaire basé sur un socle solide, mais ce n’était clairement pas la seule raison. Pour lui, les questions monétaires avaient une solution simple : la confiance. Vraie valeur ou non, la monnaie était soutenue par l’État et cela suffisait. « La confiance, voilà ce qui compte, expliqua-t-il un jour. Les gens ont confiance en nous, même sans couverture monétaire. C’est nous qui sommes garants, et non l’argent ou les devises. C’est notre parole qui importe et non des paragraphes ! Devises, argent métallique, ce sont des jetons que nous poussons et retirons aujourd’hui ou demain. » 32 Pour un parti qui avait obtenu une partie de sa popularité grâce à la catastrophe qu’avait été l’effondrement monétaire de 1923, professer de telles idées était un manque total de discernement. C’était souscrire avec ardeur au culte de la monnaie papier, malgré les avertissements répétés des économistes. Cette crainte vis-à-vis de la monnaie papier avait déjà été bien illustrée par une phrase qu’on attribue parfois à Voltaire mais qui, peu importe son auteur, est une vérité presque historique : une monnaie papier, basée sur la seule confiance du gouvernement qui l’imprime, finit toujours par retourner à sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire zéro.

     Loin de comprendre les bienfaits de l’étalon-or, Hitler considérait même que ce sain principe était en lui-même la cause de profonds désastres économiques. « L’or qu’obtiennent les Américains en échange du travail qu’ils fournissent, disait-il à ses proches, ils vont l’enfouir dans leurs coffres-forts et ils imaginent que le monde va s’agenouiller devant cette idée née dans le cerveau fumeux d’un penseur Juif ! Le résultat c’est leur trente millions de chômeurs. » 33 Ainsi, selon Hitler la création monétaire incontrôlée n’aurait aucune conséquence sur le système économique national. Et les gens le croyaient. Deux siècles après l’effondrement du système de John Law et le désastre des assignats, l’Europe occidentale avait encore succombé aux sirènes de la monnaie de papier. 

     Face à ces principes économiques pervers, la réaction de la grande masse des électeurs allemands fut ou le scepticisme, ou l’approbation. Après tout, des intellectuels respectés avaient défendu ces idées depuis des décennies et bien qu’ils n’offraient pas véritablement une alternative capable d’enthousiasmer les foules, tout était meilleur que le capitalisme honni. Aussi bien dans le domaine économique que politique, l’élément fondamental ne fut pas tant la force d’Hitler que la faiblesse de ses adversaires. À la vue des éléments idéologiques du nazisme, les intellectuels qui possédaient les bases théoriques nécessaires pour comprendre la folie de l’ « économie politique » nationale-socialiste n’ont pas manifesté leur désapprobation. En oubliant que les intellectuels qui ont la chance de comprendre les phénomènes économiques ont le devoir de les expliquer, ils ont pavé la voie au nazisme plus efficacement qu’aucun autre groupe social de la République de Weimar. Grâce à l’absence d’opposition théorique de ceux qui auraient dû se poser comme d’implacables adversaires, Hitler parvint à distiller des principes économiques destructeurs à une population allemande trop peu formée pour les rejeter. « Nos adversaires n’ont pas encore compris notre système économique, pouvait ainsi s’enthousiasmer Hitler. Nous pouvons dormir tranquille. Nous construirons un État solide, résistant aux crises, et sans une seule once d’or. Le premier qui vend au-dessus du prix convenu, qu’il prenne la direction d’un camp de concentration ! C’est la garantie de notre monnaie. Il n’y a pas d’autre solution. L’égoïste ne prend pas en compte l’intérêt général. Il se remplit les poches, et disparaît ensuite hors de nos frontières avec ses devises étrangères. Il est impossible d’établir la solidité d’une monnaie sur la sagesse des citoyens. » 34

    

Hitler en était convaincu : le commerce mondial appauvrit et amène irrémédiablement la décadence des nations. Il faudrait s’en détacher avec vigueur. Ainsi qu’il l’expliquait le plus naturellement du monde, « ce serait une politique sage pour l’Europe que d’abandonner son désir d’exporter dans le monde entier. La race blanche a elle-même détruit son commerce mondial. » 35 Reprenant les conclusions du mercantilisme, dont nous fournirons une analyse approfondie dans le sixième chapitre, Hitler se représenta systématiquement le commerce mondial comme une lutte âpre et sans pitié entre nations, une lutte dans laquelle l’une ne pouvait s’enrichir ou se développer qu’aux dépens des autres. Pour utiliser une formule issue de la pensée mercantiliste, le commerce international était, selon cette conception, « un jeu à somme nulle ». Pour justifier son propos, Hitler aimait prendre l’exemple de l’Angleterre qui, selon lui, avait perdu sa place de première nation industrielle du monde en raison même de son amour pour le commerce et du développement économique des colonies qu’elle avait établies. « Pour leur propre malheur, commentait-il au milieu de la guerre, les Anglais ont industrialisé l’Inde. Désormais le chômage s’accroît en Angleterre, et le travailleur anglais s’appauvrit. » 36 Par conséquent, il fallait de toute nécessité refuser absolument tout commerce et s’engager dans la recherche et la construction de l’autarcie économique. Pour cela, il était nécessaire d’utiliser les moyens conseillés par les théoriciens du nationalisme économique : développer les frontières nationales jusqu’à ce qu’elles forment le contour d’un espace vital une zone géographique où une économie peut prospérer sur des bases strictement nationales, i.e. sans commerce mondial.

À terme, il faudrait construire des États-Unis d’Europe. Comme l’expliquera Hermann Göring lors des procès de Nuremberg, « Hitler était davantage un continental qu’un colonial. Il désirait une union des États européens sous la direction de l’Allemagne exactement ce que les États-Unis font aujourd’hui. Un plan dans lequel le continent serait vaguement soudé et travaillerait en harmonie. » 37 Cela permettrait, pensait Hitler, de construire une véritable économique autarcique. Cet idéal était d’ailleurs assez largement partagé au sein du NSDAP. Aux mêmes procès de Nuremberg, l’amiral Karl Dönitz parlera du livre qu’il voulait écrire à sa sortie de prison, et déclarera : « Son thème majeur sera qu’il devrait y avoir des États-Unis d’Europe. » 38

     Les recommandations d’Hitler pour l’Amérique, d’ailleurs, étaient aussi simples voire simplistes que celles qu’il énonçait sur son propre pays. Partant des mêmes prémisses idéologiques, Hitler estimait que les États-Unis auraient dû, eux aussi, s’engager massivement sur la voie de l’autarcie, cela d’autant plus que le gigantisme de leur territoire les y invitait. « Si j’étais en Amérique, raconta-t-il ainsi, je ne m’inquièterais pas. Il y a assez pour bâtir une économie autarcique géante. Avec leur territoire de 9,5 millions de kilomètres carrés, le problème serait réglé en cinq ans. […] Et dire qu’il y a des millions de chômeurs aux États-Unis ! Ce qu’ils devraient faire là-bas, c’est se lancer dans une politique économique révolutionnaire, abandonner l’étalon-or, et accroître davantage les besoins de leur marché intérieur. » 39

     Je noterai au passage qu’il est triste de s’apercevoir que ces mesures, qui semblent d’autant plus folles qu’on connait la folie de celui qui les a soutenues, ont été bel et bien mises en œuvre. En 1971, le président Richard Nixon mettait fin à l’étalon-or. Depuis, la valeur du dollar n’a cessé de s’effondrer, et l’inflation de croître. Quant au « soutien à la demande intérieure », cette mesure soutenue par les keynésiens a abouti aux contradictions du surendettement et des crédits subprimes : des mesures publiques pour soutenir artificiellement la demande intérieure. Sans le savoir, en réglementant l’accès au crédit pour favoriser l’accès au logement des Américains les moins fortunés, on reprenait la logique qu’Hitler avait énoncée quatre-vingt ans plus tôt, quand il expliquait que « la pénurie des logements doit être solutionnée par des actions radicales. Les maisons doivent être réservées à ceux qui les méritent. » 40

 

     Les fondements d’une idéologie semblent parfois insaisissables. Celui dont il sera question dans cette section n’est pas un point habituellement traité par les historiens, et c’est naturel, tant il sort de leurs préoccupations et de leur domaine traditionnel. Nous avons déjà signalé quelques similarités entre la pensée de Marx et celle d’Hitler. Nous en développerons ici une autre. À l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Marx, Lénine publia un article sur « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », dans lequel il expliquait fort justement : « Adam Smith et David Ricardo, en étudiant le régime économique, marquèrent le début de la théorie de la valeur-travail. Marx continua leur œuvre. » 41 Il est intéressant pour nous de noter qu’Hitler et les nazis reprirent ce flambeau. À part pour Gottfried Feder, les membres du NSDAP, et Hitler le premier, étaient tout à fait ignorants des théories économiques, et pourtant ils furent tous modelés par une version vulgaire de la théorie de la valeur-travail.

     Cette théorie économique semble être un point ennuyeux et spécifiquement théorique ; en tout cas, elle semble être un élément tout à fait extérieur au problème qui nous occupe. Après tout, la défense du socialisme ne passe plus par l’énoncé d’une telle thèse — mais la raison en est simplement que le socialisme ne se défend désormais plus sur le terrain des idées, mais sur celui des sentiments. Pour autant, l’implantation du socialisme d’abord, et du marxisme ensuite, dans le paysage des idées politiques, s’est appuyé sur la théorie de la valeur-travail, et dans notre recherche des fondements typiquement socialistes du nazisme ce point doit nécessairement être évoqué.

     La théorie de la valeur-travail avait été défendue avant Marx, et par de grands économistes. À part l’école française, dont Jean-Baptiste Say fut le plus talentueux représentant, tous les économistes « classiques », Adam Smith, David Ricardo, et les autres, acceptèrent cette idée que le travail est l’origine et le fondement de la valeur des choses. Malgré tout, à la différence de Marx, leur théorie économique n’était pas entièrement bâtie sur cette prémisse. La lecture du Capital rend manifeste cette vérité que le marxisme tout entier présuppose la véracité de la théorie de la valeur-travail. Si cette idée s’avère fausse, alors le concept de « plus-value » est vidé de sa substance et n’existe plus que comme un mythe. Si, par suite, la « plus-value » est un mythe, alors toute l’ « exploitation capitaliste » que Marx avait prétendument démontrée « scientifiquement » devient elle-même un postulat non vérifié, et une théorie d’aucune valeur.

     Rapidement résumée, la théorie de la valeur-travail indique que le travail humain est l’origine de la valeur de choses. Selon celle-ci, une marchandise a une valeur d’autant plus importante que plus de travail humain est « matérialisé » en elle, pour parler comme Marx. Si toute valeur économique, et donc toute richesse, provient exclusivement du travail, il devient assez naturel de supposer que certaines catégories, certaines classes sociales, sont plus ou moins utiles au processus productif. Il devient alors particulièrement aisé de définir des coupables : les capitalistes, les banquiers, notamment, fournissent-ils un quelconque travail ? Puisqu’ils sont oisifs, ils ne produisent aucune richesse. Puisqu’ils ne produisent aucune richesse, ils vivent nécessairement du travail d’autrui, de l’effort d’autrui. Par ce fait même, et comme une conséquence intangible de cette théorie de la valeur-travail, ces individus sont coupables. Ce sont des voleurs et des traîtres.

     C’est la position qu’adoptèrent les nazis. Je ne rentrerai pas dans trop de détails puisque la « question juive » est traitée dans un chapitre suivant, mais qu’on me permette simplement d’illustrer ce point. En 1930, Joseph Goebbels publia un article intitulé « Pourquoi sommes-nous ennemis des Juifs ? » Nous y lisons : « Le Juif est responsable de notre misère, et il en vit. C’est la raison pour laquelle, en notre qualité de nationalistes et de socialistes, nous nous opposons au Juif. Le Juif ne crée rien. Il ne produit rien. Il ne fait que manipuler ce qui est produit. » 42 Adolf Hitler reprendra cette idée à de nombreuses reprises. Dans un discours du début des années 1920, il affirma par exemple : « Les Juifs, soyez en sûrs, ne font pas partie des classes travailleuses : ils ne travaillent ni avec leur esprit, ni avec leur corps. » Afin de solutionner ce problème, continuait-il, « il faut nécessairement établir une distinction entre les honnêtes créateurs et ceux qui ne font rien », ou, comme il le redira dans un autre discours : « celui qui refuse d’effectuer un travail honnête ne peut pas être un citoyen du Reich. » 43

     Cela valait pour les Juifs, et cela valait aussi pour les banquiers et les financiers, qui, disait Hitler, étaient tous juifs. Dans un ouvrage présentant le programme du NSDAP, Gregor Strasser écrira : « Et les prêteurs de fonds et les profiteurs ? Est-ce que ces pilleurs universels se préoccupent de fournir les premières nécessités de la vie ? Non ! Sont-ils engagés dans un processus de création de valeur, est-ce qu’ils produisent quelque chose ? Non ! Ce sont des voleurs et des traitres du point de vue économique. Ils ne font qu’amasser les richesses pour eux-mêmes. » 44

     Évidemment, cela ne doit pas nous surprendre. Les Nazis avaient accepté la validité de cette théorie et en avaient tiré les conséquences. Leur socialisme s’accordait très bien à ces conceptions sur la valeur des choses. Dans leur énonciation de ces principes, Smith, Ricardo et Marx insistèrent tellement sur le travail de l’ouvrier qu’ils paraissaient ne pas devoir s’appliquer au commerce ou à la banque. En poursuivant son raisonnement sur le « travail productif » et le « travail improductif », Adam Smith avait fourni les armes théoriques pour attaquer les banquiers, boutiquiers, et autres professions supposément « improductives ».

     Le dixième point du Programme du NSDAP indiquait déjà que « le premier devoir de tout citoyen est de travailler, physiquement ou intellectuellement. » et que, de ce fait, est justifiée « la suppression du revenu des oisifs et de ceux qui ont la vie facile, et la suppression de l’esclavage de l’intérêt. » 45 En effet, si le travail est la source unique de la valeur des choses, alors le profit n’a aucune légitimité, et tout le produit doit revenir au travailleur. L’intérêt lui-même ne se justifie plus. Tout se tient, à condition que la théorie de la valeur travail soit correcte, ce qui n’est pas le cas.

     La science économique progressa et s’en rendit compte progressivement. Des économistes comme Jean-Baptiste Say l’avaient déjà expliqué dès le début du dix-neuvième siècle, mais ils avaient été éclipsés par la prépondérance de l’École Anglaise issue de Smith et de Ricardo. Pour autant, dans les années 1920, la théorie de la valeur-travail avait déjà perdu tout caractère scientifique, et plus aucun économiste sérieux ne l’utilisa pour fonder son raisonnement économique. La « révolution marginaliste » était passée par là. Quelques années avant de faire naître Adolf Hitler, l’Autriche avait vu se développer en son sein une nouvelle école de pensée économique, que ses opposants ne tardèrent pas à appeler l’école « autrichienne » d’économie. Sous l’impulsion de Carl Menger, ces économistes soutinrent que la valeur d’un bien dépendait non pas de données « objectives » comme le temps de travail, mais de données « subjectives » : la capacité du produit à satisfaire les besoins subjectifs d’un individu donné. En produisant un service utile aux consommateurs qu’ils servent, tant le commerçant que le banquier sont producteurs d’une véritable valeur économique. Parce qu’Hitler ne s’intéressait pas à l’économie et qu’il se contenta de l’enseignement de l’obscur Feder, il ne fut pas en mesure d’appréhender correctement le phénomène de la valeur. Bien que ce point ne soit pas le plus décisif pour son antisémitisme, il ne fut pas un frein au développement de ce dernier, bien au contraire. Ses discours cités plus haut suffisent pour le justifier.

 

     Loin d’être autrichien par ses convictions économiques, Hitler semblait plutôt être un adepte des principes du keynésianisme. Nous verrons ce point beaucoup plus en détail dès le chapitre suivant, notamment parce que les premières mesures économiques du régime national-socialiste furent une application de la politique keynésienne de « relance ». Introduisons déjà la discussion en rappelant les convictions qu’Hitler exposait à ses proches quand, pressé de s’expliquer sur les détails de son programme économique et ses solutions pour « relancer » l’activité économique, il indiquait : « Ce qu’il faut, c’est établir un circuit économique fermé, de façon à ce que notre force économique n’aille pas se saigner à l’étranger. Je pourrai obtenir le succès aussi bien par le réarmement que par la construction de maisons ou de cités ouvrières. Je pourrai peut-être aussi distribuer aux chômeurs suffisamment d’argent pour satisfaire leurs besoins urgents. De cette façon, je créerai un pouvoir d’achat et j’augmenterai le mouvement des affaires. Toutes ces méthodes sont simples, elles n’ont rien de compliqué, et nous nous en tirerons parfaitement, car il suffit d’un peu de volonté pour ne pas se laisser rebuter par quelques difficultés inévitables. Dans tout cela, il n’y a aucune science mystérieuse, contrairement à ce qu’affirment les professeurs, c’est une simple question de bon sens et de volonté. » 46

 

     En bon socialiste, Hitler se présentait aussi comme un grand défenseur des travailleurs, et parmi ceux-ci, des ouvriers en particulier. Bien que les Nazis aient toujours rejeté énergiquement la rhétorique de la lutte des classes — qui provenait de la « conspiration » juive des Bolcheviks et autres communistes —, ils pensaient que les intérêts des travailleurs étaient en opposition directe avec ceux de leurs employeurs. Ils considéraient, et Hitler le premier, que les syndicats étaient nécessaires pour protéger les premiers de l’ « exploitation féroce » des seconds. « Telles que les choses sont aujourd’hui, notait Hitler dans Mein Kampf, on ne peut selon moi se passer des syndicats. Au contraire, ils sont parmi les institutions les plus importantes de la vie économique d’une nation. Leur importance ne concerne pas seulement la sphère sociale ou politique, mais la sphère plus générale de la politique nationale. Un peuple dont la grande majorité, grâce à un mouvement syndical sain, obtient la satisfaction de ses besoins vitaux et une formation par la même occasion, verra croître immensément son pouvoir de résistance dans la lutte de l’existence. » 47 En mai 1933, la formation du Front du Travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF), un grand mouvement syndical nazi dirigé par Robert Ley, fut clairement une réponse à cet objectif.

Bien qu’elle ne soit pas directement rattachée aux préoccupations économiques à proprement parler, la « question sociale » intéressa Hitler de près. Il réclamait du gouvernement qu’il agisse de manière concrète, malgré le fait que l’action de l’État dans ce sens ne méritait pas selon lui qu’on l’encense : l’État doit faire son travail, ni plus ni moins. La lutte des travailleurs ne devait pas être considérée comme une prière pour obtenir de la bienfaisance, et l’activité sociale toute entière ne devait pas être bâtie sur ces fondements. Selon une formule déjà présente dans Mein Kampf, « elle n’a pas à distribuer des faveurs, mais à rétablir des droits. » 48 Il s’agissait là d’un sujet important pour un parti qui, rappelons-le, avait commencé par être d’inspiration ouvrière. « Nous sommes un parti de travailleurs » aimait à répéter Goebbels. Celui-ci n’était d’ailleurs pas avare de « mots doux » à leur endroit. Et que l’on ne s’aventure pas à croire que c’était là simplement une méthode de propagande. Jusque dans son journal, il se montrait admiratif des travailleurs. « Ah, ces courageux prolétaires !, écrit-il en avril 1932. Je les aime et je combattrai toujours pour leurs droits. » 49 Dans les années de la conquête du pouvoir, tant Hitler que son fidèle acolyte, Ley, se mirent à diriger leurs discours vers les travailleurs. Leurs mots sont évocateurs. « Travailleurs ! Vos institutions sont sacrées pour nous autres Nationaux-Socialistes. Je suis moi-même le fils d’un pauvre paysan, et je comprends la pauvreté. Je connais ce qu’est l’exploitation de ce capitalisme anonyme. Travailleurs ! Je vous l’assure, nous ne tâcherons pas seulement de conserver tout ce qui existe, mais nous porterons encore plus haut la protection et les droits des travailleurs. » 50

De manière évidente, l’antilibéralisme conduit toujours à adorer les mêmes idoles et à promouvoir les mêmes mesures. S’il est bien une caractéristique de tous les grands hommes de l’histoire politique du monde récent, c’est leur manque flagrant d’originalité. Et Hitler en manqua également.

    

Si nous tenons à recenser de manière condensée quelles étaient les idées économiques du nazisme, le résumé fourni par l’économiste Ludwig von Mises est tout à fait pertinent. Il nous permettra de résumer les principaux points et d’amener la conclusion du chapitre.

 

1° Le capitalisme est un système injuste d’exploitation. Il lèse l’immense majorité au profit d’une petite minorité. La propriété privée des moyens de production empêche la pleine utilisation des ressources naturelles et du progrès technique. Profits et intérêts sont les tributs que les masses sont forcées de payer à une classe de parasites oisifs. Le capitalisme est la cause de la pauvreté et conduit nécessairement à la guerre.

 

2° C’est pourquoi il est du premier devoir d’un gouvernement populaire de substituer le contrôle de l’État sur la vie économique à la direction des capitalistes et des entrepreneurs.

 

3° Des prix maxima et des salaires minima, soit directement appliqués par l’administration, soit indirectement en laissant toute liberté aux syndicats, sont des moyens adéquats d’améliorer le sort des consommateurs et d’élever durablement le niveau de vie des salariés. Il y a des étapes sur la voie de l’émancipation complète des masses (par l’établissement final du socialisme) du joug du capital.

 

4° Une politique d’argent facile, c’est-à-dire d’expansion de crédit, est une méthode utile pour alléger les charges que le capital impose aux masses et pour rendre un pays plus prospère. Elle n’a rien à voir avec le retour périodique de la crise économique. Les crises sont un mal inhérent à un capitalisme sans frein.

 

5° Tous ceux qui refusent les déclarations précédentes et affirment que le capitalisme sert mieux les masses et que la seule méthode efficace pour améliorer durablement la situation économique de toutes les couches de la société est l’accumulation progressive du capital nouveau sont les apologistes mal intentionnés et bornés des intérêts égoïstes de la classes des exploiteurs. Un retour au laissez-faire, au libre-échange, à l’étalon-or et à la liberté économique est hors de question.

 

6° L’avantage tiré du commerce extérieur réside exclusivement dans l’exportation. Les importations sont un mal qui doit être évité le plus possible. La situation la plus heureuse dans laquelle une nation puisse se trouver est lorsque ses besoins ne dépendent d’aucune importation extérieure. 51

 

     Décrire quelles étaient les conceptions économiques d’Hitler et des Nazis était d’une nécessité évidente à l’approche des chapitres consacrés au système économique de l’Allemagne Nazie. Il est néanmoins important de préciser qu’il est impossible de mettre parfaitement à égalité l’un et l’autre. La pensée économique d’Hitler, telle qu’il l’avait formée à partir de celle de Feder, fut la source d’inspiration de toutes les mesures économiques du Troisième Reich, mais il est assez rare que le Führer lui-même ait été à l’avant-poste pour leur mise en application.

     Il n’est pas nécessaire pour nous de débattre sur le fait de savoir si Hitler était ou non un « dictateur faible » comme certains ont pu l’écrire. Les seules informations utiles pour notre propos sont celles qui confirment qu’Hitler laissait constamment une grande marge de manœuvre à ses ministres et à tous ceux qui, selon l’expression forgée par Kershaw, « travaillaient en direction du Führer ». 52 Ne souhaitant pas tout faire, mais acceptant toujours d’en prendre toute la responsabilité, Hitler refusait régulièrement de traiter lui-même un certain nombre de questions, même majeures. Il prenait surtout cette attitude pour les questions économiques et financières, qui semblaient à chaque fois lui donner mal à la tête. Que ce soit avec Schacht, son ministre de l’économie, ou avec Rauschning, qui publia ses entretiens par la suite, il avait toujours le même comportement désinvolte. « C’est votre affaire, cria-t-il un jour à ce dernier. Je ne m’occupe pas de ces sottises. Débrouillez-vous. » 53 Ainsi, la politique fiscale, économique, et financière du Troisième Reich, bien qu’elle dût toujours obtenir la caution d’Hitler, ne fut que très rarement menée par lui. Qu’on ne s’attende toutefois pas à y trouver des contradictions : les dirigeants nazis avaient entièrement avalé la doctrine économique du nazisme.

     Les Nazis avaient donc bien une pensée économique à eux, et un programme économique à eux, et l’un comme l’autre penchait nettement vers le socialisme. C’est ce que précisera bien Hitler dans une interview datée de 1931 : « Pour le dire clairement, nous avons bel et bien un programme économique. Le point n°13 de ce programme exige la nationalisation de toutes les entreprises d’utilité publique, ou en d’autres termes, la socialisation, ou ce que nous appelons ici le socialisme. Le principe fondamental du programme économique de mon parti doit être précisé clairement, et celui-ci est le principe d’autorité. Le bien-être de la communauté doit passer avant le bien-être de l’individu. L’État doit garder le contrôle. Chaque propriétaire doit se sentir comme un agent de l’État ; il est de son devoir de ne pas utiliser sa propriété au détriment de l’État ou de l’intérêt de ses compatriotes. » 54

     Hitler était favorable à la création d’une économie autosuffisante, ce que Fichte avait appelé un « État commercial fermé » ; la relance de l’activité économique, à l’intérieur des frontières étanches de la nation, se ferait alors soit par une politique de grands travaux, soit par de la redistribution ; le développement économique allemand, enfin, se ferait sans respect pour les conceptions économiques orthodoxes sur les réserves d’or, l’utilité de la spécialisation, et le pouvoir productif de la liberté économique. Tous les fondements de la logique keynésienne y étaient présents : nationalisme économique, plans de relance par l’État, et jusqu’à la croyance en un effet « multiplicateur ».

     Quant aux économistes qu’Hitler traitait de « bourgeois », ceux qui expliquaient la crise par l’excès du coût salarial ou par l’instabilité de l’expansion du crédit, ils énonçaient nécessairement des thèses incohérentes, volontairement expliquées dans un jargon incompréhensible pour qu’on ne puisse déceler ce qui, selon Hitler, constituait leur véritable motivation : la volonté de conserver le système à profit qu’était le capitalisme. De toute évidence, ces économistes bourgeois se trompaient. Le chômage n’était pas de la faute des travailleurs eux-mêmes ou de la hauteur de leur salaire par rapport à la productivité de leur travail. Comme Keynes l’expliquait, il s’agissait d’un chômage « involontaire », un chômage qui, selon le terme utilisé dans Mein Kampf, n’était en aucune façon « imputable » aux travailleurs eux-mêmes. 55

Cela nécessiterait l’intervention massive de l’État, bien qu’il ne s’agît pas de construire un socialisme d’État comme en URSS. Lors des Procès de Nuremberg, Franz von Papen expliquera les choses clairement : « Hitler a toujours souligné que la solution du problème social ne se trouvait pas du côté du marxisme ou du bolchevisme, mais dans un capitalisme où se mêlerait un certain degré de socialisme. Ce ne devait pas être un socialisme d’État, mais c’était un socialisme dans la mesure où l’entreprise privée ne travaillerait pas pour des dividendes ou des profits énormes. Tous les profits réalisés dans chaque branche de l’économie seraient pour la communauté et pas uniquement pour les particuliers. » Et il continuait : « L’un des slogans du parti nazi était quelque chose du genre : tous les profits doivent aller d’abord à la communauté. La différence entre le type de socialisme auquel adhéraient les nazis et le communisme était que les intérêts des personnes privées ne seraient pas étouffés comme ils l’étaient dans l’État communiste. » 56

 


CHAPITRE 4 : KEYNÉSIENS AVANT L’HEURE

 

 

     Au cours de l’année 1923, l’hyperinflation et l’effondrement monétaire, en entretenant les rêves d’un renversement complet du capitalisme, avaient contribué à l’envol du jeune Parti National-socialiste des Travailleurs Allemands. Mais après l’échec du Putsch de la Brasserie et la reprise vigoureuse de l’économie allemande, l’organisation était particulièrement mal en point. Des accords internationaux permirent, année après année, de solutionner l’épineuse question des réparations de guerre, et quand en 1928 l’économie allemande connut à nouveau le plein emploi, les slogans socialistes et nationalistes ne parvenaient déjà plus à enthousiasmer les foules. Ni le génie de Goebbels ni la fougue d’Hitler ne semblaient pouvoir inverser la tendance : le Parti national-socialiste perdait du terrain de façon tendancielle. Lors des élections de mai 1928, le NSDAP ne remporta que 2,5% des voix, ce qui lui offrit 12 sièges au Reichstag. « La magie de Hitler n’opérait plus » commentera Ian Kershaw. 1 Clairement, le NSDAP était déjà redevenu un parti politique insignifiant, si même il ne l’était pas resté depuis le début. 

La reprise vigoureuse de l’économie allemande entre 1923 et 1929 avait été d’abord causée par l’afflux massif de capitaux américains, tant privés que publics : les États-Unis avaient financé l’Allemagne et son économie à travers des prêts d’ « aide internationale ». Dès lors, de par sa configuration historique, l’économie allemande était devenue extrêmement dépendante de la prospérité des entreprises et des banques américaines, et les élites allemandes le savaient. Pourtant, quand vers la fin du mois d’octobre 1929 une violente crise émergea sur le marché boursier new-yorkais, la réaction de l’autre côté de l’Atlantique fut d’abord modérée. Au sein du gouvernement allemand la nouvelle fut accueillie dans l’indifférence ; au sein du parti nazi, elle ne fut même pas connue. Les élites ne tardèrent pas à reconnaître la dangerosité de la menace, et dans les mois qui suivirent l’Allemagne serait effectivement sévèrement touchée. Entre mai et juillet 1931, l’effondrement de la banque autrichienne Kreditanstalk, puis des allemandes Darmstädter, Dresdner, et Nationalbank, marqua le début d’une profonde crise. En 1932, le niveau de la production industrielle avait déjà chuté de près de 40%, et le taux de chômage dépassait les 30%. Le recours au temps partiel et les réductions timides de salaire n’y changèrent pas grand-chose. Dès 1924, c’est-à-dire sous la République de Weimar, une loi avait été passée pour contraindre les récipiendaires d’aides sociales à accepter les offres d’emploi qu’on leur proposerait, mais la mesure avait une portée limitée et, dans la situation actuelle, elle était totalement inefficace.

Miné par une instabilité politique, le gouvernement allemand était incapable d’intervenir massivement. Cela ne signifie pas qu’il n’intervint pas, bien au contraire, et cela ne signifie pas non plus qu’il aurait dû intervenir davantage. Les historiens du nazisme — et les historiens d’une manière générale —  étant des défenseurs passionnés des principes keynésiens, il est récurrent de lire chez eux comme il est formidable que les Nazis les aient mis en œuvre, et comme, de la même façon, il est honteux que le chancelier Heinrich Brüning et son gouvernement de centre-droit n’ait pas eu la « présence d’esprit » de les appliquer. Sur ce point, les mots de Richard Evans sont fascinants : « Brüning ne fit rien, bien que les moyens pour échapper à la crise étaient désormais sur la table, et que des voix s’élevaient déjà pour défendre les actions de stimulation de la demande par des plans de création d’emplois financés par le gouvernement. » 2

     Pourtant, malgré cette inaction apparente, les résultats furent encourageants. Dès 1932, on voyait partout des signes de reprise. Les publications spécialisées l’annonçaient : le pire était passé, et l’économie allemande redémarrait. 3 Aux États-Unis, le début du rebond s’était fait sentir en juin 1932, bien avant que le président Roosevelt ne lance ses programmes d’intervention publique. En prenant le poste de chancelier en janvier 1933, Hitler héritait donc une situation économique certes morose, mais le point de bascule avait déjà été atteint. Si le président Hindenburg n’avait pas succombé à la pression de son entourage, ce rebond aurait pu changer l’histoire. À la fin de l’année 1932, le parti Nazi perdait du terrain. Préoccupé par la popularité en baisse du parti national-socialiste et de son leader, Goebbels nota dans son journal : « Nous devons accéder au pouvoir dans un avenir proche. Sinon, nous allons nous casser les dents aux élections. » 4

     Freiné par le fonctionnement d’un système parlementaire qui n’avait pas offert de gouvernement stable depuis des années, le pouvoir politique ne put offrir de solution ferme. Les quelques mesures qu’il mit effectivement en place restèrent timides, et surtout, elles n’allèrent en aucun cas dans le sens d’une réponse rationnelle à la crise. La logique de l’ « orthodoxie financière » fut trop peu suivie, non seulement par manque de conviction, mais aussi de par l’opposition franche et systématique des partis de la gauche. Lorsqu’une baisse — légère et clairement insuffisante — des dépenses publiques fut proposée en mars 1930 par la droite au pouvoir, le NSDAP et le Parti Social-Démocrate (SPD) votèrent conjointement afin de repousser la mesure.

 

     Le premier chapitre avait pour objet les débuts politiques d’Hitler et sa collaboration avec Anton Drexler au sein du Parti Ouvrier Allemand. Il montrait l’inclinaison clairement socialiste, voire communiste, de son programme politique. Bien évidemment, ce n’était là que le tout début de l’histoire. Après la prise du pouvoir en janvier 1933, les Nazis n’avaient pas encore de programme économique à proprement parler. Les quelques principes énoncés dans leurs « 25 points », ainsi que les idées générales de Feder, Goebbels et Hitler sur le fonctionnement de l’économie devaient fournir, pensait-on, le contenu des réformes à réaliser. Mais les choses n’étaient pas si simples. Comme en Russie soviétique, où l’enseignement de Marx n’avait pas pu constituer plus qu’une inspiration pour l’action politique, en Allemagne aussi il fallait savoir aller au-delà des grandes idées, pour agir. Bien que la base socialiste du mouvement fût partagée par tous, le positionnement particulier n’était pas encore clair. Encore proche des élites du parti à cette époque, Rauschning nous explique la situation : « Peu de temps après la prise du pouvoir on vit fleurir un bouquet de projets plus ou moins fantaisistes qui tendaient à instaurer un ‘‘ordre nouveau’’. […] Le programme était plus facile à exposer qu’à réaliser. Signifiait-il que l’Allemagne allait devenir un État corporatif ? Signifiait-il une économie totalement dirigée ? Était-ce le socialisme d’État ? » 5 Chacun proposa ses solutions. Lors du procès de Nuremberg, Walther Funk, ministre de l’économie de 1937 à 1945, exposera à nouveau les convictions économiques qu’il avait eues à l’époque et qu’il avait proposées aux autres cadres du parti : « J’étais partisan d’une baisse des taux d’intérêt et d’une stabilisation de notre monnaie, de l’octroi de nouveaux crédits pour la Reichsbank. J’ai aussi insisté sur la nécessité d’exporter. Mes idées pour résorber le chômage ne passaient pas par le réarmement. Je souhaitais encourager la construction de nouvelles maisons, de nouvelles industries comme l’automobile, et l’aménagement du réseau routier. Au départ, on a respecté mes idées. Par la suite, cependant, on m’a trouvé trop libéral ou démocrate. J’étais hostile à une socialisation trop poussée de l’économie parce que cela étouffe l’effort et l’initiative individuels. » 6

     En 1926, le programme du Parti national-socialiste parlait encore ouvertement de nationalisations et un tel mot ne passait pas bien auprès de certains électeurs — typiquement, auprès des petits bourgeois, du grand patronat, et de certaines franges de la classe moyenne supérieure. Cette inclinaison était trop radicale, trop violente. Au début de l’année 1931, le NSDAP continuait son évolution idéologique, secoué par les craintes d’interdiction et les pressions de ses électeurs. Afin de s’adresser et de séduire une plus large partie de la population allemande, il mit quelque peu de côté les points les plus communistes de son programme, pour pencher désormais vers un socialisme plus soft, plus moderne, et plus réaliste : le keynésianisme. Le virage fut pris en 1931 avec l’instauration du Programme d’Action Immédiate (Sofortprogramm). Celui-ci, au lieu de nationalisations, parlait du besoin de relancer l’économie allemande à travers un plan massif de relance fait de grands travaux financés à crédit —  bref, la vulgate keynésienne dans sa forme brute.

     Cependant, les élites nazies ne se rallièrent pas tous aisément à cette nouvelle tendance. Certains, dont Goebbels et bon nombre de ceux qui prenaient au sérieux l’aspect idéologique du mouvement, s’en offusquèrent même fortement. Voici ce que ce dernier nota dans son journal après une session au Reichstag : « Je polémique avec la plus grande sévérité contre le nouveau programme économique, qui en est au stade préparatoire. Plus aucune trace de socialisme. Pauvre socialisme ! Mais je ne renoncerai pas. Le Parti est à un tournant décisif. Les socialistes doivent être sur leurs gardes. Nous ne voulons pas l’avoir été pour rien. » 7

     En 1932, les Nazis adoptèrent le plan de création d’emplois publics dessiné par Gregor Strasser. Parallèlement, on indiqua dans le programme du NSDAP la volonté de rompre avec l’étalon-or. Au mois de mai, le même Strasser prononça un discours au Reichstag demandant au gouvernement de mettre en place des mesures de relance pour résoudre le problème du chômage. La crise avait prouvé l’échec du capitalisme, pensait-il. Il était temps, dès lors, d’expérimenter des mesures fortes, dans l’esprit de celles recommandées par un économiste britannique fort à la mode à l’époque : John Maynard Keynes.

     Arrivé à la chancellerie en janvier 1933, Hitler se devait de trouver une solution au chômage. C’était l’une de ses promesses, et certainement celle qui avait fait naître chez ses électeurs le plus grand enthousiasme. Au milieu de la guerre, il rappela à ses proches la mission qu’il se devait de remplir à cette époque. « J’ai toujours su, leur expliqua-t-il, que le premier problème était de régler la question sociale. Faire semblant d’échapper au problème, c’était se mettre dans la situation d’un homme qui au dix-septième ou au dix-huitième siècle prétendait qu’il n’était pas nécessaire d’abolir l’esclavage. » 8 La principale « question sociale » était évidemment celle du chômage. « Du travail, du travail, du travail » : telle fut la première promesse du nouveau Chancelier.

     La nuit même de son arrivée au pouvoir, Adolf Hitler avait promis un programme « gigantesque » de création d’emplois financés par le gouvernement, et sur ce point, les choses évoluèrent rapidement. Des programmes et mesures établissant un travail obligatoire — et presque jamais rémunéré — furent massivement mis en en place. Instauré dès les premières semaines, le programme de création d’emplois, en particulier, fut effectivement massif : pas moins de 600 millions de Reichsmarks furent dépensés dans cette mesure.

     Les programmes de relance financés par le crédit n’étaient pourtant pas soutenus par l’ensemble du gouvernement, et le DNVP, le parti de la droite conservatrice, s’y opposait fermement. Hugenberg, son représentant au sein de la coalition gouvernementale, fit repousser pour un temps l’implantation de ces idées. Très clairement, c’était là des mesures de gauche.

     Un autre programme s’intéressait, lui, aux fermes agricoles. Instauré dès mars 1933, il consistait à envoyer des chômeurs dans des fermes agricoles pour y assister les paysans locaux. En août 1933, pas moins de 145 000 chômeurs avaient été ainsi placés. Ce travail répondait-il à leurs souhaits ? À leurs talents individuels ? À la demande du marché allemand ? En vérité, les dirigeants nazis ne se posaient pas de telles questions, et clairement la réponse à chacune d’elle aurait été assez simple : Nein !

     À son arrivée au pouvoir, Hitler était considéré comme un « allié » par les différents mouvements syndicaux allemands, un sentiment qu’Adam Tooze, de manière assez partisane, qualifie d’« inexplicable ». 9 Au regard des prises de positions d’Hitler et du programme de son parti, il n’y avait pourtant rien d’inexplicable à cela, bien au contraire. Le régime commença par aller clairement dans le sens des syndicats. Le 1er mai 1933, le nouveau Chancelier et Robert Ley, le chef du futur Front Allemand du Travail (Deutsche Arbeitfront, DAF) organisèrent une « Fête nationale des travailleurs ». Elle fut animée par Joseph Goebbels, l’éternel « ami » des travailleurs comme il se définissait parfois, à qui on demanda d’annoncer un grand plan de création d’emplois. Depuis des décennies, ce jour spécial avait été l’occasion de grandes manifestations syndicales. Le NSDAP en fit un jour férié. Ce fut un geste fort. L’historien Richard Evans, qui reste très souvent modéré sur le lien entre socialisme et national-socialisme, conclut cette fois-ci : « Cet acte, encore une fois, symbolisait la synthèse faite par le nouveau régime entre deux traditions apparemment divergentes : le nationalisme et le socialisme. » 10

     En juin, les choses prirent une autre ampleur. Fritz Reinhart et Hjalmar Schacht mirent au point un nouveau plan de création d’emplois financés par le gouvernement. Sa portée était encore supérieure aux premières mesures : le programme fut doté d’un milliard de marks. On lança la « Bataille pour l’Emploi » (Arbeitsschlacht), une formule de propagande qui fut accueillie, on s’en doute, avec le plus grand des enthousiasmes.

     Au même moment, en réponse au chômage de masse et dans un effort pour « reconstruire l’Allemagne », Hitler nomma Fritz Todt à la tête d’une organisation chargée de construire puis de gérer un réseau autoroutier moderne et étendu. Contrairement à un autre mythe souvent propagé sur ce sujet, ces autoroutes (autobahnen) n’avaient pas de signification militaire : l’armée utilisait d’abord et avant tout le transport ferroviaire. Elles constituaient un des pans du grand effort de création d’emplois publics dans le cadre du plan de relance national-socialiste. Sur ce point, ils y parvinrent : en 1936, plus de 125 000 personnes travaillaient à la construction des autoroutes. À la fin de cette même année, 3 000 kilomètres d’autoroutes avaient été construits. Intensément mis en avant par la propagande, le programme de construction des autobahnen mobilisa près de 5 milliards de Reichsmarks, construisant plus de 6 000 kilomètres de voies rapides dans un pays pourtant encore largement sous-équipé en voitures. 11  

     Partout à travers l’Allemagne les sous-dirigeants nazis se mirent à lancer leur plan de création d’emplois publics. Leurs choix en ce sens étaient simples, et parfois très rudimentaires. La construction de maisons ou de routes représentait une partie. Pour le reste, on employait les chômeurs « pour dire de les employer », notamment en leur faisant creuser des trous. Ce n’est pas que l’on n’avait pas eu le temps de réfléchir à une meilleure occupation pour eux : les économistes qu’on qualifia plus tard de keynésiens expliquaient que c’était là une très bonne mesure.

     Ces mesures de réduction du chômage, artificielles en elles-mêmes, étaient accompagnées de procédés administratifs permettant de rayer un maximum de personnes des listes du chômage. Comme l’idéologie nazie considérait que la place de la femme était à la maison, les statistiques du chômage ne reprenaient plus les femmes. À partir de 1935, on ne comptabilisa plus les Juifs non plus : ils n’étaient plus Allemands. Cette même année, le service militaire obligatoire fut réintroduit, ce qui « employa » de nombreux jeunes hommes.  Parallèlement, le régime avait également mis en place une « répartition du travail » et certains anciens chômeurs ne travaillèrent qu’un seul jour par semaine — trop peu pour vivre correctement, mais assez pour sortir des statistiques du chômage. Ces « tours de passe-passe » comme les qualifiera Kershaw, permirent bel et bien de réduire virtuellement les statistiques du chômage mais ne contribuèrent en rien à la prospérité allemande. 12

     Ceux qui refusaient le travail que l’agence pour l’emploi leur indiquait étaient également rayés des listes du chômage. En réalité, leur sort fut bien plus terrible qu’un simple retrait du système d’aide publique. Les Nazis utilisèrent les camps de concentration, d’abord prévus pour les opposants politiques, pour ces hommes et ces femmes qui avaient refusé que l’État leur dicte l’emploi qu’ils devaient occuper, ou qui s’étaient montré trop peu enclins à suivre les ordres. Selon la formule utilisée, ces camps devaient permettre l’ « éducation des fainéants ».

     En septembre 1933, persistant dans sa logique, le parti nazi lança un nouveau plan de relance par la dépense publique. Uniquement basé sur des subventions au secteur privé, ce nouveau plan engouffra 850 nouveaux millions de Reichsmarks. Mais les choses n’en restèrent pas là et dès 1934 Goebbels annonça un autre plan. À travers ces programmes, plus d’un million d’emplois furent ainsi financés par l’argent public. Par ailleurs, ces mesures gouvernementales de réduction artificielles du chômage furent accompagnées de baisses administratives du niveau des salaires, ce qui en soit limite la portée du « miracle » économique du national-socialisme. Le temps de travail fut aussi graduellement augmenté, ce qui n’empêcha pas, dans un premier temps, une baisse sensible du niveau de vie.

Le consensus est aujourd’hui très large parmi les historiens pour affirmer que la politique économique nazie des années 1933-1935 fut bel et bien une mise en application des principes keynésiens. 13 Cela ne doit en aucun cas nous surprendre, étant donné que les principes keynésiens de relance par la dépense publique, et c’est le mérite de G. Garvy de le rappeller, étaient déjà bien connus en Allemagne au début des années 1930. 14 Aujourd’hui comme hier, un consensus s’est formé autour de cette interprétation : que la politique économique national-socialiste a constitué un exemple réussi de la « solution keynésienne » aux problèmes économiques d’une nation en crise.

Bien qu’ils aient souvent très fortement rejeté les idéaux nazis et l’omnipotence de l’État dans les affaires économiques, les économistes professionnels, tant en Europe qu’aux États-Unis, ont ainsi paru cautionner cette expérience, qui, nous le verrons, fut en réalité désastreuse. Aux États-Unis, les grands médias se rendirent coupables du même aveuglement et de la même falsification. Au milieu des années 1930, le célèbre Time qualifia de « remarquable » la réduction du nombre de chômeurs, dans un article des plus élogieux — le même magazine qui titra plus tard sur Hitler : « l’homme de l’année 1938 ». Pour être honnête, il faut avouer que cette myopie ne toucha en aucun cas l’ensemble de la presse américaine. Plus attentif à la situation réelle, Newsweek fut ainsi très réservé vis-à-vis des lois sociales mises en place, en affirmant que celles-ci semblaient pires qu’en URSS. 15

     Contrairement à un mythe malheureusement très largement propagé par les manuels et les livres d’histoire, ni le réarmement ni les dépenses militaires d’une manière générale ne contribuèrent à la reprise de l’économie allemande. En 1934, les dépenses militaires ne représentèrent pas plus de 4,4% du budget de l’État, soit moins qu’en France et qu’en Italie, et même quatre fois moins qu’en Union Soviétique. 16

 

     Comme nous le savons tous, la plus célèbre application des principes keynésiens fut l’œuvre du président américain Franklin Delano Roosevelt. Les deux autres expériences keynésiennes de cette époque, on l’oublie souvent, virent leur application intervenir dans deux pays aux « dispositions » sociales et économiques tout à fait particulières : l’Allemagne Nazie et l’Italie fasciste.

     Accueilli par la panique des milieux financiers, le nouveau président démocrate avait eu fort à faire face à la crise. Le 19 avril 1933, les États-Unis mirent fin à la convertibilité en or du dollar, lequel se déprécia de 30% face au reichsmark allemand, et cela en moins de 4 mois. Dès le lendemain de son entrée en fonction, Roosevelt avait posé les bases de sa « nouvelle donne » et commencé à un rythme soutenu sa réforme en profondeur de l’économie américaine. Votée au mois de juin 1933, la « Loi de redressement industriel national » (National Industry Recovery Act, NIRA), fit écho à la « Loi pour la Régulation de l’Agriculture » (Agricultural Ajustment Act, AAA) pour réglementer et centraliser la gestion des deux grands secteurs économiques de l’Amérique de l’époque, et formaient les premières manifestations du grand plan de « Nouvelle Donne » tant promis par le candidat Roosevelt.

     Le Parti Communiste Américain commença par critiquer sévèrement Roosevelt et son New Deal, qualifiant le président démocrate de « frère de sang de Mussolini ». Ils considéraient qu’avec le New Deal l’Amérique venait de faire un grand pas en direction du fascisme. Un journal communiste notait ainsi en 1934 : « Quiconque ne peut voir l’hitlérisme ou le fascisme écrit en toutes lettres sur le NIRA est aveugle comme une taupe. » 17 À droite, des journalistes reprenaient les mêmes arguments pour fonder leurs critiques du New Deal. Le plus fameux d’entre eux, John Thomas Flynn, compara lui aussi le New Deal de Roosevelt à celui engagé par Mussolini en Italie et par Hitler en Allemagne, une analogie qu’il défendra dans The Roosevelt Myth, avant de se concentrer sur la tendance vers le fascisme, notamment dans As We Go Marching. 18 Étant donné que l’objet de ce livre n’est pas le totalitarisme d’une manière générale mais bien le national-socialisme hitlérien, je suis contraint de laisser de côté l’application américaine des « sains » principes keynésiens et d’ignorer complètement l’application italienne de ces mêmes principes. Le lecteur intéressé pourra se reporter au livre admirable de Wolfgang Schivelbusch portant le titre évocateur : Trois New Deals : Réflexions sur l’Amérique de Roosevelt, l’Italie de Mussolini, et l’Allemagne d’Hitler, 1933-1945. 19

     Le récit de l’application des principes keynésiens à un système fasciste comme l’Allemagne Nazie peut surprendre le lecteur, lui qui entend sûrement le keynésianisme être quotidiennement célébré comme un système de justice, de démocratie, et de paix. Certains auront donc toutes les difficultés du monde à admettre que l’application de ces « sains » principes économiques aient pu se faire dans le cadre d’un État totalitaire. Pourtant, quand des économistes contemporains demandent à l’État de « booster la demande » ou de « stimuler l’épargne », et tant d’autres formules, ne demandent-ils pas précisément que l’État réglemente, interdise, légifère, et agisse, oui, agisse pour contraindre les individus à se conformer à l’idée que le gouvernement s’est fait de la situation économique du pays ? Ne demandent-ils pas que l’on remplace le libre choix individuel par la toute-puissance de la loi ? Ne demandent-ils pas en substance qu’un dictateur économique — peu importe qu’on l’appelle Président, Parlement, Ministère, Conseil économique, comme dans nos démocraties, ou Monarque absolu, Führer, Duce, Directoire, ou Soviet Suprême, comme dans les autres régimes — viennent utiliser les ressources économiques des individus, en leur lieu et place ?

     En réalité, oui, les fondements du système keynésien sont ceux des systèmes totalitaires : l’abandon de l’initiative individuelle, le recours à un État tout puissant, et la réglementation complète de l’activité économique comme, de fait, de toute activité humaine. Le keynésianisme fonctionne très bien sans les structures du pouvoir démocratique et sans le fatras du parlementarisme. Parce qu’il nécessite un pouvoir exécutif fort et la mise au pas des résistances économiques habituelles, le keynésianisme s’accommode si bien des conditions politiques d’un régime totalitaire qu’on se demande bien si ce n’est pas là son environnement naturel.

     Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces vérités se trouvent d’ailleurs exprimées par Keynes lui-même. Dans sa Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie il se disait fier d’offrir « une théorie de l’emploi et de la production dans son ensemble, qui s’éloignerait à bien des égards de la tradition orthodoxe », mais il n’avait pas pris la peine de définir bien précisément en quoi consistait cette orthodoxie. 20 Pour beaucoup, la question reste ouverte. Répondre que ce sont les institutions de la société libérale pourrait logiquement apparaître comme une supposition bien délibérément subjective, si dans un passage de la préface à l’édition allemande de 1936 — un passage malheureusement assez oublié de nos jours —  il n’avait pas écrit : « La théorie de la production, qui est l’objet de ce livre, peut être beaucoup plus facilement adaptée aux conditions d’un État totalitaire qu’elle ne pourrait l’être aux conditions d’une libre concurrence et d’un haut degré de laissez-faire. » 21

     Il ne faut pas être étonné, alors, que Mussolini ait applaudi avec enthousiasme les mesures prises par le président Roosevelt dans le cadre de sa « relance » keynésienne. Le dictateur italien expliqua y avoir trouvé des « réminiscences du fascisme : cette idée que l’État ne doit plus laisser l’économie fonctionner par elle-même. » 22 À l’intérieur du Parti national-socialiste, on célébra également « l’adoption par Roosevelt des principes du National-Socialisme dans ses mesures économiques et sociales ». 23 Rien d’étonnant non plus à voir Hitler, et dès son arrivée au pouvoir, mettre en place les mesures politiques que les keynésiens continuent encore à défendre aujourd’hui. Rien d’étonnant, enfin, à apprendre que le premier parti politique britannique à avoir intégré les principes du keynésianisme dans son programme politique fut l’Union Britannique des Fascistes (British Union of Fascists) fondé par le socialiste Oswald Mosley. 24

     Il est évident que cette application nazie du keynésianisme avait peu de chance, étant donné le contexte idéologique actuel, d’être ressassé partout ou de figurer dans les manuels d’histoire.  Pourtant, ce lien entre Hitler et Keynes a toujours été clair pour les spécialistes. En 1971, Joan Robinson, fidèle disciple de Keynes et membre de son « Cercle de Cambridge », avoua elle-même qu’au début des années 1930, « Hitler avait trouvé une solution au chômage avant que Keynes ait terminé de l’expliquer ». 25 En avril 1975, un article du prestigieux Journal of Political Economy expliquait que les économistes allemands, dès le début des années 1930, étaient bien au courant des théories keynésiennes et des mesures qu’elles recommandaient, et que ceux-ci essayèrent d’en trouver une application aux problèmes économiques de l’Allemagne. Leurs consignes furent suivies par Hitler. 26

     Paul Samuelson, qui offre le double « mérite » d’être à la fois l’un des grands économistes du XXe siècle et un disciple de Keynes, fit le commentaire suivant : « Lord Keynes ne fut pas le premier, ni le dernier, à se faire l’avocat des plans de travaux publics pour les périodes de crises économiques. Adolf Hitler était aussi peu à l’aise avec l’économie qu’il ne l’était avec la moralité. Pour autant, ses efforts pour réarmer l’Allemagne et monter une campagne militaire de revanche et de conquête parvinrent à ramener l’Allemagne au plein emploi, par rapport à la situation de 1932, où un Allemand sur quatre, comme un Américain sur quatre, avait perdu tout espoir de trouver un travail. » 27

 

     Il est probable que des doutes subsistent encore dans l’esprit du lecteur. L’application du keynésianisme par les Nazis est assez dérangeante mais, après tout, si les résultats furent bons, il n’y a sans doute pas de raison de condamner ces mesures. Elles seraient peut-être la preuve que le nazisme, malgré ses atrocités, a pu s’avérer positif dans certains domaines. Si Hitler a vaincu la crise économique et amené le plein emploi par des mesures keynésiennes, alors de quoi pourrait-on se plaindre ?

     Les résultats, semble-t-il, furent bons. Le chômage diminua sensiblement : après avoir atteint un pic à 6 millions en janvier 1933, il chuta à 4 millions en 1934, 3 millions en 1935, 2 millions en 1937, et jusqu’à disparaître complètement à l’approche de la guerre. Partout dans le monde, l’orthodoxie keynésienne continue à expliquer que la reprise économique fut le résultat de l’adoption des principes keynésiens au début de l’année 1933. Rompant avec  la politique déflationniste du gouvernement précédent, les Nazis se seraient mis à augmenter le déficit budgétaire, à suspendre l’étalon-or, et à assouplir l’offre de crédit, des mesures qui stimulèrent l’activité économique et relancèrent l’activité. Dans le même temps, par des programmes massifs de création d’emplois par l’État, ils mirent un terme au chômage de masse.

      D’abord, il serait faux de croire que l’application hitlérienne des grands principes keynésiens ait été un succès. Si succès il y eut, cela tient d’abord au contexte économique général, et non aux mesures d’Hitler. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis le déclenchement de la Grande Crise et le cycle économique commençait à se retourner, un phénomène naturel que l’interventionnisme nazi ne fit que retarder. Après avoir touché le fond en 1932, l’économie allemande commençait à redémarrer, malgré des signes de fragilité.

     En second lieu, les négociations pour l’étalement des paiements de réparation imposés par le Traité de Versailles contribuèrent fortement à redynamiser l’activité économique. Le plan Dawes (1924) puis le plan Young (1930) avaient déjà allégé la charge pesant sur l’Allemagne, mais c’est surtout en juillet 1932, lors de la Conférence tenue à Lausanne, que la situation changea véritablement. En retirant le fardeau des réparations des frêles épaules de l’économie allemande, la France et l’Angleterre venaient d’offrir à Hitler le plus grand des cadeaux : un rebond automatique de l’économie allemande. Aidé par la fanfare de la propagande de Goebbels, le régime allait pouvoir exploiter cette réussite apparente : l’économie allemande venait de redémarrer grâce aux mesures énergiques prises par les Nazis. Loin d’être un résultat du plan massif de relance par la dépense publique — lequel, comme le prouve Adam Tooze, aggrava plutôt les choses — la reprise de l’économie allemande fut liée de très près au règlement des questions relatives aux réparations de guerre.

     Il faut le dire, la relation de cause à effet entre mesures keynésiennes et relance économique n’est nullement automatique. L’historien Adam Tooze a mis en avant la conclusion « indéniable » que ces mesures n’ont pas contribué à la baisse du chômage, ou de manière très superficielle. Selon son analyse, la reprise économique fut d’abord le résultat d’une reprise de l’investissement des entreprises et d’une consolidation de leur structure financière, deux phénomènes qui étaient en marche avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir : « Nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce qui se serait passé, si un gouvernement différent avait été au pouvoir. Cependant, les signes d’une reprise de l’activité des entreprises allemandes sont là dans les statistiques. Il est donc raisonnable de supposer que même sans l’intervention étatique il y aurait eu une forte reprise, comme il y en avait eu une après la première grande récession de la République de Weimar en 1925. » 28 Ayant analysé les données d’archives dans une excellente étude consacrée à cette question, Albrecht Rischl en vient également à la conclusion que la politique de relance par la dépense publique, malgré les millions d’argent public qu’elle a mobilisés, « ne fut pas ce qui provoqua la reprise économique. » 29

     Évidemment, ces mesures avaient aussi un coût. En bon disciples de la doctrine keynésienne, les Nazis eurent recours non pas aux hausses d’impôts mais aux déficits publics. Adepte d’une théorie qui plonge aujourd’hui l’Europe dans l’une des pires crises de son histoire, l’État hitlérien se servit du déficit comme d’une source inépuisable permettant de financer emplois publics, subventions à profusion, et plans de grands travaux. L’ampleur de la catastrophe était considérable. Dès les premières années du régime, les dépenses étaient quatre fois supérieures aux recettes. En cinq ans, entre 1928 et 1935, les dépenses publiques augmentèrent de plus de 70%. La dette progressa de 10,3 milliards de Reichsmarks. Cette augmentation provoqua une crise, et ce dès 1934 — la crise la plus importante des douze années du Reich, selon l’analyse qu’en fera Tooze. Devant l’inquiétude grandissante des pays étrangers, Hitler et Schacht décidèrent alors de stopper le remboursement des dettes contractées. L’Allemagne n’en avait plus les moyens. La situation économique était catastrophique, et l’entourage d’Hitler s’en inquiétait. En juin 1934, un journal proche du parti national-socialiste se dira préoccupé par le fait que les jours d’Hitler semblaient être comptés. 30

     Pour autant, ce premier échec du keynésianisme n’en empêcha pas d’autres. L’histoire économique n’apporte strictement aucun exemple de la réussite d’une forme ou d’une autre de socialisme, et l’application nazie du keynésianisme et de l’étatisme n’en apporte pas le contre-exemple. Les programmes nazis ont créé des emplois, dites-vous, et alors ? Pour constituer, à proprement parler, une richesse sociale, c’est-à-dire pour fournir à la collectivité humaine un service utile — i.e. ayant une valeur économique —, il est nécessaire que celle-ci résulte de l’activité productive d’individus libres. En son temps, Napoléon avait lui aussi « résolu » le problème du chômage en employant les gens sans activité à retirer les pavés des rues, puis à les remettre le lendemain matin. Il était keynésien avant l’heure. Réécoutons les mots de Keynes lui-même. Que l’économiste professionnel tâche de ne pas rire. « Si le Trésor Public remplissait des bouteilles avec des billets de banque, les enterrait dans des mines désaffectées, les recouvrait d’ordures et laissait ensuite à une compagnie privée le soin de les déterrer, il n’y aurait plus de chômage. » 31 C’est le genre de conseil qu’appliqua Hitler. Les emplois fournis dans la construction, dans l’industrie d’armement, et ailleurs, n’avaient pour la plupart aucune utilité économique. Ils contribuaient autant au bien-être matériel des individus que le pavage-dépavage des routes et le déterrage de bouteilles remplies de billets de banque. Seul le marché, en coordonnant les préférences individuelles et en les valorisant par un mécanisme de prix, est capable de créer des emplois possédant une véritable valeur économique.

     Ces mesures pouvaient-ils être efficaces ? Une petite anecdote nous en fournit aisément la réponse. L’économiste Milton Friedman, lors d’un voyage en Asie dans les années 1960, eut l’occasion d’observer un canal dans lequel des centaines de travailleurs creusaient avec des pelles. Etonné du peu d’utilité de cet emploi, il demanda pourquoi on ne fournissait pas à ces gens des machines sophistiquées, pour les aider dans leur travail. On lui expliqua que c’était là tout l’enjeu : on fournissait du travail aux gens. Milton Friedman répondit alors : « Oh, d’accord, je pensais que vous vouliez creuser un canal. Si vous voulez vraiment créer des emplois, alors pourquoi ne pas leur retirer leurs pelles et leur donner des cuillères pour creuser ? » 32

     Il n’est pas surprenant que de tels programmes n’aient pas solutionné les problèmes économiques allemands, et déjà à l’époque de nombreux économistes en expliquaient les raisons. La création d’emplois par le crédit ne créera aucune richesse, prévenaient-ils. Elle ne fera que déplacer la charge du contribuable vers l’épargnant. Financées par la création monétaire ex nihilo, ces mesures ne pourraient provoquer que de l’inflation. Toute expansion économique créée par le crédit ne pourrait aboutir qu’à des bulles, qui finiraient inévitablement par éclater.

     Bien qu’il eût intégré de manière complète les leçons du marxisme vulgaire et des socialistes français du XIXe siècle, en les incorporant dans une logique étatiste plus générale héritée de Bismarck, Hitler avait encore un autre mentor. Commencerez-vous à vous inquiéter si ce dernier se trouve être le mentor presque universel des gouvernements de notre époque ? Le socialisme est surtout défendu par les socialistes. Attaquer le keynésianisme, en revanche, risquera de faire lever devant vous des armées de contestataires. Dans sa forme « vulgaire » — et dévoyée, osons le dire —, le keynésianisme constitue le socle idéologique de toutes les actions politiques de nos gouvernements au moins depuis la Seconde Guerre mondiale. Énoncer ou plutôt dénoncer sa responsabilité dans le désastre des expériences totalitaires sera donc une pilule assez difficile à avaler. Et pourtant, c’est une leçon de l’histoire qu’il nous faut raconter. Jour après jour, nous acceptons comme évidents les principes sous-jacents de cette « théorie » de l’emploi. En faisant la même erreur que Keynes, nous faisons la même erreur qu’Hitler.

 

     Même s’il étayait régulièrement ses discours de diatribes anticapitalistes, Hitler n’avait pour ainsi dire aucune formation économique — considérer que Feder lui en ait fourni une est une insulte à la science économique. Comme les hommes politiques actuels, cette absence de connaissances théoriques ne l’empêcha nullement de se faire l’avocat de mesures « énergiques ». En 1933, alors que la mise en place du dirigisme économique n’avait pas encore été menée jusqu’au bout, Hitler lança ce qu’il convient d’appeler un véritable « New Deal ».

     Les solutions au chômage sont de deux sortes : basées sur le marché libre, ou basées sur l’intervention de l’État. Depuis le milieu du XIXe siècle, cette alternative a marqué la ligne de partage entre libéraux et socialistes. Dès avant la crise de 1929, l’influence de l’État sur la sphère économique était déjà considérable. Cela faisait des siècles que le gouvernement n’était plus cantonné à ses fonctions régaliennes. Lorsque la crise économique se jeta à la gorge de l’Allemagne — financièrement, l’image est une réalité, considérant les frais de remboursement d’après-guerre — les solutions réclamées par les Nazis ne furent pas simplement « de tendance » socialiste et interventionniste, elles étaient les réponses traditionnelles de ces deux courants : plus d’État. Dès les premières années, le gouvernement national-socialiste mit en place des aides publiques, fit souscrire des prêts subventionnés par l’État, et se lança dans toute une série de grands travaux, tels que la construction de routes ou la création de larges forêts, en tout point comparables aux réalisations du New Deal et à nos « plans de relance » contemporains.

     À l’intérieur même du parti nazi, la politique keynésienne, faite de grands travaux et d’augmentation massive des dépenses publiques, ne réjouissait que ceux qui étaient trop ignorants en économie pour se forger eux-mêmes un quelconque avis. Pour ceux qui, à l’instar de Schacht, le ministre de l’Économie du Reich, ou de Rauschning, travaillaient directement sur ces questions, les choses étaient différentes. Certes, ils avaient accepté les prémisses idéologiques de ces mesures, mais leur application pratique, et les conséquences futures de celles-ci, ne les enchantaient guère. « Il était évident, explique notamment Rauschning, que l’énorme quantité de chômeurs rendait nécessaire une intervention de l’État dans l’ordre économique. Mais cette intervention augmenterait-elle vraiment la production ou serait-ce un remède passager ? L’augmentation de la production et la coordination des diverses branches économiques constituaient-elles le but véritable des plans qu’on voulait appliquer ? N’avait-on pas plutôt l’arrière-pensée de subordonner toute l’activité économique à l’État ou plus exactement à un parti ? Et dans ce cas, qu’adviendrait-il de l’économie tout entière ? » 33

     Qu’adviendrait-il ? C’est ce qu’il nous faut voir désormais.

 

 

 



CHAPITRE 5 : LE MONSTRE ÉTATIQUE

 

 

     Dès les premiers chapitres de cet ouvrage, le lecteur a sans doute pris conscience de la difficulté principale qui gêne l’analyse du national-socialisme, à savoir sa capacité apparente à échapper à toutes les classifications. Antisémitisme, socialisme, anticapitalisme, interventionnisme, étatisme : la somme de tous ces « ismes » réunis en un seul et même projet politique dérange nécessairement celui qui voudrait tracer rapidement ce que fut l’essence du mouvement. Pour l’instant, en étudiant une à une ce que furent ses principales facettes, nous sommes parvenus à éclairer quelque peu notre lanterne, mais la difficulté revient, plus grande encore, tandis que nous abordons le cœur du problème : le système économique auquel le nazisme donna naissance.

     Ni tout à fait collectivisée, au moins au sens commun du terme, ni d’aucune façon laissée libre, l’économie de l’Allemagne Nazie a laissé perplexe plus d’un historien. Pourtant, elle ne constituait en rien une situation unique. En réalité il n’existe aucun cas dans l’histoire où l’économie d’une nation ait été soit complètement libre, soit complètement collectivisée. L’Amérique du XIXe siècle et l’Union Soviétique des années 1930 nous offrent sans doute l’aperçu le plus convaincant respectivement de l’un et de l’autre. Malgré cela, une large dose d’initiative individuelle fut autorisée dans de nombreux secteurs de l’économie soviétique, et, à l’inverse, l’État fédéral américain n’autorisa jamais le marché à prendre en charge certains services — armée, police, justice, pour ne citer que les plus évidents. Il est donc clair pour quiconque étudie l’histoire économique du monde de manière attentive que la norme a toujours été l’économie « mixte ».

     Ce terme n’est pas d’un usage courant, et pourtant il semble beaucoup plus mesuré que les qualificatifs excessifs et sans fondement tels qu’ « ultralibéral », qui viennent habituellement polluer le débat d’idées. Une économie mixte, en peu de mots, se définit comme un système économique qui n’est ni pleinement capitaliste ni pleinement communiste, mais qui est un peu des deux à la fois. C’est une définition assez peu rigoureuse, je l’accorde, mais elle fait sans doute bien sentir la réalité du concept posé. Précisément, parce qu’elle reposait sur les institutions fondamentales du capitalisme — le marché, la propriété privée, etc. —  mais que le fonctionnement de celles-ci se faisait dans le cadre étroit défini par la puissance publique, l’économie nazie fut un exemple parfait de ce que peut être une économie mixte.

     Pour autant, une telle précision n’empêche en rien de se poser la question suivante : entre le capitalisme libéral d’un côté et le collectivisme communiste de l’autre, où était placé le curseur ? Les historiens du nazisme ont répondu très différemment à cette question, selon ce que leur formation économique leur permettait de discernement, et selon ce qu’était leur idéologie propre. Puisque les mesures socialistes et interventionnistes prises sous le Troisième Reich ne peuvent souffrir d’aucune contestation, et puisqu’aucun négationnisme n’est jamais venu frapper dans ce domaine, la seule question à laquelle il nous faut donc répondre est celle de savoir si les mesures socialistes ont été mises en place dans le cadre d’une économie planifiée ou dans le cadre d’une économie de libre marché. 

     La différence entre les deux a fort logiquement trait à l’esprit d’entreprise : selon que la mise en mouvement de la machine économique est impulsée par des entrepreneurs ou par des bureaucrates. Que cette machine tourne dans l’égalité ou non, que son fonctionnement soit freiné ou non par des barrières étatiques, et dans quelle mesure, tout cela importe moins. Comme l’a fait remarquer Michael Heilperin, « que le contrôle étatique soit établi à travers une nationalisation des terres et de l’industrie ou par une réglementation gouvernementale forte de l’activité des propriétaires privés, cela, au fond, est un point secondaire. » 1 Le point fondamental est de savoir dans quelles mains est placé le pouvoir économique : dans celles des consommateurs dans un marché libre, ou dans celles des bureaucrates dans une économie planifiée. L’anticapitalisme marqué d’Hitler nous incite à imaginer par avance le résultat : le remplacement de la libre initiative individuelle par le planisme socialiste.

     Pour regarder si tel fut bien le cas, il faut définir ce qui constitua véritablement l’essence du système économique sous le national-socialisme. Pour ce faire, il n’est pas inutile d’emprunter aux socialistes eux-mêmes une distinction célèbre, celle entre « droits réels » et « droits formels ». Dans la théorie marxiste ou socialiste, il y a cette idée, en soi parfaitement juste, que les droits garantis ou supposément garantis par la loi ne se retrouvent pas nécessairement retranscrits dans la situation réelle des choses. Et ainsi sont, pour nous, les droits de propriété. Formellement, c’est-à-dire dans les textes, les chefs d’entreprise, entrepreneurs, actionnaires, jouissaient d’un droit de propriété aussi absolu que celui auquel leur position pouvait leur permettre de prétendre. Les lois allemandes ne contenaient aucune disposition qui ait pu établir la propriété sociale ou collective ni des moyens de production, ni des terres, ni de quelque ressource économique que ce soit. Jamais l’État hitlérien ne fit même un seul pas en direction d’une reconnaissance dans la forme de la logique d’expropriation généralisée des richesses privées, et ni le Reichstag ni le Führer lui-même n’ont jamais légiféré dans le sens d’une collectivisation de l’économie, telle qu’on l’entend généralement — telle que l’URSS nous en a fourni, en son temps, un exemple fameux.

     Pour autant, il n’est pas concevable de décrire le système économique nazi comme un capitalisme. En effet, bien que la propriété privée restât la norme légale quant à l’administration des entreprises et des biens, dans les faits l’État fut si accroché au dos de tous les acteurs de la vie économique allemande que ces principes perdirent rapidement toute validité pratique.

     En réalité, les Nazis étaient suffisamment intelligents pour comprendre ce que nous avons expliqué plus haut, à savoir que la dénomination formelle du régime de propriété importait finalement assez peu, et que la seule dimension fondamentale se révélait être celle du pouvoir. En somme, ils ne s’intéressaient pas à qui possédait quoi — même s’ils refusèrent que des Juifs puissent posséder quoi que ce soit. Ce qui les préoccupait était surtout de savoir qui contrôlait quoi. Ainsi, s’il est vrai que l’État ne prit pas la peine de s’approprier formellement les entreprises ou les terres, il n’en reste pas moins que chacune des mesures économiques prises sous le IIIe Reich avait comme objectif et comme conséquence pratique la concentration du pouvoir de décision — le seul élément qui importe véritablement — dans les mains de l’État, et cela quel qu’ait pu être le régime de propriété défini par les lois. Comme le notera Kershaw, « Hitler se désintéressait des formes et des structures pour ne se soucier que de l’effet. » 2 Un individu pouvait tout à fait rester le propriétaire de la petite entreprise qui faisait sa richesse et sa fierté : ce n’était pas là un vrai souci pour les dirigeants nazis. En revanche, l’État lui indiquerait ce qu’il faudrait produire, et en quelle quantité, et à quel prix ; il lui dirait où s’approvisionner, et où vendre, et dans quelles circonstances. Les réglementations touchaient aussi l’emploi des salariés, la taille des entreprises, et bien d’autres caractéristiques.

    Encore une fois, en nous tournant vers les comptes rendus des prises de paroles d’Hitler, nous trouverons tout à fait le matériel nécessaire pour venir apporter de l’eau à notre moulin. Prenons la déclaration suivante, où Hitler expliquait l’inutilité d’un changement du régime de propriété : « Quelle est l’importance de cela, si je range fermement les hommes à l’intérieur d’un système disciplinaire duquel ils ne peuvent sortir ? Laissons-les posséder des terres ou des usines autant qu’ils voudront. Le facteur décisif est que l’État, par le Parti, est leur maître suprême, sans considération pour le fait qu’ils soient des propriétaires ou des travailleurs. Tout cela n’est pas essentiel ; notre socialisme est bien plus profond. Il établit une relation entre l’individu et l’État, la communauté nationale. Pourquoi s’embêter à socialiser les banques et les entreprises ? Nous socialisons les êtres humains. » 3

     Cette différence entre les dispositions formelles des lois allemandes, qui spécifiaient que la propriété privée restait la norme légale, et la réalité du fonctionnement du système économique, rend assurément plus complexe la compréhension du nazisme. En ne perdant pas de temps avec les formalités de jure, les Nazis empêchèrent les historiens de bien comprendre les caractéristiques fondamentales du système économique auquel leur mouvement donna naissance — ou plutôt, elle leur permit d’exercer plus aisément les élans de leur mauvaise foi.

     À la rigueur, la tromperie est plus difficile pour le communisme soviétique, ou disons, plus acrobatique. Puisqu’il est impossible de nier qu’ils aient véritablement mis en commun les richesses comme l’enseignement communiste les y invitait, la seule façon pour un historien de sauver le communisme aux yeux des lecteurs contemporains est de prétendre que le soviétisme n’était pas fidèle au communisme. Nous les voyons ainsi réaliser les courbettes les plus ridicules, pour ne pas discréditer l’ « idée » communiste en reconnaissant les atrocités et les échecs de son application pratique. Mais dans le cas de l’Allemagne Nazie, de tels procédés sont inutiles : il suffit de prétendre — et le lecteur est souvent trop peu formé en économie pour comprendre l’ampleur de la tromperie — que le système économique du national-socialisme était un capitalisme, ou un capitalisme d’État, mais qu’il n’avait rien à voir avec le socialisme ou le communisme. Parce que les lois semblaient encore y garantir le principe de la propriété privée, certains ont ainsi pu prétendre que l’économie du nazisme reposait en effet sur ce principe. Comme ce chapitre le rendra tout à fait clair, rien ne saurait être plus éloigné de la réalité. L’économie de l’Allemagne Nazie fut une économie réglementée par l’État, dominée par l’État, gérée par l’État, et contrôlée par l’État. Selon le terme introduit par les dirigeants Nazis eux-mêmes, elle était une « économie dirigée » (Zwangswirtschaft).

     Comme le fit remarquer l’économiste Ludwig von Mises, « les systèmes socialistes allemand et russe ont en commun le fait que le gouvernement a le contrôle complet des moyens de production. Il décide ce qui sera produit et comment. Il alloue à chaque individu, pour sa consommation, une part des biens de consommation. Ces systèmes n’auraient pas été appelés socialistes s’il en était autrement. » Et il poursuivit sur ce thème : « Il est évident que les deux systèmes, allemand et russe, doivent du point de vue économique être considérés comme socialistes. Et il n’y a que le point de vue économique qui compte pour savoir si un parti ou système est socialiste ou non. Le socialisme est et a toujours été considéré comme un système d’organisation économique de la société. C’est le système dans lequel le gouvernement a un contrôle complet de la production et de la distribution. Pour autant que le socialisme existant seulement dans des pays donnés peut être appelé véritable, Russie et Allemagne ont raison de qualifier leurs systèmes de socialistes. » 4

     Cela impliquait des différences de méthode et de rapport aux entreprises privées. Loin d’avoir été au service du grand capital, Hitler fut en réalité leur maître. Pour autant, la méthode fut différente de celle employée notamment par les communistes. « Hitler ne songeait pas un seul instant à faire comme en Russie, explique ainsi Rauschning, à détruire homme par homme la classe des possédants. Ce qu’il voulait, c’était les contraindre à collaborer de tous leurs moyens à la construction de la nouvelle économie. » 5

    Cette méthode fut mise en place immédiatement. En se rappelant seulement qu’Hitler était arrivé au pouvoir le 30 janvier 1933, il est impossible de soutenir que ses mesures anticapitalistes et socialistes furent le fruit du hasard ou d’une folie passagère. Ces principes antilibéraux figuraient dans chacun de ses discours et il les mit en pratique dès son arrivée au pouvoir. Dès le 28 février 1933 un décret vint détruire tous les fondements de l’article 153 de la Constitution de la République de Weimar, qui garantissait la propriété privée. Si les principes de la Constitution étaient devenus totalement inopérants, quelles étaient les limites fixées au pouvoir du Parti national-socialiste ? Aucune. Il n’y avait aucune limite. « Notre constitution, disaient les Nazis, c’est la volonté du Führer », ou comme l’expliquait Fritz Nonnenbruch, éditeur de la Völkischer Beobachter : « il n’existe aucune loi qui contraigne l’État. L’État peut faire tout ce qu’il considère être nécessaire, parce qu’il détient l’autorité. » 6

     Un gouvernement qui empêche le fonctionnement du marché libre se doit de fournir une alternative. La seule alternative à la liberté étant la contrainte, il est assez logique d’observer qu’historiquement, la seule alternative trouvée fut le planisme économique. Que les plans soient établis sur quatre années (quadriennaux) en Allemagne Nazie, ou sur cinq (quinquennaux) comme en Union Soviétique ne constitue en aucun cas une différenciation suffisante. La détention par l’État de tout le pouvoir économique est évidemment le début de la tyrannie, mais elle est surtout la fin, l’objectif, la finalité avouée et objective de tout mouvement véritablement socialiste. Et le national-socialisme ne fournit pas de contre-exemple à cela. Comme tous les autres mouvements socialistes, il s’était choisi comme objectif de diriger la vie économique de la nation, et comme tous les autres mouvements socialistes il prit des mesures en ce sens.

     Lors de l’arrivée au pouvoir, la question du chômage était centrale, et nous avons vu comment Hitler s’employa pour tenter de la résoudre. Bien que cela ne fût sans doute pas l’objectif avoué, les premières mesures économiques et réglementaires contribuèrent à ériger en face des entreprises une vaste et puissante bureaucratie. Il est évident que personne ne construit des bureaucraties pour le plaisir de compliquer les affaires, et Hitler n’était pas avare de critiques à leur endroit. Malgré cela, la mise en place d’une économie planifiée, avec l’introduction du premier Plan Quadriennal, ne laissa le choix à personne. Les conséquences furent immédiates, durables, et massives. Pour les « milieux économiques », c’était une catastrophe. « L’économie allemande traditionnelle, raconte Raushning, à la fois si complexe et si fragile, connut alors une invasion d’organisateurs barbares, qui bousculèrent de fond en comble tout ce qui existait et fonctionnait avec eux. Cette fièvre organisatrice n’eut d’autre effet que de semer partout le mécontentement et la résistance. » 7 Voyons donc maintenant les détails de cette « fièvre organisatrice » et l’état dans lequel elle devait laisser l’économie allemande. Les conséquences se tireront d’elles-mêmes.

 

     De toutes les dimensions de l’activité économique, l’obtention de matières premières était celle pour laquelle l’intervention étatique était des plus pénibles. Il ne s’agissait sans doute pas du domaine le plus réglementé, mais de l’avis même des chefs d’entreprise ces réglementations leur étaient immensément préjudiciables. Toute production pouvait être ralentie, voire complètement suspendue, à cause d’un problème relatif à ces questions. Avant même que les ouvriers puissent commencer à travailler, il fallait vérifier si l’entreprise avait le droit d’obtenir tels ou tels matériaux, et si contracter avec tel ou tel fournisseur était autorisé. Des restrictions encore plus considérables s’appliquaient si les matériaux devaient être importés depuis l’étranger.

     Concernant la fixation des prix, les choses étaient encore pires, bien que de telles considérations soient de l’ordre de l’appréciation subjective. Peu après son arrivée au pouvoir, le Parti national-socialiste prit la décision de nommer un « Commissaire aux Prix » dont la mission serait de vérifier que les prix de tous les produits seraient maintenus constamment au même niveau : en théorie, toute hausse de prix était interdite. De manière assez étrange, les baisses de prix subissaient le même traitement et étaient tout autant réprimées. Sur ces sujets, l’intervention gouvernementale était considérable. Comme le signalait un rapport de la banque britannique Lloyds, « la réglementation sur la concurrence des magasins, qui n’est qu’une branche de la réglementation sur le commerce de proximité, remplit à elle seule 700 pages ». 8

     Le contrôle des prix et des salaires commença à la fin de l’année 1936, même si diverses mesures réglementaires étaient déjà en place depuis 1933. Josef Wagner fut choisi pour cette lourde tâche. Il faudrait s’assurer que les prix ne varient pas. Il imagina que la chose serait simple : il décréta qu’à partir du 26 novembre 1936, toute hausse de prix était interdite, imaginant sans doute que la volonté politique pourrait suspendre l’inexorabilité des grandes lois économiques. Observant son échec, il modifia quelque peu les visées de sa mesure. Désormais, pour augmenter ou réduire le prix d’un de ses produits, un chef d’entreprise devrait en demander l’autorisation au Commissaire, en fournissant des documents, comptables par exemple, permettant de justifier un tel mouvement.

     Certes, il restait possible de s’en sortir provisoirement grâce à des petites combines. Dans l’enfer totalitaire, il faut savoir se contenter de peu d’air pour respirer, et de peu de place pour se mouvoir. Avant tout, il faut avoir la capacité de se jouer des règles gouvernementales, d’en contourner autant que possible, et de ne subir que légèrement les autres. Günter Riemann raconte l’histoire d’un modeste fermier qui, afin de passer outre les lois fixant un prix maximum de vente pour ses cochons, s’arrangeait avec ses clients pour qu’ils acceptent d’acheter en même temps son vieux chien. L’acheteur payait donc le prix « administratif » pour le cochon, et ce qu’il payait en plus pour le chien permettait au prix total d’atteindre le niveau de marché. Peu de temps après, l’acheteur laissait le chien rentrer chez son ancien maître et l’affaire était conclue. Offreur et demandeur s’accordaient ainsi sur le prix comme si le marché avait été un lieu libre d’échange. Qu’on ne fantasme pas trop sur un tel exemple : le fermier fut arrêté et poursuivi pour fraude grave. 9

     De tels cas de fraudes étaient d’ailleurs assez vite réglés. Dès le début de l’année 1933, des milliers de commerçants furent arrêtés et envoyés dans des camps. Sur le petit écriteau que la police plaça sur leur ancien commerce, on pouvait lire : « Magasin fermé sur ordre de la police pour cause d’augmentation des prix. Propriétaire en détention provisoire à Dachau ».

 

      Dans le monde industriel, les réglementations étaient poussées si loin et restreignaient d’une façon si forte l’activité des entreprises que nombreux sont ceux qui essayèrent de trouver des expédients pour que leur activité puisse simplement continuer. Certains industriels introduisaient par exemple des modifications inutiles voire même nuisibles pour leurs produits, afin que l’administration classe leur activité dans une nouvelle catégorie, espérant ainsi que les réglementations qui paralysaient la production du produit actuel ne seraient pas réintroduites.

     De telles méthodes pour passer outre les réglementations, lois, décrets, etc., étaient courantes dans l’Allemagne nazie. Bien que leur ampleur et leur effet sur le système économique global soient pratiquement impossibles à mesurer, le nombre important de cas relevés par les différentes administrations chargées du contrôle économique, ainsi que la récurrence de leurs appels à plus de « responsabilité » de la part des chefs d’entreprises, viennent tous deux prouver que ce n’était pas là un élément marginal.

     Le résultat des mesures réglementaires sur les prix, outre l’augmentation de la fraude et des arrangements pour les contourner, fut double. D’abord, elles conduisirent l’Allemagne vers le rationnement : le prix ne pouvant pas servir de variable d’ajustement, il fallait ou augmenter l’offre, ou comprimer artificiellement la demande. Quand la première méthode s’avéra impossible et que des files d’attente commencèrent à se former tous les matins devant les magasins — avec tous ces gens qui voulaient obtenir des biens de consommation courante avant qu’il n’y en ait plus —, les Nazis furent contraints d’introduire des tickets de rationnement. Pour donner une idée claire de la chose, ce fut comme la vie en temps de guerre, mais sans la guerre.

     La seconde fut une conséquence tout aussi nécessaire de ces mesures. Ne pouvant obtenir un retour sur investissement à cause de la fixation arbitraire des prix, de nombreux chefs d’entreprise prirent la décision de diminuer délibérément la qualité de leurs produits, notamment en utilisant des matériaux disponibles à meilleur marché. D’une manière générale, il faut dire que la condition des entrepreneurs avait sérieusement empiré depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir. De la part d’un parti profondément anticapitaliste, c’était un résultat à prévoir.

     À ce point de la description, il me semble utile de citer le témoignage de quelques-uns de ces chefs d’entreprises allemands qui vécurent sous le nazisme. Si le lecteur ne fait pas confiance à des économistes comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, ou George Reisman, pour analyser un système économique donné, au moins peuvent-ils accepter le récit de ceux qui évoluèrent dans ce système. Le premier témoignage de chef d’entreprise est une lettre reprise dans l’excellent livre de Günter Riemann intitulé The Vampire Economy. Doing business under fascism.

 

 « Vous dites n’importe quoi. Je n’ai jamais connu autant de problèmes dans ma vie qu’aujourd’hui. Que connaissez-vous du travail terrible que j’ai à fournir pour essayer d’obtenir les matières premières dont j’ai besoin pour la semaine ? Chaque jour je dois remplir un nombre incroyable de requêtes, de questionnaires, de plaintes, etc. Bien sûr que je peux vendre autant en quantité que peux en produire, mais je ne peux jamais être sûr de quand la production sera prête et de si je saurai même la réaliser.

     Quoi qu’il arrive, le consommateur doit accepter ce qu’il obtient. Il ne peut pas m’en vouloir si je dois changer les plans de la production et produire quelque chose de différent de ce qu’il souhaitait. J’ai sans doute dû utiliser un matériau différent de celui qui était choisi dans le contrat original. Mais ce n’est pas là ma plus grande source d’angoisse. Comment pourrais-je réussir à ne pas violer l’un des quelques mille décrets traitant des prix, des matières premières, et des fournitures interdites ? Bien sûr, certains décrets ne sont pas considérés sérieusement, mais cela pourrait changer dès demain et je pourrais être soudainement pénalisé. Un de mes concurrents pourrait me dénoncer. Peut-être ai-je vendu une petite quantité de matériaux pour un millier de marks, oubliant complètement les décrets sur la restriction des ventes. Ou peut-être ai-je violé un décret sur le commerce extérieur, ce qui est un crime encore plus terrible.

     Un jour un client étranger m’a rendu visite, et je l’ai invité dans un restaurant à la mode. Il avait oublié son portefeuille, alors je lui ai avancé la centaine de marks qu’il fallait. Bien évidemment, ceci est interdit, et faire crédit à un étranger sans avoir demandé l’autorisation à la Reichsbank est un crime terrible. Je n’ai pas su dormir ce soir-là. Je me demandais si le serveur avait vu ce que j’avais fait. Il me connait et pourrait me dénoncer. Depuis, je n’ai pas osé remettre les pieds dans ce restaurant. Quand je suis entré dans mon bureau le lendemain matin, je sentais mon cœur battre. Y aurait-il une lettre du Commissaire pour les Devises Étrangères traitant de ce sujet, ou une lettre du centre des impôts demandant le paiement d’une majoration de 100 000 mark pour l’année 1936 ? La vie en Allemagne est difficile de nos jours. Et nous, dans nos entreprises, nous vivons en permanence avec la peur d’être pénalisé pour avoir violé un décret ou une loi. » 10

 

     La crainte du faux pas économique était vive parmi les hommes d’affaires. Il suffisait d’avoir vendu trop bas, ou trop haut, ou en trop grande quantité, ou de manière non autorisée par les bureaucrates nazis, pour ne plus être autorisé à gérer son entreprise. Le gérant d’un grand domaine agricole témoigna lui aussi : « Il se pourrait que ma prochaine récolte soit mauvaise, et on me dira coupable : je serais accusé de « sabotage » et un agent du Parti me retirera de la gestion de ma propriété. » 11

     Des centaines de nouvelles règles étaient aussi établies chaque année pour contraindre les entreprises à fonctionner de telle ou telle façon. Règles de sécurité, procédures industrielles, et jusqu’aux détails les plus insignifiants habituellement inscrits sur les règlements intérieurs des entreprises étaient désormais décidés par les commissaires et les différentes administrations étatiques. Certaines entreprises allemandes avaient par exemple l’habitude d’organiser des « soirées à la bière », afin de souder les liens entre leurs employés. L’État fit de cette pratique une obligation. 

     Il fallait aussi construire des infrastructures diverses permettant d’améliorer les conditions de travail dans les entreprises : salles de détente, salles à manger, et même installations sportives. Toutes ces dépenses devaient bien entendu être « consenties » par les entreprises elles-mêmes, sous peine de lourdes sanctions. Ces mesures étaient très impopulaires et les chefs d’entreprise s’en plaignaient amèrement. « Le secrétaire du Front du Travail essaye d’augmenter sa popularité, et c’est moi qui doit payer pour cela, raconta l’un d’eux. L’année dernière il m’a obligé à dépenser plus de cent mille marks pour la construction d’une nouvelle salle à manger dans l’usine. Cette année il veut me faire construire un nouveau gymnase et un terrain pour l’athlétisme, ce qui me coûtera 120 000 marks. Allons, je n’ai rien contre le sport. Mais les employés de nos jours ne s’intéressent pas au sport ou à ce genre d’activité, c’est un fait. Ils travaillent dix, onze, voire douze heures par jours et ils se plaignent surtout de ne jamais se reposer suffisamment. » 12

     De manière évidente, les chefs d’entreprises violaient plusieurs lois quotidiennement, parfois volontairement, mais le plus souvent en ignorant tout de leur existence. Comment un homme occupé à la gestion d’une entreprise peut-il humainement être capable d’ingurgiter tous les textes de loi que crache chaque jour l’Empire Bureaucratique ? Les mêmes réalités se retrouvent de nos jours. La profusion de lois et de décrets imposés par le gouvernement fédéral américain est désormais telle que dans un livre intitulé Trois Infractions par Jour, Harvey Silverglate raconte comment, même aux États-Unis, les citoyens violent tous les jours plusieurs lois, et sans même le savoir. 13 Aucune étude n’a été réalisée sur le cas français, mais il serait à prévoir que le résultat serait le même, sinon pire ; mais la France préfère s’inquiéter des « vides juridiques » plutôt que des trop plein juridiques — elle préfère la tyrannie de la loi à l’absence de bureaucrates. Si le problème est si immense dans un pays comme les États-Unis, qu’on imagine à quel point il l’était dans l’Allemagne Nazie ou dans tous les autres régimes sur-dirigés et sur-réglementés.

      Ainsi se développait un système dans lequel la meilleure manière de faire tomber un concurrent n’était plus de vendre un meilleur produit que le sien, mais de le dénoncer aux autorités administratives pour non-respect d’une des milliers de lois émises chaque année, ou pour son absence de dévouement à la cause national-socialiste. Un tel système ne pouvait faire naître que la guerre larvée de tous contre tous, et c’est ce qu’il produisit effectivement. D’anciens amis d’affaires se regardaient désormais avec méfiance, et tous avaient peur de ce qu’ils osaient avouer à leur entourage sur le fonctionnement de leur entreprise.

     L’homme d’affaire ayant été totalement écarté de la gestion effective de l’entreprise, le pouvoir de décision incombait désormais exclusivement aux bureaucrates nazis. Un autre homme venait aussi de gagner en importance : le « responsable des relations avec l’administration publique », sorte de combinaison entre un lobbyiste et un conseiller juridique. Bien que son rôle soit assez difficile à définir de manière rigoureuse, il avait pour fonction de garantir de bonnes relations entre l’entreprise qui l’employait et les bureaucrates des services administratifs et du Ministère de l’Économie. Il étudiait les nouvelles lois, cherchant sans cesse les moyens permettant à son entreprise de s’en accommoder — quand il ne cherchait pas un moyen pour qu’elle les contourne complètement. Il tâchait d’obtenir les permis, autorisations, garanties, droits, licences, quotas, etc., distribués au compte-gouttes par le pouvoir politique, afin de permettre à l’entreprise de continuer à travailler à peu près normalement. Il devait savoir se rendre indispensable des bureaucrates, flatter leurs egos, connaître leurs aspirations personnelles, maîtriser la structure des grandes bureaucraties et les processus de délibérations, bref, il devait incruster le monde bureaucratique pour en être comme un organe naturel. Il devait savoir se prostituer pour obtenir des faveurs, et oser prétexter sans rougir servir les « intérêts de la communauté Allemande » afin d’obtenir les moyens de poursuivre au mieux le développement de son entreprise. Dans La Grève, la romancière Ayn Rand en a fourni, avec ses « hommes de Washington » dont le très antipathique Welsey Mouch, la description à la fois la plus dramatique et la plus vraie qui soit ; et il est vrai que c’est une fonction que l’on retrouve, à un degré moindre, dans toutes nos nations à l’économie soi-disant « capitaliste ». 14 Ces emplois étaient d’ailleurs très demandés dans les années du nazisme, et la description de tels profils remplissait les pages des sections « emploi » de la Frankfurter Zeitung. Une illustration de leur pouvoir dans l’Allemagne hitlérienne est d’ailleurs donnée par cette petite anecdote relatée par Reimann : « En Allemagne, aucun secteur économique n’a plus besoin d’un tel homme que dans celui de l’import-export. Le train matinal reliant Hamburg à Berlin est chaque jour à ce point rempli de ces gens qui vont jusqu’à Berlin pour obtenir des permis et des autorisations de toute sorte, qu’il est localement surnommé le ‘‘Permis Express’’ ». 15

     Les réglementations étaient également très fortes sur le marché du travail, et nombreux sont les lecteurs qui seront sans doute heureux de l’apprendre, car ma foi, dans quelle jungle vivrions-nous si le salaire, le temps de travail, et toutes les données d’un contrat de travail n’étaient pas fermement réglementés par l’État !

     Un exemple illustrera cela parfaitement. Tous les jours nous entendons des appels à la fin de toute discrimination dans la vie sociale, et, plus particulièrement, sur le marché du travail. Bien que nous soyons nombreux à partager cet objectif, des différences profondes existent quant à notre méthode pour y parvenir. Le capitalisme est fondé sur l’utilisation libre de ressources économiques productives. Le fonctionnement normal d’un marché libre incite chacun à mettre de côté toutes ses convictions, et à privilégier le critère de la productivité comme seul et unique fondement de ses choix. Les choses sont bien différentes dans un système socialiste ou étatique. Le rejet du marché est en soi le rejet de l’appréciation strictement économique des choses. D’autres considérations entrent alors en jeu. En France, c’est parfois l’appartenance à un syndicat. Ce fut également le cas dans l’Allemagne Nazie. Parmi les autres critères utilisés dans l’économie national-socialiste, il y avait, bien évidemment, l’appartenance à la race aryenne, mais ce serait mentir que de dire que ce critère était plus important que l’appartenance au Syndicat Nazi ou au Parti lui-même. Sans adhérer aux valeurs du national-socialisme, il pouvait être littéralement impossible de trouver un travail. Un article de la Frankfurter Zeitung daté du 28 janvier 1937 expliquait ainsi : « Une personne n’est embauchée qu’à condition de prouver qu’en plus de ses qualifications qui la rendent apte au poste, elle défendra toujours, et sans aucune réserve, le National-Socialisme. » 16

     Dans les faits, les employés n’étaient plus sélectionnés sur leurs compétences mais sur d’autres motifs. « Je ne suis plus le manager dans mon entreprise, raconta un chef d’entreprise. Souvenez-vous que nous nous sommes battus pour le droit d’embaucher et de licencier les travailleurs. En principe je me suis toujours conformé à l’idée selon laquelle si un travailleur était efficace et connaissait bien son travail il conservait un poste permanent dans mon entreprise. Je ne lui demandais jamais à quel parti il appartenait : c’était son affaire. Aujourd’hui je ne peux plus appliquer cette règle. » 17

     L’État disait aux chefs d’entreprise comment il fallait qu’ils « administrent » leurs « ressources humaines ». L’État émit l’obligation pour les entreprises d’employer un quota minimum de telle ou telle population. Dans les entreprises beaucoup s’en plaignaient. Un chef d’entreprise témoignera : « Une fois on m’a dit que je n’employais pas suffisamment de ‘‘vieux membres du Parti’’. Alors ils m’ont envoyé vingt-cinq vieux membres du Parti et des hommes des SA. Ils n’avaient eu aucune formation et étaient tous incapables, mais j’étais obligé de les embaucher. […] Je ne peux pas employer qui je veux. Il n’y a pas de secrétaires syndicaux pour me forcer à ne prendre que des travailleurs syndiqués, mais la situation actuelle est encore pire. » 18

     Le marché du travail était tout sauf fluide, et les chefs d’entreprise avaient le plus grand mal à attirer les meilleurs travailleurs. La raison de cela était simple : il était interdit de promettre à un nouveau travailleur un salaire supérieur à celui que recevaient les autres employés à un poste similaire.

     Un « livret du travail », grand classique de l’URSS, permettait de contraindre les salariés à travailler à tel ou tel endroit. Tout changement de poste devait recevoir l’aval des autorités. Pour les salariés, le poids de l’État était éprouvant et décourageant. La colère montait. « Le moral des ouvriers est très bas, notait un rapport du début des années 1930. Ils sentent la contrainte mais n’ont aucun moyen de s’en défendre. » 19 Comme sous tous les régimes communistes et socialistes, les législateurs récemment installés au pouvoir ne tardèrent pas à venir accrocher aux pieds du travailleur les boulets de la contrainte étatique.

     L’État pouvait réclamer à tout moment qu’un nombre donné de travailleurs soit fourni pour les missions décidées par le gouvernement, notamment dans la construction. Il n’y avait plus de chômeurs et les nombreuses administrations n’avaient pas la patience de lancer des concours ou de procéder à des appels à candidature. Ils choisissaient arbitrairement des travailleurs dans les entreprises. Un chef d’entreprise raconte ainsi la fois où il a reçu l’ordre de fournir 10% de sa main d’œuvre pour une mission de construction dans l’ouest de l’Allemagne. « Mes travailleurs n’appréciaient pas l’idée et moi je m’y opposais aussi, parce que je ne pourrais pas les remplacer. Par conséquent j’ai fait ce que tout chef d’entreprise fait de nos jours : j’ai ignoré les demandes du Bureau des Échanges du Travail. Tout à coup une délégation du BET est arrivée, accompagnée par un officier de l’armée. Ils m’ont ordonné de les amener à l’usine. C’était la première fois qu’ils voyaient mon usine, mais ils ont sélectionné des employés et m’ont dit : ‘‘Préparez leurs papiers. Ils partent pour l’ouest de l’Allemagne demain matin.’’ Personne n’a même pensé me demander si je pouvais me passer de ces employés ou bien quel effet cela aurait sur l’activité de mon entreprise. » 20

L’enfer réglementaire eut un impact direct sur la situation de la concurrence en Allemagne. Dans une économie capitaliste, la seule façon pour une entreprise de maintenir sa position de leader ou de garder la mainmise sur un marché donné est de continuer à fournir à ses consommateurs les biens et services dont ils ont besoin. Dans un marché libre, les entreprises ne retiennent pas leurs clients par une corde et ceux-ci n’achètent pas leurs produits sous la menace d’une arme à feu. Le système concurrentiel tout entier assure la possibilité, pour de nombreuses entreprises, de pouvoir elles aussi jouer au jeu économique et d’en tirer les fruits.

     Encore une fois, les choses sont différentes sous le socialisme. Les entreprises qui opèrent sur un marché, ou doivent demander l’autorisation de l’État pour exercer leur activité, ou se voient soumises à des lois si draconiennes qu’elles ont pour effet la restriction considérable du périmètre de la concurrence — ce qui est d’ailleurs, implicitement, leur objectif. Le résultat de cela est une concentration toujours plus considérable. Si, dans le capitalisme, la liberté d’entreprendre, de produire, et d’embaucher —  sans aucune autre règle que le respect des engagements contractuels — permet le développement de nombreuses entreprises sur un même marché, les actions préventives, restrictives, réglementaires, et fiscales des gouvernements socialistes et étatistes, en poursuivant la logique inverse, aboutissent naturellement au résultat opposé. Plus une société a avancé loin sur le chemin du socialisme, plus elle doit voir son tissu économique être caractérisé par la concentration des entreprises. L’Allemagne Nazie en apporte un exemple parfait, elle qui fut littéralement submergée par les cartels. En janvier 1938, le dirigeant du géant IG Farben, le docteur Max Ilgner, expliqua qu’un tiers des exportations allemandes étaient réalisées par seulement vingt entreprises. 21 Et en effet, du côté des entreprises, si les plus grandes parvenaient bien à se maintenir grâce aux méthodes décrites précédemment, la situation était plus difficile pour les entreprises de plus petite taille. Souffrant chaque jour de l’application rigide des réglementations du pouvoir central, et à jamais incapables d’y échapper, elles disparaissaient du marché à une vitesse considérable, d’autant que les Nazis leur faisaient littéralement la guerre. Il n’y avait donc aucune chance de voir d’autres petites entreprises remplacer celles tombées au front. Une loi interdisait notamment la création d’une entreprise qui aurait un capital inférieur à 40 000 Reichsmarks.

     Si certains chefs d’entreprises avaient pu voir en Hitler une source d’espoir, ils ne tardèrent pas à être déçus. Le national-socialisme, loin d’avoir libéré le potentiel économique de l’Allemagne, avait fini par soumettre les entreprises à la dictature d’une bureaucratie omnipotente. Face aux similarités entre ce système et celui de l’URSS, beaucoup s’inquiétèrent.

 

« Cher M. X.Y. 

     Cette lettre vous décevra certainement, mais je dois vous avouer que comme beaucoup d’autres chefs d’entreprises j’ai autant peur du National-Socialisme aujourd’hui que certains avaient peur du Communisme en 1932. Mais il existe une différence. En 1932, la peur du Communisme était un mirage ; aujourd’hui, le National-Socialisme est une terrible réalité. Mes amis dans les affaires sont sûrs que ce sera le tour des « Juifs blancs » (c’est-à-dire nous, les chefs d’entreprises Aryens), après que les Juifs soient expropriés. La question de quand ceci arrivera et de la mesure avec laquelle les chefs d’entreprise « Aryens » seront pillés dépend des luttes internes du Parti Nazi.

     La différence entre ceci et le système Russe est bien plus mince que tu peux le penser, malgré le fait que nous soyons encore des chefs d’entreprise indépendants. Tu ne peux pas imaginer le pouvoir que les représentants Nazis ont sur notre travail, ni à quel point le contrôle de l’État peut aller loin. Le pire de tout est qu’ils sont tout à fait ignorants. Sur ce point, ils différent sans doute des bureaucrates sociaux-démocrates. Ces radicaux Nazis ne pensent à rien d’autre qu’à la « redistribution des richesses ». Certains chefs d’entreprise ont même commencé à étudier les théories marxistes afin de mieux comprendre le système économique actuel.

     Comment peut-on envisager de gérer une entreprise selon les principes des affaires s’il est impossible pour nous de faire une quelconque prévision sur les prix auxquels les biens seront achetés et vendus ? Nous sommes complètement dépendants des décisions arbitraires de l’État sur la quantité, la qualité et les prix des matières premières venant de l’étranger. Il existe tellement d’accords économiques avec les pays étrangers, sans parler des méthodes de paiement, que personne ne peut réussir à tous les comprendre. Et pourtant les représentants de l’État travaillent en permanence dans nos bureaux, examinant les coûts de production, les profits, les fiches d’impôts, etc.

     Les prix ne sont absolument pas élastiques. Tandis que les représentants de l’État sont constamment au travail en train de mener l’enquête et d’interférer dans notre travail, nos agents et nos vendeurs sont handicapés parce qu’ils ne savent jamais si oui ou non vendre à un prix plus élevé sera dénoncé comme l’acte d’un « profiteur » ou d’un « saboteur », et suivi d’une peine de prison. Tu ne peux pas imaginer à quel point les impôts ont augmenté. Et pourtant tout le monde a peur de s’en plaindre. Les nouveaux emprunts d’État ne sont rien d’autre que de la confiscation de propriété privée, parce que personne ne croit que l’État remboursera, ni même ne paiera les intérêts après les premières années. En comparaison de ces nouveaux emprunts d’État, les obligations émises durant la Guerre Mondiale étaient des placements de bon père de famille.

     Nous autres chefs d’entreprise, nous faisons encore des profits suffisants, et parfois même de gros profits, mais nous ne savons jamais ce que nous aurons le droit de garder. »

 

(cité par Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, pp.5-7)

 

     Les critiques énoncées dans cette lettre sont typiques des problèmes dont les « élites économiques » se plaignaient. Ces plaintes étaient remontées à l’administration centrale et exposées dans des rapports. Dans l’un d’eux, datant de 1939, on lit ainsi : « La propriété privée n’a pas été abolie, mais l’État en réglemente l’utilisation de manière toujours plus systématique. Les revenus sont bons, mais la liberté d’en disposer est de plus en plus restreinte. » 22 Il est vrai que d’une manière générale, tout le processus de décision était passé dans les mains des bureaucrates de l’immense agence gouvernementale appelée « Bureau Central d’Organisation de la Production » (Reichswirtschaffsministerium), à l’intérieur duquel les chefs d’entreprise n’étaient plus que des directeurs d’établissement (Betriebsführer) sans réel pouvoir. D’autres rapports signalaient le même sentiment, très partagé au sein des élites économiques, selon lequel le système nazi n’avait amené rien d’autre qu’une « nationalisation de l’industrie et du commerce ». 23 La période de guerre intensifia l’inquiétude déjà fort présente au sein des milieux industriels.

     Pour donner une image juste de l’état d’esprit des chefs d’entreprise de l’époque, sans doute convient-il de citer les propos de ceux qui affirmaient être satisfaits avec les nouvelles conditions, ou qui en tout cas s’en plaignaient moins ouvertement. Après avoir rencontré un petit industriel allemand au milieu des années 1930, l’écrivain suisse Denis de Rougemont racontera les sentiments de celui-ci. « Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces de mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec le syndicat, trésorerie en délire. C’était la ‘‘liberté’’. Maintenant, plus rien n’est libre, mais tout marche, assure-t-il, ou va marcher. Plus de discussions. Le ‘‘Führer d’entreprise’’ n’a pas le droit de renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n’ont pas le droit de se mettre en grève. La paix sociale a été obtenue par la fixation des devoirs réciproques à un niveau de justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu les épaules, fait oui de la tête. Demain il doit partir pour un Schulungslager (un camp d’éducation sociale). Ça ne l’enchante pas. » 24 Et cet observateur du national-socialisme de commenter non sans courage : « J’ai cru pouvoir déduire des propos de ce petit patron et de quelques autres, une réponse un peu moins grossière à la question courante : le régime est-il de gauche ou de droite ? Voici : le régime est beaucoup plus à gauche qu’on ne le croit en France, et un peu moins qu’on ne le croit chez les bourgeois allemands. » 25

     Le chef d’entreprise devait travailler en conformité avec les règles, lois et décrets imposés par le Ministère de l’Économie. En plus du monstre bureaucratique qu’il constituait à lui seul, le régime nazi avait également créé de nombreuses administrations publiques autonomes qui alourdissaient encore la charge pesant sur l’économie allemande. Dans le seul secteur de l’économie à proprement parler, et donc sans évoquer les administrations sur l’Agriculture, le Travail, etc., on comptait ainsi : la Commission pour le Plan Quadriennal, le Bureau des Échanges Internationaux et une vingtaine de Bureaux de Contrôle des Importations, le Commissaire pour le Contrôle des Prix, l’Administration du Reich pour l’Expansion Économique, l’Administration du Reich pour l’Exploration du Sol, l’Administration du Reich pour l’Usage de Matériaux de Rebut, l’Administration pour la Rénovation, l’Administration pour le Service du Travail, le Commissaire en charge de la Construction, le Commissaire en charge de l’Industrie Automobile, le Commissaire en charge de l’Énergie et le Commissaire en charge de l’Industrie mécanique.

     L’administration bureaucratique du Reich était tentaculaire, intrusive, et puissante. C’est ainsi que s’en souviendront les employés de l’époque. « Nous opérions et gouvernions avec une énergie incroyable, remarquera l’un d’eux. Nous gérions vraiment les choses. Pour les bureaucrates du Ministère le contraste avec la République de Weimar était saisissant. Le blabla politique du Reichstag n’était plus entendu. On avait retiré de la langue de la bureaucratie la phrase paralysante : ‘‘techniquement bon mais politiquement impossible’’. » 26

     Comment gérer une entreprise dans ces conditions ? Comment s’assurer du bon fonctionnement des opérations, de la stabilité financière de l’entreprise, de la satisfaction des clients, de la qualité des produits, de l’efficacité de la production ? C’est tout bonnement impossible. « La plus grande partie de la semaine, je ne vois même pas mon entreprise du tout, expliquera ainsi un chef d’entreprise. Tout ce temps, je le passe à me déplacer pour des dizaines de commissions et à me rendre dans des bureaux pour obtenir les matières premières dont j’ai besoin. Et ensuite il y a de nombreuses questions fiscales à régler et je dois m’entretenir constamment et négocier avec le Commissaire aux Prix. En outre, je dois constamment voyager. Parfois j’ai l’impression de ne rien faire d’autre que ça, et partout où je vais, je rencontre davantage de dirigeants du Parti, des secrétaires, et des commissaires. Et tout cela simplement pour régler les problèmes quotidiens ! » 27

     Un exemple montrera bien la folie bureaucratique du nazisme. Au cours de la guerre, les hauts dirigeants nazis se mirent à réfléchir sur la possibilité d’interdire les courses de chevaux sur lesquelles les gens prenaient des paris. C’était une méthode indigne de gagner de l’argent, pensaient-ils, surtout dans des temps difficiles. Ainsi Goebbels, Bormann, et Hitler lui-même travaillèrent sur cette question éminemment importante, en plein milieu d’une guerre mondiale. Ils échangèrent des lettres, se réunirent, prirent des décisions, les amendèrent, échangèrent de nouvelles lettres, se réunirent à nouveau, et ainsi pendant des mois. Finalement, après plusieurs mois de tractations, on décida que les courses étaient autorisées mais que les responsables locaux du parti auraient l’autorisation de les interdire, selon certaines règles. En voyant le temps passé perdu à des affaires d’importance infinitésimale, on peut aisément comprendre pourquoi le Reich s’effondra : sa philosophie de l’étatisme avait accouché d’un Léviathan qui écrasa de tout son poids la société allemande tout entière. 

     Et en vérité, la société civile subissait également les délires du Monstre Étatique. Prenons simplement l’exemple du tourisme. Le ministère de l’économie avait déjà rendu l’émission de devises interdite, sauf avec autorisation écrite de l’administration publique, quand en 1935 une nouvelle réglementation fut instaurée : pour tout voyage, il fallait désormais en informer les services de l’État et demander le montant d’argent souhaité. Les demandes étaient nombreuses, les refus aussi.

 

     La réglementation folle toucha aussi les campagnes. Richard W. Darré, l’auteur de La Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique, fut placé à la tête d’un corps bureaucratique massif intitulé « l’État alimentaire du Reich » (Reichsnährstand). Cet organisme fut chargé de contrôler dans ses moindres détails la production et la distribution des produits alimentaires. Ses domaines d’influence incluaient les prix, le type de culture, la propriété foncière, les marges, et le crédit fait aux paysans.

     Dès septembre 1933, la réglementation toucha également la transmission de propriétés agricoles. Avec la « loi sur les fermes héréditaires du Reich », le paysan était désormais contraint de transmettre sa propriété à un seul et unique héritier. Comme le note Kershaw, « l’essence de la loi consistait à préserver les biens paysans de l’économie capitaliste de marché. » 28 La mesure fut d’ailleurs très mal accueillie, les paysans sentant qu’ils n’étaient plus maîtres de leurs terres. « Le paysan bavarois n’est plus aujourd’hui que l’administrateur de son exploitation » notait ainsi un rapport de l’époque. Selon un autre fonctionnaire bavarois, le paysan se plaignait qu’ « il n’y ait plus d’économie libre mais un système fondé sur la contrainte. » 29 Tout naturellement, cela empêchait le « socialisme national » de percer dans les campagnes. Observant le peu d’enthousiasme que son idéologie provoquait chez les paysans, un fonctionnaire nazi nota ainsi avec déception : « Parmi les paysans, il y a encore peu de nationaux-socialistes. Ils sont probablement nationalistes, mais on chercherait en vain la moindre trace de socialisme. » 30

     Dans les campagnes, on lança la « Bataille pour la production », une belle formule cachant davantage de réglementations et des obligations de produire certains biens en certaines quantités et pour un prix fixé. Là encore, la mesure fut très mal perçue par les paysans et les résultats furent catastrophiques. Incapables de profiter des hausses des prix, les paysans voyaient de plus en plus l’État comme un parasite. En mars 1937, un pas de plus fut fait dans le sens de la planification. Le Reichsnährstand se mit à dicter aux paysans ce qu’ils devraient produire. On se concentra sur les produits de base, dont la pomme de terre, afin d’éviter ou plutôt de limiter les ravages de la famine. À l’inverse, on freina au maximum la production des produits de « luxe » comme le beurre. Comme les hauts dirigeants nazis l’expliquaient à l’époque, personne ne devrait pouvoir obtenir des produits de luxe pendant que certains manquaient du nécessaire.

     La réglementation, déjà lourde et très mal supportée par les paysans, s’intensifia même avec la guerre. Le paysan, comme le chef d’entreprise, et comme chaque Allemand, était devenu un fonctionnaire de l’État, agissant selon ses règles et son bon vouloir. Un des résultats directs fut un exode rural considérable dont les autorités nazies s’inquiétèrent immédiatement. Et il y avait en effet de quoi s’inquiéter, car le phénomène était massif : entre 1933 et 1939, le nombre de paysans fut divisé par deux. 31

 

     Les historiens s’accordent désormais pour reconnaître dans l’économie allemande sous le nazisme une forme d’ « économie dirigée ». L’exclusion du chef d’entreprise de tout rôle économique autre qu’agent de l’État, le développement des bureaucraties de contrôle, l’accumulation des réglementations, lois, et décrets, dictant les termes de l’activité économiques : tout cela va clairement dans le sens du dirigisme et de l’étatisme, quand bien même on garderait une définition radicale de ces deux concepts. Même un historien marxiste comme le britannique Tim Mason en est venu à la conclusion que « l’État national-socialiste parvint à agir en pleine indépendance, permettant ainsi à la ‘‘primauté du politique’’ de s’affirmer ». 32 Karl Dietrich Bracher, expliquant la politique économique nazie, notera que « les experts et les dirigeants de l’économie n’étaient que les instruments et les objets de cette politique ». 33 Il s’expliqua sur ce point en disant qu’aucune entreprise, aussi proche était-elle du pouvoir politique, ne pouvait se soustraire véritablement aux lois et réglementations qui accablaient ses concurrents, étant tous « dans le même bateau » comme disait Schacht. Pour Klaus Hilderbrand, le système économique dans son ensemble était pleinement « au service de la politique » 34 Selon Leonard Peikoff, enfin, il convient de définir l’économie nazie comme une forme d’étatisme, c’est-à-dire un système reposant sur l’omniprésence de l’État dans la vie économique. Il écrit ainsi que « si le terme ‘‘étatisme’’ désigne la concentration du pouvoir dans les mains de l’État et aux dépens de la liberté individuelle, alors la politique nazie était une forme d’étatisme. Dans son principe, elle ne constituait pas une nouvelle approche de l’État ; elle s’inscrivait dans la continuité de l’absolutisme politique les monarchies absolues, les oligarchies, les théocraties, et toutes les différentes tyrannies qui ont caractérisé une grande partie de l’histoire de l’humanité. » 35

     Présent en Allemagne quelques années avant le déclenchement de la guerre, l’écrivain suisse Denis de Rougemont nota lui aussi ses impressions : « J’arrivais de Paris persuadé que l’hitlérisme était un mouvement ‘‘de droite’’, une dernière tentative pour sauver le capitalisme et les privilèges bourgeois, comme disent les socialistes ; ou encore : un rempart contre le bolchévisme, comme disent les réactionnaires. Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés. Il me faut bien reconnaître qu’ils sont tous contre le régime. C’est un bolchévisme déguisé, répètent-ils. Drôle de ‘‘rempart’’. Ils se plaignent de ce que toutes les réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que les impôts prennent les proportions d’une confiscation de capital ; et que la vie de famille soit détruite, l’autorité des parents sapée, la religion dénaturée, éliminée de l’éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement. » 36

     Pour l’historien Adam Tooze, l’une des références sur l’histoire de l’économie du Troisième Reich, « les premières années du régime d’Hitler virent l’imposition d’une série de contrôles sur les entreprises allemandes à un niveau sans précédent en période de paix. » 37 Selon les mots très forts utilisés par William Shirer, les chefs d’entreprise de l’Allemagne Nazie étaient « écrasés sous des montagnes de réglementations et de lois, dirigés par un État qui leur dictait ce qu’ils pourraient produire, en quelle quantité, et à quel prix, et étouffés par une imposition croissante et par les inlassables ‘‘contributions spéciales’’ au parti. » 38

     La seule question longtemps débattue fut celle de savoir le sens qu’il fallait donner au mot socialisme. En considérant que le socialisme signifiait la collectivisation de l’économie, de nombreux historiens ont ainsi laissé entendre que l’Allemagne ne possédait pas un système économique socialiste de 1933 à 1945. On pourrait s’attendre à ce qu’ils aient honte d’utiliser la définition que le socialisme avait déjà perdue au milieu du dix-neuvième siècle, mais pourtant il n’en est rien, et jamais ils n’imaginent qu’il serait intéressant de comparer la situation de l’économie sous le nazisme à la définition du socialisme qui prévalait à son époque et qui prévaut encore aujourd’hui : celle d’une intervention poussée de l’État dans la vie économique.

     Plus honnêtes, certains historiens ont bien fait la distinction, à l’image de Pierre Gaxotte qui expliquait avec justesse : « Hitler a toujours prétendu qu’il avait bâti une économie socialiste. Mais qu’entendre par socialisme ? Si le mot veut dire : nationalisation des moyens de production, l’économie hitlérienne se situe à l’opposé. S’il signifie : économie autoritaire, dirigée par l’État, Hitler a raison. » 39

 

     L’argent ne tombe pas du ciel, et il ne pousse pas sur les arbres non plus. C’est assurément fort dommage, mais c’est la dure réalité. Aussi le financement d’un État ne peut pas consister à installer des cuves pour récupérer les pluies d’or, ni à organiser des après-midis de cueillette dans les Jardins de la Profusion. L’État se finance par l’impôt. Jusqu’à présent, il a surtout été question des dépenses engagées par les dirigeants nazis, mais leur financement n’a pas été évoqué. D’où les Nazis tiraient-ils leurs recettes ? Telle est la question à laquelle nous répondrons ici.

Le socialisme signifie l’exercice par l’État d’un pouvoir interventionniste, et implique donc que la fiscalité soit élevée de sorte qu’elle apporte aux gouvernants les moyens d’agir. En un mot, le socialisme avance main dans la main avec la taxation des individus. La fiscalité d’un État socialiste est rarement l’objet d’innovations profondes. Taxer les riches, épargner les autres autant que possible : voilà le credo central. L’effet économique de cette inégalité et de cet acharnement sur les individus les plus méritants n’a pas à nous intéresser pour l’instant. Contentons-nous à ce stade de décrire la structure générale de l’imposition sous le Troisième Reich.

Les travailleurs manuels, les ouvriers, les boutiquiers, les fonctionnaires de l’administration, etc., étaient fiscalement assez avantagés, et de ce point de vue leur position ne fit que s’améliorer avec le temps. D’une manière générale, la classe moyenne allemande restait à l’abri de la spoliation légale mise en place par les Nazis. Les taux confiscatoires, assez naturellement, ne concernèrent que les plus riches. Plus que les taux habituels, l’environnement fiscal général venait les pénaliser. Des impôts exceptionnels, des cotisations spéciales, des contributions nouvelles : tous les moyens étaient bons pour les faire payer. En 1942 par exemple, l’impôt exceptionnel sur les gros propriétaires immobiliers rapporta 8 milliards de Reichsmarks.

Les fiscalistes nazis avaient bien compris le principe de leur spécialité. Pour accroître les revenus retirés par le Reich, les impôts furent assis sur des bases fiscales larges, et affichaient des taux réduits. En mai 1935, le régime introduisit par exemple une taxe progressive sur le chiffre d’affaires des entreprises, à un taux compris entre 2 et 4%. Puisque l’impôt était fixé sur le chiffre d’affaires et non sur le résultat brut de l’entreprise, il impliquait souvent que la moitié des profits devaient être payés pour cette seule taxe. Dans certains cas, comme le note Tooze, des entreprises eurent à débourser la totalité de leurs profits de l’année uniquement pour payer ce nouvel impôt. 40

Avec la guerre, la fiscalité particulièrement oppressive pour les riches fut encore alourdie. Ainsi, au début de la guerre, le montant de l’impôt sur le revenu pour les plus riches fut majoré de 50% dans le but de « répartir la charge de la guerre le plus équitablement possible. » 41 Au milieu de la guerre, la pression dépensière était devenue telle qu’une augmentation de la fiscalité paraissait inévitable. En 1943, Martin Bormann, en charge du projet, expliqua clairement ses vues : « Si des impôts sont nécessaires pendant la guerre, que l’on augmente uniquement l’impôt sur le revenu ! Et uniquement pour les revenus supérieurs à 6 000 Reichsmarks. » 42 Selon les statistiques disponibles pour cette même année, cela signifiait que la charge reposerait uniquement sur les 3% les plus aisés. Tandis que nous y voyons sûrement un effort délibéré de pénaliser les individus les plus riches, les économistes nazis, tels Günter Schmolders, y voyaient un effort vers une plus grande « justice fiscale ».

     L’impôt des sociétés existait déjà sous la République de Weimar mais les taux étaient restés modérés. Sous le Troisième Reich, cet impôt fut doublé. De 20% en 1936, il passa à 40% en 1940. Ce n’était pas seulement un moyen de combler les déficits ou de les limiter. Là encore, c’était aussi une façon de promouvoir une certaine « justice sociale », un idéal que les Nazis avaient porté depuis les premières heures de leur mouvement. Taxer les grandes entreprises devenait ainsi pour eux un moyen de s’assurer que celles-ci étaient « mises à contribution en proportion de leurs bénéfices élevés ». 43

Durant la guerre, l’impôt sur les sociétés, qui était déjà de 40%, fut porté à 50%, puis à 55%. Au final, certaines entreprises expliquaient être taxées à 90%. 44 Dans les années de guerre, les territoires occupés adoptèrent aussi cette fiscalité agressive. L’impôt sur les bénéfices fut porté à 35%. D’après un témoignage rapporté par Götz Aly, cela signifiait dans certains cas que 88,33% des bénéfices revenaient au fisc. 45 Le traitement des entreprises sous le nazisme était typique de la mentalité plus générale que Churchill dénoncera éloquemment en déclarant : « Certains considèrent le chef d’entreprise comme le loup que l’on devrait abattre, d’autres pensent que c’est une vache que l’on peut traire sans arrêt. Peu voient en lui le cheval robuste qui tire le char » 46

     À l’arrivée du national-socialisme au pouvoir, beaucoup de petites entreprises ne surent pas vraiment comment réagir. Le programme politique était clairement socialiste, bien qu’assez peu précis, et semblait trop fou pour être mis en œuvre. Face aux premières mesures coercitives, la réaction fut davantage faite d’étonnement que de révolte. Leurs premiers gestes montrent qu’ils étaient tout à fait désemparés. Par exemple, lorsque les sections locales du parti national-socialiste ou des SA commencèrent à extorquer de plus en plus d’argent de ces entreprises, celles-ci décidèrent de trouver un moyen de s’en protéger, mais elles le firent avec une très grande naïveté. Le 1er juin fut institué le « Fonds de Donation Adolf Hitler pour l’Économie Allemande », à l’initiative d’un groupe d’entreprises. Ce fonds serait volontairement alimenté par les entreprises et hommes d’affaires, pour aller directement dans les caisses du parti. Bien évidemment, cela n’empêcha pas les sections locales de poursuivre leurs actions. Ainsi, aux premiers millions de Reichsmarks extorqués précédemment s’ajoutèrent quelques trente nouveaux millions de contributions volontaires.

Devant les premières difficultés, les Nazis allèrent encore plus loin dans la fiscalité punitive, parallèlement aux pillages des biens Juifs et à l’exclusion de ceux-ci de la vie économique. On mit notamment en place une « taxe de fuite du Reich » (Reichsfluchtsteuer) qui vint enfin corriger une tendance « permissive » du Troisième Reich : les allemands avaient eu le droit de quitter leurs « camarades de communauté » (Volksgenosse) sans dédommagement.

Pour autant il est évident, ou du moins il devrait être évident pour tout le monde que la sur-taxation des plus fortunés ne permet jamais le financement des programmes interventionnistes d’un État socialiste. Ce n’est pas simplement que cela balaye la base sur lequel l’État s’est élevé. C’est surtout que, comme le notait si bien Margaret Thatcher, on finit toujours par manquer de l’argent des autres. Bien désespéré, Hitler dut concéder cette réalité : la taxation des élites économiques, aussi féroce qu’elle pouvait bien être, ne saurait jamais apporter au Reich les moyens nécessaires à la réalisation de son « socialisme national ».

 

     Dès 1935, Hitler avait interdit la publication du budget de l’État, sans doute peu fier de l’état des finances publiques. Les dépenses gouvernementales massives, tant pour les plans de relance que pour le réarmement, avaient pesé très lourd dans les comptes allemands. En 1936, la situation des finances publiques du Reich était déjà préoccupante, mais à partir de 1938-1939, elle devint véritablement incontrôlable. En 1938, il n’était plus permis de le nier : le Reich avait de très sérieux problèmes financiers.

     Pour ceux qui n’avaient pas encore pris la mesure de la gravité de la situation — Hitler était dans ce cas — il était temps de le faire. Après la lecture d’un rapport sur les finances publiques de l’année en cours, Joseph Goebbels nota, désespéré : « ça semble plus grave que je ne l’avais pensé. » 47 Au début de l’année 1939, la Reichsbank tira la sonnette d’alarme dans un rapport détonant. Ses mots résument parfaitement l’impasse dans laquelle six années d’étatisme et de socialisme avaient mené l’Allemagne. « L’augmentation effrénée des dépenses publiques mine toute tentative d’assainir le budget, conduit les finances publiques, malgré une hausse monstrueuse des impôts, au bord du gouffre, et ruine la banque d’émission et la monnaie. Il n’existe aucune recette, aussi géniale et astucieuse soit-elle, aucun système financier ou monétaire, aucune organisation et aucune mesure de contrôle assez efficace pour contrer les effets dévastateurs sur la monnaie d’une politique de dépenses sans bornes. Aucune banque d’émission n’est en mesure de soutenir la monnaie contre une politique aussi inflationniste. » 48

    Hitler avait longtemps ignoré les appels répétés de ses proches en faveur d’une plus grande rigueur dans les dépenses. « Jamais encore un peuple n’est mort de ses dettes » leur répondait-il avec fougue. 49 Il le redira pendant la guerre : « L’Histoire montre que jamais un pays n’a été ruiné par ses dettes. » Les économistes du parti pouvaient donc « dormir paisiblement » et considérer la question de la dette avec « le plus grand optimisme ». 50 Pour autant, ces déclarations revenaient à reculer pour mieux sauter.

     Le jugement de l’histoire n’épargne personne. En 1933, en arrivant au pouvoir, Hitler avait déclaré fièrement : « Peuple allemand, laisse-nous quatre ans et tu pourras prononcer ton jugement sur nous. » S’il avait eu accès aux données économiques du Troisième Reich, le juge en question, le peuple, aurait eu raison de mettre dans sa poche la sentence capitale. 51

     Courant 1938, il fallait se rendre à l’évidence : l’État allemand était ruiné. Fin août 1939, quelques jours avant d’entrer en guerre contre la France, l’Allemagne Nazie avait déjà accumulé une dette de plus de 37 milliards de Reichsmarks et c’est avec raison que Goebbels s’inquiéta dans son journal d’un « déficit galopant ». 52 En 1939, les charges portant sur la dette, le « service » de la dette, représentaient déjà un poste de 3,3 milliards de Reichsmarks. Quelques mois plus tard, la dette atteignait déjà 40 milliards. « Les finances du Reich sont anéanties » commenta Carl Goerdeler à l’été 1940. 53 Rien ne peut plus sauver le Troisième Reich, semble-t-il, d’une faillite économique monumentale. Alors que faire ?

 

À mesure que le coût de l’appareil étatique devenait de plus en plus considérable, il fallait nécessairement trouver des sources de financement supplémentaires. L’impôt en était le principal et le plus naturel, mais on ne voulait surtout pas pénaliser les ouvriers et les classes moyennes. D’abord perçue comme une solution miracle, la surtaxation des riches rapporta moins que prévu : en tout état de cause, elle ne suffisait pas. L’autre recours imaginé, le pillage des Juifs par l’impôt puis par la spoliation directe, ne permettait pas non plus de rétablir l’équilibre élémentaire entre dépenses et recettes. Le recours à l’inflation n’était pas envisageable non plus, car il pénaliserait les ouvriers et les classes moyennes. L’endettement fut choisi, mais il n’était qu’une solution passagère, et quand les dettes s’accumulèrent, il fallut trouver une nouvelle solution. L’abondance du blé russe, le minerai des États baltes, la production industrielle française : la solution était toute trouvée. Une guerre permettrait de combler les lacunes d’un système économique défaillant. Les cinq années suivantes seront consacrées à la mise en œuvre de la dernière solution imaginable : la guerre pillarde. Comme nous le verrons dans un prochain chapitre, cela n’empêchait pas l’application de l’autre méthode « classique » du nazisme : le pillage des « richesses juives ». 54

     La solution à ce problème était donc toute trouvée : les juifs et autres minorités persécutées, ainsi que les nations conquises, paieraient pour le triomphe du socialisme allemand. La spoliation systématique des premiers comme des seconds, le tout dans un processus parfaitement planifié et organisé, apporta au nazisme l’oxygène qui allait le maintenir en vie quelques années de plus.

     Dès le second paragraphe du premier chapitre de Mein Kampf, Hitler avait déjà expliqué que si l’État socialiste ne parvenait pas à faire tourner l’économie correctement, alors il aurait le droit d’aller piller les autres nations. « Lorsque le territoire du Reich contiendra tous les Allemands, écrivait-il, s’il s’avère inapte à les nourrir, de la nécessité de ce peuple naîtra son droit moral d’acquérir des terres étrangères. La charrue fera alors place à l’épée, et les larmes de la guerre prépareront les moissons du monde futur. » 55 En 1938, tandis que l’économie allemande commençait à montrer des signes de déclin prononcé, étouffée par les taxes, freinée par les bureaucraties gouvernementales, et paralysée par les milliers de réglementations que celles-ci crachaient chaque année, Hitler mit ses vieilles idées en application.

 

 

    

 


CHAPITRE 6 : NATIONALISME ET EXPANSION

 

 

     Dans le cadre de l’entreprise d’analyse que nous avions fixée dans l’introduction, les premiers chapitres ont permis d’éclairer quelque peu notre lanterne mais sans doute n’ont-ils pas encore permis d’y voir tout à fait clair. Le national-socialisme, par l’extravagance de son antisémitisme, par l’éclectisme de ses vues, et par le bilan que douze ans de son règne a laissé derrière lui, rend lui-même notre tâche difficile. En étant l’alliance intime entre des visées socialistes et de profonds sentiments nationalistes, l’idéologie nazie ne peut s’appréhender d’une façon univoque. Dans le présent livre, la multiplication des chapitres n’est pas une façon de paraître savant. S’il était possible de tracer un parallèle avec la tactique militaire, il faudrait dire que c’est là une méthode pour encercler l’adversaire. En définissant les principaux cadres d’analyse puis en déroulant les explications, il est possible d’arriver à un résultat satisfaisant, tant au regard de la réalité historique que des buts fixés. Pour autant, dans le cadre général de l’analyse, il est un point que je n’ai pas encore pris la peine d’évoquer, un point qui constitue d’ailleurs l’une des sources de l’incompréhension la plus profonde du national-socialisme. Bien que la partie « socialisme » nous intéresse ici davantage que la partie « nationalisme », l’idéologie en tant que telle ne peut se comprendre sans l’évocation approfondie de l’un et de l’autre.

     La variable nationaliste est l’élément que beaucoup considèrent comme central dans l’idéologie national-socialiste, et il me semble que c’est tout à fait à tort. Si une telle déformation est un moyen de faire oublier le second élément constitutif du « national-socialisme », je dois dire que la manœuvre est intelligente, bien que peu subtile. Signaler de manière accentuée la variable « nationaliste » des Nazis n’est évidemment pas une absurdité per se. Mais étant donné que personne, en revanche, ne met jamais l’accent sur l’ « internationalisme » du socialisme soviétique, je suis obligé d’en conclure à un exercice manifeste de mauvaise foi. Après tout, il est vrai que toute idéologie politique possède, et se doit de posséder une dimension « politique étrangère », non pas simplement des positions sur la politique étrangère, mais tout un système logique qui appréhende dans leur globalité les « questions internationales ». Les Nazis avaient un tel système, les communistes russes également. Je ne vois pas plus de raisons d’insister sur celui des premiers que sur celui des seconds, et quitte à vouloir passer l’ « internationalisme » soviétique sous silence, autant agir de la même façon pour le nazisme. Mais à vrai dire le silence n’est pas le meilleur ami de la science, et toute analyse d’une idéologie doit traiter dignement toutes ses composantes. Que cet aparté me permette juste de rappeler la mauvaise foi des interprétations concurrentes à la mienne.

D’abord, en considérant le nom du parti d’Hitler, il semble que la variable « nationaliste » n’était pas significativement plus importante que la variable « socialiste ». Cette interprétation se trouve confirmée par les propos des Nazis eux-mêmes. Adolf Eichmann, cité dans le premier chapitre, expliquait notamment que sa « sensibilité politique était à gauche » et qu’ « en tout cas, les tendances socialistes étaient aussi présentes que les tendances nationalistes. » 1 Plus encore, les Nazis considéraient que le vrai socialisme était un nationalisme, et qu’au fond les deux concepts étaient synonymes. À la question de savoir si le nationalisme était plus important que le socialisme dans l’idéologie nazie, il serait donc naturel de pencher pour la solution de dire que le nationalisme et le socialisme étaient placés sur un pied d’égalité.

Mais encore une fois, c’est là une interprétation qui ne tient pas. Le premier argument, qui est celui du mot « national-socialiste », est assez facilement contrecarré par la grammaire allemande elle-même. Pour tous les lecteurs qui ne parleraient pas allemand, signalons que le terme Nationalsozialismus ne se traduit pas par « national-socialisme » mais par « socialisme national ».  Dans la langue allemande, la relation adjectif-nom s’établit de sorte que l’adjectif précède le nom qu’il qualifie. Par exemple, pour dire qu’une femme (Frau) est jolie (hübsche), on dira qu’elle est Eine hübsche Frau (« une jolie femme »). Si on veut dire que cette femme est socialiste, on dira qu’elle est Eine sozialistische Frau. De la même façon, un socialisme radical se dit radikale Sozialismus, un socialisme marxiste se dit Marxistische Sozialismus, et un socialisme révolutionnaire se dit revolutionäre Sozialismus. Nationalsozialismus signifie donc bien « socialisme national » et non pas « nationalisme social » ou « national-socialisme ». La traduction correcte du nom du parti d’Hitler est ainsi : « Parti Socialiste National des Travailleurs Allemands ». Otto Strasser, l’un des membres les plus influents du parti national-socialiste à ses premières heures, rappela bien cette disposition linguistique, et affirma tout à fait tranquillement que « dans cette réunion entre nationalisme et socialisme, l’accent doit être mis sur le socialisme. Hitler, n’appelez-vous pas votre mouvement Nationalsozialismus en un seul mot ? La grammaire allemande nous indique que dans un mot composé comme ici la première partie sert à qualifier la seconde partie, qui est la partie essentielle. » 2

Bien entendu, c’est là un point de détail, beaucoup moins significatif pour nous que toutes les affirmations directes de ce socialisme que nous trouvons abondamment chez les hauts dirigeants nazis, et en particulier chez tous ceux qui, à l’instar de Feder, Drexler, Strasser, Hitler et Goebbels, prenaient au sérieux la variable socialiste dans le national-socialisme. Joseph Goebbels, par exemple, qui préférait lui aussi voir dans le socialisme la donnée principale de son mouvement politique, notait dans son journal que « le socialisme est l’objectif ultime de notre combat. » 3 

Au final, la question n’est plus de savoir si les Nazis souhaitaient oui ou non l’introduction du socialisme en Allemagne. L’objectif doit être de définir quel type de socialisme ils souhaitaient mettre en place. Le titre du chapitre et le nom du parti d’Hitler nous montrent bien la voie : les Nazis se sont battus pour instaurer ce que Goebbels appelait le « socialisme national ». Si ce point est fondamental dans notre étude c’est qu’il fut tout autant fondamental pour les hauts dirigeants du Reich, et en particulier pour ceux qui furent en charge des questions économiques. Si nous prenons le témoignage du premier d’entre eux, à savoir Walther Funk, ministre de l’économie de 1937 à 1945, nous observons bien cette logique. Questionné à Nuremberg sur ses motivations lorsqu’il rejoignit le parti nazi, il expliqua ainsi l’avoir fait parce que « le national-socialisme semblait apporter un État socialiste nationaliste ». 4 Derrière cette explication, il faut comprendre que le NSDAP proposait la création d’un État socialiste nationaliste à l’inverse du marxisme et de la social-démocratie, qui proposaient tous les deux un socialisme de type internationaliste. Le nationalisme était considéré comme un élément contraire au capitalisme, contraire au libéralisme, et contraire à la « juiverie » qui les avait tous les deux fait naître. « En dernière analyse, résumera Hitler dans un discours, toute idée vraiment nationaliste est une idée socialiste. » 5

 

     Puisque nous souhaitons mener ce livre dans l’honnêteté intellectuelle, il faut voir ici ce que la doctrine marxiste expliquait sur la question de la nation. Surtout, il faudrait savoir si elle était plutôt dans le camp « nationaliste » ou « internationaliste ». Pour cela, il est important de commencer par distinguer le mouvement socialiste d’un côté et son idéologie politique de l’autre. Le mouvement, il est vrai, affirmait partout ses tendances internationalistes, et la célèbre « Internationale » en est la plus parfaite illustration. Mais cela ne prouve rien. Il se pourrait tout aussi bien qu’il s’agisse ici d’un moyen de coordonner des luttes politiques nationales et des socialismes nationaux, qui, de par leur nature même, avaient besoin d’une coordination à plus grande échelle.  Il nous faut donc aller voir l’idéologie socialiste elle-même pour savoir si elle était nationaliste ou internationaliste. Si le socialisme est internationaliste par essence et que le nazisme est nationaliste par essence, alors la relation établie entre socialisme et nazisme devient difficile à établir. Bien qu’un chapitre particulier se charge de répondre aux principales « objections » à cette relation sulfureuse, ce chapitre est en lui-même la réponse à une objection courante, à savoir : que le socialisme et le nationalisme sont des idées antinomiques.

     Voyons donc l’attitude adoptée par Marx sur ces questions. Le marxisme était-il un nationalisme ? Autant le dire, la réponse est assez difficile à fournir, ou en tout cas elle est plus difficile qu’elle peut sembler l’être de prime abord. Avant tout, il faut séparer le marxisme de Marx du marxisme tel qu’il fut compris et repris par les marxistes et les bolcheviks, et même après avoir réalisé une telle séparation, le problème n’est pas résolu pour autant. D’abord, chez Marx, nous pouvons aisément trouver des propos allant dans les deux directions, et il est difficile d’affirmer avec assurance qu’il préférait l’une à l’autre. Non seulement il pouvait paraître nationaliste dans un ouvrage et internationaliste dans un autre, mais il était capable de jouer sur les deux tableaux à l’intérieur d’un même livre. Dans le Manifeste Communiste, qui est pourtant un texte fort court, nous voyons les deux tendances être présentées. Nombreux sont ceux qui connaissent la formule « Les travailleurs n’ont pas de patrie » qui, alliée avec la célèbre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », fait avancer Marx sur un terrain clairement internationaliste, en niant les nationalités. 6 Mais en même temps, les nombreuses références aux nations et aux différents peuples, ainsi que des phrases comme « le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie », nous font entrer sur l’autre terrain. On peut supposer que Marx ne pensait ici qu’à la lutte politique, qu’à la stratégie, et qu’il ne se rendait pas compte de l’opposition des principes. On ne peut pas se battre pour sa patrie, et dans sa patrie, en expliquant que les patries n’existent pas.

     Pour autant, malgré les subtilités du discours marxiste et les contradictions qu’il comporte, la conclusion inévitable à laquelle son étude nous mène est que selon celui-ci les nations sont une réalité de la société bourgeoise, que les prolétaires n’ont pas de patrie, et que la révolution doit être mondiale. De toute évidence, donc, ce n’est pas chez Marx que l’on retrouvera l’inspiration la plus forte pour la tendance nationaliste des nazis, bien qu’on puisse en trouver des inspirations. Nous pourrions expliquer en quoi Friedrich Engels, en revanche, était plus porté sur le nationalisme, mais cela nous emmènerait trop loin et n’apporterait pas grand-chose à notre propos. Quoi qu’il en soit, la question semble donc être réglée. Le marxisme, fondamentalement, n’était pas une doctrine nationaliste. La social-démocratie, accrochée à ces idéaux, ne le fut pas davantage. Notre cause semble donc perdue. En étant profondément nationaliste et en établissant un socialisme dans un seul pays, les Nazis étaient très loin des recommandations des grands socialistes, car le socialisme dans un seul pays n’est pas du socialisme — n’est-ce pas ?

     En réalité, c’est ici que les choses se compliquent car le marxisme n’est pas resté très longtemps fidèle à cette conception. Chez Lénine déjà, derrière les appels à la Révolution mondiale, on pouvait percevoir un « socialisme à la mode russe », adapté aux conditions nationales, puis un abandon de l’idée de révolution mondiale à mesure que cette perspective semblait de plus en plus incertaine ou improbable. Le mythe de la « révolution mondiale » ne sera pas réanimé par la suite. De la Chine à Cuba en passant par le Vietnam et les républiques socialistes africaines, les dirigeants communistes du XXe siècle adoptèrent systématiquement la doctrine communiste ou marxiste-léniniste aux caractéristiques nationales de leurs pays. Sans le savoir et sûrement sans le vouloir non plus, ils pratiquèrent tous une forme de « socialisme national » : chacun, à sa façon, allait réussir l’alliance entre socialisme utopique et nationalisme populiste. Le premier pas en ce sens avait été fait par Staline. En prenant le pouvoir dans une Russie à l’économie encore arriérée, les bolcheviks ne songeaient qu’à une chose : qu’un pays développé, idéalement la France ou l’Allemagne, suive le cours de ce « mouvement historique » et favorise l’éclosion d’une véritable révolution mondiale. La position intermédiaire, celle de la constitution d’ « États-Unis d’Europe », proposée par les socialistes, fut rejetée par Lénine. 7 Mais devant l’incapacité des partis communistes européens à reproduire l’expérience russe dans leur pays, la réaction rationnelle fut de considérer que le socialisme devait être construit « dans un seul pays » selon la formule adoptée par le Parti Bolchevik en janvier 1926. 8 La Russie soviétique, la grande « patrie du socialisme » comme on l’appela plus tard, venait de tomber dans une pratique nationaliste de la doctrine socialiste, pavant la route du national-socialisme.

 

     Venons-en maintenant au nationalisme lui-même. Les Nazis étaient si passionnément nationalistes qu’il serait impensable de ne pas évoquer cette composante. « En tant que socialistes nationalistes et en tant que membres du Parti des Travailleurs Allemands, nous devons être par principe les nationalistes les plus fanatiques » avait déjà affirmé Hitler. 9 Sa source principale ne fait aucun doute : au mondialisme extravagant du capitalisme et à l’internationalisme destructeur des Juifs, le national-socialisme opposait un retour à la nation, un échelon supposément humain, social, et chrétien. Pour clarifier ce point, il suffit de citer un passage du journal de Joseph Goebbels, datant de juin 1924, et dans lequel il exprimait ses conceptions politiques vis-à-vis de la question nationale : « Nous vivons au siècle du libéralisme finissant et du socialisme commençant. Le socialisme (dans sa forme pure) est l’assujettissement de l’individu au bien de l’État et à la communauté du peuple : cela n’a rien à voir avec l’Internationale ! Le Juif est internationaliste, comme le nomade et le tsigane sont internationalistes. Existe-t-il des Juifs patriotes ? Je ne crois pas. Pour ma part, je ne connais que des Juifs qui ont à l’égard de la nation, dans le meilleur des cas, l’attitude de spectateurs intéressés. » 10

     J’ai souhaité citer le passage en entier parce qu’il me semble tout à fait fondamental pour comprendre l’état d’esprit des Nazis aux premières heures de leur aventure politique. Le message de fond est assez clair : en somme, le socialisme est national, il est nécessairement national. Un autre point au passage : nous savons que les Juifs ne furent pas les seules victimes du nazisme ; les tsiganes, les opposants politiques, et les riches bourgeois, furent d’autres « catégories » également touchées. Concernant les opposants politiques, il n’est pas utile de s’arrêter sur l’analyse de leur sort, étant donné que c’est une constante dans tous les régimes à pouvoir dictatorial. Mais pourquoi les riches bourgeois, pour lesquels les Nazis créèrent même des camps spéciaux, et pourquoi les tsiganes ? Goebbels nous l’explique : parce qu’ils sont internationalistes, internationalistes comme le Juif, comme le capitalisme, comme la finance. À la fin du passage cité, nous avons enfin des considérations sur le Juif ; il
est présenté comme une source de décomposition pour la nation allemande : internationaliste par instinct et par conviction, il n’a pas de patrie. Sur de nombreux points, ces propos reprennent les idées que Karl Marx exprimait en 1843 dans La Question Juive, et qui, déjà à cette époque, étaient très populaires au sein de la gauche socialiste européenne. 11 Nous aurons bientôt l’occasion de revenir sur cette ascendance troublante.

     Considéré en lui-même, le nationalisme n’est pourtant rien de plus qu’un sentiment politique confus, né d’un excès de patriotisme mal digéré et d’une rancœur vis-à-vis du destin du pays dans lequel nous sommes nés. S’il se cantonne à n’être qu’une volonté de grandeur ou qu’un amour déraisonnable de son propre pays, il ne réclame pas de notre part une attention considérable. Bien plus, le nationalisme per se ne constitue pas une explication suffisante de la recherche de l’autarcie ou de l’expansionnisme militaire. Il faut donc abandonner ici le nationalisme au sens strict du terme, pour venir s’intéresser de manière plus précise au nationalisme économique, son sous-produit le plus influent et pourtant, paradoxalement, le plus faible.

 

     Le nationalisme économique est une doctrine économique, ou plutôt une somme de doctrines économiques, qui défendent les restrictions au commerce, le protectionnisme, l’isolement économique, et, en dernière analyse, l’autarcie. Pour beaucoup, cette définition suffira pour comprendre les liens que ces idées peuvent entretenir avec la doctrine socialiste considérée dans sa globalité. Cette partie du chapitre s’adresse à ceux qui n’auraient pas saisi le rapprochement.

     Le socialisme, en tant qu’il s’oppose au laissez-faire capitaliste, s’inscrit nécessairement dans l’établissement d’un système de contrainte : l’étatisme. Lui-même, à son tour, n’est envisageable qu’à l’intérieur des frontières d’un État, étant donné que tout commerce international, et, d’une manière générale, toute interaction avec le monde extérieur, limite la portée du contrôle qu’un gouvernement peut exercer sur l’économie de son pays. Ainsi que l’écrira Ludwig von Mises, « étatisme et libre échange sont incompatibles dans les relations internationales, non seulement à long terme mais aussi à court terme. L’étatisme doit s’accompagner de mesures coupant les liens réunissant le marché intérieur aux marchés étrangers. Le protectionnisme moderne, avec sa tendance à rendre chaque pays aussi autonome que possible au point de vue économique, est inextricablement lié avec l’interventionnisme et sa tendance inhérente à tourner en socialisme. Le nationalisme économique est la conséquence inévitable de l’étatisme. » 12 Les conclusion que l’économiste autrichien tire de ce fait sont claires : « L’État socialiste doit nécessairement étendre son territoire au maximum. Les avantages qu’il peut accorder à ses citoyens augmentent en proportion de son territoire. Tout ce qu’un État interventionniste peut fournir peut être fourni en quantités plus abondantes par un grand État que par un petit. Plus il prend et plus il peut donner. C’est dans l’intérêt de ceux que le gouvernent désire favoriser que leur État devient aussi grand que possible. La politique d’expansion territoriale devient populaire. Le peuple, comme les gouvernements, devient avide de conquêtes. Tout prétexte d’agression semble bon. Les hommes ne reconnaissent alors qu’un argument en faveur de la paix : que l’adversaire présumé soit assez fort pour briser leur attaque. Malheur au faible. » 13 De par sa nature, le socialisme doit déboucher sur le nationalisme économique et l’autarcie, sous peine de périr. En souhaitant la révolution mondiale, le marxisme ne disait pas autre chose : le socialisme est impossible à l’intérieur d’un monde capitaliste.

     Les défenseurs du capitalisme et du libéralisme économique, assez logiquement, n’ont pas plaidé en faveur des principes du nationalisme économique : ils ne soutenaient ni le nationalisme, ni le protectionnisme, ni la recherche de l’autarcie. Au contraire, nombreux sont les penseurs du courant libéral qui, au cours des derniers siècles, manifestèrent une réelle aversion pour l’idée même de nation, rejetant comme absolument fausses et dangereuses les idées sur la lutte d’intérêt entre les différents peuples. Croyant à l’harmonie de ces intérêts et à la fraternisation des peuples par le travail et l’échange libre, ils adoptèrent la position exactement inverse. Dès 1742, et dans des mots d’un rare bon sens, le philosophe et économiste écossais David Hume expliquait déjà : « Je dois avouer que non seulement en tant qu’homme, mais en tant que citoyen britannique, je prie pour l’épanouissement du commerce de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie, et même de la France. Je suis certain que la Grande-Bretagne et toutes ces nations seraient plus prospères si leurs souverains et leurs ministres adoptaient les uns envers les autres des sentiments d’ouverture et de bienveillance. » 14 

     Pour comprendre les idées d’autarcie et de protectionnisme, commençons par retourner dans le passé. Suivant l’analyse de Michael Heilperin, nous pouvons dire que les conceptions du national-socialisme regardant le commerce international et les relations économiques avec l’étranger peuvent être réduites à deux principales sources théoriques, celles-ci étant le mercantilisme d’un côté, et l’isolationnisme économique de l’autre.  

     Historiquement, les premières expérimentations de ce « nationalisme économique » eurent lieu bien avant que des économistes ne viennent pour en défendre les principes. La Grèce Antique, déjà, avait établi des fortes restrictions au commerce et son exemple fut suivi. Mais ce n’est qu’après, et malgré l’échec systématique de ces politiques, que ces idées s’imposèrent véritablement. Dans l’Europe du XVIe siècle, le nationalisme économique prit une nouvelle forme : une doctrine qu’on appela plus tard le « mercantilisme ». Tant de ridicule s’est déjà attaché à ces idées qu’il n’est pas aisé d’en rendre compte sérieusement. L’une des difficultés tient aussi à l’extrême variété des conceptions économiques que l’on regroupe sous le vocable de mercantilisme, qui fut inventé a posteriori. Les théoriciens mercantilistes ne formèrent ni une école, ni un mouvement. Le mercantilisme fut le nom donné à un ensemble de pratiques et de théories qui furent « à la mode » en Europe entre, globalement, le XVIe et le XVIIIe siècle. Bien que ces idées ne constituent pas un ensemble cohérent, il est tout de même possible d’en tirer les grandes lignes. Selon l’économiste Élie Hecksher, son grand spécialiste, ces grandes lignes sont les suivantes : 1° D’abord, l’or et l’argent détenu par un pays est la mesure de sa richesse. Leur accroissement doit être l’objectif suprême de la politique économique. 2° En conséquence, le gouvernement doit mettre en place différentes formes de restrictions au commerce, afin de limiter l’importation de biens que le sol national peut produire, ou qui sont fournis par des pays avec lesquels la balance commerciale est déficitaire. Il doit aussi, à l’inverse, favoriser les exportations par des subventions, la signature de traités commerciaux, ou l’établissement de colonies. 15

     Ce système ne résista pas à la critique des économistes libéraux, dont celle, célèbre, de l’économiste écossais Adam Smith. Cette critique théorique précipita sa chute, mais ne la causa pas : le mercantilisme souffrait d’abord et avant tout de son propre échec. Il avait impliqué tant de guerres commerciales sanguinaires que les esprits libéraux n’eurent pas de difficulté à convaincre l’Europe que le libre-échange était la seule doctrine pacifique par essence. Pour autant, il nous faut reconnaître que dans sa forme vulgaire, le mercantilisme constituera la base théorique du national-socialisme et des régimes dictatoriaux russe et italien. Phillip W. Buck, fin connaisseur du mercantilisme, expliqua très bien que « le totalitarisme moderne — et ce mot peu commode est utilisé pour décrire l’Allemagne Nazie, l’Italie Fasciste, et la Russie Soviétique, ainsi que leurs mesures politiques — est à de nombreux points de vue le retour des idées et pratiques du système mercantile. » 16

     La raison à cela est simple : la victoire des théories libérales ne constitue pas la fin de notre histoire. Après des décennies de prospérité et de développement économique, causées par le début d’une phase libre-échangiste en Europe — notamment grâce aux efforts des anglais Richard Cobden et Robert Peel — le nationalisme revint à la mode sous une forme nouvelle, avançant main dans la main avec les premières grandes doctrines socialistes. On appela ce nouveau système le protectionnisme.

     Là encore, l’échec des principes protectionnistes est si palpable dans l’histoire économique du monde que nous avons sans doute du mal à imaginer la séduction qu’ils ont pu exercer sur les plus grands esprits. Tâchons simplement d’exposer ces idées. À mesure que les pays s’ouvraient les uns après les autres au commerce international et entraient dans le grand cercle des nations commerçantes, la compétition mondiale devenait nécessairement plus acharnée. La solution la plus populaire fut d’en accuser cette concurrence internationale elle-même. Bien que les pays étrangers eussent fourni des produits à meilleur marché qu’ils le seraient par une production nationale, des économistes expliquèrent qu’il était nécessaire de protéger les industries nationales de la concurrence des pays étrangers, non en se coupant du monde, mais en introduisant des taxes douanières. En renchérissant artificiellement les produits étrangers, ces mesures rendaient profitables des secteurs économiques pour lesquels le pays n’avait relativement aucun « avantage comparatif » : elles retiraient ainsi le capital et le travail de secteurs relativement très productifs, pour les diriger vers des secteurs relativement moins productifs. Au lieu de laisser le marché décider de la spécialisation de chaque pays, l’État imagina qu’il serait plus efficace qu’il le décide lui-même, et qu’il l’impose à tous. Encore aujourd’hui, la défense des principes protectionnistes implique la volonté de limiter les importations, de rendre excédentaire la balance commerciale, et de stimuler la production nationale — preuve en est que les restes du mercantilisme sont encore bien vivants dans l’idéologie dominante de nos sociétés.

     Le nationalisme économique fut au cœur de la doctrine mercantiliste mais, dans sa formulation purement économique, elle se distinguait encore assez nettement de la course à l’autarcie d’Hitler et du nazisme. Un homme participa à réaliser la jonction : Johann Gottlieb Fichte. Philosophe brillant et prolifique né en 1762 dans l’est de l’Allemagne, Fichte n’est que peu connu pour ses théories politiques et économiques. Publié en 1800, son État commercial fermé rassemble bon nombre de ses conceptions sur les questions qui nous intéressent. En peu de mots, il y expliquait pourquoi chaque État devait se garder d’avoir des relations économiques avec l’étranger ; sa recommandation finale était simple : chercher à atteindre l’autarcie.

     Hitler possédait les Œuvres Complètes de Fichte, une belle et précieuse édition en huit volumes datant de 1848, avec reliures dorées, l’une des plus belles pièces de sa bibliothèque et l’un des seuls livres de philosophie qu’elle contenait. 17 Cela n’est pas un hasard, tant ce philosophe allemand était fondamental pour Hitler. Timothy Ryback le raconte très bien : « Quoique nullement évoqué, J. G. Fichte était en fait le philosophe le plus proche d’Hitler et se son mouvement, dans son esprit comme dans sa dynamique. De toutes les étoiles philosophiques composant la constellation de l’idéologie nazie, peu ont brillé avec une telle intensité sous le IIIe Reich ». 18 Fichte, signalons-le au passage, était animé par un antisémitisme radical : il souhaitait envoyer tous les Juifs en Palestine pour libérer l’Europe de la « peste » juive.

     Fichte était également socialiste, et ce n’est pas seulement les historiens qui l’ont affirmé, mais les socialistes eux-mêmes l’ont considéré comme l’un des leurs. Tant Ferdinand Lassalle en Allemagne que Jean Jaurès en France le placèrent très haut dans la hiérarchie des grands précurseurs de leur mouvement politique, et quand Hitler voyait en lui un maître, cela n’était sans doute pas étranger à ces considérations. Ainsi que le note Daniel Schulthess dans l’introduction à son édition de L’État Commercial Fermé, « il semble légitime que la tradition socialiste se l’annexe. S’il ne réclame pas expressément la transformation de la propriété privée en propriété collective des moyens de production, l’assouplissement de la notion de propriété annonce la possibilité d’une intervention de l’État dans les affaires économiques. Des œuvres de Fichte, L’État Commercial Fermé est celle qui contient le plus d’éléments d’un ‘‘socialisme d’État’’. De fait, une collectivisation de l’économie s’y profile. » 19

     Pas plus qu’à Hitler ne fallait-il parler à Fichte de liberté du commerce. Selon sa conception étriquée d’un monde essentiellement conflictuel et d’un capitalisme nécessairement exploiteur, la liberté des échanges ne pouvait être finalement que la « liberté de se détruire les uns les autres ». Les libertés économiques devraient être clairement limitées, voire supprimées. Dans le cas du commerce international il faudrait être ferme. « Dans un État Rationnel (Vernunftstaat), écrit Fichte, les citoyens ne peuvent tout simplement pas être autorisés à commercer directement avec un citoyen d’un pays étranger. » 20

     Cela ne devrait pas nous étonner, mais Fichte ajoutait à son nationalisme économique des revendications socialistes et égalitaristes. Il souhaitait par exemple que « chacun soit confortablement et chaudement habillé avant que quelqu’un puisse s’habiller élégamment. » 21 Son système impliquait également une forte dose de planisme économique : le gouvernement déciderait ce qu’il faut produire, en quelle quantité, et par quels procédés. Quant au marché du travail, il serait réduit à une sorte d’organisation gouvernementale de placement : « Celui qui veut se dévouer exclusivement à un emploi particulier doit d’abord s’inscrire auprès du gouvernement. S’il s’inscrit pour une branche d’activité où le nombre d’employés prévu par la loi est déjà atteint, l’autorisation lui sera refusée et on lui suggérera d’autres secteurs de l’économie dans lesquels on pourrait avoir besoin de ses talents. » 22

     L’État devra fermer ses frontières : voilà une affaire entendue. Mais les idées de Fichte ne s’arrêtaient pas là. Il est assez évident pour qui contemple la situation économique des différentes nations avec un peu de sérieux qu’il ne peut être question, pour aucune d’entre elle, de survivre par ses propres moyens. Puisque l’autarcie est une nécessité économique face aux méfaits du commerce libre et du capitalisme mondial, et puisque celle-ci ne peut émerger naturellement, alors il faudra la construire. Avant donc de pouvoir se lancer à corps perdu dans l’aventure autarcique, deux choses seraient nécessaires. Le premier point est qu’il faudra, avant de pouvoir devenir un État fermé commercialement, développer la production de matériaux alternatifs pour permettre au peuple de ne pas avoir à abandonner la consommation de nombreux biens, et c’est précisément ce que fit l’Allemagne, sous le commandement d’Hermann Göring. En second lieu Fichte introduisit dans son livre la notion de « frontières naturelles », celles-ci étant les frontières que doit avoir un pays pour être capable d’assumer une politique autarcique. Les choses étaient parfaitement claires dans son esprit : l’obtention de cet espace, de ce sol nourricier, se ferait par la conquête militaire. « Si la guerre doit être abolie, il faut qu’on abolisse le motif des guerres. Il faut que chaque État obtienne ce qu’il entend obtenir par la guerre, et la seule chose qu’il puisse raisonnablement espérer obtenir, c’est ses frontières naturelles. » 23

     Si l’État, en adaptant son commerce extérieur aux exigences d’une préparation à la guerre, parvient à atteindre une position dominante vis-à-vis des nations que son expansion « naturelle » exige qu’il attaque, alors peut-être que le bain de sang habituel des guerres ne sera pas nécessaire. Par l’annexion, puis l’occupation militaire, l’État pourra ainsi obtenir ses frontières naturelles d’une manière pacifique. La politique expansionniste d’Hitler, au moins vis-à-vis de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche, fut calquée sur ces recommandations du philosophe allemand. Chargé de préparer les opérations du point de vue économique, Schacht mit ainsi en application les principes de l’État Omnipotent de Fichte. Qu’il osât se plaindre après coup d’être tombé dans une dictature est un affront qu’il fit à sa grande intelligence. C’est à croire que, comme le disait une expression allemande populaire à son époque, les arbres l’empêchèrent de voir la forêt. 

     En 1960, Michael Heilperin expliqua fort justement : « Le livre de Fichte n’est pas important seulement en tant que première description analytique des implications du collectivisme, mais surtout parce qu’elle est la seule disponible à ce jour qui soit si pure, si impitoyable, et si complète. Contrairement à ses disciples contemporains (y compris ceux qui n’admettent pas qu’ils le sont), Fiche accepte toutes les implications de sa philosophie sociale et, en fait, il les postule même. Parce qu’il représente une description si cohérente et si avant-gardiste d’une théorie qui était sans doute à son époque un étrange égarement de la logique d’un philosophe, mais qui depuis ses vingt-cinq dernières années est devenue une réalité politique à de nombreuses reprises et à différents endroits du monde, L’État Commercial Fermé doit être lu attentivement et médité sérieusement par les étudiants en Politique Internationale. » 24 Tirant correctement les leçons quant aux propositions de Fichte en matière de politique économique, l’historien des idées Robert Nisbet nota quant à lui qu’il n’est pas surprenant que « de nombreux défenseurs du national-socialisme aient toujours traité Fichte avec le plus grand respect. » 25

     Henri Denis, historien de la pensée économique, dira même que les thèses économiques de Fichte permettent aujourd’hui de comprendre l’économie des pays socialistes de l’Europe de l’Est. 26 Selon Daniel Schulthess, « Fichte a proposé une théorie de l’autarcie économique réglée par un système de corporations, dans un État dont la production est planifiée de manière centrale ; dès lors des éléments, des signifiants de notre texte se retrouvent chaque fois qu’un contexte socio-politique incite un pays à se défendre selon une voie autarcique : la Constitution de Weimar, puis l’économie politique national-socialiste en Allemagne ; sous la France de Vichy, le régime économique qui tente de réintroduire des corporations ; le socialisme dans un seul pays sous Staline, en Union soviétique ; l’économie autarcique de la Chine populaire. Les corrélations ne manquent pas entre ces réalités historiques et L’État Commercial Fermé. » 27

     Pour autant, Fichte resta un penseur de seconde catégorie, et par lui-même il n’aurait pas pu retourner ainsi le mouvement des idées. L’isolationnisme économique, tel que Fichte l’avait théorisé, dut attendre de recevoir le soutien d’un économiste aussi renommé et influent que John Maynard Keynes pour que sa diffusion plus ample fût possible. Comme le note Heilperin, « les idées de Fichte sur l’autosuffisance nationale furent redécouvertes, ou, plutôt, réinventées par John Maynard Keynes en 1933. À une époque cruciale, John Maynard Keynes, de loin l’économiste le plus influent de ce siècle, a mis ses talents immenses, tant littéraires qu’intellectuels, ainsi que son pouvoir de persuasion, au service du nationalisme économique. » 28 Keynes traita de ces questions avec sérieux et gravité. Le nationalisme économique était une réponse à des questions qu’en tant qu’économiste il ne pouvait pas refuser de traiter. Sa théorie générale de la production, telle que décrite dans son fameux livre, était en elle-même une politique nationale, mais parce que son exposé ne prenait pas la peine de considérer les aspects internationaux des principes économiques considérés, nombreux sont ceux qui doutèrent de son positionnement. Il faut dire qu’au moment où le monde entra dans la Grande Dépression, les idées de Keynes n’étaient pas encore pleinement formées quant aux questions du commerce international. Les analyses qu’il avait ébauchées à ce sujet dans son Traité sur la monnaie publié en 1923, n’indiquaient pas encore le penchant pour le nationalisme économique que son auteur manifesta ouvertement par la suite. Dans ses articles d’après la crise de 1929, il clarifia le cadre dans lequel il déployait son analyse, et le nationalisme économique fut à partir de ce moment l’un de ses plus grands chevaux de bataille. Adversaire d’un libre-échange qu’il trouvait démodé et inadapté au monde contemporain, il expliqua son positionnement : « Nous ne souhaitons pas nous retrouver à la merci des forces mondiales travaillant, ou essayant de travailler à l’établissement d’un équilibre uniforme s’accordant aux idéaux, si on peut les appeler comme cela, du capitalisme de laissez-faire. Nous souhaitons devenir nos propres chefs, et être aussi libres que possible par rapport aux interférences du monde extérieur. » 29 Qu’on ne se méprenne pas sur l’objectif qu’il fixait : l’article duquel ce passage est tiré s’intitulait « L’autosuffisance nationale », une façon sans doute plus moderne de dire « autarcie ».

     Pour parvenir à se libérer des « interférences du monde extérieur » et à obtenir l’ « autosuffisance nationale », les Nazis suivirent l’enseignement de Fichte et de Keynes. Rejetant l’économie mondialisée, ils partirent à la conquête des « frontières naturelles » dont avait parlé le philosophe allemand. Cette quête fut illustrée par un mot : Lebensraum. Ce terme, peut-être déjà familier pour le lecteur, signifie « espace vital » : un territoire assez grand et assez fourni en ressources naturelles pour permettre la vie en autarcie. 30 Lors des procès de Nuremberg, Hans Frank, membre de la première heure du NSDAP et Gouverneur général de la Pologne, expliquera comment il était impossible pour l’Allemagne de survivre sur son petit territoire. L’autarcie n’était possible que par la conquête, à la différence de l’URSS, qui avec sa vingtaine de millions de kilomètres carrés et ses ressources naturelles abondantes et variées, pouvait se permettre de construire une économie auto-suffisante à l’intérieur de ses propres frontières. Prenant à parti Leon Goldensohn, le psychiatre des procès de Nuremberg, Frank dira : « Vous autres Américains, vous voyez bien qu’il est impossible de nourrir le peuple allemand avec le sol allemand lui-même. » 31 Un autre accusé parlera aussi des « cinquante millions d’Allemands qui sont entassés dans un espace où ils ne pourront vivre et où ils vont probablement mourir de faim. » 32

     Dès 1933, Walther Darré mit en place une loi réglementant la production alimentaire dans le Reich. Son objectif était de bâtir l’économie autarcique en l’espace de quatre ans. À travers la « Bataille pour la Production » qu’il participa à lancer, l’Allemagne parvint à 83% d’autosuffisance en seulement quelques années. 33 C’était un bon résultat. Il était fondé sur des prémisses idéologiques objectivement réfutables, mais en lui-même le résultat était excellent.

     Le commerce extérieur passa entre les mains de l’État en attendant la réalisation complète de l’autarcie. Commentant cette situation, Alfred Wahl parlera d’un « véritable monopole du commerce extérieur » 34 Dès 1935, la balance du commerce était devenue positive grâce à la recherche de l’autarcie. L’État nazi se lança dans la fabrication de matériaux artificiels (caoutchouc, tissu, etc.) et développa à tout prix les industries allemandes, même celles non rentables, afin de bâtir une économie autarcique ou auto-suffisante. Bien que les industriels lui eussent indiqué constamment qu’une autre voie devait être privilégiée, Hitler continua à soutenir l’idée que le socialisme national signifiait la construction d’une économie autosuffisante. Des mesures énergiques furent prises en ce sens, et notamment l’interdiction d’utiliser certains matériaux. L’État construisit aussi des fabriques pour produire certains matériaux. En juillet 1937, Hermann Göring créa les H. Göring Werke à Salzigitter afin d’exploiter le minerai non rentable avec l’appui de l’État. 35 La construction de l’économie autarcique était prise au sérieux et elle avançait à vive allure.

 

     « Bien sûr, c’est une idée bien ancrée dans l’esprit des Français que le Rhin est leur propriété, mais à cette réclamation arrogante la seule réponse digne de la nation allemande est celle d’Arndt : “Rendez-nous l’Alsace et la Lorraine !”. Car je considère, et je m’oppose en cela à beaucoup de ceux avec qui je partage les idées sur d’autres points, que la reconquête de la rive gauche germanophone du Rhin est une question d’honneur national, et que la Germanisation de cette Hollande déloyale et de la Belgique est une nécessité politique pour nous. Devrions-nous laisser la nationalité allemande être complètement supprimée de ces pays, tandis que les slaves prennent de plus en plus de pouvoir dans l’Est ? » 36 Celui qui écrivit de tels propos n’est sans doute pas socialiste, direz-vous, et si c’est Hitler qui les prononça, alors cela prouve qu’il n’était pas socialiste, mais qu’il n’était qu’un dictateur assoiffé de pouvoir et hanté par la volonté de conquête. Cette citation permet en réalité d’introduire la discussion que nous allons mener. L’auteur de cette citation est Friedrich Engels.

     On s’imagine toujours que le socialisme est l’idéologie presque « officielle » du pacifisme. Des hommes qui sont « frères », pense-t-on, ne se massacrent pas. C’est oublier qu’à travers l’histoire, le socialisme a fourni le terreau de tous les conflits armés majeurs, et de toutes les grandes aventures militaires. Au dix-neuvième siècle, après une longue période plus ou moins libérale, la France plongea peu à peu dans le socialisme, emboîtant le pas à l’Allemagne. La décennie 1860 cristallisa toute cette évolution et, comme par hasard, une guerre entre l’Allemagne et la France éclata en 1870. C’est aussi sous le socialisme que fut engagée la colonisation, en France comme ailleurs — en Italie, le grand colonisateur fut Benito Mussolini. Entre 1933 et 1945, nous n’observons en Europe que la pâle copie des évènements de 1870. De la même façon, les cinquante dernières années ne font que nous apporter davantage de preuves. La guerre de Corée fut initiée non par la partie « capitaliste » du Sud, mais par la partie communiste du Nord. La Guerre américaine au Vietnam, de la même façon, fut lancée par les Démocrates, et ce sont les Républicains qui y mirent fin. Dans tous les pays et à toutes les époques, les mêmes logiques amènent les mêmes réalités.

     Pourtant, les socialistes ne se gênent pas pour faire campagne pour la paix. Parfois, lorsqu’ils tiennent leurs promesses, on eût presque préféré qu’ils ne les tinssent pas. Ainsi fut 1940, où une chambre dominée par la gauche — que la victoire du Front Populaire avait amenée  vota les pleins pouvoirs à Pétain, lequel signa ensuite l’armistice avec l’Allemagne. Mais le plus souvent, ils ne les tiennent pas, et il n’est pas nécessaire de retourner au milieu des années 1930 pour en trouver des exemples.

     Adolf Hitler n’a pas agi différemment. Si l’on garde bien en tête que, dans les années 1930, il essaya de grimper au pouvoir grâce à un message typiquement socialiste — ou typiquement de gauche, comme on voudra — nous ne serons pas surpris d’apprendre qu’il se présenta aux électeurs comme un pacifiste convaincu. Bien que la propagande nazie soit restée célèbre pour son efficacité, elle aurait également méritée de l’être pour sa mauvaise foi. Cela pourrait presque nous faire sourire : jusqu’aux premières heures de la guerre, le NSDAP continua à promouvoir l’idée qu’il était le parti favorable à la paix. Les exemples en sont si nombreux que la véritable difficulté est de n’en sélectionner que quelques-uns. Prenons-en deux. D’abord, un poster datant de mars 1933. On y retrouve Hitler représenté aux côtés du président Hindenburg, avec cette phrase : « Le maréchal et le caporal se battent avec nous pour la paix et l’égalité des droits » (Der Marschall und der Gefreite kämpfen mit uns für Frieden und Gleichberechtigung). Un autre exemple de cela est fourni par une photographie prise en 1930, et qui montre une affiche nazie disposée sur la façade d’un large bâtiment ; son texte indique : « Hitler contre la folie de la course mondiale à l’armement » (Mit Hitler gegen den Ruestungwahnsinn der Welt).  

     À cette période, Hitler usait et abusait de cette rhétorique pacifique rassurante, cherchant à convaincre les masses que le national-socialisme amènerait la paix, et que l’enfer, c’était les autres. Ses discours regorgeaient de pétitions de principes, d’affirmations gratuites mais non nécessairement infondées, selon lesquelles le parti national-socialiste poursuivrait un objectif fondamentalement pacifiste. Fraîchement arrivé au poste de Chancelier, nous le trouvons qui prononce ces mots : « Je parle au nom de tout le peuple Allemand quand j’assure au monde que nous partageons tous la volonté d’éliminer l’inimité qui fait peser sur nous plus de coûts que d’avantages possibles. Ce serait une chose merveilleuse pour toute l’humanité si tant la France que l’Allemagne pouvaient renoncer à tout jamais à utiliser la force l’une contre l’autre. Le peuple Allemand est prêt à faire un tel serment. Puisque nous acceptons volontairement ce que prévoient les traités de paix, je déclare ouvertement qu’aucune question de territoire n’est un obstacle entre les deux pays. Une fois que la Sarre sera rendue à l’Allemagne, seul un lunatique pourrait souhaiter une guerre entre les deux pays, étant donné qu’il n’y a aucun fondement raisonnable pour une telle guerre. » 37

     Nous le retrouvons deux ans plus tard, toujours avec les mêmes mots : « Nous voulons tout faire pour construire une véritable amitié avec le peuple français. Le gouvernement allemand est animé du désir honnête de tout faire pour construire de bonnes relations avec le peuple anglais et avec son gouvernement, et pour empêcher la répétition de la seule guerre ayant eu lieu entre les deux nations. » 38 De manière plus incroyable, même en octobre 1939, quatre semaines à peine avant le début de la guerre, et tandis que l’Allemagne déborde littéralement d’équipements militaires, il vient exprimer les mêmes sentiments : « Mon seul souhait a toujours été de faire disparaître à jamais la vieille inimité entre la France et l’Allemagne, et de ramener ensemble ces deux nations qui ont toutes deux un si glorieux passé. J’ai fait tout ce qui était possible pour éliminer l’idée d’une opposition héréditaire entre la France et l’Allemagne, et à la place, j’ai encouragé le respect pour les grands accomplissements du peuple Français et pour son histoire. » 39

     Bien sûr, la rhétorique n’a que peu d’importance. Malgré le fait que le socialisme prétend systématiquement défendre la paix, il n’en reste pas moins qu’il provoque tôt ou tard la guerre, parfois avec les pays étrangers, mais toujours au moins au sein de sa propre population, agitée par les revendications de classe, de race, d’ethnie, de genre, ou d’orientation sexuelle. Il apparaît en effet clairement que la volonté expansionniste et que les conflits armés sont des conséquences naturelles et intangibles du système économique socialiste ou étatiste. Que l’on prenne simplement la peine de regarder l’histoire contemporaine : on observera que la presque totalité des conflits armés qui ont secoué ces derniers siècles ont été menés par des nations avec une faible liberté économique, contre des nations plus libres économiquement. A-t-on pris la peine de comprendre pourquoi ? Quiconque est un peu familier avec les économistes dit « classiques » connait d’avance la logique en jeu. Tous les écoliers de France, d’ailleurs, n’ont-ils pas entendu parler un jour du « doux commerce » qui « adoucit les mœurs », selon la formule de Montesquieu ?

 

     Avant d’entrer dans les explications à proprement parler, il est intéressant de citer un passage de l’excellent livre de Melton Meyer si joliment intitulé Ils se Croyaient Libres. Les Allemands. 1933-1945. Meyer y raconte les vies de dix Allemands devenus ses amis, et leur expérience personnelle des années du nazisme. Rapportant une conversation avec l’un d’eux, Meyer écrit : « Lorsque j’ai demandé à Herr Wedeking, le boulanger, pourquoi il avait cru au National-Socialisme, il me répondit : ‘‘Parce qu’il promettait de résoudre le problème du chômage. Et il l’a résolu. Mais je n’ai jamais imaginé à quoi cela mènerait. Personne ne l’imaginait.” Je pris conscience du fait que j’avais touché là un point sensible, et je poursuivis : “Qu’entends-tu par « ce à quoi cela mènerait » ?’’  ‘‘À la guerre’’, répondit-il. ‘‘Personne n’imaginait que cela nous mènerait à la guerre.’’ » 40

     L’interventionnisme économique les mena à la guerre. Nous-mêmes, à notre époque, comprenons-nous pourquoi ? Nous avons tous plus ou moins l’habitude de considérer avec un grand mépris tous ces Allemands qui, de 1933 à 1945, furent séduits par le national-socialisme. Mais aurions-nous été capables de déceler la source des maux, si encore aujourd’hui, malgré la clarté des leçons fournies par l’histoire mondiale des derniers siècles, nous ne parvenons pas à comprendre la logique des évènements qui secouèrent l’Allemagne entre 1933 et 1945 ?

     Dans le troisième chapitre, qui analyse les fondements idéologiques de l’ « économie » nazie, nous avons observé que les déclarations d’Hitler et des Nazis témoignaient constamment d’un sentiment anticapitaliste vif, conscient, et assumé. Dans le chapitre suivant, nous avons conclu que les mesures économiques prises par les Nazis, dès leur arrivée au pouvoir et jusqu’à la fin de la guerre, prouvaient qu’Hitler ne prononçait pas ces mots par hasard, et que clairement, comme disent les anglais, he meant it. Mais les Nazis étaient également de grands défenseurs du protectionnisme. Leur programme prévoyait la mise en place de barrières douanières très élevées pour limiter au maximum les importations. Il ne serait pas question de mondialisation ou de jouer à être des « partenaires commerciaux ». L’objectif, tel qu’Hitler prit la peine de le préciser lui-même, était d’étendre les frontières de l’Allemagne, non pas pour le prestige militaire ou par amour du bruit des missiles qui tombent, mais pour permettre au Reich de vivre dans l’autarcie économique, ou, ce qui revient au même, pour se libérer enfin de la tyrannie du « marché mondial ».

     Mais alors, fondamentalement, pourquoi le national-socialisme a-t-il sombré dans la guerre ? La théorie nous fournit des éléments de réponse : la réalité est que le libéralisme, le capitalisme et la mondialisation sont les trois éléments les plus favorables au maintien de la paix entre les nations, et que les Nazis étaient antilibéraux, anticapitalistes, et antimondialistes.

     Effectivement, le capitalisme est source de paix. Cette thèse n’est absolument pas nouvelle, et je ne prétends en aucun cas l’exprimer moi-même pour la première fois. En son temps, Montesquieu avait déjà célébré le « doux commerce ». Emmanuel Kant, de son côté, expliquait que la République était, de tous les systèmes, celui le moins favorable à l’éclosion de conflits armés.  Adam Smith, et les économistes « classiques » à sa suite, rappelèrent cette vérité que le commerce ne peut s’épanouir que dans la paix, et que son développement est le meilleur soutien à la fraternité entre les nations. Contre l’impérialisme et le colonialisme, ils mirent en avant les bienfaits du libre-échange et les vertus du non-interventionnisme. Leur défense de ces principes prit parfois des aspects politiques, comme chez Richard Cobden ou Frédéric Bastiat. Ce dernier, en analysant le libre-échange et son fonctionnement pratique, expliqua notamment que le système protectionniste était « une cause permanente de guerre », avant de poursuivre : « Je dirais même plus : aujourd’hui, c’est à peu près la seule. » 41 La phrase peut sembler réductrice, mais elle indique bien vers où l’œil du citoyen doit regarder s’il s’inquiète de la possibilité d’un conflit armé pour son pays, et ceci d’autant plus que son gouvernement lui indiquera toujours d’autres éléments sur lesquels fixer son regard.

     Sous mandat international ou dans des coalitions militaires entre nations occidentales, les gouvernements actuels sont souvent prompts à se lancer en guerre contre des pays du Tiers-Monde sous prétexte qu’ils sont dirigés d’une main de fer par quelque dictateur en puissance. Ils semblent toujours se figurer, et vouloir nous faire croire que l’établissement d’un système démocratique est une garantie suffisante pour le maintien de la paix entre les nations. C’est oublier que, comme l’explique un spécialiste, « bien que la démocratie soit désirable pour de nombreuses raisons, les gouvernements représentatifs ont peu de chance de contribuer directement à la paix entre les nations. La démocratie n’a pas d’impact mesurable sur la paix, tandis que les nations ayant de faibles niveaux de liberté économique ont une probabilité d’entrer en guerre quatorze fois supérieure à celle des pays à hauts niveaux de liberté économique. » 42 En d’autres termes, la diminution du niveau de liberté économique est pour une nation un premier pas fait sur le chemin de l’expansionnisme miliaire. Pour retourner une phrase célèbre de Lénine, le socialisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage.

     Comme un précédent chapitre a déjà eu l’occasion de l’expliquer, l’Allemagne Nazie ne se distinguait pas vraiment pour son respect envers la liberté économique. La mentalité anticapitaliste qui sous-tendait la totalité du programme politique national-socialiste l’a très vite fait pénétrer dans la catégorie des nations ayant à l’époque de « faibles niveaux de liberté économique ». Est-ce une surprise si elle entra effectivement en guerre, et, plus précisément, en guerre offensive ? L’anticapitalisme, que les Nazis avaient adopté avec une telle vigueur, signifie le refus du fonctionnement libre du marché : il signifie le recours à la force et à la contrainte, en remplacement de la libre coopération entre les hommes. En autorisant l’utilisation étatique de la violence hors des limites strictes du fonctionnement de l’État de Droit, l’anticapitalisme rend possible l’extension des principes qui le fondent aux questions étrangères. L’anti-mondialisme, en favorisant le développement autarcique des nations, réduit nécessairement leur interdépendance, et accroît également les probabilités de conflits armés. L’attaque d’un partenaire commercial est une bêtise dont peu de gouvernements se sont rendus coupables. À l’inverse, et pour reprendre la phrase que l’on attribue souvent au même Frédéric Bastiat : si les marchandises ne peuvent franchir les frontières, les armées le feront. 43

     La mise en place du nationalisme économique est en soi un coup porté à la stabilité de la paix mondiale. L’isolationnisme comme le protectionnisme favorisent l’émergence de frictions internationales qui peuvent aisément produire des conflits plus sérieux. Comme Lionel Robbins l’a bien montré dans son livre Planisme économique et Ordre international, le planisme et le nationalisme économique, son résultat pratique, contiennent en eux-mêmes les germes de conflits mondiaux. 44 Pareillement, le nationalisme économique est souvent implanté dans le désir de construire une nation forte et indépendante du monde extérieur, c’est-à-dire pour atteindre un degré avancé d’autarcie ; et historiquement, la conquête militaire a été le moyen le plus utilisé pour atteindre l’autarcie.

 

     Par les fondements intellectuels de son idéologie politique, l’Allemagne Nazie était davantage susceptible d’entrer en guerre que les autres nations européennes, mais cela ne nous explique pas pourquoi elle entra effectivement en guerre. Pour fournir cette explication, il nous faut revenir à la description de l’économie du Reich que nous avons engagée dans le chapitre précédent.

     Entre 1936 et 1939, les dépenses publiques du Reich furent multipliées par deux, mais on aurait tort de considérer que cette augmentation fut principalement causée par les dépenses militaires : même en 1938 celles-ci ne représentaient que 10% du budget annuel allemand. 45 Il est courant d’insister sur les dépenses militaires et sur leur poids dans le budget de l’État allemand et il est indéniable qu’elles alourdirent de manière très nette la charge de la dette que le régime allait creuser mois après mois. Pour autant, la recherche de l’autarcie fut idéologiquement la cause et non pas l’effet de ces dépenses, et quand les difficultés apparurent, ces dépenses militaires furent diminuées ; ce fut le cas au cours de l’année 1936. Bien évidemment, dès que la situation intérieure s’améliora, la situation des finances publiques nécessitait, paradoxalement, de se jeter à corps perdu dans les dépenses militaires, et c’est ce qui fut fait.

Dès novembre 1937, s’exprimant devant son armée, Hitler expliquait que l’expansion économique était devenue une nécessité en raison de la situation de l’économie allemande. À la même époque, et dans des termes cités au chapitre précédent, la Reichsbank alerta les dirigeants nazis sur la situation économique du pays. Ainsi que l’expliquait son rapport, aucune solution économique, budgétaire ou monétaire, ne pouvait sauver l’Allemagne. La solution fut donc vite trouvée : l’expansion militaire permettrait des rentrées d’argent suffisantes pour faire tenir le régime encore quelques années. Ce n’était bien sûr qu’une solution désespérée et susceptible d’échouer, mais il n’y en avait plus d’autre disponible. Ainsi que le note Ian Kershaw « les tensions économiques ne pouvaient plus longtemps être supportées sans une expansion. » 46 Cet avis est partagé par Götz Aly qui raconte parfaitement ce fait : « Bien avant le 1er septembre 1939, écrit-il, le gouvernement du Reich avait engagé les finances publiques dans un endettement qui ne pouvait être compensé que grâce aux fruits d’une guerre impérialiste et pillarde encore à venir. » 47

Nous le croyons sans doute absorbé par ses préoccupations raciales, mais Hitler était bien conscient de ces réalités. À de nombreuses reprises il exposa les choses clairement. Un jour on lui demanda comment il serait possible de financer les dépenses toujours croissantes du Reich. La réponse qu’il fournit ce jour-là est riche en enseignements. « Soit nous répercutons peu à peu cette charge fiscale sur les Volksgenossen allemands dans le Reich, soit nous la couvrons grâce aux profits des territoires occupés de l’Est. Cette dernière solution devrait aller de soi. » 48

Ne le nions pas, il est évident que l’expansionnisme militaire avait aussi des objectifs « raciaux », mais il était d’abord entretenu par de fortes pressions économiques. Malgré la volonté affichée de construire un Reich millénaire, l’endettement fou et le pillage désordonné des territoires annexés semblait surtout être une échappatoire provisoire face aux difficultés économiques de l’Allemagne. En tout cas, les conceptions raciales ne furent pas l’élément déclencheur ni l’objectif fondamental. « Dans tous les cas, commenta bien Rauschning, ce n’est ni le sang purement aryen, ni le mythe de l’héroïsme des Vikings qui poussent Hitler à témoigner tant d’intérêts aux pays scandinaves. Ce qui l’intéresse, ce sont les mines de fer. » 49 L’Anschluss répondait à cet objectif : en permettant au Reich d’obtenir de nouvelles sources d’approvisionnement, ces annexions non violentes pourraient contribuer à maintenir en vie l’économie allemande. Il s’agissait en effet d’une question de vie ou de mort pour le régime, tant les contradictions économiques avaient été poussées loin depuis 1933. Selon les mots du britannique Kershaw, « il est clair que l’invasion allemande de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie s’inscrivait dans une logique de la nécessité, tant sur le plan économique que stratégique. » 50

Ces actions eurent de bons résultats, même si elles ne permirent pas de solutionner les problèmes économiques allemands, loin s’en faut. Les conquêtes durent continuer. En août 1939, Hitler précisa à nouveau la nécessité d’une action militaire : « Nous n’avons rien à perdre et tout à gagner. Étant donné les contraintes qui pèsent sur nous, notre situation économique ne nous permet pas de tenir plus de quelques années. Göring peut le confirmer. Nous n’avons pas d’autre choix. Nous devons agir. » 51 En refusant l’orthodoxie financière, les Nazis se devaient de trouver des solutions. Leur idéologie les amena sur la voie sans difficulté : la guerre. C’était une solution aux échecs patents de l’économie
nazie, la conséquence ultime d’un système économique inefficace car sur-réglementé, planifié, et littéralement asphyxié par les impôts et les taxes. C’était aussi la conséquence de la folie dépensière du régime. Comme l’historien Paul Massé l’expliquera avec une admirable retenue, « une telle politique de fuite en avant financière ne pouvait être poursuivie durablement sauf à déboucher sur une banqueroute ou une hyperinflation. Cependant, aucune stratégie de rechange n’était prévue. La guerre préparée depuis des années mettra fin à cette impasse économique. » 52
Pour sa part, Joachim Fest, le biographe d’Hitler note sur ce dernier que « sa politique économique l’avait contraint à déclencher la guerre ». 53

La situation économique du Reich était devenue si catastrophique et de manière si précipitée et si violente que l’Allemagne n’était pas encore parvenue à terminer sa préparation à la guerre quand la situation la força à en mener une. Comme le rappelle Klaud Jurgen Müller, même en 1939, « l’Allemagne n’est pas encore en mesure de faire une guerre prolongée contre des puissances économiquement fortes. » 54 Piégée par le désastre de son économie, l’Allemagne Nazie doit donc se lancer dans une guerre de conquête sans y être prête.

Dès les premiers mois de la guerre, là encore, la solution semblait être la bonne. Le système fonctionnait à merveille et les déportations, les spoliations et les meurtres de masse remplirent très efficacement les coffres de l’État Nazi. Restés dans les pays conquis, les soldats envoyaient des vivres, des vêtements, et tant d’autres choses encore par colis entiers et presque quotidiennement, à destination des familles allemandes. Le pillage fut des plus complets. L’armistice signé par la France prévoyait par exemple pas moins de vingt millions de reichsmarks par jour, ce qui eut une conséquence directe : la dette publique française augmenta de plus de 1 000 milliards de francs. Rendant compte des chiffres contenus dans les archives du Reich, Aly estime que ces dépenses en faveur de l’Allemagne représentaient plus du triple des recettes publiques régulières. Ce pillage massif, reconnaissait froidement le président de la Reichsbank, apportait « un soulagement efficace au budget du Reich ». 55

     Dans un ouvrage pourtant fort hostile à la thèse que je présente ici, on lit tout de même cette idée que la survie du système économique national-socialiste ne fut possible que grâce aux premiers succès de l’expansionnisme militaire. Dans un article intitulé « Promesses et réalisations du IIIe Reich », l’historien Hans Mommsen reconnait ainsi que « Le système nazi survécut en faisant supporter aux peuples vaincus le poids de la guerre et de l’agression. » 56 Bien évidement, il se refuse à approfondir cet état de fait et néglige l’analyse qui, partant de la reconnaissance de cette réalité, se devait d’être menée. Le fait que des « réalisations sociales » manifestes soient intervenues dans le cadre d’un État totalitaire est un problème qu’il ne résout pas et qu’il se refuse même de poser.

Au milieu de l’année 1940, dans les plus hauts cercles du pouvoir de l’État allemand, les dirigeants nazis pensaient tenir le bon bout, et pourtant le ciel s’assombrissait de jour en jour. Asphyxiées par un pillage toujours plus considérable, les économies des pays conquis ne fournissaient plus à l’Allemagne qu’un trop faible tribut. Les territoires occupés ne suffisaient plus : littéralement pillés, ils se retrouvèrent rapidement proches de l’effondrement total. La solution logique s’imposa : il fallait poursuivre à tout prix l’expansion. « Après chacune des victoires rapides et peu dévastatrices des débuts, raconte parfaitement Götz Aly, les mêmes problèmes ressurgissaient en termes de finances et d’approvisionnement. Quelle que fût l’importance des trésors de guerre et des territoires conquis, les résultats étaient toujours en deçà des espérances. C’est pourquoi l’État nazi ne pouvait se contenter d’entretenir et de consolider ses acquis à l’intérieur. La politique des chèques sans provision, des obligations du Trésor à court terme et de la ‘‘dette flottante’’, autrement dit une politique financière qui fonctionnait selon le procédé malhonnête de la « boule de neige », rendit les responsables politiques allemands structurellement incapables de s’accorder. Les leaders nazis devaient pousser en avant l’expansion, car le moindre arrêt aurait signifié la fin immédiate de leur régime. » 57

L’expansionnisme militaire du national-socialisme répondait donc d’abord à une exigence économique — retrouver des moyens financiers permettant la survie du Troisième Reich. Les hauts gradés de l’armée savaient bien que les conquêtes militaires n’étaient pas dictées par l’idéologie. Parce que la guerre était d’abord motivée par l’espoir d’un enrichissement, l’Union Soviétique, avec ses matières premières abondantes et ses millions de kilomètres carrés de territoire, était évidemment un « joli morceau ». Devant les complications de la situation financière du Reich, il s’agissait aussi d’une nécessité. L’attaque du front russe par les Allemands ne peut être expliquée qu’en considérant cette situation. Le pacte germano-soviétique avait été conclu afin de s’assurer des victoires faciles à l’ouest, mais la situation économique du Reich était trop catastrophique pour qu’Hitler puisse s’arrêter là. L’effet boule de neige impliquait la continuation des conquêtes sous peine d’implosion, et l’attaque de la Russie se fit dans ce cadre. Comme l’expliquera clairement Hitler à ses armées : « Les grands espaces de la Russie cachent des richesses incroyables. L’Allemagne doit les dominer économiquement et politiquement. » 58 La lutte contre le « bolchevisme juif » ne fut un argument que pour la propagande. Dans les hautes sphères de l’État Nazi, on parlait un tout autre langage, car on connaissait la réalité des données économiques du Reich. Comme le notera bien Kershaw « la décision d’attaquer l’Union Soviétique ne fut pas le résultat d’un ‘‘libre choix’’ sur des bases idéologiques, pour transformer en réalité la ‘‘vision’’ de Mein Kampf. Ce fut une nécessité stratégique et économique. » 59

En créant deux fronts, cette opération compliquait grandement la tâche de l’armée allemande, mais Hitler disait ne pas avoir le choix. Interrogé lors des procès de Nuremberg, Wilhelm Keitel, chef d’État-major du Commandement suprême des forces armées, expliqua que « si Hitler [avait] pris la décision d’attaquer la Russie, c’est parce qu’il craignait que la Russie ne le prive du pétrole de Roumanie. » 60 En revanche, c’est en vain que nous chercherions des éléments permettant de soutenir que cette entrée en guerre ne fut motivée que par des préoccupations raciales. Même les historiens les plus complaisants ne le croient plus.

     De la même façon, l’intervention allemande lors de la guerre civile en Espagne ne peut être expliquée que de cette manière. C’est notamment l’avis des historiens Wolfgang Schieder, Gerhard Weinberg et William Carr, qui soulignent chacun à quel point Göring était intéressé par les ressources ibériques. À une période où les difficultés commençaient à s’accumuler dangereusement, mettre la main sur un approvisionnement de certaines matières premières était considéré comme une véritable aubaine. 61

     Pour chaque pays conquis, Hitler concevait un plan permettant de profiter au mieux de ses avantages économiques. Pour la Roumanie, par exemple, c’était l’agriculture ; il faudrait absolument que ce pays conserve sa dominante agricole, qu’il maintienne sa population paysanne et contribue, par sa production, à soutenir la demande de l’Allemagne.  Ainsi qu’Hitler l’expliquait au début de l’été 1941, « la Roumanie ferait bien d’abandonner aussi vite que possible l’idée d’avoir sa propre industrie. Elle dirigera la richesse de son sol, et notamment son blé, vers le marché allemand. » 62 Fondant beaucoup d’espoirs sur les économies des différentes nations conquises, les Nazis se mirent alors à rêver. Hermann Göring en était convaincu : l’État allemand était sur le point de faire entrer son peuple dans l’âge de la prospérité. « À compter d’aujourd’hui, s’enthousiasmait-il en 1942, l’amélioration sera constante, car les territoires aux terres les plus fertiles nous appartiennent. Les œufs, le beurre, la farine s’y trouvent dans des quantités que vous ne pouvez imaginer. » 63    

     Chaque nouvelle nation conquise était un pas de plus fait vers ce que Keynes avait appelé l’ « autosuffisance nationale » et qui devait aboutir à l’autarcie, à l’intérieur des « barrières naturelles », selon l’expression de Fichte. La tendance supposément « naturelle » devrait alors aboutir à la domination national-socialiste sur l’Europe entière. Alors seulement les Allemands pourraient vivre dans l’abondance. « Tant que nous ne dominerons pas l’Europe, avait prévenu Hitler, nous ne ferons que végéter. L’Allemagne, c’est l’Europe. Je vous garantis qu’alors il n’y aura plus de chômage en Europe : on assistera à une prospérité inouïe. » 64 Après avoir mis la main sur le continent, il serait alors possible de réaliser en Europe ce que les Américains auraient pu réussir dans leur pays mais qu’ils ne firent jamais : bâtir une économie véritablement autarcique. La création des « États-Unis d’Europe », un grand empire européen, se ferait dans cette logique. Cette perspective était alléchante pour les dirigeants Nazis, et en particulier pour Göring et Hitler. Ce dernier, croyant la guerre déjà remportée, se laissait aller dans de longues rêveries. « En ce qui concerne la planification économique, expliqua-t-il au milieu de la guerre, nous n’en sommes encore qu’aux premières phases, et j’imagine déjà à quel point il sera formidable d’avoir la mission d’organiser l’économie de l’Europe. » 65

     La guerre avait aussi pour but d’être un écran de fumée masquant le désastre de la politique économique national-socialiste et, considérée de ce point de vue, l’objectif fut atteint. Édifiant de ce point de vue est le témoignage du professeur Hermann Voss, qui notait avec enthousiasme dans son journal : « L’université de Prague, la plus ancienne université allemande, mère de celle de Leipzig, de nouveau aux mains de l’Allemagne ! C’est incroyable ! Quel coup dur pour les Slaves, et quel gain pour nous ! Nous vivons une époque prodigieuse ; il faut nous réjouir de pouvoir assister à ces évènements. Quelle importance si, de temps en temps, il n’y a pas autant de beurre qu’on en voudrait, s’il n’y a plus de café, s’il faut faire telle ou telle chose qui ne nous convient pas vraiment, etc. Face à tous ces progrès, c’est parfaitement dérisoire. » 66 Pour ne pas avoir à assurer leur triste bilan, les Nazis se lancèrent donc dans une fuite en avant destructrice. Les victoires et la guerre servaient à la fois à financer le système, mais aussi à rendre « dérisoires » ses échecs. L’expansion militaire permettrait non seulement de garantir au Volksgenosse, au « camarade » de la communauté, un niveau de vie que l’échec du système économique nazi risquait de compromettre, mais aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives d’enrichissement. Enthousiaste, lui aussi, Hitler expliquait alors : « Nous pouvons par exemple sortir nos familles d’ouvriers pauvres de la Thuringe ou des Monts métallifères pour leur offrir de grands espaces. » 67

      Bien entendu, la guerre ne se déroula pas comme prévu, et les grands plans ne purent voir le jour. Pour autant, les rêves des hauts dignitaires allaient toujours dans la même direction et visaient toujours le même objectif : le socialisme, le dirigisme économique, et l’autarcie. Sur ce dernier point, notamment, les choses devaient avancer. Les réalisations du grand plan vers l’autarcie étaient tout à fait décevantes. Le remplacement des matières premières traditionnelles par des matériaux synthétiques ne suffisait pas pour alimenter l’industrie allemande, loin s’en faut. Le grand mouvement qui devait amener ce que Keynes appelait « l’autosuffisance nationale » prendrait du temps, et la lutte pour son établissement nécessitait de nouvelles réformes profondes. Pressé par les nécessités de la guerre, le régime repoussa à plus tard la mise en place de la touche finale. « Une fois que la guerre sera terminée, expliqua Hitler en 1941, il est une erreur qu’il ne faudra plus reproduire, celle d’oublier les vertus de l’économie en autarcie. Nous l’avons mise en application durant la Première Guerre mondiale, mais avec des moyens insuffisants, du fait de notre manque de ressources humaines. Là est notre tâche la plus urgente pour la période de l’après-guerre : construire l’économie autarcique. » 68

     Même lorsque la faillite du régime devint inéluctable et montra avec insistance la faillite d’une idéologie politique destructrice, les Nazis continuaient donc à la défendre. Nous-mêmes, aujourd’hui, la défendons-nous ? Avons-nous bien tiré les leçons de l’histoire ?

     Une nation qui appauvrit, vole, et exproprie une minorité de riches individus pour enrichir la majorité restante tentera toujours de s’enrichir globalement en appauvrissant, volant, et expropriant des nations étrangères. Si tel est le chemin qu’elle trace sur ses propres terres, tel sera aussi le chemin qu’elle empruntera en sortant de chez elle. Ainsi avança l’Allemagne Nazie, s’enrichissant constamment sur le dos des territoires conquis, louchant sur la Roumanie pour sa production minière, et voyant la Russie uniquement comme un grenier à blé. Ce n’était pas un comportement nouveau, mais la réapparition de vieilles logiques impérialistes, étatistes, et tyranniques, telles qu’on avait pu les observer dans la grande partie de l’histoire de l’humanité. En prenant racine dans un sol intellectuel d’où le sang avait déjà coulé, le national-socialisme semblait poussé, comme par la providence, à offrir à l’histoire un nouveau nom à la tyrannie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 



CHAPITRE 7 : LA QUESTION JUIVE

 

 

     Pour l’instant, à travers mes premières évocations de la nature de l’idéologie politique ayant guidé véritablement la volonté nazie, je me suis abstenu de faire trop de cas de l’élément habituellement considéré comme central — l’antisémitisme. À la vérité, il y aurait des raisons de s’étonner qu’on semble oser l’écarter du champ d’analyse, et aussi nonchalamment. Ce chapitre tempérera sans doute quelque peu cette critique, mais il ne saura la faire taire. Dans le cadre de cette étude, l’antisémitisme restera un élément parmi d’autres. Il n’en est pas le point central.

     Ce choix s’explique d’abord par le fait que chaque étude a son thème, et que l’antisémitisme, considéré de manière spécifique, n’est pas celui du présent livre. Mais plus fondamentalement, je soutiens que l’antisémitisme n’était pas une composante étrangement alliée au socialisme de type hitlérien, il était un sous-produit logique de cet antilibéralisme dans lequel le nazisme avait pris naissance. L’analyse de cet antilibéralisme, et du socialisme dans lequel celui-ci avait conduit Hitler, expliquera en elle-même une partie des fondements des sentiments anti-juifs du nazisme. L’antisémitisme, nous le verrons, a durablement collé aux chaussures du socialisme, et de par l’explication que nous fournirons dans le présent chapitre, ce fait en apparence curieux ne tardera pas à devenir évident.

     De la même façon qu’on peut affirmer que la haine du bourgeois est aussi vieille que le bourgeois lui-même, on peut également dire que la haine du Juif est aussi vieille que le Juif lui-même — et ces exemples ne sont pas choisis au hasard.

     Pourquoi le Juif était-il considéré comme l’ennemi absolu du national-socialisme ? 1 D’abord, attaché à aucune nation, éternel étranger, il semblait être l’ennemi le plus féroce de toute idée de nation ; ensuite, en étant le « champion » du capitalisme dans sa forme la plus développée — celle de la finance mondialisée et des marchés financiers présentés comme dominateurs —, il était également le plus grand ennemi de toute conception socialiste. En paraissant opposé aux deux composantes de l’idéologie nazie, le Juif avait acquis le rôle malheureux de bouc-émissaire naturel.

     Le rapport qui peut exister entre antisémitisme et socialisme est difficilement perceptible de prime abord. Parce que ce dernier proclame que tous les hommes sont égaux et que le premier explique qu’ils ne le sont pas, il y a bien quelques raisons objectives de s’étonner de la démarche qui est la mienne ici. L’étude qui va suivre nécessite l’abandon des aprioris que notre génération porte encore sur son dos et dont nous avons tous le plus grand mal à nous défaire.

     Aussi surprenant qu’il puisse donc paraître, le lien entre antisémitisme et socialisme s’établit aisément. En ne considérant même que la littérature socialiste des siècles passés, nous observerons que des marques très claires d’antisémitisme peuvent être trouvées chez d’innombrables théoriciens du socialisme et du communisme, et d’abord chez le plus célèbre d’entre eux — Karl Marx. Le titre même du présent chapitre est une référence qui a dû sans doute, et assez malheureusement, échapper au lecteur. Il s’agit en réalité du titre d’un ouvrage publié par le jeune Marx en 1843, en réponse à un autre livre, écrit par Bruno Bauer, qui réclamait l’émancipation politique des Juifs. La relecture du petit livre de Marx est aujourd’hui assez dérangeante. La raison en est transparente à la vue des quelques passages compilés ci-dessous. Voyons quelques extraits et les conclusions qu’on doit en tirer.

 

« À l’égard des Juifs, l’État chrétien ne peut avoir que l’attitude de l’État chrétien. Il doit, par manière de privilège, autoriser que le Juif soit isolé des autres sujets ; mais il doit ensuite faire peser sur ce Juif l’oppression des autres sphères, et cela d’autant plus durement que le Juif se trouve en opposition religieuse avec la religion dominante. Mais le Juif ne peut, de son côté, avoir à l’égard de l’État qu’une attitude de Juif, c’est-à-dire d’étranger : à la nationalité véritable, il oppose sa nationalité chimérique, et à la loi, sa loi illusoire ; il se croit en droit de se séparer du reste de l’humanité ; par principe, il ne prend aucune part au mouvement historique et attend impatiemment un avenir qui n’a rien de commun avec l’avenir général de l’homme car il se considère comme un membre du peuple juif et le peuple juif comme le peuple élu. » 2

 

     Première idée : Le Juif est un étranger par rapport à l’humanité, sans intérêt pour son sort, stoïque face à ses combats. Ainsi, selon Marx, est l’ « attitude de Juif ». « Le Juif constitue clairement une race différence de toutes les autres, dira plus tard Hitler, une race qui a toujours formé et formera toujours un État à l’intérieur de l’État. » 3 Continuons.

 

« Or, le Juif peut-il réellement prendre possession des droits de l’homme ? Aussi longtemps qu’il sera juif, l’essence limitée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essence humaine qui devait, comme homme, le rattacher aux autres hommes ; et elle l’isolera de ce qui n’est pas juif. Il déclare, par cette séparation, que l’essence particulière qui le fait Juif est sa véritable essence suprême, devant laquelle doit s’effacer l’essence de l’homme. » 4

    

Deuxième constat : Le Juif est d’abord juif avant d’être homme, et, de manière claire, il est plus juif qu’il n’est homme. Sa « véritable essence » empêche qu’on lui accorde les droits de l’homme.

 

 « Considérons le Juif réel, non pas le Juif du Sabbat, comme Bauer le fait, mais le Juif de tous les jours. Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Très bien. En s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. » 5 

 

« Le Juif s’est émancipé déjà, mais d’une manière juive. […] Le Juif s’est émancipé d’une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale. » 6

 

     Troisième constat : Le Juif est essentiellement un commerçant, un capitaliste. Son vrai dieu est l’argent. Sa religion, au fond, n’est rien d’autre que le capitalisme, ce système fondé sur l’utilité personnelle, la quête de l’argent, et le « trafic », c’est-à-dire le commerce. 

 

« Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activement participé, a été poussé à son point culminant du temps présent, à une hauteur où il ne peut que se désagréger nécessairement. Dans sa dernière signification, l’émancipation juive consiste à émanciper l’humanité du judaïsme. » 7

 

     Quatrième constat : Le Juif est une source de décomposition sociale. Les troubles causés sont directement imputables aux Juifs eux-mêmes. La solution à ce problème, à cette « question juive », est de libérer l’humanité du judaïsme.

     Il serait possible, mais assez idiot, d’interpréter ces passages comme cautions ou comme défenses du génocide des Juifs. Mais le sens des mots est suffisamment clair pour rendre explicite et incontestable la part de responsabilité de la pensée marxiste dans le développement de l’antisémitisme.

     Bien au-delà du sens général des phrases, il y a l’emploi des mots, et voilà un point au mieux simplement troublant, au pire tout à fait problématique pour l’esprit du marxiste convaincu. Car il n’est pas difficile de trouver des mots en allemand étonnamment communs à Marx et Hitler. Tout d’abord, comme Hitler, Marx parle d’ « émanciper » l’humanité du judaïsme (Judentum), mais il est vrai qu’en soi c’est là une proposition fort vague et le rapprochement ne peut donc être que peu concluant. Plus troublant, le titre même du livre de Marx, « La Question Juive », (Zur Judenfrage), est l’expression utilisée de façon tristement célèbre par les Nazis pour parler de « la solution finale à la question juive » (Endloesung der Judenfrage). Encore plus troublant, quand Marx parle de la nécessité pour le Judaïsme de s’éteindre en se « dissolvant » dans lui-même, il utilise le mot Aufloesen, très proche de celui utilisé par Hitler, Endloesung, que nous traduisons par l’expression « Solution Finale ».

     Mais au fond, est-ce là une interprétation osée de l’ouvrage ? En aucun cas. Dans un livre consacré à l’antisémitisme de Marx, Dennis Fishman écrira par exemple que dans la seconde partie de son essai, « Marx semble être emporté par des sentiments anti-Juifs. » 8 L’historien britannique Paul Johnson ira dans le même sens et expliquera que « la seconde partie de l’essai de Marx est presque un tract antisémite classique, basé sur un archétype imaginaire du Juif et sur un complot pour corrompre le monde. » 9 Gertrude Himmelfarb a fait valoir quant à lui qu’on ne peut sérieusement nier que dans La Question Juive Marx expose des positions « qui font partie du répertoire classique de l’antisémitisme. » 10 Un expert de l’antisémitisme, Robert Wistrich, a également expliqué que « le résultat net de l’essai de Marx est de renforcer le stéréotype traditionnel anti-Juif — l’identification des Juifs avec le gain d’argent — de la façon la plus tranchante possible. » 11

     L’antisémitisme supposé de Marx a fait l’objet d’une éternelle querelle et il n’est pas étonnant de voir les pro-marxistes venir diminuer la portée de ce texte, et les antimarxistes venir s’en servir comme d’une arme. Il n’est pas étonnant non plus de voir les marxistes se ridiculiser par des courbettes incessantes pour prétendre que leur maître n’a pas dit ce qu’il a dit, ou qu’il ne pensait pas ce qu’il disait. Les traductions de ses œuvres regorgent d’exemples de complaisances ou d’altérations complètes permettant ou essayant de cacher la réalité. Les éditions de sa Correspondance, notamment, prennent systématiquement la peine de préciser en note, à chaque occurrence d’un passage raciste ou antisémite, que les mots n’avaient pas le même sens à son époque, ou que c’était une tournure populaire, ou, plus ridicule encore, que l’antisémitisme était banal à cette période et que Marx ne l’était pas plus que son époque. 12

     À la lecture des passages cités, il apparaît clairement que l’antisémitisme de Marx ne provenait pas de considérations religieuses, sociales, ou culturelles. Il était une conséquence directe des considérations économiques de leur auteur : le Juif y était décrit comme un adorateur de l’argent, un être essentiellement égoïste, attiré par le commerce et les richesses, un maître de la banque et des marchés financiers. De manière très claire, c’était en tant que capitaliste que le Juif paraissait nuisible pour Marx. Sa haine du capitalisme l’avait mené vers la haine du Juif qui semblait résumer à lui seul toutes ces formes économiques qu’il haïssait : le financier, le banquier, le grand capitaliste. L’anticapitalisme venait de soutenir la croissance de l’un de ses nombreux sous-produits : l’antisémitisme.

     Ces premiers éléments sont déjà, en eux-mêmes, une source de soucis pour le socialiste convaincu. Il est obligé de reconnaître que le plus grand penseur de son idéologie politique témoignait de sentiments anti-juifs, et assez nettement. Mais comme le socialisme pourrait assez aisément se dédouaner des considérations antisémites d’un seul de ses membres, fût-il le plus important, il nous faut continuer à mener la discussion. Car, somme toute, s’il n’y avait que chez Marx que nous trouvions des propos antisémites, nous pourrions à la rigueur voir notre thèse invalidée ou remise en cause. Nous pourrions concéder que l’antisémitisme était une caractéristique particulière au socialisme de Marx. Les arguments spécieux des marxistes, selon lesquels l’antisémitisme de Marx n’était qu’un produit inessentiel de son idéologie politique, pourraient presque nous convaincre.

     Pourtant, il n’est pas le seul à être tombé dans cet abîme. En France, notamment, ce fait est tout à fait clair, et toute étude un tant soit peu approfondie sur la genèse de l’antisémitisme dans notre pays témoigne du fait que le socialisme en fut l’un des plus actifs promoteurs et diffuseurs. Qu’on me permette simplement de citer David Shapira, le grand historien de l’antisémitisme, et son ouvrage sur Les Antisémitismes Français. « La troisième et dernière composante qui marque cette période précédant l’avènement de la IIIe République appartient au camp de la gauche socialiste qui s’affermissait au rythme de l’industrialisation. C’est le groupe le plus important et le plus militant du camp antisémite. Certes la logique aurait voulu que ceux qui combattirent l’exploitation et la discrimination et qui luttèrent pour une nouvelle société, plus juste et meilleure, se fussent gardés d’exprimer des sentiments de haine anti-juive marquante. Mais où se cache la logique lorsque l’antisémitisme se présente comme un argument fondé et rationnel ? Il est édifiant d’apprendre que les idéologues fondateurs du socialisme ont été ceux qui contribuèrent le mieux à répandre l’antisémitisme en France. » 14

     Comme le note Shapira, un tel rapprochement entre socialisme et antisémitisme est troublant, et presque contre-nature, même pour l’esprit n’ayant pas fait siennes les prémisses socialo-communistes. Ayant tous appris à considérer le socialisme comme un idéal de fraternité, un humanisme à la hauteur morale irréprochable, et une philanthropie dépouillée de tout aspect mystique ou transcendantal, nous avons le plus grand mal à accepter qu’il puisse être tombé, et de manière systématique, dans un travers aussi grossier que l’antisémitisme. Pour convaincre le lecteur, il nous faut illustrer ces considérations en évoquant l’antisémitisme marqué d’autres grands noms du socialisme.

     Puisque le philosophe Johann Gottlieb Fichte est sans doute l’un des premiers à avoir conceptualisé le plus pleinement l’idée socialiste telle qu’on l’entend aujourd’hui et qu’il fut une source d’inspiration majeure pour les idéologues nazis, nous commencerons avec une citation de l’un de ses textes : « Dans presque toutes les nations d’Europe, un pouvoir fort et hostile se développe, un pouvoir entré en guerre avec tous, et qui opprime parfois le peuple d’une façon redoutable : c’est la communauté Juive. Je ne vois pas d’autre moyen pour nous protéger d’elle que de conquérir sa Terre Promise et de tous les y envoyer. » 15

     Continuons, en France cette fois-ci, avec le socialiste français Pierre Leroux, celui qui fut le premier à faire usage du mot « socialisme » lui-même. Leroux évoquait l’ « esprit  Juif » en ces termes : « C’est assez évident pour moi, mes amis, que lorsque nous parlons des Juifs nous avons en tête l’esprit Juif, l’esprit du profit, du lucre, du gain, l’esprit du commerce, de la spéculation, en un mot, l’esprit du banquier. » 16

     Voyons ensuite chez Proudhon, grande figure du socialisme anarchique français. Ses propos sont si terribles que nombreux sont les auteurs qui ont eu du mal à les commenter. Écoutons ses mots édifiants : « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. Ce n’est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. Par le fer ou par le feu, ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse. Tolérer les vieillards qui n’engendrent plus. Travail à faire. Ce que les peuples du Moyen Age haïssaient d’instinct, je le hais avec réflexion et irrévocablement. La haine du juif comme de l’Anglais doit être notre premier article de foi politique. » 17

     Passons maintenant à un socialiste utopique, le fondateur des célèbres « phalanstères », Charles Fourier : « La nation juive n’est pas civilisée, elle est patriarcale, n’ayant point de souverain, n’en reconnaissant aucun en secret, et croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion. Elle n’affiche pas ses principes, mais on les connaît assez. Un tort plus grave chez cette nation, est de s’adonner exclusivement au trafic, à l’usure, et aux dépravations mercantiles [...] Tout gouvernement qui tient aux bonnes mœurs devrait y astreindre les Juifs, les obliger au travail productif, ne les admettre qu’en proportion d’un centième pour le vice : une famille marchande pour cent familles agricoles et manufacturières ; mais notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de Juifs, tous parasites, marchands, usuriers, etc. » 18 L’un de ses disciples, l’écrivain Alphonse Toussenel, socialiste utopique et précurseur de Drumont, approfondira cette description du Juif maître du marché financier dans Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, qui fut un grand succès.

      Pendant ce temps, de l’autre côté du Rhin, les socialistes allemands suivaient l’exemple de Marx et, à l’instar de l’influent Ferdinand Lassalle, qui disait détester les Juifs, plongèrent massivement dans l’antisémitisme. Comme le note Helmut Bergind dans son Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, « une troisième variante de l’antisémitisme politique émergea en Allemagne de l’antilibéralisme diffus des années 1870. » 19 Le cas d’Otto Glagau est significatif. Dans le magazine allemand Die Gartenlaube, il décrivit l’opposition « fondamentale » entre le capitalisme juif et « prédateur » et le capitalisme chrétien et « créateur ». Opposé aux théories libérales et au capitalisme, il écrivait : « Le système de libre-échange prôné par l’école de Manchester est la doctrine de l’argent du roi Midas. Il veut tout transformer en argent ; il glorifie l’égoïsme, rejette tout sentiment de solidarité et tout principe moral. Le judaïsme constitue le développement de ce système poussé à l’extrême. Seul l’intéresse le commerce, et encore uniquement le marchandage et l’usure. Le Juif ne travaille pas, mais fait travailler les autres ; il spécule et fait des affaires avec le produit du travail manuel et intellectuel d’autrui. Le centre de son activité, c’est la Bourse. » 20 Glagau remarqua lui-même la concordance entre ses objectifs antisémites et ses objectifs socialistes, notant le plus naturellement du monde que « la question sociale est la question juive ». 21

     Dans cette gauche sociale allemande prenaient naissance chacun des thèmes qui feront plus tard le succès du national-socialisme. Pour Adolf Stocker, fondateur du parti chrétien-social et proche du socialiste Eugen Dühring, le capitalisme et le communisme étaient tous deux des créations juives, permettant d’empêcher la mise en place de toute réforme sociale. Devant le Reichstag, il affirma ainsi que « ces forces qui fomentent et attisent la révolution, celles qui, le capitalisme dans une main, la révolution dans l’autre, écrasent le peuple avec l’un et l’autre, proviennent du judaïsme. » 22 Reprenant les vieux poncifs des socialistes français du milieu du siècle, il affirmera clairement ses intentions : « L’attirance du juif pour l’or et pour l’argent, cette avidité de profit et de jouissance, ce combat juif contre tout ce qui est sacré et intangible, contre toute éminence et majesté au ciel ou sur la terre, cette nature juive est une goutte de poison au cœur de notre peuple allemand. Si nous voulons guérir, si nous voulons conserver notre entité allemande, nous devons débarrasser notre sang de cette goutte empoisonnée que sont les juifs. » 23 

     Sortons quelque peu du sentier boueux de la politique pour rejoindre le monde plus agréable et peut-être plus familier de la littérature. Prenons simplement Émile Zola, puisqu’il est bien connu du public français. Nous connaissons sa défense de la cause ouvrière dans Germinal. Il est assez aisé d’en mesurer la portée idéologique : sa critique de la propriété privée, de la concentration des capitaux, de l’inégale répartition des richesses, et de l’insuffisance des lois sociales le font entrer tout naturellement dans le camp socialiste. Son combat s’inscrit dans la réaction socialiste aux prétendus « échecs » ou « abus » de la Révolution Industrielle et c’est pour ce fait qu’il est tant révéré. Moins célèbre, mais encore plus significatif est son roman sur le monde de la Bourse. Il s’intitule L’Argent. L’histoire suit le banquier juif Gundermann, symbole de cette finance juive qui domine tout, qui écrase tout, une finance apatride, complotant sans cesse contre les peuples. Cette finance juive ne reconnaît ni les nations ni ses intérêts : elle trône plus haut, dans l’internationalisme et l’amour de sa propre domination ; ce n’est pas un hasard si le grand empire bancaire dont la création puis la chute constitue le fil rouge du livre s’appelle L’Universelle. Au cours du récit, le lecteur assiste à la chute du banquier catholique Eugène Bontoux, une chute causée par la spéculation féroce du banquier juif Rothschild. On y
retrouve même un certain Sigismond, un juif disciple du marxisme, présenté comme utopiste et rêveur.

     Les juifs y sont décrits comme des « oiseaux charognards », des individus au « nez en bec d’aigle » posé sur une « face plate ». À certains moments, la description devient même encore plus insupportable ou grotesque, comme lorsque Zola nous parle des « pieds humides », ces gens qui échangeaient les valeurs déclassées de la bourse : « Il y avait là, en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d’oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie, s’acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme près de se dévorer entre eux. » 24 Tous les personnages du roman utilisent cette même rhétorique. L’un d’eux, Saccard, explique par exemple : « Est-ce qu’on a jamais vu un juif faisant œuvre de ses dix doigts ? Est-ce qu’il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n’exalte que l’exploitation du travail d’autrui. » 25

     Finissons cet aperçu historique avec un français, l’homme politique tant vénéré par la gauche française, et par la droite quand celle-ci sombre elle-même dans le socialisme, j’ai nommé Jean Jaurès. Là encore, les mots ont de quoi nous surprendre : « Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »  26

     On pourrait encore multiplier les exemples à foison, mais les citations précédentes sont semble-t-il suffisantes pour abonder dans le sens du point que j’essayais d’illustrer. Au passage, j’ose espérer que personne ne réclamera qu’un livre soit fait pour prouver que Proudhon, Fourier, Jaurès, et Marx, étaient bel et bien socialistes. Une analyse même très superficielle de l’histoire du socialisme pourrait suffire pour montrer qu’ils en furent d’ailleurs, et chacun à leur façon, les principaux piliers. Pour plus de détails, voir notamment l’Histoire du socialisme européen par Élie Halévy. 27 Chacun d’eux théorisa une forme de socialisme et pourtant ils eurent tous cette dimension antisémite en commun. La diffusion des sentiments anti-juifs dans les différents courants du socialisme fera dire à Sydney Hook que « l’antisémitisme était répandu dans presque toutes les variétés de socialisme. » 28

 

     Ni l’antisémitisme ni le socialisme ne peuvent être décrits comme des phénomènes récents. Bien que leur naissance ne soit pas intervenue à la même époque et bien que leurs chemins ne se soient pas immédiatement croisés, leur développement respectif présente de grandes similitudes, notamment après le grand tournant que constitua la Révolution Industrielle. Celle-ci mit un terme à l’ordre perpétuel des choses, tirant l’homme hors du milieu où il avait vécu des siècles durant. Avec la Révolution Industrielle, les choses changèrent, et elles changèrent vite, trop vite. Le capitalisme avait permis le développement de nouvelles formes de production. Un système bancaire étendu était devenu nécessaire pour permettre à la production de continuer à croître, et pour utiliser dans l’industrie les progrès des sciences. Il avait aussi permis l’éclosion d’une nouvelle aristocratie, l’aristocratie financière, qui s’était élevée par l’effort productif et avait relégué aux secondes places les anciens nobles — qui eux, s’étaient construits sur la force des privilèges. Très vite on s’agaça des fortunes trop vites acquises, des parvenus, et de toute cette petite noblesse « ridicule » qui tirait sa fierté de ses exploits financiers. Certains remarquèrent avec exaspération la surreprésentation des Juifs dans ces franges de la population. Et l’antisémitisme reprit en vigueur, stimulé par les sentiments anticapitalistes de ceux qui avaient vu la grande échelle de la mobilité sociale se disposer devant leurs yeux, et qui n’avaient pas su y grimper.

     Dans une société où l’individu ne peut s’élever que par le talent et l’effort, l’échec personnel et la régression sociale sont vécus comme des affronts terribles. Chacun pourra bien accuser la Providence de ne pas avoir été de son côté, ou ses propres concitoyens d’avoir osé s’élever par ruse quand lui tâchait de rester honnête. Mais ce sont là des façons très limitées d’expier sa faute, et chacun le sait. Dans une société du mérite, comme Justüs Moser le signala fort justement, l’homme ne peut pas empêcher sa conscience de produire ce jugement terrible : je suis le seul responsable de mes échecs. Ainsi considérée, cette exaspération de ceux qui ne réussissent pas est le produit logique du fonctionnement normal du capitalisme. Le refus de ce nouvel ordre des choses devait nécessairement passer par un affrontement violent avec le système économique qui l’avait rendu possible — le capitalisme de libre marché, tel qu’il fut implanté au XIXe siècle.  Comme l’a fort bien expliqué le professeur Peter Pulzer : « L’insatisfaction face aux conséquences pratiques du libéralisme était encore plus forte sur les questions économiques que sur les questions politiques ; l’anticapitalisme était, après tout, l’une des formes les plus anciennes et les plus naturelles de l’antisémitisme. La société libérale était caractérisée par un haut degré de mobilité sociale, récompensant la valeur et les capacités de chaque homme. Sans doute était-ce la pilule la plus difficile à avaler. Tous ceux qui avaient une place assurée dans la société hiérarchiquement ordonnée, même à une place assez basse, regardaient avec dégoût cet ordre libéral qui permettait à d’autres de s’élever à des positions importantes et influentes. » Puis il conclut : « L’antisémitisme est un anticapitalisme dans la mesure où le capitalisme est l’une des causes de la mobilité sociale. » 29 

     Et c’est ainsi que les premiers kilomètres du chemin socialiste furent pavés d’antisémitisme. Parce que le Juif était assimilé au riche capitaliste, au banquier et au financier, il a fort logiquement représenté la caricature pratique de l’anticapitalisme théorique des penseurs socialistes. En conséquence de quoi non seulement l’antisémitisme est tout à fait compatible avec le socialisme et l’antilibéralisme, mais, historiquement, il apparaît comme le fruit presque naturel de ces deux tendances. D’ailleurs, « sur le terrain » aussi la lutte contre les Juifs était depuis longtemps liée à la lutte contre le capitalisme. Il était par exemple courant au dix-neuvième siècle que des grévistes s’attaquent à des magasins juifs, ainsi que le rappelle l’historien Eric Hobsbawm. 30

     Car encore une fois, il est un élément fondamental qui apparaît clairement dans chacune des citations des socialistes présentés précédemment, c’est qu’ils raccordent systématiquement leur haine contre les Juifs à leur haine contre l’argent, le capitalisme, la finance, le lucre, etc., et qu’il semble que ces derniers fonctionnent comme la cause directe et presque unique de leur antisémitisme. Très clairement, le Juif n’est pas un bouc-émissaire sélectionné par hasard par le socialisme pour croître sur certaines autres bases plus « nationalistes » et/ou impérialistes. Il est le bouc-émissaire naturel de l’anticapitalisme et de l’antilibéralisme, et il n’est pas étonnant de voir que ce sont Charles Fourier, l’organisateur de société, Karl Marx, le théoricien de l’anticapitalisme, Pierre-Joseph Proudhon, l’adversaire de la propriété privée, et Jean Jaurès, l’homme politique socialiste, qui sombrèrent dans cette tendance, et non Alexis de Tocqueville, Adam Smith, Benjamin Constant ou Frédéric Bastiat.

     Wilhelm Marr, qui semble être pour beaucoup le créateur du terme « antisémitisme », expliqua bien : « L’antisémitisme est un mouvement socialiste, mais dans une forme plus noble et plus pure que la social-démocratie. » 31 Edmund Silberner remarqua d’ailleurs dans les Jewish Social Studies que « l’antisémitisme socialiste est en réalité aussi vieux que le socialisme moderne, et il ne se limite à aucun pays en particulier » 32

     Évidemment, un tel lien de parenté est des plus dérangeants, et les socialistes de tout bord, tant marxistes que socio-démocrates, ont progressivement pris la mesure du problème. Mais lorsqu’ils se sont effectivement insurgés contre cette tendance, ils ont été forcés de réaliser que leur mouvement en était déjà complètement infecté. C’est alors que le socialisme s’est employé à lutter contre sa tendance antisémite. Cette lutte commença véritablement avec le combat féroce entre Friedrich Engels et Eugen Dühring. 33 Sur un autre plan, la phrase d’Auguste Bebel, le grand leader des socialistes allemands, qui disait que l’antisémitisme était le « socialisme des imbéciles » (der Sozialismus des bloeden Mannes), est tout à la fois une illustration de ce combat, et une preuve également de la force qu’avait déjà l’antisémitisme dans son courant politique. Lorsque Lénine expliquera plus tard que l’ennemi des classes laborieuses n’était pas le Juif mais le capitaliste, il ne faisait que mener la même lutte.

     Si l’antisémitisme a cessé d’accompagner le destin de la gauche française, c’est avant tout en raison de l’Affaire Dreyfus — puis, évidemment, de la Shoah. Si, de la même façon, il n’a sévi que modérément dans la Russie bolchevique, c’est que nombre de ses leaders, Lénine le premier, étaient eux-mêmes Juifs. En revanche, main dans la main avec le socialisme, l’antisémitisme a prospéré en Allemagne. Raconter l’histoire de ce développement avec suffisamment de détails nous ferait sortir du cadre que nous nous sommes fixé. Le lecteur intéressé trouvera tout le nécessaire dans la très complète Histoire de l’Antisémitisme de Léon Poliakov. 34

     Voici en tout cas résumés les fondements réels de l’antisémitisme ainsi que les auteurs socialistes coupables de son développement, eux qui pour s’opposer aux prétendus excès du capitalisme naissant choisirent le Juif comme bouc-émissaire. Pour autant, mon propos ici n’est pas de relier l’antisémitisme à la gauche moderne, ou même au socialisme actuel, qui l’ont tous deux très nettement rejeté. Ma seule conclusion est de dire que l’antisémitisme hitlérien, nourri et diffusé par l’anticapitalisme des socialistes, s’est inscrit dans la tendance générale que le socialisme du XIXe siècle, de Fourrier à Marx en passant par Proudhon, avait tracé pour lui.

 

     D’où venait l’antisémitisme d’Hitler ? Certains ont soutenu qu’il provenait directement de Marx. Arieh Stav a notamment soutenu qu’ « Hitler s’est contenté de copier l’antisémitisme de Marx », un sentiment partagé par Bernard Lewis. 35 Pour autant, c’est là une interprétation sans doute excessive, et c’est ailleurs qu’il nous faut chercher des éléments de réponse à une question à laquelle beaucoup d’entre nous ne sauraient répondre. Certains savent peut-être, connaissant quelque peu la vie du Führer, que l’antisémitisme lui venait de son expérience personnelle dans ses jeunes années à Vienne. Encore abattu par une défaite militaire qu’il avait déjà imputé aux « traîtres » de l’arrière, les Juifs et les communistes, et confronté chaque jour à la presse antisémite viennoise, il cultiva une rancœur terrible contre cette frange de la population qui ne paraissait pas appartenir à l’Allemagne et qui semblait tous les jours vouloir jouer contre elle. À Vienne, Hitler croisa des Juifs. « Sont-ce des Allemands ? » se demanda-t-il presque instinctivement. La presse antisémite ainsi que l’environnement général d’une ville que l’on a décrite comme la ville la plus antisémite d’Europe lui fournirent la réponse : Non.

     Pourtant ce récit, d’ailleurs très incertain, n’est pas une explication suffisante pour la résolution de nos problèmes. L’antisémitisme ne fut pas un élément qu’Hitler ressentit avec ses nerfs : il le pensa avec sa tête, et c’est par la réflexion — aussi confuse et incohérente fût-elle — qu’il appréhenda véritablement son opposition aux Juifs. Il expliquait lui-même « rejeter l’antisémitisme d’origine purement émotionnelle », préférant ce qu’il appelait un « antisémitisme de la raison ». 36

     L’antisémitisme était très diffusé en Bavière à cette époque, et le lien fut très rapidement fait entre les « profiteurs de guerre » et les Juifs. 37 Hitler fut tout de suite très à l’aise dans cet environnement. Les premières traces de son antisémitisme se trouvent dans le texte d’une intervention qu’il fit en aout 1919 devant un groupe de soldats, ayant été chargé par la Reichswehr de leur prodiguer un enseignement. Dans cette « conférence », il reprit les thèses antisémites habituelles, assimilant les Juifs à une race étrangère et dangereuse, une organisation de profiteurs, d’exploiteurs, et d’adorateurs de l’or et des richesses. Tout y passait, même la participation des Juifs dans la fomentation d’une révolution communiste en Allemagne. C’était un discours antisémite typique. De manière significative, le sujet de la conférence ne portait pas sur les Juifs de manière directe. Le thème de la conférence était le système capitaliste.

     Sans imaginer la portée des mots qu’il écrit, Ian Kershaw explique bien qu’ « au début, les tirades antisémites de Hitler étaient invariablement liées à l’anticapitalisme et à la dénonciation des profiteurs de guerre et des racketteurs ‘‘juifs’’ auxquels il reprochait d’exploiter le peuple allemand tout en leur imputant la défaite et les victimes allemandes. » 38 Et il continue : « À l’époque, il ne faisait aucun lien avec le marxisme ou le bolchevisme. Contrairement à ce que l’on prétend parfois, l’antisémitisme d’Hitler ne se nourrit pas de son antibolchevisme, mais le précéda de longue date. » 39

     En reprenant les discours d’Hitler des premières années de son engagement politique, il est vrai que c’est un fait qui saute aux yeux. En avril 1922, il eut notamment ces mots : « Si nous souhaitons savoir qui est responsable de notre malheur, alors nous devons enquêter pour savoir qui a profité de notre effondrement. Et la réponse à cette question est : les banques et les places de bourse n’ont jamais été aussi prospères. Les marchés financiers mondiaux et les prêteurs de capitaux, ceux qu’on appelle le ‘‘super-État du capital’’ sont les seuls à avoir profité de l’effondrement de notre économie. » 40 Le même soir, il expliquera tout à fait tranquillement : « Nous ne combattons pas le capitalisme juif ou le capitalisme chrétien, nous combattons le capitalisme en tant que tel. » 41 Ainsi que le commente un observateur de l’époque, « Hitler attaquait les Juifs non pas sur une base raciale mais en les accusant de profiter du marché noir et de s’engraisser sur la misère des autres, une accusation qui n’avait aucune difficulté à convaincre. » 42

     Courant 1929, à la fin de cette période, nous retrouvons un Hitler qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, ne s’intéresse pas une seule fois à la « question juive ». Ses discours et ses articles avaient d’autres adversaires : la finance internationale, le capitalisme, et la République de Weimar. Dans les discours d’Hitler durant les années 1920, le combat contre l’ « infection juive » était très largement placé au second plan, loin derrière la lutte contre le Traité de Versailles et derrière l’opposition au capitalisme et aux principes du libéralisme. À cette période, il liait de manière très forte son antisémitisme « de raison » à ses convictions socialistes. Devant une foule réunie à Munich en août 1920 Hitler prononça ces mots révélateurs : « Si nous sommes socialistes, alors nous devons automatiquement être antisémites, car, autrement, il n’y aurait que matérialisme et culte du veau d’or, contre quoi nous nous dressons résolument. » Après des applaudissements prolongés, il poursuivit : « Comment serait-on socialiste si l’on n’est pas antisémite ? » 43 Quelques années plus tard, Hitler expliquera même que « l’ennemi mortel de toute conception socialiste est le Juif international. » 44

     Résumé dans ses grandes lignes, le « raisonnement » auquel Hitler avait abouti était celui-ci : le capitalisme libéral, mondialisé, financiarisé, était le mal absolu. Or les Juifs en étaient à la fois les créateurs et les maîtres absolus. Le capitalisme, pensait Hitler, était un système essentiellement Juif. Voici dans quels mots Hitler expliquait à ses proches l’origine et le fonctionnement du système capitaliste : « Rappelez-vous que c’est le Juif qui a inventé cette économie du mouvement perpétuel des capitaux et de leur entassement qu’on appelle le Capitalisme, cette création géniale d’un mécanisme à la fois si raffiné et si parfaitement simple et automatique. Ne nous y trompons pas, c’est une trouvaille géniale, diaboliquement géniale. L’économie moderne est une création des Juifs. Elle est entièrement et exclusivement dominée par eux. C’est leur empire universel, qu’ils ont étendu sur tous les royaumes et tous les rois du monde. Mais à présent, ils nous trouvent en face d’eux avec notre conception de la révolution éternelle ; nous sommes les rivaux intolérables qu’ils doivent détruire sous peine d’être détruits. » 45

     En assimilant de manière aussi tranchante le capitalisme et les Juifs, Hitler ne faisait que continuer la triste tendance initiée par les socialistes, et notamment les socialistes français du XIXe siècle. Les dirigeants Nazis, tout comme Hitler, étaient parfaitement conscients de cette relation entre antisémitisme et anticapitalisme. L’un d’eux, un certain Adolf Stocker, expliqua par exemple que « les questions juives sont liées partout et toujours à l’exploitation économique. » 46 Dans ses discours, Hitler ne s’en cachait pas. Comme Marx, et comme tous les socialistes avant et après lui, il concentra sa critique du Juif sur la critique de ses occupations économiques sur son esprit de lucre, son égoïsme, son goût pour l’argent, et sa maîtrise du monde bancaire et financier.

     Dans des mots que Marx n’aurait certainement pas rejetés et qui semblent être comme tirés de lui, Hitler critiquait le régime économique capitaliste pour sa financiarisation excessive et pour la brutalité avec laquelle il avait jeté des populations entières dans des villes industrielles, sans prendre soin d’elles : « Le vaste processus de l’industrialisation des peuples, expliquait-il, a signifié l’arrivée de grandes masses de travailleurs dans les villes. Ainsi, de grandes hordes de gens arrivèrent, et ceux-ci, et leur misère, ne furent pas traités correctement par ceux qui avaient le devoir moral de se préoccuper de leur bien-être. En parallèle de cela intervint la ‘‘monétisation’’ de la totalité de la force de travail de la nation. Le ‘‘capital-actions’’ commença à se développer, et petit à petit le Marché Financier prit le contrôle de toute l’économie du pays. Les dirigeants de ces institutions étaient, et sont sans exception, des Juifs. » 47 Dans les phrases du début de cette citation, nous n’avons rien que nous ne pourrions trouver, et à de nombreuses reprises, chez tous les socialistes du XIXe siècle. La première, en particulier, semble être tirée du Manifeste communiste. La seconde est le thème de La Situation des classes laborieuses en Angleterre, par Friedrich Engels ; le reste se retrouve tant dans Le Capital que chez Proudhon, Fourrier, Owen, Robertus, Thompson, et les autres. La dernière phrase est courante chez les socialistes, mais Hitler semble avoir été le premier à la prononcer avec une telle conviction. Au final, nous ne retrouvons chez Hitler rien d’autre que la vieille rengaine antisémite des premiers théoriciens du socialisme.

     Observons la présence de ce rapprochement dans d’autres discours d’Hitler, toujours à la même période : « Le Juif sera toujours le champion né du capital privé dans sa pire forme, celle de l’exploitation non-contrôlée » 48 Cette phrase, encore une fois, est typique de cette incapacité à séparer les questions raciales des questions économiques — comme s’il était évident que sans justification économique, l’antisémitisme serait une absurdité considérable.

     Ce lien entre le Juif et l’argent sera l’une des bases de l’antisémitisme nazi. Goebbels écrira par exemple dans son journal : « L’Argent et le Juif : voilà les frères siamois. Si l’on tue l’un des deux, l’autre aussi mourra nécessairement. » 49 Voici une citation aussi instructive que terrible, mais qui, en soi, ne diffère que très peu des propos que Marx avait pu tenir en son temps, lui qui expliquait que pour s’affranchir de l’argent, il fallait s’affranchir des Juifs. Le « raisonnement » sous-jacent, on le voit, est incroyablement sommaire. En « tuant » l’argent, on se débarrassera donc à la fois du capitalisme et de la « juiverie ». Mais surtout, inversement, en tuant le Juif, ou en s’en affranchissant, c’est le système capitaliste qu’on assassine. Toute la folie, toute la monstruosité absurde du nazisme est en quelque sorte contenue dans ces quelques phrases.

     « Quel salaud d’hypocrite que ce maudit Juif ! Misérable, crapule, traître ! Ils nous pompent le sang des veines. Vampires ! » Voilà le même Goebbels s’excitant avec passion dans une entrée de son journal. 50 N’est-il pas fascinant de voir que même dans leurs échappées folles, dans leurs délires, les Nazis finissaient toujours par utiliser les idées et même les mots choisis par Marx pour critiquer les capitalistes ? C’est dans Le Capital qu’on trouve cette phrase célèbre dans laquelle Marx parle du capital « suceur de sang ». 51 Dans une autre phrase que les bolcheviks aimeront souvent citer, il parlait des capitalistes qui « sucent chez le paysan le sang de son cœur et le cerveau de sa tête. » 52 Cette image du capitaliste suceur de sang —  sans doute inspirée par le roman Frankenstein que Marx avait adoré étant jeune —  fut reprise par les communistes, en Russie et ailleurs. En URSS, on stigmatisait avec passion les « capitalistes assoiffés de sang, les bourgeois qui sucent le sang du peuple — ces ennemis du peuple travailleur. » 53

     Terminons avec une dernière citation : « La mondialisation, aujourd’hui, ne signifie pas autre chose que la Judaïsation. En Allemagne, nous en sommes arrivés à cette situation : un peuple de six millions d’habitants voit son destin être entre les mains d’une douzaine de banquiers Juifs. […] Nous réclamons immédiatement l’expulsion de tous les juifs qui sont entrés en Allemagne depuis 1914, et de tous ceux, également, qui se sont enrichis en jouant en Bourse ou par des transactions occultes. » 54 Nous y obtenons, comme attendu, les mêmes propos que ceux cités dans la première partie de ce chapitre. Ce n’est pas un hasard. Hitler était socialiste et il a considéré le Juif de la même façon que ses maîtres idéologiques : comme un capitaliste égoïste, un profiteur, un marchand attiré par le seul appât du gain, et un expert du marché financier. Selon Hitler, la lutte contre le capitalisme devrait nécessairement déboucher sur une lutte contre le Juif, qui en est le représentant le plus symbolique. Tachant de résumer le fond la pensée du Führer, Ian Kershaw notera simplement : « Un vrai socialiste doit être antisémite » 55

     Les citations précédentes expliquent aussi clairement comment Hitler considérait véritablement les Juifs : il voyait en eux des exploiteurs, des expropriateurs ; ces rentiers avaient volé la richesse du Peuple Allemand ! Mais que conviendrait-il de le faire subir ? Voyons ce que recommandaient Marx et Keynes, les deux grands inspirateurs du socialisme hitlérien. Dans le dernier chapitre du premier livre du Capital, dans lequel figurait la conclusion sur ce qui devrait survenir lors de la période révolutionnaire d’avant l’âge communiste, Karl Marx expliquait que les « exploités » devraient se venger des « exploiteurs ». Les capitalistes ont été des voleurs ? La belle affaire ! Nous les volerons. Voilà en somme ce qu’il disait. Ce sera « l’expropriation des expropriateurs », ou, pour citer ses propres termes : « les expropriateurs seront à leur tour expropriés ». 56 De son côté, quand John Maynard Keynes parlera des profiteurs du capitalisme dans sa Théorie Générale, il expliquera qu’il faudrait réaliser « l’euthanasie du rentier ». 57 Il parait difficile de soutenir qu’Hitler se soit inspiré des recommandations de Keynes et de Marx pour sa politique antisémite, et pourtant il traita les « capitalistes juifs », ces « profiteurs », ces « exploiteurs », d’une façon étonnamment comparable. À partir de 1936, il procéda à l’ « expropriation » des Juifs. Leur « euthanasie » allait suivre.

 

L’exagération de l’importance de l’antisémitisme va de pair avec la négation de toute tendance socialiste dans le national-socialisme. En essayant de faire croire que le NSDAP n’était rien d’autre qu’un mouvement antisémite, certains historiens malintentionnés ont contribué à faire oublier la réalité des idées politiques du nazisme et des mesures économiques prises par le régime d’Hitler. En écoutant les témoignages de ceux qui, selon l’expression de Kershaw, « travaillaient en direction du Führer », on ne peut qu’être frappé par le peu d’importance que certains accordaient à la lutte contre les Juifs. Même Ribbentrop, pourtant ministre des affaires étrangères, expliquera n’avoir « jamais vu dans le Juif le grand danger que Hitler a prétendu par la suite et qui a conduit aux atrocités de Himmler. » 58 À Nuremberg, en 1945, Leon Goldensohn demanda à Hermann Göring quelle était l’importance de la théorie raciale dans le nazisme, si elle était accessoire ou fondamentale. Et Göring de répondre : « Pas du tout fondamentale. Totalement secondaire et accessoire. Elle est devenue essentielle ou importante uniquement parce qu’une faction de nazis qui étaient des racistes fanatiques, sont devenus politiquement puissants. Des hommes comme Rosenberg, Streicher, Himmler et Goebbels. Le nazisme aurait pu aussi suivre un cours très différent. » 59

     Au moment de l’arrivée au pouvoir, les hauts cercles du pouvoir nazi n’étaient pas encore pleinement convaincus de l’utilité d’une lutte ouverte contre les Juifs. Surtout, il s’en trouvait beaucoup pour s’indigner du sort qu’on réservait à cette population qui, selon eux, ne méritait pas la persécution. « Pour la majorité de la clique dirigeante, note Rauschning à cette époque, toute la doctrine raciale n’est rien d’autre que la ‘‘chimère d’Adolf’’. » 60 Ce sentiment se retrouvait dans la population allemande elle-même. « On ne peut véritablement parler d’un antisémitisme profondément ancré dans la masse du peuple allemand, continue le même Rauschning. Il n’y a que des préjugés et des ressentiments superficiels. Selon mon expérience la majorité des camarades du Parti n’a jamais pris au sérieux les mots d’ordre antisémites du national-socialisme. De toute façon, personne ne s’était jamais attendu à des pogroms. Le 1er avril 1933, quand les premières persécutions méthodiques contre les Juifs commencèrent en Allemagne, je me trouvais à Dantzig où rien de semblable ne s’était passé. Quelques-uns de mes vieux camarades du parti me téléphonèrent chez moi et me dirent que si de telles atrocités se renouvelaient ou même étaient introduites à Dantzig, ils étaient décidés à quitter le parti. Ce n’est pas sous cet aspect qu’ils s’étaient représenté la rénovation de l’Allemagne. » 61

     Ce rejet relatif était donc également présent dans la population allemande. En étudiant la montée du nazisme à partir des années 1930, W.S. Allen en a conclu que les Allemands de l’époque « se laissèrent attirer par l’antisémitisme parce qu’ils étaient attirés par le nazisme, et non l’inverse. » 62 Cette conclusion est partagée par l’historien D. Niewyk qui explique clairement que l’antisémitisme à lui seul ne fut responsable que d’une infime partie des soutiens du nazisme.  63 Kershaw note également que l’antisémitisme n’eut pas un « rôle significatif » dans la montée du nazisme. 64 Au fond, l’antisémitisme fut surtout répandu dans les hautes sphères du NSDAP ainsi que dans les SS.

     En tout cas, l’antisémitisme ne fut jamais une demande de la population allemande elle-même, bien qu’une haine latente du juif y fût assez répandue. Le simple fait que la « solution finale à la question juive » resta secrète invite à penser que la réaction de la population allemande aurait été un profond scepticisme, voire une opposition. Les réactions à la « Nuit de Cristal » avaient déjà été très négatives, et rien ne laissait présager qu’elles puissent être différentes en cas de répétition d’une action similaire, ou, a fortiori, en cas d’action plus radicale. De manière plus générale, et malgré l’évidence du sentiment antisémite dans la population, les nombreux rapports des autorités locales témoignaient du rejet de toute solution violente face à la « question juive ».

     Dans son ouvrage sur l’opinion allemande sous le nazisme, Kershaw explique parfaitement cette réalité : « On ne saurait guère prétendre, sur la foi des documents examinés, que la radicalisation permanente de la politique anti-juive du régime ait correspondu à de fortes attentes de l’opinion populaire ou en ait été le produit. En 1935 et en 1938, elle se solda par une perte de prestige pour le Parti, qui aurait sans doute eu des répercussions pour un Hitler intouchable si l’opinion l’avait rangé du côté des extrémistes. La radicalisation du dynamisme négatif, qui forma la principale force motrice du parti nazi, trouva étonnamment peu d’écho dans la grande masse de la population Largement indifférente et imprégnée d’un antisémitisme latent que la propagande s’employait à cultiver, l’opinion populaire définit le climat dans lequel l’agression nazie contre les Juifs put se déployer sans rencontrer d’obstacle. Mais ce n’est pas elle qui fut à l’origine de cette radicalisation. Si elle fut le fruit de la haine, la route d’Auschwitz fut pavée d’indifférence. » 65

     Durant les premières années du régime, Hitler resta cantonné à un antisémitisme théorique, et les rares mesures et actions anti-juives furent d’abord et avant tout le résultat d’actes individuels et de pressions de la base du parti. Hitler expliqua lui-même être souvent resté « inerte » face aux politiques anti-juives. « Durant ces années de tâtonnements, raconte ainsi Karl Schleunes, la figure d’Adolf Hitler reste floue. Entre 1933 et 1938, il ne participe quasiment pas à l’élaboration concrète de la politique juive. On peut seulement en déduire qu’il occupait son temps à des affaires plus importantes. Les aléas et les incohérences de la politique juive durant les cinq premières années du régime nazi découlent de l’absence de directives univoques de sa part. » 66

    Plus qu’Hitler lui-même, la pratique de l’antisémitisme fut le fait des hommes d’en bas : les SA, les militants eux-mêmes, et les dirigeants régionaux nazis. Par conséquent, et ainsi que le note Kershaw, « le rôle d’Hitler se limita pour l’essentiel à approuver la légalisation des mesures déjà introduites, souvent illégalement, par des militants qui, outre les motivations idéologiques qu’ils pouvaient avoir, y avaient matériellement intérêt. » 67 Ce fut notamment le cas pour le boycott des magasins juifs en avril 1933. Cette tendance se vérifie également en 1935, quand les violences antisémites reprirent. Les années 1936-1937 furent marquées par un relatif calme vis-à-vis de la question juive, et ce n’est qu’en 1938 que les hauts dirigeants nazis prirent de nouvelles initiatives. Nous verrons leurs motifs.

 

     Dans les premières années du régime, la portée des mesures anti-juives resta modeste. Fiscalité identique ou à peine différente, respect des principaux droits : tout cela ne constituait que le premier stade d’une politique antisémite. Au cours de l’été 1935, l’État Nazi alla même jusqu’à réprimer les actions anti-juives. En août, Hitler expliqua que les débordements individuels ne pouvaient être tolérés. Deux semaines plus tard des sanctions furent prévues et le ministère de l’Intérieur fut mobilisé sur cette question. Alors que les mesures keynésiennes de relance économique et la progressive étatisation de l’économie allemande fut engagée dès les premiers mois du pouvoir hitlérien, les mesures antisémites restèrent modérées et mirent du temps à émerger véritablement.

     À l’intérieur du parti nazi tous ne s’en contentaient pas, cela est vrai, mais en tout cas la « vague antijuive » n’avait pas encore déferlé. Tant qu’il restait encore quelque richesse que l’État pouvait piller, l’élimination totale des Juifs ne serait pas l’objectif du régime. Écrivant en 1933, Rauschning explique déjà : « Un jour ou l’autre, évidemment, l’idylle cesserait pour les Juifs. Bien entendu, quand il n’y aurait plus rien à leur prendre. » 68

     On commença donc d’abord par « leur prendre ». Ce pillage organisé des Juifs utilisait les méthodes habituelles de l’État : taxation et violence. Début 1938, les finances du Reich s’étaient nettement dégradées. À la Reichsbank, la situation commençait à inquiéter. « Dans les caisses, explique un rapport, il y a un déficit de 2 milliards de Reichsmark ; l’insolvabilité du Reich nous guette. » 69 Hermann Goering et ses hommes mirent en place une taxe exceptionnelle, une « amende juive » (Judenbuße) qui devait rapporter un milliard de Reichsmarks. Comme le note Aly, cela représentait 6% des recettes annuelles du Reich et « devait permettre de surmonter le grave déficit budgétaire ». 70 Finalement, elle rapporta 1,1 milliard de RM.

En novembre 1938, et tandis que les difficultés financières continuaient à s’accumuler, Göring prit la décision « d’exclure les Juifs de l’économie allemande pour éponger la dette publique. » 71 Dans un discours à ses proches collaborateurs, il précisa : « La situation financière est très critique. La solution : d’abord le milliard imposé à la communauté juive, et les recettes liées à l’aryanisation des entreprises juives. » 72

Les biens juifs récupérés à travers les procédures de saisie étaient immédiatement revendus, et venaient alimenter en argent frais un Reich qui en manquait tant. Les meubles, vêtements, etc., résultant du pillage gonflaient l’offre de ces biens et en baissaient donc le prix. La propagande nazie se servit de ce résultat pour proclamer les bienfaits de l’ « élimination des spéculateurs ». Götz Aly explique de manière très claire les objectifs de ce pillage : « L’expropriation puis la liquidation des biens juifs constituèrent, compte tenu des objectifs de la politique fiscale et pas seulement pour l’Allemagne de 1938 une mesure budgétaire d’urgence dont le modèle fut ensuite exporté dans les pays et les régions d’Europe contrôlés par le Reich. L’aryanisation ne peut être traitée que dans ce cadre. Il s’agit de décrire une technique de blanchiment d’argent à grande échelle, mise en œuvre dans l’Europe entière au profit de l’Allemagne sous des formes différentes d’un pays à l’autre. » Et l’historien de poursuivre en affirmant clairement que « ces opérations permirent de couvrir certaines charges particulièrement lourdes. » 73

Engagée à partir de 1938, cette pratique s’intensifia par la suite. Pendant la guerre, les frais considérables qui plombaient le budget du Reich semblaient toujours pouvoir trouver une solution évidente : taxer, exproprier ou piller les Juifs. Ainsi, à l’entrée en guerre contre l’URSS, les autorités allemandes exprimèrent le vœu de financer ces nouvelles dépenses grâce à de nouveaux prélèvements sur les Juifs. En août 1938, on décida d’un nouvel impôt de 5% sur le capital des Juifs, qui fut immédiatement porté à 20%. Des pratiques semblables furent mises en place dans les territoires occupés, comme en Hongrie, où l’impôt sur le capital juif, un classique fiscal des Nazis, atteindra le taux de 25%.

     Pourtant, au cours de la guerre, il fallait voir la réalité en face : le pillage « légal » avait été poussé si loin qu’il n’était plus envisageable de le poursuivre. Les taxes exceptionnelles sur le capital juif rapportaient de moins en moins, et pour cause : le capital en question n’existait presque plus. L’étape suivante fut donc mise en œuvre.

     En janvier 1939, Hitler prononça des mots que de nombreux historiens qualifièrent de « prophétiques » : il insinuait que la destruction pure et simple des Juifs était envisagée. Dans ce passage si important, nous ne serons pas surpris de retrouver une allusion directe à la « finance juive », sur laquelle il avait tant concentré ses attaques au début de sa carrière. Devant le Reichstag, il déclara ainsi : « S’il devait arriver que la finance juive internationale réussisse encore une fois à précipiter les peuples dans une nouvelle guerre mondiale, cela n’aurait pas pour effet d’amener la bolchevisation du globe et le triomphe des Juifs, mais bien au contraire l’anéantissement de la race juive en Europe. » 74

Même dans le cadre d’une opération meurtrière, tout était bon pour récupérer les richesses des Juifs. D’abord violentés par la lourde fiscalité qui pesait sur eux, ils étaient ensuite pillés purement et simplement. Les procédures étaient parfois sommaires, et parfois beaucoup plus « raffinées ». L’historien Götz Aly raconte ainsi le cas de ces camps de transit et de leur utilisation par les Nazis : « Les Juifs allemands déportés n’avaient le droit d’emporter que cinquante kilos d’affaires et choisissaient, bien entendu, les plus précieuses et les plus chaudes. Bien souvent, caisses et valises restaient sur place ; on se contentait de faire croire à leurs propriétaires qu’on allait les charger. » 75 Ces opérations avaient lieu dans des camps de transits, où on leur dérobait leur or et leurs bijoux précieux. De manière plus spécifique, les camps de travail et les camps d’extermination avaient été dotés d’une véritable mission économique. De ce rapport terrible entre l’antisémitisme et l’économie du Reich, Auschwitz offre une illustration significative. 76

     L’une des interprétations les plus stimulantes et les plus polémiques de la Shoah a été celle du célèbre historien Ernst Nolte, qui expliqua que le génocide commis par les Nazis était beaucoup moins « unique » que l’on avait longtemps voulu le croire, et qu’à travers l’histoire de nombreux régimes avaient fourni les bases de la terreur génocidaire nazie. C’est notamment le cas de la Russie bolchevique, l’exemple sur lequel Nolte insiste le plus, en indiquant que le « génocide pour raison de race » était un antécédent historique (Prius) du « génocide pour raison de classe ». 77 Citons ses mots : « En matière d’extermination pour raison de classe, en matière de génocide et d’extermination de masse, on devrait désormais clairement avoir compris où est l’original et où est la copie. Le refus de replacer dans ce contexte l’extermination des Juifs perpétrée par Hitler répond peut-être à des motivations très estimables, mais il falsifie l’histoire. Auschwitz ne résulte pas principalement de l’antisémitisme traditionnel, il ne s’agissait pas au fond d’un simple « génocide », mais bien plutôt d’une réaction, elle-même fruit de l’angoisse suscitée par les actes d’extermination commis par la Révolution russe. À bien des égards, la copie fut largement plus irrationnelle que l’original qui l’avait précédée. » 78

     Les crimes de guerre dont on accusa les Nazis à Nuremberg, eux aussi, ne furent qu’une copie de ceux dont les Soviétiques se rendirent coupables dans les années trente et lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est le point que soulèvera Rudolf Hess, l’un des accusés à Nuremberg, expliquant que ce sont les bolcheviks et leurs méthodes qui inspirèrent les Nazis. 79

     Les ressemblances entre nazisme et communisme en ce qui concerne la barbarie et les méthodes dans la violence sont tellement fortes que pendant des décennies on a considéré que le massacre de 15 000 officiers polonais à Katyn avait été l’œuvre des Nazis, alors qu’il avait été perpétré par les Soviétiques, et qu’il n’était pas un cas unique. On ignore aussi trop souvent que de nombreux camps de concentration présents en Allemagne de l’Est furent utilisés par les communistes encore de nombreuses années après la fin de la guerre. Benno Priess, un survivant de l’un de ces camps, a raconté son calvaire et signalé les ressemblances avec l’époque nazie : déportation, mauvais traitement, travail forcé, sous-alimentation — ainsi qu’il le reconnaîtra, il ne manquait que l’extermination systématique. 80

     Face aux similarités entre communisme et nazisme, entre Joseph Staline et Adolf Hitler, entre le « génocide pour raison de classe » et le « génocide pour raison de race » et donc entre le Goulag et Auschwitz, la réaction habituelle est de considérer que le nazisme était une idéologie haineuse et barbare et que le communisme n’était que le dévoiement malheureux d’une « belle idée ». Rien n’est pire qu’une telle interprétation. Lorsque les communistes disaient : « les capitalistes sont nos ennemis, il faut les liquider », où était la belle idée ? où était le bel humanisme ? où était la grande utopie ? Surtout, quelle différence fondamen-tale y a-t-il avec la phrase plus connue et tout autant désolante : « Les Juifs sont nos ennemis, il faut les liquider » ?

     Néanmoins, aller jusqu’à indiquer, comme Nolte, que la seule différence entre ces deux génocides réside dans l’utilisation du gaz peut paraître choquant, non sans raison. Il n’est pas nécessaire de souscrire à de telles interprétations pour admettre les liens existant entre stalinisme et hitlérisme. De la même façon, il est certes risqué de tirer un parallèle entre le traitement réservé aux riches bourgeois en URSS et celui, mieux connu, subi par les Juifs dans l’Allemagne nazie. Pour autant, et c’est un point qui ressort clairement des citations des socialistes compilées précédemment, le principe qui leur sert de fondement ne diffère en rien. En parlant de la classe dirigeante nazie, Rauschning notait avec justesse que « ces gangsters peuvent traiter les Juifs comme ils auraient volontiers traité la bourgeoisie tout entière. » 81 Il est quelque peu exagéré de dire, à la suite de Ludwig von Mises, que les Nazis utilisèrent le mot « juif » comme un synonyme de « capitaliste », mais il est évident que la lutte contre les Juifs participait de ce combat plus général contre le capitalisme, la finance, et le libéralisme.

     Le national-socialisme considéra la « question juive » en adoptant les lunettes déformantes que le socialisme, notamment en France, avait jadis construites, puis portées. Les préjugés qui permirent à un antisémitisme radical et meurtrier de prendre forme en l’Allemagne avaient été bâtis et solidifiés avec l’aide des artisans du socialisme, de Marx à Jaurès et de Fourier à Proudhon. Aussi sulfureux que cela puisse paraître, l’évidence permettant de justifier ces affirmations se retrouve partout dans l’historiographie de l’antisémitisme.

     L’antisémitisme était sans doute resté dans l’esprit du lecteur l’une des dernières barrières morales qu’il avait érigées pour nier cette relation forte entre socialisme et national-socialisme. Souhaitant affirmer avec vigueur ce lien étroit, il nous faut encore détruire bien des remparts. C’est dans cette logique que le chapitre suivant a été écrit. En détruisant un par un les mythes populaires qui ont trop longtemps collés aux chaussures de l’historiographie du nazisme, il permettra à chacun d’y voir plus clair. Ce travail fait, cela nous donnera la possibilité de poursuivre encore plus loin le travail engagé dans les premiers chapitres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


CHAPITRE 8 : POUR LES SCEPTIQUES

 

 

     Arrivé à ce point du livre, et sentant parfaitement ce que les propos tenus précédemment peuvent avoir eu de troublant, il me semble nécessaire de traiter les objections, bonnes ou mauvaises, intelligentes ou superficielles, qui ont pu naître dans l’esprit du lecteur. Puisque la thèse que je présente dans ce livre n’avait jamais été pleinement exposée avant moi, je me devais de fournir la réfutation des quelques éléments qui servent habituellement à la contrer. Bien que cela puisse passer pour une provocation, ces éléments sont habituellement très faibles et ne résistent pas à une étude approfondie. Cela ne vient pas tant du manque de sérieux de ceux qui les ont exposés, mais plutôt du peu d’importance que ma thèse elle-même semble avoir eu pour eux. Aussi étonnant que cela puisse paraître, de nombreuses études sur le nazisme et de nombreuses biographies sur Hitler ne prennent même pas la peine de réfuter le lien entre socialisme et national-socialisme. Ces auteurs imaginent sans doute qu’un tel rapprochement paraîtra de toute façon beaucoup trop farfelu à leur lecteur et que cela n’exige donc pas une analyse poussée.

     Ce livre a été écrit pour combler une lacune. Tandis que des milliers et des milliers de pages ont été publié sur l’extermination des Juifs, la composante socialiste du nazisme a fait l’objet de peu d’attention. Non seulement aucune étude d’ensemble n’avait, jusqu’à présent, essayé d’en fournir l’analyse, mais même dans les études générales sur Hitler, le national-socialisme, ou le Troisième Reich, les historiens ont souvent eu une certaine difficulté à aborder ce thème. Certains, à l’image de Joachim Fest, préfèrent ne même pas évoquer ces questions, et sont donc contraints d’éviter toute discussion sur la politique économique national-socialiste. Dans un récent ouvrage, Fest essayera de justifier ses choix, et avouera de façon étonnante que « pour donner une image à peu près complète du régime, nous aurions dû consacrer un chapitre spécial à la signification de l’élément « socialiste » à l’intérieur de l’idéologie nazie, aux mesures prises par le régime hitlérien pour assurer du travail aux chômeurs (mesures qui, aujourd’hui encore, suscitent des commentaires élogieux), et enfin à sa politique sociale et économique. » 1 Il aurait dû, en effet, mais il assuma le choix de ne pas le faire. Néanmoins, disons-le, c’est là une posture peu courante. Ian Kershaw, dans sa monumentale biographie d’Hitler, se sent obligé de traiter cette question. Il explique correctement les mesures prises par les Nazis, mais semble parfois faire semblant de ne pas en comprendre la vraie nature. Surtout, il se refuse à croire que la dimension « socialiste » du mouvement puisse avoir été prise au sérieux par les Nazis. C’est le point de vue qu’adoptent aussi William Shirer et Richard Evans.

     Lorsque l’on veut le traiter avec sérieux et objectivité, décrire le national-socialisme signifie toujours le défendre contre toutes les interprétations erronées qui continuent de l’accompagner. Malgré l’évidence des faits, ce sont toujours les mêmes objections que l’historien doit traiter. Dès 1938, en revenant d’Allemagne, l’écrivain Denis de Rougemont notait avec courage : « À force de vouloir ‘‘expliquer’’ le régime hitlérien, je m’aperçois que je suis contraint bien malgré moi, de le défendre ou de m’en donner les airs. Par exemple : on me dit : les nazis veulent la guerre. Je réponds : non, ils en ont peur. On me dit qu’ils sont des capitalistes et bourgeois. Je réponds : non, ils tournent le dos à tout cela, vers quoi se jettent depuis peu vos communistes staliniens. On me dit que socialement, ils n’ont rien fait de sérieux, et que leur socialisme est une façade. Je réponds : non, c’est leur nationalisme (au sens bourgeois) qui est pour eux un moyen de séduire les droites et de faire peur à l’étran-ger ; mais l’arrière-pensée du régime c’est le socialisme d’État le plus rigide qu’on ait jamais rêvé ; pas un bourgeois n’y survivra. On me dit encore : la plus grande part du peuple allemand gémit sous la botte du tyran. Je réponds : non, l’opposition se réduit réellement de jour en jour ; il y a moins de colère chez eux qu’ici contre le régime établi ; et quand il y en aurait autant, ce serait peu au regard de l’amour que le grand nombre a voué au Führer. » 2

     Avant d’entrer dans les objections les plus célèbres et les plus fondamentales, considérons d’abord les plus superficielles. La première a trait au positionnement politique. Ce n’est pas dans les partis de gauche, ni d’extrême gauche, mais bien dans les partis de droite, et d’extrême droite, que l’on retrouve aujourd’hui des groupements politiques qualifiables de « néo-nazis » ou se rapprochant plus ou moins de la tendance fasciste. D’abord, c’est une objection qui tombe à l’eau dès que l’on se rend compte que je ne décris pas d’abord Hitler comme un homme de gauche, mais comme un socialiste. Au surplus, il m’apparaît que de nombreuses fractions d’extrême-droite, et certains partis bien établis et respectés de la droite, se trouvent être typiquement socialistes, au sens le plus complet du terme : si être de droite signifie souhaiter une moindre intervention de l’État dans la vie économique, alors ces partis s’excluent d’eux-mêmes de ce champ-là.

     La seconde objection consisterait à rappeler que les socialistes sont pacifistes. Comme j’ai eu l’occasion de traiter précisément ce point, je me permets de répondre plus distinctement à l’objection qui accompagne toujours celle sur le soi-disant pacifisme des socialistes, et qui se résume ainsi : ni un socialiste ni un communiste ne peut massacrer ses semblables ; un tel comportement est contraire à leur idéologie. Pour fournir une réponse satisfaisante, il faut nous tourner vers l’étude de l’histoire du XXe siècle. Prenons le livre Death by Governement, du professeur R. Rummel de l’Université d’Hawaï. Nous y apprenons que les deux régimes politiques les plus meurtriers de ce siècle furent tous les deux communistes : le premier étant l’Union Soviétique elle-même avec 62 millions de morts recensés, devançant la Chine Communiste avec ses 35 millions de morts. Les nationaux-socialistes allemands prennent la troisième place dans ce classement macabre, ayant causé la mort de 21 millions d’individus : Juifs, Slaves, Serbes, Tchèques, Polonais, Ukrainiens, et bien d’autres. À travers le monde, les autres exemples de régimes sanguinaires sont presque exclusivement d’inspiration socialiste, communiste, marxiste, ou maoïste. Tels sont Cuba, l’Éthiopie, la Corée du Nord, le Vietnam, et tant d’autres. 3 Il faut donc conclure, et il n’est pas d’autre conclusion possible, que le socialisme et le communisme ont historiquement été meurtriers et sanguinaires, et que les présenter comme des doctrines d’anges pacifistes n’est pas une objection sérieuse à la thèse développée dans le présent livre. Ou alors il faudrait prétendre que Lénine, Staline, Mao, etc., n’avaient rien à voir avec l’idéologie socialo-communiste, et je souhaite bon courage à celui qui voudrait se lancer dans un tel travail négationniste.

     La troisième objection est parmi les plus pauvres. Elle consiste à faire valoir qu’Hitler et les Nazis n’étaient pas des socialistes convaincus, et que leur adhésion au socialisme n’était qu’une manœuvre pour séduire les masses, une objection que nous avons déjà présentée dès le premier chapitre et qui est très présente dans la littérature sur l’histoire du national-socialisme. De mon côté, je trouve l’argument quelque peu spécieux, bien qu’assez habile, car puisqu’il est évidemment impossible de savoir pleinement ce qu’il se passe dans la tête d’un homme, toute objection de ce type semblerait impossible à contrer. Mais elle est tout aussi impossible à défendre sérieusement. Après tout, on pourrait tout aussi bien dire que Marx n’était pas convaincu de ce qu’il écrivait ou que Staline n’était pas convaincu des bienfaits du communisme — et on peut utiliser ce raisonnement partout. Dans le cas qui nous intéresse, l’argument est d’autant moins tenable que dans tous les écrits publics et privés d’Adolf Hitler, dès le début des années 1920 et jusqu’à sa mort, nous trouvons à chaque page des témoignages en faveur de la dimension socialiste du national-socialisme et des politiques que son régime mena par la suite, et aucun signe, en revanche, d’un esprit contradicteur dans sa propre tête. D’ailleurs, même si l’on parvenait à prouver qu’Hitler avait été socialiste par opportunisme ou qu’il avait établi un État-providence par simple jeu politique, je ne pense pas que cela changerait quoi que ce soit à l’affaire : les conséquences des mesures politiques socialistes restent les mêmes qu’elles soient ou non mises en œuvre avec de fortes convictions.

     Maintenant, passons à l’une des objections brillamment analysées par F. A. Hayek : que le socialisme de type nazi a eu la « malchance » de tomber sur un dictateur en puissance et a commis la « bêtise » de le nommer comme chef.  Pour la réfutation de cette idée, je renvois directement le lecteur vers le célèbre ouvrage d’Hayek, intitulé La Route de la Servitude, et son chapitre « La sélection par en bas », dans lequel il explique bien pourquoi ce sont toujours les pires individus qui se retrouvent tout en haut de la pyramide du pouvoir. 4 F. Herbert a également rappelé que l’effet principal du pouvoir était précisément d’attirer les éléments les plus corrompus de la société. « Tous les gouvernements souffrent d’un problème récurrent, écrivait-il. Ce n’est pas tant que le pouvoir corrompt : c’est surtout qu’il attire les corrompus. » 5 Et en effet, le national-socialisme a constitué un formidable aimant pour les déclassés, les aristocrates sans génie, les ratés, les laissés-pour-compte, les ambitieux sans scrupules et les mégalomanes. Göring, qui combinait à lui seul plusieurs de ces dimensions, termina sa piteuse existence avec une croyance délirante dans sa propre grandeur. « Dans cinquante ou soixante ans, dira-t-il, on verra dans toute l’Allemagne des statues d’Hermann Göring. Des petites statues, peut-être, mais une dans chaque maison. » 6

     Voyons désormais l’une des objections les plus communes. Elle se résume en trois mots : Hitler était fou. De toutes les objections, elle est sans doute celle qui contient le moins de validité. Malheureusement pour nous, qui préfèrerions sans doute qu’il en ait été autrement, Hitler fut loin d’être un fou ou un idiot décérébré. Il était cultivé, maniéré, et souvent charmant. Selon les dires de son entourage, il lisait toujours au moins un livre par soir. Les témoignages dont nous disposons montrent qu’en plus d’un talent d’orateur, Hitler possédait une intelligence certaine. Face à ces évidences, les biographes se refusent désormais à parler de folie. Citons simplement les mots de l’historien Joseph Stern : « Si tenter de parvenir à une meilleure compréhension du mythe d’Hitler n’implique aucune réévaluation d’ordre moral, cela entraîne très certainement une réévaluation de ses facultés intellectuelles. À présent que nous disposons d’une connaissance plus approfondie de ce que furent ses études à Vienne et à Munich, et du témoignage que constituent les Propos de Table de 1941-1942, il est clair que (pour citer en entier la phrase de Bullock) parler de ‘‘crétinisme moral et intellectuel’’ en ce qui concerne Hitler ne se justifie plus. » 7 D’une manière plus générale, les Nazis n’étaient ni des brutes sauvages ni des malades décérébrés. L’Allemagne elle-même était à cette époque l’une des nations les plus avancées du monde, tant industriellement que pour les sciences et les arts. Elle était la « terre des poètes et des philosophes » comme on a pu l’appeler. Le nazisme, de ses penchants socialistes jusqu’à la solution finale, n’est bien sûr pas exempt d’éléments irrationnels. Mais à part quelques individus, d’ailleurs souvent assez éloignés du commandement général, les dignitaires nazis n’ont jamais témoigné d’une quelconque folie. Le docteur Gilbert, le psychologue du procès de Nuremberg, a certifié que les accusés possédaient tous sauf Streicher une « intelligence supérieure à la moyenne » et les tests de Q.I qu’il effectua apportent des résultats qui le prouvent. 8 Leon Goldensohn, psychiatre lors des mêmes procès, témoigna également du fait que « les accusés de Nuremberg étaient tout sauf des malades mentaux. » 9

     J’en viens à l’une des objections que je n’avais pas prévu de traiter, mais que de nombreuses personnes m’ont faite. Elle était souvent formulée de cette façon : les socialistes n’ont jamais parlé de la « race », et le racisme est contraire au socialisme. Il aurait été souhaitable, sans doute, que cette objection parvienne à établir un mur infranchissable pour nous en étant, en dehors de tout soupçon, d’une parfaite vérité. Mais ce n’est pas le cas. Au XIXe siècle, et jusqu’à une époque plus récente, les grands théoriciens du socialisme ont traité de la question de la race avec une tranquillité étonnante. En 1925, c’est-à-dire à l’époque même où le national-socialisme commençait à percer en Allemagne, Léon Blum prononçait ces mots devant la Chambre des députés : « Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures […] d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation » 10 En réalité, il n’y a rien de surprenant là–dedans, puisque le racisme lui-même est une idée collectiviste : il ne peut s’établir que dans un esprit qui considère que chacun appartient à un groupe particulier. Pour reprendre les mots du membre du Congrès américain Ron Paul, « le racisme n’est qu’une affreuse forme de collectivisme, une façon de considérer les hommes comme faisant partie de groupes plutôt que comme étant des individus. Les racistes considèrent que tous les individus qui partagent des caractéristiques physiques superficielles sont pareils : étant collectivistes, les racistes ne pensent qu’en termes de groupes. »  11

Autre objection courante, celle du « virement de bord ». Nous l’avons vu, le NSDAP adopta un socialisme de type quasi-marxiste jusqu’en 1932, puis un socialisme de type keynésien par la suite. De nombreux historiens, dont Kershaw, Shirer, Tooze, et bien d’autres, ont utilisé ce « revirement » pour nier le caractère socialiste du national-socialisme. Pour les uns, l’abandon du socialisme radical des premières années prouve que cette dimension n’était pas une conviction profonde des Nazis ; pour les seconds, le passage tardif au keynésianisme prouve que ce n’était là qu’une manœuvre politicienne, mais pas une conviction. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, les succès électoraux du NSDAP tardèrent à arriver. De nombreux historiens parlent de l’« ascension fulgurante » d’Hitler, et ils ont raison d’utiliser de tels mots. Dans le cadre de cette évolution, certaines tendances sont intéressantes à analyser pour le but que nous nous sommes fixé. Tel est, notamment, l’effort des Nazis pour donner une allure plus présentable à l’ancien groupuscule de révolutionnaires qui agitait autrefois les brasseries munichoises. Après l’échec du putsch, la volonté d’Hitler fut de prendre le pouvoir par les élections. Cela signifiait recourir à la « voie légale », mais pas seulement. Cela nécessitait aussi de faire revêtir au discours idéologique des formes différentes, adaptées à la conquête démocratique du pouvoir. Dès lors, de nombreux cadres du NSDAP prirent le soin, dans les interventions publiques comme dans la propagande, d’atténuer leur aspect révolutionnaire et de mettre un peu de côté la dimension socialiste de leur programme, afin de séduire les électeurs des classes supérieures — eux si effrayés par les mots « collectivisation », « propriété collective », et « expropriation ». Mais, en même temps, le national-socialisme possédait déjà son idéologie et celle-ci avait sa cohérence interne. Ainsi, la prostitution intellectuelle à des fins électoralistes n’était pas du goût de tout le monde, surtout si c’était la tendance socialiste que l’on laissait sur le bord de la route. Joseph Goebbels, bien qu’il fût celui qui expliquait que la propagande consistait à mentir efficacement, n’appréciait pas les écarts à la doctrine nationale-socialiste. En décembre 1930, il écrivit dans son journal : « Ce matin, au Reichstag, un discours de Feder. Quel mot malheureux : ‘‘Nous rejetons toute tendance socialiste’’. Quelle horreur ! Je suis furieux contre lui. » 12 Du point de vue de la bataille politique, on peut dire qu’il avait raison d’être furieux. La tactique de camouflage de l’idéologie nationale-socialiste était grossière et, à court terme, elle se révéla inefficace. Après avoir assoupli leur tendance radicale, les Nazis se mirent à perdre du terrain électoralement. Rétrospectivement, il semble clair que c’est la crise économique qui les sauva.

     Mais tout de même, pourquoi ce changement dans le programme ? Lorsque j’ai évoqué la souplesse étonnante avec laquelle les Nazis commençaient à interpréter leurs propres principes, j’ai fourni comme principale raison la volonté de gagner des voix. C’était certes la principale raison, mais ce n’était pas la seule. La seconde raison ne nous vient pas facilement à l’esprit parce que nous sommes tous habitués, en tant que citoyens, à évoluer au sein de structures démocratiques et dans le cadre d’un État de Droit.  Si les Nazis choisirent de gommer certaines parties gênantes de leur programme, ils le firent sous la pression de la censure, et du risque d’interdiction, et ce serait une grave erreur que de sous-estimer la pression à laquelle étaient soumis les Nazis avant leur prise du pouvoir. À la fin de l’année 1930, les risques d’interdiction pure et simple du NSDAP étaient si élevés que même Goebbels, qui avait pourtant plus qu’aucun autre une âme de révolutionnaire prêt à tout, fut obligé de faire le tour des réunions publiques nazies en appelant au calme. Il fallait que tous acceptent immédiatement de bien vouloir se tenir tranquilles afin de ne pas voir l’interdiction du parti, ou de l’Angriff, son journal, ou des deux à la fois. Un jour de décembre 1930, il notait ainsi dans son journal : « Soirée de l’organisation des cellules d’entreprise. C’était plein à craquer. J’exhorte à la discipline. Puis au Chœur du secteur d’Alexanderplatz. J’exhorte à la discipline. Il faut éviter l’interdiction à tout prix. » 13

 

 

     Sur la liste des adversaires politiques du NSDAP, le parti social-démocrate et le parti communiste figuraient tous deux en bonnes places. Cela amène évidemment chacun à se poser une question importante : comment comprendre qu’un parti de tendance socialiste ait eu comme ennemis ultimes deux formations politiques pleinement socialistes ?

     De nombreux historiens se sont emparés de ce fait historiquement indéniable pour conclure sans sourciller que le national-socialisme n’avait rien à voir avec le socialisme. Dans une argumentation à l’emporte-pièce typique des méthodes de ces historiens, Richard Evans écrit notamment : « Ce serait une erreur que de considérer le nazisme comme une forme de socialisme, ou comme une extension de celui-ci. Il est vrai que, comme certains l’ont signalé, sa rhétorique était fréquemment égalitariste, qu’il mettait en avant la nécessité de faire passer les besoins collectifs avant les besoins des individus, et qu’il s’est souvent posé comme un opposant aux grandes entreprises et à la finance. De manière célèbre, également, l’antisémitisme a été une fois décrit comme le ‘‘socialisme des imbéciles’’. Mais dès le tout début, Hitler se posa comme un adversaire implacable de la Social-Démocratie, et d’abord dans une moindre mesure, du Communisme. » 14

     Comment pouvons-nous répondre à cet argument ? D’abord, à l’époque, le plus grand ennemi de la social-démocratie était le communisme. Or, comme le communisme est tout à fait une doctrine de type socialiste, l’argument d’Evans ne tient pas. Mais cela étant, nous pouvons approfondir ce point de vue en répondant à la question suivante : pourquoi le parti social-démocrate était-il un ennemi du parti national-socialiste ? D’abord, selon les mots des Nazis eux-mêmes, il s’agissait de sauver le travailleur d’une forme idiote et perverse de socialisme. La social-démocratie n’imaginait pas la construction du socialisme « dans un seul pays » ; selon Hitler, l’internationalisme qu’il partageait avec les communistes en faisait un ennemi de la classe laborieuse.

     Une autre raison importante est souvent passée sous silence : ce sont les socio-démocrates qui signèrent l’armistice et le Traité de Versailles. De ce point de vue, ils étaient devenus des traîtres aux yeux du national-socialisme, quelle qu’ait pu être la justesse de leurs convictions sur les questions sociales et économiques.

     L’argument souvent mis en avant dans cette discussion est celui selon lequel les socio-démocrates étaient combattus par les Nazis pour la simple raison qu’ils étaient des rivaux politiques. L’argument est recevable mais tout à fait insuffisant, et se cantonner à cette explication a longtemps fait croire qu’il n’y en avait pas d’autre. Nous venons d’en fournir d’autres, et une dernière raison peut encore être évoquée : en affirmant eux-mêmes vouloir « préparer les bases » de la révolution communiste, les socio-démocrates étaient les alliés objectifs des communistes ; les Nazis les mirent donc tous les deux dans le même sac.

     Nous avons vu l’importance de l’idéal révolutionnaire dans la conception du pouvoir par le national-socialisme, et c’est un point sur lequel les « Sozis » du Parti social-démocrate n’étaient pas d’accord. Ainsi,
en traitant des différences entre national-socialisme et marxiste social-démocrate, Hitler considéra le respect pour les institutions de la démocratie comme l’une des plus importantes : « Je n’ai eu qu’à poursuivre logiquement les entreprises où les socialistes allemands avaient dix fois échoué, parce qu’ils voulaient réaliser leur révolution dans les cadres de la démocratie. Le national-socialisme est ce que le marxisme aurait pu être s’il s’était libéré des entraves stupides et artificielles d’un soi-disant ordre démocratique. » 15

     Cependant, au-delà des subtilités du positionnement politique, le premier reproche que faisaient les Nazis aux socio-démocrates était la pauvreté de leur bilan. Dès la fin de la guerre, ils avaient pris le pouvoir en Allemagne, et qu’en firent-ils ? Pour les dirigeants nazis, la réponse était claire : malgré leurs beaux engagements socialistes de « justice sociale », les « Sozis » ne respectèrent en rien leurs promesses. Pour reprendre les mots du journal du NSDAP, le Völkischer Beobachter, « le résultat final du socialisme en Allemagne est qu’un peuple de 60 millions de personnes est devenu l’esclave du capitalisme, du capitalisme mondialisé pour être plus précis. » 16 De cette situation naquit la haine, car en réalité les socio-démocrates, piégés entre le nazisme et le socialisme, étaient trop peu à gauche pour les partisans d’Hitler. Leurs idéaux étaient bien ceux du socialisme, mais leur pratique du pouvoir était celle d’un gouvernement conservateur de droite, allié avec les puissances d’argent et incapable d’introduire la moindre « réforme sociale ». C’est leur échec qui pavera la voie du national-socialisme. Il faut reconnaître qu’ils étaient placés dans une situation fort difficile, et ce serait un affront contre eux que de ne pas le rappeler. François Furet a commenté cela avec émotion : « Pauvre social-démocratie allemande, raconte-t-il, prise entre deux feux, qui la privent l’un du vocabulaire national, l’autre du prestige révolutionnaire. Elle s’est laissé mettre sur le dos la responsabilité de la défaite et elle a endossé Versailles. Elle doit combattre les bolcheviks qui ont longtemps lutté sous le même drapeau qu’elle, et pour les mêmes idées. Muette sur la guerre, qu’elle a traversée sans l’aimer ni la combattre, hostile à une révolution qui lui arrive du mauvais côté de l’Europe, elle a reçu de l’histoire une mission paradoxale : fonder et défendre une République bourgeoise. » 17

    

     L’aversion d’Hitler et des Nazis pour les communistes, les marxistes et les bolcheviks est aussi bien connue qu’irréfutable. Elle est fréquemment utilisée par les historiens pour contrer la thèse qui fait l’objet de ce livre, à savoir que le national-socialisme était un mouvement socialiste. Pour un parti qui explique avoir « d’étroites affinités électives » avec les communistes, la persécution de ceux-ci constitue une pratique étonnante. Il est vrai qu’on pourrait s’attendre à ce que des socialistes entretiennent de bons rapports avec des communistes, et la haine entre les « rouges » du KPD et les Nazis doit donc être expliquée. Sans cette explication, la dénaturation du national-socialisme devient un jeu d’enfant. Pour reprendre les mots de F.A. Hayek écrits dès 1933, « la persécution des marxistes et des démocrates en général, tend à occulter le fait fondamental que le National-Socialisme est un véritable mouvement socialiste, dont les idées principales sont le fruit des tendances antilibérales qui ont progressivement gagné du terrain en Allemagne depuis la fin de l’époque bismarckienne. » 18

     Je commencerai par une remarque. Il est un point que beaucoup oublient lorsqu’ils traitent de la haine éprouvée par Hitler vis-à-vis du bolchevisme. D’abord le bolchevisme n’était qu’une forme d’application du socialisme, et des communistes comme Rosa Luxembourg ou Clara Zetkin, qui ont sévèrement critiqué Lénine et les bolcheviques, n’en restent pas moins communistes pour autant. La détestation du bolchevisme n’est en aucun cas une preuve de l’absence de caractère socialiste. Encore de nos jours les socialistes de toute l’Europe se disent tous profondément antibolcheviques et rejettent énergiquement l’héritage de Lénine, de Staline et de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Sont-ils antisocialistes de ce simple fait ? Il serait ridicule de le soutenir. Tant Rosa Luxembourg et Karl Kautsky en Allemagne que Léon Blum en France ou Bertrand Russell en Angleterre seront des farouches adversaires du bolchevisme et n’eurent jamais de mots assez durs à son endroit. Leurs exemples, expliquera bien François Furet, « montrent que ce sont les leaders de la gauche européenne qui sont le plus capables de construire une critique rationnelle du bolchevisme. » 19 En outre, les syndicats et les socio-démocrates étaient également opposés, et très clairement, au bolchevisme soviétique.

     En outre, quiconque est un tant soit peu familier de l’histoire du socialisme européen se rendra compte très vite que les luttes fratricides y sont un élément des plus présents. Les bolcheviks contre les mencheviks, les socio-démocrates contre les socialistes traditionnels, ou Marx contre Proudhon : nous trouvons partout des exemples de cela. Comme le rappellera Ludwig von Mises, « le seul fait que les deux groupes se combattent ne prouve pas nécessairement qu’ils diffèrent dans leurs philosophies et leurs principes premiers. Il y a toujours eu des guerres entre des peuples adhérant aux mêmes croyances et philosophies. Les partis de gauche et de droite sont en conflit parce qu’ils visent tous deux au pouvoir suprême. Charles V avait coutume de dire : Moi et mon cousin le roi de France nous entendons parfaitement ; nous nous combattons parce que nous visons le même but : Milan. » 20 Mises écrira également : « Beaucoup d’illusions populaires sur le socialisme sont dues à la croyance erronée que tous les amis du socialisme défendent le même système. Au contraire, chaque socialiste veut son socialisme et non celui des autres. Il conteste aux autres socialistes le droit à se qualifier de socialistes. Aux yeux de Staline, les mencheviks et les trotskystes ne sont pas des socialistes mais des traîtres et vice versa. Les marxistes appellent les nazis suppôts du capitalisme ; les nazis traitent les marxistes de défenseurs du capital juif. Si un homme dit socialisme ou planisme il a toujours en vue sa propre sorte de socialisme, son propre plan. » 21 Pour autant, ce rappel n’élimine pas le problème.

     Alors, pourquoi cette haine ? Deux éléments peuvent nous aider à trouver une réponse à ce problème : d’abord la situation politique de l’Allemagne de l’époque ; et ensuite les différences entre marxisme et nazisme.

     La juste représentation de la situation politique et sociale de l’époque peut en effet nous apporter quelques éléments de réponse. Depuis la fin de la guerre, la situation politique de l’Allemagne était chahutée par de puissants mouvements communistes, tant au niveau local que national. La célèbre Ligue Spartakiste, emmenée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, réclamait l’union des travailleurs dans un mouvement communiste révolutionnaire qui aurait pour fonction de rejoindre l’URSS dans une bataille pour la révolution communiste mondiale.

     Après l’abdication du Kaiser Guillaume II, le socialiste Friedrich Ebert fut porté au pouvoir, et c’est sous son autorité que la répression des communistes aura lieu. Les militants communistes de la Ligue Spartakistes créèrent le Parti Communiste Allemand à la toute fin de l’année 1918. Leurs premiers succès dans les insurrections violentes qu’ils dirigeaient à travers l’Allemagne inquiétèrent le gouvernement socialiste qui décida de les réprimer. Dès le 15 janvier 1919, les deux leaders communistes du mouvement, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, furent assassinés. Cela ne suffira pourtant pas à calmer la révolte. En avril 1919, la République Soviétique (Räterepublik) est proclamée puis réprimée violemment. Dans chacun des cas, le président Ebert et son ministre Noske, tous deux socio-démocrates, se chargeaient de la répression.

     Dans cette perspective, la lutte contre une menace grave à l’ordre public intérieur, contre un courant qui non seulement soutenait une révolution violente mais qui collaborait également avec la Russie bolchevique, cette lutte, clairement, s’en trouve tout à coup justifiée. Si le parti nazi voulait obtenir les voix de la classe moyenne, il se devait de dénoncer et de persécuter ceux que celle-ci considérait comme une source immense de danger : les communistes. L’historien Richard Evans parlera ainsi d’un « large consensus des classes moyennes quant à l’élimination des communistes, qui avaient toujours été considérés comme des menaces à l’ordre public et à la propriété privée. » 22 Ces craintes, nées de l’immédiat après-guerre, ne firent que s’accroitre à mesure que les communistes obtenaient des scores toujours plus importants aux élections. La peur de l’expropriation et du désordre intérieur, qui semblait inhérent à la théorie communiste, permit ainsi de rallier une part significative de la petite-bourgeoise allemande dans les rangs du NSDAP. En présentant un socialisme non marxiste, le national-socialisme offrait à des millions d’électeurs de gauche une solution de rechange après les années d’agitation provoquées par les communistes, ou qui semblaient avoir été provoquées par eux.

Venons-en maintenant aux différences entre le marxisme et le national-socialisme, partant du principe évident qu’il existe bel et bien des différences. Commençons par citer Hitler : « Mon socialisme est autre chose que le marxisme. Mon socialisme n’est pas la lutte des classes, mais l’ordre. » 23 Il s’agit là, en effet, d’une vraie différence. Le principe fondamental pour lui avait toujours été l’ordre. Ordre, discipline, et hiérarchie : tels étaient les grandes idées qui structuraient sa conception de la société. Hérité de la féodalité, ce cadre avait été mis à mal par les aspirations naturelles et ô combien compréhensibles de tous ceux qui, de par leur naissance, se voyaient refuser le droit de s’élever par le talent et le travail.  Par cette posture, il le savait, Hitler était cohérent avec sa haine pour le libéralisme. « Dans l’ordre naturel des choses, expliquait-il, les classes sont superposées et non mêlées. Nous reviendrons à cette hiérarchie, dès que nous aurons pu supprimer les conséquences du libéralisme. C’est en plein moyen-âge qu’a commencé l’action dissolvante du libéralisme sur les barrières rigides qui, seules, permettaient la domination d’une aristocratie au sang pur. Cette destruction des valeurs s’est poursuivie sans arrêt jusqu’à notre glorieuse époque, où nous avons vu les éléments inférieurs des nations européennes prendre le pouvoir, tandis que les élites tombaient en servage et en dépendance. » 24

     La notion de classe, centrale dans la littérature marxiste, s’opposait frontalement aux idées du national-socialisme. D’abord, reconnaissait Hitler, s’il est vrai qu’il y a des différences de métiers ou d’occupations, il n’y a pas de différences de classes, ou en tout cas, précisera-t-il tout de suite, les liens de classe ne devront jamais être plus importants que les liens de la race. Reconnaître la lutte des classes, cela signifiait admettre, même inconsciemment, le caractère non naturel de l’idée de « communauté nationale » ; voir ici des ouvriers, là des paysans, cela empêchait de considérer tous les Allemands comme des Volksgenossen. De toute façon, considérait Hitler, l’idée d’une société égalitaire et sans classes n’était rien d’autre qu’une utopie naïve. « La société sans classes des marxistes est une folie, expliqua-t-il un jour à son entourage. L’ordre implique toujours une hiérarchie. » Tout de suite après, il poursuivait sa discussion par une restriction qui montre toute l’ambigüité de l’opposition nazie à la notion de lutte des classes : « Mais la conception démocratique d’une hiérarchie basée sur l’argent n’est pas une moindre folie. Une véritable domination ne peut naître des bénéfices hasardeux réalisés par la spéculation des gens d’affaires. » 25

     Il est important de remarquer que ce point fut l’objet d’un grand débat au sein du NSDAP. Dans le camp des défenseurs de la lutte des classes se trouvaient notamment Feder, Strasser, et Goebbels. Ce dernier affirmait ouvertement son souhait de « faire du national-socialisme un parti de lutte des classes. » 26 La vue majoritaire et dominante fut pourtant celle d’Hitler. Mais l’accent ainsi mis sur la « communauté nationale » ne doit pas faire oublier que jamais les Nazis n’ont souscrit au principe de l’harmonie naturelle des intérêts ou à l’idée d’une « main invisible » : ils observaient une lutte des classes et tâchèrent de l’éliminer.

     Bien que de tels détails importent finalement peu dans le cadre de l’explication que nous voulions fournir, arrêtons-nous un instant sur la société qu’Hitler avait pour projet de construire. Malgré un effort clair de se détacher du marxisme, certains principes refont surface pour fonder cette « société idéale ». La voici décrite par le Führer lui-même dans un entretien avec ses proches : « Quel aspect prendra le futur ordre social ? Mes camarades, je vais vous le dire : il y aura une classe de seigneurs, provenant des éléments les plus divers, qui se sera recrutée dans le combat et trouvera ainsi sa justification historique. Il y aura la foule des divers membres du parti, classés hiérarchiquement. C’est eux qui formeront les nouvelles classes moyennes. Il y aura aussi la grande masse des anonymes, la collectivité des serviteurs, des mineurs, ad aeternam. Peu importe que dans la société bourgeoise passée ils aient été des propriétaires agricoles, des travailleurs ou des manœuvres. La position économique et le rôle social d’autrefois n’auront plus la moindre signification. Ces distinctions ridicules seront fondues dans un seul et unique processus révolutionnaire. Au-dessous encore, nous verrons la classe des étrangers conquis, de ceux que nous appellerons froidement des esclaves modernes. Et au-dessus de tout cela, il y aura la nouvelle haute noblesse, composée des personnalités dirigeantes les plus méritantes et les plus dignes de responsabilité. De la sorte, dans la lutte pour le pouvoir et pour la domination à l’intérieur et à l’extérieur de la nation, il se créera un ordre nouveau. » 27

     L’ « ordre nouveau », on le voit, restait encore fortement influencé par les vieux principes du marxisme. Il se rattachait à une forme élitiste et aristocratique du communisme, une forme dont on trouve la théorie notamment dans la République de Platon. Les données raciales, évidemment, influençaient nettement cette structure générale, mais il ne faudrait pas croire que ces éléments soient les plus importants. C’est en tout cas ce que prouve la suite de l’explication donnée par Hitler. « Un dernier mot pour conclure, ajouta-t-il à son auditoire. Il est certain que dans la nouvelle aristocratie que nous créerons, nous admettrons également les représentants d’autres nationalités qui se seront montrés sympathiques à notre combat. Sur ce point encore, je pense exactement comme Darré et comme Himmler. Le racisme biologique n’est qu’un des aspects de notre système. » 28

     Les premières années de l’expérience communiste en Russie avaient prouvé aux yeux des Nazis à quel point le marxisme était une solution catastrophique. Ils avaient pu observer ce que la « société sans classe » tant révérée par les marxistes pouvait bien signifier : la domination d’une classe dirigeante corrompue et d’apparatchiks sans scrupules. L’application du communisme avait déjà fait des déçus, et Hitler pouvait être compté dans les rangs de ces gens-là. Il avait observé l’échec du communisme, et ne voulait pas que l’Allemagne se contente de répartir de manière égale la misère entre ses citoyens. Pour elle, il espérait mieux.

     Pour autant, malgré ces premières explications, la principale différence, qui n’est pas celle qu’on croit, n’a pas encore été pleinement expliquée. Il ne suffit pas de dire que le communisme était une belle idée et que le nazisme était une monstruosité. De telles platitudes ne nous mèneront pas bien loin.

     On aurait pu s’en douter, mais la différence fondamentale concernait la question des Juifs, bien qu’elle ne soit pas liée ni à l’antisémitisme ni au génocide. Pour expliquer ceci, il nous faut revenir aux années viennoises du jeune Adolf Hitler. Durant cette période, il découvrit qu’une grande partie des communistes étaient juifs. Que ce soit une observation réaliste ou une interprétation délirante nous importe assez peu. En tout cas, il en vint à la conclusion que les Juifs, avec leurs théories idiotes, divisaient le peuple Allemand en classes, et qu’ils étaient ainsi la véritable source des problèmes du pays. Plusieurs fois, Hitler revint sur cette idée. Dans un passage déjà cité dans l’introduction, il expliquait notamment : « ’’Nationalisme’’ et ‘‘Socialisme’’ sont deux conceptions identiques. Ce n’est que le Juif qui a réussi, en falsifiant l’idée socialiste et en la transformant en marxisme, non seulement à séparer l’idée socialiste de l’idée nationaliste, mais surtout à les présenter comme éminemment contradictoires. » 29

     Nous avons déjà examiné l’anticapitalisme des Nazis et le rattachement de la « question juive » à ce sentiment. Le même travail peut être fait pour l’anticommunisme. Car encore une fois, ce qu’Hitler reprochait d’abord et avant tout au bolchevisme, c’était son enracinement dans le judaïsme. Bien qu’ayant largement versé dans l’antisémitisme, Karl Marx était lui-même d’origine juive, et même le descendant d’une longue lignée de rabbins. En outre, de nombreuses personnalités de premier plan du marxisme d’abord, puis du bolchevisme ensuite, étaient juives ; Lénine n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres. Hitler n’appréciait pas cette façon de « sympathiser » avec l’ennemi. Le capitalisme étant un système créé par les Juifs, et dominé par eux, le socialisme juif, le bolchevisme, serait la pire des solutions.

     Comme le capitalisme, le bolchevisme était ainsi considéré par Hitler comme une création essentiellement juive. Avec le capitalisme, ils étaient les ennemis absolus des Nazis. Mais cela étant posé, et considérant le thème de ce livre, une question attire immédiatement l’attention et demande à être considérée : du capitalisme ou du bolchevisme, quel système était considéré par les Nazis comme étant un « moindre mal » ? Pour beaucoup de membres du NSDAP, il est difficile de dire clairement s’ils détestaient davantage le communisme ou le capitalisme, car en les assimilant tous les deux à une même cause, ils les rejetaient à peu près autant l’un que l’autre. Pour autant, certains pensaient différemment. Joseph Goebbels, notamment, trancha la question avec une rare précision, dans un propos déjà cité : « En dernier recours, expliqua-t-il, mieux vaut succomber avec le bolchevisme qu’être réduit en esclavage avec le capitalisme. » 30 Le sens de la phrase ne pose aucun problème particulier et ne nécessite pas de travail d’interprétation. Simplement, il est facile de mettre cette citation en parallèle avec une déclaration du marxiste français Alain de Benoist, qui déclarait : « Mieux vaut mourir sous l’armée rouge que d’être forcé de manger des hamburgers » une phrase d’une stupidité inégalée, il faut le reconnaître. 31

     En réalité, deux types de socialisme sont imaginables théoriquement : un socialisme internationaliste et un socialisme nationaliste. Rejetant l’internationalisme prétendument « juif » des bolcheviks et de Marx, Hitler et les Nazis se mirent à défendre le second. La mission de leur combat, naturellement, devint aussi la lutte contre cette autre forme de socialisme : le combat pour un socialisme national passe par l’élimination de l’alternative : le socialisme de type internationaliste. Dans une entrée de son journal, Goebbels expliqua le sens de ce combat : « Le marxisme, avec ses phrases creuses, les bonzes du Parti et la subversion juive dans l’économie, la politique, l’art et la culture, ont totalement empoisonné le peuple. Nous devons procéder avec prudence si nous voulons administrer un antidote au corps du peuple. Progressivement, par petites doses, de plus en plus fortes. Le socialisme national est l’antidote contre la subversion et l’infection juives. » 32

     Signalons un point de détail. Bien que cela ne fasse plus de doute pour les historiens sérieux, l’historiographie « populaire » continue de croire et de faire croire que l’incendie du Reichstag fut le fruit d’un gigantesque complot orchestré par Hitler et les Nazis. En réalité, les sources confirment le fait que tous furent très surpris en apprenant que le Reichstag était en flamme. Hitler et Goebbels eurent beaucoup de mal à y croire. Cela n’empêche pas de reconnaître l’instrumentalisation de cette affaire par les Nazis, dès que le coupable, Marinus van der Lubbe, un militant communiste révolutionnaire, fut effectivement arrêté. Pour autant, la réaction d’Hitler interdire le parti communiste allemand n’était pas aussi radicale qu’on peut le considérer rétrospectivement. Après les phases de révoltes sanglantes qui avaient secoué l’Allemagne dans l’immédiat après-guerre, les partis de droite avaient déjà proposé l’interdiction pure et simple. Même en janvier 1933, quand le conservateur Hugenberg défendit l’interdiction du Parti communiste allemand (KPD), Hitler s’y opposa. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le modéré sur ces questions s’appelait à l’époque Adolf Hitler. Il faut en outre noter que le parti communiste ne fut pas le seul à être interdit. Quand en juillet 1933 une loi indiqua que « le NSDAP est le seul parti autorisé en Allemagne », les choses étaient claires : tous les partis étaient interdits.

     Au fond, il apparaît clairement que la source des divergences entre nazisme et communisme n’est pas à trouver dans la doctrine socialiste mais dans ce qui l’entoure, et notamment l’esprit nationaliste. Le communisme, selon Hitler et selon les Nazis, n’était pas antilibéral jusqu’au bout. Comme l’a bien fait remarqué Hayek, les Nazis « ne s’opposaient pas aux éléments socialistes du marxisme, mais à ses éléments libéraux, à l’internationalisme et à la démocratie. » 33 Ils ne rejetaient pas le marxisme parce qu’il aspirait au socialisme, mais parce que, selon eux, il prêchait l’internationalisme. Selon les mots d’Hitler, « le marxisme signifie la destruction de la nation, et donc l’affaiblissement de tout le peuple. Le marxisme signifie la misère pour le peuple et représente donc une trahison envers la classe qu’il regarde comme son soutien et à laquelle il promet un meilleur futur. » 34

     Ils considéraient en outre que les idéaux socialistes, qu’ils partageaient, étaient dévoyés dans le marxisme, inaugurant une position qui sera plus tard reprise par toute la gauche européenne. Cette distanciation d’avec le marxisme permettait, et permet encore, de témoigner d’un « véritable socialisme » qui serait exempt des folies du marxisme. Dans le Völkischer Beobachter, on lisait notamment que « le mouvement marxiste est un affront aux idées sociales », une position qui fut approfondie et systématisée par la suite. « Le parti marxiste-internationaliste, lit-on dans un autre article, a séduit le peuple allemand en lui promettant la réalisation de choses précises, fondamentales, et bien définies. Depuis que cette force politique allemande a détruit l’ancien gouvernement, elle a rapidement avancé dans la direction opposée de celle qu’elle avait promis de suivre. Où est la république sociale ? Où sont les ruines du système capitaliste ? » 35 Les socialistes n’ont rien apporté à l’Allemagne en termes de progrès social, disait Hitler. « Si quelqu’un nous lançait l’objection selon laquelle la Révolution a remporté pour nous des victoires sociales, je dirais qu’ils doivent sûrement être extraordinairement secrets, ces gains sociaux : si secrets que personne ne les voit jamais dans la vie réelle. » Et encore : « En réalité la Révolution a provoqué trois changements pour notre pays : elle a internationalisé l’État Allemand, l’économie allemande, et le peuple allemand lui-même. L’Allemagne est ainsi devenue une colonie du monde extérieur. Ceux qui étaient nourris de l’idéal de l’Internationale ont en réalité été placés sous le diktat de l’international. Ils ont leur État international : aujourd’hui la finance internationale y est reine. » 36 En arrivant au pouvoir dix ans plus tard, Hitler réglera ses comptes avec les socialistes et les communistes. « Il est trop tard pour vous, dira-t-il. Vous avez eu le pouvoir pendant quatorze années et vous avez échoué. Durant quatorze années vous avez prouvé votre incapacité. » 37

     À part son origine juive et sa tendance internationaliste, il n’y avait rien dans le communisme et le bolchevisme qui gênait véritablement les Nazis, et ils ont prononcé à leur égard des mots souvent élogieux, ou du moins tout à fait positifs. Dès les débuts de la Révolution russe, les principaux cadres du DAP se félicitèrent du cours des évènements. Dietrich Eckart y consacra des articles élogieux, et Joseph Goebbels ne tarissait pas d’éloges. « Le socialisme d’État a l’avenir pour lui ; j’ai confiance en lui » devait-il écrire dans son journal, affirmant même que « le bolchevisme est sain dans son principe. » 38 En effet, la haine entre nazis et communistes, qui devait prendre un aspect destructeur avec l’Opération Barbarossa, n’avait pas toujours été si vive. Aux premières heures du mouvement national-socialiste, de nombreux membres partageaient un sentiment de bienveillance pour la Russie et pour les bolcheviks, considérés comme des alliés. Dès ses premières heures, le parti national-socialiste voyait dans le communisme une doctrine proche. Au début des années 1920, Otto Strasser, l’un des deux frères influents du Parti, expliquait quant à lui que la Russie n’était déjà plus bolchevique, mais national-socialiste, et qu’il fallait voir en elle non pas un ennemi, mais un allié. 39 Les communistes étaient considérés comme de possibles alliés et, encore mieux, de futurs membres. En mai 1924, après avoir débattu avec des communistes, Goebbels nota dans son journal : « Ces gens-là me sont sympathiques. C’est dans leurs rangs que se recrutent nos partisans les plus fanatiques », une remarque déjà citée qui illustre bien la non-étanchéité de deux mouvements pourtant adversaires. 40 Dans les SA, le recrutement auprès des sympathisants communistes était excellent, au point que Kershaw ira jusqu’à affirmer qu’ « il y avait plus de communistes que de nazis dans les SA. » 41 En 1927, Hitler disait espérer des gains électoraux en provenance des soutiens du parti communiste, et c’est une manœuvre qu’il réussira.

Car la lutte contre les communistes, bien que menée avec une extrême brutalité, n’était pas un objectif en elle-même ni un idéal en elle-même. À plusieurs reprises, de hauts dirigeants Nazis expliquèrent que, si cela avait été possible, ils auraient préféré que cette lutte n’ait pas lieu. Les ressemblances entre le programme communiste et le programme national-socialiste étaient suffisamment fortes, pensaient-ils, pour parvenir à un accord. Mais cet accord n’eut pas lieu, chacun étant resté arc-bouté sur ses positions. « Peut-être aurait-il mieux valu pour l’Allemagne qu’on pût éviter une rupture entre les marxistes et nous » expliqua par la suite Hitler. 42 Dans une lettre ouverte à ses « amis de la gauche » Goebbels eut les mêmes propos. Il commença par dresser une longue liste de points communs entre le national-socialisme et la gauche socialo-communiste. « Vous et moi, concluait-il, nous luttons l’un contre l’autre mais nous ne sommes pas vraiment ennemis. Ce faisant, nous divisons nos forces, et nous ne pourrons jamais atteindre notre objectif. Peut-être qu’à la fin nous nous réunirons. Peut-être ! » 43

     Ces tentatives de rapprochement étaient aussi le fait de la gauche communiste. Richard Hamilton cite les déclarations remarquablement antisémites de certains dirigeants communistes allemands essayant de créer un front commun entre Nazis et communistes. 44 Il est par ailleurs avéré que dès le début des années 1920, et encore davantage à partir des années 1930, un nombre conséquent d’électeurs communistes (KPD) et socio-démocrates (SPD), se rallièrent au parti national-socialiste. Ce fait est notamment remarqué par Kershaw dans son étude sur l’opinion allemande en Bavière. 45 Inversement, les déçus du nazisme rejoignirent en masse les rangs du parti communiste ou commençaient à se dire communistes. Comme l’écrit l’historien Thierry Wolton, « à cette époque, s’opère une sorte de symbiose entre les communistes et les nazis avec des allers-retours significatifs entre les deux partis. » 46

Les similitudes entre le parti communiste et le parti nazi se retrouvent également par l’examen de leur pratique politique. Un exemple typique permettra d’illustrer ce fait. Au cours de l’hiver 1930, le NSDAP présenta devant le Reichstag un texte de loi pour plafonner les taux d’intérêts à 4% et pour exproprier les avoirs des magnats du secteur financier et bancaire. Strasser, Frick et Feder le défendirent âprement. Quand il fut retiré, les communistes le réintroduisirent mot pour mot. 47

     Le témoignage de certains communistes de l’époque corrobore parfaitement les liens forts qu’il y avait eu entre les deux mouvements et leurs programmes politiques respectifs. Bien évidemment, ces témoignages sont assez peu utilisés par l’historiographie mainstream du national-socialisme. On peut assez facilement en comprendre les raisons en écoutant le témoignage d’un des hommes des milices communistes des années 1920, récolté par l’écrivain Denis de Rougemont. En 1938, après une rencontre avec ce fervent communiste allemand, il racontera ainsi : « Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec les nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (l’uniforme des communistes) et les autres en brun. C’est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef d’une Kameradschaft (compagnie de miliciens rouges). Irréductible, il me l’affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer la lutte, il a 50 ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, les ouvriers allemands. ‘‘Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c’est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse de café au lait le matin. Qu’on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. La politique n’intéresse pas les ouvriers quand ils ont de quoi manger et travailler. Hitler ? Il n’a qu’à appliquer son programme, maintenant qu’il a gagné. C’était presque le même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré les bourgeois en n’attaquant pas tout de suite la religion.’’ Tout d’un coup il se lève de son tabouret et avec un grand geste, le doigt pointé en l’air : ‘‘Je vais vous dire une chose : si tous l’abandonnent, tous ces grands cochons qui sont autour de lui (et il nomme les principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe la poitrine) moi je me ferai tuer pour lui !’’ Et il répète : ‘‘Lui au moins, c’est un homme sincère, et c’est le seul.’’ » 48

     Connaissant les idéaux communistes et ayant présenté ceux du national-socialisme, est-il osé de dire qu’il y avait entre les deux des similarités fortes ? En tout état de cause, bien que les ressemblances entre le nazisme et le bolchevisme ne nous paraissent peut-être plus évidentes aujourd’hui, elles l’étaient aux yeux de la classe politique allemande de l’époque. Le chancelier Heinrich Brüning avait notamment qualifié les membres du mouvement national-socialiste de « bolcheviks en chemises brunes ».  Il faut pourtant le redire, les Nazis n’ont pas été aussi loin dans le socialisme qu’ont pu le faire, notamment, les bolcheviks. Ils n’ont pas exproprié les riches et les capitalistes, et à part pour les Juifs, ils ne se lancèrent pas dans l’éviction systématique des dirigeants, entrepreneurs, etc., placés en haut de la hiérarchie sociale. Malgré cela, ils avaient mis en place bien des moyens pour leur retirer tout pouvoir économique, et en rendant l’État tellement puissant et tellement interventionniste, ils finirent par transformer ces anciens maîtres en de simples fonctionnaires du gouvernement.

Le national-socialisme, selon les dires d’Hitler lui-même, n’était pas si éloigné de la doctrine des bolcheviks. Sur le plan de la pratique du pouvoir et sur celui des méthodes révolutionnaires, ils étaient même tout à fait identiques. Cela n’est en aucun cas une surprise, étant donné ce qu’Hitler avait puisé chez eux pour se former. Mais bien au-delà, la volonté réformatrice, et le sens donné à celle-ci, étaient étonnamment communes. « Je ne suis pas seulement le vainqueur du marxisme, expliquera Hitler. Si l’on dépouille cette doctrine de son dogmatisme judéo-talmudique, pour n’en garder que le but final, ce qu’elle contient de vues correctes et justes, on peut dire aussi que j’en suis le réalisateur. » 49 Quelques années plus tard, questionné par ses proches sur les liens existants entre national-socialisme et bolchevisme, Hitler fournira la réponse suivante : « Il existe entre nous et les bolcheviques plus de points communs que de divergences, et tout d’abord le véritable esprit révolutionnaire, que l’on trouve en Russie comme chez nous, partout du moins où les marxistes juifs ne mènent pas le jeu. J’ai toujours tenu compte de cette vérité et c’est pourquoi j’ai donné l’ordre d’accepter immédiatement dans le parti tous les ex-communistes. Les petits bourgeois socio-démocrates et les bonzes des syndicats ne pourront jamais devenir de véritables nationaux-socialistes ; les communistes, toujours. » 50

Adolf Hitler n’était pas le seul à tenir ce discours, et ses opposants politiques défendirent très tôt ce point de vue. Dans un précédent chapitre, nous avons entendu un chef d’entreprise se plaindre du fait que le parti nazi faisait subir à l’économie allemande ce que les bolcheviks avaient fait subir à l’économie russe. Pour décrire cette similitude, l’écrivain Thomas Mann aura des mots très durs : « Sous de nombreux rapports, et notamment sur les questions économiques, le national-socialisme ne se distingue en rien du bolchevisme. » 51

     Les ressemblances entre les deux régimes, aussi fortes et évidentes qu’elles puissent déjà l’être au regard des caractéristiques absolues traitées dans les chapitres précédents, le deviennent encore davantage dès que nous considérons rétrospectivement leur évolution historique. Traçant un parallèle entre Hitler et Staline, un autre commentateur note ainsi que « les ressemblances sont évidentes. Les deux tyrannies reposent sur une idéologie désespérée du « agis-ou-meurs ». Les deux étaient obsédés par l’imagerie guerrière : les dictatures étaient des métaphores militaires, et elles étaient bâties pour une guerre politique. Malgré la rhétorique sur la lutte inéluctable entre le socialisme et le capitalisme, les deux systèmes ont fortement convergé. La Russie stalinienne a autorisé un large secteur privé, tandis que l’Allemagne Nazie fut rapidement dominée par la direction étatique et les industries possédées par l’État. » 52

     C’est donc avec raison que des historiens comme Rainer Zitelmann ont expliqué que la lutte féroce entre nazisme et communisme se justifiait par les similitudes entre les deux idéologies. Les deux mouvements politiques étaient proches, et donc électoralement concurrents. Pour reprendre les mots de Zitelmann, les Nazis ont dû éradiquer le marxisme « précisément en raison de leur proximité avec celui-ci ». 53

 

     La relation entre les Nazis et le grand patronat allemand a fait l’objet d’une large littérature, et, fort logiquement, elle est globalement hostile aux conséquences que nous tirerons ici. Il y a beaucoup de mythes à déconstruire. C’est notre dernière objection traitée : Hitler était l’instrument du Grand Capital.

     D’abord, si cela était prouvé, nous pourrions dire qu’un tel phénomène s’est tout autant retrouvé dans l’Amérique de l’après-guerre, où de très nombreux hommes d’affaires contribuèrent fortement aux différents mouvements communistes du pays. De la même façon que cela ne suffit pas pour dire que ces groupes communistes étaient en réalités des fractions pro-capitalistes, de la même façon les contributions du patronat allemand aux Nazis ne feraient pas du national-socialisme un groupuscule favorable au capitalisme. Ces contributions, au fond, en disent plus sur l’atmosphère intellectuelle générale et sur les idéaux des élites économiques plutôt que sur le positionnement de ces partis extrémistes. Lénine expliquait en son temps que les capitalistes leur vendraient eux-mêmes la corde qui servirait à les pendre, et dans de nombreux cas à travers l’histoire, ce fut presque le cas. Le récit incroyable de cette attitude suicidaire des hommes d’affaires peut être trouvé dans un ouvrage de Pierre Laurent, dont le titre reprend cette expression célèbre : La Corde pour les Pendre. 54

     Pour autant, une telle explication ne suffit pas. S’il nous faut traiter sérieusement cette objection, c’est que le rapport entre les Nazis et le Grand Capital est un argument souvent soulevé par les communistes. Il avait été utilisé pour la première fois par le Kominterm et l’opposition communiste en Allemagne, qui avaient du mal à incorporer le « cas » national-socialiste dans le cadre de leur déterminisme historique marxiste-léniniste. Tout adversaire du communisme ne pouvant être que l’allié des grandes puissances bourgeoises, établir — ou plutôt inventer — un lien entre celles-ci et l’adversaire politique en question était donc une pratique vivement encouragée. Dès 1935, cette doctrine abracadabrantesque fut théorisée. Selon la formule de Dimitrov, « le fascisme au pouvoir, c’est la dictature terroriste et ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier. » 55 Que les communistes aient traité les Nazis de « suppôts du grand capital » ne doit pas nous surprendre tant ils ont l’habitude de qualifier immédiatement de « petit-bourgeois », de « philistins » et d’ « ennemis de classe » quiconque s’oppose un tant soit peu à leurs vues. 56

     D’abord, à la lecture du premier chapitre, on peut légitimement se demander ce qu’un parti ouvrier au programme clairement anticapitaliste pouvait bien avoir pour intéresser le grand patronat. Étudiant la question de savoir si le Grand Capital a soutenu Hitler, Henri Rousso note ainsi que de « de par sa vocation ‘‘ouvrière’’, le parti national socialiste des travailleurs allemands n’avait guère de quoi susciter l’enthousiasme des grands industriels à l’origine. » 57 Résoudre ce paradoxe aurait pu constituer un vrai défi s’il ne se résolvait pas rapidement de lui-même : contrairement aux idées reçues, d’une manière générale le Grand Capital n’a pas soutenu Hitler.

     Tout de même, certains hommes d’affaires lui apportèrent leur aide financière, alors comment expliquer ces quelques soutiens individuels ? Bien qu’il ne faille pas insister outre mesure sur ce fait particulier, il est vrai que dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres la situation politique était des plus confuses. Aux élections de 1930, pas moins de 28 partis se présentaient. Entre une droite conservatrice et nationaliste et une gauche « marxisée », le choix, pour les bourgeois et les grands patrons, était pour autant moins évident qu’on peut l’imaginer. L’antilibéralisme et l’anti-capitalisme était présent partout, bien qu’à des doses très variables. Surtout, de leur point de vue, il fallait trouver une force politique capable d’écarter la menace communiste. L’expérience bolchevique en Russie, avec ses expropriations et ses pillages, était dans toutes les têtes. Ces raisons expliquent peut-être les quelques soutiens individuels de certains patrons allemands, parfois également séduits par l’antisémitisme. Pour autant, ces cas restèrent rares et individuels et quand en 1926-1927 Hitler se mit à sillonner l’Allemagne en quête de soutiens financiers provenant des grands industriels, ce fut un véritable échec. Pire : les milieux financiers et les grands patrons appelèrent pour les élections à une union de toutes les forces nationalistes, excluant les Nazis.

     Bien que les effets fussent finalement très limités, Hitler essaya sérieusement de conquérir cet électorat. En fin tacticien politique, Hitler avait un message particulier pour tous les électeurs, et malgré son refus de considérer les différences de classes, c’est sur celles-ci qu’il basait sa différenciation. Aux ouvriers, il promettait de l’emploi et de meilleures conditions de travail. Aux classes moyennes, il offrait la possibilité de se venger de ce que beaucoup désignait comme l’exploitation des plus riches, en jouant sur leurs peurs. Aux plus riches, il se présentait comme le vainqueur du marxisme : au moins, pouvaient-ils se dire, nous n’aurons pas une révolution communiste comme en URSS. C’était de la tactique. William Shirer ira même jusqu’à dire qu’Hitler disait aux grands industriels « plus ou moins ce qu’ils voulaient entendre. » 58

     Le NSDAP avait d’abord été un parti de travailleurs et pour Hitler c’était une donnée fondamentale. Il avait inscrit sa démarche dans le cadre d’un Parti Ouvrier, et il ne s’en cachait pas. Les succès électoraux permirent d’étendre la base électorale du NSDAP, mais la conquête des classes supérieures n’était clairement pas l’objectif initial du mouvement. « Depuis mes débuts en politique, expliqua Hitler à ses proches, j’ai eu comme règle de ne pas rechercher les faveurs de la bourgeoisie. L’attitude politique de cette classe est marquée du signe de la lâcheté. Elle ne se préoccupe que de l’ordre et de la tranquillité, et nous savons comment il faut comprendre ces termes. Mon objectif, à l’inverse, était de faire naître l’enthousiasme des classes travailleuses pour mes idées. Les premières années de ma lutte politique ont donc été concentrées sur un objectif : amener le travailleur au Parti National-Socialiste. » 59

     Pour une certaine frange du parti nazi, le recrutement devait continuer à se faire d’abord et avant tout chez les ouvriers. Après tout, disaient-ils, il s’agit bien d’un parti de travailleurs. Hitler pensait différemment. Comme l’explique Kershaw : « À la différence de certains membres du parti, attachés à un anticapitalisme ‘‘social-révolutionnaire’’ viscéral, Hitler était indifférent de savoir quels groupes sociaux le nazisme attirait. L’important était de les conquérir. » 60 L’électorat du parti national-socialiste, à cette époque, était en majorité issu de la classe moyenne, mais on ne peut le résumer simplement comme un parti de la classe moyenne. Des études récentes ont montré qu’il attirait des électeurs de toutes les catégories de la population allemande, y compris une proportion très nette d’ouvriers. Ainsi Hamilton, réfutant la théorie simpliste des marxistes selon laquelle le nazisme était un outil du grand capital, explique-t-il, statistiques à l’appui, que les Nazis gagnèrent des voix dans toutes les classes de la population allemande, y compris dans la classe ouvrière. 61

     En réalité, le recrutement auprès des classes supérieures fut compliqué. Comme l’explique Ernst Schlange dans le Völkischer Beobachter, « parce que nous sommes le seul mouvement dont la volonté complète et fanatique de détruire le capitalisme ait été reconnue, il nous faut souffrir de problèmes financiers sérieux. » 62 Ces craintes étaient justifiées. Avant son arrivée au pouvoir, Hitler alla en effet d’échecs en échecs. Par exemple, la célèbre rencontre avec les milieux économiques au Club Industriel de Düsseldorf en janvier 1932 fut un véritable fiasco. Malgré un discours très clairement arrangé pour plaire à son auditoire, la réaction des grands industriels fut très timorée. Hitler commença par expliquer que « de nombreux groupes en Allemagne considèrent que le mouvement national-socialiste est hostile à la vie des affaires. » avant de se lancer dans une longue réfutation, qui ne parut pas très convaincante. 63 Le NSDAP n’obtint ni les adhésions ni les contributions financières qu’il espérait. Dans son ensemble, le grand patronat restait opposé au national-socialisme, comme à toute autre forme de socialisme. Ainsi que le note Kershaw, « malgré leur ton rassurant, Hitler et Göring, bien introduits dans les milieux d’affaires, ne parvinrent pas à dissiper les inquiétudes de la plupart des chefs d’entreprise, qui avaient du NSDAP l’image d’un parti socialiste poursuivant des objectifs profondément anticapitalistes. » 64 Cela n’empêchait pas, bien évidemment, quelques adhésions et soutiens à titre individuel, souvent en raison des aspects antisémites et nationalistes du programme. Ainsi est le cas de Fritz Thyssen qui, avant de rompre avec le parti nazi en 1939, fit de généreuses donations. Dans un livre choc, intitulé J’ai financé Hitler, il expliquera avoir versé 100 000 marks-or dès 1923, une affirmation démentie par l’historien Henry A. Turner. 65 En quittant l’Allemagne au moment du déclenchement de la guerre, il reconnaîtra que « le régime national-socialiste a ruiné l’industrie allemande », et eut ces mots terribles : « Quel idiot j’ai été ! » 66

     Progressivement, le discrédit jeté sur la coalition de droite redistribua pourtant les cartes et apporta de la confusion à une situation déjà bien confuse. L’élite allemande se demanda qui soutenir. Certains choisirent le NSDAP, avec sa position très anticommuniste et un programme économique socialiste, certes, mais qui pouvait sembler moins dangereux que celui d’autres partis. Très clairement, beaucoup d’entre eux ne savaient plus quoi faire. Tout à fait perspicace sur la situation, Goebbels faisait la remarque suivante au début de l’année 1931 : « Les milieux de l’économie se rapprochent de nous. Par désespoir. » 67 En effet, on ne peut pas nier la vérité. Même si ce fut par dépit, par erreur, et avec beaucoup de nonchalance, il est vrai que plusieurs grands patrons se rallièrent au NSDAP. Pour autant, ce serait une contre-vérité historique que de dire, comme certains aiment le laisser entendre, que le « grand patronat » — pour autant qu’une telle chose existe — a soutenu Hitler et son parti. Les soutiens au nazisme furent et restèrent minoritaires, même à l’approche de son arrivée au pouvoir. De manière générale, les milieux économiques soutenaient d’abord et avant tout les partis conservateurs de la droite allemande, et leur figure principale, Franz von Papen. Comme le notera fort justement Pierre Ayçoberry, « le favori des ‘‘milieux économiques’’, à la fin de l’année 1932, c’est toujours von Papen. » 68 Comme rappelé précédemment, en octobre 1932, un mois avant des élections capitales, de grands industriels, dont Siemens et Krupp, en appelèrent à une grande coalition de la droite, laquelle, fort logiquement, excluait le parti d’Hitler.

     Sortant d’une rencontre avec quelques-uns de ces représentants de la haute sphère économique, Goebbels nota dans son journal : « Rencontre avec ces messieurs de l’industrie. De la chambre de commerce de Chemnitz. Ce sont des gens perdus. Ils ne pensent et ne parlent qu’économie, barèmes, salaires. Ils ne voient en nous que des gardiens de coffres-forts. Ils vont être déçus. » 69 Effectivement, à l’instar de Thyssen, ils furent très déçus. Mais les Nazis ne s’inquiétaient pas beaucoup de cela. Tant qu’ils pouvaient garder ces grands messieurs en laisse, et tirer de leur soutien les moyens financiers de leur développement, ils étaient contents. Peu importe, peu importe qu’ils soient déçus, et qu’ils aient mal compris la finalité du programme national-socialiste. « Tant qu’ils nous donnent de l’argent, tout va bien » : telle était la mentalité de la direction du NSDAP, conscient du petit jeu qu’il faisait jouer à ces bourgeois. Cette attitude est parfaitement résumée par le récit que Goebbels fit de sa rencontre avec l’un de ces riches industriels, Günter Quandt : « Il se range tout à fait à nos vues. C’est ce qu’il faut — et qu’il donne de l’argent. » 70 Ce soir-là, Quandt apporta deux mille Reichsmarks au parti.

     Les aprioris des Nazis sur le grand patronat étaient logiquement assez négatifs et venait constamment freiner cet effort. La doctrine nationale-socialiste, et tout le courant socialiste lui-même, les considéraient comme des exploiteurs, des capitalistes égoïstes s’engraissant sur le dos du bon peuple. Mais leur soutien était nécessaire pour le parti, et il aurait fallu être bien fou pour écarter d’un revers de main leurs possibles contributions financières. À la lecture du programme économique du NSDAP, on peut déjà se faire une idée de l’avis qu’Hitler portait sur les grands industriels. En réalité, même au moment où la stratégie électorale exigeait de lui qu’il se rapproche des milieux économiques, il n’avait de cesse, en privé, de témoigner d’un grand mépris pour ceux que l’on appelait les capitaines d’industrie. « Des capitaines ! s’esclaffa-t-il un jour. Je voudrais bien savoir où se trouve leur passerelle de commandement. Ce sont des pauvres niais qui, au-delà de leur camelote, sont incapable de rien prévoir. À mesure qu’on les connaît mieux on cesse de les respecter. » 71 Cette ambivalence est illustrée à merveille par le témoignage laissé par Goebbels après une rencontre entre lui, Göring, et M. Thyssen. Il note : « Thyssen est un homme comme on en fait plus. Épatant. Capitaliste, certes, mais on s’accommode aisément de chefs d’entreprise comme lui.  Plus tard je me suis retrouvé seul avec Thyssen. Il a beaucoup de compréhension pour mon travail. Et également pour ma manière de faire de l’agitation. C’est un ennemi juré du marxisme. Un farouche patriote. Il faut le garder au frais pour plus tard. » 72

     Pour autant, quel que soit l’importance du soutien financier apporté par ces grands patrons, il ne faut pas perdre de vue le fait que le NSDAP était un parti politique, et non un club de tarot. L’objectif de ces recrutements était évident : l’obtention de fonds pour mener le combat politique et continuer à se développer. On peut comprendre la manœuvre. Elle n’était pas dictée par des raisons idéologiques, mais par un besoin pratique. Le parti pourrait toujours se développer davantage avec plus de moyens financiers. En 1928, le congrès annuel avait dû être annulé faute d’argent. 73 Quoi qu’on puisse penser de leurs intentions et de leurs motivations premières, ces grands industriels allemands furent aussi pleinement instrumentalisés par le parti, qui avait naturellement grand besoin de leur soutien financier et politique. En réalité, il est presque étonnant que ces grands industriels ne s’en soient pas aperçus d’eux-mêmes. Effrayés par le marxisme et les premières expériences du bolchevisme en Russie, ces élites économiques tombaient dans le panneau du nazisme avec une naïveté telle qu’elle les rend rétrospectivement tout à fait indigne de leur position sociale.

     Le recrutement de grands industriels et de bourgeois dans un parti de travailleurs était un coup de génie, mais il n’était pas sans poser quelques problèmes. Le principal avait trait au positionnement politique, et il explique pourquoi le flirt entre les Nazis et le grand patronat resta toujours discret et modéré. Il ne fallait surtout pas que cela entache la dimension socialiste et anciennement ouvrière d’un mouvement qui visait d’abord et avant tout la masse des travailleurs allemands. Significative de ce point de vue est la remarque faite par Goebbels courant 1931 : « Les princes doivent faire preuve d’un peu plus de retenue au sein du Parti. Nous sommes toujours un parti de travailleurs. » 74

     Au lieu de donner leur concours direct, les grands bourgeois allemands furent extrêmement passifs, et résignés. Si nous souhaitons vraiment les blâmer pour l’arrivée au pouvoir d’Hitler, c’est avant tout leur manque de résistance que leur aide active qu’il faut mettre en avant. Ainsi que le décrit un observateur de l’époque, partout au sein de cette élite économique on remarquait « cette même crainte qui paralyse en germe tout essai de résister : si ce n’étaient pas les bruns qui avaient le pouvoir, ce seraient les rouges. Ils n’imaginent pas d’autre alternative. De fait, ces ‘‘possédants’’ n’ont jamais cru au régime de Weimar. Il n’y a sans doute pas en Europe de classe plus indifférente à la vie politique, plus passive vis-à-vis de l’État, plus lâche devant le fait accompli, — et toujours accompli par d’autres, forcément — plus dénuée d’esprit civique, pour tout dire. » 75

Au-delà de quelques cas individuels, la relation entre les Nazis et le Grand Patronat ne fut jamais celle que les communistes décriront par la suite. Ainsi que commente Kershaw : « Le parti nazi ne bénéficiait qu’à une échelle relativement modeste des largesses du ‘‘grand capital’’ qui, pour l’essentiel, continuait à alimenter les caisses des autres formations de la droite conservatrice. De façon moins spectaculaire, les fonds du NSDAP provenaient principalement des cotisations de ses membres et des collectes réalisées lors des rassemblements et autres actions similaires. » 76 Nous disposons de beaucoup d’éléments pour soutenir cette affirmation, et notamment des commentaires des Nazis eux-mêmes. Hjalmar Schacht expliqua par exemple dans ses mémoires qu’en 1933 la totalité des frais utilisés par la propagande provenait des cotisations des membres et des dons des sympathisants, ce qui, en considérant le nombre de nouveaux membres du NSDAP, est tout à fait vraisemblable. La progression du nombre de membres du parti fut en effet spectaculaire : à la fin de l’année 1925 ils n’étaient que 27 000. Ils furent bientôt 49 000 en 1926, 72 000 en 1927, 108 000 en 1927 et 178 000 en 1929. 77 En réalité, le NSDAP n’avait pas besoin des fonds du grand capital.

     Dans sa courte étude sur le sujet, l’historien Henri Rousso a conclu qu’ « il n’est plus possible aujourd’hui de prétendre que c’est le système capitaliste qui a conduit l’Allemagne au nazisme. Parce qu’il reposait sur le principe intangible du politique, parce qu’il imposait sa logique de destruction même aux élites qui l’avaient soutenu, le nazisme ne constitua pas l’Eldorado des capitalistes. » 78

     J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer au passage que même les historiens qui s’évertuent à expliquer qu’Hitler fut un « outil » dans les mains du grand capital, souvent en montant en épingle des cas individuels, n’en finissent pas moins par expliquer que le nazisme était une forme de socialisme. Ainsi Antony Sutton explique-t-il que la prise du pouvoir par Lénine en 1917, l’élection du Roosevelt en 1932, et la nomination d’Hitler au poste de Chancelier en 1933 « introduisirent une forme de socialisme dans des pays majeurs — le socialisme bolchevik en Russie, le socialisme du New Deal aux États-Unis, et le national-socialisme en Allemagne. » 79

     De manière très claire, depuis la publication de l’excellent German Big Business and the Rise of Hitler, par Henry Ashby Turner, il n’est plus permis de soutenir que le nazisme fut d’une manière ou d’une autre le produit du grand capital ou que son arrivée se soit faite grâce à lui, ou même que ses visées aient été partagées par ces grandes entreprises. 80 Même sur les questions de la politique expansionniste allemande, habituellement plus controversées, le doute ne plane plus dans le ciel de l’historiographie nazie. Comme Karl Dietrich Erdmann l’explique également très bien, « mis à part les Soviétiques, tous les historiens sont d’accord pour penser que les sources ne permettent pas de conclure que l’industrie a pesé d’un poids déterminant dans les décisions prises par Hitler en matière de politique étrangère et de guerre. » 81

     Un bon résumé nous est fourni par Eric Hobsbawm, qui, en tant qu’historien marxiste, ne peut pas être accusé de défendre la cause du capitalisme libéral. « Quant à la thèse du ‘‘capitalisme monopolistique’’, le problème est que le grand capital — vraiment grand — s’accommode de tout régime qui ne cherche pas à l’exproprier, et que n’importe quel régime s’en accommode. Le fascisme ne fut pas plus l’expression des intérêts du capital monopolistique que ne le furent le New Deal en Amérique, les gouvernements travaillistes en Grande-Bretagne ou la République de Weimar. Au début des années 1930, le grand capital ne souhaitait pas particulièrement Hitler et aurait préféré un conservatisme plus orthodoxe. Il ne lui apporta guère de soutien jusqu’à la Grande Crise, et encore cet appui fut-il alors tardif et inégal. » 82

     Nous avons vu comment étaient traitées les élites économiques allemandes dans les années du nazisme. Fort naturellement, il ne faudrait pas s’attendre à observer un enthousiasme fou de leur part quant aux réalisations d’Hitler et de son régime. « Malgré leur concours financier, note ainsi Kershaw, les industriels continuèrent, dans un premier temps, à considérer le nouveau régime d’un œil circonspect. » 83 Un rapport envoyé en 1943 à la chancellerie du Reich indique par exemple : « De tous côtés, on maudit ouvertement le NSDAP et ses chefs. ‘‘Je n’ai pas voté Hitler !’’ est devenu un genre de leitmotiv chez les hommes d’affaires. » 84 Vers la fin de la guerre, la collaboration des milieux économiques peut s’expliquer par la simple nécessité de la survie. « Ayant lié leur destin au régime nazi, remarque le même Kershaw, ils étaient condamnés à prospérer ou à périr avec lui. » 85

     L’utilisation à des fins politiques de ceux qui, a priori, auraient dû constituer le camp ennemi, n’est bien sûr pas un fait typique du nazisme, et, en réalité, tout groupe politique se doit d’utiliser cette carte s’il veut l’emporter. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’Hitler et ses acolytes le firent avec un certain talent. L’utilisation des conservateurs de droite et des gros industriels est une manœuvre de haute voltige pour un parti anciennement ouvrier. Ce fut le conservateur von Papen, par exemple, qui ouvrit à Hitler les portes de la Chancellerie. Il aura bien le temps de le regretter. Alfred Hugenberg, un membre de cabinet conservateur aura même cette phrase dès le lendemain de la nomination d’Hitler au poste de Chancelier du Reich : « Je viens de commettre la plus grosse bêtise de ma vie. » 86

     De la même façon, la récupération d’un autre conservateur, Hjalmar Schacht, est typique. Lors d’une des premières rencontres avec lui, Goebbels eut des mots incroyables sur lui : « Schacht veut apparemment se convertir à nos idées. Il sera utilisable chez nous ; il peut saper le crédit de la République en matière financière. C’est d’ailleurs ce qu’il va faire. » 87 Hitler partageait ce sentiment. La bourgeoisie et les riches capitalistes ne rentraient pas dans ses plans. Il n’avait prévu pour eux qu’une seule fonction : qu’ils le soutiennent financièrement et électoralement. Pendant qu’il préparait la hache qui allait les abattre, Hitler tâchait de séduire les milieux économiques pour que ceux-ci collaborent à l’arrivée au pouvoir de leurs propres fossoyeurs. Il ne se faisait d’illusion ni sur leur peu d’enthousiasme, ni sur leur future place dans la société. « Le rôle de la bourgeoisie est terminé, expliqua-t-il à ses proches. Il est terminé à tout jamais, mes camarades, et ne vous y trompez point. » 88

     Si le sort des bourgeois et des grands industriels était terrible, c’était tant pis pour eux. Comme le dira froidement Hitler, « ils peuvent s’estimer heureux que nous ne fassions pas comme en Russie où on les aurait fusillés depuis longtemps. » 89 Loin d’avoir été au service du grand capital, Hitler fut en réalité leur maître. Comme le note Rauschning, « Hitler ne songeait pas un seul instant à faire comme en Russie, à détruire homme par homme la classe des possédants. Ce qu’il voulait, c’était les contraindre à collaborer de tous leurs moyens à la construction de la nouvelle économie. » 90 Cette instrumentalisation des milieux conservateurs et de certains grands patrons allemands fut menée d’une main de maître. C’était là l’exercice de la « méthode » hitlérienne, et ce ne fut pas la première fois que ses adversaires eurent à creuser leurs propres tombes.

 

     Ayant écarté les principales objections concevables, il est désormais possible pour nous de pousser plus loin les rapprochements entre le national-socialisme et le socialisme, suffisamment loin pour que les similarités deviennent gênantes.

     Le rapprochement entre le nazisme et l’idéologie socialiste ou communiste était donc apparent. Il était clair pour les dirigeants nazis, et désormais, il l’est sûrement devenu pour le lecteur aussi. Bien qu’elle ne soit pas essentielle en elle-même, la question des symboles nazis, et notamment de la croix gammée et du salut dit « romain », pourrait avoir beaucoup à nous apprendre. Notre problème, en peu de mots, est de comprendre la signification des symboles utilisés par les Nazis, et d’en tirer des enseignements.

     La question du drapeau ne pose semble-t-il aucune difficulté d’interprétation : la couleur rouge symbolisait le socialisme, la couleur blanche, le nationalisme, et la croix gammée illustrait le racisme antisémite du mouvement. Les choses sont parfaitement claires, et il suffit de reprendre Mein Kampf, dans lequel on lit : « En tant que nationaux-socia-listes nous voyons notre programme dans notre drapeau. Dans le rouge nous voyons les visées sociales (den sozialen Gedanken) de notre mouvement ; dans le blanc, les visées nationalistes. Dans la croix gammée nous voyons la mission de lutter pour la victoire de l’homme Aryen, mais aussi la victoire du concept de travail productif (der schaffenden Arbeit). » 91 L’interprétation est donc évidente, et le problème est entendu. Pourtant, malgré l’explication très claire qu’en donne Hitler lui-même et qu’il répéta tout au long de sa vie, certains historiens se sont crus autorisés à y substituer leur propre explication. Décrivant le drapeau national-socialiste, Serge Bernstein et Pierre Milza parlèrent ainsi d’un « emblème frappant, le drapeau rouge frappé en son centre d’un cercle blanc portant un svastika noir (on allie ainsi les trois couleurs de l’Allemagne impériale, noir-blanc-rouge, avec le symbole qu’Hitler considère comme caractéristique des peuples aryens). » 92 Une interprétation assez fantaisiste, et en totale contradiction avec les affirmations d’Hitler lui-même.

     Très courant en Asie, où il fut utilisé comme symbole hindouiste et bouddhiste, le « swastika » a une très longue histoire. Le choix d’un symbole utilisé depuis des millénaires, pour un mouvement qui, lui-même, voulait durer mille ans, n’est en rien étonnant et ne mérite pas une attention excessive. En revanche, dans son brillant article sur les origines socialistes du nazisme, John Ray a produit un document de l’Armée Rouge des premières heures de l’Union Soviétique, portant la marque du symbole « Swastika » également utilisé par d’autres mouvements socialistes à travers le monde, parce qu’il semblait représenter deux lettres « S » entrelacées — S pour Socialisme. Ce lien de parenté, si l’on peut dire, est assez méconnu, et pourrait être facilement contesté du fait que nous en trouvons aujourd’hui assez peu de preuves. Mais supposer qu’à l’arrivée au pouvoir des Nazis, Staline ait tâché de supprimer toute utilisation compromettante d’un tel symbole, c’est là une hypothèse qui, en connaissant la personnalité de Staline, a de quoi être convaincante. 93

     Il est tout à fait dérangeant, je le comprends, d’observer que l’un des symboles les plus célèbres du nazisme fut considéré comme une marque de socialisme, partiellement ou totalement, et repris par de nombreux mouvements socialistes à travers le monde. Ce sera sans doute avec une grande peine que l’on apprendra alors que le célèbre salut hitlérien, le bras droit tendu, fut instauré comme symbole d’allégeance par un socialiste. Ce symbole, bien entendu, avait une longue histoire. L’antiquité nous a laissé quelques traces de son usage. En popularisant, paraît-il, l’usage de ce geste d’allégeance, la Rome antique a été à l’origine de l’appellation « salut romain », un qualificatif qui lui est resté, malgré le peu de preuves qui certifient de son utilisation à cette époque. Les réminiscences de la gloire de l’Empire romain, et sa célébration par le néoclassicisme, contribuèrent à l’usage du salut romain dans l’Europe du XVIIIe siècle. C’est ainsi que, de manière surprenante, c’est par ce geste que les députés français du Tiers-État prêtèrent serment dans la salle du jeu de paume pour s’en convaincre, voir les célèbres représentations de cet épisode par Jacques-Louis David, et par Louis-Charles-Auguste Coudet. Pour autant, vers la fin du XIXe siècle, ce geste n’avait plus qu’une signification symbolique, et n’était lui-même plus qu’un vieux souvenir de la Rome antique.

     Alors comment ce salut parvint-il à devenir, moins d’un demi-siècle plus tard, une norme établie non seulement dans l’Allemagne Nazie, mais aussi dans l’Italie fasciste et dans la Russie stalinienne ? Cela, nous le devons à un homme, dont le nom reste bien méconnu aujourd’hui : Francis Bellamy. Né en 1855 dans l’État de New York, ce pasteur baptiste fut mis à la porte de l’église de Boston pour avoir défendu le socialisme dans ses sermons. Il défendait là des positions que son cousin, le socialiste utopiste Edward Bellamy, avait exposé de façon célèbre dans Looking Backward (1891) puis Equality (1897), deux romans utopistes célébrant les vertus du planisme économique et de la redistribution des richesses. Suite à ce renvoi, il fut embauché comme assistant par Daniel Ford, éditeur de The Youth’s Companion, qui le missionna de rédiger un serment d’allégeance à réciter devant le drapeau américain, afin qu’il soit repris par les écoles publiques américaines. 94 « Je jure allégeance à mon drapeau et à la République qu’il représente : une nation indivisible, avec la liberté et la justice pour tous » furent les mots qu’il choisit. Adepte, selon ses mots, d’un « socialisme militaire », il crut important d’ajouter un geste d’allégeance : le bras tendu vers le drapeau. Il voulut également y insérer les mots « égalité » et « fraternité », mais se ravisa : la réalisation de ces idéaux lui semblait trop lointaine pour figurer dans un tel serment. 95

     C’est ainsi qu’à partir de 1892, les élèves des écoles publiques américaines eurent à prononcer cette phrase, tournés vers le drapeau, le bras droit effectuant ce salut tristement célèbre. Poussé par des tendances à la fois militariste et nationaliste, un écrivain socialiste méconnu venait de ressusciter ce salut tombé en désuétude, désormais réalisé chaque matin par des millions de jeunes américains.

     Le salut nazi et la croix gammée ne sont pas des cas uniques. Tous les usages du national-socialisme semblaient avoir été directement importés de la Russie communiste. Ludwig von Mises, en écrivant sur le nazisme en 1944, rappela bien cette vérité : « les Nazis n’ont pas seulement imité les tactiques bolcheviks pour prendre le pouvoir. Ils ont copié beaucoup plus. Ils ont importé de Russie le système du parti unique et le rôle privilégié de ce parti et de ses membres dans la vie publique, la position suprême de la police secrète, l’organisation à l’étranger de partis affiliés utilisés pour combattre leurs gouvernements nationaux, pour faire du sabotage et de l’espionnage, soutenus par des fonds publics et les services diplomatique et consulaire, l’exécution administrative et l’emprisonnement des adversaires politiques, les camps de concentration, le châtiment infligé aux familles des exilés. Ils ont même emprunté aux marxistes des absurdités comme la façon de s’adresser la parole, camarade du parti (Parteigenosse) tiré du camarade marxiste (Genosse) et l’usage d’une terminologie militaire pour tous les sujets de la vie civile et économique. La question n’est pas de savoir sous quel rapport les deux systèmes sont semblables, mais en quoi ils diffèrent. » 96

 

     Le cercueil socialiste est déjà au fond du tombeau et c’est avec peu de compassion que nous y apposerons les derniers clous. Pour convaincre les sceptiques, pour rendre bien claire l’importance de la dimension socialiste dans le national-socialisme, il n’est sans doute pas inutile de dire quelques mots sur une autre dimension du socialisme moderne : l’écologie.

     Malgré de très belles études sur le sujet, c’est une donnée qui est souvent passée sous silence dans l’historiographie du nazisme. Sans doute l’avons-nous donc oublié, mais en plus de leurs conceptions socioéconomiques clairement socialistes, Hitler et les Nazis partageaient aussi ce goût pour la défense de la nature et de l’environnement, qui caractérise si parfaitement la gauche moderne à travers le monde. Le Parti National-Socialiste, considéré correctement, se trouva être en réalité le premier parti à tendance écologiste — il était un parti « vert », en somme, en plus d’être un parti « rouge ». Comme le note l’historien Mark Musser, « l’autoroute vers l’environnementalisme moderne passa par l’Allemagne Nazi. En 1935 le Troisième Reich était le régime le plus ‘‘vert’’ de toute la planète. » 97

     Avant d’en venir aux actes des dirigeants Nazis, et d’Hitler lui-même, commençons par quelques citations. D’abord Ernst Lehmann, un biologiste influent affilié au parti nazi, chez qui nous lisons qu’au sein du mouvement nazi on reconnaissait que « séparer l’humanité de la nature, et de la vie dans sa globalité, mène l’espèce humaine à sa propre destruction et à la mort des nations. Ce n’est que la réintégration de l’humanité dans la nature entière que notre peuple pourra devenir plus fort. »  98 Dans Mein Kampf, Hitler avait déjà exprimé des conceptions similaires. « En tentant de se révolter contre la logique inflexible de la nature, l’homme entre en conflit avec les principes auxquels il doit d’exister en tant qu’homme. C’est ainsi qu’en agissant contre le vœu de la nature il prépare sa propre ruine. » 99

     La nature devait rester reine, et le scientisme des libéraux était une absurdité. Selon Hitler, l’homme ne pouvait être capable de tout expliquer, de tout comprendre, et de tout maîtriser. La foi « bourgeoise » dans le progrès illimité de la science était pour lui la source de bien des moqueries. S’entretenant avec ses proches, il expliqua : « À la fin du dernier siècle les progrès de la science et des techniques ont poussé le libéralisme à proclamer la domination de l’homme sur la nature, et à annoncer qu’il se rendrait bientôt maître de l’univers. Mais une simple tempête est suffisante pour que tout s’effondre comme un tas de cartes. » 100

     L’idéologie national-socialiste, parce qu’elle constitua une réaction antimoderniste, était bien sûr prédisposée à ouvrir les bras à un écologisme des plus radicaux. Pour autant, leur défense « théorique » de l’environnementalisme ne serait pas digne d’être exposée si, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les Nazis ne se lancèrent pas dans une politique massive et historique de défense et de protection de l’environnement.

     En juillet 1935, le nouveau régime au pouvoir introduisit par décret la « Loi sur la protection de la nature du Reich allemand » (Reichsnaturschutzgesetz, RNG), une loi que de nombreux historiens considèrent comme la première législation pro-environnement de l’histoire. 101 Comme le note Charles Closmann, les partisans allemands de la protection de la nature (Naturschutz), « louèrent le régime nazi pour avoir introduit une loi d’une telle ampleur pour préserver les ressources naturelles du Reich. » 102 La RNG impliquait notamment la sauvegarde d’une quantité donnée de terres vierges, la planification des cultures, et l’aménagement du territoire. « Selon les normes de 1935, écrira Raymond Dominich, les provisions contenues dans la RNG faisaient de l’Allemagne la nation la plus avancée pour la protection de la nature et l’organisation de l’espace naturel de toutes les nations industrialisées. » 103 Ces mesures furent mises en place par Richard Walther Darré, le ministre de l’Agriculture du Reich. L’auteur de La Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique prenait très au sérieux la défense de l’environnement, au point que l’historienne Anna Bramwell le considéra comme le « père des environnementalistes ». 104

     Bien évidemment, mon propos n’est pas de sous-entendre que cette fibre écologiste est en soi une preuve de la tendance socialiste dans le nazisme. Je ne l’utilise que pour illustrer l’idée plus générale que les ressemblances « troublantes » entre le national-socialisme et les idées traditionnellement rattachées à la gauche se retrouvent sur davantage de sujets qu’on voudrait bien l’imaginer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


CHAPITRE 9 : L’ÉTAT DU BIEN-ÊTRE

 

 

     La pilule reste difficile à avaler. Il est dérangeant de devoir admettre qu’un homme politique aussi repoussant qu’Hitler se soit élevé dans la société allemande avec un message socialiste radical, et qu’une fois au pouvoir il ait construit l’économie sur des bases socialistes, étatistes et dirigistes. Il est tout aussi difficile pour nous d’admettre que les Allemands aient pu volontairement et consciemment voter pour Hitler. Le cas traditionnel des dictatures sanguinaires ne pose pas un tel problème : personne n’est assez fou pour incriminer un peuple qui se voit piégé par une milice révolutionnaire ou une armée de fanatiques révoltés.  Dans le cas du nazisme, il faut reconnaître ce que nous avons le plus grand mal à admettre : que la grande majorité des Allemands étaient satisfaits du régime national-socialiste et de leur Führer.

      Nous l’oublions trop souvent : au début des années 1930, le nazisme était porteur d’un immense espoir. Avant d’emporter les Allemands dans douze années dont beaucoup se souviennent d’ailleurs avec mélancolie comme d’un véritable « âge d’or », le national-socialisme avait commencé par être une formidable source d’espérance. Sur la question de ce sentiment, de cette « fascination pour le nazisme », Peter Reichel a publié un brillant ouvrage dans lequel il explique comment et pourquoi l’expérience du nazisme fut réellement enivrante pour la population allemande. Comme il le note très bien, ce n’est pas une manière d’enjoliver un régime tyrannique ou de minimiser son extrémisme barbare ; au contraire, « étudier la fascination exercée par le régime national-socialiste doit permettre d’éviter de seulement le diaboliser et de le réduire à n’être qu’un régime de violence totalitaire. » 1 

     Le nazisme était fascinant, spectaculaire, et enivrant. De manière à réaliser la transition entre cette réalité et le point suivant, je citerai le témoignage de la jeune Melita Maschmann devant le passage de Nazis qui, des torches à la main, défilaient fièrement le 30 janvier 1933 : « L’horreur que cela faisait naître en moi était accompagnée de manière imperceptible par une joie enivrante. ‘‘Nous voulons mourir pour notre drapeau’’ avaient chanté les porteurs de torche. J’étais emportée par un désir brûlant de me joindre à ces gens pour qui cela était une affaire de vie ou de mort. Je voulais m’échapper de ma petite vie d’enfant et m’attacher à quelque chose de grand et de fondamental. » 2

     Cet enthousiasme populaire, et la forme précise qu’il prit dans l’Allemagne Nazie, me posa toujours de grands problèmes d’interprétation. L’antisémitisme reste l’élément habituellement considéré comme le plus choquant et le plus pervers dans toute l’idéologie hitlérienne. Il y a de cela cinq ou six ans, lorsque je pris la peine pour la première fois de lire un discours d’Hitler, je me souviens encore de ce qui me mit mal à l’aise. Ce n’était pas tant l’utilisation du Juif comme bouc-émissaire. Je connaissais les textes des socialistes du dix-neuvième siècle, et les tirades récurrentes dans les médias sur les « méchants patrons » ou les « exploiteurs de la Bourse » étaient trop connues de mes oreilles pour que de telles exagérations me fassent un quelconque effet. En revanche, la demande répétée exigeant que chacun se sacrifie pour le bien-être de tous, cet « évangile du sacrifice » comme j’allais l’appeler plus tard, me révolta purement et simplement. Je n’étais pas encore pleinement conscient de l’immoralité d’une proposition de ce type, mais les formulations telles que « chacun doit être prêt à mourir pour la nation » me posaient un véritable problème.

     La mentalité altruiste ou sacrificielle est souvent peu mise en avant dans les études consacrées au nazisme. Moi-même, malgré le choc provoqué, c’est un point qui m’apparut d’abord comme un détail sans grande importance, et il est probable que le lecteur partage encore l’apriori que j’avais à l’époque. Par cette étude, mon point de vue a changé, mes conclusions également. La mentalité sacrificielle n’était pas un détail insignifiant dans l’idéologie national-socialiste. À l’inverse, pour certains, dont Joseph Goebbels et Adolf Hitler lui-même, elle constituait même le cœur de leur doctrine. Goebbels ira même jusqu’à expliquer que leur socialisme reposait tout entier sur cette idée du sacrifice de l’individu au profit de la nation, et Hitler approuva cette définition. Bien qu’elle nous semble repoussante à de nombreux points de vue, cette mentalité était une base sur laquelle tout devait être ensuite construit, et lorsqu’on entend qu’elle constituait la définition du socialisme, il n’est pas permis de la laisser de côté. Il faut la considérer comme ce qu’elle était : une composante essentielle non seulement de l’idéologie nationale-socialiste, mais aussi et surtout de la « conception du monde » hitlérienne.

Ces principes étaient affirmés clairement dans le programme du parti. Le point 10 expliquait clairement que « les activités des individus ne devront pas entrer en opposition avec les intérêts de la nation, mais devront être opérées à l’intérieur du cadre de la communauté et tendre au bien commun. » 3 Dans la propagande du NSDAP, le slogan Gemeinnutz vor Eigennutz! (« L’intérêt général avant l’intérêt particulier ») était très utilisé.

     Cette conception était plus répandue dans le mouvement nazi que je ne l’avais d’abord imaginé, et je ne pouvais pas la passer sous silence.  Tout comme Hitler, Goebbels insistait également sur l’importance de l’aspect sacrificiel dans le socialisme. « Nous travaillons au programme économique avec Hitler et tout un groupe d’experts, racontera-t-il au début des années 1930. Je trouve une définition excellente du concept de socialisme. […] ‘‘Le socialisme, c’est la subordination du concept d’individu au concept de peuple.’’ On l’ajoute au programme. » 4

     Sur ce point, Hitler tenait son inspiration d’un autre grand penseur du socialisme français, le philosophe du positivisme, Auguste Comte. Disciple de Saint-Simon, Comte fut l’inventeur du terme « altruisme », qu’il définissait comme l’inverse de l’égoïsme, et le qualifiait de grande vertu. Dans une société privée de repères moraux d’origine religieuse et piégée par les « excès » du rationalisme économique de l’affreuse « École de Manchester » — entendez : Smith, Ricardo, et les libéraux anglais — il était nécessaire de défendre un principe radicalement différent : que l’individu doit se sacrifier pour le bien commun. 5 Cette mentalité était aussi très présente chez le philosophe allemand Fichte, dont nous avons abondamment parlé. Dans sa célèbre « Adresse à la Nation Allemande », il expliqua clairement que « l’homme de bien sera actif et efficace, et se sacrifiera lui-même pour son peuple. » 6 À la suite du conflit mondial, cette mentalité devint très populaire.

     Beaucoup de raisons expliquent le soutien des Nazis à cette mentalité, et on ne peut leur reprocher d’avoir plongé volontairement dans le « courant » sacrificiel-altruiste : ils partageaient déjà cette philosophie dès la jeunesse de leur mouvement. Après son expérience de la guerre, Hitler en était tout naturellement rempli. Depuis la fin des combats, il continuait à admirer avec une force énergique tous ceux qui avaient accepté de se sacrifier pour la patrie, et voyait dans cette qualité une vertu à exiger par la suite de tout le peuple allemand. Le jeune Goebbels, avant même son entrée au NSDAP, partageait ces sentiments, bien qu’il n’ait pas connu lui-même l’expérience de la guerre. Hitler avait attrapé cette mentalité dans les tranchées, comme d’autres attrapaient des maladies ; Goebbels n’avait fait que la renifler dans l’air allemand. « Un homme qui donne sa vie pour sa patrie, notera-t-il lyriquement dans son journal, c’est toujours ce que l’on peut voir de plus grand. » 7 Cette conviction, déjà forte dans sa jeunesse, ne devait plus le quitter.

Cette mentalité était présente partout, et devait être transmise au peuple. Les foyers de SA arboraient souvent une phrase pleinement tournée vers ce sens du sacrifice. La porte du foyer de Friedenau, inauguré par Goebbels en 1931, portait les mots suivants : « Nous vivons et mourrons pour nos idées. » 8 Sur l’inscription d’un autre foyer de SA, on lisait également : « Nous sommes nés pour mourir pour l’Allemagne. » 9 Par idéologie, l’Allemagne Nazie embrassa entièrement cette notion. Il ne devait plus exister de distinction entre l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous. Les affaires publiques devaient englober désormais les affaires privées. « Il ne doit plus y avoir d’Allemands ‘‘privés’’ », expliqua l’auteur nazi Friedrich Sieburg ; chacun ne doit avoir de sens que par son service pour l’État, et ne doit atteindre l’épanouissement de soi que par ce service. 10

     Le bien-être ne devait plus avoir une signification individuelle. C’est un point fondamental qui mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Tout comme les loisirs, l’offre de soin et la couverture des risques de la vie d’une façon plus générale devraient être réalisées dans le cadre fixé par l’État, afin que le bien-être ait une signification collective, et non plus individuelle. Toute l’idéologie nationale-socialiste était basée sur cette distinction fondamentale. « L’ère du bonheur personnel est close, expliqua un jour Hitler. Ce que nous lui substituons, c’est l’aspiration à un bonheur de la communauté. » 11 C’était un des éléments du « socialisme héroïque » qu’Hitler souhaitait construire. « Je vous demande d’emporter avec vous la conviction que le socialisme, tel que nous le comprenons, vise non pas au bonheur des individus, mais à la grandeur et à l’avenir de la nation toute entière. C’est un socialisme héroïque. C’est le lien d’une fraternité d’armes qui n’enrichit personne et met tout en commun. » 12 C’était pourtant là un objectif impossible, car le bonheur collectif est impossible. Seul un bonheur individuel est possible, lequel découle de la réalisation, par chacun, des objectifs qu’il a lui-même choisi de se fixer, et qui diffèrent naturellement d’un individu à l’autre.

     Dans un précédent chapitre nous avons étudié les liens existant entre le New Deal de Roosevelt et les mesures économiques d’inspiration keynésienne prises tant dans l’Allemagne nazie que dans l’Italie fasciste. Il est intéressant de noter que Roosevelt avait très tôt vanté le système prussien, dans lequel les dirigeants allemands « passaient au-delà de la liberté qu’a chaque individu de faire ce qu’il veut de sa propriété et considéraient qu’il était nécessaire d’encadrer cette liberté pour garantir la liberté du peuple dans son ensemble » 13 Le modèle que Roosevelt imposa en Amérique satisfaisait au moins Hitler qui y voyait une utilisation de ses propres principes. À l’ambassadeur américain William Dodd il se dira ainsi « en accord avec le Président quant au fait que la vertu du devoir, la volonté de sacrifice, et la discipline doivent dominer le peuple entier. Ces exigences morales que le président a imposé à chaque citoyen américain sont aussi la quintessence de la philosophie allemande de l’État, qui trouve son expression dans le slogan : ‘‘Le bien commun transcende l’intérêt de l’individu’’. » 14 De par ses visées collectivistes et ses intentions socialistes, l’idéologie national-socialiste était plus à même d’embrasser les principes de la mentalité sacrificielle-altruiste que tous les autres courants politiques qui lui faisaient concurrence. Cohérent avec ses idées collectivistes, Otto Strasser définissait la révolution national-socialiste comme un accomplissement de l’idéal altruiste d’une communauté nationale dans lequel le sacrifice serait présenté comme la vertu première. « La Révolution Allemande proclame que la nation allemande est une communauté de destin. Mais elle est consciente du fait qu’une communauté de destin n’est pas seulement une communauté de besoin mais une communauté de pain, et affirme ainsi toutes les demandes qui suivent de la reconnaissance du principe fondamental : ‘‘le bien commun passe avant le bien individuel.’’ » 15

     Pour autant, l’accent mis sur le « bien-être général » n’était accompagné d’aucune définition précise autre que celle, très vague et potentiellement extrêmement destructrice de « ce qui ne nuit pas à l’État ». Cette négation de l’individu se combinait ainsi avec une adoration du Gentil État, les deux se nourrissant l’un l’autre, pour aboutir au sacrifice de l’individu et à une philosophie légitimant les pires crimes. Par excès de collectivisme et par la folie d’une lutte idéologique contre l’individualisme, prétendument associé avec le capitalisme, Hitler en vint ainsi à rabaisser l’individu au rang d’animal bon pour le sacrifice. « Il ne faut pas accorder un prix trop élevé à la vie de l’individu, admettait-il ouvertement. Si l’individu était important aux yeux de la nature, elle se serait chargée de le préserver. » 16

     L’établissement de l’État-Providence sous le nazisme répondait aux pressions idéologiques de la doctrine nationale-socialiste elle-même. Pour Hitler, le rôle historique du national-socialisme devait être d’introduire dans la conscience du peuple allemand les notions de sacrifice (Opfer), de conscience sociale, à travers l’appartenance à la Volksgemeinschaft, et de justice sociale. Ainsi que commente G. Eghigian, « ces trois notions — l’honneur du sacrifice, la communauté de destin et la conscience d’une appartenance à la nation — étaient des éléments clés de la politique sociale durant le Troisième Reich. » 17 Par l’intermédiaire d’un système d’assistance qui soutiendrait chacun du berceau au cercueil, il s’agissait de mettre en pratique le « socialisme héroïque » dont Hitler avait recommandé la création. Avec l’intensification de la crise économique, ces recommandations s’étaient vite transformées en nécessités de première importance. Ainsi, dès les premiers mois du pouvoir nazi, Hitler participa à la création de vastes programmes d’aides sociales, par lesquels le peuple allemand était appelé à se sacrifier pour les camarades dans le besoin (notleidenen Kameraden). « Donner, déclarait-on au sein du parti nazi, est un devoir sacré pour tous ceux qui ont la chance d’avoir du travail et du pain pendant que des millions de leurs concitoyens souffrent encore d’une grande misère sans que cela soit de leur faute. » 18

 

     Pour Hitler, ne peut être socialiste que « celui qui prend en sympathie les citoyens les plus pauvres » et le régime tâcha de suivre cette leçon. 19 La distribution d’aide aux plus démunis se réalisait par l’intermédiaire d’un organisme spécifique, le Bien-être Populaire National-socialiste (Nationalsozialistische Volkswohlfahrt, NSV). Formé à la toute fin de l’année 1931 par la fusion de différents organismes nazis de charité, le NSV acquit une position de première importance quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Il put alors se développer hors de la région de Berlin qui l’avait vu naître, pour devenir en quelques mois l’une des organisations les plus influentes de l’État Nazi, après le Front du Travail.  En 1934, le NSV avait déjà 3,7 millions d’adhérents ; il en aura près de 20 millions à la fin de la guerre. Son principal programme social s’intitulait le Secours d’Hiver (Winterhilfswerk). Il devait remplacer les organisations privées de charité, qui avaient pourtant fort bien fonctionné depuis des décennies, et qui furent progressivement interdites. 20 Chaque hiver, d’octobre à mars, plus d’un million de personnes, principalement des membres des Jeunesses Hitlériennes et des femmes au foyer, et le plus souvent bénévolement, s’activaient pour collecter des fonds et des biens pour la distribution aux personnes dans le besoin. Elles arpentaient ainsi les rues allemandes dans leurs belles bottes rouges, frappant aux portes pour demander ici une contribution financière, là des produits de consommation courante : produits alimentaires, vêtements, meubles, etc.

     Chaque année le début du Secours d’Hiver était annoncé à coup de discours radiophoniques et d’affiches. Sur les posters et sur les tracts on répétait sans cesse la même demande : Donnez ! Les dons d’argent étaient les plus courants, mais certains Allemands donnaient aussi des biens de consommation  charbon, sucre, lait, chaussures, habits, couvertures, etc. — et les dirigeants régionaux les encourageaient activement à le faire. Progressivement, la collecte s’institutionnalisa et prit des formes plus sophistiquées. Bien que de nombreux Allemands consentissent encore à des dons en nature, beaucoup d’entre eux, et notamment les ouvriers et employés de bureau, choisirent de déduire leur « contribution volontaire » au Secours d’Hiver directement de leur feuille de paye.

Comme on aurait pu l’imaginer, le programme avait déjà perdu tout caractère volontaire. De nombreux travailleurs perdirent leur emploi après avoir fourni une contribution jugée insuffisante. Les tribunaux jugeaient que « les conduites hostiles à la communauté populaire devaient être fermement punies » et une trop faible contribution au Secours d’Hiver entrait dans cette catégorie. Cette pression était encore plus forte pour les plus riches et les chefs d’entreprise, dont l’exemplarité en ce sens était scrutée de près par les fonctionnaires nazis. Citons le témoignage édifiant d’un chef d’entreprise : « Mes employés ont refusé de donner une heure de salaire pour le fond hivernal et la plupart n’ont contribué au total qu’avec quelques centimes. Je n’ai pas osé envoyer un si petit montant aux autorités. Je dépends de leurs ordres pour obtenir des permissions et des matières premières. Clairement je ne peux pas me permettre d’être considéré comme le chef de travailleurs qui ne sont pas enthousiastes à propos du national-socialisme. Par conséquent, j’ai moi-même apporté la plus grande partie de la contribution, et j’ai dit aux autorités et au Front du Travail que chaque employé avait fourni une heure entière de salaire. » 21

     De ce fait même, les collectes étaient chaque année plus considérables. La première année, lors de l’hiver 1933-1934, pas moins de 358 millions de Reichsmarks furent collectés. Six ans plus tard la collecte avait déjà doublée pour atteindre 610 millions et en 1943 elle doubla encore : cette année-là on obtint la somme considérable de 1,6 milliards de Reichsmarks. 22 « Le peuple s’aide lui-même » proclamaient fièrement les affiches de propagande. C’était « le socialisme en action » comme aimaient le dire les dirigeants Nazis. 23

     Placé entre le début et la fin de la période de collecte, le « Jour de la Solidarité Nationale » était un événement d’une portée considérable, souvent habilement mis en valeur par la propagande du régime. Ce jour particulier, les bénévoles des Jeunesses Hitlériennes étaient accompagnés de hauts dirigeants nazis, Goebbels, Göring et les autres. L’excitation de la population était palpable et les résultats de la collecte s’en ressentaient.

     Le Secours d’Hiver devait mettre en valeur les idéaux de solidarité et de camaraderie/fraternité qui sous-tendaient l’engagement nazi. Ainsi les dirigeants du Reich insistèrent-ils également sur les vertus « pédagogiques » (erzieherisch) du programme. Le vocabulaire utilisé par les dirigeants Nazis était d’ailleurs représentatif de la mentalité qu’ils voulaient inculquer au peuple allemand. L’une des affiches les plus utilisées pour promouvoir le Secours d’Hiver indiquait simplement « Ne donnez pas. Sacrifiez » (Nicht Spenden, Opfern). En d’autres termes, et pour reprendre le grand slogan du national-socialisme, le bien-être collectif devait passer avant le bien-être individuel. Ce grand principe était sans cesse décliné par les Nazis pour en appeler au sacrifice. Afin de soulager la misère des « camarades dans le besoin » (notleidenen Kameraden), il fallait se montrer « capable du sacrifice » (Opferbereitschaft) : donner massivement tout en prenant soin de témoigner ouvertement d’une « joie du sacrifice » (Opferfreudigkeit). 24

     Pour permettre la compréhension de ces mesures d’aide, il faut préciser que les critères de redistribution étaient fort lâches et que loin d’être un programme d’assistance aux plus démunis, le Secours d’Hiver s’apparenta plus à une mesure de redistribution générale. En 1934, à la suite de la première collecte, on distribua les quelques 350 millions de RM à pas moins de 16,6 millions de personnes, soit près d’un quart de la population allemande de l’époque. Peut-être à cause de ce caractère non restrictif, la distribution de l’aide hivernale était moins populaire qu’on pourrait le penser. Comme le prouvent les rapports des bureaucrates nazis en Bavière, recevoir l’aumône était très mal vécu par une grande partie de la classe ouvrière et de la paysannerie. 25

 

L’autre grand programme social du régime nazi était un dérivé du Front du Travail, et était axé sur la distribution des loisirs. Comme d’habitude, on lui donna un nom pompeux — le « Travail par la Joie », (Kraft durch Freude, KdF) — ainsi que de puissants moyens financiers. Pour autant, il ne s’agissait pas d’une création typiquement allemande. En Italie fasciste il y avait déjà l’Œuvre Nationale du Temps Libre (Opera nazionale dopolavoro) et son exemple fut suivi à la lettre.

     L’organisation KdF fut introduite afin d’encourager les travailleurs allemands à contribuer autant qu’ils le pourraient au redressement de l’Allemagne après des années d’une crise économique sévère. Pour favoriser la productivité de leur travail et récompenser leur contribution à la construction de la Nouvelle Allemagne, une offre de vacances bon marché fut immédiatement lancée. C’était là, bien sûr, une excellente manière de gagner ou de conserver le soutien fervent des allemands les plus modestes, qui n’avaient encore jamais imaginé la possibilité de partir en vacances. Les prix de l’époque les rendaient inaccessibles pour eux. Le régime nazi subventionna donc les vacances pour les offrir à une plus large partie de la population. Avec le KdF une croisière dans les îles Canaries ne coûtait ainsi qu’une soixantaine de Reichsmarks (RM), ce qui rendait la destination aisément abordable pour beaucoup. Parmi les destinations les moins onéreuses, les vacances dans les Alpes bavaroises coûtaient à peine 28 RM, représentant une semaine du salaire du travailleur allemand moyen. Pour une tournée de deux semaines en l’Italie, il fallait débourser 155 RM, soit un peu plus d’un mois de salaire. Afin d’acheminer les milliers de vacanciers vers les camps de vacances construits pour eux, Robert Ley, le directeur du KdF, lança la construction de deux nouveaux paquebots de croisière. Grâce aux deux immenses bateaux construits pour l’occasion, les voyages dans toute l’Allemagne mais aussi en Espagne, en Norvège ou en Italie furent donc possibles. En 1938, on estimait à plus de 180 000 le nombre de participants à ces croisières.

     L’historien William Shirer a eu l’opportunité de participer à l’une de ces croisières. Il raconta ainsi : « Bien que la vie à bord fût organisés par des dirigeants nazis, les travailleurs allemands semblaient passer de bons moments. Et pour pas cher ! Une croisière vers Madère, par exemple, ne coutait que 25 dollars, et le transport vers le port allemand était compris. Les plages au bord de la mer et au bord des lacs étaient investies par des milliers de voyageurs — celle de Ruegen sur la mer Baltique avait un hôtel qui pouvait accueillir vingt mille personnes. Les excursions dans les Alpes Bavaroises permettaient de skier pour 11 dollars par semaine, et le prix comprenait le voyage, la chambre, la location des skis et les leçons d’un moniteur de ski. » 26

Le KdF construisait également des installations sportives, rendait « gratuite » la visite de musées, et soutenait financièrement les représentations musicales et théâtrales. Par des subventions gouvernementales il rendait abordable les entrées pour le théâtre, le cinéma et l’opéra. Bien évidemment, rien n’est plus cher qu’un produit « abordable » car subventionné, et le financement de ce vaste programme se faisait par l’impôt. Le travailleur allemand payait pour ces prestations par l’intermédiaire de retenues obligatoires. Tous les salaires étaient amputés d’1.5%.

Pour ces mesures également les statistiques furent impressionnantes. Dans la région de Berlin uniquement, on comptabilisa 1 196 croisières de vacances, 61 503 visites de musées, 989 concerts, et 388 évènements sportifs, le tout financé intégralement par l’État. Pour le théâtre, et toujours dans la même région, pas moins de 21 146 pièces furent jouées grâce au programme, et elles attirèrent plus de 11 millions de spectateurs.

Ces mesures, des vacances subventionnées aux manifestations culturelles gratuites, étaient une application des principes nazis selon lesquels l’État devait construire les conditions d’un « bonheur collectif ». Alors seulement l’individu pourrait prendre plaisir à vivre ; alors seulement pourrait-on dire aux Allemands, ainsi que le slogan du « Travail par la Joie » pour l’année 1936 le disait clairement : « Profitez de votre vie ! »

Pour autant, aux yeux de nombreux Allemands, et notamment des entrepreneurs et chefs d’entreprises, les programmes du Front du Travail, et le KdF en particulier, n’étaient en rien une avancée vers une solide et inébranlable « communauté populaire » comme l’affirmait le régime. Ainsi que le notait bien Günter Reimann, « peu d’industriels allemands apprécient le Front du Travail ou les mesures qu’il prend. À l’instar de leurs employés, ils sont obligés d’effectuer de généreuses contributions pour le Front du Travail et ses organisations auxiliaires. Ils ont l’impression que l’argent est gaspillé. Pour autant, ni eux ni leurs employés n’osent protester. Une situation étrange s’est installée, dans laquelle la majorité des travailleurs et des employeurs considèrent que le Front du Travail est un parasite bureaucratique. Il faut subir en silence, parce qu’il est adossé au Parti Nazi et que ses ordres sont exécutés par la Police secrète de l’État. Il est clair que le Front du Travail a échoué dans sa promesse de créer une « communauté de travail » idéale, la paix sociale, et la collaboration harmonieuse entre les classes. » 27

 

     Les gens ne savent pas prendre soin d’eux même : l’État devrait prendre soin du peuple. Hitler considérait que c’était là une demande du peuple.  « Le peuple n’attend pas de ses dirigeants qu’ils le gouvernent, mais aussi qu’ils prennent soin de lui. » 28 L’État national-socialiste était paternaliste. Il l’était d’autant plus qu’il rejetait le capitalisme. Pour les Nazis, le marché n’était pas un mécanisme efficace. Le capitalisme signifiait l’esclavage, et l’entreprise privée était le tyran du travailleur. L’État devait intervenir. Rejetant les prétentions injustifiées et immorales des « apôtres du marché libre » qui, Hitler en était convaincu, étaient tous juifs le Parti national-socialiste travailla à l’élaboration de plans permettant la production par l’État de biens de consommation courante. Pour que cette entreprise soit menée à bien, il fallait que les produits soient uniformes : un seul modèle pour tous, et les mécontents seront priés de se taire. C’était là, de toute manière, la seule solution pour permettre à tous les Allemands, sans distinction de rang ou de classe, de profiter des avancées de la civilisation. « Si nous fabriquons des produits uniformisés, expliquait Hitler, les masses pourront profiter des équipements de la vie courante. Avec un marché de 15 millions de consommateurs, il est tout à fait concevable que nous parvenions à construire un poste de radio bon marché ou une machine à écrire populaire. » 29

Parmi ces produits populaires, aucun n’est resté davantage dans les mémoires que la « voiture du peuple » (Volkswagen). C’était un grand souhait d’Hitler, qui, même s’il ne savait pas conduire, adorait les voitures. C’était aussi un symbole très fort de modernité et de dynamisme qu’il voulait pour l’Allemagne : que chaque Allemand puisse conduire une voiture. En outre, les plans de relance avaient créé des milliers de kilomètres d’autoroute, alors il fallait bien « stimuler la demande » comme disent certains.

Conçue par Ferdinand Porsche, la Volkswagen coûtait 990 Reichsmarks, ce qui représentait environ huit mois de salaire pour l’Allemand moyen. Pour faciliter le règlement d’une somme qui, bien que réduite, restait difficile à débourser d’un seul coup, les nazis mirent en place un système de crédit. Les Allemands qui souhaitaient acquérir une Volkswagen étaient invités à payer 5 RM par semaine. Une fois que la somme de 750 RM était payée, ils recevraient un numéro de commande puis la voiture elle-même. Avec le début de la Seconde Guerre mondiale, cet important projet dut être mis de côté, et si les premières contributions d’Allemands servirent bel et bien à la production de centaines de milliers de Volkswagen, celles-ci durent être utilisées pour la guerre et ne furent donc jamais fournies à leurs financeurs.

     Pour autant, le programme de la Volkswagen n’était en aucun cas un subterfuge pour obtenir le soutien inconditionnel des masses, mais reflétait un véritable engagement, sincère et durable, du régime national-socialiste envers les conditions économiques et sociales du peuple allemand. Bien qu’on puisse toujours utiliser la personnalité maléfique d’Hitler comme une raison suffisante pour tout, les différents éléments dont nous disposons laissent penser que la réalisation effective du programme de cette voiture populaire était l’objectif initial. Loin d’être un programme pensé comme une escroquerie généralisée, il devait permettre de fournir aux Volksgenossen les conditions de vie du Reich du futur : celle de l’époque moderne dans laquelle des millions d’allemands emprunteraient les autobahnen du Reich en direction des lieux de vacances proposés par le KdF, lesquels possédaient systématiquement des garages monumentaux, jusqu’à 5000 places. Par ailleurs, en pleine guerre, Hitler prévoyait de relancer le programme de la Volkswagen interrompu par les nécessités du conflit, et annonçait une production annuelle d’un million de véhicules. 30

 

Les projets sociaux du Troisième Reich, nous venons de le voir, étaient très ambitieux. Une fois la guerre remportée, annonçait Hitler à se proches, le régime pourra accomplir encore bien davantage. « Dans le futur, expliquera-t-il, chaque travailleur aura des vacances — quelques jours par ans qu’il pourra déterminer à sa guise. Et tout le monde pourra aller sur un navire de croisière une ou deux fois dans sa vie. » 31 Les intentions sont louables, bien entendu, mais toutes ces mesures sociales coûtaient très cher, et la taxation des riches et des entreprises ne suffit jamais à fournir un financement suffisant. Au final, étant financièrement intenable, cette politique sociale accéléra l’endettement massif et l’effondrement de l’économie allemande. En cela, elles furent une des causes du second conflit mondial, des premières mesures antisémites, puis de l’effondrement du système entier, comme l’a fort bien montré l’historien Götz Aly.

     La législation sur le surendettement nous fournit un autre exemple de l’échec des mesures fondées sur des bonnes intentions, puisque la première cause du surendettement reste la souplesse du traitement des surendettés. En favorisant l’accès au crédit pour des populations qui n’y auraient pas eu accès dans des conditions pures de marché, les lois permissives du gouvernement national-socialiste armèrent eux-mêmes l’adversaire qu’ils voulaient combattre. En Allemagne Nazie on introduisit des lois sur le surendettement, protégeant et favorisant les débiteurs sur leurs créanciers, avec notamment, en 1934, une « Loi de prévention contre les abus des voies d’exécution ». L’effet principal fut une explosion de l’endettement.

Souvent fort généreux, les mesures sociales et programmes sociaux engagés ou prévus par les Nazis tombaient régulièrement dans la folie pure et forçaient l’État à s’engager dans une hausse continuelle des dépenses publiques. En 1941, tandis que la guerre faisait rage et que les finances du Reich étaient dans un état délabré, Hitler consentit à une augmentation de 15% des pensions de retraite. Même lorsqu’en 1943 l’Allemagne semblait clairement avoir perdu la guerre, les Nazis continuaient à rêver de la belle nation socialiste qu’ils continueraient à édifier après la victoire. Fritz Reinhart, pourtant responsable des finances du Reich, expliqua ainsi à cette époque que « la prochaine étape sur la voie de la compensation familiale sera bientôt, après la fin de la guerre, la suppression des frais de scolarité, des frais d’apprentissage et des fournitures scolaires pour tous les types d’école et pour tous les enfants, y compris pour ceux qui fréquentaient des écoles professionnelles ou supérieures. »  32

     Sous son impulsion la fiscalité nazie sur le revenu avait été modulée selon des tranches, et de nombreux avantages fiscaux furent accordés aux plus pauvres et aux classes moyennes. L’imposition des classes moyennes était d’autant plus faible que celle des plus riches était considérable, et la politique fiscale du Reich était d’abord construite de façon à alléger au maximum le fardeau des classes les plus pauvres et des classes moyennes, mais d’autres objectifs intervenaient également. Parmi les principaux, le soutien à la famille est le plus évident. L’administration fiscale nazie tâchait notamment de privilégier les familles plutôt que les célibataires, et les familles avec plus de deux enfants plutôt que les familles sans enfant. La politique familiale du Reich était explicite et avait pour but de modeler la société en favorisant les familles nombreuses. « L’allocation familiale n’est pas une prestation d’assistance » précisait la loi. 33 Les allocations familiales étaient généreuses, et leur montant augmentait chaque année. Pour le Reich, elle constituait encore un poste de 250 millions en 1939, trois ans plus tard il s’agissait déjà de 1 milliard. Elle avait pour but de modifier les comportements, en disant, hautainement, ce qu’il convient de faire ou non : s’il convient de se marier, avec qui, s’il faut avoir des enfants, et combien. C’était une partie du mouvement plus général du paternalisme, un mouvement qui les fit adopter également une législation sur les drogues, tabac compris. En 1939, devant les dépenses impliquées par la guerre, les autorités nazies imposèrent une nouvelle taxe de 20% sur le tabac. On expliqua que la mesure avait un objectif de santé publique. Quatre ans plus tard, on émit l’hypothèse d’une nouvelle hausse.

 

     À quoi reconnaît-on le socialisme ? Ce n’est bien évidemment pas seulement une idée généreuse ou une réaction contre les tendances libérales de la société industrielle. Le socialisme est aussi une politique économique, et son application pratique implique l’établissement d’un système complet d’interventionnisme étatique tel qu’étudié précédemment, et d’assistance généralisée, d’État-Providence, tel que nous avons commencé à le voir ici.

     Les historiens expliquent souvent que les Nazis, bien que créateurs d’une forme très développée d’État-Providence, n’étaient animés d’aucune passion pour l’égalité ou les droits sociaux. En somme, ils nous expliquent que leur action, de ce point de vue, ne fut rien de plus que de la tactique politique de bas-étage. L’argument serait recevable si l’on ne s’intéressait qu’aux motifs, et encore : de toute évidence, le système d’État-Providence s’intègre parfaitement au cadre général de l’idéologie nationale-socialiste. Surtout, lorsque nous nous intéressons aux réalisations effectives, ces considérations importent peu. Que Bismarck, de la même façon, ait lancé les premières mesures d’État-Providence par véritable conviction ou dans le but de conserver le vote des classes laborieuses de plus en plus séduites par le socialisme, n’a à peu près aucune importance pour celui qui essaie de comprendre l’évolution des structures sociales et institutionnelles d’un pays. La question de savoir pourquoi Hitler défendit l’État-Providence est d’ailleurs vite réglée. C’est un principe de base pour les socialistes de tous les pays — et je devrais dire : de tous les partis — et Hitler était socialiste. Au surplus, elle faisait écho si fortement à la mentalité sacrificielle-altruiste qu’il est vain de chercher des incohérences idéologiques là où, de toute évidence, il n’y en a pas.

     Pour autant, on ne peut pas dire : Hitler était socialiste car il défendait l’État-Providence. Sa défense de l’État-Providence n’est évidemment pas un critère discriminant. Dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, les seules factions politiques opposées à l’État-Providence étaient les groupements libéraux, et ceux-ci étaient peu influents, car presque inexistants. De manière générale, la totalité du spectre politique allemand de l’époque soutenait le système forgé par Bismarck. À droite, les partis conservateurs parlaient de le réformer, pour l’empêcher de devenir trop coûteux ou de conduire l’Allemagne à la faillite, mais tous en défendaient les principes fondamentaux. À gauche, les communistes, les socio-démocrates, et les Nazis, se prononçaient en faveur de son élargissement : ils voulaient tous plus d’État dans la santé et la couverture des « risques de la vie ».

     Dans beaucoup de consciences, la personnalité de Bismarck reste enveloppée du voile léger de la croyance. Beaucoup croient savoir qu’il conserva le peuple allemand sous son joug après l’avoir unifié en Empire. Beaucoup croient se souvenir qu’il fut, avec l’anglais William Beveridge, l’un des pionniers de ce qu’il convient désormais d’appeler l’État-Providence. Beaucoup croient, enfin, qu’il fut une personnalité importante dans l’histoire politique allemande, mais peu sauraient vraiment expliquer pourquoi. Bien qu’une cinquantaine d’années à peine séparent la fondation de l’Empire allemand par Bismarck de l’arrivée au pouvoir des Nazis, ce court laps de temps fut suffisant pour entourer cet homme d’un véritable mythe. Aussi, c’est un Bismarck idéalisé, presque fantasmé, qui fut une personnalité structurante pour le mouvement national-socialiste et un élément clé dans l’avènement du Troisième Reich.

     Le souvenir des grandes années de son règne, la nostalgie de l’Allemagne forte et fière qu’il avait façonnée de ses mains : voilà autant d’éléments qui expliquent l’importance de Bismarck dans la structuration politique du nazisme et dans sa victoire rapide en Allemagne. En 1871, Bismarck avait été le fondateur du Deutsche Reich, l’Empire Allemand, une création qui fut décisive pour la suite des évènements. Le mot Reich lui-même résonnait comme le succès de la structure divine de l’État sur la société humaine ; successeur de l’Empire Romain, il semblait être pour tous la source d’une immense fierté : un ensemble qui abriterait en son sein et sous un dirigeant unique tous les germanophones d’Europe centrale — « ein Volk, ein Reich, ein Führer » comme le slogan Nazi le dirait plus tard. 34 Il fut aussi l’inspirateur de notre État-Providence, ayant mis en place en Allemagne un tel système. Ses principes ne furent pas tous repris par les Nazis, mais la logique d’assistance, de solidarité entre tous, elle, fut reprise. Il n’avait pas fait les choses à fond, mais comme le reconnaîtra Hitler, « le vieux Reich avait au moins essayé d’avoir un esprit social. » 35

     La constitution de 1919 avait fait de grandes promesses quant aux réalisations sociales et c’est peu dire que la République de Weimar ne parvint pas à les respecter. Le coût sans cesse plus considérable du système nécessita une augmentation sensible des prélèvements obligatoires, surtout pour les plus fortunés, dont l’imposition fut presque doublée entre 1913 et 1925. Ce ne fut pas suffisant, et dès le début des années 1920, le système d’État-Providence commençait déjà à s’effondrer. En 1926, le paiement des retraites constituait le deuxième poste de dépenses de l’État, après les réparations de guerre. Ce système était littéralement au bord de la faillite quand les Nazis en héritèrent. Les conservateurs de droite avaient essayé en vain de le sauver, en réduisant les sommes attribuées, ou en posant davantage de conditions à leur attribution, mais ni à droite ni à gauche on ne comprit que le problème n’était pas dans un mauvais paramétrage du système d’État-Providence : le problème était ce système lui-même.

     Arrivés au pouvoir, les Nazis réformèrent l’État-Providence de façon à le rendre plus généreux. Ils ne modifièrent pas simplement des détails à l’intérieur d’un même cadre : ils créèrent, par eux-mêmes, leur propre cadre. Essentiellement paternaliste, le système bismarckien d’État-Providence changea de paradigme, et intégra la mentalité collectiviste des Nazis : le sacrifice de soi devint le fondement de la construction du nouvel Wohlfahrtsstaat (État-Providence). L’un des principaux effets de leurs réformes fut une centralisation et une bureaucratisation des services de soin. Je ne résiste pas à la tentation de citer le témoignage de Kitty Werthman, qui vécut à l’époque du nazisme. « Avant l’arrivée d’Hitler, nous avions un excellent service de soins. De nombreux médecins américains se formaient à l’Université de Vienne. Avec Hitler, les services de soins furent nationalisés et rendus gratuits pour tous. Les médecins étaient des fonctionnaires de l’État. Le problème est que, les soins étant gratuits, les gens allaient voir le médecin pour tout et n’importe quoi. Lorsque le médecin arrivait à son bureau à 8h du matin, quarante personnes attendaient déjà et, par ailleurs, les hôpitaux étaient bondés. Si vous aviez besoin des services d’un chirurgien, vous deviez attendre un an ou deux avant que ce soit votre tour. Il n’y avait pas d’argent pour la recherche et toutes les ressources étaient dilapidées dans le service nationalisé de santé. Les programmes de recherche dans les facultés de médecine se sont arrêtés, et les meilleurs docteurs sont partis à l’étranger. » 36

     L’État-Providence national-socialiste reposa sur les mêmes bases idéologiques que nos programmes sociaux contemporains, prit la même forme, et produisit les mêmes effets. Les allocations aux familles nombreuses, les compensations et remboursements en cas de maladie, accident du travail, chômage : tout était prévu pour que le citoyen allemand, en marchant sur le sentier de la vie, sente la main rugueuse de l’État tenir fermement la sienne.

 

Le système de santé, en particulier, ne fut pas nationalisé ou collectivisé par les Nazis : ils trouvèrent un système géré par l’État à leur arrivée au pouvoir. Comme ailleurs en Europe, à d’autres époques, le système fonctionnait inefficacement et coûtait très cher, surtout par rapport aux services rendus. De manière tout à fait évidente, de nombreux docteurs et hauts fonctionnaires se mirent à réfléchir à des moyens permettant de réduire le poids que ce système faisait peser sur l’économie nationale. Dès la fin du XIXe siècle, l’une des idées mises en avant fut le recours à l’eugénisme : empêcher les plus faibles physiquement ou, plus tard : « racialement »  de pouvoir avoir des enfants. Cela permettrait, pensaient-ils, de réduire les coûts d’assurance maladie qui, il est vrai, étaient devenus astronomiques sous ce système. De nombreux théoriciens, hors de la médecine ou de la biologie, avaient déjà défendu ces principes.

En réalité, l’eugénisme est une autre des dimensions du nazisme dont on puisse, et assez facilement, tracer l’histoire à l’intérieur du mouvement socialiste. D’abord, la dimension eugéniste dans le darwinisme est un point qui ne fait plus débat et qu’il est donc relativement peu important de venir rappeler ici. En revanche, les liens entre darwinisme et marxisme méritent au moins une mention liminaire, avant d’entrer dans le sujet de l’eugénisme à proprement parler. Il y a d’abord cette obsession du déterminisme et des lois naturelles guidant la destinée de l’humanité. 37 Mais ce n’est pas tout. Engels voyait de toute évidence des liens plus forts entre les deux doctrines quand il prononça les mots suivants lors de la mort de Marx : « De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine. » Marx lui-même admirait Darwin, et lui fit parvenir un exemplaire du Capital. 38 Mais un tel rapprochement n’est pas suffisant et bien que l’on puisse trouver chez Engels des phrases « troublantes » dans lequel il explique que le massacre de populations slaves est justifié par une « nécessité historique », nous n’irons jamais loin en poursuivant dans cette voie.

     Il nous faut revenir à l’eugénisme au sens strict du terme. Défini rapidement, il correspond à l’idée de la sélection et l’élimination de certains individus ou groupes d’individus considérés comme indésirables ou indignes de se reproduire. Assurément, l’idée nous révulse presque naturellement, et on ose à peine croire que les grands noms du socialisme, cette doctrine de l’amour de son prochain et de la fraternité humaine, puissent être tombés dans un tel travers. Pourtant, l’histoire montre clairement que non seulement ce sont des socialistes qui ont initié le mouvement en faveur de cette idée, mais qu’ils sont aussi les coupables de son développement jusqu’à l’époque de l’entre-deux guerre, aux États-Unis en Allemagne, et dans le reste de l’Europe.

     Outre-Atlantique d’abord, une figure pesa lourd dans le développement de l’eugénisme : Tommy Douglas. Né en Écosse en 1904, le jeune Douglas partit s’installer avec sa famille au Canada. Blessé au genou peu après son arrivée dans le pays, il fut opéré généreusement par un docteur canadien, sans frais pour sa famille. De cette expérience, il expliqua avoir tiré la conséquence que la santé devait être un droit, et donc devenir gratuite pour tous. Étudiant dans une école baptiste du sud canadien, il travailla un temps pour différentes églises autour de sa ville. Dans les sermons qu’il y prononça, il se posa en défenseur d’un ordre social plus humain, basé sur la planification économique et la justice sociale. À vingt-cinq ans, il se lance en politique —  à gauche. En 1935, il se présente pour l’élection des membres de la Chambre des Communes, sous l’étiquette du Parti social-démocrate canadien (PSDC), l’ancêtre du Nouveau Parti Démocratique (NPD), le parti actuellement le plus à gauche du spectre politique canadien. Il est élu. Dès 1941, Douglas est poussé à la tête des sociaux-démocrates, et avec la victoire de son Parti aux élections de 1944, il devient premier ministre et est chargé de former le premier gouvernement socialiste de l’histoire de l’Amérique du Nord. Son gouvernement met en place une assurance publique obligatoire pour automobiles, un service public de l’électricité, et un programme rendant la santé gratuite pour tous. Ses réalisations politiques ne permettent pas de faire oublier qu’il fut l’auteur de The Problems of Subnormal Family, dans lequel il proposait qu’on interdise le mariage aux individus « retardés », mentalement ou physiquement. Il y expliquait aussi être favorable à ce que ces individus soient envoyés dans des camps, afin qu’ils ne « contaminent » pas le reste de la société. La stérilisation des malades mentaux est un point sur lequel il insista également beaucoup. 39

     Étrange que cet individu, chef du premier gouvernement socialiste en Amérique du Nord, pionnier dans la réforme de la santé « à l’européenne », et auteur de propositions d’une monstruosité inqualifiable. Et ce n’était en aucun cas une coïncidence malheureuse. En Europe, les socialistes défendaient à la même période des principes comparables. 40 La célèbre Société Fabienne, en Angleterre, l’un des groupes socialistes les plus influents de son siècle, fut en première ligne dans cette défense de l’eugénisme. George Bernard Shaw s’en fit l’avocat. Socialiste convaincu, et défenseur acharné de la Russie stalinienne, Shaw se prononçait en faveur de l’élimination des membres faibles de la société, préconisant l’usage de chambres létales, et de gaz, comme moyen de procéder. Dans un article publié par The Listener au début de l’année 1934, Shaw en appelait aux chimistes « afin qu’ils découvrent un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme, un gaz policé —
mortel évidemment — mais humain, dénué de cruauté. » 41
Un autre membre de la Société Fabienne, le romancier H. G. Wells, suivit la même tendance. Il soutenait qu’il était indispensable d’empêcher « la naissance, la procréation, et l’existence » des attardés mentaux et des personnes handicapées. « Cette chose, expliquait-il, cette euthanasie du faible est possible. Il ne fait aucun doute pour moi que dans le futur, cela sera planifié et réalisé. » 42

     Aux États-Unis, une autre socialiste favorisa le développement de l’eugénisme : Margaret Spengler, militante « progressiste » en faveur de l’avortement et fondatrice de « La Ligue pour le Contrôle de Naissance », ancêtre du Planning Familial (Planned Parenthood). Dans divers écrits, dont Woman and The New Race, publié en 1920, elle se disait favorable à l’interdiction de reproduction pour certains individus. Elle explique notamment : « Toutes les misères de ce monde sont imputables au fait que l’on permet aux irresponsables ignorants, illettrés et pauvres de se reproduire sans que nous ayons la moindre maîtrise sur leur fécondité. » 43 Des thèses qu’elle répétera par la suite dans The Pivot of Civilization et dans d’autres ouvrages. La revue qu’elle dirigea, The Birth Control Review, fut abondamment citée par les Nazis dès leur arrivée au pouvoir. 44 En 1930, elle rencontra Eugen Fischer, le théoricien nazi de l’hygiène raciale, qui mit en place les programmes de stérilisation forcée dans les camps de concentration.

     Le soutien reçu après les années 1920 par d’éminents socialistes explique pourquoi l’eugénisme ne fut pas une doctrine récupérée par le fascisme italien : son développement n’était pas encore pleinement réalisé. Grâce à la caution qu’apportèrent ces penseurs socialistes, le national-socialisme, dès le début inspiré et formé par les idées de la gauche marxiste et sociale-démocrate, l’eugénisme prit une tout autre signification dans l’Allemagne Nazie.  Clairement, l’eugénisme est encore un point sur lequel les similitudes sont étonnantes. La politique d’eugénisme, qui commença avec la « Loi pour la prévention des maladies héréditaires dans la jeunesse » en juillet 1933 et s’acheva dans les camps de concentration, avait été défendue par des réformateurs sociaux tels que G.B. Shaw et d’autres grands noms du socialisme.

     Sur le plan économique, les mesures prises par Hitler d’un côté et par Roosevelt de l’autre se ressemblent beaucoup, comme nous l’avons expliqué dans un chapitre antérieur. Ce ne sera pas une surprise d’apprendre que le président Roosevelt fut un partisan convaincu de l’eugénisme. Pareillement, Keynes en fut un défenseur presque acharné. Il fut le directeur de la British Eugenics Society de 1937 à 1944 et contribua à de nombreuses reprises à la Eugenics Review. Dans un de ses numéros, publié en 1946, c’est-à-dire après la découverte des atrocités nazies, il va jusqu’à écrire que l’eugénisme est « la branche de la sociologie la plus importante, la plus significative, et je dois dire, la plus authentique qui soit. » 45

     Reposant sur la vision de l’économie comme un gâteau dont il faut se distribuer les maigres parts, l’eugénisme avait tout pour être soutenu par le camp socialiste. Les défenseurs d’un État-providence qui permettrait la santé gratuite et des aides généreuses ne pouvaient pas ne pas sentir la nécessité de l’élimination d’individus qui étaient devenus ou risquaient de devenir une charge pour la nation. Collectiviste par essence, l’eugénisme n’avait pas seulement flirté avec le socialisme : il l’avait totalement infiltré. Les Nazis n’avaient plus qu’à se servir de leurs arguments. Naturellement, la propagande nazie insistait sur le coût que représentait l’existence de certains individus. Une affiche nazie montrant un handicapé expliquait par exemple : « La vie de cette personne souffrant d’une maladie héréditaire coûte 60 000 marks à la communauté. Cher compatriote allemand, c’est ton argent aussi. »  46

     Outre le contrôle des naissances et la stérilisation forcée, le national-socialiste, tout infesté qu’il était des principes du malthusianisme, du darwinisme social et du collectivisme, prit encore d’autres mesures. Par diverses politiques sociales, dont les allocations familiales furent les principales, le pouvoir nazi essaya d’influer sur la natalité, considérant que c’était un moyen pour l’Allemagne de s’enrichir. Ainsi, Hitler expliqua clairement que « le plus important pour l’avenir est d’avoir beaucoup d’enfants. Tout le monde doit être persuadé du fait qu’une vie de famille n’est assurée que lorsque celle-ci se compose de 4 enfants — et je devrais même dire : de quatre fils. » 47

     Pour notre propos, la question n’est pas de savoir si la nation allemande s’enrichirait plus vite en forçant ou en incitant ses familles à avoir plutôt deux, trois, ou quatre enfants. La seule dimension qu’il est indispensable de relever ici est le caractère tyrannique d’une telle mesure. La propriété que chacun dispose sur son propre corps et le droit, que l’État devrait protéger, de mener sa vie selon le cours qu’il définit lui-même, voilà deux principes dont la reconnaissance rend insupportable toute ambition gouvernementale à régler des affaires aussi privées que celle considérées à l’instant.

 

     La nature de l’État-Providence national-socialiste n’est pas une source de grand tracas pour celui qui tâche d’analyser les institutions fondamentales de l’Allemagne Nazie. Parce qu’il postulait l’injustice du système capitaliste, et parce qu’il insistait sur l’importance de la solidarité entre individus, il ne fut pas loin de fournir le modèle de nos propres plans. Certains historiens, dont Martin Broszat, ont été jusqu’à considérer que la politique sociale sous le nazisme offrait de véritables ressemblances avec les politiques typiques de l’État-Providence, par exemple celles issues du Plan Beveridge dans l’Angleterre de l’immédiat après-guerre. En effet, il est difficile de nier de telles ressemblances, et même Ian Kershaw, qui est l’un des moins favorables à ce genre de rapprochements, admet lui aussi que « le programme social pour temps de guerre conçu par Robert Ley révèle plusieurs similitudes de surface avec les dispositions du Plan Beveridge réformant la protection sociale en Grande-Bretagne. » 48 À l’annonce du plan Beveridge introduisant la Sécurité Sociale en Grande-Bretagne, la réaction des Nazis fut d’ailleurs tout à fait significative. Ils se moquèrent de l’Angleterre comme d’une nation en retard sur l’Histoire. Les Allemands avaient déjà réglé le problème social, expliqua l’hebdomadaire nazi Signal, et ce grâce à « soixante années de développement historique du socialisme en Allemagne depuis 1883 ». 49

     À l’intérieur de ces soixante années, les douze ans que dura le Troisième Reich pèsent de tout leur poids. La politique sociale du régime nazie fut généreuse, et il est difficile de le nier. Produits de masse, couverture sociale, vacances subventionnées par le gouvernement, doublement du nombre de jours fériés : c’était là, du point de vue des convictions socialistes et syndicalistes, de nettes avancées. Les socialistes avaient depuis longtemps demandé que l’État intervienne et donne au peuple les moyens de vivre, selon la formule célèbre, « à chacun selon ses besoins », et suivant leurs recommandations, l’État Nazi donna beaucoup au peuple allemand. Fondé sur une représentation erronée de la réalité sociale, le national-socialisme emporta l’Allemagne dans douze années destructrices non pas malgré les mesures socialistes qu’il prit, mais à cause d’elles. La décennie de tyrannie qu’elle produisit prouva au monde entier, ou du moins à tous ceux qui osent tirer les enseignements qui s’imposent, qu’un gouvernement assez puissant pour donner au peuple tout ce qu’il veut est assez puissant pour lui enlever tout ce qu’il a.

 

 

 

 

 



ÉPILOGUE : EN ROUTE VERS LA SERVITUDE

 

 

     Les nazis ne gagnèrent pas le soutien du peuple par la force ou en allant contre son gré. Lors de l’élection de juin 1932, le Parti National-Socialiste obtint 37% du vote populaire, et remporta la majorité des sièges au Reichstag et c’est en toute logique qu’Hitler fut nommé Chancelier le 30 Janvier 1933. Cinq semaines plus tard, les Nazis gagnèrent à nouveau les élections, avec plus de 44% des voix. Les électeurs, en outre, connaissaient l’idéologie nazie. La communication du NSDAP, dans les livres, sur les tracts, ou par les discours publics, était abondante et l’avait été depuis de nombreuses années. Mein Kampf, à lui seul, se vendit à plus de 200 000 exemplaires entre 1925 et 1932. Comme le rappellera Ludwig von Mises, « personne ne peut reprocher aux Nazis d’avoir machiné clandestinement leurs complots. Celui qui a des oreilles pour entendre et des yeux pour voir ne pouvait pas faire autrement que de tout savoir sur leurs aspirations. » 1 En effet, les idées politiques d’Hitler étaient claires, et les Allemands les connaissaient parfaitement. Dans leur grande majorité, ils les approuvèrent, ou en tout cas ils ne se sentirent pas assez menacés pour fuir. Et pourtant ils pouvaient fuir : jusqu’au moment où la Seconde Guerre mondiale éclata, l’Allemagne Nazie ne fut sujette à aucune interdiction formelle de quitter le territoire. Les Allemands de l’époque auraient pu s’enfuir. En grande majorité, ils ne le firent pas. Ils étaient satisfaits par le nazisme.

     Loin d’être un régime basé sur la peur et entretenu par la répression sanguinaire, le national-socialisme fut fondé sur l’approbation enthousiaste d’une large majorité, elle-même consacrée par de nombreuses élections. En outre, le régime obtint le soutien d’une majorité encore plus large d’intellectuels, des professeurs ordinaires aux plus grands savants qui, comme Martin Heidegger, virent en lui la source d’un nouvel espoir. Les étudiants d’université furent les premiers et plus fervents supporters d’Hitler en 1931, le NSDAP obtint près de 60% des voix dans les universités et les intellectuels formèrent une catégorie de soutien presque aussi forte. 2 Nous avons sans doute plus de mal à nous imaginer les raisons pour lesquelles le fascisme fut soutenu par des intellectuels de premier ordre, et pas seulement en Allemagne, plutôt que celles qui poussèrent des petits commerçants ou des ouvriers à le soutenir et à réclamer son arrivée. En observant à quel point l’antilibéralisme, sous toutes ses formes, s’était diffusé dans les hautes sphères intellectuelles, il n’est pas difficile de comprendre que nous avons ici la solution à notre paradoxe apparent.

     Comment le nazisme a-t-il séduit les masses ? Dans son brillant ouvrage déjà cité, Melton Meyer nous a fourni des éléments de réponse à la fois simples et très justes : « Les vies de mes neuf amis, et même du dixième, le professeur, furent éclairées et illuminées par le National-Socialisme tel qu’ils le connurent. En se repenchant dessus rétrospectivement, neuf d’entre eux considèrent certainement cette période comme la plus belle de leurs vies ; car en quoi consistent les vies humaines ? Il y avait la sécurité de l’emploi, des camps de vacances pour les enfants l’été, et les Jeunesses Hitlériennes pour les empêcher de traîner dans les rues. Qu’est-ce qu’une mère veut savoir ? Elle veut savoir où sont ses enfants, et avec qui, et ce qu’ils font. À cette époque les mères le savaient, ou pensaient le savoir ; quelle différence cela fait-il ? Les choses allaient mieux à la maison, et quand les choses s’arrangent à la maison, et au travail, qu’est-ce qu’un mari ou un père peut bien souhaiter savoir de plus ? » 3 Piégés par le semblant de normalité tendre et douce qu’avait introduit dans leurs vies le régime national-socialiste, les Allemands de l’époque n’eurent ni le courage ni l’envie de protester. Ils étaient les prisonniers volontaires d’une « prison pour peuple » (Volkerkerker).

     À cause des crimes abominables dont les régimes national-socialiste et fasciste se rendirent coupables, nous avons tendance à croire que leurs leaders, bien que charismatiques, étaient honnis par une grande majorité de la population et qu’ils inspiraient le dégoût, ou l’horreur, ou un peu des deux à la fois. La réalité est bien différente, surtout dans le cas du nazisme. Comme en attestent de nombreux témoignages d’avant-guerre, Hitler était durant les années de son règne l’homme le plus populaire dans son pays. Il avait su faire naître un véritable espoir et il n’est pas permis de le nier, bien que les atrocités du régime nazi nous empêchent aujourd’hui de comprendre ce qui poussa douze à treize millions d’Allemands à voter pour le NSDAP et son candidat. Selon les mots de Kershaw, Hitler représentait « l’espoir d’une nouvelle donne », un espoir d’autant plus énergique qu’il venait après des années de marasme économique. 4 

     Les rhétoriques nationaliste et socialiste, aussi séduisantes l’une que l’autre, la passion avec laquelle Hitler prononçait ses discours : tout cela favorisait la création d’un mythe autour d’Hitler et le développement d’un véritable « culte du Führer ». La fascination du nazisme naquit aussi de là. Ailleurs à la même époque, la fascination provenait des mêmes sources. Comme le note fort justement Wolfgang Schivelbusch, « bien que l’ascension presque simultanée de Roosevelt et de Hitler au pouvoir ait mis en évidence des différences fondamentales, des observateurs contemporains ont noté qu’ils partageaient une extraordinaire capacité à toucher l’âme du peuple. Leurs discours étaient personnels, presque intime. Tous les deux, à leur manière, ont donné à leurs auditoires l’impression qu’ils s’adressaient non pas à la foule, mais à chaque spectateur individuellement. » 5

     En prenant en considération les critères des socialistes tant de l’époque que d’aujourd’hui, Hitler avait un message politique tout à fait attractif. Si nous essayions de qualifier le nouvel espoir qu’il représenta pour une majorité d’Allemands, ce sont en ces termes que nous devrions le présenter :

 

     Il avait été une sorte de bohémien durant sa jeunesse, vivant en marge d’une société qu’il détestait et qui ne l’avait guère favorisé non plus. Il admirait la jeunesse pour sa fougue naturelle, son idéalisme, et son rejet des institutions du passé. Il était quasiment vénéré pas les jeunes de son pays, dont beaucoup avaient rejoint les associations à son nom afin de promouvoir et d’appliquer son enseignement. Toute sa vie, il eut une passion pour la musique, l’art, et l’architecture, et était lui-même une sorte de peintre. Il rejetait ce qu’il considérait être des codes moraux de petits bourgeois, et vécut en concubinage avec sa petite amie pendant des années. Il était bien en avance sur son époque en ce qui concerne les questions sociales contemporaines : il n’appréciait pas l’acte de fumer, le considérant comme un danger sérieux pour la santé publique, et il prit des mesures pour le combattre ; il était végétarien et un véritable amoureux des animaux ; il mit en place des lois sévères pour interdire le port d’arme, la consommation de drogues, et la prostitution ; enfin, il proposa l’euthanasie pour les maladies incurables.

     Il avait été décoré et célébré comme un héros national et promettrait de restaurer la grandeur de sa patrie. En tant qu’homme politique, il prétendait s’attaquer au système financier, aux institutions financières, au pouvoir de l’argent et à la mondialisation sans frein. Il proposait de limiter l’exubérance de la richesse des uns en la redistribuant aux autres. Souhaitant à la fois réduire la misère et offrir gratuitement une assurance santé à tous, il mit effectivement en place une politique socialiste qui fit des jaloux dans le camp de la gauche socialiste européenne. Il était un grand défenseur des droits des travailleurs. Il considérait que la société capitaliste était brutale et injuste, et chercha une « troisième voie » entre le communisme et le marché libre. De ce point de vue, ses adjoints et lui-même furent de grands admirateurs des mesures fortes prises dans le cadre du New Deal du président Franklin Delano Roosevelt pour retirer le pouvoir de décision des mains privées et le remettre dans celles d’agences gouvernementales de planification économique. Son objectif était d’instaurer un type de socialisme qui puisse éviter le manque d’efficacité qui paralysait le socialisme de type soviétique. De fait, de nombreux anciens communistes trouvèrent son programme très proche de leur propre idéologie politique. Il déplorait l’individualisme égoïste qu’il rattachait au capitalisme libéral et souhaitait le remplacer par une éthique du sacrifice de soi. 6

 

     Beaucoup trouveront sans doute un tel homme politique souhaitable pour leur pays et, révisant leur jugement, seront prompts à s’inquiéter de leurs propres goûts. Une telle description, en même temps qu’elle illustre les ressemblances qu’il peut y avoir entre nos aspirations politiques contemporaines et la réalité du discours national-socialiste de l’époque, permet à elle seule de comprendre le pouvoir d’attraction qu’Hitler parvint à faire naître en Allemagne.

     Les grandes parades et les grandes messes, l’usage des mots ronflants et la propagande tapageuse : tout cela tend à faire oublier qu’au milieu du verbiage décoratif, il existait bel et bien un cœur idéologique cohérent et assumé — l’objet de ce livre était d’aider à sa compréhension. Si cette idéologie fut accompagnée du décorum de la propagande, c’était bien évidemment pour maximiser ou tenter de maximiser les résultats électoraux.

     En revanche, s’il s’était entouré d’aspects clairement « religieux », messianistes, ou millénaristes, c’est simplement que le national-socialisme avait pour objectif de fonctionner comme une religion — comme le marxisme et toutes les idéologies cohérentes et structurantes. Dès 1928, Goebbels expliquait : « Le national-socialisme est une religion. Il ne lui manque que le génie religieux qui fasse exploser les antiques formules ayant fait leur temps. Il nous manque le rite. » 7 Non sans quelques grammes d’un fanatisme utopique qui avait déjà pénétré toutes les cervelles des membres du NSDAP, il poursuivait en expliquant qu’il faudrait que « le national-socialisme devienne un jour la religion d’État des Allemands. Mon Parti est mon Église, et je crois servir le Seigneur au mieux quand j’accomplis sa volonté et que je libère mon peuple opprimé des chaines de l’esclavage. » 8 Quand il parlait de l’idéologie nationale-socialiste, Goebbels n’hésitait pas à parler de son « Évangile », et le mot est juste : un message qu’on comprend et qu’on fait sien, et une dimension fanatique — le prophète que l’on révère. Quelques années plus tôt, le même Goebbels, constatant le pouvoir d’attraction du message national-socialiste, nota dans son journal : « C’est une nouvelle foi que nous sommes en train de donner aux masses. C’est là le plus important. » 9 Aux yeux des observateurs extérieurs, dont l’écrivain Denis de Rougemont, c’était l’aspect le plus fondamental du régime national-socialiste. En réalité, pourtant, il ne fut pas une nouvelle religion. Il fut un nouvel opium.

 

     Les Nazis poussèrent l’intervention étatique dans des domaines où jamais celle-ci n’était encore venue, et avec une rare violence. Le national-socialisme brisa toutes les murailles que l’homme avait jadis érigées entre lui et le gouvernement et, par une « révolution permanente », il pava la route menant à la barbarie. En France, un siècle et demi plus tôt, la Terreur avait déjà prouvé toute l’atrocité à laquelle conduit systématiquement l’application fanatique et violente de principes politiques. « Nous ferons de la France un cimetière plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière » déclarait-on déjà à l’époque. 10 Face à son entourage, qui osait parfois se plaindre de l’atrocité du sort de certaines populations, Hitler restait impassible, convaincu lui aussi que la fin justifiait partout les moyens. « Je ne veux pas qu’on transforme les camps de concentration en pensions de famille, leur expliqua-t-il. La terreur est l’arme politique la plus puissante et je ne m’en priverai pas sous prétexte qu’elle choque quelques bourgeois imbéciles. » 11

     L’utilisation de la violence par un État omnipotent est aussi peu surprenante que l’usage de rugissements par un lion : c’est là son seul moyen d’expression. La machine étatique toute entière ne peut fonctionner autrement que par la contrainte. « Évidemment que l’État a besoin de pouvoir et de force, affirma Hitler au début des années 1920. Il doit même, si je puis dire, imposer avec brutalité, sans pitié les idées qu’il reconnaît être bonnes. »  12 Celui qui se prononce en faveur d’une loi réglementant tel ou tel aspect de la vie économique aspire au fond à l’intervention de la police : que l’on force les individus à agir de telle ou telle façon ou qu’on les empêche de se comporter comme ils aspiraient à le faire. L’action publique nécessite l’usage de moyens totalitaires — pour les Nazis, c’était là une évidence. Les « démocrates bourgeois » pouvaient bien s’en offusquer autant qu’ils le voudraient, l’intervention de l’État signifierait nécessairement le recours à la force, ne serait-ce même que la force de la loi. « On veut me faire passer pour un tyran altéré de sang, s’étonna un jour Hitler. Le pouvoir prend évidemment des racines dans la tyrannie. Il ne pourrait naître autrement. » 13

     Il serait absurde d’attendre de la bienveillance de la part d’un parti politique qui réclame pillage, expropriation et meurtre. Un homme politique qui entend forcer son peuple à être heureux n’utilisera jamais très longtemps les structures démocratiques. De ce point de vue, le rejet de l’idéal funeste de la révolution violente et des mythes de l’interventionnisme n’est pas seulement une réaction positive en faveur de la liberté, mais le signe d’une sagesse politique. S’il faut passer pour des « bourgeois imbéciles » pour garantir le respect des libertés individuelles, alors c’est un mal que nous devons accepter. Le destin de la civilisation dépend de ce genre de choix.

     Le national-socialisme avait eu dès ses débuts l’objectif de changer l’homme, objectif aussi ambitieux que grotesque, et aussi démesuré que dangereux. Comme tous les régimes collectivistes passés, sur le modèle desquels il avait fondé son propre développement, le nazisme souhaitait régler chaque détail des affaires humaines. Il faudrait que l’État s’introduise partout. Pour lutter contre cette tendance, il nous faut accepter et répéter inlassablement les mots de Pierre Louÿs : « Monsieur, l’homme demande qu’on lui fiche la paix ! Chacun est maître de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite de l’inoffensif. Les citoyens de l’Europe sont las de sentir à toute heure sur leur épaule la main d’une autorité qui se rend insupportable à force d’être toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi leur parle au nom de l’intérêt public, mais lorsqu’elle entend prendre la défense de l’individu malgré lui et contre lui, lorsqu’elle régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l’individu a le droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne l’ait invitée. » 14      

     À défaut d’être un architecte de maisons et un dessinateur de fresques, Hitler fut un architecte de peuple et un dessinateur de nation. Il voulut façonner l’économie allemande : nous l’avons vu en long et en large au travers de ce livre. Il voulut façonner chaque sphère de la vie individuelle, partant du principe que l’individu n’était qu’un agent de l’État et qu’il devait se mettre au service du bien commun, i.e. du bien de l’État. C’est ainsi que le gouvernement national-socialiste réglementa jusqu’aux domaines les plus privés de la vie humaine : les choix de vie et la sexualité. Contre la « subversion juive », tant marxiste que libérale, qui prônait la liberté sexuelle et le respect de l’homosexualité, la réaction des Nazis fut énergique. Avec le soutien des conservateurs et des catholiques, ils lancèrent une grande lutte contre tous les groupes qui défendaient l’avortement, la décriminalisation de l’homosexualité, la liberté sexuelle, ou la distribution de méthodes contraceptives.

     Concernant le mariage et la vie sexuelle, il y avait une politique, et elle était considérée avec le plus grand sérieux par Hitler lui-même. Le mariage devait cesser d’être une affaire personnelle, individuelle, et privée. Comme toutes les questions, comme tous les évènements de la vie humaine, il devait devenir une affaire sociale — et donc une l’affaire du gouvernement. Le NSDAP considérait le mariage comme une affaire importante, un « acte sacré », une « association productive » et une « institution destinée à la reproduction de l’espèce ». 15 Le célibat était mal considéré. On ne mettait pas les célibataires en prison, cela est vrai, mais une fiscalité particulière était là pour leur indiquer quel était le « bon chemin ». La maternité était également encouragée. Dans un discours, Hitler ira jusqu’à expliquer que « tout enfant qu’une femme met au monde est une bataille qu’elle livre pour l’existence ou la non-existence de son peuple. » 16 Ces positions ne restèrent pas de simples pétitions de principes. Dès son arrivée au pouvoir, Hitler mit en place une fiscalité différente selon la situation personnelle de chacun et introduisit de généreuses allocations familiales pour encourager les mères allemandes dans leur « mission ».

     Étant le gouvernement le plus interventionniste de l’Europe occidentale de l’époque, il était naturel que le régime nazi serve de modèle à notre époque, elle-même la plus interventionniste de l’histoire. C’est ainsi que de la législation sociale à la fiscalité, de la politique environnementale à la réglementation des entreprises, nous nous sommes inspirés d’un régime que nous avions pourtant si énergiquement combattu. Pour ne citer que les exemples pris par l’historien Götz Aly, mais qui sont déjà significatifs, « les fondements de la législation agricole européenne, les avantages fiscaux pour les couples mariés, le code de la route, l’assurance responsabilité civile obligatoire pour les voitures, les allocations familiales, les tranches d’imposition ou encore les fondements de la protection de la nature datent de cette période. » 17

     En favorisant la réapparition de l’étatisme, dans ses formes les plus radicales, le socialisme actuel collabore pour notre plus grand péril avec les idéaux les plus destructeurs de l’histoire. Dans l’Allemagne des années 1930, personne ne les empêcha. Les Nazis appliquèrent leur programme avec d’autant plus de facilité qu’il était déjà défendu par de nombreuses autres factions politiques, de gauche comme de droite. Avec le soutien des socialistes et des communistes, les Nazis poussèrent de plus en plus loin l’application des principes de l’État-providence et attaquèrent énergiquement les grandes entreprises, les banques, et la Bourse ; avec le soutien des conservateurs, ils luttèrent pour le maintien de la famille traditionnelle, rejetant l’homosexualité comme une monstruosité perverse, pour le retour à un ordre politique stable et fort, et pour des mesures de nationalisme économique. Les solutions aux problèmes de notre temps ne viendront donc ni de la droite ni la gauche, mais de la reconnaissance des principes qui ont fait la grandeur et la richesse de l’humanité.

     Fort heureusement pour nous, ces principes sont là, à notre portée, et les explications que nous avons formulées sur les dangers du socialisme ne sont pas nouvelles. Un philosophe aussi reconnu et célébré qu’Emmanuel Kant avait par exemple prévenu sur les dangers du gouvernement paternaliste : « Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ». 18

     Dans notre propre pays, de nombreux intellectuels se sont très tôt élevés contre le socialisme naissant, décelant dans une doctrine en apparence bienveillante les germes de la tyrannie. Alexis de Tocqueville fut l’un d’eux. Dans un discours de 1848, il expliquait clairement les dangers qu’il observait dans le socialisme : « Le socialisme n’est pas une modification de la société que nous connaissons, affirmait-il. Les socialistes, pour se faire bien voir, prétendent être les continuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôtres par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie, c’est l’égalité dans l’indépendance et la liberté ; le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. » 19 Il résumera sa pensée sur ce point par une phrase lapidaire : « Si, en définitive, j’avais à trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparaît le socialisme dans son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle forme de la servitude. » 20

     Un autre français, Frédéric Bastiat, qui siégea comme Tocqueville à l’Assemblée Nationale, prévenait à la même époque des dangers du gouvernement omnipotent. Alors que l’État français intervenait encore de façon modeste dans la vie économique et dans la vie personnelle des citoyens, il clama haut et fort son rejet des principes de l’étatisme. « Il faut le dire, écrivait-il dans l’un de ses pamphlets, il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s’occuper d’elle. » 21

     « La revendication d’une égalité matérielle des situations ne peut être satisfaite que par un système politique à pouvoirs totalitaires » avait encore prévenu Friedrich Hayek. 22 Lui non plus de fut pas écouté, et notre époque continue à rejeter son enseignement en le rattachant à une dérive « ultralibérale » — une tendance inquiétante : les défenseurs de la liberté sont partout vilipendés. Avec Ludwig von Mises, dont il fut le disciple, Hayek passa sa vie à prévenir des dangers qui arrivèrent tous. En 1933, il avait déjà décelé dans le socialisme radical la source de l’horreur du national-socialisme et au milieu de la guerre il continuait à défendre cette position. « Peu de gens sont prêts à reconnaître que l’ascension du fascisme et du nazisme a été non pas une réaction contre les tendances socialistes de la période antérieure, mais un résultat inévitable de ces tendances. C’est une chose que la plupart des gens ont refusé de voir, même au moment où l’on s’est rendu compte de la ressemblance qu’offraient certains traits négatifs des régimes intérieurs de la Russie communiste et de l’Allemagne nazie. Le résultat est que bien des gens qui se considèrent très au-dessus des aberrations du nazisme et qui en haïssent très sincèrement toutes les manifestations, travaillent en même temps pour des idéaux dont la réalisation mènerait tout droit à cette tyrannie abhorrée. » 23

À l’aube d’un siècle qui s’annonce aussi destructeur que le précédent, il faut dire les choses clairement : on ne peut vaincre le nazisme avec ses propres armes. Quand on comprit qu’en adoptant le positivisme juridique le procès de Nuremberg perdait toute légitimité, c’est au droit naturel, ce principe fondamental de la pensée philosophique libérale, qu’on eut recours pour les justifier. 24 Plus généralement, puisque le national-socialisme avait été antilibéral et anticapitaliste, la meilleure façon pour contrer sa réapparition est de défendre de la plus complète des façons les institutions de la société libérale et le capitalisme de libre-marché.

Les différents régimes que l’historiographie a vite qualifiés de « totalitaires » possédaient tous les mêmes fondements intellectuels et si nous souhaitons éviter les maux qui les ont accompagnés, c’est sur d’autres bases idéologiques qu’il nous faudra construire la politique du XXIe siècle. En voyant dans le communisme une « belle idée » et dans l’État un sauveur suprême, nous semblons oublier que le communisme russe « constitue l’une des grandes réactions antilibérale et antidémocratiques de l’histoire européenne du XXe siècle, l’autre étant bien sûr celle du fascisme, sous ses différentes formes. » 25 Nous semblons oublier, non les crimes de ces régimes, mais leurs principes fondamentaux.

     C’est à la connaissance des principes fondamentaux du nazisme que nous avons souhaité contribué avec ce livre. Puisse-t-il stimuler des recherches approfondies sur les bases intellectuelles des régimes que nous avons toutes les raisons de craindre mais dont nous n’empêcherons le retour que par la connaissance de leur véritable essence. Nous avons donc expliqué, dans ses grandes lignes, le grand orage qui sévit sur l’Allemagne entre 1925 et 1945. Pour notre plus grand malheur, le même vent vient peu à peu souffler sur la France. Sur toutes les bouches, nous réentendons la même demande. Les voix ne sont bien sûr plus les mêmes. Ce ne sont plus les mêmes sons qui servent à la dire. Ce ne sont plus les mêmes espérances qui servent à la fonder. Mais la demande reste la même : Plus d’État ! C’est oublier que, dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, les problèmes commencèrent précisément lorsque la population se mit à réclamer que l’État soit chargé d’intervenir partout, de contrôler tout, de diriger tout. Elle réclamait un homme pour conduire la nation, et c’est ce qu’elle obtint.

     En balayant d’un revers de main les leçons de l’histoire du nazisme et en marchant chaque jour davantage dans les pas de ceux que nous devrions fuir, nous oublions que l’Allemagne posa les derniers clous de son cercueil lorsqu’elle offrit à l’État des pouvoirs étendus. Le président Allemand fut investi de pouvoirs considérables, dont la capacité de suspendre les libertés civiles et politiques « en cas d’urgence », comme l’indiquait l’article 48 de la Constitution de la République de Weimar. Ces mesures permirent à Hitler, qui obtint en 1934 les pouvoirs de président et de chancelier du Reich, de mettre en œuvre toutes les mesures qu’il souhaitait, sans considération pour leur respect des droits naturels de l’homme. Les Allemands avaient réclamé un État fort, et ils l’obtinrent effectivement : dès 1935, le régime nazi pouvait déjà être qualifié de totalitaire.    

     Le pouvoir politique fut centralisé et reposa sur les épaules d’un seul homme. Hitler eut même un mot pour désigner cet état des choses : le « principe du Führer » (Führerprinzip). En Allemagne Nazie comme en Russie et en Italie à la même époque, la défense de ce principe fut en elle-même la source des plus grands désastres. À Nuremberg, l’un des accusés expliqua que le Führerprinzip, le pouvoir absolu d’un seul homme, était une bonne chose, mais à une condition : « c’est parfait tant que le Führer est un homme bien ». 26 C’est de cette naïveté confondante que nous devons nous détacher. Cessons de construire des idéologies politiques fondées sur la prémisse qu’il existe des hommes parfaits, des anges politiques qui pourront gérer la société à notre place. Les anges ne viendront pas.

     Ainsi que le disait brillamment Lord Acton, « tout pouvoir amène la corruption, mais le pouvoir absolu amène une corruption absolue. » 27 Comme s’il voulait apporter lui-même une preuve du lien entre pouvoir étendu et corruption endémique, le régime national-socialiste se rendit coupable d’abus inqualifiables. Bien que de tels parallèles ne puissent être tracés qu’avec difficulté, l’ampleur de la corruption en Allemagne Nazie n’avait d’égale que celle qui infestait de partout l’Empire Soviétique. Dans les hautes sphères du pouvoir, certains s’en offusquaient même. Témoin de ces pratiques avant son retrait de la vie politique, Hermann Rauschning racontera que « les Nazis s’emplissaient les poches à une allure si scandaleuse qu’on arrivait plus à suivre la cadence du pillage. Une, deux, quatre villas, des maisons de campagne, des palais, des colliers de perles, des tapis d’Orient, des tableaux de prix, des meubles anciens, des douzaines d’automobiles, le champagne, les domaines agraires, les fermes, les usines. » 28 Le pouvoir attira d’autant plus la corruption que celui-ci s’étendait d’une façon encore jamais expérimentée. Enrichissement personnel, corruption, malversations, trafics d’influence : les tendances lourdes qui accélérèrent l’effondrement du système socialiste soviétique jouèrent également dans le cas du national-socialisme. Comme l’explique bien Ian Kershaw, « chez Hitler, l’incompétence financière et le désintérêt allaient de pair avec une utilisation abusive et cavalière des fonds publics : postes trouvés pour les ‘‘anciens combattants’’, sommes colossales englouties dans la construction d’imposants bâtiments de prestige, architectes et constructeurs grassement récompensés, dépenses à fonds perdus pour les édifices ou les projets artistiques qui avaient ses faveurs. Les dignitaires du régime pouvaient compter sur des salaires énormes, bénéficier d’allégements fiscaux et profiter de toutes sortes de cadeaux, de dons et de pots-de-vin afin de satisfaire leurs goûts extravagants pour les palais, l’apparat, les œuvres d’art et autres luxes — sans oublier, bien entendu, les inévitables et prétentieuses limousines. La corruption sévissait à tous les niveaux. » 29

Corrompu et souvent paralysé par les volontés contradictoires de ses principaux acteurs, le régime national-socialiste n’en fut pas moins puissant. Il s’empara des pouvoirs autrefois légués aux parlements nationaux ou aux diètes et rassembla tout le pouvoir au sein des dizaines d’administrations dont fut doté le gouvernement central. Les Nazis participèrent à la création d’un véritable Monstre Étatique, ou, selon les mots d’Adam Young, d’une « pieuvre possédant des tentacules géantes : un méli-mélo d’agences administratives quarante-deux en tout. » 30 Pour chaque problème auquel l’État devait trouver une solution, on créait un Ministère ou une Agence. Furent ainsi instaurés le Bureau du Délégué pour le Plan Quadriennal, le Ministère des Finances, le Ministère de l’Économie, le Ministère de l’Éducation, le Cabinet Régulier, le Conseil Secret du Cabinet, le Conseil de Défense du Reich, le Bureau de l’Économie de Guerre, le Bureau de l’Administration, etc., etc., et trois lignes d’etc.

     Pressé par l’objectif immense de la « construction du socialisme », l’Empire Nazi se bureaucratisa et bureaucratisa également le système économique que son socialisme national avait prétendu libérer. Pour soutenir les ambitions du Plan Quadriennal, de multiples organismes de contrôle, de gestion et de surveillance furent mis en place. L’objectif premier était l’intervention massive de l’État dans la vie économique de l’Allemagne, et c’est l’effet que ces choix provoquèrent. En 1937, Walther Funk, Ministre de l’Économie du Reich, expliqua fièrement que « les communications officielles représentent désormais plus de la moitié de la correspondance de l’Industrie allemande » et que « le commerce d’exportation représente 40 000 transactions par jour. Pour chaque transaction, pas moins de quarante formulaires différents doivent être remplis. » 31

     De manière évidente, il y eut plus d’État dans l’économie. La Chambre Économique du Reich, le cœur de ce monstre étatique, contrôlait pas moins de vingt-trois chambres économiques, une centaine de chambres d’industrie et de commerce, vingt-sept chambres d’artisanat, et sept groupes économiques nationaux. Au surplus, l’immense bureaucratie nazie n’avait pas l’efficacité qu’on attribue d’habitude aux Allemands.

     Tout comme le système économique allemand, la vie sociale des Allemands fut également collectivisée. L’État prit à sa charge les activités sportives, les manifestations culturelles, et tout le temps de loisir. Il y eut plus d’État dans la culture, le gouvernement se chargeant de subventionner grassement les manifestations culturelles « dignes » de l’Allemagne et de proscrire les autres le jazz, notamment, fut décrit comme « juif », et interdit. Comme l’expliquait Hitler, « l’État doit s’assurer que son peuple n’est pas empoisonné. » 32 Le gouvernement ne se contenta pas de brûler des livres : il contrôla en détail les différentes publications que crachaient chaque jour les presses allemandes, et en interdit de nombreuses. Chaque manuscrit, chaque pièce de théâtre, et chaque livre devaient être approuvés par le Ministère de la Propagande du Reich. 33

     Il y eut plus d’État dans l’éducation. Le Ministère de l’Éducation du Reich se chargea d’édicter les programmes et les manuels furent réécrits. Anciennement délivrée par les écoles confessionnelles, l’éducation des jeunes Allemands fut désormais une mission d’État. Les professeurs devinrent des fonctionnaires du gouvernement. « Les enfants appartiennent tout aussi bien à moi qu’à leur mère » dira Hitler avec enthousiasme. 34

     Tout cela, cet État si large, disposant de pouvoirs si grands, si étendus, n’était-ce pas là le grand rêve des socialistes ?

     Le bien-être de tous, la prospérité, l’honneur national, la solidarité : toutes ces notions semblent louables, mais les adopter sans réfléchir serait oublier que l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. En critiquant les mesures socialistes de l’Allemagne nazie, nous n’avons pas pour objet de critiquer les buts que celles-ci visaient. L’amélioration de la condition matérielle des travailleurs et la diminution de leur misère, l’augmentation de la masse des biens produits et l’amélioration de leur qualité : il n’y a rien là-dedans que nous songeons à rejeter. Ce que nous critiquons, ce sont les méthodes mises en place pour obtenir ces résultats. Il ne serait d’aucune utilité d’écrire un livre pour proclamer la volonté d’augmenter le niveau de vie de tous. Ce qu’il convient en revanche de réaliser, c’est la critique des mauvais moyens mis en œuvre dans l’histoire, pour que si un gouvernement les propose par la suite, le citoyen lève tout de suite la main, et dise : cela ne marchera pas. C’est là le seul objectif digne de la réflexion politique, et la seule raison qui me pousse à considérer que c’est un domaine noble de l’activité humaine. En politique, on peut agir noblement, quand dans notre discours la question des objectifs laisse la place à la question des moyens.

 

     L’idéologie altruiste-sacrificielle du national-socialisme réclamait le sacrifice de l’individu, et c’est le résultat qui fut en effet obtenu. Ainsi, le développement de cette mentalité en Allemagne alla de pair, et c’est bien naturel, avec une forte augmentation du nombre des suicides recensés, et à l’époque du nazisme, les statistiques montrent que l’Allemagne était le pays d’Europe où les gens se suicidaient le plus. 35 Ainsi il devient possible de comprendre pourquoi, lorsqu’on lui faisait observer le nombre de jeunes soldats qui étaient tombés au front, Hitler répondait simplement : « Après tout, ces jeunes sont là pour ça. » Ce n’était pas l’expression d’un sadisme ou d’une cruauté propre à Hitler. C’est la conséquence logique de cet évangile du sacrifice dont Hitler et les Nazis s’étaient fait les disciples depuis tant d’années. Après tout, les foyers de jeunes SA ne portaient-elles pas les mots « Nous sommes nés pour mourir pour l’Allemagne » ?

     La survie de l’humanité passera par le rejet de la mentalité sacrificielle-altruiste. L’altruisme signifie le rejet des éléments qui font d’un homme un individu, plutôt qu’une pièce d’un puzzle, un rouage d’une machine, ou une brique d’un mur ; il signifie le rejet de la notion d’amour propre et d’estime de soi ; il signifie la transformation de l’homme en animal sacrificiel. L’éthique du XXIe siècle doit s’opposer aux folies de la mentalité sacrificielle-altruiste et considérer la vie de l’homme comme le fondement de toute valeur et sa propre vie comme le but éthique de chaque individu. Chaque homme est une fin en soi : sa quête personnelle du bonheur est justifiée par son existence en tant qu’individu. 36 

Bien évidemment, le seul système économique compatible avec l’existence de chaque homme en tant qu’individu libre et autonome est le capitalisme de laissez-faire, et les Nazis détestaient ce système. De ce point de vue, leur adhésion à la mentalité altruiste-sacrificielle fut très liée à leur haine du capitalisme et à leur antisémitisme. De façon célèbre, le libéralisme vantait depuis des siècles la recherche de l’intérêt personnel ; de l’autre côté, Hitler semblait considérer que, comme il le dira un jour de façon claire, « le Juif est l’incarnation même de l’égoïsme. » 37. Le capitalisme, selon Hitler, n’était pas plus qu’un système économique fondé sur la célébration de l’égoïsme. Bien évidemment, remarquer que la société capitaliste ou bourgeoise est fondée sur la recherche pour chacun de son intérêt personnel et sans considération pour le bien commun ne signifie en aucun cas que ce bien commun ne soit pas mieux atteint ainsi que s’il était recherché initialement et intentionnellement. Une société capitaliste obtient le bien commun par l’égoïsme et c’est sur ce fondement que le fascisme, dans toutes ses variantes, l’a attaquée. Jamais les Nazis n’ont affirmé que la recherche de l’intérêt personnel de chacun mène au malheur commun. Ils n’ont pas critiqué la fin, mais le moyen : eux voulaient que le bonheur des masses soit fabriqué à travers la recherche altruiste et désintéressée de cette fin elle-même. Leur échec, en ce sens, doit nous inviter à repenser notre propre « stratégie ».

 

     Le système économique national-socialiste est tout à fait effrayant pour l’observateur contemporain, non seulement parce qu’il est fondamentalement destructeur de toute liberté, mais surtout parce qu’il ressemble à s’y méprendre à notre propre système économique, ou à celui que la tendance actuelle nous amène jour après jour à adopter. Autant nous pouvons encore hausser les épaules en observant les institutions économiques de l’Union Soviétique, en nous disant que nous n’avons ni collectivisé les terres, ni persécuté jusqu’à la mort les grands bourgeois, autant les différences entre notre économie et celle de l’Allemagne Nazie semblent plus difficiles à trouver que les ressemblances. L’observation de l’Allemagne laisse de marbre. La législation sociale, la bureaucratie, la collusion entre l’État et les entreprises, le dirigisme économique, l’État providence et la mentalité sacrificielle qui le légitime — tout cela se retrouve dans nos sociétés contemporaines, dans une version à peine diffuse, à peine masquée. Et nous continuons à défendre ces principes, sans crainte pour les conséquences des expérimentations passées.

     Rappelons simplement l’ouvrage de Meyer, et son titre : « Ils se croyaient libres ». C’est à lui que je cède la parole ici, partageant exactement son inquiétude, et ne sachant pas mieux l’exprimer que lui : « Désormais je vois un peu mieux comment le Nazisme a pris le contrôle sur l’Allemagne, non par une attaque venant de l’extérieur ou par une tromperie venant de l’intérieur, mais avec de l’enthousiasme et des cris de joie. C’était ce que la plupart des Allemands désiraient, ou, sous la pression combinée de la réalité et des illusions, ont fini par désirer. Ils l’ont voulu, ils l’ont eu, et ils l’ont aimé. Quand je suis revenu d’Allemagne, j’étais inquiet pour mon pays, inquiet pour ce qu’il pourrait vouloir, avoir, et aimer, sous la pression combinée de la réalité et des illusions. Je sentais, et je sens encore que ce n’est pas l’Homme Allemand que j’avais rencontré, mais l’Homme. Certaines conditions particulières l’avaient fait être Allemand cette fois-ci. Il pourrait être Américain, sous certaines conditions. Il pourrait aussi, sous certaines conditions, être moi. » 38 Rappelons aussi cette phrase d’un professeur allemand reprise par Meyer : « Je n’ai jamais imaginé à quoi cela mènerait. Personne ne l’imaginait. »  Mon inquiétude est qu’à force de nier la vérité, aveuglés par les bons sentiments, nous finissions par sombrer dans le même abysse, ayant emprunté la même impasse, la même route : la route de la servitude.

     L’idéologie nationale-socialiste n’est pas significativement différente du socialisme considéré plus globalement. Allié à des éléments nationalistes et antisémites qu’on retrouve parfaitement dans le courant socialiste, le nazisme n’est unique que par la rigueur terrible avec laquelle les « belles idées » sont passées en principes politiques puis en mesures gouvernementales. Ainsi que le notera J. Fest, « l’apport original du nazisme ne se situe pas sur le plan idéologique, mais sur celui de l’exécution ; c’est-à-dire dans la minutie et la logique implacable qui présidèrent à l’application de ces plans de ‘‘rénovation’’ de la nature humaine. » 39 Ludwig von Mises l’avait déjà bien expliqué : « La critique contemporaine du programme nazi ne réussit pas à atteindre son but. On s’est seulement occupé des accessoires de la doctrine nazie. On ne s’est jamais lancé dans une discussion complète de l’essence des enseignements nationaux-socialistes. La raison en est évidente. Les principes fondamentaux de l’idéologie nazie ne diffèrent pas des idéologies sociales et économiques généralement acceptées. La différence concerne seulement l’application de ces idéologies aux problèmes spéciaux de l’Allemagne. » 40

     Pour autant, il n’est pas question ici de considérer le développement spécifique de telle ou telle idéologie politique contemporaine comme relevant des intentions ou du message initial du national-socialisme. Les accusations directes de ressemblance avec le nazisme ternissent toujours la réputation de ceux qui les professent, et il est bon qu’il en soit ainsi.  Les ouvrages qui, dans le sillage de The Nazi Hydra in America de Glen Yeadon et John Hawkins, expliquent que les années de pouvoir de tel ou tel président ont abouti à la création d’un « Quatrième Reich » me semblent aussi indignes de la recherche historique que de l’analyse politique bien que ce ne soit pas à moi de définir ce qui mérite ou non d’être publié. 41 Quant à moi, en contribuant à déceler, au-delà des interprétations erronées ou complaisantes, la nature de l’idéologie nationale-socialiste, je crois avoir été plus utile à mes contemporains.

     Si nous voulons nous-mêmes sauvegarder les piliers qui soutiennent encore la civilisation occidentale, il nous faudra agir. S’il est vrai que l’arrivée du nazisme en Allemagne fut, comme le dira Hobsbawm, une « chute du libéralisme » et un « effondrement des valeurs et des institutions de la société libérale », alors ce sont ce même libéralisme et ces mêmes valeurs et institutions qu’il nous faudra défendre. 42 Si décriées et pourtant si nécessaires, les institutions fondamentales de la société libérale n’ont jamais eu autant besoin qu’on les protège.

     Citons une nouvelle fois Ludwig von Mises : « Il n’y a aucun espoir de revenir à des conditions plus satisfaisantes si nous ne comprenons pas que nous avons complètement échoué dans la tâche principale des politiques contemporaines. Toutes les doctrines politiques, sociales et économiques de l’heure présente, tous les partis et tous les groupes d’intérêts qui les appliquent sont condamnés par une sentence sans appel de l’histoire. Rien ne peut être espéré de l’avenir si les hommes ne se rendent pas compte qu’ils sont sur le mauvais chemin. » 43

Entre les plaines verdoyantes de la liberté et les montagnes rocheuses du gouvernement omnipotent, entre deux principes fondamentalement contradictoires mais que nous avons trop souvent voulu concilier, il se dessine une route sinueuse qui mène de l’un à l’autre. Pavé par l’indifférence, le mensonge, et un charlatanisme idéologique des plus grossiers, elle indique chaque jour la seule direction possible pour les constructeurs de peuple, les rêveurs du dimanche, et les apprentis-tyrans. S’il convient aujourd’hui de l’appeler « Route de la servitude » en raison de la direction dans laquelle nos jambes frêles continuent à nous emporter, un jour peut-être, en l’empruntant dans l’autre sens, nous la rebaptiserons « Route de la Liberté ». En attendant ces jours meilleurs, il ne nous reste qu’à espérer que la faillite, chaque jour plus considérable, du vieux mythe du « Gentil État », nous incitera à ralentir notre course folle. Peut-être qu’alors, déboussolés, regardant la verdure des vieilles plaines encore décelables derrière notre dos, nous nous déciderons enfin à rebrousser chemin.

Pour évaluer correctement quelle serait sa réaction face à l’émergence d’un système politique semblable à celui étudié dans ce livre, chacun doit se tourner vers lui-même. Par crainte pour sa propre destinée, si ce n’est pour celle de l’humanité elle-même, chacun doit accepter la nécessité inévitable du choix politique. Toute barbarie collective se résout toujours, en dernière analyse, à des choix individuels. Le jugement de l’histoire n’épargnera personne — personne ne peut dire : qu’importe le chemin sur lequel mon pays s’embarque. Le flot de la marée fasciste soulève tous les bateaux. Collectivisme ou Libéralisme — sur le long terme, il n’y a pas d’autre alternative. À la vue des éléments considérés dans ce livre, il revient à chacun de faire le choix de la voie dans laquelle il souhaite s’engager, et engager l’humanité avec lui. Collectivisme ou Libéralisme : j’ai fait mon choix. Et vous ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



NOTES

 

INTRODUCTION

1.        Adolf Hitler, Discours du 12 Avril 1922, Munich

2.        Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.32

3.        Hans Frank, Im Angesicht des Galgens, cité par Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.21 ; Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.375

4.        Voir notamment Rainer Zitelmann, Hitler. Selbstverständnis eines Revolutionärs, Berg, 1987

5.        Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010 p.49

6.        Leon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.240

7.        Ibid., p.90

 

CHAPITRE 1 – UN PARTI OUVRIER

1.        François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, LGF, 2010, p.15

2.        Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.32

3.        « Guidelines of the German Workers’ Party », in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, pp.9-11

4.        Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin, 2005, p. 238

5.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.91

6.        William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.38

7.        Gottfried Feder, « Manifeste pour la destruction de la servitude de l’intérêt », Kritische Rundschau, été 1919, in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.27

8.        Ibid.

9.        Ibid.

10.     Aristote, Politique, I, 8-9, 1256a, 3-5 ; Karl Marx, Critique de l’économie politique, in Œuvres, Économie, I, Gallimard, 1963, p.391

11.     John Maynard Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits enfants », in La pauvreté dans l’abondance, Gallimard, 2002, p.115

12.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.182

13.     D’une manière générale, la propagande du parti dans les premières années était presque exclusivement faite en s’inspirant des méthodes et des slogans de la social-démocratie. La figure du travailleur, chez les nazis comme chez les socio-démocrates et les communistes, était centrales. Typique du positionnement du NSDAP est cette affiche sur laquelle nous voyons un travailleur attaquer à coups de massue une grande tour portant le titre « Grande Finance Internationale ». Sur ce point, voir Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin, 2005, pp.353-354, et Ibid., p.386

14.     Dietrich Eckart, « To All Working People! », in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.30

15.     Wolfgang Benz, A concise history of the Third Reich, University of California Press, 2006, p.14

16.     Alfred Rosenberg, « Die russisch-jüdische Revolution », Auf Gut Deutsch,  n°14-15, 24 Mai 1919 ; Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.11

17.     Sur le rôle de Rosenberg dans la maturation intellectuelle du Parti, voir notamment les explications fournies dans Steven G. Marks, How Russia shaped the Modern World, Princeton University Press, 2002, pp. 167-169

18.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.130 ; Ibid. p.44

19.     Ibid., pp. 130-131

20.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.217. Sur Dietrich Eckart, voir Joseph Howard Tyson, Hitler’s mentor: Dietrich Eckart, His Life, Times, and Milieu, iUniverse, 2008

21.     Hermann Mau & He Krausnick, Le national-socialisme, Allemagne 1933-1945, Lasterman, 1962, p.58

22.     Sur la jeunesse d’Adolf Hitler, voir Ian Kershaw, Hitler. Tome 1 : 1889-1936, Flammarion, 1991 ; Joachim Fest, Hitler, Mariner Books, 2002 ; et surtout Franz Jetzinger, Hitler’s Youth, Praeger, 1977

23.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.73. La citation extraite de Mein Kampf me permet de glisser un commentaire sur ce livre, qu’on dit fondamental, mais qu’Hitler lui-même qualifia de résultat d’une « folie d’un temps derrière les barreaux ». (cité par Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi, 2009, 146). En outre, bien que le livre ait été très largement diffusé, surtout après 1933, tout laisse penser qu’il fut peu lu, et peu apprécié. Au sein même du NSDAP, la plupart de ses lecteurs, qui étaient d’ailleurs rares, critiquèrent ouvertement le livre, à l’instar de Goebbels qui pestait contre son sytle quelquefois « imbuvable » et son aspect « souvent très peu soigné. » (Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.125) Une anectode fera bien comprendre la place qu’il convient de donner à cet ouvrage. Un jour, lors d’une réunion au sein du parti nazi, Otto Strasser cita de mémoire un passage de Mein Kampf. Quelle ne fût pas la surprise des autres personnes présentes. Manifestement, personne d’autre dans la salle n’avait lu le livre. Il expliqua qu’il ne l’avait pas lu non plus, mais qu’il avait pris soin d’en apprendre par cœur certains passages, un petit travail que d’autres avouèrent également avoir fait. « Au terme d’un énorme éclat de rire, racontera Otto Strasser, on convint que la première personne qui prétendrait avoir lu Mein Kampf payerait l’addition. » On demanda à Gregor Strasser, qui répondit « tout simplement : Non. Goebbels secoua la tête. Göring éclata de rire. Le conte Reventlow s’excusa en disant qu’il manquait de temps. Personne n’avait lu le livre du chef et chacun dut payer pour soi. » (Otto Strasser, Hitler and I, Houghton Mifflin, 1940, cité dans Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi, 2009, pp.126-127).

24.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, 1934, p.83

25.     Pour autant, la « rupture » d’Hitler avec la social-démocratie ne fut peut-être pas aussi claire que cela. Certaines rumeurs, jamais confirmées, mais jamais contredites non plus, ont très tôt expliqué qu’Hitler avait sympathisé avec le Parti social-démocrate allemand (SPD) en rentrant de la guerre, et qu’il y était même peut-être devenu membre. Ian Kershaw, qui semble croire à cette hypothèse, évoque comme preuve la phrase qu’il prononça en 1921 : « Tout le monde a été social-démocrate un jour ou l’autre. » (Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.101) Au sein de l’armée, d’ailleurs, il avait commencé par effectuer des missions de propagande pour les socialistes du SPD et de l’USPD. (Ibid., p.100)

26.     Voir le témoignage de Karl Honish, repris dans Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.68

27.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.70

28.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.364

29.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.32

30.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.41

31.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, pp.107-108

32.     Anton Drexler, My Political Awaking, Preuss, 2010, p.10 

33.     Ibid., p.12

34.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.386

35.     Voir les raisons convaincantes données par Tyrell dans : Albrecht Tyrell, Vom ‘Trommler’ zum ‘Fuhrer’, Fink, 1975, p.85

36.     Sur ce point, voir E. Jäckel, Hitler’s World View. A Blueprint for Power, Harvard University Press, 1981, p.72

37.     Voir Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p. 250 ; Kershaw, bien qu’il admette l’influence de Feder sur le texte, refuse de voir en lui un des auteurs. Sur ce, voir Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.119-120

38.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.38

39.     Voir notamment les points 1, 8, et 10 listés dans le Manifeste Communiste, correspondant respectivement aux points 17, 10 et 20 dans le programme national-socialiste. Notons que par la suite, l’économiste Ludwig von Mises, observant l’économie de l’Allemagne Nazie, écrira que « huit sur dix de ces points ont été exécutés par les nazis avec un radicalisme qui aurait enchanté Marx. Les deux suggestions restantes (à savoir expropriation de la propriété privée de la terre avec affectation de toutes les rentes immobilières aux dépenses publiques et suppression de tout droit d’héritage) n’ont pas encore été complètement adoptées par les nazis. Cependant, leurs méthodes de taxation, leur planisme agricole et leur politique concernant la limitation des fermages se rapprochent chaque jour des buts fixés par Marx. » (Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.108)

40.     Les anciennes traductions en français du nom du parti d’Hitler donnaient : « Parti ouvrier allemand national-socialiste ». Voir notamment Pierre Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, Flammarion, 1975, p.642

41.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.237

42.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.7

43.     Pour le commentaire de Pierre Ayçoberry, voir Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, note 3 p.727

44.     Ibid., p.56

45.     Ibid. ; Ibid., p.58; Ibid., p.63

46.     Ibid., p.39

47.     Ibid., p.31

48.     Ibid., p.32

49.     Ibid., p.96

50.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.181 ; William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.129

51.     François Duprat, Histoire des Fascismes, Déterna, 2012, p.89

52.     Lettre de Gregor Strasser à Oswald Spengler, 8 Juillet 1925, in Oswald Spengler, Spengler Letters 1913-1936, Allen & Unwin, 1966, p.184

53.     Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p. 398

54.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.297

55.     Paul Gottfried, « Otto Strasser and National Socialism », Modern Age, Juin 1969, pp. 142-151

56.     Joesph B. Neville, « Ernst Reventlow and the Weimar Republic: A völkish radical confronts Germany’s social question », Societas, 7, 1977, pp.229-251

57.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.297

58.     Ibid., pp.101-102

59.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.45

60.     Ibid., p.121

61.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.68

62.     Hugh Trevor-Roper, « The Mind of Adolf Hitler », in Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.XXII

CHAPITRE 2 – DES RÉVOLUTIONNAIRES

1.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.43

2.        Karl Dietrich Bracher, « The Role of Hitler: Perspectives of Interpretation » in Walter Laqueur (éd.), Fascism. A Reader’s Guide, Penguin, 1976, p.199 ; Allan Bullock, Hitler and Stalin. Parallel Lives, Harper Collins, 1991

3.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.169

4.        Herman Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.16. Je profite de l’occasion, si je puis dire, de l’évocation de cette source pour fournir un avertissement au lecteur. J’aurai pu aisément glisser dessus, en supposant, et sans doute tout à fait justement, que la fiabilité de ce livre ne paraîtra pas plus questionnable que celle de tout autre ouvrage, et qu’en tout cas, il n’y aura personne pour m’en vouloir de l’avoir utilisé. Alors voici quelques mots à titre d’avertissement. Rauschning fut le président national-socialiste du Sénat de Dantzig de 1933 à 1934, avant de rompre avec le Parti Nazi. La formulation des propos d’Hitler, tels qu’il les rapporte dans ce livre, a parfois pu paraître caricaturale ou excessive, bien que celui-ci ne reprenne aucun élément qui ne soit présent, sous une forme ou dans une autre, dans les autres déclarations du Führer. Certains auteurs ont critiqué sa fiabilité, et d’autres, en écrivant sur le national-socialisme, ont refusé d’en faire usage, au moins par prudence. Étant donné que des historiens aussi prestigieux et respectés que William Shirer, Joachim Fest, Allan Bullock, Robert Payne, Joseph Stern, Léon Poliakov, Nora Levin, et Gerhard Weinberg, l’ont tous utilisé, et sans aucune restriction, je ne vois pas de raison de ne pas en faire usage. J’ai pris la peine d’avertir le lecteur par courtoisie.

5.        Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.48

6.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.121

7.        Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 10

8.        Catherine Brice, Histoire de l’Italie, Perrin, 2002, p.359

9.        Brenda Haugen, Benito Mussolini: Fascist Italian Dictator, Compass Point Books, 2007. p. 17

10.     Jeremy Roberts, Benito Mussolini, Lerner Publishing, 2005, p.10

11.     Ibid., p. 26

12.     James Gregor, Young Mussolini and the Intellectual Origins of Fascism, University of California Press, 1979, p.37. Ce livre admirable rend compte du lien très fort existant entre le fascisme et la doctrine marxiste et socialiste. Gregor qualifie Mussolini d’ « hérétique du socialisme », expliquant qu’il a développé la doctrine socialiste sur des bases nouvelles — des bases nationalistes, essentiellement.

13.     Voir Renzo De Felice, Mussolini il Rivoluzionario 1883-1920, Einaudi, 1995. Plus récemment, il en est venu à la conclusion que le fascisme italien avait de grandes affinités idéologiques avec la gauche révolutionnaire. Voir notamment Renzo De Felice, Fascism: An Informal Introduction to its Theory and Practice, Transaction Publishers, 1977, p.76

14.     Peter Neville, Mussolini, Routledge, 2004, p.2 ; Ibid., p.39

15.     Giuseppe Finaldi, Mussolini and Italian Fascism, Longman, 2008, p.138 ; Charles Delzell (éd.), Mediterranean Fascism, Walker & Co., 1970, pp.8-11

16.     Francis Ludwig Carsten, The Rise of Fascism, University of California Press, 1982, p.62

17.     Benito Mussolini, Fascism: Doctrine and Institutions, Adrita Press, 1935, p. 10

18.     Benito Mussolini, The Doctrine of Fascism, Enciclopedia Italiana, 1932, p.18

19.     George Watson, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.165

20.     Gaetano Salvemini, Under the Axe of Fascism, Viking Press, 1936, p. 380. Voir aussi Thomas DiLorenzo, « Economic Fascism », The Freeman, Juin 1994

21.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 9

22.     Ibid., p.437

23.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008 p.147

24.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.523

25.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p. 131

26.     Ibid., p. 31

27.     Max Gallo, « Le nazisme, 9 novembre 1923 : le putsch de Munich » in Alfred Grosser (dir.), 10 leçons sur le nazisme, Editions complexes, 1991, p.44

28.     Sur l’hyperinflation en Allemagne et ses conséquences politiques, voir Gerald D. Feldman, The Great Disorder : Politics, Economy and Society  in the German Inflation of 1914-1924, Oxford University Press, 1993

29.     Harold J. Gordon, Hitler and the Beer Hall Putsch, Princeton University Press, 1972, p. 365. Sur le Putsch de la Brasserie, voir aussi Richard Hanser, Putsch! How Hitler Made Revolution, David McCay, 1970

30.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 287

31.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.105

32.     Karl Marx, Manifeste du parti communiste, in Karl Marx, Œuvres, Économie I, Gallimard, 1963, pp.157-195

33.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.105

34.     Ibid., p.114

35.     Wolfgang Benz, A concise history of the Third Reich, University of California Press, 2006, p.16

36.     Adolf Hitler, Discours du 16 septembre 1930, Munich

37.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.16

38.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.528 ; William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.141

39.     Joseph Goebbels, cité par Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.148

40.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.488

41.     Rainer Zitelmann, Hitler. Selbstverständnis eines Revolutionärs, Herbig, 1998, pp.163-164

42.     Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? », in Raymond Aron, Une Histoire du XXe siècle. Anthologie. Tome 1, Perrin, 2012, p.320

43.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 64

44.     Voir le compte-rendu de la Deutsche Zeitung, 1 Février 1933, édition du matin

45.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.103

46.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Editions, 2010, p.37

47.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.61

48.     James P. O’Donnell, The Bunker, Da Capo Press, 2001, p.261

49.     Friedrich Engels, « Discours sur la tombe de Karl Marx », in Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie, Bartillat, 2009, p.585

50.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.123

51.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 130

52.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.38

53.     Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Harvard University Press, 2009, p.95

54.     Eric Hobsbawm, L’Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, 1999, p.164

55.     Werner Abelshauer & Anselm Faust, Wirtschafts und Sozialpolitik. Eine nationalsozialistische Sozialrevolution, Dt. Inst. für Fernstudien, 1983, p.118, tel que commenté par Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 2008, p.264

56.     Eugène Weber, Varieties of Fascism. Doctrines of Revolution in the Twentieth Century, Van Nostrand Reinhold Company, 1964, p.139

57.     David Schoenbaum, La Révolution Brune. La Société Allemande sous le IIIe Reich, Robert Laffont, 1979, p.25

58.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.140

59.     Ibid., p.140

60.     Adolf Hitler, interview avec Richard Breiting, 1931, in Edouard Calic (éd.), Secret Conversations with Hitler: The Two Newly-Discovered 1931 Interviews, John Day Co., 1971, p.36

61.     Friedrich Engels, Anti-Schelling, in Marx-Engels Collected Works, Progress Publishers, Volume 2, p.181

62.     Voir Raymond Aron, L’Opium des Intellectuels, Hachette, 2002 ; et Raymond Aron, Introduction à la Philosophie politique. Démocratie et Révolution, Éditions De Fallois, 1997

63.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.585 

64.     Thomas Childers, « Lecture 5: The Nazi Breakthrough », A History of Hitler’s Empire, The Teaching Company, 2001, minutes 5-6

65.     V. I. Lénine, La Révolution Prolétarienne et le renégat Kautsky, Bibliothèque Communiste, 1921, p.18

66.     Karl Marx, Neue Rheinische Zeitung, 19 mai 1849

67.     Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Payot, 1977, p.150

68.     François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, LGF, 2010, p.15

69.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.11

70.     Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Harvard University Press, 2009, p.64

CHAPITRE 3 – HITLER ÉCONOMISTE

1.        Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.66

2.        Adolf Hitler, Discours du 23 mars 1933, Berlin, Reichstag ; Norman H. Baynes (éd.), The Speeches of Adolf Hitler, April 1922 – August 1939, Vol. 1, Howard Fertig, 1969, p.568

3.        Eugen Weber, Varieties of Fascism, D. Van Nostrand, 1964, p.47

4.        Otto Strasser, « Les quatorze thèses sur la Révolution Allemande », in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.106

5.        Adolf Hitler, Discours du 1er Mai 1927, cité par John Toland, Adolf Hitler : The Definitive Biography, Anchor, 1976, p.306

6.        Adolf Hitler, Discours du 10 décembre 1940, Berlin

7.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.275

8.        Joseph Goebbels, cité dans Dietrich Orlow, The History of the Nazi Party, 1919-1933, University of Pittsburgh Press, 1969, p.87, et dans George L. Mosse (éd.), Nazi Culture: Intellectual, Cultural and Social Life in the Third Reich, Grosset and Dunlap, 1966, p.107 ; Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, in Œuvres, Économie, I, Gallimard, 1963, p.1224

9.        Joseph Goebbels, Those Damned Nazis, pamphlet de 1932

10.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.138

11.     Ibid., pp.68-69

12.     Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? », in Raymond Aron, Une Histoire du XXe siècle. Anthologie. Tome 1, Perrin, 2012, p.324

13.     « Fermiers Allemands, vous êtes représentés par Hitler, et voici pourquoi ! », in Anton Kaes, Martin Jay & Edward Dimendberg (éd.), The Weimar Republic Sourcebook, University of California Press, 1994, p.142

14.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.22

15.     Ibid., p.365

16.     Adolf Hitler, Discours du 10 décembre 1940, Berlin

17.     Adolf Hitler, Discours du 28 juillet 1922, Munich

18.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.423

19.     Ernst Rudolf Huber, Verfassungsrecht des grossdeutschen Reiches, Hamburg, 1939, cité dans Raymond E. Murphy (éd.), National Socialism, Swallow Press, 1952, p. 90

20.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.686

21.     Adolf Hitler, Discours du 27 avril 1923, Munich

22.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.587

23.     Ibid., p.657

24.     Ibid., p.661

25.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.83

26.     Benito Mussolini, cité par Friedrich Hayek, La Route de la Servitude, PUF, 2007, p.38

27.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.17

28.     Ibid.

29.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.65

30.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.108. Au passage, est-il besoin de signaler à quel point les alternatives proposées semblent tout droit tirées de la Russie soviétique ?

31.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.622

32.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.56

33.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.53

34.     Ibid., p.127

35.     Ibid., p.42

36.     Ibid.

37.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, pp.232-233

38.     Ibid., p.64

39.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.53 ; Ibid. p.42

40.     Adolf Hitler, Discours du 18 Septembre 1922, Munich

41.     V.I. Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », in Karl Marx et sa doctrine, Éditions sociales, 1947, cité par Richard Poulin, Les fondements du marxisme, Vents d’Ouest, 1997, p.45

42.     Joseph Goebbels, « Warum sind wir Judengegner ?  », in Anton Kaes, Martin Jay & Edward Dimendberg (éd.), The Weimar Republic Sourcebook, University of California Press, 1994, p.137

43.     Adolf Hitler, Discours du 12 Avril 1922, Munich ; Discours du 13 Avril 1923, Munich

44.     Gregor Strasser, The Program of the NSDAP and its General Conceptions, Frz. Eher Nacht, 1932, p.38

45.     Onzième point du « Programme en 25 points du Parti national-socialiste », in Marlis Steinert, L’Allemagne nationale-socialiste, 1933-1945, Richelieu, 1972, pp.97-98

46.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.18

47.     Adolf Hitler, Mon Combat, cité par Paul Silvestre, Le Mouvement Ouvrier jusqu’à la Seconde guerre mondiale, Armand Colin, 1970, p.69

48.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.64

49.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.646

50.     Adolf Hitler, cité par William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.180

51.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, pp.155-156

52.     Voir Ian Kershaw, « Working Towards the Führer. Reflections on the Nature of the Hitler Dictatorship », in Christian Leitz (éd.), The Third Reich, Blackwill, 1999, pp.231-252

53.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.4

54.     Adolf Hitler, interview avec Richard Breiting, 1931, in Edouard Calic (éd.), Secret Conversations with Hitler: The Two Newly-Discovered 1931 Interviews, John Day Co., 1971, pp.31-35

55.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.67

56.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, pp.337-338

 

CHAPITRE 4 – KEYNÉSIENS AVANT L’HEURE

1.        Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.228

2.        Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p. 347

3.        Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.31

4.        Joseph Goebbels, cité par Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.106

5.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.92

6.        Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.181

7.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.538

8.        Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, pp.107-108

9.        Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.40

10.     Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p. 465

11.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.46

12.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Editions, 2010, p.143

13.     Voir notamment A. Barkai, Nazi Economics, Yale University Press, 1990.  Parmi les plus modérés, citons R. Erbe, Die nationalsozialistische Wirtschaftspolitik 1933-1939 im Lichte der modernen Theorie, Polygraphischer Verlag, 1958, qui insiste tout de même sur l’important effort de relance des Nazis, mais est sceptique sur les résultats réels. C’est également la position de H. James, The German Slump, Clarendon, 1986.  Pour Raymond Aron, qui était pourtant un soutien de Keynes, les mesures de relance furent bien du keynésianisme. (Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? », in Une Histoire du XXe siècle. Anthologie. Tome 1, Perrin, 2012, p.325) Selon l’historien marxiste Eric Hobsbawm, « la grande œuvre du national-socialisme fut de liquider la Grande Crise plus efficacement qu’aucun gouvernement, car l’antilibéralisme des nazis avait un côté positif : ils ne croyaient pas a priori au marché de concurrence. » (Eric Hobsbawm, L’Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, 1999, p.177). Parmi les plus grands supporters de la relance keynésienne et de son effet multiplicateur en Allemagne, on trouve R. Overy, The Nazi Economic Recovery 1932-1938, Methuen, 1982 ; R. Cohn, « Fiscal Policy in Germany during the Great Depression », in Explorations in Economic History, 29, 1992, pp.318-342 ; et Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Armand Collin, 1999, p.112

14.     G. Garvy, (1975) « Keynes and the Economic Activists of pre-Hitler Germany », Journal of Political Economy, 1975, 83, pp.391-405

15.     Michael Zalampas, Adolf Hitler and the Third Reich in American Magazines, Popular Press, 1989, p.151

16.     Pour les chiffres, voir Paul Bairoch, Victoires et Déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Tome III, pp.88-89

17.     Extrait du journal communiste New Masses, cité par Jacques Droz (éd.), Histoire Générale du Socialisme, Tome IV : de 1945 à nos jours, PUF, 1978, p.73

18.     John T. Flynn, The Roosevelt Myth, Devin-Adair, 1948 ; et John T. Flynn, As We Go Marching: A Biting Indictment of the Coming of Domestic Fascism in America, Free Life Editions, 1973

19.     Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals : Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1945, Metropolitan Books, 2006

20.     John M. Keynes, Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie, Payot, 2005, p.5

21.     John M. Keynes, préface à l’édition allemande de la Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie, cité par Henri de France, Peut-on penser l’économie après Marx et Keynes ?, L’Harmattan, 2009, p.115

22.     Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals : Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1945, Metropolitan Books, 2006, pp. 23-24). 

23.     Ibid., p.190

24.     « Il est difficile de dire comment les Fascistes Britanniques se seraient comportés si portés aux responsabilités, mais il est indéniable que de nombreux Blackshirts étaient attirés par le fascisme par les considérations qui en poussaient d’autres vers des organisations socialistes. Un contemporain de William Joyce remarqua que sa haine pour les Juifs était égale à sa haine pour les capitalistes : Il aurait facilement pu devenir un agitateur communiste […] Il pense que le mouvement Nazi est un mouvement prolétarien qui libérera le prolétariat de la domination d’une ploutocratie de capitalistes. Comme Mussolini, Mosley lui-même était venu au fascisme par le socialisme et il conserva beaucoup de ses anciennes croyances, notamment sa vision positive de l’interventionnisme étatique et sa détermination à utiliser les ressources de l’État pour améliorer la condition du peuple. » (Martin Pugh, Hurrah for the Blackshirts ! Fascists and Fascism in Britain Between the Wars, Pimlico, 2006, p.198) Voir aussi Richard C. Thurlow, Fascism in Britain, I.B. Tauris, 1998 et Stephen Dorril, Blackshirt : Sir Oswald Mosley and British Fascism, Penguin, 2007

25.     Joan Robinson, An Introduction to Modern Economics, McGraw-Hill, 1973 ; cité par Llewellyn H. Rockwell, Jr., « Hitler’s Economics », Mises Daily, 2 août 2003

26.     Bruce Bartlett, « Hitler & Keynes », Free Republic, 18 janvier 2004

27.     Ibid.

28.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.64

29.     Albrecht Ritschl, « Deficit Spending in the Nazi Recovery, 1933-1938 », Working Paper No. 68, Institute for Empirical Research in Economics, University of Zurich, décembre 2000, p.7

30.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.70

31.     John M. Keynes, Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie, Payot, 2005, p.148

32.     Cette petite histoire est citée par Arthur Laffer, The End of Prosperity, Threshold Editions, 2008, p.204. Stephen Moore se souvient aussi d’avoir entendu cette histoire racontée par Friedman ; voir son article, « Missing Milton : Who will speak for free markets ? », Wall Street Journal, 29 Mai 2009

33.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.92

CHAPITRE 5 – LE MONSTRE ÉTATIQUE

1.        Michael A. Heilperin, Studies in Economic Nationalism, Librairie E. Droz,  p.39

2.        Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.393

3.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, pp.99-100

4.        Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, pp.43 ; Ibid., p.125

5.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.85

6.        Fritz Nonnenbruch, Die Dynamische Wirtschaft, Centralverlag der N.S.D.A.P., 1936, p. 114.

7.        Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.92

8.        Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.96

9.        Ibid., pp.68-69

10.     Ibid., pp.50-51

11.     Ibid., p.11

12.     Ibid., p.112

13.     Harvey A. Silverglate, Three Felonies a Day, Encounter Books, 2011

14.     Ayn Rand, La Grève, Belles Lettres, 2011

15.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.47

16.     Frankfurter Zeitung, January 28, 1937

17.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.107

18.     Ibid., p.109

19.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.145

20.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.111

21.     Ibid., p.47

22.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.234

23.     Ibid., p.451

24.     Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, p.19

25.     Ibid., p.20

26.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, pp.112-113

27.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, pp.115-116

28.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.97

29.     Ibid., p.98 ; Ibid., p.105

30.     Ibid., p.104

31.     John E. Farquharson, The Plough and the Swastika. The NSDAP and Agriculture 1928-1945, Sage, p.187

32.     Tim Mason, « The Primacy of Politics – Politics and Economics in National Socialist Germany », in Henry A. Turner (éd.), Nazism and the Third Reich, New York, 1972, p.175

33.     Karl Dietrich Bracher, La Dictature Allemande : Naissance, Structure et Conséquences du National-Socialisme, Toulouse, 1986, p.449

34.     Klaus Hildebrand, Das Dritte Riech, Oldenbourg Verlag, 2009, pp.160-161

35.     Leonard Peikoff, The Ominous Parallels. The End of Freedom in America, Plume, 1983, p.16

36.     Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, p.17

37.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.106

38.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.231

39.     Pierre Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, Flammarion, 1975, p.676

40.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.93

41.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.81

42.     Ibid., p.88

43.     Heinz Boberach (éd.), Meldungen aus dem Reich 1938-1945. Dies geheimen Legebeirchte des Sicherheitsdientes der SS, Herrsching, tome II, p.193

44.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.102 Cette variation du taux de l’impôt sur les sociétés amène un commentaire important. La fiscalité changeait sans cesse. Un jour c’était 20%, le lendemain c’était 25%, et quelques moins plus tard une nouvelle augmentation intervenait. Confusion, incertitude, instabilité : ces mots étaient constamment sur la bouche des chefs d’entreprise. Qu’on ne prenne même qu’un seul exemple : les heures supplémentaires furent défiscalisées, puis refiscalisées, le tout dans la hâte, ce qui n’arrangea rien.

45.     Ibid., p.202

46.     Winston Churchill, cité par Mord Bogie, Churchill’s Horses and the Myth of American Corporations, Praeger, 1998, p.1

47.     Joseph Goebbels, cite par Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.429

48.     Ibid., p.62

49.     Adolf Hitler, cité par Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.77

50.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.460

51.     Adolf Hitler, Proclamation à la Nation Allemande, 1er février 1933, Berlin

52.     Joseph Goebbels, Die Tagebücher von Joseph Goebbels, Partie I, Volume 6, K. G. Saur, 1996, p.273

53.     Carl Friedrich Goerdeler, cité dans Sabine Gillmann & Hans Mommsen, Politische Schriften und Briefe, K.G. Saur, 2003, p.755

54.     Puisque j’utilise normalement assez peu les guillemets dans de tels cas, je prends la peine d’expliquer l’emploi de ceux-ci dans cette phrase. Au sens absolu, il n’existe pas de « richesses juives ». Il existe des richesses appartenant à des individus, et aucune collectivisation à partir de cette réalité ne saurait être acceptée de la part des défenseurs de la liberté. Ce point signale une vision collectiviste qui mérite d’être rejetée.

55.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.32

CHAPITRE 6 – NATIONALISME ET EXPANSION

1.        Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.32

2.        Otto Strasser, Hitler and I, Houghton Mifflin, 1940, p.9

3.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.125

4.        Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.178

5.        Adolf Hitler, Discours du 28 juillet 1922, Munich

6.        Karl Marx, Manifeste du parti communiste, in Karl Marx, Œuvres, Économie I, Gallimard, 1963, pp.157-195

7.        V.I. Lénine, « On the Slogan for a United States of Europe », Sotsial-Demokrat, No. 44, August 23, 1915 in Lenin Collected Works, Volume 21, Progress Publishers, 1974, pp. 339-343.

8.        Sur cette question, voir la brochure de Nikolai Boukarine « Can We Build Socialism in One Country in the Absence of the Victory of the West-European Proletariat? », publiée en avril 1925

9.        Adolf Hitler, Discours du 12 avril 1922, Munich

10.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, pp.50-51

11.     Karl Marx, La Question Juive, Union Générale d’Éditions, 1968

12.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, pp.49-50

13.     Ibid., pp.68-69

14.     David Hume, On the Jealousy of Trade (1742), in Selected Essays, Oxford University Press, 2008. Voilà des propos qui doivent paraître bien inhabituels pour tous ceux qui, au milieu de notre époque convertie aux idées du nationalisme économique, n’entendent parler que de guerre commerciale et de protection douanière.

15.     Élie Heckscher, Mercantilism, MacMillan, 1939

16.     Phillip W. Buck, Politics of Mercantilism, New York, 1942, cité par Michael A. Heilperin, Studies in Economic Nationalism, Librairie E. Droz, 1960, p.54

17.     Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi, 2009, pp.184-185

18.     Ibid., pp.194-195

19.     Daniel Schulthess, « Introduction » in Johann Gottlieb Fichte, L’État Commercial Fermé, Éditions de L’Âge d’Homme, 1980, p.37

20.     Johann Gottlieb Fichte, L’État Commercial Fermé, Éditions de L’Âge d’Homme, 1980, p.88

21.     Ibid., p.79

22.     Ibid.

23.     Ibid., p.151

24.     Michael A. Heilperin, Studies in Economic Nationalism, Librairie E. Droz, 1960, p.84

25.     Robert Nisbet, History of the Idea of Progress, Transaction Publishers, 1994, p.276

26.     Henri Denis, Histoire de la pensée économique, PUF, 1966, p.276

27.     Daniel Schulthess, « Introduction » in Johann Gottlieb Fichte, L’État Commercial Fermé, Éditions de L’Âge d’Homme, 1980, pp.40-41

28.     Michael A. Heilperin, Studies in Economic Nationalism, Librairie E. Droz, 1960, p.63

29.     John Maynard Keynes, « L’autosuffisance nationale », Yale Review, vol.22, n°4 Juin 1933

30.     Sur l’autarcie, voir Allan G. B. Fisher, « Economic Self-Sufficiency », Oxford Pamphlets on World Affairs, n°4, 1939

31.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.100

32.     Ibid., p.140

33.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.229

34.     Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Armand Collin, 1999, p.113

35.     Ibid., p.134

36.     Friedrich Engels, « Ernst Moritz Arndt », Telegraph für Deutschland, n°2-5, Janvier 1841

37.     Adolf Hitler, discours du 14 Octobre 1933, Max Doramus (dir.), Hitler Complete. His Speeches and Proclamations, 1932-1945, p.372

38.     Adolf Hitler, discours devant le Reichstag, 21 Mai 1935, Ibid., p. 677

39.     Adolf Hitler, dicours du 6 octobre 1939, Ibid., p.1840

40.     Milton Mayer, They Thought They Were Free. The Germans, 1933-1945, University of Chicago Press, pp.47-48

41.     Frédéric Bastiat, « De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples », Journal des Économistes, Octobre 1844, in Œuvres Complètes, Tome 1. Correspondance, Mélanges, Guillaumin, 1862, p.377

42.     Erik Gartzke, cité par Doug Bandow, « Spreading Capitalism is good for peace », Korea Herald, 10 Novembre 2005

43.     La phrase provient en fait d’un certain Otto Mallery, qui écrivait : « Si nous ne souhaitons pas que les soldats traversent les frontières dans des fins de guerre, il faut que les biens traversent les frontières dans des fins de paix. » Otto Mallery, Economic Union and Durable Peace, Harper, 1943, p.10. Elle se retrouve aussi dans les Journaux de Travail de Berthold Brecht sous la forme : « Les frontières qui ne peuvent pas être franchies par les marchandises le seront par des tanks » ; cité par Peter Reicher, La Fascination du Nazisme, Odile Jacob, 2011, p.25

44.     Lionel Robbins,  Economic Planning and International Order, Macmillan, 1937

45.     Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Allemagne de Hitler, Editions du Seuil, 1991, pp.159-160

46.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.240

47.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.419

48.     Ibid., p.417

49.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, pp.74-75

50.     Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 2008, pp.116-117

51.     Cité dans Ibid., p.117

52.     Paul Massé, Histoire économique et sociale du monde, Tome 1, L’Harmattan, 2011, p.250

53.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, pp.93-94. L’aveu de Fest est particulièrement intéressant parce que voilà un historien qui nous explique quelques pages plus tôt que la politique économique d’Hitler consistait en de massifs plans de relance, des grands travaux d’inspiration keynésienne. Pourquoi cette politique économique mena-t-elle à la guerre ? Monsieur l’historien ne nous le dit pas. Il glisse dessus comme si une telle question n’avait au fond aucune espèce d’importance.

54.     Klaus Jürgen Müller, « La machine de guerre allemande », in L’Allemagne de Hitler, Éditions du Seuil, 1991, p.298

55.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.206

56.     Hans Mommsen, « Promesses et réalisations sociales du IIIe Reich », in L’Allemagne de Hitler, Éditions du Seuil, 1991, p.146

57.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.429

58.     Adolf Hitler cité par H.A. Jacobsen (ed.), Kriegstagebuch des Oberkommandos der Wehrmacht. Band 1: 1 August 1940 – 31 Dezember 1941, Bernard & Graefe, 1965, pp. 257–258

59.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.251

60.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.309

61.     Wolfgang Michalka (éd.), Nationalsozialistische Aufienpolitif, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1978, p.325 ; Gerhard Weinberg, The Foreign Policy of Hitler’s Germany. Diplomatic Revolution in Europe, 1933-1936, University of Chicago Press, 1970, pp.288-289 ; William Carr, Hitler. A Study in Personality and Politics, Edward Arnold, 1978, p.52

62.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p. 14

63.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.244

64.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.20

65.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.26

66.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.47-48

67.     cité dans Ibid., p.51

68.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.73

CHAPITRE 7 – LA QUESTION JUIVE

1.        Sur la question centrale : pourquoi les Juifs ?, voir Dennis Praeger and Telushkin, Why the Jews?, Simon and Schuster, 1983, pp.138-139

2.        Karl Marx, La Question Juive, Union Générale d’Éditions, 1968, p.14

3.        Adolf Hitler, Discours du 28 juillet 1922, Munich

4.        Karl Marx, La Question Juive, Union Générale d’Éditions, 1968, p.35

5.        Ibid., p.49

6.        Ibid., p.50

7.        Ibid.

8.        Denis K. Fishmann, Political Discourse in Exile: Karl Marx and the Jewish Question, University of Massachusetts Press, 1991, p.13

9.        Paul Johnson, « Marxism vs. The Jews », Commentary, Avril 1984

10.     Gertrude Himmelfarb, « The Real Marx », Commentary, Avril 1985

11.     Robert Solomon Wistrich « Karl Marx and the Jewish Question », Soviet Jewish Affairs, 4, 1974, pp.53-60

12.     Karl Marx & F. Engels, Correspondance, Éditions du Progrès, 1980

13.     Karl Marx, « The Russian Loan », New York Daily Tribune, 4 Janvier 1856. Réimprimé en entier dans Eleanor Marx Aveling et Edward Aveling (éd.), The Eastern Question: A Reprint of Letters Written 1853-1856 Dealing with the Events of the Crimean War, S. Sonnenschein & Company, 1897, pp.600-606

14.     David Shapira, Les Antisémitismes Français, Le Bord de l’Eau, 2011, p.54

15.     Johann Gottlieb Fichte, cité dans E. H. Schulz & R. Frercks, « Why the Aryan Law? A Contribution to the Jewish Question » in E. H. Schulz and R. Frercks, Warum Arierparagraph? Ein Beitrag zur Judenfrage, Verlag Neues Volk, 1934

16.     Jim Peron, « The Marxist Origins of Hitlerian Hate », The Laissez Faire Electronic Times, Vol 1, No 5, 18 mars 2002

17.     Pierre-Joseph Proudhon, cité dans Pierre Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée, 1809-1849, Beauchesne, 1982, p.739

18.     Charles Fourier, Œuvres complètes, Librairie Sociétaire, 1848, t. 6, Analyse de la civilisation, p. 421

19.     Helmut Bergind, Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p.84

20.     Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent. Histoire économique du peuple juif, Fayard, 2002, p.467

21.     Richard Lévy (éd.), Antisemitism: A Historical Encyclopedia of Prejudice and Persecution, ABC-CLIO, 2005, p.276

22.     Helmut Bergind, Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p.85

23.     Ibid., p.86

24.     Émile Zola, L’argent, G. Charpentier, 1891, p. 15

25.     Ibid., p. 92. Émile Zola, dira-t-on surement, n’est-ce pas le même qui a défendu le colonel Dreyfus ? Certes, cela est vrai, mais n’est-il pas permis de penser que Zola, en agissant ainsi, a simplement souhaité défendre un innocent ? Il est clair que Zola était bien trop intelligent pour défendre de façon si admirable des préjugés populaires tout en les rejetant. S’il avait voulu propager l’antisémitisme, il n’aurait pas écrit autrement. Pour essayer de sauver Zola, on peut arguer, et non sans raison, que dans L’Argent il essaya de toucher un monde dont il ne connaissait pas bien les rouages et sur lequel il ne fit que coller les préjugés de son temps. Dans une belle étude consacrée au sujet, Richard Grant a fait valoir que Zola était animé par des sentiments antisémites superficiels, qu’il perdit quelques années plus tard, comme le prouverait son combat lors de l’Affaire Dreyfus. Richard B. Grant, « The Jewish Question in Zola’s L’Argent », PMLA, déc. 1955, n° 70 (5), pp.955-67. Par un jeu de courbettes incessantes, d’autres commentateurs ont essayé de prétendre que l’antisémitisme n’était même pas présent dans L’Argent. Voir le commentaire de cette œuvre dans France Farago & Gilles Vannier, L’Argent, Armand Colin, 2009

26.     Jean Jaurès, Discours au Tivoli Vaux Hall, 7 juin 1898, cité dans Jean Robin, L’État et la Judéomanie. En France et dans le monde, Dulpha, 2008, p.518

27.     Elie Halévy, Histoire du socialisme européen, Gallimard, 2006

28.     Sydney Hook, « Home Truths about Marx », Commentary, September 1978, réim-primé dans Marxism and Beyond, Rowman and Littlefield, 1983, p.117

29.     Peter G. J. Pulzer, Jews and the German state : the political history of a minority, 1848-1933, Wayne State University Press, 2003, pp.42-43

30.     Eric Hobsbawm, L’Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, 1999, p.166

31.     Jim Peron, « The Marxist Origins of Hitlerian Hate », The Laissez Faire Electronic Times, Vol 1, No 5, March 18, 2002

32.     Ibid.

33.     Voir Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1968

34.     Léon Poliakov, Histoire de l’Antisémitisme, et notamment le tome 2, L’Europe Suicidaire, 1870-1933, Calmann-Lévy, 1994

35.     Arieh Stav (2003). « Israeli Anti-Semitism», in Sharan, Shlomo, Israel and the Post-Zionists: A Nation at Risk, Sussex Academic Press, 2003, p. 171 ; Bernard Lewis, Semites and Anti-Semites: An Inquiry into Conflict and Prejudice, W. W. Norton & Company, 1999, p. 112

36.     Werner Maser, Hitler’s Letters and Notes, 1974, p.213

37.     Voir Peter Longerich (éd.), Die Erste Republik, 1992, pp.157-160

38.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.127

39.     Ibid.

40.     Adolf Hitler, Discours du 12 avril 1922, Munich

41.     Ibid.

42.     E. Hanfstaengl, Unheard Witness, 1957, pp. 34–7

43.     Eberhard Jäckel (éd.), Hitler. Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart, 1980, pp.200-201

44.     Adolf Hitler, Discours du 28 juillet 1922, Munich

45.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.121

46.     Jim Peron, « The Marxist Origins of Hitlerian Hate », The Laissez Faire Electronic Times, Vol 1, No 5, March 18, 2002

47.     Adolf Hitler, discours du 28 Juillet 1922, Munich

48.     Ibid.

49.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.52

50.     Ibid., p.53

51.     Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, PUF, 1993, p. 261

52.     Moshe Lewin, La paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, Walter de Gruyter, 1976, p.183

53.     Nicolas Werth, La Terreur et le Désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007, p.31

54.     Adolf Hitler, discours du 18 Septembre 1922, Munich

55.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.60 ; Eberhard Jäckel & Axel Kuhn (éd.), Hitler. Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart, 1980, p.200

56.     Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, in Œuvres, Économie, I, Gallimard, 1963, p.1239

57.     John M. Keynes, Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie, Payot, 2005, p.369

58.     Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.361

59.     Ibid., p.222

60.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.119

61.     Ibid.

62.     William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power, Quadrangle Books, 1965, p.77

63.     Donald L. Niewyk, The Jews in Weimar Germany, Manchester University Press, 1980, pp.79-81

64.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.390

65.     Ibid.

66.     Karl A. Schleunes, The Twisted Road to Auschwitz. Nazi policy toward German Jews, 1933-1939, University of Illinois Press, 1970, p.258

67.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.345

68.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.49

69.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.73

70.     Ibid., pp.72-73

71.     Ibid., p.69

72.     Ibid., pp.73-74

73.     Ibid., p.254

74.     Max Domarus, Hitler: Reden und Proklamationen, 1932-1945, Bolchazy-Carducci Publishers, p.1058

75.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.181. L’opération ne coûtait pas grande chose, puisque le transport des Juifs dans les camps de concentration était souvent financé par les pays occupés eux-mêmes.

76.     Sur la place des camps de la mort dans l’économie du Reich, voir Franciszek Piper, « Aushwitz Concentration Camp : How it Was Used in the Nazi System of Terror and Genocide and in the Economy of the Third Reich », in Michael Bebenbaum & Abraham Peck, Holocaust and History, pp. 327-386

77.     Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 2008, p.368

78.     Ernst Notle, cité dans Jean-Louis Schlegel, « Les troubles de la mémoire », in L’Allemagne de Hitler, p.395. En cela nous évoquant, sans rentrer dans trop de détails techniques, la célèbre « querelle des historiens » (Historikerstreit) qui entraîna un vif débat en Allemagne comme ailleurs. Sur cette question, et sur le détail des approches « intentionnaliste » et « fonctionnaliste », voir Joseph Rovan (intr.), Devant l’Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des juifs par le régime nazi, éditions du Cerf, 1988. Au centre du débat est la question de savoir :
1° quelle place doit avoir la Shoah dans l’histoire de la barbarie humaine et 2° si l’extermination des Juifs fut l’effet d’une intime volonté d’Hitler présente dès le début dans le national-socialisme, ou de la structure plus générale de l’État Nazi, ayant fait ses choix terribles au milieu de l’année 1941.

79.     Voir Rudolf Hess, Le commandant d’Aushwitz parle, Julliard, 1959,

80.     Benno Priess, Unschuldig in den Todeslagern des NKWD 1946–1954, Sindelfingen, 2005

81.     Herman Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.119

CHAPITRE 8 – POUR LES SCEPTIQUES

1.        Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.13

2.        Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, pp.43-44

3.        Rudolph J. Rummel, Death by Governement, Transnational Publishers, 1994

4.        Friedrich A. Hayek, La Route de la Servitude, PUF, 2007, p.99

5.        Frank Herbert, Chapterhouse: Dune (Dune Chronicles, Book 6), Ace, 1987, p.220

6.        Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.134

7.        Joseph Peter Stern, Hitler. Le Führer et le Peuple, Flammarion, 1995, p.43

8.        Gustave M. Gilbert, Nuremberg Diary, Farrar, 1947, p.34 

9.        Léon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.49

10.     Léon Blum, « Débat sur le budget des Colonies à la Chambre des députés », 9 juillet 1925, Journal Officiel, Débats parlementaires, Assemblée, Session Ordinaire, 30 juin-12 juillet 1925, p. 848.

11.     Ron Paul, « Government and Racism », 16 Avril 2007

12.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.518

13.     Ibid., p.521

14.     Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p.242

15.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.96

16.     Detlef Mühlberger, Hitler’s Voice. The Völkischer Beobachter, 1920-1933, Volume 1: Organization & Development of the Nazi Party, Peter Lang AG, 2004, p.54

17.     François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, LGF, 2010, p.217

18.     Friedrich Hayek, « Nazism is Socialism », 1933, Hayek Papers, Box 105, folder 10, Hoover Institution Archives

19.     François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, LGF, 2010, p.142

20.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.125

21.     Ibid., p.168

22.     Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p.417

23.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.91

24.     Ibid., p.117

25.     Ibid., p.27

26.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.120

27.     Ibid., p.28 Souligné par nous

28.     Ibid., p.29

29.     Adolf Hitler, Discours du 12 Avril 1922, Munich

30.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.138

31.     Cité dans Pascal Bruckner, « Les paradoxes de l’antiaméricanisme », Le Meilleur des Mondes, printemps 2006

32.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.45. Au passage, j’attire l’attention du lecteur sur le fait que Goebbels qualifie son idéologie, son mouvement, de « socialisme national ». Après la lecture des premiers chapitres, examinant consciencieusement les bases idéologiques du nazisme, cette appellation cesse de sembler surprenante : le « vrai » socialisme, pour les Nazis, doit nécessairement être national ; le « vrai » nationalisme, pareillement, se doit d’être un socialisme. Je ne fais remarquer cette expression que parce qu’on oublie souvent de préciser que, même dans les termes, le national-socialisme n’est pas autre chose qu’un « socialisme national » — ce qui est, nous l’avons rappelé, sa traduction littérale.

33.     Friedrich. A. Hayek, La Route de la Servitude, cité par George Watson, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.12

34.     Adolf Hitler, Discours du 10 février 1933. N.H. Baynes (ed.), The Speeches of Adolf Hitler, Vol. 1, 1942, p. 665

35.     Detlef Mühlberger, Hitler’s Voice. The Völkischer Beobachter, 1920-1933, Volume 1 : Organisation & Development of the Nazi Party, Peter Lang AG, 2004, p.54 ; Ibid., p.394

36.     Adolf Hitler, Discours du 12 avril 1922, Munich ; Discours du 12 septembre 1923, Munich

37.     Adolf Hitler, Discours du 15 février 1933, Munich

38.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.61 ; Ibid., p.59

39.     Otto Strasser, « National Socialism and State », in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.99

40.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.45

41.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.146

42.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.97

43.     Joseph Goebbels, « My Friends of the Left », in Anton Kaes, Martin Jay & Edward Dimendberg (éd.), The Weimar Republic Sourcebook, University of California Press, 1994, p.127 ; Joachim Fest, The Face of the Third Reich, Weidenfeld & Nicolson, 1970, p.89

44.     Richard F. Hamilton, Who Voted for Hitler?, Princeton University Press, 1982, p.570

45.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.132

46.     Thierry Wolton, Rouge-Brun : le mal du siècle, Lattès, 1999, p.99

47.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.126

48.     Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, p.9

49.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.96

50.     Ibid., p.70

51.     Thomas Mann, The Coming Victory of Democracy, Knoft, 1938, p. 14

52.     Neal Ascherson, « On Monsters and Myths », The Observer, 4 juillet 2004

53.     Rainer Zitelmann, Hitler, Selbstver, 1998, p.475

54.     Eric Laurent, La Corde pour les Pendre, Fayard, 1985

55.     Georgi Dimitrov, « Rapport au VIIe Congrès de l’Internationale », 2 août 1935, in L’Internationale communiste et la lutte contre le fascisme et la guerre, 1934-1939, Éditions du Progrès, 1980 ; cité dans Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Allemagne de Hitler, 1933-1945, Seuil, 1991, p.149

56.     Il suffit de se souvenir de la lutte stupide et pourtant féroce entre les mencheviks et les bolcheviks ou entre les communistes et les socio-démocrates. Voir aussi la brochure terrible de Lénine sur Karl Kautsky : V. I. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Éditions Sociales, 1953. Comme le fera remarquer Ludwig von Mises, « marxistes et nazis ne connaissent que deux catégories d’adversaires. Les étrangers — qu’ils soient membres d’une classe non prolétaire ou d’une race non aryenne — ont tort parce qu’ils sont étrangers ; les opposants d’origine prolétarienne ou aryenne ont tort parce que ce sont des traîtres. Ils se débarrassent ainsi facilement du fait désagréable d’avoir des désaccords parmi les membres de ce qu’ils appellent leur classe ou race. » (Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.104)

57.     Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Allemagne de Hitler, 1933-1945, Seuil, 1991, p.152

58.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.235

59.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, 413

60.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, pp.233-234

61.     Voir Richard F. Hamilton, Who Voted for Hitler?, Princeton University Press, 1982. Sur les succès du national-socialisme auprès de l’électorat ouvrier, voir Conan Fisher (éd.), The Rise of National Socialism and the Working Classes in Weimar Germany, Berghahn Books, 1996 ; et William Brustein, The Logic of Evil. The Social Origins of the Nazi Party, 1925-1933, Yale University Press, 1996. Philippe Burin estime en outre que près de 70% de la Jeunesse Hitlérienne (Hitlerjugend) était constituée d’ouvriers. (Philippe Burin, « Qui était Nazi ? », in L’Allemagne de Hitler, 1933-1945, Seuil, 1991, p.91)

62.     Ernst Schlange, en 1925, dans Detlef Mühlberger, Hitler’s Voice. The Völkischer Beobachter, 1920-1933, Vol. 1 : Organisation & Development of the Nazi Party, Peter Lang AG, 2004, p.202

63.     Adolf Hitler, Discours au Club Industriel de Düsseldorf, 27 janvier 1932

64.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.272

65.     Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Allemagne de Hitler, 1933-1945, Seuil, 1991, pp.164-165

66.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.231

67.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.528

68.     Ibid., p.820

69.     Ibid., p.588

70.     Ibid., p.607

71.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.18

72.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.526

73.     Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, 2007, p.37

74.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.557

75.     Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938, pp.24-25

76.     Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, pp.109-110

77.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.105

78.     Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Allemagne de Hitler, 1933-1945, Seuil, 1991, p.163

79.     Antony Cyril Sutton, Wall Street and the Rise of Hitler, G S G & Associates Pub, 1976, p.9

80.     Henry Ashby Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford University Press, 1987

81.     Karl Dietrich Erdmann, Deutschland unter der Herrschaft des NationalSozialismus 1933-1945, Munich, 1980, p.142

82.     Eric Hobsbawm, L’Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, 1999, p.178

83.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, p.323

84.     Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p.455

85.     Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 2008, p.121

86.     L. E. Jones, « ‘‘The Greatest Stupidity of My Life’’: Alfred Hugenberg and the Formation of the Hitler Cabinet », janvier 1933, Journal of Contemporary History, 27, 1992, 63–87.

87.     Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.526

88.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.28

89.     Ibid., p.52

90.     Ibid., p.85

91.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.48

92.     Serge Bernstein et Pierre Milza, L’Allemagne de 1870 à nos jours, Armand Collin, 2010, p.318

93.     John Ray, « Hitler was a socialist », Constutionalist NC, Février 2012

94.     Voir John W. Baer, The Pledge of Allegiance. A Revised History and Analysis, Maryland Free State Press, 2007

95.     Francis Bellamy, « The Story of the Pledge of Allegiance to the Flag », University of Rochester Library Bulletin, Vol. VIII, Hiver 1953

96.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.126

97.     Mark Musser, Nazi Oaks, Advantage Books, 2010, quatrième de couverture

98.     Peter Staudenmaier, « Fascist Ecology: The ‘Green Wing’ of the Nazi Party and Its Historical Antecedent », in Janet Biehl & Peter Staudenmaier, Ecofascism. Lessons from the German Experience, AK Press, 1995, p.4

99.     Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p.504

100.  Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.214

101.  Voir notamment Franz-Josef Brüggemeier, Mark Cioc, & Thomas Zeller, How Green Were the Nazis? Nature, Environment and Nation in the Third Reich, Ohio University Press, 2005, p.8

102.  Charles E. Closmann, « Legalizing a Volksgemeinschaft. Nazi Germany’s Reich Nature Protection Law of 1935 », in Ibid., p.19

103.  Ibid., p.21

104.  Anna Bramwell, Blood and Soil. Richard Walther Darré and Hitler’s Green Party, Kensal Press, pp.171-200 ; Anna Bramwell, « Was This Man ‘Father of the Greens’? », History Today, 34, septembre 1984, pp.7-13. Anna Bramwell a également évoqué ce qu’elle appelle l’ « aile verte » du parti Nazi dans Ecology in the 20th Century : A History, Yale University Press, 1989

CHAPITRE 9 – L’ÉTAT DU BIEN-ÊTRE

1.        Peter Reichel, La fascination du nazisme, Odile Jacob, 2001. En cela, l’objet de son livre rejoint le nôtre, mais les deux ouvrages diffèrent tout de même sensiblement. Tandis que le premier axe son analyse sur les facteurs culturels et sociaux, le second s’applique à comprendre les aspects plus économiques de la question.

2.        Melita Maschmann, Account Rendered, Abelard-Schuman, 1965, pp.11-12 ; traduction française disponible : Melita Maschmann, Ma jeunesse au service du nazisme, Souvenirs, Plon, 1977. La fascination du nazisme est aussi formidablement bien exprimée par une opposante au nazisme : « Je me souviens d’un défilé nazi à Stuttgart en 1938, et de l’enthousiasme, de l’espoir d’une vie meilleure, après tant d’années de difficultés, de cette nouvelle espérance, après tant d’années de désillusion, et cela m’a presque emporté, moi aussi. Laissez-moi vous dire comment c’était alors en Allemagne : J’étais installée au cinéma avec un ami juif et sa fille de 13 ans, et quand un défilé Nazi fut présenté à l’écran, la petite attrapa le bras de sa mère, et chuchota : "Oh, Mère, Mère, si je n’étais pas Juive, je crois que je serais nazie !" Personne à l’extérieur de l’Allemagne ne semble comprendre comment c’était. » cité par Milton Mayer, They Thought They Were Free. The Germans, 1933-1945, University of Chicago Press, pp.50-51

3.        Dixième point du « Programme en 25 points du Parti national-socialiste », in Marlis Steinert, L’Allemagne nationale-socialiste, 1933-1945, Richelieu, 1972, pp.97-98

4.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.324

5.        Eric Sartori, Le Socialisme d’Auguste Comte. Aimer, Penser, Agir au XXIe siècle, L’Har-mattan, 2012

6.        Johann Gottlieb Fichte, Adresses To The German Nation, Kessinger Publishing, 2007, p.25

7.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.565

8.        Ibid.

9.        Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.453

10.     Leonard Peikoff, Omnious Parralels, Plume, 1983, p.16

11.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.142

12.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.92

13.     Franklin Delano Roosevelt devant le People’s Forum de Troy, New York, 1912, cité dans Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals : Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1945, Metropolitan Books, 2006, pp.19-20

14.     Adolf Hitler, cité dans Ibid.

15.     Otto Strasser, « Les quatorze thèses sur la Révolution Allemande », in Barbara Miller Lane & Leila J. Rupp, Nazi Ideology before 1933: A Documentation, Manchester University Press, 1978, p.106

16.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.142

17.     Greg Eghigian & Matthew Paul Berg (éd.), Sacrifice and National Belonging in Twentieth-Century Germany, Texas A&M University Press, 2002, p.101

18.     Ibid., p.102

19.     Adolf Hitler, discours du 28 juillet 1922, Munich

20.     Voir Helen Isabel Clarke, Social Legislation, Appleton-Century, 1968, p.452

21.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, pp.115-116

22.     Greg Eghigian & Matthew Paul Berg (éd.), Sacrifice and National Belonging in Twentieth-Century Germany, Texas A&M University Press, 2002, p.102 ; Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Harvard University Press, 2009, p.53

23.     Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Harvard University Press, 2009, p.53

24.     Greg Eghigian & Matthew Paul Berg (éd.), Sacrifice and National Belonging in Twentieth-Century Germany, Texas A&M University Press, 2002, p.103

25.     Voir notamment Ian Kershaw, L’Opinion Allemande sous le Nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, 2010, p. 171

26.     William L. Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich. A History of Nazi Germany, Simon & Schuster, 1990, p.235

27.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, pp.118

28.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.482

29.     Ibid.

30.     Peter Fritzsche, Life and Death in the Third Reich, Harvard University Press, 2009, p.59

31.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.46

32.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.436

33.     Ibid., p.105

34.     Richard Evans, The coming of the Third Reich : a history, Penguin Press, 2005, p.38

35.     Adolf Hitler, discours du 13 avril 1923, Munich

36.     Kitty Werthman, « Lesson from Austria. Would you vote for Hitler? The testimony of Kitty Werthman », Témoignage audio disponible en CD

37.     Ralph Colp, Jr., « The contacts between Karl Marx and Charles Darwin », Journal of the History of Ideas, Vol. 35, No.2, Avril-Juin 1974

38.     Paul Thomas, Marxism and Scientific Socialism, Routledge, 2008, p.61

39.     Sur Tommy Douglas, voir Lewis Herbert Thomas, The Making of a Socialist: The Recollections of T.C. Douglas, University of Alberta Press, 1982 ; et Doris French Shackleton, Tommy Douglas, McCelland & Stewart, 1975

40.     Sur les rapports entre l’eugénisme et la pensée socialiste, voir Herbert Brewer, « Eugenics and socialism. Their common ground and how it should be sought », The Eugenics Review, Avril 1932 ; L. J. Ray, « Eugenics, Mental Deficiency and Fabian Socialism between the Wars », Oxford Review of Education, Vol. 9, No. 3, Mental Handicap and Education, 1983 ; T. L. De Corte, Menace of Undesirables: The Eugenics Movement During the Progressive Era, University of Nevada, 1978 ; et D. Pickens, Eugenics and the Progressives, Vanderbilt University Press, 1968.

41.     Georges Bernard Shaw, cité par George Watson, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.178

42.     Herbert Georges Wells, Anticipations of the Reaction of Mechanical and Scientific Progress Upon Human Life and Thought, 1902, cité dans Michael Coren, « Socialists made eugenic fashionable », National Post, 17 Juin 2008

43.     François-Marie Algoud, La Peste et le choléra: Marx, Hitler, et leurs héritiers, Chiré, 2000, p.65 ; voir aussi Franks, Angela, Margaret Sanger’s eugenic legacy: the control of female fertility, McFarland, 2005

44.     Justin Stamm, « Socialism, Eugenics and Population Control », The Epoch Times, 10 Mars 2009

45.     John Maynard Keynes, « Opening remarks: The Galton Lecture », Eugenics Review, 1946

46.     Sur l’eugénisme dans le national-socialisme, voir Young-Sun Hong, Welfare, Modernity, and the Weimar State: Eugenics and Welfare Reform, 1928-1934, Princeton University Press, 1998. Sur les programmes de stérilisation forcée sous le nazisme, voir Gisela Bock, Zwangssterilisation im Nationalsozialismus, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 1985

47.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.74

48.     Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 2008, p.348. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le Plan Beveridge est un programme de type nazi, et Kershaw le précise bien.

49.     George Wason, La littérature oubliée du socialisme, NiL éditions, 1999, p.153

CONCLUSION – EN ROUTE VERS LA SERVITUDE

1.        Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.14

2.        Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.494

3.        Milton Mayer, They Thought They Were Free. The Germans, 1933-1945, University of Chicago Press, p.48

4.        Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.155

5.        Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals : Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1945, Metropolitan Books, 2006, p.54

6.        Cette description d’Adolf Hitler est grandement inspirée par celle fournie dans Edward Feser, « The Mustache on the Left », TCS Daily, 8 janvier 2004

7.        Joseph Goebbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.291

8.        Ibid.

9.        Ibid., p.38

10.     Les mots sont de Jean-Baptiste Carrier, cités in Mgr Delassus, La Conjuration antichrétienne, 1910, Expéditions pamphyliennes 1999, p. 288

11.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.47

12.     Adolf Hitler, discours du 12 avril 1922, Munich

13.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.140

14.     Pierre Louÿs, Les Aventures du Roi Pausole, GF, 2008, p. 226

15.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.626

16.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.517

17.     Götz Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p.39

18.     Emmanuel Kant, Théorie et pratique, III, Gallimard, 1986, p.271

19.     Alexis de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in Œuvres complètes, III, vol. 3, p. 177

20.     Ibid., IX, p.541

21.     Frédéric Bastiat, La Loi, in Œuvres Complètes, Guillaumin, 1863, t. 4, p. 360

22.     Friedrich A. Hayek, Law, Legislation and Liberty. Volume II, The Mirage of Social Justice, University of Chicago Press, 1976, p.83

23.     Friedrich A. Hayek, La Route de la Servitude, PUF, p.11

24.     Sur le débat entre positivisme juridique et droit naturel, voir William Bosh, Judgment on Nuremberg, Chapell Hill, 1970

25.     François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, LGF, 2010, p.10

26.     Leon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.82

27.     Lord Acton, cité par Friedrich Hayek, La Route de la Servitude, PUF, 2007, p.99

28.     Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Coopération, 1939, p.51

29.     Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008, pp.390-391

30.     Adam Young, « Nazism is Socialism », The Free Market, Volume 19, n°9, Septembre 2001

31.     Günter Reimann, The Vampire Economy : Doing Business under Fascism, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.97

32.     Adolf Hitler, discours du 27 avril 1923, Munich

33.     « Sauf le christianisme, les Nazis rejetaient comme juif tout ce qui vient des auteurs juifs. Cette condamnation s’étendait aux écrits de juifs qui, comme Stahl, Lassalle, Gumplowicz et Rathenau, ont contribué à beaucoup d’idées essentielles du système nazi ; mais les nazis disent que l’esprit juif ne se limite pas aux juifs et à leur descendance. Beaucoup d’Aryens ont été imbus de la mentalité juive — par exemple le poète, écrivain et critique Gotthold Ephraim Lessing, le socialiste Frédéric Engels, le compositeur Johannes Brahms, l’écrivain Thomas Mann et le théologien Karl Barth. Eux aussi furent condamnés. Ainsi il y a des écoles de pensée, d’art, de littérature qui sont rejetées comme juives. Internationalisme et pacifisme sont juifs, mais il en est de même des fauteurs de guerre. Libéralisme et capitalisme le sont aussi, comme le socialisme bâtard des marxistes et bolcheviks. Les épithètes juif et occidental sont appliquées aux philosophies de Descartes et de Hume, au positivisme, au matérialisme, au criticisme empirique, aux théories économiques des classiques et du subjectivisme moderne. La musique atonale, le genre opéra italien, les opérettes et la peinture impressionniste sont également juifs. En bref, est juif tout ce que les nazis détestent. Si l’on réunissait tout ce que les divers nazis ont stigmatisé comme juif, on aurait l’impression que toute notre civilisation n’a été que l’œuvre des juifs. » (Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, pp.124-125)

34.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.538

35.     Christian Goeschel, Suicide in Nazi Germany, Oxford University Press, 2009, p.8

36.      « Le but moral de la vie d’un homme est l’accomplissement de son propre bonheur. Cela ne signifie pas qu’il soit indifférent à autrui, que la vie humaine n’ait aucune valeur pour lui et qu’il n’a aucune raison d’aider les autres en cas d’urgence. Mais cela signifie qu’il ne subordonne pas sa vie au bien-être d’autrui et qu’il ne se sacrifie pas à leurs besoins. » Ayn Rand, La Vertu d’Égoïsme, Les Belles Lettres, 2008, p.92

37.     Hugh Trevor-Roper, Hitler’s Table Talk 1941-1944. His Private Conversations, Enigma Books, 2000, p.117

38.     Milton Mayer, They Thought They Were Free. The Germans, 1933-1945, University of Chicago Press, p.xix

39.     Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.573

40.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, pp.155

41.     Glen Yeadon & John Hawkins, The Nazi Hydra in America: Suppressed History of a Century. Wall Street and the Rise of a Fourth Reich, Progressive Press, 2008

42.     Eric Hobsbawm, L’Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, 1999, p.154

43.     Ludwig von Mises, Le Gouvernement Omnipotent, Institut Coppet, 2011, p.15

 

 

 

 



[*] Dans un souci d’assurer un confort de lecture, les notes ont été compilées en fin d’ouvrage. Elles contiennent les références précises des ouvrages cités et, en certaines occasions, quelques commentaires supplémentaires.