LUDWIG VON MISES
LE
CALCUL ÉCONOMIQUE
EN RÉGIME SOCIALISTE
(1920)
Traduit par Robert Goetz-Girey
Paris, 2019
Institut Coppet
www.institutcoppet.org
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ŒUVRES DE LUDWIG VON MISES
La théorie de la monnaie et du crédit (1912) — traduction en cours
Nation, État et Économie (1919)
Le calcul économique en régime socialiste (1920)
Le
Socialisme (1922) — en préparation
TABLE DES MATIÈRES
Le dirigisme demontré impossible. Ludwig von Mises et ses précurseurs français
LE CALCUL ÉCONOMIQUE EN RÉGIME SOCIALISTE
1. — La répartition des biens de consommation dans la collectivité socialiste
2. — La nature du calcul économique
3. — Le calcul économique dans la collectivité socialiste
4. — Responsabilité et initiative dans les entreprises socialisées
5. — La plus récente doctrine socialiste et le problème du calcul économique
La petite brochure que nous livrons aujourd’hui au public français, après plusieurs décennies d’indisponibilité, a marqué un tournant dans la compréhension et dans la critique du socialisme, du communisme et de tous les systèmes qui cherchent à remplacer par la contrainte la libre agitation du mobile de l’intérêt personnel dans le cadre de la propriété privée. Bien que ce texte fut conçu pour donner un avant-goût du grand travail sur le Socialisme qu’il préparait et qui paraîtrait deux ans plus tard, Ludwig von Mises livrait là autre chose qu’un texte de circonstance ou une rapide ébauche. Sa brochure développait à fond une question fondamentale, celle de la possibilité ou de l’impossibilité d’un régime économique où la propriété privée des moyens de production était abolie. Car telle était, en ce temps-là, la revendication fondamentale des marxistes et des communistes qui, après la Révolution russe, avaient trouvé une nation sur laquelle faire porter leurs expériences.
Mises n’eut nul besoin que le régime socialiste soviétique périclite et s’effondre pour démontrer les failles théoriques du communisme.
Il avait compris que dans une économie où les moyens de production appartiennent à la collectivité, ceux-ci sortent de la sphère de l’échange ; il est impossible, par conséquent, de connaître leur prix. Or ce fait a une incidence primordiale : si les moyens de production n’ont pas de prix, il est impossible d’évaluer de manière précise si un projet industriel ou commercial mérite d’être conduit, s’il vaut ses frais. En d’autres termes, il est impossible d’agir rationnellement. Le calcul économique étant devenu impossible, la lumière s’éteint devant nous et rien ne subsiste pour nous guider. Ainsi Mises peut dire que « le socialisme est la fin de l’économie rationnelle », ce qui, on l’avouera, constitue un motif puissant de se réfréner, pour tous les conducteurs de peuple en puissance et pour tous ceux qui, plus modestes sans doute dans leurs ambitions, cherchent à améliorer le bonheur humain par des sacrifices progressifs à la propriété privée. Aussi Mises rendit par ce texte un immense service en dessillant les yeux des partisans du dirigisme — lesquels, comme l’on dit des vieux soldats, ne meurent jamais, quand même la bataille a déjà été livrée, et perdue.
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Pour nous, à l’Institut Coppet, c’est aussi l’occasion de mettre en avant les intellectuels qui ont jeté une lumière particulièrement vive sur les fondements ultimes d’une société libre et prospère.
Sur cette question de l’impossibilité du dirigisme, le nom de Ludwig von Mises doit rester éternel. Il lui faudrait toutefois partager cette gloire avec un petit groupe d’audacieux penseurs français, les Physiocrates, si jamais nos contemporains daignent enfin leur attribuer ce qu’ils méritent. Car c’est en France, dans l’agitation autour de la question — vitale au premier degré — de la liberté du commerce du blé, que les premiers arguments sur l’impossibilité du dirigisme s’étaient fait jour.
En 1763, dans une brochure cruciale dans l’histoire des idées, et malheureusement trop peu connue[1], l’un d’eux, Louis-Paul Abeille, présentait une explication originale des disettes et des chertés dont souffrait la France. « Le désordre naît, écrivait-il, de ce que l’administration porte la main à des objets qui, à certains égards, sont au-dessous, et à d’autres égards au-dessus d’elle »[2], propos dont il précisera encore le sens dans une autre brochure de 1768 : « le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, et par conséquent, il est indispensable de l’abandonner à lui-même »[3].
Ce principe fécond se répandit rapidement dans les cercles physiocratiques, qui avaient, comme les économistes du réseau Guillaumin plus tard, leurs institutions, leurs réunions et leurs cercles. Ainsi, d’après Guillaume-François Le Trosne, si les gouvernants échouent à diriger la marche du commerce du blé, c’est qu’en « entreprenant de diriger le commerce et de gouverner les prix, ils ont méconnu la portée de leur faible intelligence ; ils ont essayé de tenir une balance qui leur échappe, et dont la direction surpasse leur pouvoir et leur force. » [4] Sous la plume du marquis de Mirabeau, la prétention des dirigistes à la maîtrise d’opérations qu’ils demeurent incapables d’accomplir devient également l’origine des maux économiques de la nation. « Plus nous nous sommes occupé du commerce des grains, note-t-il, et avons voulu tenir la balance des subsistances, plus nous avons vu les maux s’accroître, s’étendre et se multiplier. » [5] Cette expérience, poursuit-il, a été forte en enseignements. « Nous avons enfin appris que l’autorité ne peut porter qu’une main sacrilège et meurtrière, sur les ressorts de l’action préordonnée par le grand ordonnateur, ressorts qui doivent aller d’eux-mêmes au bien de l’humanité. » [6] D’ailleurs, toujours d’après Mirabeau, il serait vain de chercher des aménagements techniques pour parer à l’impossibilité apparente de diriger le commerce : cette impossibilité est et demeurera. Ainsi, « quand le commissaire chargé de l’approvisionnement général du royaume aurait un télescope portant à 200 lieues, braqué sur un point pivot toujours tournant pour regarder partout, et à côté une couleuvrine chargée de blé pour l’envoyer immédiatement au marché, encore ne saurait-il, à cause de la lenteur et proportion des achats, de la lenteur des avis, de l’étendue des distances, etc., faire au prix du courant la médecine universelle de la faim. » [7] Turgot, quelques années plus tard, ne manquera pas d’utiliser cet argument pour convaincre l’abbé Terray de laisser la liberté au commerce, l’avertissant que « pour le diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié ». [8]
En à peine une décennie, en somme, le principe de l’impossibilité du dirigisme s’était imposé dans la pensée libérale française. Non repris par Adam Smith, malgré sa fréquentation des Physiocrates en France en 1763-1764, et condensé sous une autre forme par Jean-Baptiste Say, il continuera à colorer, avec pâleur toutefois, les écrits des grands auteurs libéraux français. Mais la source d’inspiration était perdue, le cordon avait été coupé, et c’est finalement à Ludwig von Mises que reviendrait le mérite d’avoir démontré à fond l’impossibilité du dirigisme et extirpé jusqu’à la racine la prétention socialiste au pouvoir économique totalisant. Honneur à lui !
Benoît Malbranque
(Archiv für Sozialwissenschaften, vol. 47, 1920)
On a le droit de considérer ou non la réalisation du socialisme comme une nécessité inéluctable de l’évolution de l’humanité, attendre de la socialisation des moyens de production le plus grand bonheur ou la plus profonde misère humaine. Mais il faut, en tous cas, reconnaître qu’on ne doit pas tenir des conditions d’une entreprise économique fondée sur le principe socialiste uniquement « pour un bon exercice de l’esprit et pour un moyen de développer la clarté politique et la vigueur de la pensée »[9]. À une époque où nous nous rapprochons de plus en plus du socialisme, l’étude des problèmes de l’économie socialiste devient importante pour l’intelligence de ce qui nous entoure. L’analyse de l’économie d’échange ne suffit plus à nous faire comprendre les phénomènes économiques d’aujourd’hui. Il faut déjà faire appel, dans une grande mesure, à l’analyse des éléments de la collectivité socialiste. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de justifier davantage les essais d’explication de l’essence de l’économie socialiste.
1. — La répartition des biens de
consommation
dans la collectivité socialiste
Dans la communauté socialiste, tous les moyens de production appartiennent à la collectivité. Seule celle-ci a le pouvoir d’en disposer et de décider comment ils seront employés dans la production. Bien entendu, elle ne pourra remplir ses fonctions que par l’intermédiaire d’un organisme particulier ; il n’y a pour elle aucune autre possibilité.
La structure de cet organisme, les modalités par lesquelles la volonté collective parvient à s’exprimer, en lui et par lui, sont pour nous à peu près indifférentes. On peut penser, si l’on veut, que cet organisme sera élu, et, s’il se compose de plus d’une personne, que les décisions seront prises à la majorité de ses membres.
Aujourd’hui, après avoir produit et être ainsi devenu propriétaire des biens de consommation, le propriétaire de biens de production peut choisir : les consommer lui-même, ou les laisser consommer par d’autres hommes. Mais la collectivité, propriétaire de biens de consommation obtenus par la production, n’a pas le choix. Elle ne peut en jouir elle-même, elle doit les faire consommer par des hommes. Qui doit les consommer ? Quels biens doit consommer chaque individu ? Tel est le problème socialiste de la répartition.
Ce qui caractérise le socialisme, c’est que la répartition des biens de consommation doit être indépendante de la production et de ses conditions économiques. Par essence, la propriété collective des biens de production est inconciliable avec le fait de fonder la répartition — même partiellement — sur l’imputation économique du produit à chacun des facteurs de production. Il serait concevable d’accorder d’abord à l’ouvrier le « produit intégral » de son travail et ensuite de soumettre à une répartition spéciale la part qui revient aux facteurs matériels de la production.
Comme on le verra plus loin, il est dans la nature du système de production socialiste de rendre tout à fait impossible d’y découvrir quelle est dans le produit la part de chaque facteur de la production. On ne peut calculer le rapport qui existe entre les dépenses et le résultat de la production.
Il est relativement peu important pour examiner les problèmes qui nous intéressent ici, de savoir quels principes on adoptera pour attribuer à chaque individu les biens de consommation.
On peut donner à chacun selon ses besoins : celui qui a de grands besoins recevra plus que celui qui en a de plus petits. On peut tenir compte de la dignité des individus : les bons recevront plus que les méchants. On peut considérer comme un idéal la distribution égalitaire : autant que possible on accordera à chacun une quantité de biens égale. On peut enfin prendre pour mesure de la répartition les services rendus à la collectivité : ceux qui travaillent avec ardeur recevront davantage que les paresseux. Dans tous les cas, c’est de la collectivité que chacun reçoit sa part de richesse.
Pour plus de simplicité, supposons que cette portion soit attribuée d’après le principe de la distribution égalitaire pour tous les membres de la société. Il n’est pas difficile d’imaginer ensuite quelques corrections qui atténueront la rigueur du principe en tenant compte de l’âge, du sexe, des nécessités de la profession, etc. Chaque individu reçoit alors un carnet de bons qui seront échangés pendant une période déterminée contre une quantité de biens déterminée. Il peut ainsi manger plusieurs fois par jour, avoir un logement assuré, prendre quelques distractions et se procurer un nouveau vêtement de temps à autre. Il dépendra de la productivité du travail social que les besoins soient plus ou moins bien satisfaits. Il n’est pas indispensable que chacun consomme lui-même sa part. Il peut laisser se détériorer une portion et ne pas la consommer ; il peut en faire cadeau ou la réserver pour un besoin futur si la nature du bien le permet. Il peut aussi en faire l’objet d’un échange. Le buveur de bière renoncera volontiers aux boissons non alcoolisées qui lui sont attribuées, s’il peut obtenir plus de bière à la place. Celui qui ne boit pas d’alcool sera prêt à abandonner sa part d’alcool, s’il peut obtenir en échange d’autres avantages. Celui qui a des goûts artistiques renoncera au cinéma pour entendre plus souvent de la bonne musique ; le Philistin désirera échanger les cartes qui lui donnent accès aux spectacles artistiques contre des distractions qui lui conviennent mieux. Tous seront disposés à faire des échanges. Mais l’échange ne pourra jamais porter sur des biens de production. Dans la société socialiste, les biens de production sont la propriété exclusive de la collectivité ; ils sont une propriété commune, hors du commerce.
Dans le cadre étroit qui leur est réservé en régime socialiste, les échanges peuvent aussi se dérouler grâce à des intermédiaires. Il n’est pas nécessaire qu’ils opèrent toujours sous forme d’échange direct. Les mêmes raisons qui ont amené ailleurs l’établissement de l’échange indirect inciteront aussi à le faire considérer comme favorable aux coéchangistes dans la société socialiste. Il en résulte que la société socialiste accorde une place à l’emploi d’un instrument d’échange universellement reçu, la monnaie. Sa fonction sera en principe la même que dans l’économie « libre » ; dans les deux cas, la monnaie est l’intermédiaire des échanges, accepté par tous. Mais, dans le régime social fondé sur la propriété collective des moyens de production, elle n’a pas le même rôle que dans le régime fondé sur la propriété privée : il est infiniment plus limité, puisque l’échange y a moins d’importance et ne s’étend qu’aux biens de consommation. Les biens de production n’étant pas échangés, on ne peut connaître leur prix, leur valeur monétaire. On ne peut conserver dans la communauté socialiste le rôle que la monnaie joue dans l’économie « libre » pour le calcul de la production. Le calcul de la valeur en termes de monnaie devient impossible.
L’organisme directeur de la production et de la répartition ne peut négliger les rapports d’échange qui s’établissent dans les transactions entre les individus. Il doit en tenir compte lors de la distribution des parts individuelles s’il veut que ses différents biens soient substituables les uns aux autres. Si dans l’échange le rapport : un cigare égale cinq cigarettes s’est formé, il ne peut pas décider purement et simplement qu’un cigare est égal à trois cigarettes, pour attribuer ensuite d’après ce rapport aux uns uniquement des cigares, aux autres uniquement des cigarettes. Si la distribution du tabac ne se fait pas uniformément pour tous, parties en cigares, et partie en cigarettes, si, parce qu’ils le désirent, ou parce que l’office de distribution ne peut pour l’instant faire autrement, les uns ne doivent recevoir que des cigares et les autres que des cigarettes, il faudra tenir compte des rapports d’échange du marché. Sinon, tous ceux qui ont reçu des cigarettes seront désavantagés par rapport à ceux qui ont reçu des cigares. Ces derniers peuvent en effet échanger un cigare contre cinq cigarettes alors qu’on leur a seulement compté un cigare pour trois cigarettes.
Les modifications des rapports d’échange qui surviennent dans les transactions contraindront l’organisme directeur de l’économie à modifier les estimations qu’il avait faites touchant le taux d’équivalence des différents biens. De tels changements révèlent que le rapport entre les divers besoins des individus et leur satisfaction s’est modifié, que certains biens sont plus désirés que les autres. La direction économique se préoccupera vraisemblablement d’en tenir compte également dans sa politique de production. Elle s’efforcera d’augmenter la production des articles que l’on désire davantage, et de restreindre celle des autres. Mais une chose lui sera impossible ; elle ne pourra pas laisser à chacun le droit d’échanger à son gré bon de tabac contre des cigares ou des cigarettes. Si elle lui donnait le droit de décider lui-même qu’il prendra des cigares et non des cigarettes ou inversement, il se pourrait qu’il réclamât plus de cigares ou plus de cigarettes qu’il n’en a été produit, pendant que les cigarettes ou les cigares que personne ne demanderait resteraient dans les offices de distribution.
Si l’on admet la théorie de la valeur travail, la solution du problème est évidemment simple. Chacun reçoit un bon pour l’heure de travail qu’il a effectuée ; ce bon lui donne le droit de percevoir le produit d’une heure de travail, moins un prélèvement nécessaire pour couvrir les charges incombant à toute la société, les dépenses cultuelles, etc. Si l’on suppose que, pour couvrir les dépenses de la communauté, on prélève la moitié du produit du travail, chaque ouvrier qui aura travaillé une heure aura le droit de recevoir des produits dont la fabrication aura coûté une demi-heure de travail. Les biens consommables ou utilisables pourraient être retirés du marché, consommés ou utilisés personnellement par quiconque serait en mesure de donner en échange le double de la durée du travail nécessaire à leur production. Pour rendre le problème plus clair, il est préférable de supposer que la communauté n’impose à l’ouvrier aucun prélèvement pour couvrir les dépenses qui lui incombent, et qu’elle se procure les moyens nécessaires grâce à un impôt sur le revenu de la population laborieuse. Alors, pour chaque heure de travail effectuée, on aurait le droit de s’attribuer des biens dont la production aurait coûté une heure de travail.
Mais une telle réglementation de la répartition serait irréalisable, car le travail n’est pas une grandeur homogène et toujours uniforme. Il existe entre les diverses prestations de travail une différence qualitative ; les conditions de la demande et de l’offre de leurs produits étant elles-mêmes différentes, on est conduit à des évaluations différentes. Toutes choses égales d’ailleurs, on ne peut augmenter l’offre des tableaux sans que la qualité du produit s’en ressente. On ne peut donner à l’ouvrier qui a effectué une heure de travail simple, le droit de consommer le produit d’une heure de travail d’une qualité supérieure. Dans la collectivité socialiste, il est tout à fait impossible d’établir une relation entre l’importance qu’a pour la société une prestation de travail, et la part de celle-ci dans le produit du processus social de la production. La rémunération du travail ne peut être qu’arbitraire ; elle ne peut se fonder sur l’imputation économique du produit comme dans l’économie « libre » qui repose sur la propriété privée des moyens de production.
En effet — on le verra plus loin — l’imputation des produits est impossible dans la collectivité socialiste. Des limites très nettes sont imposées par les réalités économiques à la faculté qu’a la société de rémunérer à son gré l’ouvrier : la somme des salaires ne peut jamais dépasser à la longue le revenu social. Mais, dans ces limites, elle peut décider en toute liberté. Elle peut purement et simplement décréter qu’on attribuera la même valeur à tous les travaux : on donnera la même rémunération à une heure de travail quelle que soit sa qualité. Elle peut tout aussi bien, si elle le veut, établir une discrimination entre les diverses heures de travail d’après la qualité du travail. Mais, dans les deux cas, elle devrait se réserver le droit de disposer de la répartition des produits du travail. Elle ne pourrait jamais décider que celui qui a effectué une heure de travail aura le droit de consommer le produit d’une heure de travail même si l’on faisait abstraction des différences de qualités du travail et de ses produits, même si l’on admettait qu’il est possible de savoir combien chaque produit renferme de travail. Car, dans les biens économiques, entrent, non seulement le travail, mais des frais matériels. Le produit pour lequel on a utilisé beaucoup de matières premières, ne peut être assimilé à celui pour lequel on en a utilisé moins.
2. — La nature du calcul économique
Tout homme qui agissant dans la vie économique fait un choix entre la satisfaction de deux besoins, dont un seul peut être satisfait, porte des jugements de valeur. Ceux-ci n’embrassent d’abord et directement que la satisfaction même des besoins ; de celle-ci, ils remontent aux biens dits de premier rang puis aux biens de rang supérieur. En règle générale, l’homme sain d’esprit est de lui-même immédiatement en mesure d’estimer les biens de premier rang. Il parvient aussi sans difficulté, dans les cas simples, à juger quelle importance ont pour lui les biens de rang supérieur. Mais lorsque les choses se compliquent et qu’il est plus difficile de saisir les connexions existant entre les biens, on doit se livrer à des réflexions plus subtiles pour estimer à leur juste valeur les moyens de production. (En se plaçant au point de vue du sujet qui estime et non à un point de vue objectif, d’une valeur universelle). Il peut être facile pour le paysan « isolé » de décider s’il étendra son élevage de bétail, ou s’il consacrera plus d’activité à la chasse. Les détours de production où l’on s’engage sont encore relativement courts, on peut facilement avoir une vue d’ensemble sur les dépenses qu’ils exigent, sur le rendement qu’on peut en attendre. Il en va autrement si l’on doit par exemple choisir entre l’exploitation d’un cours d’eau pour la production de l’énergie électrique, l’extension d’une mine de charbon, et la création de dispositifs permettant de mieux utiliser l’énergie électrique enfermée dans le charbon. Les détours de la production sont multiples, chacun d’eux est si long, les conditions nécessaires au succès des entreprises à inaugurer si diverses qu’on ne peut s’en remettre à de vagues appréciations. On a besoin de calculs exacts pour porter un jugement sur l’efficacité économique des divers choix envisagés.
On ne peut calculer qu’au moyen d’unités, or il ne peut y avoir d’unité pour mesurer la valeur d’usage subjective des biens. L’utilité marginale ne représente pas une unité de valeur ; on sait en effet que la valeur de deux unités d’un stock donné n’est pas deux fois plus grande que celle d’une seule unité, mais qu’elle est forcément plus grande. Le jugement de valeur ne mesure pas de façon exacte ; il procède par approximation en établissant des degrés, des échelons[10].
Dans une économie fermée, l’exploitant isolé lui-même ne peut se fonder uniquement sur la valeur d’usage subjective lorsque, le jugement de valeur n’apparaissant pas immédiatement avec évidence, il doit prendre une décision et baser son jugement sur un calcul plus ou moins exact. Il doit établir des relations de substitution entre les biens, grâce auxquelles il peut ensuite calculer. En règle générale, il ne parviendra pas alors à tout ramener à une unité. Cependant, il pourra faire son calcul s’il parvient à ramener tous les éléments dont il doit tenir compte à des biens économiques susceptibles d’être saisis par un jugement de valeur d’une évidence immédiate, à savoir les biens de premier rang, et l’effort causé par le travail. Il est clair que cela n’est possible que dans des cas très simples ; cela ne suffirait nullement pour des processus de production plus compliqués et plus longs.
Dans l’économie d’échange, la valeur d’échange objective des biens devient l’utilité économique. D’où trois avantages : 1° Tout d’abord le calcul peut se fonder sur l’évaluation de tous ceux qui participent à l’échange. Il n’est pas possible de comparer directement la valeur d’usage subjective d’un homme, phénomène purement individuel, à la valeur d’usage subjective d’autres hommes. Cette comparaison n’est possible que grâce à la valeur d’échange, résultat de la rencontre des appréciations subjectives de tous les coéchangistes. 2° Ensuite, le calcul effectué d’après la valeur d’échange permet de contrôler si les biens sont employés de façon appropriée. Celui qui veut faire des calculs relatifs à un processus de production compliqué, observe tout d’abord s’il est ou non plus efficace que les autres. Étant donnés les rapports d’échange dominants du marché, s’il ne peut obtenir une production rentable, la preuve lui est fournie par là que d’autres processus permettent de mieux faire valoir les biens de rang supérieur. 3° Enfin, un tel calcul permet de ramener la valeur à une unité. Pour remplir ce rôle, on peut choisir un bien quelconque, car les biens peuvent être substitués les uns aux autres, conformément aux rapports d’échange du marché. Dans l’économie monétaire, on a choisi la monnaie.
Le calcul en termes de monnaie a ses limites. La monnaie n’est ni un étalon de la valeur, ni un étalon du prix. La valeur n’est pas mesurée en monnaie, les prix, eux aussi, ne sont pas mesurés en monnaie, ils s’expriment en monnaie. En tant que bien économique, la monnaie n’a pas de valeur stable comme on a coutume de l’admettre naïvement, à raison de son emploi comme « standard des paiements différés ». Le rapport d’échange entre les biens et la monnaie est soumis à des variations incessantes encore que peu violentes en général, dues non seulement aux autres biens économiques, mais aussi à la monnaie. Ces fluctuations troublent fort peu le calcul des valeurs car, en général, à cause des variations perpétuelles des autres facteurs économiques, ce calcul se réfère uniquement à de courtes périodes de temps pendant lesquelles la « bonne monnaie » tout au moins n’est soumise, de son fait, qu’à de faibles modifications. L’insuffisance du calcul en termes de monnaie ne tient pas surtout à l’utilisation d’un instrument d’échange universellement reçu, la monnaie ; elle vient de ce que la base du calcul est la valeur d’échange et non pas la valeur d’usage. On ne peut alors tenir compte dans le calcul de tous les éléments qui déterminent la valeur et sont extérieurs à l’échange. Celui qui calcule la rentabilité de la construction d’ouvrages destinés à la production de la force hydraulique ne peut pas tenir compte de la beauté de la chute d’eau qui aura à souffrir de cette construction, à moins qu’il ne considère la perte causée au tourisme, qui a aussi une valeur d’échange dans les transactions. Il y a là pourtant un élément à examiner lorsqu’on se demande si l’on doit ou non poursuivre la construction ; on a coutume de donner à ces éléments le nom d’éléments « extra-économiques ». Cela peut être pertinent : il n’y a pas à discuter sur la terminologie employée. Mais ces considérations ne doivent pas être qualifiées d’irrationnelles. La beauté d’un pays ou d’un monument, la santé, le bonheur et la satisfaction des hommes, l’honneur des individus ou de peuples entiers sont des mobiles rationnels aussi bien que les mobiles économiques au sens propre du mot lorsque les hommes leur accordent de l’importance ; ils sont rationnels même s’ils ne semblent pas substituables dans les transactions et par suite, s’ils ne rentrent dans aucun rapport d’échange. Par sa nature même, le calcul en termes de monnaie ne peut pas embrasser ces facteurs, mais cela ne peut diminuer en rien son importance pour notre activité économique quotidienne. En effet, tous ces biens « idéaux » sont des biens de premier rang ; ils peuvent être saisis immédiatement par des jugements de valeur. Il n’y a donc aucune difficulté d’en tenir compte, même s’ils doivent rester exclus du calcul en termes de monnaie. Cette exclusion n’empêche pas qu’on en fasse état dans la vie.
Bien au contraire. Quand nous savons combien nous coûtent la beauté, la santé, l’honneur, la fierté, rien ne nous empêche d’en tenir compte dans une mesure correspondante. Il peut sembler pénible à un esprit délicat de devoir mettre en balance des biens « idéaux » et des biens matériels. Mais la responsabilité n’en incombe pas au calcul en termes de monnaie ; la cause en est la nature des choses. Même lorsqu’on porte des jugements de valeur immédiats sans calcul en termes de valeur et sans calcul en termes de monnaie, on ne peut se dérober à l’obligation de choisir entre la satisfaction matérielle et la satisfaction « idéale ». L’exploitant isolé et même la société socialiste doivent choisir entre les biens « idéaux » et les biens matériels. Des caractères nobles ne souffriront pas d’avoir à opter entre l’honneur et des aliments. Ils sauront comment agir en pareilles circonstances. Si l’on ne peut se nourrir d’honneur, on peut renoncer à la nourriture par amour de l’homme. Ceux-là seuls qui veulent échapper aux tourments qu’imposent de tels choix, parce qu’ils ne pouvaient se décider à renoncer à des jouissances matérielles pour des avantages moraux, considèrent que ce choix est déjà en soi une profanation des vraies valeurs.
Le calcul en termes de monnaie n’a de sens que pour l’activité économique. On s’en sert pour adapter l’emploi des biens économiques aux règles de l’efficacité économique. Les biens économiques n’entrent dans ce calcul que dans la mesure où ils sont échangés contre de la monnaie. Toute extension de son domaine d’application conduit à des erreurs. Il n’est d’aucune utilité si on veut l’employer pour mesurer des biens dans des recherches historiques sur l’évolution des faits économiques, si l’on veut s’en servir pour apprécier la fortune et le revenu national, ou pour calculer la valeur des biens qui se trouvent en dehors des échanges, par exemple lorsqu’on essaie de calculer en termes de monnaie, les pertes humaines dues à l’émigration ou à la guerre. Ce sont là jeux de dilettantes même s’ils sont parfois exercés par de très pénétrants économistes[11].
Dans ces limites, que d’ailleurs il ne dépasse jamais dans la vie économique, le calcul en termes de monnaie rend tous les services que nous devons attendre du calcul économique. Il nous donne un guide pour cheminer à travers la masse écrasante des possibilités économiques. Il nous permet d’étendre à tous les biens de rang supérieur le jugement de valeur qui ne porte avec une évidence immédiate que sur les biens de consommation et au mieux sur les biens de production de rang inférieur. Il permet de calculer la valeur et par là nous donne le principe nécessaire à quiconque veut travailler avec des biens de rang supérieur. Sans lui nous tâtonnerions dans les ténèbres, chaque fois que nous allongerions le processus de la production, que nous entreprendrions des détours capitalistiques plus longs.
Deux conditions rendent possible le calcul de la valeur en termes de monnaie. Il faut tout d’abord que ressortissent au domaine de l’échange, non seulement les biens de premier rang, mais aussi les bien de rang supérieur, dans la mesure où le calcul doit les embrasser. Sinon, on ne parviendrait pas à former des rapports d’échange. Les réflexions que doit faire lui aussi l’exploitant isolé, s’il veut à l’intérieur de son domaine obtenir par la production du pain contre du travail et de la farine, ne sont pas forts différentes de celles auxquelles il se livre lorsqu’il veut échanger sur le marché du pain contre des habits. C’est pourquoi on a, dans un certain sens, le droit d’appeler échange tout comportement économique y compris l’activité productrice de l’exploitant isolé[12]. Cependant, l’esprit d’un homme — fût-il le plus génial — est trop faible pour saisir l’importance de chacun des innombrables biens de rang supérieur. Personne ne peut dominer les différentes possibilités de la production qui sont en nombre infini, au point d’être en mesure de porter immédiatement et sans l’aide du calcul des jugements de valeur évidents. Dans l’économie sociale, fondée sur la division du travail, la répartition entre un grand nombre d’hommes du pouvoir de disposer des biens économiques réalise une sorte de division du travail intellectuel sans laquelle le calcul économique et la vie économique ne seraient pas possibles.
La deuxième condition est qu’on emploie un instrument d’échange universellement reçu, une monnaie, qui joue également son rôle d’intermédiaire dans l’échange des biens de production. Sinon, il ne serait pas possible de ramener tous les rapports d’échange à un dénominateur unique.
Une économie sans calcul en termes de monnaie ne peut exister que dans des conditions très simples. Dans le cadre étroit de l’économie familiale fermée, où le père de famille peut avoir une vue d’ensemble de tous les engrenages économiques, on peut apprécier plus ou moins exactement l’importance des modifications du processus de production, même sans l’aide du calcul. Le processus de production se déroule à l’aide d’un capital relativement faible ; on a recours à peu de détours capitalistiques dans la production : on fabrique en général soit des biens de consommation, soit des biens de rang supérieur peu éloignés de ceux-ci. La division du travail en est à ses tout premiers débuts ; un seul ouvrier accomplit le travail de tout un processus de production, depuis le début jusqu’à l’achèvement du bien consommable. Il en est tout autrement pour la production d’une société plus développée. Aussi ne convient-il pas pour prouver qu’une économie peut se passer du calcul en termes de monnaie, de chercher des arguments dans l’expérience d’une production simple, qui caractérise une époque dépassée depuis longtemps.
En effet, dans les conditions simples de l’économie familiale fermée, on peut avoir une vue d’ensemble du chemin à parcourir depuis le début jusqu’à l’achèvement du processus de production ; on peut toujours juger si un tel processus fournit plus de biens finis que tel autre. Cela est impossible dans l’état incomparablement plus complexe de notre économie. Pour la société socialiste elle-même, il sera clair que 1 000 hectolitres de vin sont préférables à 800 hectolitres et elle peut décider facilement si elle préfère ou non 1 000 hectolitres de vin à 500 hectolitres d’huile. Pour prendre une telle décision, aucun calcul économique n’est nécessaire ; ce qui importe, c’est la volonté des sujets économiques. Mais c’est seulement lorsque cette décision est prise que commence le rôle véritable de la direction rationnelle de l’économie : mettre de façon économique les moyens au service des buts à atteindre. On ne peut y parvenir qu’à l’aide du calcul économique. Si ce soutien lui fait défaut, l’esprit humain ne peut s’orienter à travers les produits intermédiaires et les possibilités économiques, confuses et multiples. Il demeure sans secours en face de tous les problèmes d’organisation et de localisation[13].
C’est une illusion de croire que dans l’économie socialiste, le calcul en termes de monnaie pourrait être remplacé par le calcul en nature.
Dans l’économie sans échange, le calcul en nature ne peut jamais s’étendre qu’aux biens finis ; il échoue complètement en ce qui concerne les biens de rang supérieurs. Dès qu’on abandonne le mode de formation libre du prix en termes de monnaie pour les biens de rang supérieur, on rend impossible toute production rationnelle. Tout pas qui nous écarte de la propriété privée des moyens de production et de l’usage de la monnaie nous éloigne également de l’économie rationnelle.
On a pu l’oublier parce que les réalisations socialistes que nous voyons autour de nous ne constituent que des oasis socialistes isolées dans une économie qui continue à être jusqu’à un certain point une économie « libre » à échanges monétaires. En un sens, on peut souscrire à l’affirmation des socialistes — qui par ailleurs est insoutenable et n’est maintenue que dans un but d’agitation politique — que l’étatisation et la communalisation des entreprises ne représentent rien de socialiste. La direction de ces établissements dépend tellement de l’économie d’échange libre qui les entoure, que les caractères véritablement originaux de l’économie socialiste ne peuvent s’y révéler. On réalise dans les établissements de l’État et des communes, des perfectionnements techniques parce qu’on peut observer quels effets ils produisent dans les entreprises privées analogues du pays ou de l’étranger et parce que l’industrie privée productrice des éléments de ces améliorations pousse à leur introduction. Il est possible d’y déterminer les avantages des transformations réalisées parce que ces établissements fonctionnent dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production et sur l’échange monétaire : ils peuvent calculer et tenir une comptabilité, toutes choses impossibles pour des établissements socialistes dans un milieu purement socialiste.
Sans calcul économique, pas d’économie. Dans une collectivité socialiste, il ne peut y avoir aucune économie dans le sens que nous donnons à ce terme, puisque le calcul économique y est impossible. Pour le détail et pour les choses d’ordre secondaire, on pourrait continuer à agir rationnellement. Mais dans l’ensemble on ne pourrait plus parler de production rationnelle. Il n’y aurait aucun moyen de reconnaître ce qui est rationnel ; ainsi on ne pourrait plus diriger consciemment la production en la soumettant aux règles de l’efficacité économique. Ce que cela signifie est clair, même si l’on néglige les conséquences qui en résultent, pour le bien-être humain : on renonce au comportement rationnel sur son véritable domaine. L’action rationnelle, la pensée logique, seraient-elles encore possibles ? Historiquement, le rationalisme humain est né de la vie économique. Pourra-t-il encore subsister s’il en est chassé ?
Pendant un certain temps, le souvenir des expériences d’économie « libre » accumulées au cours des siècles pourra empêcher la ruine complète de l’art économique. On conservera les anciens procédés non parce qu’ils sont rationnels, mais parce que la tradition paraît les sanctifier. Ils seront devenus entre temps irrationnels parce qu’ils ne répondront plus aux conditions nouvelles. Le recul général de la pensée économique leur fera subir des modifications qui leur enlèveront leur efficacité économique. La production, il est vrai, ne sera plus anarchique. Toutes les actions qui servent à la satisfaction des besoins seront soumises aux ordres d’une volonté unique. Mais la production anarchique sera remplacée par la conduite absurde d’un appareil privé de raison. Les roues tourneront, mais à vide.
Qu’on ait présente à l’esprit la situation de la collectivité socialiste. On y travaille dans des centaines et des milliers d’ateliers. Les moins nombreux d’entre eux fabriquent des produits finis ; dans le plus grand nombre, on crée des moyens de production et des biens semi-finis. Tous ces établissements sont en relation les uns avec les autres. Chaque article parcourt toute une série de degrés avant d’être prêt pour la consommation. Mais il manque à la direction de l’économie toute possibilité de s’orienter dans ce processus soumis à un mouvement incessant. Elle ne peut savoir si l’on n’arrête pas de façon inutile un article sur la voie qu’il a à parcourir, si on ne gaspille pas du travail et du matériel pour sa confection. Comment pourrait-elle savoir si tel ou tel mode de production est le plus avantageux ? En mettant les choses au mieux, elle peut apprécier la qualité et la quantité du résultat de la production, du bien de la jouissance, mais elle ne pourra connaître que dans des cas extrêmement rares les dépenses engagées dans la production. Elle sait exactement — ou elle croit savoir — quels buts elle doit s’efforcer d’atteindre en dirigeant l’économie ; elle doit agir en conséquence, c’est-à-dire atteindre ce but en engageant le minimum de frais. Pour découvrir quelle est la voie la moins coûteuse, il lui faut faire un calcul. Or ce calcul ne peut être naturellement qu’un calcul en termes de valeur : il est clair et l’on a pas besoin d’en donner une plus ample justification, que ce ne peut être un calcul technique ou un calcul fondé sur la valeur d’usage objective des biens et des services.
Dans le régime économique fondé sur la propriété privée des moyens de production, ce sont tous les membres de la société qui font en toute indépendance ce calcul en termes de valeur. Chacun y participe de deux façons, comme consommateur, et comme producteur. En tant que consommateur, il détermine la hiérarchie des biens d’usage et de consommation ; en tant que producteur, il emploie les biens de rang supérieur là où ils semblent devoir donner le plus haut rendement. Par là, tous les biens de rang supérieur obtiennent, eux aussi, dans la hiérarchie des biens, le rang qui leur revient dans l’état actuel des données de la production et des besoins sociaux. Grâce à la combinaison de ces deux processus d’évaluation, le principe de l’efficacité économique règne partout, dans la production comme dans la consommation. Il se constitue un système de prix exactement gradué, qui permet à chacun de mettre à tout moment ses propres besoins en harmonie avec le calcul de l’efficacité économique.
Tout cela fait nécessairement défaut dans la collectivité socialiste. La direction économique peut savoir exactement quels sont les biens les plus urgents dont elle a besoin. Mais elle ne possède là qu’une partie de ce qui est nécessaire au calcul économique. L’autre partie, l’évaluation des moyens de production, lui manque nécessairement. Elle peut déterminer quelle valeur est attribuée à l’ensemble des moyens de production : cette valeur est forcément égale à la valeur de l’ensemble des besoins qu’elle satisfait. On peut aussi calculer quelle est la valeur d’un moyen de production déterminé, en calculant la perte que cause sa disparition à la satisfaction des besoins. Mais elle ne peut exprimer cette valeur au moyen d’un prix unique, comme peut le faire l’économie « libre », où tous les prix sont ramenés à une expression commune, grâce à la monnaie.
Sans doute, il n’est pas nécessaire de rejeter complètement la monnaie dans l’économie socialiste, mais en tout cas, il est impossible d’y exprimer, en termes de monnaie, le prix des moyens de production (y compris le travail). Aussi la monnaie ne peut-elle jouer aucun rôle dans le calcul économique[14].
Soit la construction d’une nouvelle ligne de chemin de fer. Doit-on la construire ? Si on la construit, lequel des nombreux tracés possibles choisira-t-on ? Dans l’économie « libre » ou économie d’échange, on peut effectuer le calcul en termes de monnaie. La nouvelle ligne diminuera les frais de certaines expéditions de marchandises ; on peut calculer si cette économie est supérieure aux dépenses nécessaires à la construction et à l’exploitation de la nouvelle ligne. Ce calcul ne peut être fait qu’en termes de monnaie. En comparant des dépenses « naturelles » et des économies « naturelles » hétérogènes, on ne peut réussir. Si l’on n’a aucun moyen de ramener à une expression commune des heures de travail de qualité différente, le fer, le charbon, le matériel de construction de toutes sortes, les machines, et tout ce qu’exigent la construction et l’exploitation des chemins de fer, on ne peut effectuer le calcul. Économiquement, il n’est possible que si on peut ramener tous les biens en question à la monnaie. Sans doute le calcul en termes de monnaie est imparfait. Mais nous n’avons rien de mieux à mettre à sa place ; dans un système monétaire sain, il suffit toujours aux fins pratiques de la vie. Si nous y renonçons, tout calcul économique devient purement et simplement impossible.
La communauté socialiste saura sans doute se tirer d’affaire. Elle décidera sans appel et se prononcera pour ou contre le projet de construction. Mais dans l’hypothèse la plus favorable, cette décision sera fondée sur de vagues appréciations, elle ne pourra jamais l’être sur un calcul exact en termes de valeur.
L’économie statique peut se passer du calcul économique. Ce sont toujours les mêmes opérations économiques qui se répètent. En supposant que l’organisation initiale de l’économie statique se soit réalisée sur la base des derniers résultats de l’économie « libre », nous pourrions à la rigueur nous représenter une production socialiste qui, du point de vue économique, serait dirigée rationnellement. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit. Faisons abstraction du fait qu’il ne peut y avoir d’économie statique réelle : les données se modifiant sans cesse, elle n’est qu’une construction de l’esprit, ne répondant en rien à la réalité, encore qu’elle soit nécessaire à notre esprit et à notre connaissance de la vie économique. Même alors nous devons admettre que l’avènement du socialisme modifie toutes les données, par suite du nivellement des revenus, des transformations que celui-ci provoque dans la consommation et par là dans la production elle-même. Aussi est-il impossible que ce régime se rattache au dernier état de l’économie « libre ». Nous sommes en présence d’un régime économique socialiste qui flotte sur l’océan des combinaisons économiques possibles et concevables sans le secours de cette boussole, le calcul économique.
Dans la collectivité socialiste où toutes les modifications économiques se transforment ainsi en une entreprise dont il est impossible d’apprécier à l’avance ou d’établir plus tard rétrospectivement le résultat, on ne fait que tâtonner dans les ténèbres. Le socialisme est la fin de l’économie rationnelle.
3. — Le calcul économique dans la collectivité socialiste
Mais tout cela est-il une conséquence nécessaire de la propriété collective des moyens de production ? N’y a-t-il aucun moyen de posséder une sorte de calcul en régime socialiste ?
Dans toute grande entreprise, chaque exploitation ou chaque branche de cette exploitation a, jusqu’à un certain point, une comptabilité indépendante. Tous les groupes font le compte des matériaux et du travail qu’ils échangent entre eux et il est possible à tout instant d’établir un bilan particulier pour chacun d’eux, de saisir par le calcul les résultats économiques de son activité. Ainsi, on peut savoir quel a été le résultat du travail de chaque groupe, prendre des décisions pour transformer, réduire, maintenir au même état, étendre les groupes existants ou en créer de nouveaux. Sans doute des erreurs sont inévitables dans de tels calculs. Elles sont dues, en partie, aux difficultés que pose la répartition des frais généraux, ou encore à la nécessité où l’on se trouve à maints égards de calculer à l’aide de données qu’il est impossible de préciser autrement. Ainsi, pour déterminer la rentabilité d’un processus économique, on calcule l’amortissement des machines employées, en supposant qu’elles pourront être employées pendant une certaine durée. Mais toutes les erreurs de cet ordre peuvent être maintenues dans d’étroites limites, si bien qu’elles ne faussent pas le résultat global du calcul. L’incertitude subsistante est due à notre ignorance de l’avenir, mais cela est inévitable dans l’économie dynamique.
Il semble facile d’essayer de procéder de façon analogue dans la collectivité socialiste, en dotant chaque groupe de production d’une comptabilité indépendante. Mais c’est absolument impossible. La comptabilité indépendante des diverses branches d’une seule et même entreprise est fondée exclusivement sur le fait suivant : il se forme des prix de marché dans les transactions pour tous les biens employés et pour tous les travaux ; ces prix peuvent servir de base au calcul. Lorsque la liberté des transactions du marché fait défaut, il ne peut se former de prix ; sans formulation de prix, il n’existe pas de calcul économique.
On pourrait songer à laisser subsister les échanges entre les divers groupes d’exploitation pour que des rapports d’échange (prix) puissent se former et pour qu’on donne ainsi une base au calcul économique dans la collectivité socialiste elle-même. Dans le cadre de l’économie unifiée qui ne connaît pas la propriété privée des moyens de production, on organiserait donc les diverses branches de la production en groupes indépendants pourvus d’un droit de disposition. Sans doute ils devraient respecter les prescriptions de la direction suprême de l’économie, mais ils échangeraient entre eux les biens matériels et les services contre une rémunération, en utilisant un instrument d’échange universellement reçu. C’est à peu près ainsi qu’on se représente l’organisation socialiste de la production, lorsqu’on parle aujourd’hui de socialisation intégrale ou de choses semblables. Mais on n’atteint pas le problème essentiel. Les rapports d’échange ne peuvent se former pour les biens de production que sur la base de la propriété privée des moyens de production. Si la « communauté du charbon » livre du charbon à la « communauté du fer », on ne peut déterminer aucun prix, à moins que les deux communautés ne soient elles-mêmes propriétaires des moyens de production de leurs exploitations, mais ce ne serait pas du socialisme ; ce serait du capitalisme ouvrier et du syndicalisme.
Pour les théoriciens socialistes qui adoptent la théorie de la valeur « travail », tout se passe, il est vrai, très simplement.
« Dès que la société se met en possession des moyens de production, et les emploie à la production par voie de socialisation, sans intermédiaire, le travail de tous, quelque divers que puisse être son caractère spécifique d’utilité, est du travail immédiatement et directement social. La quantité de travail social contenue dans un produit, n’a pas besoin alors d’être fixée seulement par un détour ; l’expérience quotidienne indique combien il en faut en moyenne. La société n’a qu’à calculer combien d’heures de travail sont incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d’une étoffe de qualité déterminée... Assurément, la société, alors encore, aura besoin de savoir combien de travail il faut pour produire un objet d’usage quelconque. Elle aura à organiser le plan de la production, en fonction des instruments de production, au premier rang desquels est la force de travail. Ce seront, en dernière analyse, les effets utiles des divers objets d’usage comparés d’abord entre eux, et ensuite par rapport aux quantités de travail nécessaire pour la fabrication, qui détermineront le plan de production. On se tirera très simplement d’affaire, sans faire intervenir la fameuse valeur »[15].
Ce n’est ici pas notre rôle de reprendre encore une fois les arguments qu’on a opposés à la théorie de la valeur « travail ». Ils ne nous intéressent ici que dans la mesure où ils nous donnent le moyen d’apprécier si le travail permet de calculer la valeur dans la collectivité socialiste.
À première vue, le calcul en termes de travail tient compte, lui aussi, des conditions naturelles de la production, extérieures à l’homme. La notion du temps de travail socialement nécessaire prend déjà en considération la loi du rendement décroissant, dans la mesure où elle joue en raison de la diversité des conditions naturelles de la production. Si, la demande d’un bien augmentant, il faut utiliser de plus mauvaises ressources naturelles, le temps de travail moyen socialement nécessaire exigé pour la production d’une unité, augmente. Parvient-on à découvrir de meilleures ressources naturelles, la quantité de travail moyen socialement nécessaire diminue[16]. Mais on ne tient compte des conditions naturelles de la production que dans la mesure des modifications de la quantité de travail socialement nécessaire. Au delà, le calcul en termes de travail échoue.
Il néglige complètement l’emploi des facteurs matériels de la production. Supposons que le temps de travail socialement nécessaire pour la production de deux objets P et Q soit de 10 heures. Pour produire une unité de P ou de Q, il faut, outre le travail, employer la matière première dont une unité est produite dans une heure de travail socialement nécessaire. Pour produire P, il faut deux unités de a et 8 heures de travail ; pour produire Q, une unité de a et 9 heures de travail. Dans le calcul en termes de travail, P et Q apparaissent équivalents ; dans le calcul en termes de valeur, P devrait être évalué plus haut que Q. Le premier calcul est faux, le second seul répond à la nature et au but du calcul. Il est vrai que le surplus grâce auquel le calcul en termes de valeur évalue P plus haut que Q, ce substratum matériel « est donné naturellement et sans intervention de l’homme »[17]. Mais si sa quantité est telle qu’il devienne l’objet de l’activité économique, il faut le faire rentrer lui aussi, sous une forme quelconque, dans le calcul en termes de valeur.
Le second défaut du calcul en termes de travail est qu’il ne fait pas état de la différence de qualification des travaux. Pour Marx, tout travail humain est, au point de vue économique, de la même espèce, parce qu’il est toujours « une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, etc. »
« Le travail complexe ne vaut que comme puissance du travail simple, ou plutôt comme travail simple multiplié. En sorte qu’une somme moindre de travail complexe équivaut à une somme supérieure de travail simple. Cette réduction s’opère constamment : l’expérience le montre. Peu importe qu’une marchandise soit le produit du travail le plus complexe ; elle est toujours, quant à la valeur, ramenée au produit du travail simple et ne représente donc qu’une somme déterminée de travail simple »[18].
Böhm-Bawerk n’a donc pas tort de dire que cette argumentation est « un tour de passe-passe théorique d’une naïveté étonnante »[19]. Pour porter un jugement sur l’affirmation de Marx, on peut aisément se passer de savoir s’il est possible ou non de trouver une mesure physiologique uniforme de tout travail humain, du travail physique comme du travail dit intellectuel. Il est en effet certain qu’il existe parmi les hommes des différences de capacité et d’aptitude qui donnent aux produits du travail et aux services une qualité différente.
Pour savoir si on peut employer le calcul en termes de travail comme calcul économique, une question est décisive : est-il possible de ramener à un dénominateur unique différentes sortes de travail sans recourir à un intermédiaire à l’évaluation des produits du travail par les sujets économiques ? La démonstration que Marx tente de donner a échoué. L’expérience montre qu’on fait entrer les biens dans les rapports d’échange, sans considérer si ce sont les produits du travail simple ou du travail qualifié. Mais, pour prouver que des quantités déterminées de travail simple sont assimilées directement à des quantités déterminées de travail qualifié, il faudrait établir que le travail est la source de la valeur d’échange. Or, non seulement ce n’est pas établi, mais c’est ce que Marx veut démontrer par ses explications.
Dans les échanges, il se forme un rapport de substitution entre le travail simple et le travail qualifié par la fixation du taux de salaire ; mais cela ne prouve nullement que leur nature soit identique (Marx n’y fait du reste pas allusion à cet endroit de son ouvrage). Cette identification est le résultat des transactions du marché et non leur condition. Pour ramener le travail complexe au travail simple, le calcul en termes de travail devrait établir un rapport arbitraire ; aussi est-il impossible de l’utiliser pour diriger l’économie.
On a longtemps pensé que la théorie de la valeur travail était nécessaire au socialisme pour justifier au point de vue éthique son programme de socialisation des moyens de production. Nous savons aujourd’hui que c’était une erreur. Bien que la majorité de ses partisans socialistes ait fait cette confusion et que Marx n’ait pu s’en libérer complètement — tout en admettant en principe une autre opinion — une chose est claire : le programme politique qui demande l’avènement d’un régime de production socialiste n’a pas besoin de s’appuyer sur la théorie de la valeur travail et ceux mêmes qui ont une autre conception de l’essence et de l’origine de la valeur économique, peuvent avoir des opinions socialistes. Pourtant, dans un autre sens que celui auquel on pense généralement, la théorie de la valeur travail est une nécessité interne pour les partisans du régime de production socialiste. En effet, la production socialiste ne pourrait sembler rationnellement réalisable que s’il existait une unité de valeur objectivement reconnaissable, qui rendrait possible le calcul économique dans une économie sans échanges et sans monnaie. À cet égard, on ne peut penser qu’au travail.
4. — Responsabilité et initiative dans les entreprises socialisées
Le problème de la responsabilité et de l’initiative dans les entreprises socialisées est étroitement lié à celui du calcul économique. En général, on concède maintenant que « la suppression de l’esprit d’initiative et de la responsabilité individuelle qui sont les facteurs du succès d’une entreprise privée » constitue le plus grave danger auquel se heurtent les organisations socialisées[20].
La plupart des socialistes passent ce problème sous silence. D’autres croient pouvoir s’en débarrasser en invoquant l’exemple des directeurs de sociétés par actions, qui tout en n’étant pas propriétaires des moyens de production, font prospérer les entreprises placées sous leur direction. Si la société devient propriétaire des moyens de production à la place des actionnaires, il n’y aura rien de changé. Les directeurs ne travailleront pas plus mal pour la société que pour les actionnaires.
Or, il faut distinguer deux groupes de sociétés par actions et entreprises analogues. Dans les unes — ce sont en général les plus petites — quelques personnes se groupent en utilisant la forme juridique de la société par actions : ce sont souvent les héritiers du fondateur de l’entreprise, souvent aussi d’anciens concurrents qui se sont coalisés. La direction effective des affaires est ici entre les mains des actionnaires eux-mêmes ou au moins d’une partie d’entre eux ; ils conduisent les affaires dans leur propre intérêt, et dans celui des actionnaires qui leur sont apparentés, femmes, mineurs, etc. Membres du conseil d’administration, directeurs, ou parfois titulaires de postes juridiquement peu importants, ils exercent eux-mêmes l’influence décisive sur la marche des affaires. Il n’y a rien de changé, lorsqu’il arrive qu’une partie du capital-actions appartienne à un consortium financier ou à une banque. La société par actions ne se distingue en fait que par la forme juridique de la société en nom collectif.
Il en va autrement dans les grandes sociétés par actions. Seule une partie des actionnaires — les gros actionnaires — participent à la conduite effective de l’entreprise. En général, ils ont les mêmes intérêts au succès de l’entreprise que tout autre propriétaire d’actions. Il se peut pourtant que ces intérêts soient différents de ceux de la grande masse des petits actionnaires écartés de la direction de l’entreprise même s’ils possèdent la majorité du capital-actions. De graves conflits peuvent se produire si l’entreprise est menée au profit exclusif des dirigeants qui lèsent les actionnaires ordinaires. Quoi qu’il en soit, il est clair que les maîtres véritables de la firme la dirigent dans leur propre intérêt, qu’il coïncide ou non avec celui des actionnaires. Du reste, l’administrateur sérieux d’une société par actions qui ne recherche pas seulement un profit passager, aura à la longue avantage à ne défendre que les intérêts des actionnaires et à éviter toutes les manœuvres qui pourraient leur nuire. Cette remarque s’applique avant tout aux banques et aux groupes financiers qui ne tiennent pas à mettre en jeu le crédit dont ils jouissent auprès du public. Les motifs éthiques ne sont pas les seuls qui expliquent la prospérité des sociétés par actions.
Il en va tout autrement lorsqu’une entreprise est étatisée. Avec la disparition des intérêts privés, disparaît aussi tout stimulant. Si des entreprises de l’État et des communes sont économiquement prospères, c’est qu’elles ont adopté l’organisation des entreprises privées ou encore qu’elles continuent à être poussées à des transformations, à des innovations par les entrepreneurs à qui elles achètent les moyens de production et les matières premières.
Les entreprises publiques ne sont favorables ni aux transformations, ni aux améliorations de la production ; elles ne peuvent s’adapter aux modifications de la demande ; en un mot, ce sont dans l’organisme économique des membres morts. On le reconnaît généralement depuis qu’on est en mesure de jeter un regard sur les dizaines d’années d’expérience que comptent déjà le socialisme d’État et le socialisme communal.
Tout ce qu’on a essayé pour insuffler quelque vie à leurs entreprises est resté jusqu’à présent inutile. On a cru y parvenir en réformant les procédés de rémunération : on a voulu intéresser leurs dirigeants au rendement, en pensant qu’on les mettrait ainsi dans la même situation que les dirigeants des grandes sociétés par actions. C’est une grave erreur. Ces derniers ont, avec les intérêts des entreprises qu’ils administrent, de tout autres liens que les dirigeants des entreprises publiques. Ils possèdent une partie importante du capital-actions ou espèrent la posséder plus tard. En outre, ils peuvent réaliser des gains en spéculant à la Bourse sur les valeurs de leurs propres entreprises. Ils ont la perspective de transmettre leur situation à leurs héritiers ou de leur assurer une partie de leur propre influence. Le succès des sociétés par actions n’est pas dû aux directeurs généraux, dont la façon de penser et de sentir ressemble dans une certaine mesure à celle d’un fonctionnaire public. Elles le doivent plutôt aux dirigeants intéressés à l’affaire par la possession d’actions, au promoteur, au faiseur, c’est-à-dire précisément à ceux que veulent écarter toutes les étatisations et toutes les communalisations.
On n’est pas fidèle à l’esprit socialiste si l’on s’attache à de tels expédients pour assurer le succès d’un régime économique à base socialiste. Tout socialisme — y compris celui de Karl Marx et de ses disciples orthodoxes — part de l’idée qu’il ne pourra pas y avoir de conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt de la communauté en régime socialiste. Chacun s’efforcera dans son propre intérêt de travailler de son mieux puisqu’il a droit à une part du produit de toute l’activité économique. Mais une objection s’impose. Peu importe à l’individu qu’il soit lui-même paresseux ou plein d’ardeur au travail, il est plus important pour lui que ce soit les autres qui soient diligents. Or, les socialistes négligent cette objection ou y répondent de façon peu satisfaisante. Ils croient pouvoir fonder la collectivité socialiste uniquement sur l’impératif catégorique. Une affirmation de Kautsky montre bien comment ils aiment se donner beau jeu : « si le socialisme est une nécessité sociale, c’est la nature humaine et non le socialisme qui doit céder s’ils entrent l’un et l’autre en conflit »[21].
Cette affirmation relève de la plus complète utopie.
Admettons pourtant que ces espérances utopiques du socialisme puissent vraiment être réalisées : supposons que dans la collectivité socialiste, chacun s’efforce d’agir avec autant d’ardeur que lorsqu’il est aujourd’hui stimulé par la concurrence. Il faudra encore résoudre le problème de savoir comment mesurer le résultat de l’activité économique dans un régime qui ne connaît pas le calcul économique. Si l’on n’a pas de notions claires touchant l’efficacité économique des moyens de production, on ne peut agir efficacement dans l’ordre économique.
Selon un slogan fort répandu, les entreprises publiques travailleraient avec autant d’efficacité que les entreprises privées si on y pensait de façon plus commerciale et moins bureaucratique. Il faudrait donc attribuer les postes de direction à des commerçants, pour que le rendement augmentât alors rapidement. Mais l’esprit « commercial » n’est pas quelque chose d’extérieur, que l’on peut transmettre à volonté. Les qualités du commerçant ne sont pas des qualités innées, elles ne sont pas davantage acquises par des études dans une école de commerce, par le travail dans une maison de commerce, ou même par le fait qu’on a été soi-même entrepreneur pendant un certain temps. L’esprit « commercial » et l’activité « commerciale » de l’entrepreneur sont dus à la situation qu’il occupe dans le processus économique et disparaissent avec elle. Si un entrepreneur qui a mené ses affaires avec succès devient le dirigeant d’une entreprise publique, il peut bien apporter avec lui le fruit de certaines expériences de son ancienne situation, et, pendant un certain temps, continuer à faire des évaluations par routine. Mais en participant à l’économie collective, il cesse d’être commerçant, et devient bureaucrate comme tout autre employé des services publics. On n’est pas commerçant parce qu’on sait tenir des livres, organiser une entreprise, parce que l’on emploie dans ses lettres le style commercial, ou parce que l’on a passé avec succès les examens d’une école supérieure de commerce. On est commerçant parce que l’on occupe dans le processus de la production une position particulière, qui fait coïncider les intérêts de l’entreprise avec l’intérêt personnel. Aussi le problème n’est-il pas résolu par la proposition que fait Otto Bauer dans son plus récent ouvrage : les dirigeants de la Banque Centrale, à laquelle serait confiée la direction économique, seraient nommés par un collège dont feraient partie des représentants du corps professoral des écoles supérieures de commerce[22]. De tels directeurs peuvent être, comme les philosophes de Platon, les meilleurs et les plus sages des hommes. Il leur est impossible, au poste de direction qu’ils occupent dans la collectivité socialiste, de se comporter en commerçants, même s’ils l’ont été auparavant.
On se plaint généralement du défaut d’innovation des dirigeants des entreprises publiques. On croit qu’on pourrait y remédier en réformant l’organisation. C’est une grave erreur.
On ne peut y remettre toute la direction des affaires aux mains d’un seul homme. On doit craindre qu’il ne commette des fautes qui nuiraient gravement à la communauté. Mais si l’on fait dépendre les décisions importantes du vote de comités ou de l’agrément d’offices supérieurs, on entrave l’initiative individuelle. Les comités sont en effet rarement disposés à introduire des innovations hardies. Si la libre initiative fait défaut dans les entreprises publiques, cela n’est pas dû aux déficiences de l’organisation, mais à la nature même de ces entreprises. On ne peut pas confier à un fonctionnaire, si haut placé soit-il, la libre disposition des moyens de production. On le peut d’autant moins qu’on l’intéresse davantage pécuniairement aux résultats de l’activité. En effet, en cas de pertes, un dirigeant qui ne possède aucun capital n’engage que sa responsabilité morale. La chance de réaliser des gains matériels n’a pour contrepartie que la possibilité d’une déchéance morale. Au contraire le propriétaire d’une affaire privée supporte lui-même toute la responsabilité ; il est le premier à éprouver les conséquences fâcheuses de l’échec d’une entreprise. Telle est la différence caractéristique qui sépare le régime de la production libérale du régime socialiste.
5. — La plus récente doctrine
socialiste
et le problème du calcul économique
Lorsque des événements encore récents en Russie, en Hongrie, en Allemagne et en Autriche eurent porté au pouvoir les partis socialistes, et que la réalisation du programme socialiste de socialisation fut devenue ainsi une possibilité immédiate, les écrivains marxistes, eux aussi, commencèrent à se préoccuper davantage des problèmes que pose l’avènement d’une collectivité socialiste. Mais aujourd’hui encore, ils esquivent prudemment les problèmes essentiels en laissant avec mépris aux « utopistes » le soin de les résoudre. Ils préfèrent se limiter aux réalisations immédiates : leurs programmes nous donnent toujours des renseignements sur la voie qui mène au socialisme, mais jamais sur le socialisme lui-même. De tous leurs écrits, il ressort seulement qu’ils n’ont nullement conscience du grand problème que pose l’État socialiste, le problème du calcul économique.
Otto Bauer semble penser que le pas décisif en vue de la réalisation du programme socialiste est la socialisation des banques. Une fois toutes les banques socialisées et réunies dans une seule banque centrale, leur Conseil d’administration deviendra « l’autorité économique suprême, l’organisme dirigeant le plus élevé de toute l’économie. Seule la socialisation des banques donne à la société le pouvoir de diriger son travail de façon systématique, de distribuer méthodiquement les ressources entre les diverses branches de la production et de les adapter systématiquement aux besoins du peuple »[23]. Du système monétaire qui règnera après la socialisation des banques, Bauer ne dit mot. Comme d’autres marxistes, il tente de montrer que le régime socialiste de l’avenir se dégage tout naturellement et avec simplicité du capitalisme évolué. Pour socialiser les banques et poser ainsi la dernière pierre à l’édifice socialiste, « il suffit de confier aux représentants de la communauté nationale les pouvoirs qu’exercent aujourd’hui les actionnaires des banques par l’intermédiaire des conseils d’administration qu’ils élisent »[24].
Bauer n’explique pas du tout à ses lecteurs que la nature des banques est radicalement transformée par cette socialisation et par leur fusion en une seule banque centrale. Si toutes les banques sont ramenées à une seule, celle-ci est en mesure de distribuer des moyens de paiement sans aucune limitation. Le système monétaire actuel disparaît de lui-même[25]. Si en outre l’unique banque centrale existante est socialisée dans une collectivité elle-même intégralement socialiste, on supprime le marché et toutes les transactions d’échange. La banque cesse d’être une banque et de remplir ses fonctions spécifiques. Il n’y a plus place pour elle dans une telle société.
Il est possible qu’elle conserve le nom de banque, que la direction suprême de l’économie socialiste prenne le nom de direction bancaire et siège dans un immeuble occupé autrefois par une banque. Mais ce n’est plus une banque, car elle ne remplit aucune des fonctions que remplissent ces organismes dans un régime économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et sur l’emploi d’un instrument universel des échanges, la monnaie. Elle ne distribue plus de crédits car naturellement il ne peut plus y avoir de crédits dans une collectivité socialiste. Bauer lui-même ne dit pas ce qu’est une banque, mais son chapitre sur la socialisation des banques commence par cette phrase : « Tous les capitaux disponibles affluent et s’amassent dans les banques »[26]. En tant que marxiste, ne devrait-il pas se demander ce que sera l’activité des banques après la suppression du capitalisme, qui selon la conception marxiste entraîne la disparition du capital ?
Tous les autres écrivains qui traitent des problèmes de l’organisation de la collectivité socialiste sont aussi obscurs. Ils ne voient pas qu’en supprimant l’échange et le mécanisme des prix de marché, on détruit les principes du calcul économique : ils ne voient pas qu’il faudrait mettre autre chose à la place si on ne veut pas ruiner toute l’économie et laisser s’instaurer un chaos complet. Ils croient que les institutions socialistes peuvent se réaliser sans difficulté sur la base des institutions de l’économie capitaliste privée. Cela n’est vrai dans aucun cas. Mais c’est particulièrement grotesque lorsqu’on parle de banques, de direction bancaire, etc., dans une collectivité socialiste.
On ne nous apprend rien en se référant aux conditions de la Russie et de la Hongrie sous la domination des Soviets. Nous n’y voyons que le tableau de l’anéantissement du régime existant de la production sociale, remplacé par une économie familiale fermée, du type « paysan ». Toutes les branches de production fondées sur la division du travail social se trouvent en pleine décomposition. Il n’y eut, sous la domination de Lénine et de Trotsky, que destruction et ruines. Peu nous importe que ce soit là une conséquence inévitable du socialisme, comme le pensent les libéraux, ou que ce soit uniquement le résultat de la lutte menée contre la République soviétique par l’étranger, comme l’affirment les socialistes. On peut seulement poser en fait que la collectivité socialiste des Soviets n’a pas examiné le problème du calcul économique, et n’avait aucun projet de le faire. En effet, lorsqu’on continue en Russie soviétique de produire pour le marché malgré les interdictions du Gouvernement, on calcule en termes de monnaie dans la mesure où subsiste la propriété privée des moyens de production et où les biens sont vendus contre de la monnaie. Le Gouvernement lui-même ne peut s’en passer ; en augmentant la quantité de monnaie en circulation, il confirme lui-même qu’il est nécessaire de maintenir le système monétaire au moins pour la période de transition.
On voit fort bien qu’on n’a pas encore reconnu clairement quelle est la nature de ce problème dans l’État soviétique en lisant les développements de Lénine dans son ouvrage sur Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets. Dans l’exposé du dictateur revient sans cesse l’idée que la tâche immédiate et pressante du communisme russe est « l’organisation de la comptabilité et du contrôle dans les entreprises où les capitalistes ont déjà été expropriés, comme dans toutes les autres »[27]. Pourtant Lénine est loin de reconnaître qu’il y a là un problème entièrement nouveau qu’on ne peut résoudre avec les moyens intellectuels de la culture « bourgeoise ». En véritable homme politique, il ne pense pas au delà des tâches immédiates. Continuant à voir la monnaie circuler autour de lui, il ne remarque pas que la monnaie perdra son rôle d’instrument universel des échanges avec les progrès de la socialisation, dans la mesure où disparaîtra la propriété privée et avec elle l’échange. Introduire à nouveau dans les entreprises soviétiques la comptabilité « bourgeoise » qui calcule en termes de monnaie, tel est le sens des explications de Lénine. C’est pourquoi il veut aussi faire rentrer en grâce les « techniciens bourgeois »[28]. Au reste, pas plus que Bauer, Lénine ne note que, dans la collectivité socialiste, il est impossible d’entendre la fonction des banques dans le sens qu’elle a aujourd’hui. Il se borne à poursuivre « l’étatisation des banques » et à vouloir « faire des banques le centre de la comptabilité sociale en régime socialiste »[29].
En bref, Lénine a une notion fort obscure de l’économie socialiste à laquelle il s’efforce de conduire son peuple.
« L’État socialiste, pense-t-il, ne peut naître que sous la forme d’un réseau de communes de production et de consommation qui tiennent un compte exact de leur production et de leur consommation, font leur travail économiquement, augmentent sans cesse la productivité du travail, et parviennent ainsi à réduire la durée de la journée de travail à sept heures, six heures, ou même moins »[30]. « Chaque fabrique, chaque village, se présente sous la forme d’une commune de production et de consommation, qui a le droit et le devoir d’appliquer à sa manière les prescriptions législatives générales du Soviet et de résoudre à sa manière le problème du calcul de la production et de la répartition de ces produits (« à sa manière » ne veut pas dire qu’elle puisse violer la loi, mais qu’elle doit tenir compte des modalités d’application) »[31]. Les communes modèles doivent servir — et serviront — d’éducateurs, d’instructeurs, d’entraîneurs aux communes retardataires. « On fera connaître avec un grand luxe de détails leurs résultats afin de rendre cet exemple efficace. Les communes qui donneront des résultats favorables, seront récompensées aussitôt « par une réduction déterminée de la durée de la journée de travail, par une augmentation des salaires, et par l’octroi d’une plus grande quantité de valeurs et de biens culturels et esthétiques »[32].
On voit par là que l’idéal de Lénine est un régime social où les moyens de production sont la propriété de toute la collectivité, et non des districts, des communes, ou des ouvriers de l’entreprise. Son idéal est socialiste et non syndicaliste. Il n’est d’ailleurs pas besoin de mettre ce trait en valeur chez un marxiste comme Lénine. Ce n’est pas Lénine théoricien qui nous étonne, mais Lénine homme d’État, chef de la Révolution russe des syndicalistes et des petits paysans. Mais pour l’instant, nous avons à nous occuper seulement de l’écrivain et nous pouvons examiner son idéal en soi, sans nous laisser troubler par le tableau de la réalité. Dans le système de Lénine, toute grande exploitation agricole ou industrielle est un élément de la grande communauté de travail. Ceux qui y travaillent possèdent le droit de self-administration, ils exercent une grande influence sur l’organisation de la production et sur la répartition des biens qui leur sont attribués pour la consommation. Mais les instruments de travail sont la propriété de toute la société : par suite, le produit revient à cette dernière, qui dispose de sa répartition. On doit se demander comment on pourra faire des calculs dans une collectivité socialiste ainsi organisée. Lénine ne donne qu’une réponse insuffisante, en se référant à la statistique. D’après lui, il faudrait « apporter la statistique aux masses, la rendre populaire, pour que les travailleurs apprennent peu à peu à comprendre et à voir la façon et la mesure dans laquelle on doit travailler et se délasser, pour que la comparaison des résultats de l’activité économique de toutes les communes devienne l’objet de l’étude et de l’intérêt général »[33].
On ne peut dégager de ces maigres indications ce que Lénine entend par statistique. On ne peut savoir s’il pense au calcul en termes de monnaie, ou au calcul en nature. En tous cas, on doit renvoyer le lecteur à ce qui a été dit plus haut, de l’impossibilité de déterminer en termes de monnaie les prix des biens de production dans une collectivité socialiste et, d’autre part, des difficultés auxquelles se heurte le calcul en nature. La statistique ne pourrait servir au calcul économique que si elle pouvait dépasser le calcul en nature, dont on a montré qu’il était fort peu capable de servir à ce but. Mais, bien entendu, cela n’est pas possible, lorsqu’il ne se forme aucun rapport d’échange entre les biens[34].
Ce qu’on a pu établir dans ces développements doit nous faire paraître surprenante la prétention des partisans du régime socialiste de production : ils affirment que celui-ci est plus rationnel que le régime fondé sur la propriété privée des moyens de production. Dans le cadre de cette étude, on n’a pas à se préoccuper de cette thèse dans la mesure où elle s’appuie sur une autre assertion, à savoir que l’économie libérale ne pourrait être parfaitement rationnelle en raison de certaines forces qui y mettraient inévitablement obstacle. On ne peut s’occuper ici que du fondement technique et économique de cette thèse. Ses tenants ont dans l’esprit la notion confuse d’une « rationalité » technique qui serait l’antithèse de la « rationalité » économique dont ils ne font pas non plus une représentation exacte. Ils oublient généralement qu’« une production rationnelle du point de vue technique s’identifie avec une production où sont engagées de faibles dépenses spécifiques »[35]. Ils oublient que le calcul technique ne suffit pas pour reconnaître quel est le degré de « convenance générale et de convenance téléologique » d’un phénomène[36]. Ils oublient que ce calcul peut seulement établir la gradation des phénomènes individuels d’après leur importance respective, mais qu’il ne nous permet jamais de porter le jugement qu’exige l’ensemble de la situation économique. Les difficultés de raisonnement naissent de la complexité des relations qui existent entre le puissant système de la production actuelle d’une part, la demande et l’efficacité des entreprises et des unités économiques d’autre part. Ces difficultés ne peuvent être surmontées et on ne peut obtenir sur la situation générale la vue d’ensemble qu’exige une activité économique rationnelle que parce que la technique peut viser à la rentabilité[37].
Ces théories sont dominées par la conception confuse de la primauté de la valeur objective d’usage. En vérité, celle-ci n’a quelque importance en ce qui concerne la direction économique, que par l’influence qu’elle exerce sur la formation des rapports d’échange à travers la valeur subjective d’usage. Un second facteur inconscient intervient aussi : le jugement personnel de l’observateur sur l’utilité des biens qui, en réalité, s’oppose au jugement de la masse qui participe aux transactions.
Quiconque trouve qu’il n’est pas « rationnel » de dépenser autant qu’on le fait pour le tabac, les boissons, et autres jouissances a certainement raison du point de vue de son évaluation personnelle. Mais il oublie que l’économie n’est que la recherche des moyens et que, sans préjudice de tous les motifs rationnels qui l’influencent, la hiérarchie des fins est affaire de volonté et non de connaissance.
En reconnaissant que l’économie rationnelle est impossible en régime socialiste, on ne fournit par là aucun argument pour ou contre le socialisme. Il est des hommes qui sont prêts à prendre parti en sa faveur pour des motifs éthiques, même en supposant que l’appropriation collectives des moyens de production diminue la quantité des biens de premier rang qui assurent le bien-être humain ; il en est qu’un idéal d’ascétisme conduit au socialisme : ceux-là ne se laisseront pas influencer ; il en est qui seront encore moins effrayés, ce sont les socialistes dits « culturels » qui attendent avant tout du socialisme « la délivrance de la plus épouvantable des barbaries : le rationalisme capitaliste »[38]. Mais celui qui espère que le socialisme établira une économie rationnelle, celui-là devra réviser ses conceptions.
[1] Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Paris, 1763 ; réédition Institut Coppet, 2014. Sur l’importance de cette brochure dans l’histoire du libéralisme français, voir Edgar Depitre, introduction aux Premiers opuscules sur le commerce des grains de Abeille, Paris, Geuthner, 1911, p. XXVI et XXXI.
[2] Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, éd. Institut Coppet, 2014, p. 21
[3] Louis-Paul Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, Paris, 1768, p. 45 ; réédition Institut Coppet, 2014, p. 38
[4] Le Trosne, Lettres à un ami, sur les avantages de la liberté du commerce des grains, 1768, p. 52
[5] Mirabeau, « Projet d’édit sur le commerce des grains », vers 1768, in Georges Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales. Inventaire, extraits et notes, Paris, 1910, p.107
[6] Ibid.
[7] Mirabeau, « Réponses de Mirabeau à des propositions de M. du Saillant », vers 1769, op. cit., p. 116.
[8] Turgot, Lettre sur la marque des fers, 1773 ; Œuvres de Turgot et documents le concernant, éd. Institut Coppet, volume III, p. 558.
[9] Voir Kautsky, Die soziale Revolution, 3e éd, Berlin, 1911, p. 1.
[10] Voir Cuhel, Zur Lehre von den Bedürfnissen, Innsbruck, 1907, pp. 108 et suivantes.
[11] Voir sur ce point Wieser, Über den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen Wertes, Vienne, 1884, pp. 185 et suivantes.
[12] Voir Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (trad. fr. Théorie de la monnaie et du crédit), Munich et Leipzig, 1912, p. 16, et les références données.
[13] Voir Gottl-Ottlilienfeld, Wirtschaft und Technik (Grundriss der Sozial-ökonomik, II. Abteilung), Tübingen, 1914, p. 216.
[14] Neurath l’a reconnu lui même (Durch die Kriegswirtschaft zur Naturalwirtschaft, Munich, 1919, pp. 216 et suivantes). Il affirme qu’une économie à caractère complètement « administratif » est, en dernière analyse, une économie « naturelle ». « Socialiser signifie vouloir réaliser l’économie naturelle. » Neurath néglige seulement les difficultés insurmontables que rencontrerait le calcul économique dans la collectivité socialiste.
[15] Voir Engels, Dürings Umwälzung der Wissenschaft, 7e éd., Stuttgart, 1910, pp. 335 et suivantes. (Trad. française par Bracke : M. E. Dühring boulverse la science, Paris, 1933, tome 3, pp. 95-97.)
[16] Voir Marx, Das Kapital, tome I, 7e éd., Hambourg, 1914, pp. 5 et suiv. (Trad. Molitor, Paris, 1924, tome I, p. 10).
[17] Marx, p. 9 (trad. Molitor, I, p. 14)
[18] Marx, p. 10 (trad. Molitor, I, p. 16)
[19] Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, 3e éd., Innsbruck, 1914, p. 351.
[20] V. Vorläufiger Bericht der Sozialisierungskommission über die Frage der Socialisierung des Kohlenbergbaues (Rapport provisoire de la Commission de socialisation sur la question de la socialisation des Mines de Charbons, terminé le 15 février 1919), Berlin, 1919, page 13.
[21] V. Kautsky, Vorrede zu Atlanticus (Ballod), Produktion und Konsum im Sozialstaat, Stuttgart, 1898, p. XIV.
[22] Voir Bauer, Der Weg zum Sozialismus, Vienne, 1919, page 25.
[23] V. Bauer, op. cit., p. 26 et suiv.
[24] V. Bauer, op. cit., p. 25.
[25] V. Mises, op. cit., pp. 474 et suiv.
[26] V. Bauer, op. cit., p. 24.
[27] V. Lénine, Die nächsten Aufgaben der Sowjetmacht, Berlin, 1918, pp. 12 et suiv., 22 et suiv.
[28] V. Lénine, p. 15.
[29] V. Lénine, pp. 21 et 26. V. aussi Bucharin, Das Programm der Kommunisten (Bolchewiki), Zurich, 1918, pp. 27 et s.
[30] Lénine, op. cit., pp. 24 et suiv.
[31] Lénine, op. cit., pp. 32.
[32] Lénine, op. cit., pp. 33.
[33] Lénine, op. cit., pp. 33.
[34] Neurath (op. cit., pp. 212 et suivantes) attribue lui aussi une grosse importance à la statistique pour la réalisation du plan économique socialiste.
[35] Voir Gottl, op. cit., p. 220.
[36] Voir Gottl, p. 218.
[37] Gottl, p. 225.
[38] Voir Muckle, Das Kulturideal des Sozialismus, Munich, 1919, p. 213. Par ailleurs, Muckle demande « la plus haute rationalisation possible de la vie économique afin que la durée du travail soit réduite et que l’homme puisse se retirer sur une île où il prêtera l’oreille aux mélodies de sa propre nature ».