ŒUVRES DE LUDWIG VON MISES

 

 

La théorie de la monnaie et du crédit (1912) — traduction en cours

Nation, État et Économie (1919)

Le calcul économique en régime socialiste (1920) — en préparation

Le Socialisme (1922) — en préparation

 

 

 

 

***

 

 

 

LUDWIG VON MISES

 

NATION, ÉTAT ET ÉCONOMIE

 

(1919)




Traduit par Hervé de Quengo
(herve.dequengo.free.fr)

 







Paris, 2018

Institut Coppet

www.institutcoppet.org

Préface : L’impérialisme, son coût et ses dangers, par Benoît Malbranque. 3

PRÉFACE.. 8

INTRODUCTION.. 10

PREMIÈRE PARTIE : NATION ET ÉTAT.. 14

I. NATION ET NATIONALITÉ.. 14

1. — La Nation en tant que communauté de langage. 14

2. — Dialecte et langue officielle. 19

3. — Les changements nationaux. 22

II. LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS EN POLITIQUE.. 24

1. — Le nationalisme libéral ou pacifiste. 24

2. — Le nationalisme militant ou impérialiste. 28

A. La question des nationalités. 28

dans les territoires aux populations mélangées. 28

B. Le problème migratoire et le nationalisme. 36

C. Les racines de l’impérialisme. 46

D. Le pacifisme. 49

3. — De l’histoire de la démocratie allemande. 55

A. La Prusse. 55

B. L’Autriche. 59

DEUXIÈME PARTIE :  L’ÉCONOMIE ET LA GUERRE.. 72

1. — Les idées économiques  des puissances centrales au cours de la guerre. 72

2. — Le socialisme de guerre. 76

3. — L’autarcie et la constitution de réserves. 78

4. — Les coûts de l’économie de guerre et l’inflation. 80

5. — Le remboursement des frais de guerre de l’État 87

6. — Le socialisme de guerre et le socialisme authentique. 90

TROISIÈME PARTIE :  SOCIALISME ET IMPÉRIALISME.. 93

1. — Le socialisme et ses adversaires. 93

2. — Socialisme et utopie. 95

3. — Socialisme centralisateur et socialisme syndicaliste. 101

4. — L’impérialisme socialiste. 105

QUATRIÈME PARTIE : CONCLUSIONS. 109

 

 

 


 

Préface
L’impérialisme, son coût et ses dangers

 

 

« Nous savons mieux aujourd’hui où mène l’impérialisme. »


Ludwig von Mises, Nation, État et Économie (1919)

 

 

Suivant les premiers principes de toute bonne morale, il apparaît peu raisonnable d’entreprendre des expériences sur des êtres humains. C’est pourtant ainsi que, quotidiennement, nous agissons, tant collectivement qu’individuellement, essayant une nouveauté pour voir, se risquant à une pratique dangereuse, et allant parfois jusqu’à nous brûler les doigts. Car quoiqu’il nous en coûte, et même physiquement, la mise à l’essai est de toute les formes d’apprentissage la plus susceptible de nous faire apprendre, et ainsi de nous réformer. Collectivement, les passions funestes, les emballements destructeurs ont parfois au moins le mérite de nous rapprocher d’une certaine forme de sagesse.

Dans cette perspective, rien n’est plus digne d’éloge que l’œuvre de l’intellectuel qui, sur les cendres mêmes des désastres du passé immédiat, dresse le bilan, au vu et au su de tous, des causes d’une expérience qui a échoué. Dieu sait que, pour son plus grand malheur et notre propre regret, dans la longue et brillante carrière de Ludwig von Mises, les occasions de se désoler, de condamner des errements ou des erreurs, ne manquèrent pas. L’interventionnisme, l’étatisme, l’impérialisme, le socialisme, le communisme, tous ces systèmes dont l’application, faite aux applaudissements de tous, causait non moins sûrement des calamités de plus d’une sorte, furent l’objet de ses virulentes réfutations, et c’est pour anéantir ce qu’il considérait comme de pures illusions qu’il écrivit la vingtaine d’ouvrages qui ont assuré sa réputation.

En 1919, après avoir dû quitter le confort de la scène intellectuelle de Vienne pour rejoindre le front des combats, Ludwig von Mises revient à ses activités et prépare un ouvrage, Nation, Staat und Wirtschaft (Nation, État et Économie) dans lequel il entend tirer les leçons de la Première Guerre mondiale, redresser les conceptions erronées que les hommes se sont faites sur la nation, et fixer la voie pour un avenir plus radieux. Car fondamentalement, ce n’est pas pour lui le tempérament de la prétendue race allemande, mais des circonstances politiques, économiques et historiques, qui peuvent fournir les clés d’une explication du grand conflit qui a ensanglanté l’Europe. Envoutés par les sirènes du militarisme et de l’impérialisme, les peuples européens ont marché dans la direction que leur indiquait leur conception des nations. C’est que l’impérialisme, même purement théorique, fait peu de cas des nations étrangères. Comme l’écrit Mises, « sa soif de conquêtes est illimitée. Il ne veut rien entendre du droit des peuples. S’il ‘a besoin’ d’un territoire, il le prend tout simplement et, quand cela est possible, demande en outre aux peuples assujettis de trouver cela juste et raisonnable. Les peuples étrangers ne sont pas à ses yeux des sujets mais les objets de sa politique. » Or à l’aube du XXe siècle, cette conception avait déjà cours partout au sein des peuples européens. Les Allemands étaient peut-être, parmi ceux-ci, les seuls qui en faisaient une application directe et éhontée sur le continent même, mais l’impérialisme des Anglais et des Français, exécuté outre-mer et au-delà des yeux, n’en était pas moins pur. Leur rencontre, fortuite mais inévitable, produisit les maux qu’on sait.

À rebours de la conception impérialiste, étatiste et même raciale de la nation, Ludwig von Mises tâche ainsi de développer une nouvelle théorie de la nation et de la nationalité. Pour être juste et porteuse de sens, elle doit selon lui reposer sur d’autres fondements que ceux qui dominent alors les esprits. « Si nous voulons comprendre l’essence de la nationalité, dit-il, nous devons partir non pas de la nation mais de l’individu. Nous devons nous demander quel est l’aspect national d’une personne individuelle et ce qui détermine son appartenance à une nation particulière. » Or d’après lui, ce qui fait, au point de vue individuel, l’appartenance à une nation, c’est l’existence de ce qu’il appelle une « communauté de langage ». Ainsi un Allemand est « quelqu’un qui pense et parle allemand ». Cette théorie, qui fait de la langue le trait caractéristique d’une nation, s’oppose aux explications politique et raciale de la nationalité. Si Mises la préfère, c’est que la première est insuffisante : vivre dans les mêmes lieux et être rattaché à un même État joue un rôle dans le développement de la nationalité, mais cela ne constitue pas son essence, écrit-il. De même, les préoccupations raciales ne fournissent d’après lui aucune clé pour expliquer le devenir des nations et des nationalités.

Mises n’est pas sensible à cette incantation récurrente selon laquelle les nations sont immuables et le patriotisme une passion innée. « Pour un individu, note-t-il, l’appartenance à une nation n’est pas une caractéristique éternelle. On peut se rapprocher d’une nation ou s’en éloigner ; on peut même la quitter totalement et en changer. » Cela pose la question des migrations et de ses conséquences, sujet plus que jamais brûlant, et qui se posait alors en des termes pour le moins familiers. Occupé à poser le problème, Mises rapporte les efforts faits alors en Amérique et en Australie « pour limiter l’immigration non désirée — de nationalité étrangère —, efforts qui devaient forcément se produire en raison de la crainte de devenir moins nombreux que les étrangers dans son propre pays, en même temps que montait la crainte que les immigrants d’une origine nationale étrangère ne puissent plus être pleinement assimilés. » À l’évidence, devant la concordance des angoisses et des résistances, l’analyse de l’économiste autrichien ne peut que nous intéresser.

Sur ce point sensible de la question des nations, Mises prend le problème à bras le corps et étudie le problème de l’assimilation avec grande attention. Selon lui, il faut en distinguer deux sortes très singulières : l’assimilation par la contrainte, et l’assimilation par l’ouverture. Les expériences de « dénationalisation » ou d’« assimilation » forcées, tentées en Russie ou en Allemagne, ont eu des résultats piteux, et prouvent qu’en n’employant que la force de la loi et des méthodes contraignantes, les tentatives d’oppression nationale n’ont que de très maigres perspectives de succès. Cela est d’autant plus vrai que la théorie de l’assimilation forcée fait adopter à ses partisans une attitude franchement conservatrice qui accélère leur déroute. En effet, ce conservatisme, écrit Mises, est voué dès le début à l’échec car « après tout, sa raison d’être est d’arrêter l’inarrêtable, de résister à un développement qui ne peut être empêché. Le mieux qu’il puisse obtenir, c’est un sursis, mais il est douteux que ce succès vaille le coût. » Au surplus, cette tactique essentiellement défensive place les partisans de l’assimilation forcée dans une posture inconfortable, celle d’avoir à se laisser dicter les termes de la lutte par leur adversaire.

L’assimilation se trouve toutefois autrement plus facile quand, par l’application des principes du libéralisme, on permet à la structure sociale d’être à la fois plus élastique et plus ouverte. En abrogeant les privilèges de classes et en éradiquant les diverses rigidités qui paralysent la mobilité des hommes et des biens, le programme politique du libéralisme favorise la mobilité sociale, l’intercommunication des nations et, par suite, le mélange des populations. Rien, fait remarquer Mises, n’a plus facilité l’assimilation dans les grandes nations des populations reculées qui vivaient en leur sein et parlaient un dialecte différent de la langue nationale, que le développement des chemins de fer. Toutefois, si une société ouverte favorise le succès de l’assimilation, certaines circonstances jouent un rôle majeur et méritent, selon notre auteur, d’être soupesées : à titre d’exemple, « l’assimilation est favorisée, écrit-il, si les immigrants ne viennent pas d’un coup mais petit à petit, de sorte que le processus d’assimilation des premiers arrivants soit déjà terminé ou au moins déjà en cours quand les nouveaux venus arrivent. »

 Aussi, c’est aux principes du libéralisme qu’il faut en revenir si on veut profiter de migrations fructueuses. Naturellement, ces principes dictent également d’adopter une posture bienveillante vis-à-vis des individus qui, sur le territoire national, se montrent candidats à un départ. « Un peuple conscient de sa propre valeur, déclare Mises, doit s’abstenir de maintenir par la force ceux qui veulent s’en aller et d’incorporer de force dans la communauté nationale ceux qui ne l’avaient pas rejointe de leur propre chef. Laisser la force d’attraction de sa propre culture faire ses preuves en libre concurrence avec les autres peuples — seule cette attitude est digne d’une nation fière d’elle-même, seule cette attitude constituerait une politique authentiquement nationale et culturelle. » Car l’émigration n’est pas une honte pour un peuple : elle fait partie de la vie des nations.

Les nations pourraient bien, suivant Mises, se constituer, se développer ou dépérir, rien dans les principes du libéralisme ne doit nous conduire à vouloir arrêter ou sauver leur destinée. Bien au contraire, il faut accorder, comme suite logique du principe des droits de l’homme, l’autodétermination des peuples, autrement dit la liberté de constituer des nations. « Aucun peuple ou aucune partie du peuple ne devrait être conservé contre sa volonté dans une association politique non souhaitée. » L’économiste ou le philosophe politique qu’est Mises pourra bien considérer que, dans la théorie, une grande nation est plus avantageuse qu’une petite ; que l’infinie multiplication des langues est un frein au progrès de la science et des techniques, de la culture et du commerce des biens ; enfin, que l’organisation juridique d’une cité-État indépendante pose des problèmes pratiques qui la rende difficilement viable. Rien ne lui fait cependant rejeter la liberté comme fondement de la constitution et de la vie des nations et des nationalités.

 

À l’aube du XXe siècle, la question des nations et des nationalités se posait en des termes bien différents et l’optique libérale revendiquée par Mises n’était manifestement pas à la mode. Cultivant les antagonismes, la doctrine impérialiste de la nation se préparait à jeter les peuples européens dans la guerre.

Aussi, après avoir posé les fondements d’une nouvelle conception, essentiellement libérale, de la nationalité et des rapports entre les peuples, il restait à Mises à reformuler le pacifisme dont ses prédécesseurs, à travers les écoles, s’étaient fait les zélés défenseurs. Le pacifisme des premiers libéraux, très satisfaisant pour les beaux esprits, mais peu convaincant pour les hommes de l’État, n’obtient pas grâce à ses yeux. Voilà des « rêveurs », des « utopistes », de purs « humanitaristes » animés de bonnes intentions, qui supplient les empereurs et les rois de rejeter de bonne grâce la guerre comme voie de résolution de leurs différends. Pour Mises, toutes ces propositions « n’ont jamais été autre chose que des curiosités littéraires que personne n’a jamais pris au sérieux. Les puissants n’ont jamais songé à renoncer à leur pouvoir ; il ne leur est jamais venu à l’esprit de subordonner leurs intérêts à ceux de l’humanité, comme le demandaient les rêveurs naïfs. »

Le pacifisme du futur doit être résolument fondé sur la défense d’un ordre économique libéral bâti sur la propriété privée des moyens de production. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette célèbre phrase de Mises : « Quiconque souhaite la paix entre les peuples doit combattre l’étatisme. » Il faut enfin parvenir à reconnaître que chaque pas fait en direction de l’étatisme revient à renforcer la domination exercée par la puissance publique sur l’individu. Au contraire, en refusant, à l’intérieur, à l’État les moyens traditionnels par lesquels il s’assure le pilotage de l’économie et de la société, et en développant, à l’extérieur, une coopération économique internationale par la division spatiale du travail, le libéralisme préserve et affermit le cadre des rapports humains volontaires. « Une liberté de circulation totale des biens et des personnes, la protection la plus complète de la propriété et la liberté de chaque individu, le retrait de la contrainte étatique dans le système scolaire, bref l’application la plus exhaustive et la plus exacte des idées de 1789, sont les conditions préalables à la paix. » Ce sont là, pour Mises, les principes mêmes du nouveau pacifisme ; ce sont ceux de l’avenir, si les hommes sont assez sages pour le vouloir.

 

Benoît Malbranque
Président de l’Institut Coppet


 

 

 



PRÉFACE

 

 

Les pages que je propose ici au public ne prétendent pas être plus que des observations concernant la crise de l’histoire mondiale que nous traversons actuellement et des contributions à la compréhension de la situation politique de notre époque. Je sais que toute tentative visant à offrir davantage serait prématurée et donc erronée. Même si nous étions en position de percevoir clairement les relations mutuelles et de connaître la direction que prennent les développements, il nous serait impossible de faire face aux grands événements d’aujourd’hui de manière objective, sans nous laisser tromper par nos espoirs et nos souhaits. Au milieu de la bataille, c’est en vain que l’on cherche à rester serein et à garder son calme. Traiter des questions vitales de son temps sine ira et studio[1] dépasse les capacités humaines. Il ne faut pas me reprocher de ne pas être une exception à la règle.

Il peut sembler que les sujets traités dans les différentes parties de cet ouvrage ne sont reliés que superficiellement. Je crois cependant qu’ils sont intimement liés par le but que poursuit cette étude. Bien entendu des réflexions de ce type, qui doivent nécessairement rester fragmentaires, ne peuvent pas traiter de la totalité et de l’unité de l’ensemble. Ma tâche ne peut que se restreindre à attirer l’attention du lecteur sur des points que la discussion publique n’a habituellement pas suffisamment pris en compte.

 

Vienne, début juillet 1919

 

Professeur Dr. L. Mises

 

 


 


 

 

INTRODUCTION

 

 

Ce n’est que si l’on manque de sens historique que l’on peut poser la question de savoir si la [Première] Guerre mondiale aurait pu être évitée et comment. Le fait même que la guerre a eu lieu montre que les forces qui poussaient à la déclencher étaient plus fortes que celles qui travaillaient à l’empêcher. Il est facile de montrer, après coup, comment on aurait pu, ou dû, mieux gérer les affaires. Il est clair que le peuple allemand a connu pendant le conflit des expériences qui l’auraient écarté de la guerre si les gens les avaient déjà traversées. Mais les nations, comme les individus, ne deviennent sages que grâce à l’expérience, et encore uniquement grâce à leur propre expérience. Maintenant, il est certes facile de voir que le peuple allemand serait dans une situation très différente aujourd’hui s’il s’était débarrassé du joug du règne princier dans la fatidique année 1848, si Weimar l’avait emporté sur Postdam au lieu du contraire. Mais tout un chacun doit accepter sa vie et chaque nation doit accepter son histoire telle qu’elle est : rien n’est plus inutile que de se plaindre d’erreurs ne pouvant plus être rectifiées, rien n’est plus vain que les regrets. Nous ne devons regarder le passé ni comme des juges accordant des bons et des mauvais points, ni comme des vengeurs à la recherche du coupable. Nous cherchons la vérité, pas la culpabilité, nous voulons savoir comment les choses se sont produites pour les comprendre, pas pour prononcer des condamnations. Quiconque aborde l’Histoire comme un procureur prenant connaissance des documents d’une affaire criminelle — en vue d’y trouver matière à soutenir la mise en accusation — ferait mieux de s’en tenir à l’écart. Le rôle de l’Histoire n’est pas de satisfaire le besoin de héros et de boucs émissaires que peuvent avoir les masses.

Telle est l’attitude que devrait avoir une nation envers son histoire. Il ne revient pas à l’Histoire de projeter la haine et les différends du présent sur le passé, ni de puiser dans des batailles menées il y a longtemps des arguments pour les conflits de l’époque actuelle. L’Histoire devrait nous apprendre à reconnaître les causes et à comprendre les forces motrices ; et quand nous aurons tout compris, nous pardonnerons tout. Voilà comment les Anglais et les Français abordent leur histoire. L’Anglais, quel que soit son bord politique, peut examiner de manière objective l’histoire des luttes religieuses et constitutionnelles du XVIIe siècle ou l’histoire de la perte des États de la Nouvelle-Angleterre au XVIIIe siècle ; il n’existe aucun Anglais qui ne verrait dans Cromwell ou Washington que des incarnations du malheur national. Et aucun Français ne voudrait éliminer Louis XIV, Robespierre ou Napoléon de l’histoire de son peuple, qu’il soit bonapartiste, royaliste ou républicain. Et pour un Tchèque catholique, il n’est pas non plus difficile de comprendre les frères hussites et moraves dans les termes de sa propre époque. Une telle conception de l’Histoire conduit sans difficulté à comprendre et à apprécier ce qui est étranger.

Seul l’Allemand est encore loin d’une conception de l’Histoire qui ne regarde pas le passé avec les yeux du présent. Martin Luther est aujourd’hui encore le grand libérateur des esprits pour certains allemands, et l’incarnation de l’Antéchrist pour d’autres. Ceci vaut avant tout pour l’histoire récente. Pour la période moderne, qui commence avec la paix des traités de Westphalie, l’Allemagne dispose de deux approches de l’Histoire : l’approche prussienne protestante et l’approche autrichienne catholique, qui ne parviennent pas à offrir une interprétation commune sur un seul point. Depuis 1815, un conflit encore plus grand s’est développé entre les visions libérales et autoritaires de l’État[2] et on en est finalement arrivé récemment à essayer d’opposer une historiographie « prolétarienne » à une historiographie « capitaliste ». Tout cela montre non seulement un manque frappant de sens scientifique et de faculté critique historique, mais aussi un grave manque de maturité dans le jugement politique.

Là où il n’a pas été possible d’obtenir un consensus sur l’interprétation de batailles du passé lointain, il faut encore moins s’attendre à trouver un accord quant à l’évaluation du passé le plus récent. Déjà, ici aussi, nous voyons surgir deux légendes nettement contradictoires. D’un côté on affirme que le peuple allemand, trompé par la propagande défaitiste, avait perdu sa volonté de pouvoir
et que donc, en raison d’un « effondrement sur le front intérieur », la victoire finale inévitable, qui aurait soumis la terre entière à sa domination, fut transformée en désastreuse défaite. On oublie que le désespoir ne gagna le peuple que lorsque les victoires décisives promises par l’état-major général ne furent pas au rendez-vous, que lorsque des millions d’Allemands furent saignés à mort au cours de batailles inutiles contre un adversaire bien supérieur en nombre et mieux armé, et que lorsque la faim apporta la mort et la maladie à ceux qui étaient restés à la maison
[3]. Tout aussi éloignée de la vérité se trouve l’autre légende, qui fait porter la responsabilité de la guerre et donc aussi de la défaite au capitalisme, le système économique basé sur la propriété privée des moyens de production. On oublie que le libéralisme a toujours été pacifiste et anti-militariste, que ce n’est qu’avec son renversement, uniquement obtenu par les efforts communs de la classe des Junkers prussiens et de la classe laborieuse sociale-démocrate, que la voie fut ouverte à la politique de Bismarck et de Guillaume II. Il fallut attendre que la dernière trace de l’esprit libéral disparaisse de l’Allemagne et que le libéralisme soit considéré comme un type d’idéologie déshonorant, avant que le peuple des poètes et des penseurs ne devienne un outil velléitaire du parti belliciste. On oublie que le Parti social-démocrate allemand avait unanimement soutenu la politique de guerre du gouvernement et que la défection d’abord d’individus puis de masses de plus en plus grandes ne survint qu’après que les échecs militaires montrèrent encore plus clairement l’inéluctabilité de la défaite et que la famine se fit sentir encore plus fortement. Avant la bataille de la Marne et avant les grandes défaites de l’Est, il n’y avait aucune résistance face à la politique de guerre au sein du peuple allemand.

La construction de telles légendes démontre l’absence de cette maturité politique que seul possède celui qui doit assumer la responsabilité politique. L’Allemand n’avait aucune responsabilité à assumer : il était un sujet, et non un citoyen, de son État. Certes, nous avions un État que l’on appelait le Reich allemand et qui était salué comme l’accomplissement des idéaux de l’Église de Saint Paul. Pourtant, cette Grande Prusse n’était pas plus l’État des Allemands que le royaume italien de Napoléon Ier n’avait été l’État des Italiens ou que le royaume polonais d’Alexandre Ier n’avait été celui des Polonais. Cet empire n’était pas sorti de la volonté du peuple allemand : contre la volonté du peuple allemand mais aussi de la majorité du peuple prussien, dans le sillage de ses députés bellicistes, il avait été créé sur les champs de bataille de Königgrätz [Sadowa]. Il comprenait aussi des Polonais et des Danois mais excluait plusieurs millions d’Autrichiens allemands. C’était un État des princes allemands et non du peuple allemand.

Parmi les meilleurs gens, bon nombre n’acceptèrent jamais cet État ; d’autres ne le firent que tardivement et à contrecœur. Il n’était toutefois pas facile de rester à l’écart en conservant une rancune. Puis vinrent des jours glorieux pour le peuple allemand, riches en honneurs extérieurs et en victoires militaires. Les armées allemandes et prussiennes l’emportèrent sur la France impériale et républicaine, l’Alsace-Lorraine redevint allemande (ou plutôt prussienne), le vénérable titre impérial fut restauré. L’Empire allemand assumait une position respectée au sein des puissances européennes ; les navires de guerre allemands recouvraient les océans, le drapeau allemand flottait sur des territoires — il est vrai plutôt sans valeur — africains, polynésiens et de l’Asie orientale. Toute cette activité romantique devait finir par fasciner les esprits des masses qui restent bouche bée devant les défilés et les fêtes de la cour. Ces masses étaient contentes parce qu’il y avait des choses à admirer et parce qu’elles étaient rassasiées. Au même moment la prospérité allemande augmentait comme jamais auparavant. C’étaient des années durant lesquelles l’ouverture fabuleuse des territoires les plus éloignés, grâce au développement des moyens de transport modernes, apportait des richesses inespérées à l’Allemagne. Elles n’avaient rien à voir avec les succès politiques et militaires de l’État allemand, mais les gens jugent rapidement post hoc ergo propter hoc[4].

Les hommes qui avaient rempli les prisons avant la révolution de mars 1848, qui s’étaient battus sur les barricades en 1848, et qui avait dû ensuite s’exiler, étaient entre-temps devenus vieux et faibles. Soit ils s’étaient réconciliés avec le nouvel ordre, soit ils avaient gardé le silence. Une nouvelle génération survint, qui ne voyait et n’observait rien d’autre que la croissance ininterrompue de la prospérité, de la population, du commerce, de la navigation, bref de tout ce que les gens avaient pris l’habitude d’appeler le bon temps. Elle commença à se moquer de la pauvreté et de la faiblesse de ses pères et n’avait que mépris envers les idéaux de la nation des poètes et des penseurs. En philosophie, en histoire et en économie, de nouvelles idées apparurent et la théorie de la puissance se mit en évidence. La philosophie devint la garde du trône et de l’autel ; l’histoire proclamait la gloire des Hohenzollern, l’économie vantait la royauté et son orientation sociale ainsi que la liste sans faille des tarifs douaniers, et mena la bataille contre les « abstractions exsangues de l’École anglaise de Manchester ».

Pour l’école étatiste (en politique économique), une économie que l’on laisse fonctionner d’elle-même apparaît comme un chaos sauvage où seule l’intervention de l’État peut apporter l’ordre. L’étatiste met tout phénomène économique en accusation et est prêt à le rejeter s’il ne se conforme pas à ses sentiments éthiques et politiques. Il revient alors à l’autorité de l’État de faire appliquer le jugement de la science et de remplacer la chienlit causée par le développement libre par ce qui sert l’intérêt général. Que l’État, parfaitement sage et parfaitement juste, ne veuille toujours que le bien commun et qu’il ait le pouvoir de combattre tous les maux avec succès — voilà un aspect dont on ne doute pas le moins du monde. Bien que les idées des représentants individuels de cette école puissent diverger à d’autres égards, il y a un point sur lequel ils sont tous d’accord : nier l’existence de lois économiques et faire remonter tous les événements économiques à l’opération des facteurs du pouvoir[5]. Face au pouvoir économique, l’État peut opposer son pouvoir militaire et politique supérieur. Pour toutes les difficultés auxquelles se trouvait confronté le peuple allemand dans le pays et à l’étranger, on recommandait la solution militaire ; seul l’usage impitoyable du pouvoir était considéré comme une politique rationnelle.

Ce sont ces idées politiques allemandes que le monde a qualifié de militarisme[6].

Néanmoins, la formule qui fait porter la responsabilité de la Guerre mondiale aux machinations de ce militarisme est erronée. Car le militarisme allemand ne vient pas, pour ainsi dire, des instincts violents de la « race teutonique », comme le dit la littérature de guerre anglaise et allemande ; il n’est pas la cause ultime mais le résultat des circonstances dans lesquelles le peuple allemand a vécu et vit encore. Il suffit de comprendre un peu comment les choses sont reliées entre elles pour reconnaître que le peuple allemand aurait aussi peu désiré la guerre de 1914 que les peuples anglais, français ou américain s’il avait été dans la situation de l’Angleterre, de la France ou des États-Unis. Le peuple allemand prit le chemin menant du nationalisme et du cosmopolitisme pacifiques de la période classique à l’impérialisme militant de l’ère des Guillaume sous la pression de faits politiques et économiques qui leur posèrent des problèmes bien différents de ceux que rencontraient les peuples plus heureux de l’Occident. Les conditions auxquelles il doit faire face aujourd’hui pour reconstruire son économie et son État sont, encore une fois, profondément différentes de celles dans lesquelles vivent ses voisins de l’Ouest et de l’Est. Si l’on veut saisir ces conditions dans ce qu’elles ont de spécial, il ne faut pas hésiter à étudier des choses qui ne semblent leur être reliées que de loin.

 

 


 

 

PREMIÈRE PARTIE : NATION ET ÉTAT



I. NATION ET NATIONALITÉ



1. — La Nation en tant que communauté de langage

 

Les concepts de nation et de nationalité sont relativement nouveaux dans le sens où on les emploie de nos jours. Bien entendu, le mot de nation est très ancien ; il vient du latin et s’est répandu très tôt dans toutes les langues modernes. Mais on lui associait une autre signification. Ce n’est que depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’il prit petit à petit le sens qu’il a pour nous aujourd’hui et cet usage du mot n’est devenu général qu’à partir du XIXe siècle[7]. Sa portée politique s’est développée peu à peu avec le concept ; la nationalité est devenue un point central de la réflexion politique. Le mot et le concept de nation appartiennent entièrement à la sphère moderne des idées de l’individualisme politique et philosophique : ils n’ont pris de l’importance dans la vie courante qu’avec la démocratie moderne.

Si nous voulons comprendre l’essence de la nationalité, nous devons partir non pas de la nation mais de l’individu. Nous devons nous demander quel est l’aspect national d’une personne individuelle et ce qui détermine son appartenance à une nation particulière.

Nous comprenons alors immédiatement que cet aspect national ne peut être ni le lieu où il vit ni son rattachement à un État. Tous les gens qui vivent en Allemagne ou qui détiennent la citoyenneté allemande ne sont pas des Allemands pour cette seule raison. Il y a des Allemands qui n’ont jamais vécu en Allemagne et qui n’ont jamais eu la citoyenneté allemande. Vivre dans les mêmes lieux et être rattaché à un même État joue un rôle dans le développement de la nationalité, mais cela ne constitue pas son essence. Il en va pareillement avec le fait d’avoir les mêmes ancêtres. La conception généalogique de la nationalité n’est pas plus utile que les conceptions géographique ou politique. Nation et race ne coïncident pas : il n’existe aucune nation au sang pur[8]. Tous les peuples sont nés d’un mélange de races. L’ascendance n’est pas un facteur décisif pour l’appartenance à une nation. Tous ceux qui descendent d’ancêtres allemands ne sont pas des Allemands pour cette simple raison ; combien d’Anglais, d’Américains, de Hongrois, de Tchèques et de Russes devrait-on sinon qualifier d’Allemands ? Il y a des Allemands qui n’ont aucun ancêtre allemand. Parmi les membres des couches supérieures de la population et parmi les hommes et les femmes célèbres dont on trace communément les arbres généalogiques, on peut trouver des ancêtres étrangers plus souvent que chez les membres des couches inférieures du peuple, dont les origines sont perdues dans la nuit des temps ; les seconds sont cependant eux aussi plus rarement de sang pur que l’on a tendance à le penser.

Il se trouve des auteurs qui ont cherché de bonne foi à étudier l’importance de l’ascendance et de la race dans les domaines de l’Histoire et de la politique ; nous ne discuterons pas ici du succès qu’ils ont pu ou non avoir dans cette entreprise. De nouveau, de nombreux auteurs réclament que l’on accorde une importance politique à la communauté de race et que l’on poursuive une politique raciale. Les gens peuvent avoir des avis différents quant à la justesse de cette demande et l’examiner n’est pas notre propos. Savoir si cette demande a déjà été prise en compte de nos jours ou si et comment une politique raciale est réellement menée peut rester une question ouverte. Nous devons toutefois insister sur le fait que tout comme les concepts de nation et de race ne sont pas équivalents, politique nationale et politique raciale sont deux choses différentes. De plus, le concept de race, au sens où les partisans de la politique raciale l’utilisent, est récent, et même considérablement plus récent que celui de nation. Il a été introduit en politique par opposition délibérée au concept de nation. L’idée individualiste d’une communauté nationale a été remplacée par l’idée collectiviste d’une communauté raciale. Ces efforts n’ont jusqu’à présent pas été couronnés de succès. Le peu d’importance accordé au facteur racial dans les mouvements politiques et culturels de notre époque se distingue fortement de la grande importance qu’ont les aspects nationaux. Lapouge, l’un des fondateurs de l’école anthropo-sociologique, exprimait il y a une génération l’idée qu’au XXe siècle les gens seraient massacrés par millions en raison d’un ou deux points en plus ou en moins de leur indice céphalique[9]. Nous avons en effet connu le massacre de gens par millions mais personne ne peut prétendre que la dolichocéphalie ou la brachycéphalie étaient les cris de ralliement des belligérants. Nous ne sommes, bien sûr, qu’à la fin de la deuxième décennie du siècle pour lequel Lapouge avait fait sa prophétie. Il se peut que l’avenir lui donne raison ; nous ne pouvons pas le suivre dans le domaine de la prophétie et ne voulons pas débattre de choses qui demeurent encore profondément enfouis au sein du futur. Le facteur racial ne joue dans la politique actuelle aucun rôle, et voilà la seule chose qui nous importe.

Le dilettantisme qui imprègne les écrits de nos théoriciens de la race ne doit pas, bien entendu, nous conduire à écarter rapidement le problème de la race en lui-même. Il n’y a certainement aucun autre problème dont la clarification puisse contribuer davantage à approfondir notre compréhension historique. Il se peut que le chemin vers la connaissance ultime dans le domaine des soubresauts historiques conduise à l’anthropologie et à la théorie des races. Ce qui a été jusqu’à présent découvert dans ces sciences est plutôt maigre, bien entendu, et est recouvert d’une couche d’erreurs, de fantasmes et de mysticisme. Mais il existe également une véritable science dans ce domaine et il y a là aussi de grands problèmes. Il est possible que nous ne les résolvions jamais mais cela ne doit pas nous empêcher de les étudier plus en profondeur et ne doit pas nous conduire à nier l’importance du facteur racial dans l’Histoire.

Ne pas voir dans l’affinité raciale l’essence de la nationalité ne signifie pas que l’on veuille en nier l’influence sur la politique en général et sur la politique nationale en particulier. Dans la vraie vie
de nombreuses forces différentes sont à l’œuvre dans diverses directions : si nous voulons les reconnaître, alors nous devons les séparer autant qu’il est possible dans nos esprits. Cela ne veut pas dire, cependant, qu’en étudiant une force il nous faille oublier que d’autres entrent également en jeu avec ou contre elle.

Nous pouvons reconnaître que l’une de ces forces est la communauté de langage : ce point est effectivement indiscutable. Si nous disons maintenant que l’essence de la nationalité réside dans la langue, il ne s’agit pas d’un simple choix terminologique sur lequel il ne pourrait plus y avoir de débat. Tout d’abord, il faut signaler qu’en disant cela, nous sommes en accord avec l’usage général de la langue. C’est d’abord pour la langue, et uniquement pour elle à l’origine, que nous employons le terme qui a fini par désigner la nation. Nous parlons de la langue allemande et tout ce qui porte l’étiquette « allemande » le doit à la langue allemande : quand nous parlons des écrits allemands, de la littérature allemande, des hommes et des femmes allemands, la relation à la langue est évidente. En outre, il importe peu que la désignation d’une langue soit plus ancienne que celle du peuple ou qu’elle découle de ce dernier ; une fois qu’elle en vient à désigner une langue, c’est ce point qui est décisif quant au développement ultérieur de l’usage de l’expression. Et si nous parlons finalement de rivières allemandes et de villes allemandes, d’histoire allemande et de guerre allemande, nous n’avons aucun mal à comprendre qu’en dernière analyse on peut également faire remonter ces expressions à la désignation originelle de la langue comme allemande. Le concept de nation est, comme il a déjà été dit, un concept politique. Si nous voulons connaître son contenu, nous devons fixer notre regard sur les questions politiques où il joue un rôle. Nous voyons alors que toutes les luttes nationales sont des luttes linguistiques, qu’elles sont menées au nom de la langue. Ce qui est spécifiquement « national » réside dans la langue[10].

La communauté de langue est tout d’abord la conséquence d’une communauté ethnique ou sociale. Elle devient cependant elle-même, indépendamment de son origine, un nouveau lien qui crée des relations sociales déterminées. En apprenant une langue, l’enfant s’imprègne d’une façon de penser et d’exprimer ses pensées qui est prédéterminée par la langue, et il est ainsi marqué d’une empreinte dont il peut rarement se défaire. La langue permet à une personne d’échanger des idées avec tous ceux qui la pratiquent, il peut les influencer et se faire influencer par eux. La communauté de langue relie les personnes et les peuples tandis que la différence linguistique les sépare. Si quelqu’un trouve l’explication de la nation comme communauté de langage peut-être trop maigre, qu’il considère l’immense importance que revêt la langue dans la réflexion et dans l’expression de la pensée, dans les relations sociales et dans toutes les activités de la vie.

Si, bien qu’ils reconnaissent ces liens, les gens refusent souvent de voir l’essence de la nation dans la communauté de langue, cela vient de certaines difficultés auxquelles conduit ce critère quand il s’agit de délimiter les nations individuelles[11]. Les nations et les langues ne sont pas des catégories immuables mais plutôt les résultats provisoires d’un processus en constante évolution ; elles changent de jour en jour et nous avons ainsi devant nous une profusion de formes intermédiaires dont la classification demande une certaine réflexion.

Un Allemand est quelqu’un qui pense et parle allemand. Tout comme il existe divers degrés de maîtrise de la langue, il y a différents degrés pour ce qui est d’être allemand. Certaines personnes instruites ont pénétré l’esprit et l’usage de la langue d’une manière très différente de celle des personnes non instruites. La capacité à former des concepts et à maîtriser les mots constitue le critère définissant l’éducation : l’école met avec raison l’accent sur l’acquisition de la capacité à saisir pleinement ce qui est dit et écrit et à s’exprimer de façon intelligible à l’oral et à l’écrit. Seuls ceux qui ont parfaitement maîtrisé la langue allemande sont membres à part entière de la nation allemande. Les personnes peu instruites ne sont allemandes que dans la mesure où elles arrivent à comprendre l’allemand. Un paysan vivant dans un village séparé du reste du monde, ne connaissant que son dialecte local, incapable de se faire comprendre des autres Allemands et de lire la langue écrite, ne peut pas être considéré comme un membre de la nation allemande[12]. Si tous les autres Allemands devaient mourir et que seuls survivaient les gens ne connaissant que leur propre dialecte, il faudrait alors dire que la nation allemande aurait été détruite. Même ces paysans ne sont pas sans coloration nationale : c’est juste qu’ils n’appartiennent pas à la nation allemande mais à une petite nation constituée de ceux qui parlent le même dialecte.

Un individu n’est en règle générale membre que d’une seule nation. Mais il arrive parfois que quelqu’un fasse partie de deux nations. Ce n’est pas simplement le cas quand il parle deux langues mais plutôt quand il a réussi à maîtriser deux langues à un point tel qu’il pense et parle dans chacune des deux et à assimiler pleinement la façon de penser spécifique qui caractérise chacune. Il y a plus de personnes de ce type qu’on ne le croit. Dans les territoires comprenant des populations mélangées et dans les centres du commerce international, on en rencontre fréquemment parmi les marchands, les employés, etc. Il s’agit souvent de personnes sans grande éducation. Parmi les hommes et les femmes plus instruits, le bilinguisme est plus rare, car la plus haute perfection dans la maîtrise de la langue, qui caractérise la personne réellement instruite, est en général réservée à une seule langue. La personne instruite peut avoir maîtrisé plusieurs langues, et chacune bien mieux qu’un bilingue ; il ne doit néanmoins être rattaché qu’à une seule nation s’il pense uniquement dans une seule langue et assimile tout ce qu’il entend et voit dans une langue étrangère à travers une manière de penser façonnée par la structure et la formation des concepts de sa propre langue. Mais même parmi les « millionnaires de l’éducation »[13] il existe des bilingues, des hommes et des femmes qui ont parfaitement assimilé l’éducation de deux cercles culturels. On les trouvait et on les trouve encore plus fréquemment dans les endroits où se confrontent une vieille langue pleinement développée, avec son ancienne culture, et une langue encore peu développée, parlée par des gens qui achèvent l’acquisition d’une culture propre. Il est alors physiquement et psychiquement plus facile de parvenir à maîtriser deux langues et deux environnements culturels. Il y avait ainsi bien plus de bilingues en Bohème dans la génération ayant tout juste précédé l’actuelle qu’il n’y en a aujourd’hui. On peut aussi dans un certain sens compter comme bilingues ceux qui, en plus de la langue officielle, ont une parfaite maîtrise d’un dialecte.

Tout le monde appartient au moins à une nation. Seuls les enfants et les sourds-muets n’ont pas de nation ; les premiers acquièrent une patrie intellectuelle en entrant dans une communauté linguistique, les seconds en développant leurs capacités de réflexion afin de permettre une compréhension mutuelle avec les membres d’une nation. Le processus à l’œuvre est ici fondamentalement le même que lorsque des adultes faisant déjà partie d’une nation en changent pour une autre[14].

Le chercheur en linguistique constate des relations entre les langues, il reconnaît des familles et des races linguistiques : il parle de langues sœurs et de langues filles. Certains ont voulu étendre directement ce concept aux nations ; d’autres encore ont voulu faire de ce lien ethnologique un lien national. Les deux idées sont totalement inacceptables. Si l’on veut parler de lien national, on ne peut le faire qu’en se référant à la possibilité d’une compréhension mutuelle entre les membres des nations. En ce sens les dialectes sont liés entre eux et à une ou plusieurs langues reconnues. Il existe ce genre de relation même entre des langues reconnues, par exemple entre les diverses langues slaves. Son importance vis-à-vis du développement national réside entièrement dans le fait qu’elle facilite la transition d’une nationalité à une autre.

Inversement il importe politiquement peu que les relations grammaticales entre les langues facilitent leur apprentissage. Aucune affinité culturelle ou politique n’en résulte, aucune structure politique ne peut être construite sur cette base. La notion d’un lien entre les peuples ne vient pas de la sphère individualiste des idées favorables à une politique nationale, mais plutôt de la sphère collectiviste favorable à une politique raciale. Elle a été développée en opposition délibérée à l’idée, orientée vers la liberté, d’autonomie moderne. Le panlatinisme, le panslavisme et le pangermanisme sont des chimères qui, face aux luttes nationales des peuples, se sont toujours terminées rapidement. Ces idéologies semblent très bonnes pour les fêtes de fraternisation de peuples poursuivant à un instant des buts politiques parallèles ; elles échouent dès qu’elles sont supposées être davantage. Elles n’ont jamais eu la force de former des États. Aucun État n’a jamais été basé sur elles.

Si les gens ont si longtemps refusé de voir dans la langue le trait caractéristique d’une nation, l’une des raisons décisives était qu’ils n’arrivaient pas à concilier cette théorie avec la réalité qui montre prétendument des cas où une même nation parle plusieurs langues et d’autres où plusieurs nations utilisent une même langue. L’affirmation selon laquelle il est possible aux membres d’une même nation de parler plusieurs langues est soutenue en renvoyant à la situation des nations « tchécoslovaque » et « yougoslave ». Les Tchèques et les Slovaques ont agi pendant la guerre comme une nation unie. Les tentatives particularistes de petits groupes slovaques ne se sont du moins pas manifestées extérieurement et n’ont pas été capables d’atteindre le moindre succès politique. Il semble désormais qu’un État tchécoslovaque sera formé, comprenant tous les Tchèques et tous les Slovaques. Les Tchèques et les Slovaques ne forment cependant pas encore, pour cette raison, une seule et même nation. Les dialectes desquels est sorti la langue slovaque sont extraordinairement proches de ceux de la langue tchèque, et il n’est pas difficile à un Slovaque de la campagne qui ne connaît que son propre dialecte de communiquer avec des Tchèques, particulièrement avec des Moraves, quand ces derniers parlent leur dialecte. Si les Slovaques, revenant à l’époque précédant le développement de leur langue officielle indépendante, c’est-à-dire à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, s’étaient davantage rapprochés politiquement des Tchèques, alors le développement de la langue slovaque officielle ne se serait certainement pas plus produite que le développement d’une langue souabe indépendante en Souabe. Des raisons politiques ont joué un rôle décisif dans l’effort fait par la Slovaquie pour créer une langue indépendante. Cette langue slovaque officielle, totalement formée selon le modèle du tchèque et qui lui est intimement liée à tous égards, n’a toutefois pas pu se développer de la même manière à cause des circonstances politiques. Sous l’autorité de l’État magyar, exclue des écoles, de la fonction publique et des tribunaux, elle mena une existence misérable dans les almanachs populaires et dans les tracts d’opposition. Ici encore, c’est le faible développement de la langue slovaque qui conduisit à des efforts pour adopter la langue tchèque officielle, efforts entrepris en Slovaquie dès le tout début, afin de gagner de plus en plus de terrain. Aujourd’hui deux mouvements s’opposent en Slovaquie : l’un cherche à éliminer toute trace de tchéquisme de la langue slovaque et à développer une langue pure et indépendante, l’autre souhaite son assimilation au tchèque. Si le second mouvement devait l’emporter, les Slovaques deviendraient des Tchèques et l’État tchécoslovaque se transformerait en un État national purement tchèque. Si, toutefois, le premier mouvement l’emportait, alors l’État tchèque serait petit à petit obligé, s’il ne veut pas apparaître comme un oppresseur, d’accorder l’autonomie aux Slovaques et peut-être à la fin l’indépendance complète. Il n’y a pas de nation tchécoslovaque composée de gens parlant tchèque et d’autres parlant slovaque. Ce que nous avons devant nous est une lutte pour la survie d’une petite nation slave. Comment cela se terminera dépend des circonstances politiques, sociales et politiques. D’un point de vue purement linguistique, les deux développements sont possibles.

Il en va de même pour la relation des Slovènes vis-à-vis de la nation yougoslave. La langue slovène, elle aussi, a lutté depuis son origine entre indépendance et rapprochement ou assimilation complète avec la langue croate. Le mouvement illyrien voulait également inclure la langue slovène dans la sphère de ses combats pour l’unité. Si le slovène arrivait à conserver son indépendance y compris dans le futur, l’État yougoslave devra octroyer l’autonomie aux Slovènes.

Les Slaves du Sud offrent aussi l’un des exemples les plus cités de deux nations parlant la même langue. Les Croates et les Serbes utilisent la même langue. La différence nationale qui existe entre eux réside, dit-on, exclusivement dans la religion. Voilà, nous dit-on, un cas ne pouvant pas être expliqué par la théorie qui considère la langue comme l’attribut distinctif d’une nation.

Chez les Serbo-croates, les différences religieuses les plus tranchées s’opposent entre elles. Une partie du peuple se rattache à l’Eglise orthodoxe et une autre à l’Église catholique, et aujourd’hui encore les musulmans forment une part non négligeable. En plus de ces différences religieuses, il y a les vieilles inimitiés politiques qui découlent encore pour partie d’époques dont les conditions politiques ont disparu depuis déjà bien longtemps. Les dialectes de tous ces peuples éclatés pour des causes religieuses et politiques sont cependant extrêmement proches. Ils sont si proches que les efforts faits pour créer une langue officielle à partir des différentes parties a toujours donné le même résultat : tous les efforts ont toujours conduit à la même langue officielle. Vuk Stefanovic Karadzic voulait créer une langue serbe, Ljudevit Gaj une langue unifiée des Slaves du Sud ; le panserbisme et l’illyrianisme se sont opposés l’un à l’autre sans ménagement. Mais comme ils devaient partir du même matériau linguistique, les résultats de leurs travaux furent identiques. Les langues qu’ils créèrent différaient si peu qu’elles furent finalement unifiées dans une langue commune. Si les Serbes n’utilisaient pas exclusivement l’alphabet cyrillique et les Croates l’alphabet latin, il n’y aurait aucun signe extérieur permettant d’attribuer un écrit à une nation ou à une autre. La différence des alphabets ne peut pas séparer une nation sur le long terme : les Allemands utilisent eux aussi différentes formes d’écriture sans que ceci ait la moindre importance nationale. Le développement politique des dernières années, avant et pendant la guerre, a montré que les différences religieuses entre les Croates et les Serbes, différences sur lesquelles la politique autrichienne de l’archiduc François-Ferdinand et de ses partisans avaient bâti des châteaux en Espagne, ont depuis longtemps perdu leur importance d’autrefois. Il ne semble pas y avoir de doute que dans la vie politique des Serbes et aussi des Croates, le facteur national d’une langue commune écartera tous les obstacles et que les différences religieuses ne joueront pas un rôle plus grand dans la nation serbo-croate qu’au sein du peuple allemand.

Deux autres exemples sont couramment cités pour montrer que communauté de langue et nation ne coïncident pas : les cas anglo-saxon et danois-norvégien. La langue anglaise, affirme-t-on, est utilisée par deux nations : les Anglais et les Américains ; et ce fait montrerait à lui seul qu’il n’est pas acceptable de ne chercher le critère de la nationalité que dans la langue. En vérité, les Anglais et les Américains forment une seule nation. La tendance à les compter comme deux nations vient du fait que les gens ont été habitués à interpréter le principe des nationalités comme devant nécessairement comprendre une exigence d’unification de toutes les parties de la nation au sein d’un même État. Nous montrerons dans la deuxième partie que cela n’est pas vrai du tout et que, par conséquent, le critère définissant une nation ne devrait en aucun cas être cherché dans les tentatives de créer un État unifié. Le fait que les Anglais et les Américains appartiennent à des États différents, que les politiques de ces États n’ont pas toujours été en accord et que les différences entre eux ont même parfois conduit à la guerre — tout cela n’est toujours pas une preuve que les Anglais et les Américains ne constituent pas une seule nation. Personne ne doute que l’Angleterre est liée à ses dominions et aux États-Unis par un lien national qui montrera sa force de cohésion en période de crise politique majeure. La [Première] Guerre mondiale a apporté la preuve que les désaccords entre les différentes parties de la nation anglo-saxonne ne peuvent apparaître que lorsque l’ensemble ne semble pas menacé par d’autres nations.

Il semble plus difficile à première vue de concilier le problème irlandais avec la théorie linguistique de la nation. Les Irlandais constituaient autrefois une nation indépendante : ils utilisaient alors une langue celte distincte. Au début du XIXe siècle, 80 % de la population irlandaise parlaient encore le celte, et plus de 50 % ne comprenaient pas du tout l’anglais. Depuis lors la langue irlandaise a perdu beaucoup de terrain. Seules un peu plus de 600 000 personnes la pratiquent encore, et il n’y a plus que quelques rares personnes en Irlande qui ne comprennent pas l’anglais. Bien sûr, il existe aujourd’hui aussi en Irlande des tentatives pour insuffler une nouvelle vie à la langue irlandaise et pour généraliser son usage. Le fait est, toutefois, que la grande majorité de ceux qui se trouvent dans le camp du mouvement politique irlandais sont de nationalité anglaise. L’opposition entre Anglais et Irlandais n’est pas de nature exclusivement nationale, mais est aussi sociale et religieuse ; et il arrive ainsi que des habitants de l’Irlande qui ne sont pas de nationalité irlandaise fassent également partie en grand nombre du mouvement. Si les Irlandais devaient parvenir à obtenir l’autonomie pour laquelle ils se battent, il n’est pas impossible qu’une grande partie de la population anglaise de l’Irlande d’aujourd’hui s’assimilerait à la nation irlandaise.

Le cas si souvent cité de l’exemple des Danois et des Norvégiens ne peut pas non plus réfuter l’affirmation selon laquelle la nationalité réside dans la langue. Au cours d’une union politique ayant duré plusieurs siècles entre la Norvège et le Danemark, la vieille langue norvégienne officielle fut complètement éliminée par la langue danoise officielle ; elle réussit encore à poursuivre une existence misérable, mais uniquement dans les nombreux dialectes de la population rurale. Après la séparation de la Norvège et du Danemark (1814), des tentatives furent faites pour créer une langue nationale propre. Mais les efforts du parti se battant en vue de créer une nouvelle langue norvégienne officielle sur la base de l’ancienne langue norvégienne se révélèrent finalement être un échec. Seuls ceux qui ne cherchaient qu’à enrichir le danois en introduisant des expressions tirées du vocabulaire des dialectes norvégiens connurent le succès, mais sinon les gens préférèrent conserver la langue danoise. Les œuvres des grands auteurs norvégiens Ibsen et Björnson sont écrites dans cette langue[15]. Encore aujourd’hui, Danois et Norvégiens forment une seule nation, même s’ils appartiennent politiquement à deux États distincts.

 

2. — Dialecte et langue officielle

 

Dans les temps anciens, chaque migration entraînait non seulement une séparation géographique mais aussi une séparation intellectuelle des clans et des tribus. Les échanges économiques n’existant pas encore, il n’y avait aucun contact pouvant empêcher la différentiation et l’avènement de nouvelles coutumes. Le dialecte de chaque tribu devenait de plus en plus différent de celui que parlaient ses ancêtres quand elles vivaient toutes ensemble. L’éclatement des dialectes continua sans interruption. Les descendants ne purent plus se comprendre.

Le besoin d’une unification de la langue survint alors des deux côtés. Les débuts du commerce rendirent nécessaire la compréhension entre les membres de tribus différentes. Or ce besoin est satisfait quand les intermédiaires commerciaux parviennent à maîtriser suffisamment la langue. Au début, quand les échanges de biens entre les régions éloignées n’avaient qu’une importance relativement faible, à peine quelques familles de mots et expressions isolées ont réussi à entrer dans l’usage général de cette façon. Il fallut des changements politiques bien plus importants pour unifier les dialectes. Des conquérants apparurent et créèrent des États et des unions politiques de tout genre. Les dirigeants politiques de vastes territoires entretinrent des relations personnelles plus étroites ; les membres de toutes les couches sociales des nombreuses tribus furent unis par le service militaire. Des institutions religieuses, en partie indépendamment de l’organisation politique et militaire et en partie étroitement liées à celle-ci, survinrent et se répandirent d’une tribu à l’autre. Les luttes linguistiques poussaient, main dans la main avec les aspirations politiques et religieuses, à l’unité. Rapidement, le dialecte de la tribu dirigeante ou de la tribu des prêtres l’emporta sur les dialectes des sujets et des laïcs ; très vite, un dialecte unifié mixte se forma à partir des différents dialectes des divers membres de l’État ou de la religion.

L’introduction de l’usage de l’écriture devint la base la plus puissante pour unifier la langue. Les doctrines religieuses, les chants, les lois et les récits préservés par écrit donnèrent la prépondérance au dialecte dans lequel ils avaient été exprimés. Un éclatement supplémentaire de la langue était désormais empêché : il y avait désormais une langue idéale dont l’apprentissage et l’imitation semblaient être des motifs d’efforts valables. Le halo mystique qui entourait les lettres de l’alphabet aux époques primitives, et qui n’a encore aujourd’hui — au moins en ce qui concerne leur forme imprimée — pas totalement disparu, augmentait le prestige du dialecte dans lequel on écrivait. Du chaos des dialectes surgit ainsi la langue générale, la langue des dirigeants et des lois, la langue des prêtres et des chanteurs, la langue littéraire. Elle devint la langue des personnes les plus haut placées et les plus instruites, elle devint la langue de l’État et de la culture[16] ; elle apparut finalement comme la seule langue correcte et noble, les dialectes dont elle était issue étant dorénavant regardés comme inférieurs. Les gens les considérèrent comme une corruption de la langue écrite et commencèrent à les mépriser, les identifiant au langage de l’homme ordinaire.

Lors de la formation des langues unifiées, dès le départ, des influences politiques et culturelles étaient à l’œuvre. L’élément naturel dans le dialecte du peuple était qu’il tirait sa force de la vie de ceux qui le parlaient. À l’inverse, la langue unifiée et officielle était un produit des cabinets de travail et des chancelleries. Bien entendu, elle aussi provenait en dernière analyse du parler de l’homme ordinaire et des créations de poètes et d’écrivains de talent. Mais elle était également toujours plus ou moins pédante et artificielle. L’enfant apprenait le dialecte de sa mère ; lui seul pouvait être sa langue maternelle ; la langue officielle était, elle, enseignée à l’école.

Dans la lutte qui survint alors entre la langue officielle et le dialecte, ce dernier avait l’avantage de prendre possession de la personne au cours de ses années les plus réceptrices. Mais la première ne restait pas non plus désarmée. Le fait qu’elle fut la langue générale, qu’elle permette, au delà de la désunion régionale, la compréhension dans des cercles plus larges, la rendait indispensable à l’État et à l’Église. Elle était le véhicule de l’héritage écrit et l’intermédiaire de la culture. Elle put ainsi l’emporter sur le dialecte. Quand, toutefois, elle était trop éloignée du dialecte, qu’elle était ou devint avec le temps tellement étrangère au dialecte que seules les personnes l’ayant apprise avec effort pouvaient la comprendre, la langue officielle dut succomber : une nouvelle langue officielle surgissait à partir du dialecte. C’est ainsi que le latin fut remplacé par l’italien, le slavon d’église par le russe, et que dans le grec moderne le parler courant finira peut-être par triompher du katharevousa classique.

Le lustre avec lequel l’école et les grammairiens sont habitués à entourer la langue officielle, le respect qu’ils accordent à ses règles et le mépris dont ils font preuve envers quiconque pèche contre ces règles conduisent à faire apparaître la relation entre la langue officielle et le dialecte sous un faux jour. Le dialecte n’est pas une corruption de la langue officielle : c’est le langage premier ; ce n’est qu’à partir des dialectes que la langue officielle a été formée, que ce soit d’un seul dialecte ou d’un mélange artificiel de différents dialectes élevé au statut de langue officielle. On ne peut donc en aucun cas se demander si un dialecte particulier se rattache à telle ou telle langue officielle. La relation entre la langue officielle et le dialecte n’est pas toujours celle d’une association sans équivoque ou même une relation de supériorité et d’infériorité, et les circonstances de l’histoire et de la grammaire d’une langue ne sont pas les seules à compter à cet égard. Les développements politiques, économiques et culturels du passé et du présent déterminent la langue officielle vers laquelle penchent ceux qui parlent un dialecte donné ; et il se peut que de cette manière un dialecte unifié se rattache partiellement à une langue officielle et partiellement à une autre.

Le processus par lequel ceux qui parlent un dialecte particulier effectuent par la suite la transition vers une langue officielle particulière, soit de manière exclusive soit en plus du dialecte, est un cas spécial d’assimilation nationale. Il se caractérise tout spécialement comme étant une transition vers une langue officielle grammaticalement proche, cette possibilité étant en général la seule concevable dans un cas donné. Le fils du paysan bavarois n’a généralement pas d’autre voie pour accéder à la culture qu’au travers de la langue allemande officielle, même s’il peut parfois arriver dans de rares cas particuliers que, sans ce détour, il devienne directement Français ou Tchèque. Mais pour l’habitant de la Basse Saxe il y avait déjà deux possibilités : l’assimilation à la langue officielle allemande ou celle
à la langue officielle hollandaise. Le choix qu’il pouvait faire
n’était pas décidé par des considérations linguistiques ou généalogiques, mais par des considérations politiques, économiques et sociales. Il n’existe aujourd’hui plus aucun village purement « plattdeutsch » ; au minimum le bilinguisme prévaut partout. Si un district « plattdeutsch » devait aujourd’hui se séparer de l’Allemagne pour rejoindre les Pays-Bas, les écoles allemandes, l’administration allemande et la langue judiciaire étant remplacées par leurs homologues hollandaises, alors le peuple concerné considérerait cela comme un viol national. Pourtant, il y a cent ou deux cents ans une telle séparation d’une partie du territoire allemand se serait faite sans difficulté, et les descendants de ceux qui auraient été séparés à cette époque auraient fait d’aussi bons Hollandais aujourd’hui qu’ils ne sont de bons Allemands dans la réalité aujourd’hui.

En Europe de l’Est, où les écoles et l’administration n’ont pas encore l’importance qu’elles ont à l’Ouest, quelque chose de ce type est encore possible de nos jours. Le linguiste serait capable de déterminer pour la plupart des dialectes slaves parlés en Hongrie supérieure s’ils sont plus proches du slovaque que de l’ukrainien et peut-être aussi de décider dans de nombreux cas de la Macédoine si un dialecte donné est plus proche du serbe que du bulgare. Mais cela ne répond toujours pas à la question de savoir si ceux qui parlent ce dialecte sont des Slovaques ou des Ukrainiens, des Serbes ou des Bulgares. Car ceci dépend non seulement des conditions linguistiques mais aussi des conditions politiques, religieuses et sociales. Un village avec un dialecte indubitablement plus proche du serbe peut adopter la langue officielle bulgare relativement rapidement s’il acquiert une église et une école bulgares.

Ce n’est qu’ainsi que l’on arrive à comprendre le problème ukrainien, qui est particulièrement complexe. La question de savoir si les Ukrainiens constituent une nation indépendante ou ne sont que des Russes parlant un dialecte particulier n’a pas de sens exprimé ainsi. Si l’Ukraine n’avait pas perdu son indépendance politique au XVIIe siècle pour faire partie de la Grande Russie des tsars, une langue officielle ukrainienne se serait probablement développée. Si tous les Ukrainiens, y compris ceux de Galice, de Bucovine et de la Hongrie supérieure, n’étaient passés sous la domination des tsars que dans la première moitié du XIXe siècle, cela n’aurait pas empêché le développement d’une littérature ukrainienne distincte ; mais cette littérature n’aurait probablement pas eu une position différente vis-à-vis du russe que celle des écrits « plattdeusch » par rapport à l’allemand. Elle serait demeurée une poésie en dialecte sans prétention politique et culturelle particulière. Cependant, la circonstance qui fait que plusieurs millions d’Ukrainiens ont connu l’autorité autrichienne et furent également indépendants de la Russie sur le plan religieux, a créé les conditions préalables à la formation d’une langue officielle ruthène distincte. Il n’y a pas de doute que le gouvernement autrichien et l’Église catholique préféraient que les roussènes autrichiens développassent une langue distincte au lieu d’adopter
le russe. Il y a en ce sens un grain de vérité dans l’affirmation selon laquelle les Ruthènes sont une invention autrichienne. Les Polonais ont uniquement tort de dire que sans ce soutien officiel des débuts des aspirations ruthènes il n’y aurait pas eu de mouvement roussène dans l’Est de la Galicie. Le soulèvement national des Galiciens de l’Est aurait tout aussi mal pu être contenu que le réveil des autres nations sans histoire. Si l’État et l’Église n’avaient pas cherché à le canaliser dans d’autres directions, il se serait probablement développé dès le début avec une forte orientation russe.

Le mouvement ukrainien en Galicie favorisa de manière significative, pour le moins, les luttes séparatistes des Ukrainiens dans le Sud de la Russie et peut-être même leur donna-t-il vie. Les bouleversements politiques et sociaux les plus récents ont tellement servi l’ukrainisme du Sud de la Russie qu’il n’est pas totalement impossible qu’il ne puisse plus être vaincu par le mouvement grand-russe. Mais cela n’est pas un problème ethnographique ou linguistique. Ce n’est pas le niveau des relations entre les langues et les races qui décideront si ce sera la langue ukrainienne ou la langue russe qui l’emportera, mais plutôt les circonstances politiques, économiques, religieuses et culturelles. Il est fort possible que pour cette raison le résultat final soit différent dans les parties anciennement autrichiennes et hongroises de l’Ukraine de celui dans la partie depuis longtemps russe.

Les conditions sont analogues en Slovaquie. L’indépendance de la langue slovaque par rapport au tchèque est le produit d’un développement en un certain sens accidentel. S’il n’y avait pas eu de différences religieuses entre les Moraves et les Slovaques et si la Slovaquie avait été politiquement liée à la Bohème et à la Moravie avant le XVIIIe siècle, une langue officielle slovaque écrite distincte n’aurait guère pu se développer. À l’inverse, si le gouvernement hongrois avait montré moins d’empressement à la magyarisation des Slovaques et avait accordé davantage de place à leur langue dans les écoles et dans l’administration, elle se serait probablement développée plus fortement et posséderait aujourd’hui une plus grande force de résistance face au tchèque[17].

Pour le linguiste il peut sembler en général ne pas être impossible de tracer des frontières linguistiques en classant les dialectes individuels avec des langues officielles déterminées. Pourtant son choix n’empêche pas le cours historique des événements. Les événements politiques et culturels sont décisifs. La linguistique ne peut pas expliquer pourquoi les Tchèques et les Slovaques en sont venu à former deux nations distinctes et elle n’aurait aucune explication à donner si les deux se réunissaient à l’avenir dans une seule et unique nation.

 

3. — Les changements nationaux

 

Pendant longtemps les nations ont été considérées comme des catégories immuables et l’on n’avait pas noté que les peuples et les langues étaient sujets à de grands changements au cours de l’Histoire. La nation allemande du Xe siècle est différente de la nation allemande du XIIe siècle. Cela apparaît même de façon évidente dans le fait que les Allemands d’aujourd’hui parlent une langue différente de celle des contemporains des Ottoniens.

Pour un individu, l’appartenance à une nation n’est pas une caractéristique éternelle. On peut se rapprocher d’une nation ou s’en éloigner ; on peut même la quitter totalement et en changer.

L’assimilation nationale, qui doit bien entendu être distinguée du mélange et du mouvement des races, avec lesquels elle entretient certaines relations, est un phénomène dont on ne surestimera jamais l’importance historique. C’est un aspect des forces dont l’action façonne l’histoire des peuples et des États. Nous la voyons partout à l’œuvre. Si nous pouvions pleinement comprendre ses conditions et son essence, nous aurions fait un grand pas en avant sur le chemin vers la compréhension du développement historique. Or nous voyons le dédain avec lequel la science historique et la sociologie ont négligé ce problème, en opposition frappante avec l’importance qu’il revêt.

La langue sert lors des relations avec ses semblables. Quiconque veut parler avec les autres hommes et comprendre ce qu’ils disent doit parler leur langue. Tout le monde doit par conséquent faire des efforts pour comprendre et parler le langage de son environnement. C’est pour cette raison que les individus et les minorités adoptent la langue de la majorité. Il y a néanmoins toujours une condition préalable : que des contacts se nouent entre la majorité et la minorité ; si tel n’est pas le cas, il ne s’ensuit aucune assimilation nationale. L’assimilation se passe d’autant plus vite que les contacts entre la majorité et la minorité sont rapprochés, que les contacts au sein de la minorité elle-même sont réduits, et que ses contacts avec les autres membres de sa nation vivant loin sont faibles. Il s’ensuit immédiatement de cela que la position sociale des différentes nationalités doit avoir une importance particulière à cet égard, car les contacts personnels sont plus ou moins liés à l’appartenance à une classe. Ainsi, des couches sociales données dans l’environnement d’une nation étrangère peuvent non seulement conserver leurs propres coutumes et leurs propres langues pendant des siècles, mais aussi assimiler d’autres individus. Un noble allemand qui immigrait dans la Galicie orientale autour de 1850 ne devenait pas un Ruthène mais un Polonais ; un Français qui s’établissait à Prague aux environs de 1800 ne devenait pas un Tchèque mais un Allemand. Toutefois, le paysan ruthène de la Galicie orientale qui rejoignait, par un processus de mobilité sociale, la classe dirigeante, devenait lui aussi un Polonais, et le fils d’un paysan tchèque qui accédait à la bourgeoisie devenait un Allemand[18].

Dans une société organisée par classes ou par castes, différentes nations peuvent vivre l’une à côté de l’autre sur le même territoire pendant des siècles sans perdre leur caractère national. L’Histoire en fournit suffisamment d’exemples. Dans les pays baltes de Livonie, d’Estonie et de Courlande, en Carniole et dans la Styrie inférieure, la noblesse allemande s’est maintenue pendant de nombreuses générations au milieu d’un environnement composé de populations différentes, tout comme la bourgeoisie allemande dans les villes bohémiennes, hongroises et polonaises. Un autre exemple est celui des Gitans. Si les contacts sociaux entre les nations manquent, s’il n’existe entre elles aucun connubium et seulement un commercium d’une portée limitée, si le passage d’une caste ou d’une classe à une autre n’est possible que dans des cas exceptionnels, alors les conditions d’une assimilation nationale sont rarement présentes. Ainsi, des régions peuplées par des paysans indépendants à l’intérieur d’un pays habité par une population parlant une autre langue purent se maintenir tant que les couches agricoles étaient liées à la terre. Toutefois, comme l’ordre économique libéral brisa tous les liens, élimina les privilèges particuliers des classes et offrit la liberté de mouvement aux travailleurs, la rigide stratification nationale fut desserrée. La mobilité sociale vers le haut et les migrations firent rapidement disparaître les minorités nationales, ou du moins elles les poussèrent vers des positions défensives qui ne pouvaient tenir qu’avec difficulté.

La destruction des barrières qui empêchaient le changement de classe, la liberté de mouvement des personnes et tout ce qui a rendu libre l’homme moderne, ont grandement facilité l’avancée des langues officielles par rapport aux dialectes. « Là où les moyens de transport et de communication tellement plus performants ont aujourd’hui secoué les gens et les ont mélangés d’une manière inimaginable, cela signifiait la fin des dialectes locaux, des coutumes, traditions et usages locaux ; le sifflet du chemin de fer a chanté leur chant funèbre. Dans quelques années ils auront disparu ; dans quelques années il sera trop tard pour les recueillir et peut-être pour les protéger encore », avait déjà remarqué un philologue anglais il y a plusieurs décennies[19]. Aujourd’hui on ne peut plus vivre en Allemagne, même comme un paysan ou un travailleur, sans au moins comprendre la langue du Haut-Allemand officiel et sans être capable, au besoin, de l’utiliser. L’école contribue à accélérer ce processus.

Une autre chose, assez différente de l’assimilation naturelle par le contact personnel avec les gens parlant d’autres langues, est l’assimilation artificielle — la « dénationalisation » par l’État ou par une autre contrainte. En tant que processus social, l’assimilation dépend de certaines conditions préalables, elle ne peut se produire que quand celles-ci existent. Les méthodes contraignantes demeurent alors impuissantes, elles ne peuvent jamais réussir quand les conditions préalables ne sont pas réunies ou ne sont pas créées. La contrainte administrative peut parfois conduire à créer ces conditions et donc, de manière indirecte, permettre l’assimilation ; elle ne peut pas entraîner de manière directe une transformation nationale. Si des individus sont mis dans un environnement où ils sont coupés de tout contact avec les autres membres de leur nation et dépendent totalement des contacts avec les étrangers, alors la voie est prête pour leur assimilation. Mais si l’on ne peut utiliser que des moyens de contrainte qui n’influencent pas la langue usuelle, les tentatives d’oppression nationale n’ont que de très maigres perspectives de succès.

Avant l’avènement de l’âge de la démocratie moderne, quand les questions nationales n’avaient pas encore l’importance politique qu’elles ont de nos jours, et pour cette seule raison, il ne pouvait pas être question d’oppression nationale. Si l’Église catholique et l’État des Habsbourg ont supprimé la littérature tchèque au XVIIe siècle en Bohème, ils étaient motivés par des considérations religieuses et politiques, mais pas encore par des considérations de politique nationale : ils persécutaient des hérétiques et des rebelles, pas la nation tchèque. Ce n’est que dans des époques récentes que l’on a vu des tentatives d’oppression nationale à grande échelle. La Russie, la Prusse et la Hongrie, principalement, ont été les pays types de la « dénationalisation » obligatoire. Le résultat obtenu par la russification, la germanisation et la magyarisation est bien connu. Après ces expériences, le pronostic que l’on peut faire quant aux possibles efforts futurs de polonisation et de tchéquification n’est pas très favorable.

 


 

 

II. LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS EN POLITIQUE

 

 

1. — Le nationalisme libéral ou pacifiste

 

Un postulat moderne veut que la politique soit nationale.

Dans la plupart des pays d’Europe l’État princier avait remplacé le système des trois états du Moyen Âge au début de l’ère moderne. La conception politique de l’État princier est l’intérêt du souverain. La fameuse maxime de Louis XIV, L’État c’est moi, exprime de la manière la plus concise le principe qui prévalait encore dans les trois cours impériales européennes jusqu’aux bouleversements récents. On peut le voir tout aussi clairement lorsque Quesnay, dont les doctrines avaient néanmoins déjà conduit à une nouvelle conception de l’État, fit précéder son ouvrage de la devise Pauvre paysan, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi. Il ne lui suffisait pas de montrer que le bien-être de l’État dépendait de celui du paysan : il estimait encore nécessaire de montrer que le roi aussi ne pouvait être riche que si le paysan l’était. Ce n’est qu’alors que la nécessité de prendre des mesures pour augmenter le bien-être des paysans semblait démontrée. Car l’objet de l’État était précisément le prince.

Face à l’État princier l’idée de liberté survint aux XVIIIe et XIXe siècles. Elle ranima la pensée politique des républiques de l’antiquité et des cités libres du Moyen Âge ; elle s’associa à hostilité des monarchomaques vis-à-vis du prince ; elle prit pour modèle l’exemple de l’Angleterre, où la couronne avait déjà subi une défaite décisive au XVIIe siècle ; elle combattait avec toutes les armes de la philosophie, du rationalisme, de la loi naturelle et de l’Histoire ; elle gagna l’appui des masses grâce à la littérature, qui se mit entièrement à son service. La royauté absolue succomba à l’attaque du mouvement en faveur de la liberté. À certains endroits une monarchie parlementaire prit sa place, à d’autres une république.

L’État princier n’a pas de frontières naturelles. Accroître le domaine de sa famille est l’idéal du prince : il essaie de laisser à son successeur plus de terres qu’il n’en a héritées de son père. Continuer à acquérir de nouvelles possessions jusqu’à rencontrer un adversaire aussi fort ou plus fort — tel est le combat des rois. Car, fondamentalement, leur appétit de terres ne connaît aucune limite ; le comportement des princes et les idées des champions littéraires de l’idée princière sont d’accord là-dessus. Ce principe menace avant tout l’existence de tous les États plus petits et plus faibles. Le fait qu’ils soient quand même capables de se maintenir ne tient qu’à la jalousie des grands États, qui veillent avec inquiétude à ce qu’ils ne deviennent pas trop puissants. Telle est le principe de l’équilibre européen, qui forme et détruit sans cesse des coalitions. Lorsque cela est possible sans mettre en péril l’équilibre, les petits États sont détruits ; un exemple : le partage de la Pologne. Les princes ne considèrent pas les pays autrement qu’un propriétaire foncier regarde ses forêts, ses prairies et ses champs. Ils les vendent, les échangent (par exemple pour « arrondir » les frontières) ; et à chaque fois la souveraineté sur les habitants est également transférée. Selon cette interprétation, les républiques apparaissent comme une propriété non possédée que tout le monde peut s’approprier s’il y parvient. Au passage, cette politique n’atteignit pas son apogée avant le XIXe siècle, avec la promulgation des délégués du Saint Empire romain germanique de 1803, avec l’établissement des États par Napoléon et avec les décisions du Congrès de Vienne.

Les terres et les peuples ne sont, aux yeux des princes, rien d’autre que des objets de la propriété princière : les premières forment la base de la souveraineté, les seconds les conséquences de la propriété des terres. À ceux qui vivent sur « ses » terres, le prince demande obéissance et loyauté ; il les considère presque comme sa propriété. Le lien qui le lie avec chacun de ses sujets devrait, néanmoins, aussi être le seul qui unisse les différentes personnes en une unité. Le souverain absolu ne considère pas seulement toute autre communauté entre ses sujets comme dangereuse, il essaie aussi de dissoudre toutes les relations traditionnelles de camaraderie qui n’ont pas pour origine les lois de l’État qu’il a promulguées, et il est hostile à la formation de toute nouvelle communauté, par exemple sous la forme de clubs. Il ne veut pas non plus permettre aux sujets de ses différents territoires de commencer à se sentir camarades dans leur rôle de sujets. Mais, bien entendu, en cherchant à détruire les liens de classe pour fabriquer des sujets à partir de la noblesse, de la bourgeoisie et des paysans, le prince atomise le corps social et crée ainsi la condition préalable à l’avènement d’un nouveau sentiment politique. Le sujet qui a grandi sans prendre l’habitude de se sentir le membre d’un cercle étroit commence à se considérer comme une personne, comme un membre de sa nation et comme un citoyen de l’État et du monde. La voie est ouverte à une nouvelle perspective du monde.

La théorie libérale de l’État, hostile aux princes, rejette l’appétit de terres des princes et leurs découpages des pays. En premier lieu, elle estime évident que l’État et la nation coïncident. Car il en est ainsi en Grande-Bretagne, pays modèle de la liberté, et en France, exemple classique de la lutte pour la liberté. Cela semble tellement évident qu’aucun mot n’est prononcé à ce sujet. Comme l’État et la nation coïncident et qu’il n’est pas nécessaire de changer ce fait, il n’y a pas de problème à ce sujet.

Le problème des frontières des États apparut pour la première fois quand la force de l’idée de liberté s’empara de l’Allemagne et de l’Italie. Dans ces pays, et en Pologne, il y avait derrière les méprisables despotes du temps la grande ombre d’un État unifié disparu. Tous les Allemands, tous les Polonais et tous les Italiens ont un grand objectif politique en commun : la libération de leurs peuples de la souveraineté des princes. Cela leur donne une unité dans la pensée politique puis une unité dans l’action. Par delà les frontières étatiques, gardées par des douaniers, les peuples se tendaient la main de façon unitaire. L’alliance des princes contre la liberté trouve en face d’elle l’union des peuples en lutte pour leur liberté.

Face au principe du prince d’assujettir à sa souveraineté autant de terres que possible, la doctrine de la liberté oppose le principe du droit à l’autodétermination des peuples, qui découle nécessairement du principe des droits de l’homme[20]. Aucun peuple ou aucune partie du peuple ne devrait être conservé contre sa volonté dans une association politique non souhaitée. Toutes les personnes possédant le sens de la liberté et voulant former un État constituent une nation politique ; la patrie, le Vaterland, en viennent à désigner le pays qu’elles habitent ; patriote devient un synonyme de partisan de la liberté [21]. En ce sens, les Français ont commencé à se sentir une nation quand ils eurent brisé le despotisme des Bourbons et quand ils remportèrent la bataille contre la coalition des monarques qui menaçaient la liberté qu’ils venaient de gagner. Les Allemands, les Italiens ont l’esprit tourné vers la nation parce que des princes étrangers, unis dans la Sainte Alliance, les empêchent d’établir un État libre. Ce nationalisme ne s’oppose pas aux peuples étrangers mais au despote qui assujettit également les peuples étrangers. L’Italien déteste par-dessus tout non point les Allemands mais les Bourbons et les Habsbourg ; le Polonais hait non pas les Allemands ou les Russes mais le tsar, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche. Et ce n’est que parce que les troupes dont dépend l’autorité des tyrans sont étrangères que la lutte reprend elle aussi un slogan contre les étrangers. Mais même pendant la bataille les partisans de Garibaldi criaient aux soldats autrichiens : Passate l’Alpi e tornerem fratelli (« Repassez les Alpes et nous redeviendrons frères »)[22]. Entre elles les nations se battant pour la liberté s’entendent merveilleusement. Tous les peuples saluent la liberté des Grecs, des Serbes et des Polonais. Dans la « Jeune Europe », les combattants de la liberté sont unis sans distinction de nationalité.

Par-dessus tout le principe des nationalités ne menace nullement les membres des autres nations. Il s’adresse aux tyrans.

Il n’y a donc aucune opposition entre la position nationale et la position de citoyen du monde[23]. L’idée de liberté est à la fois nationale et cosmopolite. Elle est révolutionnaire, car elle veut abolir toute autorité incompatible avec ses principes, mais elle est aussi pacifiste[24]. Car pour quelle raison pourrait-il encore y avoir des guerres, une fois tous les peuples libres ? Le libéralisme politique s’accorde en ce point avec le libéralisme économique, qui affirme la solidarité d’intérêt entre les peuples.

Il faut aussi avoir cela à l’esprit si l’on souhaite comprendre l’internationalisme initial des partis socialistes depuis Marx. Le libéralisme, lui aussi, est de nature cosmopolite dans sa lutte contre l’absolutisme de l’État princier. Tout comme les princes se réunissent pour se défendre contre l’avancée du nouvel esprit, les peuples se réunissent contre les princes. Si le Manifeste communiste appelle les prolétaires de tous pays à s’unir dans la lutte contre le capitalisme, ce slogan découle de manière cohérente de l’identité prétendue de l’exploitation capitaliste dans tous les pays. Elle n’est néanmoins pas différente sur ce point du programme de la bourgeoisie car cette dernière, elle aussi, est en ce sens internationale. L’accent est mis non sur les termes « de tous pays » mais sur le mot « prolétaires ». Que des classes pensant pareillement, se trouvant dans la même situation dans tous les pays, doivent se réunir est considéré comme une évidence. Si l’on doit percevoir un seul point dans cette exhortation, c’est celui s’opposant aux luttes pseudo-nationales qui combattent tout changement des dispositions traditionnelles en tant qu’infraction envers leur indépendance nationale garantie.

Les nouvelles idées politiques de liberté et d’égalité triomphèrent tout d’abord à l’Ouest. L’Angleterre et la France devinrent ainsi des modèles politiques pour le reste de l’Europe. Si, toutefois, les libéraux demandaient d’adopter des institutions étrangères, il était fort naturel que la résistance mise en place par les vieilles forces fissent aussi appel à la très ancienne pratique de la xénophobie. Les conservateurs allemands et russes combattaient également les idées de liberté avec comme argument qu’il s’agissait de choses étrangères non adaptées à leurs peuples. Dans ce cas, des valeurs nationales sont employées abusivement pour poursuivre des buts politiques[25]. Mais il n’est pas question d’opposition à la nation étrangère dans son ensemble ou à ses membres.

Par conséquent, dans la mesure où l’on parle des relations entre les peuples, le principe national est avant tout profondément pacifique. En tant qu’idéal politique il est tout aussi compatible avec la coexistence pacifique des peuples que le nationalisme de Herder était compatible en tant qu’idéal culturel avec son cosmopolitisme. Seul le cours du temps a transformé le nationalisme pacifique, hostile aux princes mais pas aux peuples, en nationalisme militariste. Ce changement ne se produisit, cependant, qu’à l’instant où les principes modernes de l’État, dans leur marche triomphale de l’Ouest à l’Est, atteignit des territoires habités par des populations mélangées.

L’importance du principe des nationalités nous devient particulièrement clair quand nous regardons le développement de son deuxième postulat. En tout premier lieu, le principe des nationalités ne comprend que le rejet de toute suzeraineté et donc aussi de toute suzeraineté étrangère ; il réclame l’autodétermination, l’autonomie. Dès lors, cependant, son contenu augmente : le mot d’ordre n’est plus seulement la liberté mais aussi l’unité. Mais le désir d’unité nationale, lui aussi, est avant tout profondément pacifique.

L’une de ses sources, comme il a déjà été dit, est la mémoire historique. Depuis le triste présent, le regard se tourne vers un passé meilleur. Et ce passé montre un État unifié, non pas aussi merveilleux pour tout le monde qu’il ne l’est pour les Allemands et les Italiens, mais, pour la plupart, suffisamment séduisant.

Mais l’idée de l’unité n’est pas qu’un simple romantisme, elle est également importante pour la réalité politique. Par l’unité on cherche la force de surmonter l’alliance des oppresseurs. L’unité dans un État uni offre aux peuples la meilleure assurance de conserver leur liberté. Et ici aussi le nationalisme ne se heurte pas au cosmopolitisme, car la nation unie ne veut pas de désaccord avec les peuples voisins, mais la paix et l’amitié.

Nous voyons donc également, dès lors, que l’idée d’unité ne peut pas exercer sa force de destruction et de création des États là où la liberté et l’autonomie prévaut déjà et semble assurée sans elle. À ce jour, la Suisse n’a guère été tentée par cette idée. La plus faible volonté de sécession se trouve en Suisse alémanique et on le comprend facilement : ils ne pourraient qu’échanger leur liberté contre une soumission à l’État autoritaire allemand. Mais les Français aussi, et dans l’ensemble les Italiens, se sont sentis tellement libres en Suisse qu’ils n’ont éprouvé aucun désir d’unification politique avec le reste de leur nation.

Pour l’État national unifié il y a cependant encore une troisième considération à prendre en compte. Le niveau de développement de la division internationale du travail déjà atteint de nos jours réclamait sans aucun doute une forte unification de la loi et des moyens de communication et de transport en général, et cette exigence deviendra de plus en plus pressante à mesure que l’économie se transformera encore davantage en économie mondiale. Lorsque les contacts économiques étaient encore à leurs tout premiers stades, ne s’étendant en gros guère au delà des frontières d’un village, la division de la surface du globe en innombrables petites régions administratives et juridiques constituait la forme naturelle d’organisation politique. À l’exception des intérêts militaires et de politique étrangère qui, après tout, ne poussaient pas partout à l’union et à la formation de grands empires — et même là où ils agissaient dans cette direction à l’époque du féodalisme et plus encore à celle de l’absolutisme, ils n’ont pas toujours conduit à la formation d’États nationaux — les circonstances ne réclamaient pas l’unification de la législation et de l’administration. Elle ne devint une nécessité que dans la mesure où les relations économiques commencèrent à dépasser de plus en plus les frontières des provinces, des pays, et finalement des continents.

Le libéralisme, qui demande la pleine liberté de l’économie, cherche, en séparant l’économie de l’État, à faire disparaître les difficultés que la diversité des arrangements politiques oppose au développement du commerce. Il se bat pour la plus grande unification possible de la législation, en dernière analyse pour son unité mondiale. Mais il ne croit pas que pour atteindre cet objectif il faille créer de grands empires ou même un empire mondial. Il persiste dans la position qu’il adopte quant au problème des frontières de l’État. Les peuples eux-mêmes peuvent décider dans quelle mesure ils souhaitent harmoniser leurs lois ; toute violation de leur volonté est rejetée par principe. C’est ainsi qu’un grand gouffre sépare le libéralisme de toutes ces conceptions qui veulent créer un grand État par la force pour le bien de l’économie.

Le réalisme politique doit pourtant encore tenir compte de l’existence des États et des difficultés qu’ils posent à la création d’une législation supranationale et à la liberté des transactions internationales. C’est par conséquent avec envie que les patriotes des nations divisées en petits États regardent les peuples unifiés au plan national. Ils veulent suivre leur exemple. Ils considèrent les choses avec d’autres yeux que les doctrinaires libéraux. Dans l’Allemagne de la Confédération allemande, la nécessité d’unifier la législation et l’administration judiciaire, les moyens de communication et de transport, et tout le reste de l’administration était considérée comme urgente. Une Allemagne libre aurait également pu être créée par des révolutions au sein des États qui la constituaient ; pour cela l’unification n’aurait pas été un préalable nécessaire. Aux yeux des réalistes politiques deux points parlaient en faveur de l’État unifié : non seulement la nécessité d’établir une alliance des opprimés face à l’alliance des oppresseurs afin d’obtenir la liberté[26] mais aussi la nécessité supplémentaire de rester ensemble en vue de trouver dans l’unité la force de conserver cette liberté. Même en dehors de ces points, les nécessités du commerce poussent à l’unité. On ne pourra plus se permettre de continuer à avoir une législation éclatée, divers systèmes monétaires, une division dans les moyens de transport et de communication ainsi que dans d’autres domaines. Dans tous ces cas l’époque nécessite l’unification, y compris au delà des frontières nationales. Les peuples entreprennent déjà les préparatifs préliminaires à l’unité mondiale pour tous ces sujets. Ne semble-t-il pas évident de réussir en Allemagne, pour commencer, ce que les autres peuples ont déjà réussi — créer un code civil allemand préparant à la législation mondiale à venir, un code pénal allemand comme étape préliminaire à un code pénal mondial, une union ferroviaire allemande, un système monétaire allemand, un système postal allemand ? Tout cela, cependant, l’État unifié allemand doit l’assurer. Le programme des combattants de la liberté, par conséquent, ne peut pas se limiter à « la vente aux enchères de trente couronnes princières » (Freiligrath) ; ne serait-ce qu’en raison de l’état du développement économique, il doit exiger un État unifié.

L’aspiration à un État unifié contient ainsi déjà le noyau de la nouvelle interprétation du principe des nationalités, qui conduit du principe libéral pacifique au nationalisme militant en faveur d’une politique de puissance, à l’impérialisme.

 

 

2. — Le nationalisme militant ou impérialiste

 

A. La question des nationalités

dans les territoires aux populations mélangées

 

L’État princier cherche sans arrêt à étendre son territoire et à accroître le nombre de ses sujets. D’une part il vise à acquérir des terres et favorise l’immigration, d’autre part il inflige des pénalités très sévères à l’encontre de l’émigration. Plus il a de terres et de sujets, plus il y a de revenus et de soldats. C’est uniquement dans la taille de l’État qu’il trouve la garantie de survivre. Les petits États sont toujours menacés d’être absorbés par des plus grands qu’eux.

Pour l’État national libre, ces arguments ne tiennent pas. Le libéralisme ne connaît ni conquêtes ni annexions, de même qu’il est indifférent à l’État lui-même, de sorte que le problème de la taille de ce dernier ne lui importe pas. Il ne force personne à entrer dans la structure de l’État contre sa volonté. Celui qui veut émigrer n’est pas retenu. Si une partie du peuple de l’État veut sortir de l’union, le libéralisme ne l’en empêche pas. Les colonies qui souhaitent devenir indépendantes peuvent le faire. La nation en tant qu’entité organique ne peut être ni augmentée ni réduite par des changements concernant les États : le monde dans sa globalité ne peut ni perdre ni gagner de leur fait.

Le libéralisme n’a été capable de perdurer qu’en Europe occidentale et en Amérique. En Europe centrale et en Europe de l’Est, après une brève prospérité, il fut à nouveau écarté ; son programme démocratique ne persiste encore que dans les programmes et plus rarement dans les actions des partis socialistes. La pratique de l’État a petit à petit dénaturé le pacifique principe des nationalités du libéralisme, le transformant en son contraire, en un principe des nationalités militant, impérialiste, visant à l’oppression. Elle a mis en place un nouvel idéal qui prétend à une valeur en soi, celle de la simple taille de la nation.

Du point de vue cosmopolite, on doit décrire la division de l’humanité en différents peuples comme une circonstance engendrant beaucoup de problèmes et de coûts. Beaucoup d’efforts sont faits pour apprendre les langues étrangères et gaspillés en traductions. Tous les progrès culturels se propageraient bien plus aisément, tout contact entre les peuples se passerait bien mieux s’il n’y avait qu’une seule langue. Même celui qui apprécie l’incommensurable richesse culturelle de la diversité des dispositions matérielles et culturelles, ainsi que du développement des caractéristiques particulières individuelles et nationales, doit l’admettre et ne doit pas nier que le progrès de l’humanité serait rendu extrêmement plus délicat s’il n’existait pas également, à côté des petites nations ne comptant que quelques centaines de milliers ou quelques millions d’âmes, des nations plus grandes.

Mais même l’individu peut se rendre compte de l’inconvénient de la diversité des langues. Il le constate lorsqu’il voyage à l’étranger, quand il lit des écrits étrangers ou qu’il désire parler à ses semblables ou écrire pour eux. L’homme ordinaire peut ne pas se soucier de savoir si sa nation est numériquement plus grande ou plus petite, mais ce point est de la plus grande importance pour le travailleur intellectuel. Car « pour lui la langue est plus qu’un simple moyen de se faire comprendre lors des contacts avec les autres, elle représente pour lui son principal outil, et même souvent son seul outil, et il ne peut guère en changer »[27]. Dans le succès d’un ouvrage littéraire, le fait qu’un auteur puisse se faire comprendre directement d’un plus ou moins grand nombre de lecteurs joue un rôle décisif. Personne, par conséquent, ne désire davantage une part plus grande pour sa propre nation que le poète et le savant, ou que les chefs de file intellectuels des diverses nations. Il est facile de comprendre pourquoi ils peuvent ressentir de l’enthousiasme au sujet de la taille. Mais ce seul point est loin d’expliquer la popularité de cet idéal.

Car ces chefs de file ne peuvent même pas recommander sur le long terme des buts que la nation n’a pas choisis elle-même. Et il y a encore d’autres moyens pour élargir l’audience des auteurs : l’éducation du peuple peut être élargie, créant au moins autant de lecteurs et d’auditeurs supplémentaires que via la diffusion de la langue nationale à l’étranger. Les nations scandinaves ont suivi ce chemin. Elles cherchent les conquêtes nationales non pas à l’étranger mais à l’intérieur du pays.

Que l’État national puisse devenir impérialiste, que, négligeant les anciens principes, il puisse considérer que le but de sa politique soit d’abord de conserver puis d’accroître le nombre des membres de la nation, même au prix du droit à l’autodétermination des individus, des peuples entiers et de parties de peuples, est un développement qui fut dû à des circonstances étrangères au libéralisme né en Occident et à son principe pacifique des nationalités. Le facteur décisif fut le fait que les peuples de l’Est n’avaient pas de régions précises où s’établir mais vivaient plutôt mélangés au plan local dans de vastes territoires, ainsi que le fait supplémentaire qu’un tel mélange des peuples continuait à se perpétuer en raison des migrations. Ces deux problèmes avaient conduit le nationalisme militant ou impérialiste à maturité. Il était d’origine allemande, car les problèmes qui le firent apparaître sur la scène historique surgirent quand le libéralisme atteignit le sol allemand. Mais il ne s’est en aucune manière limité à l’Allemagne : tous les peuples sachant que les circonstances soumettent certains de leurs camarades nationaux à l’aliénation nationale ont suivi la même voie ou la suivront si l’Histoire ne trouve pas auparavant de solution au problème.

Toute observation concernant les problèmes vers lesquels nous allons nous tourner doit partir du fait que les conditions dans lesquelles vivent les gens sont différentes pour les différentes parties de la surface du globe. Nous pouvons mieux reconnaître l’importance de ce point en essayant de l’écarter. Si les conditions de vie étaient partout les mêmes sur la terre, les individus et les peuples n’auraient dès lors en général plus de raisons de changer de lieu de vie[28].

Comme toutefois les conditions de vie sont inégales, cela conduit à ce que — pour utiliser la formule de Ségur — l’histoire de l’humanité soit celle de la lutte des peuples en vue de partir de territoires peu propices pour aller vivre dans de meilleures contrées. L’histoire du monde est l’histoire des migrations nationales.

Les migrations nationales se produisent soit sous une forme militaire et par la force, soit sous une forme pacifique. La forme militaire était autrefois la forme principale. Les Goths, les Vandales, les Lombards, les Normands, les Huns, les Avars et les Tartares conquirent leurs nouvelles terres par la force et exterminèrent, chassèrent ou assujettirent les populations locales. Il y eut alors deux classes de nationalité différente dans le pays : les maîtres et les assujettis, qui non seulement se confrontaient en tant que classes politiques et sociales, mais qui étaient également étrangères l’une à l’autre quant aux ancêtres, à la culture et à la langue. Ces oppositions nationales disparurent au cours du temps, soit parce que les conquérants furent ethniquement absorbés par les conquis, soit parce que les groupes assujettis furent assimilés à leurs vainqueurs. Ce processus se produisit il y a plusieurs siècles en Espagne et en Italie, en Gaule et en Angleterre.

Il existe encore en Europe de l’Est de vastes territoires où ce processus d’assimilation n’a pas du tout commencé ou vient juste de débuter. Entre les barons baltes et leurs sujets estoniens ou lettons, entre les Magyars ou les nobles magyarisés de Hongrie et les paysans et travailleurs agricoles slaves ou roumains, entre les citadins allemands des villes moraves et les prolétaires tchèques, entre les seigneurs italiens de Dalmatie et les paysans et valets de ferme slaves, des différences nationales fort profondes persistent encore aujourd’hui.

La doctrine de l’État moderne et de la liberté moderne telle qu’elle fut développée en Europe occidentale ne connaît aucune de ces situations. Le problème des populations aux diverses nationalités n’existe pas pour elle. Pour elle, la formation des nations est un processus historique terminé. Les Anglais et les Français ne comportent aujourd’hui plus aucune composante étrangère dans leur patrie européenne : ils vivent sur des territoires peuplés de manière compacte. Si les étrangers viennent s’y installer, ils sont assimilés facilement et sans douleur. Aucun heurt entre nationalités ne pourrait survenir du fait de l’application du principe des nationalités aux régions anglaises et françaises (mais il en va différemment dans les colonies et aux États-Unis). Et on put avoir dès lors l’idée que la pleine application du principe des nationalités assurerait la paix éternelle. Car comme, selon l’optique libérale, les guerres ne pouvaient bien entendu survenir qu’en raison de la soif de conquête des rois, il ne pourrait plus y avoir de guerres une fois chaque peuple constitué en État séparé. L’ancien principe des nationalités était pacifique, il ne voulait aucune guerre entre les peuples et croyait qu’aucune raison d’en mener une n’existait.

Puis l’on découvrit soudain que le monde n’offrait pas partout le même visage que sur la Tamise ou sur la Seine. Les mouvements de l’année 1848 levèrent tout d’abord le voile que le despotisme avait jeté sur le mélange des peuples dans l’empire des Habsbourg ; les mouvements révolutionnaires qui éclatèrent par la suite en Russie, en Macédoine et en Albanie, en Perse et en Chine, y révélèrent des problèmes identiques. Tant que l’absolutisme de l’État princier opprimait tout le monde de la même façon, ces problèmes ne pouvaient pas être vus. Mais dès le début de la lutte en faveur de la liberté ils se profilèrent d’un air menaçant[29].

Il semblait évident qu’on allait leur trouver une solution à l’aide de la méthode traditionnelle de la doctrine occidentale de la liberté. Le principe majoritaire, appliqué sous la forme d’un référendum ou d’une autre façon, était considéré comme adapté à la résolution de toutes les difficultés. Telle est la réponse démocratique. Mais dans ce cas une telle solution était-elle envisageable et même simplement possible ? Pouvait-elle établir la paix ?

L’idée de base du libéralisme et de la démocratie est l’harmonie des intérêts de toutes les parties d’une nation puis l’harmonie des intérêts de toutes les nations. Comme les intérêts bien compris de toutes les couches de la population conduisent à avoir les mêmes objectifs et demandes politiques, la décision concernant les questions politiques peut être laissée au vote du peuple dans sa totalité. Il se peut que la majorité se trompe. Mais ce n’est que par les erreurs qu’il commet et dont il doit lui-même subir les conséquences qu’un peuple arrive à la connaissance et à la maturité politique. Les erreurs commises ne seront pas répétées ; les gens reconnaîtront où trouver le meilleur de la vérité. La théorie libérale nie qu’il existe des intérêts particuliers de classes ou de groupes spécifiques qui s’opposent au bien commun. Elle ne peut dès lors voir que justice dans les décisions de la majorité, car les erreurs commises se répercutent sur tout le monde, sur ceux qui les ont soutenues et sur la minorité électorale, qui doit également payer le prix pour n’avoir pas su comment obtenir la majorité.

Toutefois, dès que l’on admet la possibilité et même la nécessité d’intérêts véritablement opposés, le principe démocratique perd également sa validité en tant que principe « juste ». Si le marxisme et la social-démocratie voient une opposition irrémédiable dans les intérêts conflictuels de classe, ils doivent aussi, de manière cohérente, rejeter le principe démocratique. Ce point a pendant longtemps été négligé car le marxisme, précisément au sein des deux nations où il fut capable d’attirer le plus grand nombre d’adhérents, chez les Allemands et chez les Russes, poursuivait des objectifs non seulement socialistes mais aussi démocratiques. Mais ce n’était qu’un accident historique, consécutif à des circonstances assez particulières se produisant ensemble. Les marxistes se battaient en faveur du droit de vote, de la liberté de la presse et du droit de former des associations et de tenir des assemblées tant qu’ils n’étaient pas le parti dirigeant ; là où ils s’étaient emparés du pouvoir, ils n’eurent rien de plus pressé que de supprimer ces libertés[30]. Cela coïncide assez avec le comportement de l’Église, qui se conduit de manière démocratique à chaque fois que d’autres sont au pouvoir mais qui, là où elle est elle-même au commandement, ne veut pas entendre parler de démocratie. Une décision majoritaire ne peut pas être « juste » pour les marxistes comme elle l’est pour les libéraux, car il ne s’agit pour eux toujours que de l’expression de la volonté d’une classe particulière. Sous cet angle, par conséquent, socialisme et démocratie s’opposent même de manière irrémédiable : l’expression de « social-démocrate » est une contradiction dans les termes. Pour les marxistes, seul le triomphe du prolétariat, objectif provisoire et fin de l’évolution historique, est bon : tout le reste est mauvais.

Tout comme les marxistes, les nationalistes nient eux aussi la doctrine de l’harmonie de tous les intérêts. Ils disent qu’il existe entre les peuples des oppositions irréconciliables ; qu’on ne peut jamais laisser dans ce domaine les choses dépendre de la décision de la majorité si l’on dispose du pouvoir de s’y opposer.

La démocratie cherche d’abord à résoudre les difficultés politiques qui empêchent de mettre en place un État national dans des territoires comprenant des populations de nationalités différentes par les moyens qui ont fait leurs preuves dans des pays unifiés au plan national. La majorité devrait décider, et la minorité céder devant la majorité. Ceci montre, cependant, qu’elle ne comprend pas du tout le problème, qu’elle n’a pas la moindre idée de ce qui constitue la difficulté. Pourtant, le principe de la validité et du pouvoir d’apaisement universel du principe majoritaire était si puissant que les gens n’ont pendant longtemps pas voulu reconnaître qu’il ne pouvait mener à rien. L’échec évident était toujours mis sur le compte d’autres causes. Il y avait des auteurs et des politiciens qui faisaient remonter les désordres nationaux en Autriche au fait que ses territoires ne disposaient toujours pas de la démocratie et qui disaient que si le pays était gouverné de manière démocratique toutes les frictions entre ses peuples disparaîtraient. C’est exactement le contraire qui était vrai. Les luttes nationales ne peuvent se produire que sur des terres libres ; là où tous les peuples sont assujettis — comme en Autriche avant mars 1848 — il ne peut y avoir de dissension entre eux[31]. La violence des luttes entre les nationalités prit d’autant plus d’ampleur que la vieille Autriche se rapprochait de la démocratie. Elles ne se terminèrent pas le moins du monde avec la dissolution de l’État : elles furent poursuivies encore plus amèrement dans les nouveaux États, où les majorités au pouvoir étaient confrontées à des minorités nationales sans disposer de l’intervention de l’État autoritaire, qui adoucit une bonne partie de la rudesse.

Pour comprendre les raisons profondes de l’échec de la démocratie dans les luttes nationales de notre temps, il faut tout d’abord chercher à clarifier l’essence du gouvernement démocratique.

La démocratie, c’est l’autodétermination, l’autonomie, l’autorité sur soi. En démocratie aussi, les citoyens se soumettent aux lois et obéissent aux autorités de l’État et aux fonctionnaires. Mais les lois sont promulguées avec leur accord et les dépositaires du pouvoir officiel ont obtenu leur poste avec leur accord direct ou indirect. Les lois peuvent être abolies ou amendées, les gens au pouvoir peuvent être remplacés si la majorité des citoyens le souhaite. Voilà l’essence de la démocratie ; voilà pourquoi les citoyens se sentent libres dans une démocratie.

Celui qui est obligé d’obéir à des lois sur lesquelles il n’exerce aucune influence, celui qui doit endurer l’autorité d’un gouvernement alors qu’il ne participe pas à sa formation, n’est pas libre, au sens politique du terme, et n’a pas de droits politiques, même si ses droits personnels sont protégés par la loi[32]. Cela ne veut pas dire qu’aucune minorité n’est libre dans un État démocratique. Des minorités peuvent devenir majoritaires et cette possibilité influence leur situation et la manière dont la majorité doit se comporter à leur égard. Les partis majoritaires doivent toujours veiller à ce que leurs actions ne renforcent pas la minorité et ne lui donne pas l’occasion d’accéder au pouvoir. Car les pensées et les programmes de la minorité affectent toute la population en tant qu’entité politique, qu’ils soient ou non capables de l’emporter. La minorité est le parti vaincu, mais elle conserve la possibilité de l’emporter dans la lutte entre les partis et, en règle générale, malgré la défaite, elle conserve l’espoir de gagner plus tard et de devenir majoritaire.

Les membres des minorités nationales qui ne détiennent pas un poste de commande en vertu d’un privilège spécial ne sont toutefois pas politiquement libres. Leur activité politique ne peut jamais conduire au succès, car les moyens de l’influence politique auprès de leurs semblables, l’expression orale et écrite, sont liés à la nationalité. Dans les grandes discussions politiques nationales d’où découlent les décisions politiques, les citoyens d’une nationalité étrangère restent à l’écart comme des spectateurs muets. On négocie à leur sujet comme on le fait au sujet des autres, mais ils ne participent pas aux négociations. L’Allemand de Prague doit payer les jugements municipaux, lui aussi est concerné par chaque décret de la municipalité, mais il doit se tenir à l’écart lorsque la bataille politique fait rage à propos du contrôle de la commune. Ce qu’il souhaite et demande dans la ville est indifférent à ces concitoyens tchèques. Il n’a en effet pas les moyens de les influencer à moins d’abandonner les moyens caractéristiques de son peuple, de s’adapter aux Tchèques, d’apprendre leur langue et d’adopter leur façon de penser et de ressentir les choses. Toutefois, tant qu’il ne le fait pas, tant qu’il reste dans le cercle de la langue et de la culture dont il a hérité, il est exclu de toute efficacité politique. Bien qu’il puisse être également, officiellement et d’après la lettre de la loi, citoyen jouissant de tous ses droits, bien qu’il puisse même appartenir, en raison de sa situation sociale, à des classes politiquement privilégiées, il n’a en vérité pas de droits politiques et est un citoyen de second rang, un paria. Il est en effet gouverné par d’autres sans avoir lui-même une part dans ce gouvernement.

Les idées politiques qui font que les partis vont et viennent et que les États sont créés et détruits, sont aussi peu liées de nos jours à la nationalité que tout autre phénomène culturel. Tout comme les idées artistiques et scientifiques, elles constituent une propriété commune à toutes les nations ; aucune d’entre elles ne peut échapper à leur influence. Chaque nation développe cependant des courants d’idées selon sa propre méthode et les assimile différemment. Ils prennent dans chaque peuple un caractère national différent et une situation différente. L’idée romantique était internationale, mais chaque nation l’a développée différemment, en la chargeant d’un contenu particulier, et en a fait quelque chose de spécifique. Nous avons donc raison de parler du romantisme allemand comme d’une tendance spécifique en art que nous pouvons opposer au romantisme français ou russe. Et il en va de même avec les idées politiques. Le socialisme a donné quelque chose de différent en Allemagne, en France et en Russie. Partout, en fait, il a rencontré un mode de pensée et une sensibilité politiques spécifiques, un développement social et historique différent — bref, d’autres gens et d’autres conditions.

Nous comprenons maintenant pourquoi les minorités nationales qui détiennent le pouvoir politique en raison de privilèges spéciaux s’accrochent à ces derniers et à la position dirigeante qui leur est liée de façon bien plus forte que ne le font d’autres groupes privilégiés. Une classe gouvernante d’une nationalité identique à celle des gouvernés conserverait encore, même si elle était renversée, une influence politique supérieure à celle qu’elle aurait relativement au nombre de ses membres dans le nouveau gouvernement. Elle conserverait au moins la possibilité, dans la nouvelle situation, de se battre comme parti d’opposition afin de retrouver le pouvoir, de défendre ses idées politiques et de remporter de nouvelles victoires. Les Conservateurs anglais, bien qu’ils aient été souvent privés de leurs privilèges par une réforme, ont à chaque fois pu célébrer une résurrection politique. Les dynasties françaises n’ont pas perdu lors de leur déposition toute perspective de regagner la couronne. Elles ont été capables de former de puissants partis qui ont permis une Restauration, et si leurs efforts n’ont pas conduit au succès durant la troisième République, cela était dû à l’intransigeance et à la médiocrité personnelle du prétendant de l’époque, non au fait que de tels efforts étaient totalement sans espoir. Au contraire, les dirigeants issus d’une nationalité étrangère, une fois qu’ils quittent la scène, ne peuvent plus revenir au pouvoir à moins de recevoir une aide armée étrangère et, ce qui est bien plus important, dès qu’ils cessent de détenir le pouvoir, ils sont non seulement privés de leurs privilèges mais également de tout pouvoir politique. Non seulement ils sont incapables de conserver l’influence correspondant à leur nombre, mais ils n’ont plus du tout la possibilité, en tant que membres d’une nationalité étrangère, d’être simplement actif au plan politique ou d’exercer une influence sur les autres. En effet, les idées politiques désormais dominantes appartiennent à un cercle culturel qui leur est étranger et sont pensées, parlées et écrites dans une langue qu’ils ne comprennent pas ; et eux-mêmes, à l’inverse, ne sont pas en mesure de faire partager leurs points de vue politiques dans ce milieu. De dirigeants ils deviennent non pas des citoyens jouissant des mêmes droits que tout le monde, mais des parias impuissants n’ayant pas leur mot à dire lors des débats portant sur des sujets les concernant. Si — sans nous soucier des doutes théoriques qui pourraient être émis à son encontre — nous voulons voir un principe de la démocratie moderne dans le vieux postulat des différents états du Moyen Âge, nil de nobis sine nobis[33], nous voyons aussi qu’il ne peut pas être implanté pour des minorités nationales. Elles sont gouvernées, elles ne participent pas au gouvernement, elles sont politiquement assujetties. Leur « traitement » par la majorité nationale peut être très correct ; elles peuvent également conserver de nombreux privilèges non politiques et même certains privilèges politiques ; elles gardent pourtant le sentiment d’être opprimées simplement parce qu’elles font l’objet d’un « traitement » et ne peuvent pas participer.

Les grands propriétaires fonciers allemands des terres de la couronne autrichienne où il y avait une majorité législative slave se sentaient néanmoins opprimés — malgré leurs privilèges électoraux, qui leur garantissaient une représentation spéciale à la chambre provinciale et dans le comité provincial — parce qu’ils devaient faire face à une majorité dont ils ne pouvaient pas influencer la pensée politique. Pour la même raison, les fonctionnaires allemands et les propriétaires de logements qui disposaient d’un privilège électoral leur assurant un tiers des sièges au conseil municipal dans une ville ayant une majorité slave au conseil se sentaient encore opprimés.

Les minorités nationales qui n’ont jamais connu la prédominance politique sont tout aussi impuissantes politiquement. Il convient de le mentionner tout particulièrement pour les membres de nations sans histoire qui ont vécu pendant des siècles en infériorité politique sous l’autorité de dirigeants étrangers tout comme pour les immigrants dans les régions coloniales d’outremer. Des circonstances accidentelles peuvent leur donner temporairement la possibilité d’exercer une influence politique : cela est hors de question à long terme. S’ils ne veulent pas rester sans influence au plan politique, ils doivent alors adapter leur pensée politique à celle de leur milieu et abandonner leurs caractéristiques nationales propres ainsi que leur langue.

Dans les territoires polyglottes, par conséquent, l’introduction d’une constitution démocratique ne signifie pas du tout la même chose que l’introduction de l’autonomie démocratique. Le gouvernement par la majorité y signifie quelque chose de très différent de ce qu’il veut dire dans des territoires connaissant une uniformité nationale : pour une partie des gens, il ne s’agit pas d’un gouvernement du peuple mais d’un gouvernement étranger[34]. Si les minorités nationales s’opposent aux dispositions démocratiques, si, selon les circonstances, elles préfèrent l’absolutisme princier, un régime autoritaire ou une constitution oligarchique, elles le font parce qu’elles savent bien que la démocratie signifie pour elles l’assujettissement à l’autorité des autres. Ceci vaut partout et aussi, jusqu’ici, pour toutes les époques. L’exemple souvent cité de la Suisse n’est pas pertinent ici. L’administration locale démocratique suisse ne peut se dérouler sans friction dans la situation que connaît la Suisse concernant ses nationalités que parce que les migrations entre les diverses nationalités ont perdu depuis longtemps toute importance. Si, par exemple, des migrations à l’Est de Suisses français avaient conduit à renforcer des minorités nationales étrangères dans les cantons alémaniques, alors la paix nationale aurait déjà disparu depuis longtemps en Suisse.

Pour tous les amis de la démocratie et tous ceux qui considèrent l’autonomie d’un peuple comme seul remède politique, ceci doit être la cause d’une grande affliction. Les démocrates allemands d’Autriche étaient dans ce cas, plus que les autres, ainsi que les quelques démocrates honorables que comptait le peuple hongrois. Ce furent eux qui recherchèrent de nouvelles formes démocratiques pour rendre la démocratie également possible dans les pays polyglottes.

En outre, les gens ont tendance à préconiser une représentation proportionnelle comme remède aux défauts du système majoritaire. Or, dans des territoires comprenant des populations de nationalités différentes, la représentation proportionnelle n’est pas une solution à ces difficultés. Un tel système n’est applicable que pour des élections, mais pas pour les décisions concernant les actes de la législation, de l’administration et du droit. D’une part, la représentation proportionnelle rend impossible qu’un parti, par le biais de tripatouillages, soit moins représenté dans le corps représentatif que ce qui correspond à son importance ; d’autre part il garantit une minorité dans les corps de représentants élus et lui offre la possibilité d’exercer un contrôle sur la majorité et de faire entendre sa voix. Tout cela ne s’applique pas à une minorité nationale. Constituant réellement une minorité du peuple, elle ne pourra jamais espérer obtenir la majorité dans le corps des représentants par la représentation proportionnelle. Il ne lui reste donc que le deuxième aspect de cette dernière. Mais la simple possibilité de disposer de quelques sièges du corps représentatif a peu de valeur pour une minorité nationale. Même lorsque ses représentants peuvent siéger dans le corps représentatif et prendre part aux délibérations, aux discours et aux décisions, la minorité nationale reste toujours exclue de toute collaboration à la vie politique. Une minorité ne collabore au plan politique au véritable sens du terme que si sa voix est entendue, parce qu’elle a la perspective de prendre un jour la tête pendant un moment. Pour une minorité nationale, cependant, ceci est hors de question. L’activité de ses députés se limitaient ainsi dès le départ à une critique stérile. Les mots qu’ils prononcent n’ont pas d’importance parce qu’ils ne peuvent mener à aucun but politique. Lors d’élections leurs votes ne peuvent être décisifs que sur des questions peu importantes au plan national. Pour toutes les autres questions — qui constituent la plus grande part — la majorité nationale reste unie comme les doigts de la main. Pour le comprendre, il suffit de penser au rôle que les Danois, les Polonais et les Alsaciens ont joué au Reichstag allemand et à celui des Croates au parlement hongrois ou à la situation des Allemands dans la législature provinciale de la Bohème. Si les choses étaient différentes à la Chambre des députés autrichienne, s’il était possible, parce qu’aucune nation ne disposait d’une majorité absolue, à la « délégation » de chaque nation de faire partie de la majorité, et bien, cela ne démontre pas le contraire, parce que l’Autriche était après tout un État autoritaire dans lequel ce n’était pas le parlement mais le gouvernement qui détenait toutes les cartes. La Chambre des députés autrichienne, dans laquelle la formation des partis était conditionnée avant tout par les tensions entre les nationalités, a précisément montré à quel point une collaboration parlementaire de peuples différents était difficile.

On peut donc comprendre pourquoi le principe de la représentation proportionnelle ne peut pas non plus être considéré comme un moyen de surmonter les difficultés survenant du fait que différentes nations vivent ensemble. Là où il a été introduit, l’expérience a montré qu’il est certes assez utilisable pour certains buts, qu’il dépasse de nombreuses frictions, mais qu’il est loin d’être le remède aux controverses nationales qu’imaginaient des utopistes bien-pensants.

En Autriche, pays classique des luttes nationales, on proposa dans la première décennie du XXe siècle de surmonter les difficultés nationales en introduisant l’autonomie nationale sur la base du principe des minorités. Ces propositions, qui émanaient des sociaux-démocrates Karl Renner[35] et Otto Bauer[36], envisageaient la transformation de l’État autoritaire autrichien en État démocratique du peuple. La législation et l’administration de l’État, ainsi que l’administration locale des régions autonomes, ne devaient pas s’étendre aux questions nationales ; celles-ci devaient être gérées dans les administrations locales par les membres des nations eux-mêmes, organisés en fonction du principe des minorités et au-dessus desquels il y aurait des conseils nationaux constituant les plus hautes autorités des nations particulières. Le système d’éducation et de promotion des arts et des sciences, surtout, devait être considéré comme relevant des questions nationales.

Nous ne parlerons pas ici de l’importance que ce programme d’autonomie politique a joué dans le développement historique du programme national des Autrichiens allemands ni des préjugés fondamentaux dont il procédait. Nous devons uniquement nous poser la question de savoir si ce programme aurait pu fournir une solution satisfaisante à la difficulté essentielle qui surgit lorsque différents peuples vivent ensemble. Nous ne pouvons que répondre « non ». Comme auparavant, on aurait toujours les mêmes faits qui excluent la minorité nationale de toute participation au pouvoir et qui, malgré la lettre de la loi qui leur demande de rejoindre le processus de gouvernement, ne leur permettent pas de co-gouverner mais uniquement d’être gouvernés. Il est dès le début impensable de diviser tous les sujets en fonction de la nationalité. Il est impossible dans une ville aux multiples nationalités de créer deux forces de police, peut-être l’une allemande et l’autre tchèque, chacune n’intervenant que pour les membres de sa propre nationalité. Il est impossible de créer deux administrations ferroviaires dans un pays bilingue, l’une sous le contrôle exclusif des Allemands, la seconde sous celui des Tchèques. Si on le faisait néanmoins, les difficultés mentionnées plus haut persisteraient. Ce n’est pas uniquement le traitement des problèmes politiques directement liés à la langue qui cause des difficultés nationales ; en réalité ces difficultés imprègnent toute la vie publique.

L’autonomie nationale aurait offert aux minorités nationales la possibilité d’administrer et d’arranger leur système scolaire de manière indépendante. Elles disposaient cependant de cette possibilité dans une certaine mesure, même sans l’application de ce programme, bien que ce fût à leur charge. L’autonomie nationale leur aurait accordé un droit spécial de taxation pour atteindre ces buts et, d’autre part, leur auraient évité de contribuer à financer les écoles des autres nationalités. Ce seul point n’a toutefois pas autant de valeur que le pensaient les rédacteurs du programme d’autonomie nationale.

La situation qu’aurait obtenue la minorité nationale par l’octroi de l’autonomie nationale aurait été à peu près celle des colonies étrangères privilégiées que le système des trois états avait mis en place et que l’État princier avait ensuite établi sur le modèle légué par ce système, à l’image peut-être de la situation des Saxons en Transylvanie. Cela ne serait pas satisfaisant dans une démocratie moderne. Généralement parlant, toute la ligne de pensée concernant l’autonomie nationale remonte plus à la condition médiévale du système des trois états qu’à la situation de la démocratie moderne. Étant donnée l’impossibilité de créer une démocratie moderne dans un État multinational, ses partisans, quand ils rejettent comme démocrates l’État princier, doivent nécessairement revenir aux idéaux du système des trois états.

Si l’on cherche un modèle d’autonomie nationale dans certains problèmes d’organisation des Églises minoritaires, cette comparaison n’est correcte que très superficiellement. Elle oublie que comme la puissance de la foi ne peut plus déterminer, comme elle l’a fait autrefois, l’intégralité du mode de vie de l’individu, il n’existe plus de nos jours entre les membres des différentes Églises cette impossibilité à se comprendre sur le plan politique, impossibilité qui existe entre les différents peuples en raison des différences de langues et des différences consécutives de mode de pensée et de perspective.

Le principe des minorités ne peut apporter aucune solution aux difficultés soulevées par notre problème parce qu’il se berce d’illusions quant à la portée des questions en jeu. Si seules des questions de langue, dans leur sens le plus étroit, étaient l’objet de la lutte nationale, on pourrait alors penser préparer la voie de la paix entre les peuples par un traitement spécifique de ces questions. Mais la lutte nationale ne se limite pas du tout aux écoles, aux institutions d’éducation et à la langue officielle des tribunaux et des autorités. Elle comprend aussi toute la vie politique, y compris tout ce qui, comme le croient Renner et de nombreux autres, établit un lien unificateur autour des nations, l’aspect que l’on appelle économique. Il est très surprenant que ce soient précisément les Autrichiens qui se soient mépris sur ce point, eux qui, après tout, étaient obligés de voir chaque jour combien toute chose devenait une pomme de discorde nationale — construction des routes et réformes fiscales, statuts bancaires et services publics, tarifs douaniers, expositions, usines et hôpitaux. Et par-dessus tout les questions purement politiques. Toute question de politique étrangère était l’objet d’une lutte nationale dans l’État multinational, et ceci n’a jamais été plus clair en Autriche-Hongrie qu’au cours de la [Première] Guerre mondiale. Chaque compte rendu du champ de bataille était reçu différemment par les diverses nationalités : certaines célébraient ce que d’autres pleuraient ; certains se sentaient abattus quand d’autres étaient heureux. Toutes ces questions sont contestées selon la nationalité ; et si elles ne sont pas prises en compte dans la solution de la question nationale, cette dernière est tout simplement incomplète.

Le problème que pose la question nationale est précisément que l’État et l’administration sont inévitablement construits sur une base territoriale au stade actuel du développement économique et qu’ils doivent donc inévitablement englober des membres de nationalités différentes dans des territoires où coexistent plusieurs langues.

Les grands États multinationaux, la Russie, l’Autriche, la Hongrie et la Turquie, se sont désormais désagrégés. Mais ce n’est pas non plus une solution au problème constitutionnel dans les territoires polyglottes. La dissolution de l’État multinational élimine beaucoup de complications superflues, parce qu’elle sépare les uns des autres des territoires peuplés de manière compacte par les membres d’un seul peuple[37]. La dissolution de l’Autriche résout la question nationale à l’intérieur de la Bohème, en Galicie occidentale et pour la plus grande partie de la Carniole. Mais comme auparavant, il reste un problème dans les villes et villages allemands isolés qui sont dispersés au sein des territoires de langue tchèque de Bohème, de Moravie, de la Galicie orientale et de la région de Gottschee [Kocevje], etc.

Dans les territoires polyglottes, l’application du principe majoritaire conduit non pas à la liberté pour tous mais à la domination de la majorité sur la minorité. La situation n’est pas rendue meilleure par le fait que la majorité, reconnaissant elle-même son injustice, se montre très désireuse d’assimiler les minorités nationales par la contrainte. Cette attitude implique également — comme un auteur pénétrant l’a noté — une expression du principe des nationalités, et reconnaît la demande réclamant que les frontières d’un État ne devraient pas s’étendre plus loin que les frontières des peuples[38]. Pourtant, les peuples harcelés attendent le Thésée qui vaincra ce Procuste moderne.

Il faut cependant trouver une manière de régler ces difficultés. Ce n’est pas seulement une question de petites minorités (vestiges, par exemple, de migrations terminées depuis bien longtemps), comme on aurait tendance à le penser si l’on ne juge cette situation que du point de vue de quelques villes allemandes en Moravie, en Hongrie ou dans les colonies italiennes sur la côte est de l’Adriatique. Les grandes migrations actuelles des peuples ont donné à toutes ces questions une importance plus grande. Chaque jour, de nouvelles migrations créent de nouveaux territoires polyglottes, et le problème qui n’était visible qu’en Autriche il y a quelques décennies est devenu depuis longtemps un problème mondial, bien que sous une forme différente.

La catastrophe que fut la [Première] Guerre mondiale a montré dans quel abîme ce problème a plongé l’humanité. Et tous les flots de sang que l’on a fait couler durant cette guerre ne nous ont pas rapprochés d’un cheveu de la solution. Dans les territoires polyglottes, la démocratie ressemble à l’oppression de la minorité. Quand le choix est uniquement entre se supprimer soi-même ou être supprimé, on se décide facilement en faveur de la première option. Le nationalisme libéral fait place à l’impérialisme militant et antidémocratique.

 

B. Le problème migratoire et le nationalisme

 

La variété des conditions de vie des différentes régions de la surface du globe déclenche des migrations d’individus et de peuples entiers. Si l’économie mondiale était gérée par décret par une autorité qui surveillerait tout et décoderait ce qui est le plus approprié, seules les conditions de production les plus favorables seraient exploitées. Nulle part on n’exploiterait une mine ou un champ moins productifs si des mines ou des champs plus productifs restaient inexploités ailleurs. Avant de mettre en œuvre des conditions de production moins productives, on doit toujours d’abord regarder s’il n’y en a pas de plus productives. Des conditions de production moins productives qui pourraient être utilisées seraient immédiatement écartées si l’on devait en trouver d’autres dont le rendement serait tellement meilleur qu’un rendement accru serait obtenu en oubliant les anciennes sources de production et en introduisant les nouvelles, et ce malgré les pertes à attendre du fait que le capital investi de manière fixe deviendrait inutile. Comme les travailleurs doivent s’établir dans les zones de production ou dans leur voisinage immédiat, il s’ensuit automatiquement des conséquences concernant les conditions de peuplement.

Les conditions de production naturelles ne sont nullement immuables. Elles ont connu de grands changements au cours de l’Histoire. Ces changements peuvent se produire dans la nature elle-même, comme par exemple des changements de climat, des catastrophes volcaniques ou d’autres événements concernant les éléments. Il y a ensuite les changements qui se produisent en raison de l’activité humaine, par exemple l’épuisement des mines et de la fertilité du sol. Les changements dans la connaissance humaine sont cependant plus importants, eux qui renversent les vues traditionnelles sur la productivité des facteurs de production. De nouveaux besoins sont suscités, en raison du développement du caractère humain ou parce que la découverte de nouveaux matériaux ou de nouvelles forces les a stimulés. Des possibilités de production préalablement inconnues sont découvertes, soit au travers de la découverte de forces naturelles jusque là inconnues et mises en exploitation, soit au travers du progrès des techniques de production, qui permettent d’exploiter des forces naturelles autrefois inutilisables ou moins aisément utilisables. Il s’ensuit qu’il ne suffirait pas à un directeur de l’économie mondiale de déterminer les lieux de production une fois pour toutes, qu’il devrait continuellement les modifier afin de les adapter aux circonstances changeantes et que tout changement devrait se produire concomitamment avec un redéploiement géographique des travailleurs.

Ce qui se passerait dans ce monde socialiste idéal du fait de la décision d’un directeur général de l’économie se produit dans le monde libre idéal par le règne de la concurrence. Les entreprises les moins productives succombent devant la concurrence des plus productives. La production et l’industrie de base migrent des lieux offrant des conditions de production à faible rendement vers des lieux à plus hauts rendements ; et le capital, dans la mesure où il est mobile, ainsi que les travailleurs migrent avec eux. Le résultat de ces déplacements de populations est ainsi le même dans les deux cas : le flot de la population se dirige de territoires moins féconds vers des territoires plus féconds.

Telle est la loi fondamentale des migrations des personnes et des peuples. Elle reste également vraie dans une économie mondiale socialiste et dans une économie mondiale libre ; elle est identique à la loi qui gouverne la distribution de la population dans chaque petit territoire séparé du reste du monde. Elle est toujours vraie, même si son effet visible peut être également perturbé dans une plus ou moins grande mesure par des facteurs extra-économiques, ou par l’ignorance des conditions existantes, ou par des sentiments que nous appelons communément l’amour de sa terre, ou par l’intervention d’une force extérieure qui empêche la migration.

La loi des migrations et des peuplements nous permet de donner une idée précise de la surpopulation relative. Le monde, ou un pays isolé dont toute émigration est impossible, doit être considéré comme surpeuplé au sens absolu si l’optimum de la population — le point au delà duquel un accroissement du nombre de gens ne signifie plus un accroissement mais une diminution du bien-être — est dépassé[39]. Un pays est relativement surpeuplé quand, en raison de la grande taille de sa population, le travail doit être effectué dans des conditions de production moins favorables que dans d’autres pays, de sorte que, ceteris paribus, la même quantité de capital et de travail y conduit à une production plus faible. Avec une parfaite mobilité des personnes et des biens, les territoires relativement surpeuplés déverseraient leurs surplus de population vers d’autres territoires jusqu’à ce que cette disproportion cesse.

Les principes de liberté, qui ont peu à peu gagné du terrain partout depuis le XVIIIe siècle, ont offert aux gens la liberté de mouvement. La sécurité juridique croissante facilite les mouvements de capitaux, l’amélioration des moyens de transport et la localisation de la production loin des lieux de consommation. Ceci coïncide — et pas par hasard — avec une grande révolution de toute la technique de production et avec la participation de toute la surface de la terre au commerce mondial. Le monde s’approche petit à petit d’une situation de libre circulation des personnes et des biens du capital. Un grand mouvement migratoire se met en route. Des millions de gens ont quitté l’Europe au XIXe siècle pour trouver un nouveau foyer dans le Nouveau Monde et parfois aussi dans l’Ancien Monde. Tout aussi importante est la migration des moyens de production : l’exportation des capitaux. Le capital et la main-d’œuvre partent de territoires aux conditions de production moins favorables vers des territoires aux conditions plus favorables.

De nos jours, cependant — en raison du processus historique du passé — la terre est divisée entre plusieurs nations. Chacune d’elles possède des territoires déterminés habités exclusivement ou majoritairement par ses propres membres. Seule une partie de ces territoires a exactement la population qu’elle aurait également, conformément aux conditions de production, en cas de parfaite liberté de circulation, de sorte que ni une immigration ni une émigration d’individus ne se produiraient. Les territoires restants sont peuplés de telle façon qu’avec une liberté de mouvement totale ils devraient soient diminuer soit augmenter leur population.

Les migrations conduisent ainsi les membres de certaines nations vers les territoires d’autres nations. Ceci conduit à des conflits particulièrement spécifiques entre les peuples.

Nous ne pensons pas à ce sujet aux conflits naissant des effets annexes purement économiques des migrations. Dans les territoires d’émigration celle-ci augmente le taux de salaire et dans les territoires d’immigration celle-ci le fait baisser. C’est un effet qui accompagne nécessairement la migration des travailleurs et non, comme voudrait nous le faire croire la doctrine sociale-démocrate, une conséquence accidentelle du fait que les émigrants proviennent de territoires à la culture peu évoluée et aux niveaux de salaires peu élevés. La motivation de l’émigrant tient précisément au fait qu’il ne pouvait pas toucher un salaire plus élevé dans son ancienne patrie en raison de la surpopulation. Si cette raison était absente, s’il n’y avait pas de différence dans la productivité du travail entre la Galicie et le Massachusetts, aucun Galicien n’émigrerait. Si l’on souhaite élever les terres européennes d’émigration au niveau de développement des États de l’Est de l’Union, il n’y a rien d’autre à faire que de laisser l’émigration se dérouler jusqu’au moment où la surpopulation relative des premières et la sous-population relative des seconds auront disparu. Il est clair que les travailleurs américains voient cette immigration d’un aussi mauvais œil que les employeurs européens voient l’émigration. De fait le Junker de l’est de l’Elbe ne pense pas autrement au sujet de la fuite des travailleurs des campagnes quand son locataire part pour l’Allemagne de l’Ouest ; le travailleur syndiqué de la région du Rhin est tout autant perturbé par l’immigration en provenance de l’est de l’Elbe que les membres d’un syndicat de Pennsylvanie. Qu’il soit dans un cas possible d’interdire l’émigration et l’immigration, ou au moins de l’entraver, alors que dans l’autre de telles mesures ne pourraient être imaginées que par quelques excentriques nés quelques siècles trop tard, doit cependant uniquement être attribué au fait que, en plus des dommages causés aux intérêts des individus dans le cas des migrations internationales, on porte également atteinte à d’autres intérêts.

Des émigrants qui s’établissent dans des territoires préalablement inhabités peuvent également préserver et continuer à cultiver leur caractère national dans leur nouvelle patrie. La séparation spatiale peut au cours du temps amener les émigrants à développer une nouvelle nationalité indépendante. Un tel développement indépendant était en tout cas plus facile à des époques où les moyens de transport et de communication devaient encore faire face à de grandes difficultés et où la transmission écrite de la culture nationale était grandement freinée par la faible diffusion de l’alphabétisation. Avec le développement actuel des moyens de transport et de communication, avec le niveau relativement élevé de l’éducation populaire et la large propagation des monuments de la littérature nationale, une telle sécession nationale ainsi que la formation de nouvelles cultures nationales sont bien plus difficiles. La tendance de l’époque conduit plutôt à une convergence des cultures des peuples vivant loin les uns des autres, si ce n’est à une fusion des nations. Le lien d’une langue et d’une culture communes qui relie l’Angleterre à ses dominions éloignés et aux États-Unis d’Amérique, qui seront bientôt politiquement indépendants depuis un siècle et demi, ne s’est pas distendu mais est devenu plus fort. Un peuple qui envoie aujourd’hui des colons dans un territoire inhabité peut compter sur le fait que les émigrants conserveront leur caractère national.

Si, toutefois, l’émigration se dirige vers des territoires déjà habités, diverses possibilités sont concevables. Il se peut que les immigrants viennent tellement nombreux ou possèdent une telle supériorité de par leur constitution physique, morale ou intellectuelle, qu’ils destituent les habitants originels, à la façon dont les Indiens des prairies furent destitués par les visages pâles et conduits à leur anéantissement, ou qu’ils en arrivent au moins à dominer leur nouvelle patrie, comme cela aurait pu se passer avec les Chinois dans les États de l’ouest de l’Union si la législation n’avait pas restreint leur émigration à temps ou comme cela pourrait se passer à l’avenir avec les immigrants européens en Amérique du Nord ou en Australie. Les choses sont différentes si l’immigration se produit dans un pays dont les habitants, en raison de leur nombre et de leur organisation politique et culturelle, sont supérieurs aux immigrants. Dans ce cas ce sont les immigrés qui doivent tôt ou tard prendre la nationalité de la majorité[40].

Les grandes découvertes ont permis aux Européens de connaître toute la surface du globe depuis la fin du Moyen Âge. Toutes les idées traditionnelles concernant le peuplement de la terre ont dû dès lors changer peu à peu : le Nouveau Monde, avec ses excellentes conditions de production, devait nécessairement attirer des colons de la vieille Europe désormais relativement surpeuplée. Au début, bien entendu, seuls des aventuriers et des gens mécontents pour des raisons politiques partaient très loin pour chercher une nouvelle demeure. Les récits de leurs succès attirèrent alors d’autres à leur suite, tout d’abord une poignée, puis de plus en plus, et finalement au XIXe siècle, avec l’amélioration des moyens de transport sur l’océan et la suppression des limites à la liberté de mouvement en Europe, des millions se décidèrent à migrer.

Il n’y a pas lieu ici d’étudier comment il s’est fait que toutes les terres coloniales propices au peuplement par des Européens blancs furent colonisées par les Anglais, les Espagnols et les Portugais. Il nous suffit ici de constater le résultat qui fait que les meilleures régions de la surface de la terre habitables par des blancs sont devenues la propriété de la nation anglaise et que, de plus, les Espagnols et les Portugais en Amérique, et un peu aussi les Hollandais en Afrique du Sud et les Français au Canada, ont participé à ce mouvement. Et ce résultat est extrêmement important. Il fit des Anglo-Saxons la nation la plus nombreuse parmi les peuples blancs civilisés. Ce point et la circonstance qui fait que les Anglais possèdent la plus grande flotte marchande du monde et qu’ils administrent politiquement les meilleurs territoires des tropiques, ont conduit à ce que le monde présente aujourd’hui un visage anglais. La langue anglaise et la culture anglaise ont imprimé leur sceau sur notre époque.

Pour l’Angleterre cela signifie avant tout que les Anglais qui quittent la Grande-Bretagne en raison de sa surpopulation relative peuvent presque toujours s’établir dans des territoires où la langue et la culture anglaises prévalent. Quand un Britannique part à l’étranger, que ce soit au Canada, aux États-Unis, en Afrique du Sud ou en Australie, il cesse d’être britannique mais pas d’être anglo-saxon. Il est vrai que les Anglais, jusqu’à très récemment, n’appréciaient pas ce fait, qu’ils ne prêtaient aucune attention particulière à l’émigration, qu’ils regardaient les dominions et les États-Unis avec indifférence, froidement, parfois même avec hostilité, et que ce n’est que sous l’influence des efforts allemands dirigés à leur encontre qu’ils ont commencé à chercher à avoir des relations économiques et politiques plus proches tout d’abord avec les dominions puis avec les États-Unis. Il est tout aussi vrai que les autres nations, qui ont connu moins de succès dans l’acquisition de territoires outre-mer, ont également pendant longtemps prêté aussi peu d’attention que les Anglais à ce développement des choses et qu’ils enviaient les Anglais plus pour leurs riches colonies tropicales, pour leurs comptoirs commerciaux et leurs ports de mer, pour leur marine, leur industrie et leur commerce que pour leurs possessions de terres de peuplement, qui étaient moins appréciées.

Ce n’est que lorsque le flux des émigrants, ne provenant abondamment au début que d’Angleterre, en vint à être davantage issu d’autres territoires européens qu’on se mit à se préoccuper du destin national des émigrants. Les gens notèrent qu’alors que les émigrants anglais pouvaient conserver leur langue maternelle et leur culture nationale, leurs habitudes et les pratiques de leurs pères dans leurs nouvelles demeures, les autres émigrants européens d’outre-mer cessaient petit à petit d’être des Hollandais, des Suédois, des Norvégiens, etc., et s’adaptaient à la nationalité de leur milieu. Les gens comprirent que cette aliénation était inévitable, qu’elle se passait plus rapidement ici, plus lentement là, mais qu’elle ne manquait jamais de se produire et que les émigrants — au plus tard à la troisième génération, la plupart déjà à la deuxième et pas si rarement pour la première — devenaient membres de la culture anglo-saxonne. Les nationalistes qui rêvaient de la taille de leur nation le constataient avec tristesse mais il leur semblait qu’on ne pouvait rien y faire. Ils fondèrent des associations qui créaient des écoles, des bibliothèques et des journaux pour les colons afin d’éviter l’aliénation nationale des émigrants, mais les résultats obtenus étaient bien maigres. Les gens ne se faisaient pas d’illusions quant au fait que les raisons de l’émigration étaient de nature économique et irrésistible et qu’elle ne pouvait en tant que telle pas être empêchée. Seul un poète comme Freiligrath pouvait demander aux émigrants : Oh sprecht! Wa-rum zogt ihr von dannen? Das Neckartal hat Wein und Korn[41]

L’homme d’État et l’économiste savaient bien qu’il y avait plus de vin et de blé outre-mer que dans le pays natal.

Même à la fin du XIXe siècle les gens pouvaient difficilement se douter de l’importance de ce problème. La théorie de Ricardo concernant le commerce international faisait encore l’hypothèse que la libre circulation du capital et de la main-d’œuvre n’avaient lieu qu’à l’intérieur des frontières d’un pays. Dans le pays natal toutes les différences locales de taux de profit et de taux de salaire sont éliminées par des mouvements de capitaux et de travailleurs. Il n’en va pas ainsi pour les différences entre différents pays. Ce qui manque dans ce cas c’est la libre circulation qui entraînerait obligatoirement le capital et la main-d’œuvre à partir du pays offrant des conditions de production moins favorables pour aller vers le pays qui en offre de meilleures. Un ensemble de facteurs émotionnels (« que je serais triste de voir affaiblis » ajoute le patriote et politicien Ricardo lors de son exposé de théoricien) s’y oppose. Le capital et la main-d’œuvre demeurent au pays, même si cela conduit à une perte de revenu, et se dirigent vers les branches de la production présentant, si ce n’est absolument du moins encore relativement, des conditions plus favorables[42]. La base de la théorie du libre-échange est ainsi le fait que des raisons non économiques empêchent le capital et la main-d’œuvre de franchir les frontières nationales, même si cela semble avantageux sur le plan économique. Ceci pouvait être vrai dans l’ensemble à l’époque de Ricardo, mais ne l’a plus été pendant longtemps.

Et si l’hypothèse fondamentale de la doctrine de Ricardo sur les effets du libre-échange n’est pas vérifiée, sa doctrine doit également être abandonnée. Il n’y a plus de raison pour chercher une différence essentielle entre les effets de la liberté dans le commerce intérieur et dans le commerce extérieur. Si la différence entre la mobilité du capital et de la main-d’œuvre au plan interne et leur mobilité entre les différents pays n’est qu’une affaire de degré, la théorie économique n’a pas besoin de faire de distinction entre les deux. Elle doit au contraire conduire nécessairement à la conclusion qu’il y a une tendance inhérente du libre-échange à diriger le capital et les forces du travail vers les lieux offrant les conditions naturelles de production les plus favorables, ceci sans égard pour les frontières politiques et nationales. En dernière analyse, par conséquent, le libre-échange sans restriction doit conduire à une modification des conditions de peuplement sur toute la surface de la terre : le capital et la main-d’œuvre partant des pays ayant des conditions de production moins favorables vers les pays proposant des conditions de productions plus favorables.

La théorie du libre-échange modifiée de cette façon, tout comme la doctrine de Ricardo, conduit également à la conclusion que du point de vue purement économique rien ne s’oppose au libre-échange et tout au protectionnisme. Mais comme elle conduit à des résultats très différents à propos de l’effet du libre-échange sur les déplacements géographiques du capital et de la main-d’œuvre, elle offre un point de départ bien différent quand il s’agit d’examiner les raisons extra-économiques pour et contre le système de protection.

Si l’on s’en tient à l’hypothèse ricardienne selon laquelle capital et main-d’œuvre ne sont pas poussés à partir à l’étranger même s’il y règne des conditions de production plus favorables, alors il s’ensuit que les mêmes demandes de capital et de main-d’œuvre conduisent à des résultats différents selon les pays. Il y a des nations riches et des nations pauvres. Les interventions en matière de politique commerciale ne peuvent rien y changer. Elles ne peuvent pas rendre plus riches les nations plus pauvres. Le protectionnisme des nations les plus riches, toutefois, apparaît n’avoir aucun sens. Si l’on abandonne l’hypothèse ricardienne, on voit qu’il existe une tendance dans le monde entier à égaliser les taux de rendement du capital et les taux de salaire. Il n’y a dès lors finalement plus de nations pauvres et de nations riches mais uniquement des pays peuplés de manière plus ou moins dense et cultivés de façon plus ou moins intense.

Il ne peut y avoir de doute que, même dans ce cas, Ricardo et son école n’auraient pas préconisé autre chose qu’une politique de libre-échange, car ils n’auraient pas pu s’empêcher d’admettre que les tarifs protecteurs ne constituent pas une solution à ces problèmes. Néanmoins, ce problème ne s’est jamais posé à l’Angleterre. Ses riches possessions de territoires de peuplement laissaient apparaître l’émigration comme une question ne relevant pas de la question nationale. Les émigrants britanniques pouvaient conserver leur caractère national même très loin de chez eux. Ils cessaient d’être anglais ou écossais mais demeuraient anglo-saxons et la guerre a montré de nouveau ce que cela signifie politiquement.

Pour le peuple allemand les choses sont cependant différentes. Pour des raisons qui remontent à il y a longtemps, la nation allemande n’a pas de territoires de peuplement à sa disposition, qui permettraient à des émigrants de conserver leur caractère allemand. L’Allemagne est relativement surpeuplée, elle doit à plus ou moins brève échéance céder son surplus de population et si, pour une raison ou pour une autre, elle n’y arrivait pas ou ne le voulait pas, alors le niveau de vie des Allemands devrait baisser. Si, cependant, les Allemands émigrent, ils perdent leur caractère national, si ce n’est au cours de la première génération alors au cours de la deuxième, de la troisième ou au plus tard de la quatrième.

C’est ce problème que la politique allemande se vit posé après l’établissement de l’empire des Hohenzollern. Le peuple allemand fit face à ces grandes décisions auxquelles une nation est confrontée moins d’une fois par siècle. Il était fatal que la solution à ce grand problème devint urgente avant qu’un autre problème, tout aussi important, fut résolu : celui de l’établissement d’un État allemand. Ne serait-ce que pour comprendre dans toute sa portée une question de cette importance et de cette gravité historique, il aurait fallu une génération qui puisse décider de son destin sans crainte et librement. Ceci n’était cependant pas permis au peuple allemand de l’empire de la Grande Prusse, sujet de vingt-deux princes fédérés. Sur ces questions aussi il n’avait pas son destin entre ses mains et abandonna la décision la plus importante aux généraux et aux diplomates ; il suivit ses chefs aveuglément sans remarquer qu’on le dirigeait vers le précipice. La fin fut la défaite.

Dès le début des années 1830, le peuple d’Allemagne avait commencé à se préoccuper des problèmes de l’émigration. C’était alors les émigrants eux-mêmes qui essayèrent sans succès de mettre sur pied un État allemand en Amérique du Nord, c’était alors les Allemands du pays natal qui cherchèrent à se charger de l’organisation de l’émigration. Il n’est pas surprenant que ces efforts n’aient pas pu connaître le succès. Comment la tentative d’établir un nouvel État aurait-elle pu sourire aux Allemands, qui dans leur propre pays n’étaient même pas capables de transformer la pitoyable multiplicité des douzaines de principautés patrimoniales, avec leurs enclaves, leur transmission héréditaire et leurs lois familiales, en un État national ? Comment les Allemands auraient-ils pu trouver la force de s’affirmer là-bas, dans ce vaste monde, au milieu des Yankees et des Créoles, quand au pays ils n’étaient même pas capables de mettre fin à l’autorité risible des trônes miniatures des princes de Reuss et Schwartz-burg ? Où le sujet allemand allait-il trouver le discernement politique que réclame la politique à grande échelle quand dans son pays on lui interdisait « de juger les actions de l’autorité de l’État suprême en raison de son intelligence limitée »[43] ?

Au milieu des années 1870, le problème de l’émigration avait acquis une telle importance que sa solution ne pouvait plus être repoussée. Le point décisif n’était pas que l’émigration augmentait constamment. D’après les données des États-Unis, l’immigration allemande (Autrichiens non compris) y avait augmenté, passant de 6 761 au cours de la décennie 1821–1830 à 822 007 au cours de la décennie 1861–1870 ; puis, juste après 1874, il y eut une diminution — bien qu’au début uniquement provisoire — de l’émigration allemande vers les États-Unis. Bien plus important était le fait qu’il devenait sans cesse plus évident que les conditions de production en Allemagne concernant l’agriculture et les plus grosses branches de l’industrie étaient tellement défavorables que la concurrence avec les pays étrangers n’était plus possible. L’extension du réseau ferré dans les pays d’Europe de l’Est et le développement du transport maritime et fluvial permettaient d’importer des produits agricoles en Allemagne dans de telles quantités et à des prix si bas que la survie du gros des exploitations agricoles allemandes était sérieusement menacée. Dès les années 1850, l’Allemagne était un pays importateur de seigle ; à partir de 1875 elle fut aussi un pays importateur de blé. Un grand nombre de branches industrielles, en particulier dans l’industrie sidérurgique, devaient également faire face à des difficultés croissantes.

On voit bien où se trouvait la cause, même si les gens de l’époque ne l’avaient compris que vaguement. La supériorité des conditions de production naturelles des pays étrangers était d’autant plus évidente que le développement continuel des moyens de transport diminuait les frais associés. Les gens essayèrent d’expliquer la moins grande capacité concurrentielle de la production allemande d’une autre façon, et à ce sujet il est en général caractéristique du débat sur les sujets de politique économique de l’Allemagne des dernières décennies que les gens se préoccupaient principalement de questions annexes non essentielles et passaient à côté de la grande importance des fondements du problème.

Si les gens avaient compris l’importance fondamentale de ces problèmes et avaient saisi la profonde interconnexion des choses, ils auraient dû dire que l’Allemagne était relativement surpeuplée et qu’afin de rétablir une distribution de la population sur la surface du globe conforme aux conditions de production, une partie des Allemands devaient émigrer. Quiconque ne partageait pas les craintes de la politique nationale à propos du déclin de la taille de la population ou même à propos de la fin de la croissance de cette population aurait été heureux de ce jugement. En tout cas, il se serait consolé avec le fait que des branches de production particulières partiraient en partie à l’étranger d’une manière telle que des entrepreneurs allemands pourraient y créer des entreprises à l’étranger, de sorte que la consommation des revenus entrepreneuriaux se ferait dans l’Empire allemand et augmenterait par là les quantités de vivres du peuple allemand.

Le patriote qui a pour idéal un grand nombre d’individus aurait dû se résigner au fait que son but ne pouvait pas être atteint sans réduction du niveau de vie de la nation si l’on ne créait pas la possibilité, par l’acquisition de colonies de peuplement, de conserver une part du surplus de population au sein de la nation malgré son émigration hors de la mère patrie. Il aurait alors dû consacrer toutes ses forces en vue d’acquérir des terres de peuplement. Au milieu des années 1870, et même une décennie après, les conditions n’étaient pas encore telles qu’il était impossible d’atteindre ce but. En tout état de cause il n’aurait pu être atteint qu’en s’associant à l’Angleterre. L’Angleterre était encore à cette époque, et pendant longtemps après, agitée par une grande préoccupation, par la peur que ses possessions en Inde ne soient sérieusement menacées par la Russie. Elle avait pour cette raison besoin d’un allié en position de tenir la Russie en échec. Seul le Reich allemand aurait pu le faire. L’Allemagne était assez puissante pour garantir à l’Angleterre la possession de l’Inde ; la Russie n’aurait jamais songé à attaquer l’Inde tant qu’elle n’était pas certaine de l’Allemagne sur sa frontière occidentale[44]. L’Angleterre pouvait donner une large compensation pour cette garantie et l’aurait certainement fait. Peut-être aurait-elle abandonné à l’Allemagne ses grandes possessions en Afrique du Sud, qui à l’époque n’était que faiblement peuplée d’Anglo-Saxons, peut-être aurait-elle aidé l’Allemagne à obtenir de vastes territoires de peuplement au Brésil, en Argentine ou dans l’Ouest du Canada. On peut douter que cela aurait été possible en fin de compte[45]. Mais il est certain que si l’Allemagne avait pu obtenir quelque chose de ce genre à l’époque, elle n’aurait pu le faire qu’en s’associant à l’Angleterre. Le grand Reich prussien des Junkers de l’est de l’Elbe ne voulait toutefois pas d’une alliance avec l’Angleterre libérale. Pour des raisons de politique intérieure, l’Entente des trois empereurs, continuation de la Sainte Alliance, semblait être la seule association possible où l’on pouvait entrer. Quand cette alliance se révéla finalement intenable et que le Reich allemand, face au choix entre s’allier avec la Russie contre l’Autriche-Hongrie et s’allier avec l’Autriche-Hongrie contre la Russie, se décida en faveur de l’Autriche, Bismarck chercha encore à maintes reprises à maintenir des relations cordiales avec la Russie. Ainsi, dès lors, cette possibilité d’acquérir un grand territoire de peuplement pour l’Allemagne resta inusitée.

Au lieu de chercher, en association avec l’Angleterre, à obtenir une colonie pouvant être peuplée, le Reich allemand se tourna vers des tarifs protectionnistes à partir de 1879. Comme toujours lors des grands tournants politiques, le peuple ne vit pas non plus la profonde importance du problème ni la signification de la nouvelle politique adoptée. Pour les libéraux les tarifs protecteurs semblaient un retour temporaire aux erreurs d’un système dépassé. Les partisans du réalisme politique, ce salmigondis de cynisme, d’absence de conscience et de pur égoïsme, évaluaient la politique du point de vue de leurs seuls intérêts comme entraînant un accroissement des revenus des propriétaires terriens et des entrepreneurs. Les sociaux-démocrates débitaient leurs vagues souvenirs de Ricardo ; pour ce qui était d’avoir une connaissance plus approfondie des choses, qui n’aurait certainement pas été difficile avec l’aide de ce guide, ils en étaient empêchés par leur insistance doctrinaire à se cramponner à la théorie marxiste. Ce n’est que bien plus tard, et encore de façon hésitante, que l’on saisit la grande importance que ce changement de politique avait non seulement pour le peuple allemand mais pour tous les peuples. [46]

La chose la plus remarquable au sujet des tarifs protectionnistes de l’empire allemand est qu’ils ne disposaient d’aucun fondement sérieux. Pour les réalistes politiques ils se justifiaient suffisamment du fait qu’il se trouvait une majorité au Reichstag allemand en sa faveur. Tout fondement théorique de la théorie des tarifs protecteurs semblait toutefois très mauvais. L’appel à la théorie de List sur les protections aux industries naissantes ne tenait tout simplement pas la route. On ne réfute pas le raisonnement en faveur du libre-échange en affirmant que le système protectionniste met en activité des forces productives inusitées. Le fait qu’elles ne soient pas utilisées en l’absence de protection démontre que leur utilisation est moins productive que celle des forces productives utilisées à leur place. La protection en faveur d’une industrie naissante ne peut pas non plus être justifiée sur le plan économique. Les vieilles industries ont un avantage sur les jeunes industries à de nombreux égards. Mais l’avènement de nouvelles industries ne doit être jugé productif du point de vue général que lorsque leur plus faible productivité initiale est au moins compensée par une plus grande productivité plus tard. Dans ce cas, toutefois, les nouvelles entreprises ne sont pas seulement productives du point de vue de l’économie dans son ensemble mais sont également rentables : elles seraient venues au monde même en l’absence d’encouragement spécial. Toute firme nouvellement établie prend en compte de tels coûts initiaux, qui doivent être récupérés ultérieurement. Il n’est pas acceptable de citer en contre-exemple le fait que presque tous les États ont soutenu l’avènement de leur industrie par des tarifs protecteurs ou d’autres mesures protectionnistes. La question reste ouverte de savoir si le développement d’industries viables se serait produit même sans un tel encouragement. Sur le territoire des États, des changements de localisation se produisent sans aide extérieure. Dans les territoires qui manquaient auparavant d’industries, nous voyons surgir des industries qui non seulement survivent avec succès à côté de celles des territoires anciennement industrialisés, mais qui les écartent assez souvent du marché.

Aucun des taux tarifaires allemands, en outre, ne pouvait être qualifié d’aide à une industrie naissante ; ni les tarifs sur le blé, ni ceux sur le fer, ni aucun des centaines d’autres tarifs protecteurs ne pourraient recevoir ce nom. Et List n’a jamais défendu les tarifs autres que ceux en faveur des industries naissantes : il était fondamentalement un libre-échangiste.

De plus, l’exposé d’une théorie du tarif protecteur en Allemagne n’a jamais été essayé[47]. Les discussions interminables et contradictoires sur la nécessité de protéger toute la main-d’œuvre nationale et d’établir une liste sans faille de tarifs ne peut pas prétendre à ce nom. Elles indiquent certes la direction dans laquelle des justifications à la politique des tarifs protecteurs devraient être recherchées ; elles ne sont toutefois pas adéquates — précisément parce qu’elles renoncent à l’avance à tout raisonnement économique et sont purement déterminées par des politiques de puissance — pour examiner si les buts à poursuivre peuvent aussi réellement être atteints par ce moyen.

Parmi les arguments des défenseurs des tarifs protecteurs, nous devons tout d’abord laisser de côté l’argument militaire — ou, comme les gens l’appellent couramment, l’argument de « l’économie de guerre » — concernant l’autarcie en cas de guerre : ce point sera discuté plus loin. Tous les autres arguments partent du fait que les conditions naturelles sont plus défavorables en Allemagne dans les grandes branches de production que dans d’autres territoires, et que les handicaps naturels doivent être compensés par des tarifs protecteurs si la production doit s’effectuer en Allemagne. Concernant l’agriculture cela ne pouvait être qu’une question de maintenir ainsi le marché intérieur, pour l’industrie qu’une question de conserver des marchés étrangers, but qui ne pouvait être atteint que par le dumping par des branches de la production cartellisées sous la protection du tarif. L’Allemagne, en tant que pays relativement surpeuplé travaillant dans des conditions moins favorables que les pays étrangers dans plusieurs branches productives, devait exporter des biens ou des personnes. Elle se décida pour la première solution. Elle ne voyait cependant pas que l’exportation de biens n’est possible que si l’on rivalise avec des pays disposant de conditions de production plus favorables, c’est-à-dire uniquement si, malgré des coûts de production plus élevés, on vend à aussi bon marché que les pays produisant à moindre coût. Cela signifie toutefois faire pression à la baisse sur les salaires des travailleurs et sur le niveau de vie de toute la population.

Le peuple allemand a pu pendant des années entretenir d’immenses illusions à ce sujet. Pour comprendre ce lien étroit entre les choses, il aurait été nécessaire de raisonner de manière économique et non selon les termes de l’étatisme et de la politique de puissance. Mais il fallut néanmoins un jour que tout le monde se rende bien compte qu’en raison d’une logique irréfutable le système des tarifs protecteurs devait finalement échouer. On pouvait se faire des illusions sur les dommages qu’il causait au bien-être relatif allemand tant que l’on pouvait encore voir une croissance absolue de la richesse nationale. Mais les observateurs attentifs du développement économique mondial ne pouvaient s’empêcher d’exprimer des doutes quant au développement futur du commerce extérieur allemand. Que se passerait-il pour les exportations d’articles allemands une fois qu’une industrie indépendante se sera développée dans les pays constituant encore le marché de l’industrie allemande et sera en mesure de produire dans des conditions plus favorables ? [48]

Cette situation suscita finalement chez les Allemands le désir de disposer de grandes colonies de peuplement et de territoires tropicaux pouvant fournir à l’Allemagne des matières premières. Comme l’Angleterre barrait la route de la réalisation de ces intentions, parce qu’elle avait de grands territoires à sa disposition dans lesquels les Allemands auraient pu s’installer et parce qu’elle possédait de grandes colonies tropicales, on en vint à vouloir l’attaquer pour la vaincre par la guerre. Ce fut cette idée qui amena à la construction de la flotte de combat allemande.

L’Angleterre reconnut le danger à temps. Elle essaya tout d’abord de conclure un accord pacifique avec l’Allemagne et était prête à payer un prix élevé à cet égard. Quand cette intention se brisa sur la résistance de la politique allemande, l’Angleterre se prépara en conséquence. Elle était fermement résolue à ne pas attendre que l’Allemagne disposât d’une flotte supérieure à la sienne ; elle décida de faire la guerre avant cela et se trouva des alliés contre l’Allemagne. Quand, en 1914, celle-ci entra en guerre contre la Russie et la France à propos des Balkans, l’Angleterre combattit également parce qu’elle savait qu’en cas de victoire allemande elle aurait dû faire la guerre seule contre l’Allemagne quelques années plus tard. La construction de la flotte de combat allemande avait conduit à une guerre contre l’Allemagne avant que cette flotte ne fut supérieure à sa rivale anglaise. Car les Anglais savaient que les navires allemands ne pouvaient être utilisés que pour attaquer la flotte et les côtes anglaises. Le prétexte par lequel l’Allemagne cherchait à cacher les intentions ultimes qu’elle poursuivait en la construisant était qu’elle avait besoin d’une flotte puissante pour protéger son commerce en expansion sur les mers. Les Anglais savaient quoi faire à ce sujet. Autrefois, quand il y avait encore des pirates, les navires marchands avaient besoin de la protection de cuirassés dans les mers exposées. Depuis que la sécurité était garantie sur les mers (depuis à peu près 1860) cela n’était plus nécessaire. Il était tout à fait impossible d’expliquer par un désir de protéger le commerce la construction d’une flotte de combat ne pouvant être utilisée que dans les eaux européennes.

On comprend presque tout de suite pourquoi, dès le début, presque tous les États du monde éprouvaient de la sympathie pour l’Angleterre contre l’Allemagne. La plupart devaient craindre l’appétit
de colonies de l’Allemagne. Seules quelques nations d’Europe sont dans une situation comparable à celle de l’Allemagne, en ne pouvant nourrir la population à l’intérieur de leurs propres frontières que dans des conditions moins favorables que celles du reste du monde. C’était le cas en premier lieu des Italiens, et également des Tchèques. Que ces deux nations étaient également du côté de nos adversaires était la faute de l’Autriche
[49].

La guerre a désormais eu lieu et nous l’avons perdue. L’économie allemande a été très fortement secouée par la longue « économie de guerre » ; de plus, elle devra payer le lourd fardeau des réparations. Mais il y a une chose que l’on doit considérer comme encore plus grave que ces conséquences directes de la guerre : les répercussions sur la position économique de l’Allemagne dans le monde. L’Allemagne payait autrefois les matières premières dont elle dépend en partie par l’exportation de produits manufacturés et en partie par le produit de ses investissements en capital et de ses entreprises à l’étranger. Cela ne sera plus possible à l’avenir. Durant la guerre les investissements à l’étranger des Allemands ont été confisqués ou utilisés pour payer l’importation de biens divers. L’exportation de biens manufacturés, quant à elle, rencontrera des difficultés extrêmes. De nombreux marchés ont été perdus durant la guerre et il ne sera pas facile de les reprendre. Sur ce point, la guerre n’a pas créé une nouvelle situation, elle a seulement accéléré un développement qui se serait produit sans elle. Les obstacles au commerce causés par la guerre ont donné vie à de nouvelles industries dans les anciens marchés de l’Allemagne. Elles seraient nées même sans la guerre, mais plus tard. Mais maintenant qu’elles sont là et qu’elles travaillent dans des conditions de production plus favorables que celles des entreprises allemandes, elles feront une rude concurrence aux exportations allemandes. Le peuple allemand sera obligé de réduire sa consommation. Les gens devront travailler en gagnant moins, c’est-à-dire en vivant moins bien, que d’autres peuples. Le niveau de la culture allemande sera en conséquence déprimé dans sa totalité. Après tout la culture, c’est la richesse. Sans bien-être, sans richesse, il n’y a jamais eu de culture.

Certes l’émigration demeure encore possible. Mais les habitants des territoires pouvant entrer en ligne de compte ne veulent admettre aucun immigrant allemand. Ils craignent d’être dépassés en nombre par les éléments allemands ; ils craignent la pression que l’immigration exercera sur les salaires. Bien avant la guerre, Wagner pouvait déjà faire référence au fait qu’à l’exception des Juifs il n’y avait aucun autre peuple en dehors des Allemands « qui soit dispersé en autant de fragments et d’individus nationaux au sein des autres peuples civilisés et des autres nations sur presque la totalité de la surface de la terre, qui y forment souvent un élément très capable, mais souvent aussi uniquement un genre de fertilisant culturel, occupant rarement des postes élevés dans la vie mais plus fréquemment des postes intermédiaires et jusqu’aux emplois les moins en vue, de petits hommes et de petites femmes. » Et il ajoutait que « cette diaspora allemande » n’est guère plus appréciée, bien que davantage respectée, que les Juifs et les Arméniens et fait souvent l’objet d’une aversion tout aussi forte de la part de la population du pays[50]. Quelle sera la situation désormais, après la guerre ?

Ce n’est que maintenant que l’on peut faire pleinement comprendre le dommage que l’entorse aux principes de la politique libérale a causé au peuple allemand. Combien différente serait aujourd’hui la situation de l’Allemagne et de l’Autriche si elles n’avaient pas entrepris ce funeste retour aux tarifs protecteurs ! Bien entendu, la taille de la population n’aurait pas été aussi grande qu’elle l’est aujourd’hui. Mais cette population moins nombreuse pourrait vivre et travailler dans des conditions tout aussi favorables que celles des autres pays du monde. Le peuple allemand serait plus riche et plus heureux qu’il ne l’est aujourd’hui ; il n’aurait pas d’ennemis et pas d’envieux. La faim et l’anarchie — tel est le résultat de la politique protectionniste.

Le résultat de l’impérialisme allemand, qui plonge le peuple Allemand dans une amère tristesse et en fait un peuple paria, montre que ceux dont elle a suivi la direction au cours de la dernière génération n’étaient pas sur le droit chemin. On ne peut trouver ni la renommée, ni l’honneur, ni la richesse, ni le bonheur sur ce chemin. Les idées de 1789 n’auraient pas mené le peuple allemand à sa position d’aujourd’hui. Les hommes des Lumières, auxquels on reproche aujourd’hui leur absence de sens de l’État[51], n’avaient-ils pas mieux compris ce qui était bon pour le peuple allemand et le monde dans son ensemble ? Plus clairement que toutes les théories ne pourraient le faire, le cours de l’Histoire montre que le patriotisme bien compris conduit au cosmopolitisme, que le bien-être d’un peuple ne réside pas dans le fait de mettre à terre les autres peuples mais dans la collaboration pacifique. Tout ce que le peuple allemand possédait, sa culture intellectuelle et matérielle, a été inutilement sacrifié à un fantôme, sans aucun bénéfice pour personne et à ses propres dépens.

Une nation qui croit en elle-même et en son avenir, une nation qui veut insister sur sa certitude que ses membres sont liés entre eux non pas seulement par le hasard de la naissance mais aussi par la possession commune d’une culture qui a pour eux la plus grande valeur, devrait nécessairement être capable de ne pas se décourager quand il voit des individus partir pour d’autres nations. Un peuple conscient de sa propre valeur s’abstiendrait de maintenir par la force ceux qui veulent s’en aller et d’incorporer de force dans la communauté nationale ceux qui ne l’avaient pas rejointe de leur propre chef. Laisser la force d’attraction de sa propre culture faire ses preuves en libre concurrence avec les autres peuples — seule cette attitude est digne d’une nation fière d’elle-même, seule cette attitude constituerait une politique authentiquement nationale et culturelle. Les moyens de la force et de l’autorité politique n’étaient nullement nécessaires à cet effet.

Que les nations favorisées par le destin possèdent de vastes territoires de peuplement ne constituait pas une raison convaincante pour adopter une autre politique. Il est vrai que ces terres ne furent pas conquises par de calmes pourparlers et l’on ne peut que se rappeler avec frissons et colère les épouvantables tueries qui formèrent la base de tant de colonies aujourd’hui florissantes. Mais toutes les autres pages de l’Histoire ont également été écrites dans le sang et rien n’est plus stupide que les efforts entrepris aujourd’hui pour justifier l’impérialisme et toutes ses brutalités en se référant aux atrocités
de générations disparues depuis belle lurette. Il faut reconnaître que l’époque des expéditions de conquête est révolue, que l’on n’accepte au moins plus d’utiliser la force à l’encontre des peuples de race blanche. Quiconque souhaite contredire ce principe du droit politique mondial moderne, expression des idées libérales de l’époque des Lumières, se heurterait à toutes les autres nations du monde. Ce fut une erreur fatale que de vouloir entreprendre une nouvelle partition de la terre par le biais des canons et des cuirassés.

Les nations souffrant d’une surpopulation relative dans leur pays d’origine ne peuvent plus utiliser aujourd’hui les moyens de secours qui étaient communs au temps des migrations nationales. Elles doivent réclamer une liberté totale d’émigrer et d’immigrer et la libre circulation illimitée des capitaux. C’est uniquement de cette façon qu’elles peuvent parvenir à offrir des conditions économiques plus favorables à leurs nationaux.

Bien sûr, la lutte des nationalités contre l’État et le gouvernement ne peut pas complètement disparaître des territoires polyglottes. Mais elle perdra sa violence dans la mesure où les fonctions de l’État seront limitées et où la liberté individuelle sera étendue. Quiconque souhaite la paix entre les peuples doit combattre l’étatisme.

 

C. Les racines de l’impérialisme

 

Il est habituel de chercher les racines de l’impérialisme moderne dans le désir de territoires à peupler et de colonies à exploiter. Cette interprétation présente l’impérialisme comme une nécessité économique. Nous pouvons plus facilement voir que cette interprétation est insuffisante en étudiant la position du libéralisme sur ce même problème. Son mot d’ordre est la liberté de circulation ; il est en même temps opposé à toutes les conquêtes coloniales. La preuve que l’école libérale a fournie est irréfutable : le libre-échange et lui seul se justifie du point de vue purement économique, lui seul garantit le meilleur approvisionnement de tous, le plus fort rendement du travail aux coûts les plus faibles.

Ce dogme libéral ne peut pas être ébranlé, que ce soit en affirmant — affirmation sur la justesse de laquelle nous ne nous prononcerons pas — qu’il y a des peuples qui ne sont pas prêts à l’autonomie et qui ne le seront jamais. Ces races inférieures devraient à ce que l’on nous dit être gouvernées politiquement par les races supérieures, sans que leur liberté économique ne soit en aucune façon limitée de ce fait. C’est ainsi que les Anglais ont pendant longtemps interprété leur autorité en Inde, et que fut conçu l’État libre du Congo : la porte ouverte à l’activité économique de toutes les nations en libre concurrence avec à la fois les membres de la nation dominante et les indigènes. Que la pratique de la politique coloniale se soit écartée de cet idéal, qu’elle ait à nouveau, comme auparavant, considéré les indigènes uniquement comme un moyen et non comme une fin en soi, qu’elle ait exclu — surtout chez les Français, avec leur système d’assimilation en politique commerciale — des territoires coloniaux tous ceux qui n’appartenaient pas à la nation dominante, tout cela n’était qu’une conséquence des modes de pensée impérialistes. Mais d’où venaient-ils ?

Une justification individualiste à l’impérialisme peut également être trouvée. C’est celle fondée sur la situation des territoires comportant des populations mixtes. Dans ce cas les conséquences de l’application du principe démocratique devaient obligatoirement conduire par elles-mêmes à un nationalisme militant agressif. Les choses ne sont pas différentes dans les territoires vers lesquels se dirige aujourd’hui le flux de l’immigration. Le problème du mélange des langues y surgit sans cesse à nouveau, et le nationalisme impérialiste doit lui aussi surgir sans cesse à nouveau. Nous voyons ainsi de plus en plus d’efforts en Amérique et en Australie pour limiter l’immigration non désirée — de nationalité étrangère —, efforts qui devaient forcément se produire en raison de la crainte de devenir moins nombreux que les étrangers dans son propre pays, en même temps que montait la crainte que les immigrants d’une origine nationale étrangère ne puissent plus être pleinement assimilés.

Il n’y a pas de doute que ce fut le point à partir duquel commença la renaissance de la pensée impérialiste. De là l’esprit de l’impérialisme sapa peu à peu toute la structure intellectuelle du libéralisme, jusqu’à ce qu’il puisse également remplacer la base individualiste dont il était issu par une base collectiviste. L’idée libérale part de la liberté de l’individu, elle rejette toute autorité de certains sur d’autres ; elle ne connaît pas de peuples maîtres et de peuples soumis, tout comme dans la nation elle-même elle ne voit ni seigneurs ni serfs. Pour un impérialisme totalement développé l’individu n’a plus de valeur. Il n’a de valeur qu’en tant que membre du tout, qu’en tant que soldat d’une armée. Pour le libéral le nombre de co-nationaux n’est pas une question excessivement importante. Il en va autrement pour l’impérialisme. Ce dernier vise à la grandeur numérique de la nation. Pour faire des conquêtes et les conserver, il faut avoir le dessus militairement, et la puissance militaire dépend toujours du nombre des combattants à sa disposition. Atteindre et conserver une grande population devient ainsi un objectif spécial de la politique. Le démocrate s’efforce d’obtenir un État national unifié parce qu’il croit que telle est la volonté de la nation. L’impérialiste veut un État aussi grand que possible ; il ne se soucie pas de savoir si cela correspond aux souhaits des peuples[52].

L’État populaire impérialiste ne diffère guère de l’ancien État princier dans son interprétation de la souveraineté et de ses frontières. Comme ce dernier, il ne connaît pas d’autres limites à l’expansion de son autorité que celles que lui impose l’opposition d’une puissance de force égale. Même sa soif de conquêtes est illimitée. Il ne veut rien entendre du droit des peuples. S’il « a besoin » d’un territoire, il le prend tout simplement et, quand cela est possible, demande en outre aux peuples assujettis de trouver cela juste et raisonnable. Les peuples étrangers ne sont pas à ses yeux des sujets mais les objets de sa politique. Ils sont — tout à fait comme le pensait autrefois l’État princier — des accessoires du pays où ils vivent. On retrouve aussi par conséquent dans la façon de parler de l’impérialisme moderne des expressions que l’on croyait déjà oubliées. Les gens parlent à nouveau de frontières géographiques[53], de la nécessité d’utiliser un bout de terrain comme « zone tampon » ; les frontières des territoires sont à nouveau rendues régulières ; les territoires sont échangés et vendus pour de l’argent.

Ces doctrines impérialistes sont communes à tous les peuples d’aujourd’hui. Les Anglais, Français et Américains qui se sont mobilisés pour combattre l’impérialisme n’étaient pas moins impérialistes que les Allemands. Bien sûr, leur impérialisme différait de la variante allemande avant novembre 1918 sur un point important. Alors que les autres nations ne faisaient endurer leurs efforts impérialistes qu’aux peuples des régions tropicales et subtropicales et traitaient leurs propres peuples de race blanche conformément aux principes de la démocratie moderne, les Allemands, précisément à cause de leur position dans les territoires européens polyglottes, dirigeaient également leur politique impérialiste contre les peuples européens[54]. Les grandes puissances coloniales s’en sont tenues fermement au principe pacifiste et démocratique des nationalités en Europe et en Amérique et n’ont pratiqué l’impérialisme qu’à l’encontre des peuples africains et asiatiques. Elles ne sont donc pas entrées en conflit avec le principe des nationalités des peuples blancs, comme l’a fait le peuple allemand, qui même en Europe a cherché à pratiquer l’impérialisme partout.

Pour justifier l’application des principes impérialistes en Europe, la théorie allemande se vit obligée de combattre le principe des nationalités et de le remplacer par la doctrine de l’État unifié. On y dit que les petits États n’ont de nos jours plus aucune raison d’exister. On dit qu’ils sont trop petits et trop faibles pour former un territoire économique indépendant. On explique qu’ils doivent par conséquent nécessairement chercher à se rattacher à de plus grands États afin de former une « communauté économique et de tranchées » avec eux[55].

Si cela ne signifiait rien de plus que de dire que les petits États ne sont guère capables d’opposer une résistance suffisante à la soif de conquête de leurs voisins plus puissants, eh bien, on ne pourrait pas les contredire. De fait les petits États ne peuvent pas faire concurrence aux grands sur le champ de bataille si une guerre se produit entre eux et une grande puissance. Ils doivent alors succomber à moins qu’une aide ne leur soit fournie de l’extérieur. Cette aide manque rarement. Elle est assurée par les grands et les petits États, non pour des raisons de sympathie mais en fonction de leurs propres intérêts. Nous constatons en fait que les petits États se sont tout aussi bien maintenus pendant des siècles que les grandes puissances. Le déroulement de la [Première] Guerre mondiale montre que même de nos jours les petits États ne se révèlent pas toujours les plus faibles à la fin du conflit. Si l’on cherche à pousser par des menaces les petits États vers une association avec un État plus grand ou si on les oblige à se soumettre par la force des armes, eh bien, ce n’est nullement une preuve de l’affirmation que « le temps travaille contre la souveraineté des petits États »[56]. Cette proposition n’est ni moins vraie ni moins fausse aujourd’hui qu’à l’époque d’Alexandre le Grand, de Tamerlan ou de Napoléon. Les idées politiques des temps modernes permettent de considérer la survie d’un petit État comme mieux assurée de nos jours qu’aux siècles précédents. Que les Empires centraux aient remporté des victoires militaires sur un grand nombre de petits États au cours de la [Première] Guerre mondiale ne nous autorise pas le moins du monde à déclarer que « diriger un État à une petite échelle » est tout aussi démodé aujourd’hui que de diriger une usine sidérurgique de cette façon. Quand Renner, en se référant aux victoires militaires des troupes allemandes et autrichiennes face aux Serbes, pense qu’il peut écarter le principe des nationalités avec la phrase marxiste « les conditions matérielles d’existence d’un État s’insurgent contre les conditions immatérielles — contradiction entre les concepts qui conduit en pratique à un destin tragique pour le peuple et pour l’État »[57], il oublie de ce fait que la faiblesse militaire pouvait également être fatale aux petits États il y a des milliers d’années.

Affirmer que tous les petits États ont fait leur temps est également soutenu par Naumann, Renner et leurs partisans avec la remarque qui explique qu’un État doit au moins posséder un territoire suffisant pour assurer une économie autosuffisante. Il est déjà clair par ce qui a été dit plus tôt qu’il n’en est pas ainsi. Il ne peut nullement être question d’un test d’autosuffisance économique dans la formation des États à une époque où la division du travail englobe de vastes étendues de terres, des continents entiers et en fait le monde entier. Il importe peu que les habitants d’un État satisfassent directement ou indirectement leurs besoins par la production intérieure : ce qui compte est uniquement qu’ils puissent les satisfaire. Quand Renner confronta les diverses nations autrichiennes recherchant l’indépendance politique à la question de savoir où elles allaient alors obtenir tel ou tel article une fois détachées de l’ensemble de l’État austro-hongrois, c’était tout simplement absurde. Même quand la structure étatique était unifiée, elles n’obtenaient pas ces biens pour rien, mais uniquement contre une valeur proposée en retour, et cette valeur n’augmente pas quand la communauté politique a disparu. Cette objection n’aurait eu un sens que si nous vivions dans un temps où le commerce entre États était impossible.

La taille du territoire d’un État ne compte donc pas. C’est une autre question que de savoir si un État est viable quand sa population est réduite. Il faut il est vrai noter que les frais de nombreuses activités étatiques sont plus grands dans des petits États que dans des États plus grands. Les États nains, dont il existe encore un certain nombre en Europe, comme le Liechtenstein, Andorre et Monaco, ne peuvent organiser leurs tribunaux dans un système avec plusieurs niveaux de juridiction, par exemple, que s’ils s’associent à un État voisin. Il est clair qu’il serait financièrement totalement impossible à un tel État de mettre en place un système de tribunaux aussi complet que celui qu’offre un plus grand État à ses citoyens, par exemple en instaurant des cours d’appel. On peut dire que, de ce point de vue, les États comptant une population moins nombreuse que les unités administratives des États plus grands ne sont viables que dans des cas exceptionnels, à savoir seulement s’ils ont des populations particulièrement riches. Les États plus petits pour lesquels ces conditions préalables ne sont pas réunies devront, pour des raisons de finances étatiques, associer leurs administrations à un État voisin plus grand[58]. Des nations tellement peu nombreuses qu’elles ne satisfont pas ces conditions n’existent pas du tout ou ne peuvent pas exister, car le développement d’une langue normale indépendante présuppose, après tout, l’existence de plusieurs centaines de milliers de gens qui la parlent.

Quand Naumann, Renner et leurs nombreux disciples recommandaient aux petits peuples d’Europe de s’associer à une Europe centrale sous la direction de l’Allemagne, ils se méprenaient totalement sur l’essence de leur politique des tarifs protecteurs. Pour des raisons politiques et militaires, une alliance avec la nation allemande assurant l’indépendance à tous les participants pouvait être souhaitable pour les petites nations de l’Europe de l’Est et du Sud-Est. En aucun cas, toutefois, une alliance servant exclusivement les intérêts allemands ne pouvait leur apparaître la bienvenue. C’était pourtant la seule que les partisans de l’Europe centrale avaient en tête. Ils voulaient une alliance qui aurait permis à l’Allemagne de concurrencer militairement les grandes puissances mondiales à propos des possessions coloniales, et dont les avantages n’auraient pu profiter qu’à la nation allemande. Ils concevaient en outre l’Empire d’Europe centrale comme une communauté de tarifs protecteurs. C’est précisément cela, toutefois, dont toutes ces petites nations ne voulaient pas. Elles ne voulaient pas être de simples marchés pour les produits industriels allemands ; elles ne voulaient pas renoncer à développer les branches industrielles qui y avaient leur place et importer d’Allemagne des biens qui y étaient produits moins chers. On pensait que la hausse des prix des produits agricoles qui devait inévitablement se produire en raison de l’introduction dans le territoire tarifaire de l’Europe centrale attirerait, déjà à lui seul, les États à dominance agricole qu’on cherchait à faire entrer dans l’Empire de l’Europe centrale. On ne voyait cependant pas que cet argument ne pouvait avoir de l’effet que sur des personnes sans connaissances économiques. On ne peut nier que la Roumanie, par exemple, aurait connu une hausse des prix des produits agricoles en rejoignant l’union douanière germano-austro-hongroise. Mais on oubliait que le prix des produits industriels aurait monté, d’un autre côté, car la Roumanie aurait dû payer les prix allemands intérieurs plus élevés, par rapport aux prix moins élevés du marché mondial qu’elle paie en ne rentrant pas dans une union douanière avec l’Allemagne. Ce qu’elle aurait perdu en participant à l’union douanière allemande aurait été bien plus important que ce qu’elle y aurait gagné. À présent la Roumanie est un pays relativement sous-peuplé ou au moins non surpeuplé, ce qui veut dire que la majeure partie de ses biens d’exportation peuvent être exportés actuellement et dans le futur prévisible sans dumping. La Roumanie n’a pas d’entreprises dans le secteur primaire et seulement quelques-unes dans des industries dont la localisation ne serait pas naturelle. La situation est différente pour l’Allemagne, qui, précisément dans les branches de production les plus importantes, produit dans des conditions moins favorables que les pays étrangers.

Le mode de pensée impérialiste, qui est mis en avant en affirmant que l’on aide le développement de l’économie moderne à trouver sa juste condition, adhère en réalité à l’économie du troc et aux préjugés féodaux. À l’époque de l’économie mondiale il n’y a franchement aucun sens à présenter la demande d’une création de grands territoires vivant en autarcie économique comme une exigence économique. En temps de paix il est indifférent de produire des denrées alimentaires et des matières premières dans son propre pays ou, si cela semble plus économique, de les obtenir de l’étranger en échange d’autres articles que l’on a produits. Quand un prince médiéval faisait l’acquisition d’un bout de terre où l’on exploitait une mine d’or, il avait le droit de dire que la mine était à lui. Mais si un État moderne annexe une propriété minière, ces mines ne sont pas pour autant devenues celles de ses citoyens. Ces derniers doivent acheter leurs produits en offrant les fruits de leur propre travail tout comme auparavant, et le fait que des changements se soient produits dans l’ordre politique ne veut rien dire pour eux. Si le prince est heureux de l’annexion d’une nouvelle province, s’il est fier de la taille de son domaine, c’est immédiatement compréhensible. Si, au contraire, l’homme ordinaire est heureux que « notre » domaine se soit agrandi, que « nous » ayons acquis une nouvelle province, eh bien, c’est une joie que ne vient pas de la satisfaction de besoins économiques.

En politique économique, l’impérialisme ne convient nullement au stade du développement économique mondial atteint en 1914. Quand les Huns ont dévasté l’Europe par le pillage et l’incendie, ils nuisaient à leurs ennemis en détruisant ce qu’ils laissaient derrière eux, mais ne se nuisaient pas à eux-mêmes. Mais quand les troupes allemandes ont détruit les usines et les mines de charbon, elles ont également réduit l’approvisionnement du consommateur allemand. Tous ceux qui participent aux transactions économiques seront touchés par le fait que le charbon et divers biens manufacturés ne pourront être produits à l’avenir qu’en quantités plus faibles ou uniquement à des coûts plus élevés.

Une fois ce point reconnu, seul l’argument militaire peut être invoqué en faveur de la politique d’expansion nationale. La nation doit être nombreuse pour fournir de nombreux soldats. Et des soldats sont nécessaires pour acquérir des terres sur lesquelles on pourra élever des soldats. Voilà le cercle auquel n’échappe pas le mode de pensée impérialiste.

 

D. Le pacifisme

 

Les rêveurs et les humanitaristes ont depuis longtemps fait campagne en faveur de l’idée d’une paix universelle et éternelle. Après la misère et la détresse infligées par les guerres aux individus et aux peuples, survint un désir profond d’une paix qui ne devrait plus jamais être à nouveau perturbée. Les utopistes ont dépeint les avantages de l’absence de guerre avec les couleurs les plus magnifiques et ont demandé aux États de s’unir dans une alliance durable et comprenant le monde entier en faveur de la paix. Ils en appellent à la hauteur d’âme des empereurs et des rois ; ils se réfèrent aux commandements divins et promettent une gloire éternelle, dépassant même de loin celle des grands héros de guerre, à quiconque voudrait réaliser leurs idéaux.

L’Histoire a oublié ces propositions de paix dans son programme. Elles n’ont jamais été autre chose que des curiosités littéraires que personne n’a jamais pris au sérieux. Les puissants n’ont jamais songé à renoncer à leur pouvoir ; il ne leur est jamais venu à l’esprit de subordonner leurs intérêts à ceux de l’humanité, comme le demandaient les rêveurs naïfs.

Cet ancien pacifisme était inspiré par des considérations générales humanitaires, par l’horreur des effusions de sang. Il faut juger tout à fait différemment le pacifisme de la philosophie des Lumières, du droit naturel, du libéralisme économique et de la démocratie politique, cultivé depuis le XVIIIe siècle. Ce dernier ne provient pas d’une opinion demandant à l’individu et à l’État de renoncer à la poursuite de leurs intérêts terrestres en vue de la renommée ou dans l’espoir d’une récompense dans l’au-delà. Il ne constitue pas non plus un postulat distinct sans lien organique avec les autres exigences morales. Au contraire, ce pacifisme est une conséquence logiquement nécessaire de tout l’édifice de la vie sociale. Celui qui rejette, du point de vue utilitariste, la domination de certains sur d’autres et qui réclame pour les individus et les peuples un droit complet à l’autodétermination refuse également de ce fait la guerre. Celui qui a fait de l’harmonie des intérêts bien compris de toutes les couches d’une nation et de toutes les nations entre elles la base de sa vision du monde ne peut plus trouver de fondement rationnel à la guerre. Celui auquel même les tarifs protecteurs et les interdictions d’exercer une profession apparaissent comme des mesures néfastes à tous peut encore moins comprendre que l’on puisse considérer la guerre comme autre chose qu’une entreprise de destruction et d’annihilation, bref comme un mal qui frappe tout le monde, vainqueurs comme vaincus. Le pacifisme libéral exige la paix parce qu’il considère la guerre comme inutile. C’est une idée que l’on ne peut comprendre que du point de vue de la doctrine du libre-échange telle qu’elle fut développée dans la théorie classique de Hume, Smith et Ricardo. Celui qui veut préparer une paix durable doit, comme Bentham, être libre-échangiste et démocrate, œuvrer fermement à éliminer toute domination politique par la mère patrie dans les colonies et se battre pour la pleine liberté de circulation des personnes et des biens[59]. Telles sont les conditions préalables à la paix éternelle, il n’y en a pas d’autres. Si l’on veut faire la paix, il faut écarter la possibilité de conflits entre les peuples. Seules les idées libérales et démocratiques ont le pouvoir de l’accomplir[60]. Mais dès que l’on abandonne ce point de vue, il n’est plus possible d’opposer un argument valable à la guerre et au conflit. Si l’on pense qu’il existe des antagonismes de classe irrémédiables entre les couches de la société et qu’il est impossible de les résoudre en dehors de la victoire par la force d’une classe sur les autres, s’il l’on croit qu’il ne peut y avoir de contacts entre les diverses nations autres que ceux où l’une gagne ce que l’autre perd, il faut alors bien entendu admettre que les révolutions intérieures et les guerres internationales ne peuvent être évitées. Le socialiste marxiste rejette la guerre internationale parce que les ennemis sont pour lui les classes possédantes de sa propre nation et non les autres nations. L’impérialiste nationaliste rejette la révolution parce qu’il est convaincu de la solidarité d’intérêts de toutes les couches de sa nation dans la lutte contre l’ennemi étranger. Ni l’un ni l’autre ne sont des adversaires de l’intervention armée, ni l’un ni l’autre ne sont des adversaires des bains de sang comme le sont les libéraux, qui n’approuvent que la guerre défensive. Rien n’est par conséquent de plus mauvais goût pour un socialiste marxiste que de fulminer contre la guerre, rien n’est de plus mauvais goût pour un chauvin que de fulminer contre la révolution, quand cela se fait pour des considérations philanthropiques se souciant du sang innocent versé à cette occasion. Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?[61]

Le libéralisme ne s’oppose pas à la guerre agressive pour des raisons philanthropiques mais pour des questions d’utilité. Il s’y oppose parce qu’il considère la victoire comme nocive et ne souhaite aucune conquête parce qu’il la considère comme un moyen non adapté à la réalisation des buts ultimes qu’il poursuit. Ce n’est pas par la guerre et la victoire, mais uniquement par le travail qu’une nation peut créer les conditions nécessaires au bien-être de ses membres. Les nations conquérantes finissent par échouer, soit parce qu’elles sont vaincues par des nations plus fortes, soit parce que la classe dirigeante est culturellement ensevelie par ses sujets. Les peuples germaniques ont déjà autrefois conquis le monde, et pourtant ils ont fini par perdre. Les Ostrogoths et les Vandales disparurent lors des combats, les Wisigoths, les Francs et les Lombards, les Normands et les Vikings furent victorieux dans la bataille mais furent culturellement vaincus par leurs sujets : eux, les vainqueurs, adoptèrent la langue des vaincus et furent absorbés en leur sein. Tel est l’une des deux destinées de tous les peuples dominateurs. Les seigneurs disparaissent, les paysans restent ; comme le dit le chœur de l’Épouse de Méssine : « Les conquérants étrangers vont et viennent ; nous obéissons mais restons en place. » À long terme le glaive se révèle ne pas être le moyen le plus adapté pour obtenir la large dissémination d’un peuple. Telle est « l’impuissance de la victoire » dont parle Hegel[62]. [63]

Le pacifisme philanthropique veut abolir la guerre sans se soucier des causes de celle-ci.

On a proposé de régler les litiges entre nations par le biais de tribunaux d’arbitrage. De même que l’auto-défense n’est plus permise dans les rapports entre individus et qu’à l’exception de cas exceptionnels seule la personne ayant subi un dommage a le droit d’avoir recours aux tribunaux, les choses devraient également se passer ainsi entre les nations. Dans ce cas aussi la force devrait céder le pas à la loi. Cela suppose qu’il n’est pas plus difficile de trancher pacifiquement un litige entre des nations que ce ne l’est entre des individus membres d’une même nation. Il faudrait rapprocher les adversaires de ce règlement des conflits entre nations des seigneurs et des combattants féodaux, qui s’opposèrent eux aussi autant qu’ils le purent à la juridiction de l’État. Une telle résistance devrait être simplement supprimée. Si cela avait déjà été fait il y a quelques années, la [Première] Guerre mondiale et toutes ses tristes conséquences auraient pu être évitées. D’autres avocats de l’arbitrage entre États ont des exigences moins fortes. Ils ne souhaitent pas introduire de manière obligatoire l’arbitrage, au moins dans le futur immédiat, pour tous les litiges mais uniquement pour ceux qui ne concernent ni l’honneur ni les questions de survie des nations, c’est-à-dire uniquement pour les cas les moins importants, alors que pour les autres l’ancien mode de décision qu’est le champ de bataille serait maintenu.

C’est une illusion que de croire que le nombre des guerres pourrait être réduit de cette façon. Depuis déjà des décennies les guerres ne sont plus possibles que pour des motifs importants. Il est inutile de le confirmer en citant des exemples historiques ou même une longue explication. Les États princiers déclenchaient la guerre aussi souvent que le réclamaient les intérêts des princes cherchant à étendre leur pouvoir. Dans le calcul du prince et de ses conseillers, la guerre n’était qu’un moyen comme un autre, détaché de toute considération sentimentale pour les vies humaines qu’elle mettait en jeu. Ils pesaient froidement les avantages et les inconvénients de l’intervention militaire comme un joueur d’échecs qui réfléchit à son coup. La route des rois passait sur les cadavres, au sens littéral du terme. Les guerres n’étaient pas déclenchées pour des « raisons futiles », comme les gens ont l’habitude de dire. La cause de la guerre était toujours la même : l’appétit de pouvoir des princes. Ce qui apparaissait superficiellement comme la cause de la guerre n’était qu’un prétexte. (Souvenez-vous, par exemple, des Guerres de Silésie de Frédéric le Grand). L’ère de la démocratie ne connaît plus de guerres de cabinet. Même les trois puissances impériales européennes, qui furent les dernières représentantes de la vieille conception absolutiste de l’État, n’avaient plus depuis longtemps déjà la puissance pour déclencher de telles guerres. L’opposition démocratique intérieure était déjà trop forte pour le permettre. Depuis que le triomphe de la conception libérale de l’État a mis le principe des nationalités sur le devant de la scène, les guerres ne sont plus possibles que pour des raisons nationales. Cela ne put être changé ni par le fait que le libéralisme fut mis sérieusement en péril par les progrès du socialisme, ni par le fait que les vieilles puissances militaires conservaient encore leur hégémonie en Europe centrale et orientale. Que l’on ne puisse plus revenir en arrière sur ce point est un succès pour la pensée libérale et ceux qui insultent le libéralisme et les Lumières ne devraient pas l’oublier.

Que la procédure d’arbitrage doive être choisie pour régler les litiges moins importants entre les nations ou que l’on laisse des négociations entre parties concernées en venir à bout est une question qui nous intéresse moins, aussi importante soit-elle par ailleurs. Il convient seulement de noter que tous les traités d’arbitrage débattus au cours des dernières années semblent ne convenir que pour régler des questions moins importantes et que jusqu’à présent toutes les tentatives d’étendre la portée de l’arbitrage international ont échoué.

Si l’on prétend que véritablement tous les litiges entre les peuples peuvent être réglés par des tribunaux d’arbitrage, de sorte que la guerre en tant que moyen de décision puisse être totalement éliminée, alors il faut remarquer que toute administration judiciaire suppose tout d’abord l’existence d’un droit universellement reconnu et ensuite la possibilité d’appliquer les articles de loi aux cas individuels. Aucune de ces deux hypothèses ne vaut pour les conflits entre nations dont nous parlons. Toutes les tentatives de créer un véritable droit international, grâce auquel on pourrait trancher les litiges entres les nations, ont échoué. Il y a une centaine d’années la Sainte Alliance essaya d’élever le principe de légitimité en droit international. Les possessions des princes du moment devaient être protégées et assurées à la fois contre les autres princes et aussi, conformément aux idées politiques de l’époque, contre les réclamations des sujets révolutionnaires. Les causes de l’échec de cette tentative n’ont pas besoin d’être recherchées pendant longtemps tant elles sont évidentes. Et pourtant les gens semblent aujourd’hui enclins à renouveler encore une fois la même tentative en créant une nouvelle Sainte Alliance sous la forme de la Société des Nations de Wilson. Le fait que ce ne sont plus les princes mais les nations qui cherchent à assurer leurs possessions actuelles, est une différence qui ne modifie pas l’essence du problème. Le point crucial est que ces possessions sont assurées. Il s’agit, comme il y a cent ans, d’une partition du monde qui prétend être éternelle et dernière. Elle ne durera toutefois pas plus que la précédente et apportera, tout comme elle, sang et misère à l’humanité.

Alors que le principe de légitimité tel que le comprenait la Sainte Alliance était déjà ébranlé, le libéralisme proclama un nouveau principe en vue de réglementer les relations internationales. Le principe des nationalités semblait signifier la fin de tous les conflits entre les nations ; il devait être la norme suivant laquelle tout litige devait être pacifiquement résolu. La Société des Nations de Versailles adopte également ce principe, même si ce n’est que pour les nations européennes. Pourtant, il oublie en cela que l’application de ce principe là où des peuples différents vivent ensemble de manière entremêlée ne fait qu’attiser davantage les conflits entre les peuples. Il est encore plus grave que la Société des Nations ne reconnaisse pas la liberté de circulation des hommes, que les États-Unis et l’Australie aient encore le droit d’empêcher l’arrivée d’immigrants non souhaités. Une telle Société des Nations dure aussi longtemps qu’elle a le pouvoir de résister face à ses adversaires, son autorité et l’efficacité de ses principes sont basées sur la force, devant laquelle les désavantagés doivent céder mais qu’ils ne reconnaîtront jamais comme juste. Les Allemands, les Italiens, les Tchèques, les Japonais, les Chinois et d’autres ne pourront jamais considérer comme juste que l’incommensurable richesse en terres de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de l’Est de l’Inde demeure la propriété exclusive de la nation anglo-saxonne, ni que les Français aient le droit de clôturer des millions de kilomètres carrés des meilleures terres comme un jardin privé.

La doctrine socialiste espère instaurer la paix éternelle en réalisant le socialisme. « Les migrations d’individus, dit Otto Bauer, qui sont dominées par les lois aveugles et en vigueur de la concurrence capitaliste et qui sont presque exemptes de toute décision délibérée cesseront alors. Une réglementation réfléchie des migrations par la communauté socialiste les remplacera. Elle conduira les immigrants là où un plus grand nombre de travailleurs accroît la productivité du travail ; elle amènera à émigrer une partie de la population habitant des terres offrant un rendement décroissant pour un nombre d’individus en augmentation. L’émigration et l’immigration étant ainsi réglementées de façon consciente par la société, la maîtrise des frontières linguistiques sera pour la première fois dans les mains de chaque nation. Dès lors, les migrations sociales contraires à la volonté de la nation ne pourront plus violer de manière répétitive le principe des nationalités. » [64] Nous pouvons imaginer la mise en œuvre du socialisme de deux façons. Premièrement, dans sa plus parfaite application, avec un État socialiste mondial, avec un socialisme mondial unifié. Dans un tel État l’administration responsable du contrôle général de la production déterminera le lieu de chaque unité de production et réglementera donc aussi les migrations des travailleurs, accomplissant ainsi les mêmes tâches que la concurrence des producteurs dans une économie libre — qui n’a jusqu’ici pas été implantée, même de manière approchée. Cette administration déplacera les travailleurs des territoires offrant des conditions de production défavorables vers ceux proposant de meilleures conditions. Dès lors, toutefois, les problèmes de nationalité surgiront encore dans la communauté socialiste mondiale. Si la filature et la production de fer doivent être diminuées en Allemagne et augmentées aux États-Unis, alors les travailleurs allemands devront être redéployés sur le territoire anglo-saxon. Ce sont précisément ces redéploiements qui, comme le dit Bauer, violent sans cesse le principe des nationalités face à la volonté de la nation ; mais ils ne le violent pas que dans l’ordre économique capitaliste, comme il le pense, ils le violent tout autant dans l’ordre socialiste. Qu’ils soient gouvernés par l’ordre économique libéral des lois « aveugles » de la concurrence capitaliste alors qu’ils sont « délibérément » réglementés par la société dans une communauté socialiste est accessoire. Si la réglementation intentionnelle des migrations des travailleurs est faite selon le point de vue rationnel de la pure efficacité économique — ce que bien sûr Bauer lui aussi, et avec lui tout marxiste, considère comme acquis — alors cela doit conduire au même résultat que celui auquel mène la libre concurrence, à savoir que les travailleurs sont envoyés, sans égard aux conditions nationales de peuplement héritées de l’Histoire, vers les lieux où ils sont nécessaires afin de permettre une exploitation dans les meilleures conditions de production. Or c’est là que réside la racine de toutes les frictions nationales. Supposer que les migrations de travailleurs traversant les frontières des territoires nationaux ne conduiraient pas à des conflits similaires dans une communauté socialiste et dans une communauté libre constituerait bien entendu une façon de penser franchement utopique. Si l’on veut bien cependant concevoir la communauté socialiste comme non démocratique, alors une telle hypothèse est acceptable ; car, comme nous l’avons vu, toutes les frictions nationales arrivent tout d’abord dans le cadre de la démocratie. Le socialisme, considéré comme un empire mondial de servitude généralisée pour tous les peuples, apporterait aussi, il faut le reconnaître, la paix nationale.

La mise en œuvre du socialisme est toutefois également envisageable sous une forme autre qu’un État mondial. Nous pouvons imaginer un ensemble de systèmes politiques socialistes indépendants — peut-être des États unifiés au plan national — existant côte à côte sans qu’il y ait une gestion commune de la production mondiale. Les communautés individuelles, qui possèdent alors les moyens de production naturels et produits de leur territoire, ne seraient liés entre elles que par le biais de l’échange de biens. Dans un socialisme de ce type les antagonismes nationaux non seulement ne seraient pas rendus plus légers par rapport à la situation prévalant dans l’ordre économique libéral, mais ils seraient encore considérablement renforcés. Le problème des migrations ne perdrait rien de sa capacité à engendrer des conflits entre les peuples. Les États individuels ne se fermeraient peut-être pas totalement à l’immigration, mais ils ne permettraient pas aux immigrants d’acquérir un statut de résident ni une pleine part des fruits de la production nationale. Une espèce de système de travailleur-migrant international se mettrait en place. Comme chacune de ces communautés socialistes aurait à sa disposition les ressources naturelles découvertes sur son territoire, de sorte que le revenu de ses résidents serait différents — plus grand pour certaines nations, plus faible pour d’autres — les gens s’opposeraient à l’arrivée d’éléments de nationalité étrangère, ne serait-ce que pour cette raison. Dans l’ordre économique libéral, il est possible aux membres de toutes les nations de devenir propriétaires des moyens de production du monde entier, de sorte que par exemple les Allemands peuvent s’assurer une part des ressources du sol indien et que d’un autre côté le capital allemand peut partir pour l’Inde afin d’y aider à l’exploitation des conditions de production plus favorables qui s’y trouvent. Dans une société dirigée suivant un mode socialiste cet état de choses ne serait pas possible car la souveraineté politique et l’exploitation économique y coïncident. Les peuples européens seraient exclus de la propriété dans les continents étrangers. Ils devraient endurer avec calme le fait que les richesses incommensurables des territoires outremer ne bénéficient qu’aux indigènes et devraient regarder comment une partie de ces richesses terriennes resterait inexploitée par manque de capital.

Tout pacifisme non fondé sur un ordre économique libéral bâti sur la propriété privée des moyens de production demeure utopique. Quiconque désire la paix entre les nations doit chercher à limiter le plus sévèrement l’État et son influence.

Ce n’est pas par hasard que les idées de bases de l’impérialisme moderne peuvent déjà être trouvées dans les écrits de deux pères du socialisme allemand et du socialisme moderne en général, à savoir dans les ouvrages d’Engels et de Rodbertus. Dans la perspective étatiste d’un socialiste, il semble évident qu’un État ne doive pas, en raison de nécessités géographiques et commerciales, se laisser couper de la mer[65]. La question de l’accès à la mer, qui a toujours orienté la politique russe de conquête en Europe et en Asie, qui a dominé le comportement des États allemand et autrichien à propos de Trieste et celui de l’État hongrois au sujet des Slaves du Sud, et qui a conduit aux abominables théories du « corridor » pour lesquelles les gens voulaient sacrifier la ville allemande de Dantzig, n’existe pas du tout pour le libéral. Ce dernier ne peut pas comprendre comment des personnes peuvent être utilisées comme « corridor », car il adopte dès le départ la position que les personnes et les peuples ne doivent jamais servir de moyens mais doivent toujours être considérés comme des fins, et parce qu’il n’envisage jamais les personnes comme des dépendances de la terre sur laquelle ils habitent. Le libre-échangiste, qui défend la liberté totale de circulation, ne peut pas comprendre quel type d’avantage un peuple retire du fait de pouvoir envoyer ses biens d’exportation vers la côte du territoire de son propre État. Si la vieille Russie du tsarisme avait acquis un port de mer norvégien ainsi qu’un corridor traversant la Scandinavie jusqu’à ce port, elle n’aurait pas de ce fait raccourci la distance séparant les régions de l’intérieur de la Russie de la mer. Ce que l’économie russe ressent comme un handicap vient de ce que les sites de production russes sont très éloignés de la mer et ne disposent donc pas des avantages de transport qu’offre le fret sur les océans. Mais rien de tout cela ne serait changé par l’acquisition d’un port de mer scandinave ; si le libre-échange a cours, il importe peu que les ports les plus proches soient administrés par des employés russes ou par d’autres. L’impérialisme a besoin de ports de mer parce qu’il a besoin de stations navales et parce qu’il veut mener des guerres économiques. Il en a besoin non pour les utiliser mais pour en exclure les autres. L’économie non étatiste du commerce libre de toute intervention de l’État n’accepte pas ce raisonnement.

Rodbertus et Engels s’opposent tous les deux aux demandes politiques des peuples non allemands de l’Autriche. Les Allemands et les Magyars, à l’époque où les grandes monarchies devinrent véritablement une nécessité historique en Europe, « rassemblèrent toutes ces petites nations attardées et impuissantes en un grand empire et leur permirent de prendre part au développement historique auquel, laissées à elles-mêmes, elles seraient restées étrangères », et Engels reproche aux panslavistes de ne pas l’avoir compris. Il admet qu’un tel empire ne pourrait exister « sans écraser par la force de nombreuses petites fleurs délicates d’une nation. Mais sans la force et une impitoyable volonté de fer, rien ne peut être accompli dans l’Histoire ; et si Alexandre, César et Napoléon avaient eu la même capacité de compassion auquel le panslavisme fait appel actuellement en faveur de ses partisans décadents, que serait-il advenu de l’Histoire ! Les Perses, les Celtes et les Chrétiens allemands ne valent-ils pas les Tchèques et les peuples d’Ogulin et du Sereth ? » [66] Ces phrases auraient parfaitement pu émaner d’un auteur pangermaniste ou, mutatis mutandis, d’un chauvin tchèque ou polonais. Engels continue alors : « Désormais, cependant, suite aux grands progrès de l’industrie, du commerce et des communications, la centralisation politique est devenue un besoin bien plus pressant qu’aux quinzième et seizième siècles. Ce qu’il reste à centraliser devient centralisé. Et les panslavistes arrivent maintenant et réclament que nous "libérions" ces Slaves à moitié germanisés, que nous défaisions une centralisation imposée à ces Slaves par tous leurs intérêts matériels ? » Au fond ce n’est rien d’autre que la doctrine de Renner sur la tendance à la concentration de la vie politique et sur la nécessité économique d’un État multinational. Nous voyons que les marxistes orthodoxes étaient injustes à l’égard de Renner en l’accusant d’hérésie sous forme de « révisionnisme ».

La route vers la paix éternelle ne conduit pas à renforcer l’État et le pouvoir central, comme le socialisme cherche à le faire. Plus la portée que l’État revendique dans la vie de l’individu est grande et plus la politique devient importante pour lui, et plus on crée de régions de friction dans les territoires aux populations mélangées. Limiter le pouvoir de l’État à un minimum, ainsi que le recherche le libéralisme, adouciraient considérablement les antagonismes entre les nations vivant côte à côte sur le même territoire. La seule véritable autonomie nationale est la liberté de l’individu face à l’État et à la société. « L’étatisation » de la vie et de l’économie conduit nécessairement à la lutte des nations.

Une liberté de circulation totale des biens et des personnes, la protection la plus complète de la propriété et la liberté de chaque individu, le retrait de la contrainte étatique dans le système scolaire, bref l’application la plus exhaustive et la plus exacte des idées de 1789, sont les conditions préalables à la paix. Si les guerres cessent, « alors la paix proviendra des facultés intérieures des êtres, et les hommes, et surtout les hommes libres, seront devenus pacifiques. » [67]

Nous n’avons jamais été plus éloignés de cet idéal qu’aujourd’hui.

 

3. — De l’histoire de la démocratie allemande

 

A. La Prusse

 

L’un des phénomènes les plus notables de l’histoire des cent dernières années est que les idées politiques modernes de liberté et d’autonomie n’ont pas pu l’emporter au sein du peuple allemand, alors qu’elles ont exercé leur influence presque partout ailleurs sur la terre. Partout la démocratie a pu venir à bout du vieil État princier, partout les forces révolutionnaires ont triomphé. Ce n’est précisément qu’en Allemagne et en Autriche — et également en Russie — que la révolution démocratique a toujours été vaincue. Alors que toutes les nations d’Europe et d’Amérique ont connu une période libérale en ce qui concerne la politique constitutionnelle et économique, le libéralisme n’a obtenu que de maigres succès en Allemagne et en Autriche. Dans le domaine politique, le vieil État princier, représenté dans sa forme la plus pure par la Prusse de Frédéric le Grand, dut certes faire certaines concessions, mais il fut loin de se transformer en monarchie parlementaire comme, par exemple, en Angleterre ou en Italie. Les grands mouvements politiques du XIXe siècle eurent pour résultat la naissance de l’État autoritaire.

L’État démocratique, tel que nous pouvons le voir presque partout depuis le début du XXe siècle, repose sur l’identité des dirigeants et des dirigés, de l’État et du peuple. Aucun gouvernement opposé à la majorité du peuple n’y est possible. Gouvernement et gouvernés, État et peuple sont une seule et même chose. Il n’en va pas ainsi dans l’État autoritaire. Dans ce dernier il y a d’une part les éléments garants de la préservation de l’État, qui se considèrent comme représentant, eux et eux seuls, l’État ; le gouvernement est issu de ces gens et s’identifie à eux. D’autre part il y a le peuple, qui n’apparaît que comme un objet, et non un sujet, des actions gouvernementales, qui s’adresse à l’État parfois en implorant, parfois en revendiquant, mais qui ne s’identifie jamais à lui. Cette opposition trouve sa forme la plus parlante dans l’ancienne langue parlementaire autrichienne qui distinguait les « besoins de l’État » des « besoins du peuple ». Ils étaient censés représenter ce que l’État pour les premiers, et le peuple pour les seconds, cherchait à obtenir des dépenses budgétaires, et les députés essayaient très soigneusement de compenser ce qu’ils octroyaient aux besoins de l’État en octroyant l’équivalent aux besoins du peuple — qui représentaient parfois en réalité les besoins de partis politiques particuliers, voire de certains députés. Ces oppositions n’auraient jamais pu être comprises par un politicien anglais ou français : celui-ci aurait été incapable de comprendre comment quelque chose pourrait être nécessaire à l’État sans être en même temps nécessaire au peuple, et vice versa.

La distinction entre les autorités et le peuple, qui caractérise l’État autoritaire, n’est pas vraiment identique à celle entre le prince et le peuple, qui caractérise l’État princier. Elle est encore moins identique à la distinction entre le prince et les trois états du vieux système féodal. Toutefois, dans leurs différences avec l’État démocratique moderne et son unité fondamentale du gouvernement et du peuple, toutes ces formes d’État duales partagent une caractéristique commune.

Les tentatives n’ont pas manqué pour expliquer l’origine et la base de cette particularité de l’histoire allemande. Les auteurs qui croyaient comprendre l’État autoritaire comme l’émanation d’un certain type d’esprit allemand se sont facilité la tâche et ont cherché à décrire l’État démocratique national comme « non allemand », comme inadapté à l’âme allemande[68]. Puis, à nouveau, on a essayé de trouver une explication à la situation politique particulière de l’Allemagne. Un État qui semble mis en danger par des ennemis extérieurs comme l’État allemand était supposé l’être ne peut pas, disait-on, tolérer une constitution tournée vers la liberté à l’intérieur de ses frontières. « Le degré de liberté politique acceptable dans les institutions gouvernementales doit raisonnablement être inversement proportionnel à la pression politico-militaire exercée aux frontières de l’État. » [69] On concèdera sans histoires qu’un lien profond doive exister entre la situation politique et la constitution d’un peuple. Mais il est stupéfiant que les efforts entrepris pour expliquer la situation constitutionnelle ont uniquement porté sur la situation de la politique étrangère et non aussi sur celle de la politique intérieure. C’est la procédure inverse qui sera adoptée dans la suite du présent exposé. Nous y essaierons d’expliquer la spécificité tant débattue de la vie constitutionnelle allemande par la situation politique intérieure, à savoir par la situation des Allemands de Prusse et d’Autriche dans les territoires polyglottes.

Quand les sujets des princes allemands commencèrent à se réveiller d’un sommeil politique de plusieurs siècles, ils trouvèrent leur patrie déchirée en lambeaux, divisée en domaines héréditaires entre un certain nombre de familles dont l’impuissance extérieure était piètrement masquée par une impitoyable tyrannie intérieure. Seuls deux princes territoriaux étaient assez forts pour tenir debout, leur puissance ne provenant toutefois pas de leur situation en Allemagne mais de leurs possessions hors de l’Allemagne. Pour l’Autriche cette affirmation n’a pas besoin d’être davantage justifiée, le fait n’ayant jamais été contesté. Il en allait différemment pour la Prusse. On oublie couramment que la situation de la Prusse en Allemagne et en Europe fut toujours incertaine jusqu’à ce que les Hohenzollern réussissent à construire un grand État territorial contigu, tout d’abord en annexant la Silésie, qui était à l’époque à moitié slave, puis en acquérant la Posnanie et la Prusse occidentale. Les actions de la Prusse sur lesquelles reposait son pouvoir — sa participation à la victoire sur le système napoléonien, l’écrasement de la révolution de 1848 et la guerre de 1866 — sont précisément celles qui n’auraient pas pu être accomplies sans les sujets non allemands de ses provinces orientales. Même l’acquisition de terres allemandes obtenues par les luttes menées de 1813 à 1866 avec l’aide de ses sujets non allemands ne déplaça pas le centre de gravité de l’État prussien de l’Est vers l’Ouest. Pourtant, comme auparavant, la conservation intégrale de ses possessions à l’Est de l’Elbe demeurait une condition de l’existence de la Prusse.

La pensée politique de l’esprit allemand, qui devenait lentement mûre pour la vie publique, ne pouvait prendre modèle sur aucun des États du sol allemand. Ce que le patriote allemand voyait devant lui n’était que les ruines de l’ancienne magnificence impériale et l’administration scandaleuse et négligée des petits princes allemands. La route vers l’État allemand devait impliquer le renversement de ces petits despotes. Tout le monde était d’accord sur ce point. Toutefois, que devait-il arriver aux deux puissances allemandes ?

La difficulté inhérente au problème peut être mieux comprise par une comparaison avec l’Italie. Les conditions en Italie étaient similaires à celles de l’Allemagne. Un certain nombre de petits princes
et la grande puissance autrichienne bloquaient l’État national moderne. Les Italiens se seraient débarrassés rapidement des premiers mais jamais — seuls — de la seconde. Et non seulement l’Autriche restait fermement liée à une grande partie de l’Italie de manière directe, mais elle protégeait également la souveraineté des princes des territoires restants. Sans l’intervention autrichienne, Joachim Murat ou le Général Pepe auraient probablement depuis longtemps mis en place un État national italien. Mais les Italiens durent attendre que les rapports entre l’Autriche et les autres puissances lui donnent l’occasion d’atteindre leur objectif. L’Italie doit sa liberté et son unité à
l’aide française et prussienne, et aussi dans un certain sens à l’aide anglaise. Pour rattacher le Trentin au royaume italien, il fallut également l’aide du monde entier. Les Italiens eux-mêmes perdirent toutes les batailles contre l’Autriche.

En Allemagne, la situation était différente. Comment le peuple allemand allait-il réussir à vaincre l’Autriche et la Prusse, les deux puissantes monarchies militaires ? On ne pouvait pas compter sur une aide étrangère comme celle fournie à l’Italie. La solution la plus naturelle aurait probablement été pour les Allemands de Prusse et d’Autriche de se battre en faveur d’une Allemagne unie. Si les Allemands, qui étaient très largement majoritaires dans l’armée prussienne et qui représentaient l’élément le plus important de l’armée autrichienne, avaient suivi le chemin que les Hongrois avaient emprunté en 1849, il serait sorti des confusions de la révolution de 1848 un Empire allemand libre et uni de l’Estch à la Belt[70]. Les éléments non allemands des armées autrichienne et prussienne auraient difficilement pu offrir une résistance victorieuse à l’assaut de tout le peuple allemand.

Les Allemands de l’Autriche et de la Prusse, cependant, étaient également des adversaires ou au moins des partisans peu fervents des aspirations à l’unité allemande — et c’est ce point qui fut décisif. Les efforts des membres de l’Église de Saint Paul connurent le naufrage, non, comme le prétend la légende, en raison d’idées doctrinaires, d’idéalisme ou d’ignorance professionnelle des chemins de ce monde, mais plutôt parce que la majorité des Allemands ne soutenaient la cause de la nation allemande qu’à moitié. Ce qu’ils voulaient, ce n’était pas seulement l’État allemand, mais plutôt en plus et en même temps un État autrichien ou prussien — et ceci sans parler de ceux qui se considéraient de fait uniquement autrichiens ou prussiens et nullement allemands.

Nous qui sommes habitués aujourd’hui à ne voir le pur Prussien et le pur Autrichien qu’à l’Est conservateur de l’Elbe et dans les Alpes cléricales, nous qui ne pouvons voir dans l’appel à la Prusse ou à l’Autriche que les prétextes des ennemis de l’État national, ne pouvons que concéder avec difficulté une simple bonne foi aux patriotes « noirs et blancs » ou « noirs et jaunes » de l’époque[71]. Ce n’est pas seulement très injuste envers des hommes dont les aspirations honorables ne font pas de doute. Ce manque de perspective historique nous empêche aussi de comprendre les événements les plus importants de l’histoire allemande.

Tout Allemand connaît le passage de Dichtung und Wahrheit de Goethe où le vieux poète dépeint la profonde impression que faisait la figure de Frédéric II le Grand sur ses contemporains[72]. Il est vrai que l’État des Hohenzollern, lui aussi, que l’historiographie de cour prussienne vante comme la réalisation de toutes les utopies, ne valait pas mieux que les autres États allemands ; et Frédéric Guillaume I ou Frédéric II n’était pas des despotes moins odieux que tout seigneur du Württemberg ou de Hesse. Mais une chose distinguait la Prusse de Brandebourg de tout autre territoire allemand : l’État n’y était pas ridicule, sa politique avait un objectif, était stable et cherchait la puissance. Cet État pouvait être haï, il pouvait être craint, mais ne pouvait pas être ignoré.

Si ainsi, même les idées politiques des Allemands non prussiens se détournaient secrètement vers la Prusse en raison de l’étroitesse de leur existence politique, si même les étrangers jugeaient que cette situation n’était pas totalement défavorable, était-il surprenant que les débuts de la pensée politique des provinces prussiennes adhéraient plus souvent à l’État prussien, qui, malgré tous ses défauts, avait cependant l’avantage d’exister, qu’au rêve d’un État allemand, qui perdait chaque jour son masque en raison de la misère du Saint Empire romain ? Une conscience prussienne se forma ainsi en Prusse. Et ces sentiments étaient partagés non seulement par les champions rémunérés de l’appareil d’État prussien et par ses bénéficiaires, mais aussi par des hommes aux sentiments indubitablement démocratiques tel Waldeck[73] et des centaines de milliers comme lui.

Il est courant de présenter la question allemande de façon bien trop étroite comme une opposition entre partisans de la grande Allemagne et partisans de la petite Allemagne. En vérité le problème était bien plus important et plus vaste. C’était avant tout le gouffre séparant les sentiments nationaux allemands d’une part et les consciences autrichienne et prussienne d’autre part.

L’État unifié allemand n’aurait pu être bâti que sur les ruines des États allemands ; quiconque souhaitait le construire devait donc avant tout éradiquer les sentiments que s’évertuaient à perpétuer les États prussien et autrichien. En mars 1848 cela semblait aisé. À cette époque on pouvait s’attendre à ce que les démocrates prussiens et autrichiens, face à la nécessité de décider, rejoindraient, même si c’était après des luttes internes, le camp de la grande Allemagne unifié. Et pourtant dans ces deux grands États allemands la démocratie fut vaincue plus vite qu’on ne l’aurait pensé possible. Son règne dura à peine quelques semaines à Vienne et à Berlin ; puis l’État autoritaire entreprit de serrer la vis. Quelle était la cause de tout cela ? Le retournement se produisit très rapidement. Dès la victoire complète de la démocratie en mars, la force du nouvel état d’esprit commença à s’effriter ; et après une courte période l’armée prussienne, menée par le prince de Prusse qui avait fui le pays peu de temps auparavant, put déjà prendre l’offensive face à la révolution.

Il devrait y avoir un consensus général pour dire que la situation des provinces de l’Est de la Prusse fut un facteur décisif [74]. Si l’on se souvient de ce point, il ne sera pas trop difficile de comprendre clairement les causes de la volte-face. À l’Est les Allemands constituaient une minorité au milieu d’une population plus nombreuse parlant une langue étrangère : ils avaient à craindre que l’introduction et l’application des principes démocratiques leur coûtent la position dominante dont ils bénéficiaient jusque là. Ils seraient devenus une minorité n’ayant plus jamais la possibilité d’accéder au pouvoir ; ils auraient dû goûter ce manque de droits politiques qui est le destin des minorités nationales étrangères.

Les Allemands des provinces de la Prusse, de la Posnanie et de la Silésie ne pouvaient espérer rien de bon de la démocratie. Et cela détermina le choix de tous les Allemands de Prusse, car les Allemands des territoires polyglottes avaient une importance politique proportionnellement bien plus grande que les autres. Ces Allemands comptaient en leur sein, après tout, presque tous les membres des couches supérieures de la population de ces provinces — fonctionnaires, enseignants, commerçants, propriétaires terriens et grands industriels. Au sein des couches sociales supérieures des Allemands de Prusse, les membres des régions limitrophes menacées représentaient par conséquent une part bien plus grande que les habitants de ces régions par rapport à la population allemande de Prusse dans son ensemble. La grande masse des habitants de ces régions s’associèrent aux partis soutenant l’État et leur assurèrent donc la prépondérance. L’idée d’un État allemand ne pouvait trouver aucun appui chez les sujets non allemands de la Prusse et ses sujets allemands craignaient la démocratie allemande. Telle était le sort tragique de l’idée démocratique en Allemagne.

C’est là que réside la racine de l’étrange attitude politico-intellectuelle du peuple allemand. La position menacée des Allemands des régions frontalières fut la cause de la chute rapide de l’idéal démocratique en Allemagne et du retour contrit des sujets prussiens à l’État militaire, après une brève lune de miel révolutionnaire. Ils savaient désormais ce qui les attendaient avec la démocratie. Ils pouvaient bien mépriser grandement le despotisme de Postdam, ils devaient s’incliner devant lui s’ils ne voulaient pas tomber sous l’autorité des Polonais et des Lituaniens. Ils constituèrent dès lors la loyale garde de l’État autoritaire. L’État militaire prussien triompha avec leur aide face aux partisans de la liberté. Toutes les questions politiques de la Prusse furent depuis ce temps jugées exclusivement d’après la situation à l’Est. C’est ce qui a déterminé la faible influence des libéraux prussiens dans le conflit constitutionnel. Ce qui a conduit la Prusse à chercher l’amitié russe, aussi longtemps que cela était possible, et de ce fait à contrecarrer l’alliance naturelle avec l’Angleterre.

L’État autoritaire prussien eut alors l’idée d’appliquer également au plus vaste problème national allemand la méthode qu’il avait utilisée pour obtenir et conserver sa situation en Allemagne. Les armes des Junkers avaient triomphé en Allemagne. Elles avaient écrasé la bourgeoisie allemande ; elles avaient écarté l’influence des Habsbourg et placé les Hohenzollern bien au-dessus des princes de petite et moyenne importance. La puissance militaire prussienne supprima les éléments non allemands des provinces slaves de l’Est de la Prusse, du Nord Schleswig et de l’Alsace-Lorraine. L’éclat des victoires remportées en trois ans rejaillissait sur le militarisme prussien. Comme il avait écrasé par la force tout ce qui essayait de barrer sa route, il croyait pouvoir également user de la force armée pour résoudre les nouveaux problèmes. La force des armes devait pouvoir soutenir la situation délicate des Habsbourg et des Allemands dans la monarchie du Danube et réaliser des conquêtes à l’Est, à l’Ouest et outre-mer.

La théorie libérale de l’État avait depuis belle lurette montré l’erreur de ce raisonnement. Les théoriciens et les praticiens de la politique de puissance auraient dû se souvenir des célèbres arguments
de Hume selon lesquels toute autorité réside dans le pouvoir sur les esprits ; le gouvernement constitue toujours une minorité et ne peut gouverner la majorité que parce que cette dernière soit est convaincue de la légitimité des dirigeants, soit considère leur autorité souhaitable dans son propre intérêt
[75]. Ils n’auraient pas pu oublier que l’État autoritaire allemand, même en Allemagne, reposait en définitive non sur le pouvoir des baïonnettes mais précisément sur une disposition particulière de l’esprit allemand, résultant de la situation nationale des populations allemandes de l’Est. Ils n’auraient pas dû se laisser tromper quant au fait que la défaite du libéralisme allemand était uniquement à mettre sur le compte de la situation des peuples de l’Est de l’Allemagne : la voie démocratique les aurait conduits à chasser les Allemands et à les priver de leurs droits ; d’où une prédisposition en faveur des courants antidémocratiques au sein d’une grande partie de la population allemande. Ils auraient dû reconnaître que même l’État autoritaire allemand, comme n’importe quel autre État, dépendait non pas de la victoire des armes mais de celle de l’esprit, de la victoire remportée par l’idée dynastique et autoritaire sur l’idée libérale. Ces relations ne pouvaient pas être moins bien interprétées qu’elles ne le furent par l’École allemande des réalistes politiques, qui niait l’influence de tout courant intellectuel sur la vie des nations et voulait tout faire remonter aux « rapports de force réels ». Quand Bismarck disait que ses succès ne dépendaient que du pouvoir de l’armée prussienne et n’avait que risée et mépris envers les idéaux de l’Église de Saint Paul, il oubliait que la puissance de l’État prussien était elle aussi fondé sur des idéaux, certes des idéaux contraires, et qu’il aurait dû s’effondrer immédiatement
si la pensée libérale avait pénétré l’armée prussienne plus profondément qu’elle ne l’avait effectivement fait. Les cercles qui s’évertuaient avec impatience à écarter « l’esprit moderne de démoralisation » de l’armée étaient mieux informés à cet égard.

L’État autoritaire prussien ne pouvait pas vaincre le monde. Une telle victoire n’aurait pu être obtenue par une nation désespérément minoritaire que par le biais des idées, par l’opinion publique, mais jamais par les armes. Or l’État autoritaire allemand, plein de mépris envers la presse et toute la « littérature », rejetait les idées en tant que moyen de lutte. Au contraire, l’idée démocratique faisait de la propagande pour ses adversaires. Ce n’est pas avant le milieu de la guerre, quand il était déjà trop tard, que l’on reconnut en Allemagne quel pouvoir représentait cette propagande et combien il était vain de se battre avec le glaive contre l’esprit.

Si le peuple allemand estimait injuste la répartition des terres de peuplement sur la terre, il aurait dû chercher à convertir l’opinion publique mondiale, qui ne voyait pas l’injustice de cette répartition. Que cela aurait été ou non possible est une autre question. Il n’est pas totalement improbable que des alliés auraient pu être trouvés dans cette lutte, avec lesquels beaucoup de choses, et peut-être même toutes, auraient pu être obtenues. Il est néanmoins certain que l’entreprise consistant pour une nation de quatre-vingt millions d’individus à se battre contre le reste du monde était sans espoir si elle n’était pas menée avec des moyens intellectuels. Ce n’est pas avec des armes mais avec l’esprit qu’une minorité peut vaincre la majorité. Le seul type de politique véritablement pratique est celle qui sait comment mettre les idées à son service.

 

B. L’Autriche

 

L’interprétation téléologique de l’Histoire, dans laquelle tous les événements apparaissent comme l’accomplissement d’objectifs intentionnels en vue du développement humain, a assigné plusieurs types de tâches à l’État du Danube des Habsbourg, qui a conservé pendant quatre cents ans sa place parmi les puissances européennes. À certains moments il dut être le bouclier de l’Occident face à la menace de l’Islam, à d’autres le bastion et le refuge du catholicisme face aux hérétiques ; d’autres voulaient y voir le pilier du conservatisme en général, d’autres encore l’État destiné par sa nature plurinationale à servir d’exemple pour faire avancer la paix entre les peuples[76]. On peut voir que les rôles qu’on lui attribuait étaient très variés : selon la situation politique du moment les gens préféraient tantôt l’une tantôt l’autre de ces interprétations. L’Histoire suit toutefois son cours sans se soucier de telles chimères. Les princes et les peuples se préoccupent très peu des missions que la philosophie de l’Histoire leur assigne.

L’historiographie causale ne cherche pas « la mission » ou « l’idée » que les nations et les États doivent accomplir : elle cherche le concept politique qui crée les États à partir de nations et de parties de nations. Le concept politique à la base de presque toutes les structures étatiques des derniers siècles du Moyen Âge et des premiers siècles des temps modernes était le territoire princier. L’État n’existait que pour le roi et sa maison. Ceci est vrai pour l’État des Habsbourg autrichiens, du Ferdinand [1503-1564] que l’on a appelé Ier en tant qu’empereur d’Allemagne au Ferdinand [1793-1875] qui fut le seul à porter ce nom comme empereur d’Autriche. Cela l’est tout autant pour les autres États de cette époque. À cet égard l’État autrichien n’était pas différent des autres États de son temps. Les terres héréditaires de Léopold Ier n’étaient pas fondamentalement différentes de l’État de Louis XIV ou de Pierre le Grand. Mais d’autres temps arrivèrent alors. L’État princier succomba à l’attaque du mouvement pour la liberté et l’État national libre apparut à sa place. Le principe des nationalités devint le porte-drapeau de la cohésion de l’État et de son concept. Certains États ne pouvaient pas prendre part à ce développement sans changer leur étendue géographique, bon nombre durent accepter des modifications de leur territoire. Pour la monarchie du Danube, cependant, le principe des nationalités signifiait en fait la négation de son droit à l’existence.

Des patriotes italiens clairvoyants signèrent l’arrêt de mort de l’État de la maison des Habsbourg-Lorraine dès 1815 ; pas plus tard qu’en 1848 il y avait déjà au sein des peuples constituant l’Empire des hommes d’accord avec cette opinion, et l’on put facilement dire pendant plus d’une génération que toute la jeunesse pensante de la monarchie — hormis peut-être celle des Alpes allemandes éduquée dans les écoles catholiques — était hostile à l’État. Tous les non Allemands du pays attendaient avec envie le jour qui leur apporterait la liberté et un État national à eux. Ils s’évertuaient à sortir de l’État avec lequel ils étaient « mariés ». Beaucoup d’entre eux faisaient des compromis. Ils voyaient très clairement ce qu’était la situation en Europe et dans le monde, n’avaient aucune illusion sur les obstacles qui se trouvaient encore en travers de leurs idéaux et étaient par conséquent prêts à restreindre leurs revendications entre-temps. Ils arrivèrent à un accord avec la continuation provisoire des États autrichien et hongrois ; en fait, et même davantage, ils utilisaient la double monarchie comme un pion dans leur propre jeu. Les Polonais, les Slaves du Sud, les Ukrainiens et dans un certain sens les Tchèques également cherchaient à se servir du poids de ce grand État, qui malgré tout était encore puissant, pour leurs propres objectifs. Des critiques superficiels ont cherché à conclure du fait que les peuples s’étaient résignés à l’existence de l’État l’idée qu’ils le désiraient. Rien n’était plus erroné. L’irrédentisme n’avait jamais disparu du programme d’un seul des partis non allemands. On acceptait que les cercles officiels ne montrassent pas ouvertement les buts ultimes des aspirations nationales à Vienne ; chez eux, toutefois, les gens ne pensaient qu’à la libération et à briser le joug de la dynastie étrangère et ne parlaient que de ça, prêtant peu d’attention aux limites figurant dans les paragraphes du droit pénal portant sur la haute trahison. Les ministres tchèques et polonais, et même les nombreux généraux yougoslaves, n’oublièrent jamais qu’ils étaient les fils de peuples soumis ; ils ne se sentirent jamais à leur poste autre chose que des meneurs du mouvement de la liberté qui voulait sortir de cet État.

Seuls les Allemands eurent une position différente vis-à-vis de l’État des Habsbourg. Il est vrai qu’il existait également un irrédentisme allemand en Autriche, même si l’on ne peut pas interpréter comme tels tous les hourrahs saluant les Hohenzollern ou Bismarck lors des fêtes du solstice, des réunions d’étudiants ou de rassemblements d’électeurs. Mais bien que le gouvernement autrichien des quarante dernières années de l’existence de l’Empire était, à quelques exceptions temporaires, plus ou moins anti-allemand et persécutait souvent de manière draconienne les manifestations relativement inoffensives des sentiments nationaux allemands, alors que des discours et des actes bien plus violents étaient gentiment tolérés pour les autres nationalités, les partis soutenant l’État eurent toujours la prépondérance au sein des Allemands. Jusqu’aux derniers jours de l’Empire, les Allemands se considéraient comme les véritables champions de l’idée de l’État, citoyens d’un État allemand. Était-ce une illusion, était-ce un manque de maturité politique ?

À coup sûr, une grande partie et même la plus grande partie des Allemands d’Autriche était et est encore politiquement arriérée. Mais cette explication ne peut pas nous satisfaire. Nous ne nous satisfaisons tout simplement pas de l’hypothèse d’une infériorité politique innée des Allemands : nous cherchons précisément les causes qui ont conduit à ce que les Allemands se soient retrouvés derrière les Ruthènes et les Serbes dans le domaine politique. Nous nous demandons comment il se fait que tous les autres peuples habitant l’État impérial aient volontiers adopté les idées modernes de liber-
té et d’indépendance nationale à l’exception des Allemands autrichiens, qui s’identifiaient tellement à l’État des Habsbourg qu’en vue d’assurer sa survie, ils acceptèrent en définitive de payer les immenses sacrifices de biens et de sang qu’une guerre de plus de quatre ans leur imposa.

Ce furent des auteurs allemands qui offrirent la théorie selon laquelle l’État bicéphale austro-hongrois n’était pas une construction artificielle, comme le prétendait la doctrine fourvoyée du principe des nationalités, mais constituait plutôt une unité géographique naturelle. L’arbitraire de telles interprétations n’a bien entendu pas besoin d’une réfutation particulière. On pourrait tout aussi bien prouver par cette méthode que la Hongrie et la Bohème devraient former un seul État que le contraire. Qu’est-ce qu’une unité géographique, quelles sont les frontières « naturelles » ? Personne ne peut le dire. Suivant ce raisonnement Napoléon Ier a un jour justifié les prétentions françaises sur la Hollande, les Pays-Bas étant un dépôt alluvionnaire des rivières françaises ; les auteurs autrichiens ont cherché de cette façon, avant la réalisation des tentatives d’unité italienne, à soutenir le droit de l’Autriche sur les plaines de l’Italie du Nord[77]. Une autre interprétation est celle suivant laquelle l’État est un territoire économique, interprétation principalement préconisée par Renner, qui, en plus de cela, considérait que l’interprétation géographique était également valable. Pour Renner l’État est une « communauté économique », un « territoire économique organisé » ; les territoires économiques unifiés ne devraient pas être séparés et il était insensé de vouloir détruire l’existence territoriale maintenue de la monarchie austro-hongroise[78]. Mais ce territoire économique unifié est précisément ce dont les Autrichiens non allemands ne voulaient pas ; ils ne se laissèrent pas non plus influencer par les arguments de Renner. Pourquoi les Allemands, et plus précisément les Allemands d’Autriche, inventèrent-ils de telles doctrines, supposées démontrer la nécessité de cet État, et les considérèrent-ils même parfois comme exactes ?

Les Allemands se sont toujours souciés de l’État autrichien bien qu’il ne fut pas du tout un État allemand et qu’il opprimait autant les Allemands que les autres peuples quand cela l’arrangeait. Nous devons essayer de comprendre pourquoi, en utilisant le principe qui explique le développement de l’esprit politique conservateur et militariste germano-prussien.

La pensée politique des Allemands d’Autriche souffrait d’une double inclination pour l’État allemand et pour l’État autrichien. Après s’être réveillés d’un sommeil de plusieurs siècles dans lequel la Contre-réforme les avait plongés et lorsqu’ils commencèrent timidement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à s’intéresser aux questions publiques, les Allemands d’Autriche se tournèrent également vers le Reich ; plus d’un courageux rêvait, même avant mars 1848, d’un État allemand unifié. Mais ils ne se rendirent jamais clairement compte qu’ils avaient à choisir entre être allemand et être autrichien et qu’ils ne pouvaient pas souhaiter un État allemand et un État autrichien en même temps. Ils ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir qu’une Allemagne libre n’était possible que si l’Autriche était auparavant détruite et que l’Autriche ne pouvait survivre que si elle prenait une partie de ses meilleurs fils au Reich allemand. Ils ne comprenaient pas que les objectifs qu’ils poursuivaient étaient incompatibles et que ce qu’ils voulaient était absurde. Ils n’étaient pas conscients de leur manque de conviction, qui entraînait la lamentable irrésolution de leur politique et qui conduisait tout ce qu’ils entreprenaient à l’échec.

Depuis Königgrätz il est devenu à la mode au Nord de l’Allemagne de douter du sentiment allemand des Autrichiens allemands. Comme les gens identifiaient Allemand et Allemand du Reich sans se poser plus de questions et qu’en outre, conformément au mode de pensée étatiste généralement dominant, ils identifiaient tous les Autrichiens à la politique de la cour de Vienne, il n’était pas difficile de trouver un fondement à cette interprétation. Elle était néanmoins parfaitement fausse. Les Allemands d’Autriche n’oublièrent jamais leur caractère national ; jamais, pas même au cours des premières années après la défaite de la campagne de Bohème, ils ne perdirent ne serait-ce qu’une minute le sentiment d’appartenir avec les Allemands à l’autre côté des postes frontières « noirs et jaunes ». Ils étaient allemands et voulaient aussi le rester ; ceux qui ont subordonné l’idée allemande à l’idée prussienne ne peuvent en aucun cas les accuser d’avoir également voulu être autrichiens en même temps.

Tout aussi erronée est cependant l’idée répandue dans les cercles de la cour autrichienne selon laquelle les Autrichiens allemands n’étaient pas sérieux quant à leur attachement à l’Autriche. Les historiens d’obédience catholique se sont fortement lamentés du déclin de la vieille Autriche, de cet État princier autrichien qui, de Ferdinand II au déclenchement de la révolution de mars 1848, fut le protecteur du catholicisme et de l’idée légitimiste de l’État en Europe. Leur manque total de compréhension pour tout ce qui avait été pensé et écrit depuis Rousseau, leur aversion pour tout changement politique ayant pris place dans le monde depuis la Révolution française, leur avaient fait croire que le vieil État estimé des Habsbourg aurait pu persister si « les Juifs et les francs-maçons » n’avaient pas entraîné sa chute. Toute leur rancune était dirigée à l’encontre des Allemands d’Autriche et parmi eux avant tout à l’encontre du Parti libéral allemand, auquel ils attribuaient la responsabilité du déclin du vieil empire. Ils constataient que l’État autrichien se désagrégeait de plus en plus sur le plan interne et ils en rejetaient la faute précisément sur ceux qui étaient les seuls défenseurs de l’idée d’un État autrichien, qui étaient les seuls à soutenir l’État et à le désirer.

À partir du moment où les idées modernes de liberté franchirent également les frontières de l’Autriche, qui avaient été gardées anxieusement par Metternich et Sedlnitzky, le sort de l’État de l’ancienne famille des Habsbourg était scellé. Le fait qu’il ne s’est pas effondré dès 1848, qu’il put se maintenir pendant encore soixante-dix ans, était entièrement l’œuvre de l’idée de l’État autrichien défendue par les Autrichiens allemands et était intégralement le résultat des partis allemands de la liberté, précisément ceux qui étaient plus haïs et plus persécutés par la cour que les autres, plus haïs encore que ceux qui menaçaient ouvertement et combattaient la survie de l’État.

Le matériau de base de la pensée politique autrichienne des Autrichiens allemands était le fait que les populations allemandes étaient éparpillées sur toute l’étendue des terres des Habsbourg. En raison de siècles de colonisation, la bourgeoisie et l’intelligentsia urbaines étaient partout allemandes en Autriche et en Hongrie, de nombreuses terres étaient en grande partie germanisées et partout, y compris au milieu de territoires de langue étrangère, il y avait des populations paysannes allemandes. Toute l’Autriche avait une apparence allemande ; partout on retrouvait l’éducation et la littérature allemandes. Dans tout l’empire les Allemands étaient représentés dans la petite bourgeoisie, parmi les travailleurs et chez les paysans, même si dans de nombreuses régions, particulièrement en Galice, dans de nombreuses parties de Hongrie et dans les zones côtières, la minorité allemande était très faible dans les couches les plus basses de la population. Mais dans tout l’empire (Italie du Nord exceptée) le pourcentage des Allemands parmi les gens instruits et parmi les membres des couches supérieures était considérable, et tous les bourgeois éduqués et prospères qui n’étaient pas eux-mêmes allemands et ne voulaient pas reconnaître l’appartenance à la nation allemande étaient allemands par leur éducation, parlaient allemand, lisaient l’allemand et étaient au moins allemands dans leur apparence extérieure. La partie de la population autrichienne qui ressentait la tyrannie du gouvernement viennois de la façon la plus intolérable et qui semblait seule capable de remplacer au gouvernement les cercles de la cour se trouvait dans la moyenne classe supérieure, parmi les membres des professions libérales et chez les personnes éduquées — précisément ces couches que l’on appelle communément la bourgeoisie et les intellectuels. Mais il y avait des Allemands dans tout l’empire, au moins sur les terres appartenant à la Fédération allemande. L’Autriche n’était ainsi certes pas allemande mais offrait un visage politique allemand. Tout Autrichien voulant prendre part aux affaires publiques devait maîtriser la langue allemande. Pour les membres des populations tchèques et slovènes, cependant, l’éducation et l’ascension sociale ne pouvaient être obtenues que par la germanisation. Ils n’avaient encore aucune littérature propre qui leur aurait permis de se passer des trésors de la culture allemande. Quiconque s’élevait devenait allemand parce que les membres des couches supérieures de la société étaient allemands.

Les Allemands le constataient et croyaient qu’il devait en être ainsi. Ils étaient loin de vouloir germaniser par la force tous les non Allemands et pensaient que cela se ferait tout seul. Ils croyaient que chaque Tchèque ou chaque Slave du Sud essaierait, dans son propre intérêt, d’adopter la culture allemande. Ils croyaient qu’il en serait ainsi pour toujours, que pour un Slave le chemin menant à la culture passait par la germanisation et que l’ascension sociale lui était liée. Que ces peuples puissent également développer des cultures et des littératures indépendantes, qu’en leur sein ils puissent aussi mettre en avant des caractères nationaux indépendants, ils ne l’envisageaient pas le moins du monde. Ainsi put naître chez eux la croyance naïve que l’Autriche ressentait et pensait politiquement la même chose qu’eux, que tous partageaient leur idéal d’un grand et puissant État unifié autrichien, qui ne pouvait porter que la marque allemande.

Telles étaient les idées politiques que les Autrichiens allemands avaient au début de la révolution. La déception qu’ils connurent fut brusque et pénible.

Aujourd’hui, lorsque nous regardons en arrière pour passer en revue le développement des sept dernières décennies, il est facile de dire quelle position auraient dû prendre les Allemands en fonction du nouvel état de choses ; il est aisé de montrer comment ils pouvaient et auraient dû mieux faire. On peut clairement montrer aujourd’hui que la nation allemande s’en serait bien mieux sortie en Autriche si elle avait adopté en 1848 le programme qu’elle eut à faire sien en 1918. La part qui serait revenue au peuple allemand dans une division de l’Autriche en États nationaux indépendants en 1848 aurait certainement été plus grande que celle qu’il obtint en 1918 après la terrible défaite de la [Première] Guerre mondiale. Qu’est-ce qui retenait les Allemands de l’époque et les empêchait d’effectuer une séparation claire entre Allemands et non Allemands ? Pourquoi ne firent-ils pas eux-mêmes cette proposition, pourquoi la rejetèrent-ils quand les Slaves la sortirent ?

Il a déjà été signalé que les Allemands partageaient l’avis répandu selon lequel la germanisation des Slaves n’était qu’une question de temps, qu’elle se produirait sans contrainte extérieure en raison de la nécessité du développement. Même cette seule interprétation devait nécessairement influencer le choix général quant à la position sur le problème des nationalités. Néanmoins le facteur décisif était différent. Il venait de ce que les Allemands ne pouvaient pas et ne voulaient pas abandonner les minorités nationales disséminées dans les territoires proches habités par d’autres peuples. Ils avaient des frères de sang vivant sur tout le territoire slave ; toutes les villes y étaient soit entièrement soit au moins en grande partie allemandes. Bien entendu, cela n’était qu’une fraction de tout le peuple allemand en Autriche qu’ils auraient abandonné de cette façon. Mais l’importance numérique de ces populations enclavées par rapport au reste de la population allemande d’Autriche reflète très mal l’importance de la perte qu’ils auraient eu à subir de ce fait. Ces populations enclavées appartenaient en majorité aux couches supérieures de la nation. Les abandonner signifiait par conséquent une perte bien plus lourde qu’un simple coup d’œil aux chiffres ne l’indiquait. Les abandonner voulait dire abandonner les meilleurs éléments du peuple allemand d’Autriche ; cela voulait dire sacrifier l’Université de Prague ainsi que les marchands et les propriétaires d’usines de Prague, Brünn [Brno], Pilsen [Plzen], Budweis [Ceske Budejovice], Olmütz [Olomouc], de Trieste, Laibach [Ljubljana], de Lemberg [Lwów, Lvov, Lviv], Czernowitz [Cernauti, Chernovtsy], de Pest, Pressburg [Bratislava], Temesvar [Timisoara], etc., qui étaient très importants vis-à-vis de la situation autrichienne. Les abandonner voulait dire effacer l’œuvre colonisatrice de plusieurs siècles, laisser les paysans allemands de toutes les régions du vaste empire, les officiers et fonctionnaires allemands perdre leurs droits.

On comprend maintenant la situation tragique des Allemands en Autriche. Avec un esprit courageux et provocant de rébellion, les Allemands s’étaient soulevés pour briser le despotisme et prendre en main le gouvernement de l’État ; ils voulaient créer une grande Autriche libre à partir des possessions héréditaires de la dynastie. Et soudain ils eurent à reconnaître tout d’un coup que la grande majorité du peuple ne désirait pas du tout leur Autriche allemande libre, qu’ils préféraient même demeurer des sujets des Habsbourg plutôt que des citoyens d’une Autriche portant un sceau allemand. Ils découvrirent alors à leur grand désarroi que l’application des principes démocratiques conduirait à la dissolution de l’empire dans lequel, somme toute, ils avaient été les éléments intellectuels les plus importants, situation qu’ils souhaitaient conserver. Ils eurent ainsi à reconnaître que la démocratie devait nécessairement priver de leurs droits politiques les citoyens allemands situés dans des territoires habités de façon prépondérante par des Slaves. Ils durent reconnaître que les Allemands de Prague et de Brünn [Brno] étaient bel et bien en position de retirer leur sceptre aux Habsbourg et d’établir un gouvernement parlementaire, mais qu’ils n’avaient rien à y gagner et beaucoup à y perdre. Avec le despotisme des fonctionnaires du souverain, ils pouvaient encore vivre en tant qu’Allemands ; bien qu’ils fussent également des sujets, ils étaient des sujets jouissant des mêmes droits que les autres. Mais dans un État libre ils seraient devenus des citoyens de seconde classe ; car d’autres, des étrangers dont ils ne comprenaient pas la langue, dont la façon de penser leur était étrangère, dont ils ne pouvaient influencer la politique, auraient récolté les fruits de leur lutte en faveur de la liberté. Ils comprirent qu’ils étaient sans défense face à la couronne, car la couronne pouvait toujours mobiliser contre eux des peuples que leurs discours ne pourraient atteindre ; ils comprirent, et trouvèrent cela pénible, lorsque des régiments slaves réprimèrent le soulèvement des citoyens et étudiants allemands, qu’ils n’avaient aucune chance de briser le joug qui les opprimait. Au même moment, toutefois, ils comprirent qu’ils devaient encore préférer la victoire de la vieille Autriche réactionnaire à la victoire du nouvel État d’orientation libérale : car s’ils pouvaient encore vivre en tant qu’Allemands sous le règne des Habsbourg, seule la mort politique demeurerait dans le cadre d’une domination slave.

Rarement un peuple se sera trouvé dans une position politique plus difficile que les Autrichiens allemands après les premiers jours grisants de la révolution de mars 1848. Leur rêve d’une Autriche allemande libre s’évanouissait soudain. Ils ne pouvaient pas désirer la dissolution de l’Autriche en plusieurs États nationaux en raison de leurs camarades nationaux éparpillés dans des territoires de peuplement étrangers ; ils devaient souhaiter la persistance de l’État et n’avaient pas d’autre solution que de soutenir l’État autoritaire. Les Habsbourg et leurs partisans ne voulaient cependant pas d’une alliance avec les libéraux anticléricaux. Ils auraient encore préféré l’effondrement de l’État plutôt que de le partager avec le parti allemand de la liberté. Ils ne comprirent que trop vite que les Allemands d’Autriche étaient obligés d’être un pilier de l’État, qu’ils le voulussent ou non, que l’on pouvait régner en Autriche sans les Allemands et même contre eux, parce que les Allemands n’étaient pas en situation de constituer une opposition importante. Ils orientèrent leur politique en conséquence.

Toute politique franche était ainsi rendue impossible pour les Allemands d’Autriche. Ils ne pouvaient pas œuvrer sérieusement en faveur de la démocratie, car cela serait revenu à un suicide national. Ils ne pouvaient pas renoncer à l’État autrichien parce que, malgré tout, ce dernier offrait encore une protection contre l’oppression la plus grande. Une politique allemande indécise se développa en fonction de cette situation partagée.

Le fond de leur politique était de conserver le patrimoine national, comme on disait, c’est-à-dire de s’évertuer à s’opposer à la disparition progressive des minorités allemandes dispersées sur des territoires de populations étrangères. Il s’agissait dès le départ d’une entreprise sans espoir, car ces minorités étaient vouées à disparaître.

Seules les populations paysannes avaient la possibilité, là où les habitants allemands vivaient ensemble dans des villages indépendants, de préserver leur caractère allemand. Bien entendu, le processus de dégermanisation continuait sans interruption même dans ce cas. Les simples contacts économiques avec des voisins de nationalité étrangère, qui deviennent de plus en plus importants avec les progrès du développement économique, suffisent à ronger leurs caractéristiques spécifiques et font qu’il est difficile à une petite colonie très éloignée de la branche principale de son peuple de conserver
la langue d’origine. L’effet de l’école s’y ajoute : en terres étrangères même l’école allemande doit inclure la langue du pays dans son cursus si elle ne veut pas trop entraver le développement ultérieur des enfants. Mais une fois que la jeunesse apprend la langue du pays, un processus d’adaptation au milieu commence et il finit par conduire à l’assimilation totale. Le facteur crucial est cependant le fait qu’une région se trouvant au sein d’une organisation économique moderne
dans laquelle des migrations constantes doivent avoir lieu, ne peut pas perdurer longtemps sans immigration en provenance de l’extérieur ou sans subir des pertes de population au bénéfice de l’extérieur. Dans le premier cas la région s’expose à être submergée par des membres de nationalités étrangères avec, autre conséquence, une perte du caractère national originel de la population du pays. Dans le deuxième cas, la partie de la population demeurant dans la région peut préserver sa nationalité d’origine mais les émigrants deviennent étrangers à leur ancienne nation. Parmi les nombreuses populations paysannes, disséminées et isolées, qui se sont établies sur les terres des Habsbourg, seules celles vivant dans des zones où s’est développée l’industrie moderne ou d’extraction minière ont perdu leur caractère allemand. Dans les autres l’immigration était absente. Mais les meilleurs éléments, les plus énergiques, s’en vont petit à petit ; ils y trouvent des avantages économiques mais perdent leur nationalité. Ceux qui restent peuvent préserver leur caractère national mais souffrent souvent d’endogamie.

En résumé, les minorités allemandes des villes éparpillées sur le territoire slave étaient désespérément vouées à péricliter. Avec l’abolition du système du louage de services d’avant 1848, des mouvements migratoires se produisirent également en Autriche. Des migrations internes eurent lieu à grande échelle. Des milliers de gens partirent des campagnes pour les villes et les centres industriels, et les immigrants étaient des Slaves, qui reléguèrent rapidement les Allemands au rang de minorité numérique[79].

Ainsi les Allemands des villes virent la marée slave monter tout autour d’eux. Autour du vieux centre-ville, où les citadins allemands avaient habité depuis des siècles, une guirlande de banlieues se développa dans lesquelles aucun mot d’allemand n’était prononcé. Dans la vieille ville tout portait encore la marque allemande : les écoles étaient allemandes, l’allemand était la langue de l’administration municipale et les Allemands détenaient encore tous les postes municipaux. Mais jour après jour leur nombre déclinait. Ce fut tout d’abord la petite bourgeoisie allemande qui disparut. C’était un sale temps qui se profilait pour les commerçants et les artisans sur lesquels la colonisation allemande de ces terres s’était autrefois appuyée : ils déclinaient sans cesse, incapables de concurrencer l’industrie manufacturière, elle qui, précisément, attirait les travailleurs slaves. Le maître artisan allemand devint un prolétaire et ses enfants, qui allaient à l’usine avec des immigrants slaves, devinrent des Slaves au travers de leurs contacts avec leurs nouveaux camarades. Les familles patriciennes allemandes devinrent également de moins en moins nombreuses. Elles devinrent pauvres, parce qu’incapables de s’adapter aux nouvelles conditions, ou s’éteignirent. Le remplacement ne se produisait pas. Auparavant, ceux qui s’étaient élevés dans la société devenaient allemands. Ce n’était plus vrai. Les Slaves devenus riches n’avaient plus honte de leur nationalité. Si les vieilles familles allemandes se coupaient des parvenus, ils formaient une nouvelle société slave dans la couche supérieure.

La politique allemande en Autriche, qui se fondait sur le maintien de la domination politique de ces minorités, devint de cette sorte une politique conservatrice, réactionnaire. Toute politique conservatrice, néanmoins, est vouée dès le début à l’échec : après tout, sa raison d’être est d’arrêter l’inarrêtable, de résister à un développement qui ne peut être empêché. Le mieux qu’elle puisse obtenir, c’est un sursis, mais il est douteux que ce succès vaille le coût. Il manque à tout réactionnaire une indépendance intellectuelle. Si l’on voulait utiliser ici des métaphores empruntées à la pensée militaire, comme il est d’usage pour toutes les branches de la pensée politique allemande, on pourrait dire que le conservatisme est une défense et que, comme toute défense, il se laisse dicter les termes de la lutte par son adversaire, alors que l’attaquant choisit les termes de l’action du défenseur.

La nature de la politique allemande en Autriche était désormais de défendre aussi longtemps que possible une cause perdue. Ici on se battait pour des postes dans l’administration d’une municipalité, là à propos d’une chambre de commerce, ailleurs encore pour une caisse d’épargne, voire simplement pour un emploi gouvernemental. Des questions insignifiantes étaient grossies jusqu’à devenir hautement importantes. Il était déjà triste que les Allemands répétassent constamment leurs erreurs, par exemple en refusant aux Slaves d’avoir leurs écoles ou en cherchant par le biais de la force dont ils disposaient à rendre plus difficile la création de clubs ou la tenue de réunions. Mais pire encore était le fait que dans ces batailles ils connaissaient invariablement et devaient nécessairement connaître la défaite, de sorte qu’ils s’habituaient à battre sans cesse en retraite et à toujours être battus. L’histoire de la politique allemande en Autriche est une suite ininterrompue d’échecs.

Cette situation eut un effet dévastateur sur l’esprit allemand. Les gens s’habituaient petit à petit à envisager chaque mesure, chaque question politique, exclusivement du point de vue de son importance locale. Toute réforme de la vie publique, toute mesure économique, toute construction d’une route, toute ouverture d’une usine, devenait une question de patrimoine national. Certes, les Slaves envisageaient eux aussi tout de ce point de vue, mais l’effet sur le caractère politique de la nation était différent dans leur cas. Car ces façons de penser conduisirent les Allemands à devenir des réactionnaires, des ennemis de toute innovation, des adversaires de tout arrangement démocratique. Ils abandonnaient aux Slaves la piètre réputation d’être les combattants de l’esprit moderne européen en Autriche et prirent sur eux de défendre encore et toujours ce qui était dépassé. Tout progrès économique et culturel, en particulier toute réforme démocratique entreprise en Autriche devait nécessairement aller à l’encontre des intérêts des minorités allemandes des territoires polyglottes. Par conséquent les Allemands s’y opposaient ; et quand il finissait par l’emporter, cette victoire était une défaite pour les Allemands.

Cette politique priva les Allemands de toute liberté vis-à-vis de la couronne. Lors de la révolution de 1848 les Allemands d’Autriche s’étaient soulevés contre les Habsbourg et leur absolutisme. Mais le Parti libéral allemand, qui avait écrit les principes de 1848 sur sa bannière, n’était pas en position de mener la lutte contre la dynastie et contre la cour avec vigueur. Il n’avait pas de base solide sur laquelle s’appuyer dans les terres polyglottes ; il y dépendait de la faveur et de la défaveur du gouvernement. Si la cour le voulait, elle pouvait le supprimer, et elle le fit.

L’empire des Habsbourg fut érigé par Ferdinand II sur les ruines des libertés des territoires et sur celles du protestantisme. Ce ne furent pas seulement les territoires de Bohème qu’il eut à combattre, mais aussi ceux de Styrie et d’Autriche. Les rebelles bohémiens luttèrent contre l’empereur au sein d’une alliance avec les rebelles de l’Autriche du Nord et du Sud et la bataille de la Montagne Blanche [1620] établit le règne absolu des Habsbourg non seulement sur la Bohème, la Moravie et la Silésie, mais aussi sur toutes les terres autrichiennes. Dès le début l’empire des Habsbourg n’était ni allemand ni tchèque ; et quand en 1848 il dut se battre à nouveau pour assurer sa survie, les mouvements tchèques et allemands en faveur de la liberté y furent tous deux opposés. Après la mise en place d’une parodie de constitutionnalisme dans les années 1860, la cour préféra s’appuyer sur les Slaves que sur les Allemands. Le gouvernement continua pendant des années avec les Slaves contre les Allemands ; car rien n’était plus détestable à la cour que l’élément allemand, auquel on ne pouvait pas pardonner la perte de l’importance politique dans le Reich allemand. Mais toutes les concessions faites par la cour ne purent rattacher fermement les Tchèques et les Slaves du Sud à l’État autoritaire. Chez tous les autres peuples d’Autriche l’idée démocratique l’emportait sur l’idée autoritaire : il n’était pas possible à l’État autoritaire de travailler avec eux sur le long terme. Ce n’est qu’avec les Allemands qu’il en allait autrement. Malgré leur volonté ils ne pouvaient abandonner l’État autrichien. Quand l’État les appelait, ils étaient toujours à son service. Les Allemands restèrent fidèles aux Habsbourg jusqu’à la dernière heure de l’empire.

Un tournant de l’histoire des Autrichiens allemands se produisit lors de la Paix de Prague, qui sortit l’Autriche de la structure politique allemande. Il en était désormais fini de la croyance naïve selon laquelle les caractères allemand et autrichien pouvaient être réconciliés. Il semblait alors qu’il fallait choisir entre être allemand et être autrichien. Mais les Allemands d’Autriche ne voulaient pas voir la nécessité de cette décision ; ils voulaient, tant qu’ils le pouvaient, rester à la fois allemands et autrichiens.

La douleur que ressentirent les Autrichiens allemands en 1866 du fait de la tournure des événements fut profonde ; ils ne purent jamais s’en remettre. La décision fut obtenue si rapidement, les évènements se terminèrent si vite sur le champ de bataille, qu’ils purent à peine se rendre compte de ce qui se passait. Ils ne comprirent que lentement la signification de ce qui s’était produit. La patrie allemande les avait rejetés. N’étaient-ils pas alors eux aussi des Allemands ? Ne restaient-ils pas Allemands, même s’il n’y avait plus de place pour eux dans la nouvelle structure politique construite sur les ruines de la Confédération germanique ?

Personne n’a donné de meilleure explication à cette douleur que le vieux Grillparzer[80]. Lui, qui mit dans la bouche d’Ottokar von Horneck les louanges de la « jeunesse aux joues roses » d’Autriche et promit par Libussa un grand avenir aux Slaves dans un langage obscur[81], lui, qui était totalement autrichien et pleinement allemand, retrouve son équilibre dans les fiers vers suivants :

 

Als Deutscher war ich geboren,
Bin ich noch einer?
Nur was ich deutsch geschrieben,
Das nimmt mir keiner
. [82]

 

Mais les Allemands autrichiens devaient se réconcilier avec le fait que l’Allemagne n’existait plus, qu’il n’y avait plus qu’une grande Prusse. Depuis lors ils n’existaient plus pour les Allemands du Reich ; ces derniers ne se souciaient plus d’eux et les faits démentaient chaque jour les jolis mots prononcés aux festivals de gymnastique et de tir. La politique de la grande Prusse préparait la traversée de chemins qui devait finalement se terminer sur la Marne. Elle ne se souciait plus des Allemands d’Autriche. Le gouvernement autoritaire de la grande Prusse décida avec l’empereur d’Autriche et l’oligarchie magyare de Hongrie de mettre un terme aux traités qui liaient la monarchie austro-hongroise au Reich allemand depuis 1879. Ils retirèrent aux Allemands d’Autriche précisément l’espoir de pouvoir compter sur l’aide des Allemands du Reich à propos des tentatives irrédentistes.

La défaite que l’idée pangermaniste eut à subir à Königgrätz fut initialement recouverte par le fait que, précisément en raison du malencontreux résultat de la guerre, le Parti libéral allemand exerça pendant un bref instant une certaine influence, quoique limitée, sur la situation. Pendant une douzaine d’années il put fournir des ministres au gouvernement ; durant cette période il en sortit à plusieurs reprises des ministres, même un Premier ministre, et engagea de nombreuses réformes importantes contre la volonté de la couronne, de la noblesse féodale et de l’Église. En exagérant beaucoup, on a appelé cela le règne du Parti libéral en Autriche. En vérité, le Parti libéral ne régna jamais en Autriche : il ne pouvait pas y régner. La majorité du peuple n’a jamais été derrière ses bannières. Comment des non Allemands auraient-il pu rejoindre ce parti allemand ? Au sein des Allemands il dut toujours faire face, même lorsqu’il florissait, à une forte opposition des paysans des Alpes qui suivaient aveuglément le clergé. Sa position à la Chambre des députés reposait non sur la majorité du peuple mais sur le système électoral, qui favorisait d’une manière subtile la classe moyenne supérieure et l’intelligentsia tout en refusant le droit de vote des masses. Toute extension du droit de vote, tout changement du découpage électoral ou de la manière de voter, devaient lui être et lui furent néfaste. C’était un parti démocratique mais il avait à craindre la pleine application des principes démocratiques. Telle était la contradiction interne dont il souffrait et qui devait finir par le conduire à sa perte : cela provenait inéluctablement de la proton pseudos[83] de son programme, qui cherchait à réconcilier les caractères allemand et autrichien.

Le Parti libéral allemand put exercer une certaine influence sur le gouvernement tant que cela lui était permis de plus haut. Les défaites militaires et politiques que le vieil État princier avait connues
à plusieurs reprises obligeaient la cour à céder temporairement. On avait besoin des libéraux ; on les appelait aux ministères non, pour ainsi dire, parce qu’on ne pouvait plus leur résister, mais plutôt parce qu’eux seuls pouvaient mettre de l’ordre dans les finances étatiques et mener à bien les réformes de la Défense. Comme personne ne connaissait d’autre solution, ils furent chargés de la reconstruction en tant qu’unique parti soutenant l’Autriche. Ils tombèrent en disgrâce lorsqu’on pensa ne plus en avoir besoin. Quand ils essayèrent de résister ils furent anéantis.

L’Autriche abandonna alors la partie d’elle-même. Après tout, le Parti libéral allemand avait été le seul soutenant cet État, le désirant sincèrement et agissant en conséquence. Les partis dont dépendaient les gouvernements ultérieurs ne désiraient pas l’Autriche. Les Polonais et les Tchèques qui détenaient les portefeuilles ministériels étaient souvent des spécialistes compétents et menaient même parfois une politique bénéfique à l’État autrichien et à ses peuples. Mais toutes leurs pensées et tous leurs efforts concernaient toujours uniquement les projets nationaux de l’avenir de leurs propres peuples. Leur relation vis-à-vis de l’Autriche était toujours guidée exclusivement par les intérêts des luttes d’indépendance de leurs peuples. Pour leur propre conscience et pour ceux qui partageaient leur nationalité, leur gestion du ministère ne semblait avoir de valeur qu’en fonction des succès qu’ils obtenaient concernant la lutte d’émancipation nationale. Leurs compatriotes, auprès desquels leur qualité de parlementaires avait du poids, ne leur accordaient pas de crédit parce qu’ils avaient bien géré leurs bureaux mais parce qu’ils avaient fait beaucoup en faveur du séparatisme national.

En plus de compter un grand nombre de Tchèques, de Polonais et un certain nombre de Slaves du Sud et d’Allemands, les plus hauts postes du gouvernement autoritaire autrichien étaient presque toujours pourvus par des fonctionnaires dont le seul objectif politique était de perpétuer le gouvernement autoritaire et dont le seul moyen politique était de diviser pour régner. Ici et là un vieux libéral apparaissait, habituellement un professeur cherchant en vain à nager à contre-courant, pour finalement disparaître à nouveau, après de nombreuses déceptions, de la scène politique.

Le point de convergence des intérêts de la dynastie et des Allemands semblait être leur aversion envers la démocratie. Les Allemands d’Autriche avaient à craindre tout pas en direction de la démocratisation parce que cela les repoussait dans une situation minoritaire et les abandonnait à la loi impitoyable et arbitraire des majorités de nationalités étrangères. Le Parti libéral allemand reconnut ce fait et s’opposa avec énergie à tous les efforts de démocratisation. La contradiction avec son programme libéral auquel cela conduisait causa sa perte. Face à un choix historique où il devait décider entre le misérable accompagnement de l’État autrichien pendant quelques décennies au prix de l’abandon des principes de liberté de son programme d’une part, et la disparition immédiate de cet État avec le sacrifice des minorités allemandes des territoires de langue étrangère d’autre part, il fit indubitablement le mauvais choix. On peut l’en blâmer. Une chose pourtant est sûre : il ne pouvait pas choisir librement dans la situation où il se trouvait. Il ne pouvait tout simplement pas plus sacrifier les minorités que ne le purent les partis allemands qui connurent le succès en Allemagne.

Aucun reproche n’est moins justifié, par conséquent, que de dire que les libéraux allemands étaient de mauvais politiciens. Ce jugement est habituellement fondé sur leur position concernant la question de l’occupation de la Bosnie-Herzégovine. On a reproché, et Bismarck en particulier, au Parti libéral allemand de s’être prononcé contre les tendances impérialistes du militarisme des Habsbourg. On jugerait autrement de cette question aujourd’hui. Ce qui était autrefois un motif de reproche à l’encontre du parti libéral allemand — qu’il ait cherché à résister au militarisme et qu’il se soit mis dans l’opposition dès le début de la politique d’expansion qui allait aboutir à la chute de l’empire — sera mis à l’avenir à son crédit et non à sa charge.

Le Parti libéral allemand avait en tout état de cause une compréhension des conditions d’existence de l’État autrichien bien plus profonde que tous les autres pouvoirs et partis du pays. La dynastie, en particulier, avait fait le maximum pour accélérer la destruction de l’empire. Sa politique était moins guidée par des considérations rationnelles que par le ressentiment. Elle persécuta le Parti libéral allemand avec une fureur aveugle, même après sa mort. Comme les libéraux allemands étaient devenus antidémocratiques, la dynastie, qui n’avait jamais voulu que la restauration de l’ancien État princier et pour laquelle l’État autoritaire apparaissait une forme de constitution étatique trop moderne, pensa qu’elle pouvait se permettre de temps en temps des prises de positions démocratiques. Elle encouragea ainsi à maintes reprises l’extension du droit de vote, contre la volonté des Allemands, avec à chaque fois pour résultat une perte d’influence des Allemands à la Chambre des députés et une influence toujours plus grande des éléments nationaux radicaux non Allemands. Le parlementarisme autrichien finit de ce fait par disparaître. Avec la réforme électorale de Badeni en 1896, l’empire entra dans une phase de crise ouverte. La Chambre des députés devint un lieu où les députés ne poursuivaient plus aucun but autre que celui de démontrer l’impossibilité de la continuation de l’État. Quiconque observait les partis à la Chambre des députés autrichienne était obligé de reconnaître immédiatement que cet État ne pouvait prolonger son existence que parce que la diplomatie européenne s’évertuait avec peine à retarder autant que possible la menace de guerre. Vingt ans avant la fin de la guerre, la situation politique intérieure de l’Autriche était déjà plus que mûre pour l’effondrement.

Les partis allemands qui succédèrent aux libéraux allemands firent montre d’une compréhension bien moins grande de la situation politique que les libéraux allemands tant dénigrés. Les factions nationalistes allemandes, qui combattaient avec vigueur les libéraux allemands, se comportaient comme des démocrates aux débuts de l’activité de leur parti, quand ils s’intéressaient encore à renverser les libéraux allemands. Très vite, néanmoins, ils durent reconnaître que la démocratisation en Autriche revenait à sa dégermanisation, et à partir de ce constat ils finirent par devenir tout aussi antidémocratiques que les libéraux allemands auparavant. Si l’on ne prend pas garde aux mots vibrants avec lesquels ils cherchaient en vain à cacher la nature dérisoire de leur programme, ainsi qu’à leurs tendances antisémites, qu’il fallait considérer comme totalement suicidaire du point de vue du maintien du caractère allemand de l’Autriche, alors les nationalistes allemands ne se distinguaient des libéraux allemands que sur un point unique. Ils avaient abandonné dans le programme de Linz les revendications allemandes sur la Galice et la Dalmatie et se contentaient d’en appeler au germanisme pour les terres de l’ancienne Confédération allemande. Ce faisant, cependant, ils se cramponnaient à la même erreur que celle qu’avaient commise les libéraux allemands, à savoir une sous-estimation de la capacité de développement et des perspectives d’avenir des Slaves de l’Ouest de l’Autriche. Comme les libéraux allemands ils avaient décidé de ne pas sacrifier les minorités allemandes dispersées sur des terres de langue étrangère, de sorte que leur politique comportait la même irrésolution que celle des anciens libéraux allemands. Ils jouèrent en fait plus souvent avec les idées irrédentistes que les libéraux, mais ils n’eurent jamais rien d’autre en tête que de maintenir l’État autrichien sous l’hégémonie et la domination allemande. Face à un choix identique à celui auquel les libéraux allemands furent confrontés, ils prirent le même chemin que les libéraux avaient déjà emprunté avant eux. Ils se décidèrent en faveur du maintien de l’empire et contre la démocratie. Leur destin fut ainsi le même que celui des anciens libéraux allemands. Ils furent utilisés par la dynastie de la même façon que le furent les libéraux. La dynastie pouvait les traiter aussi mal que possible tout en sachant qu’elle pouvait toujours compter sur eux.

La plus grande erreur des libéraux allemands concernant leurs concitoyens de langue étrangère fut de ne voir dans les non Allemands que des ennemis du progrès et des alliés de la cour, de l’Église et de la noblesse féodale. Rien n’est plus facile que de comprendre pourquoi cette interprétation fut acceptée. Les peuples non allemands d’Autriche étaient également opposés aux aspirations à une grande Autriche qu’à celles à une grande Allemagne : ils avaient compris avant tous les autres, avant même le Parti libéral allemand, que la survie de l’Autriche passait obligatoirement par une union avec le Parti libéral allemand. Éliminer le Parti libéral allemand devint ainsi le premier et le plus important des objectifs de leur politique, et pour parvenir à cette fin ils cherchèrent et trouvèrent des alliés chez ceux qui, comme eux, combattait ce parti pour le faire mourir. D’où cette grosse erreur des libéraux qu’ils durent payer au prix cher. Ils se méprirent sur l’élément démocratique dans la lutte des nations slaves contre l’empire. Ils ne voyaient dans les Tchèques rien d’autre que des alliés et des serviteurs dociles des Schwarzenberg et des Clam-Martinics. Le mouvement slave s’était compromis à leurs yeux par son alliance avec l’Église et la cour. Comment donc ces hommes qui s’étaient battus sur les barricades en 1848 auraient-ils pu oublier que l’insurrection de la bourgeoisie allemande avait été brisée par des soldats slaves ?

La position erronée du Parti libéral allemand sur les problèmes nationaux fut la conséquence de cette erreur de jugement quant au contenu démocratique des mouvements nationaux. Tout comme ils ne doutaient pas de la victoire finale de la lumière sur les ténèbres, des Lumières sur le cléricalisme, ils ne doutaient pas de la victoire finale du germanisme progressiste sur les masses slaves réactionnaires. Toute concession aux demandes slaves n’était pour eux rien d’autre que des concessions au cléricalisme et au militarisme[84].

Que la position allemande sur les problèmes politiques autrichiens fut déterminée par la contrainte de la situation où l’Histoire les avaient plongés est parfaitement illustré par le développement du programme des sociaux-démocrates allemands en Autriche sur la question des nationalités. La social-démocratie avait tout d’abord gagné du terrain en Autriche chez les Allemands, et pendant de longues années elle ne fut et ne demeura qu’un simple parti allemand, avec quelques compagnons de route parmi les intellectuels de nationalités différentes. À cette époque où, en raison du système électoral, il lui était presque impossible de jouer un rôle au parlement, elle pouvait se considérer comme à l’écart des luttes nationales. Elle pouvait dire que toutes les querelles nationales n’étaient rien d’autre qu’une affaire interne à la bourgeoisie. Sur les questions vitales du germanisme en Autriche, elle avait la même attitude que son parti frère de l’empire germanique vis-à-vis de la politique étrangère des Junkers, des libéraux nationaux, ou même des pangermanistes. Quand les partis allemands qui menaient la lutte nationale lui reprochaient, comme les cléricaux allemands et les socialistes chrétiens, de causer du tort à son propre peuple par ce comportement, eh bien, cela était alors parfaitement justifié, même si l’étendue de ces dommages était encore faible, précisément en raison de la faible importance politique de la social-démocratie à cette époque. Mais plus la social-démocratie prit de l’importance en Autriche — et elle en prit avant tout parce que la social-démocratie était dans les conditions autrichiennes le seul parti démocratique chez les Allemands d’Autriche — plus elle devait être considérée comme responsable de ce qui incombait à tout parti allemand en Autriche au sujet des questions nationales. Elle commença à devenir nationaliste allemande ; pas plus que les deux autres partis allemands d’Autriche elle ne put éviter de prendre en compte les conditions qui avaient conduit à opposer germanisme et démocratie. Tout comme le parti libéral allemand avait dû finalement abandonner ses principes démocratiques parce que les poursuivre aurait fait du tort au germanisme en Autriche, tout comme le parti nationaliste allemand dut également le faire, la social-démocratie aurait fini par le faire si l’histoire ne l’avait devancée en brisant l’État autrichien avant que cela ne se produise.

Après qu’une série de déclarations programmatiques d’une valeur purement théorique eut été rattrapée par les faits, la social-démocratie essaya tout d’abord un programme d’autonomie nationale[85].

Il n’y a pas de doute que ce programme repose sur une compréhension plus profonde des problèmes de nationalité que celui de Linz, auquel cependant la fine fleur de l’Autriche allemande de l’époque avait également collaboré. Il s’était passé beaucoup de choses pendant les décennies séparant ces deux programmes et elles avaient contraint les Allemands d’Autriche à ouvrir les yeux. Mais encore une fois, ils ne purent échapper à la contrainte que la nécessité historique leur imposait. Le programme d’autonomie nationale, même s’il parlait de démocratie et d’autonomie, n’était au fond rien d’autre que ce qu’avaient été finalement les programmes sur les nationalités des libéraux et des nationalistes allemands, à savoir un programme destiné à assurer la conservation par l’État autrichien des Habsbourg-Lorraine des terres héréditaires impériales et royales. Il prétendait être bien plus moderne que les anciens programmes mais n’était en fait rien de plus. On ne pouvait même pas dire qu’il était plus démocratique que les précédents, car la démocratie est un concept absolu, et non un concept présentant différents degrés.

La principale différence entre le programme d’autonomie nationale et les vieux programmes allemands nationaux est qu’il se sent obligé de justifier l’existence et de démontrer la nécessité de l’existence de l’État autrichien non seulement du point de vue de la dynastie et de celui des Allemands, mais aussi de celui des autres nationalités. Et il ne se contentait pas en outre des phrases prétentieuses que l’on lisait habituellement chez les auteurs dits « noirs et jaunes », comme par exemple une référence à la maxime de Palacky disant qu’il faudrait inventer l’Autriche si elle n’existait pas. Mais cet argument, qui fut épuisé en particulier par Renner, est totalement intenable. Il part de l’idée que maintenir le territoire coutumier austro-hongrois en tant que territoire économique distinct est dans l’intérêt de tous les peuples d’Autriche et que chacun, par conséquent, a intérêt à instaurer un ordre garantissant la viabilité de l’État. Le fait que cet argument n’est pas correct a déjà été montré : une fois reconnue l’erreur du programme d’autonomie nationale on voit immédiatement qu’il ne contient rien d’autre qu’une tentative permettant de sortir des luttes nationales sans détruire l’État des Habsbourg. Les sociaux-démocrates ont par conséquent été qualifiés, pas tout à fait à tort, de sociaux-démocrates impériaux et royaux. Ils apparaissaient comme le seul parti favorable à l’État en Autriche, tout particulièrement à ces moments du changement kaléidoscopique de la galaxie des partis autrichiens où les nationalistes allemands avaient temporairement mis de côté leur sentiment autrichien et se comportaient de manière irrédentiste.

L’effondrement de l’Autriche évita à la social-démocratie d’aller trop loin dans cette direction. Dans les premières années suivant la [Première] Guerre mondiale, Renner, en particulier, fit tout son possible à cet égard avec ses doctrines que les adversaires appelaient le social-impérialisme. Le fait que la majorité de son parti ne le suivait pas de manière inconditionnelle dans cette voie n’était pas à mettre à son crédit, c’était plutôt une conséquence du mécontentement croissant vis-à-vis d’une politique imposant les pires sacrifices de sang à la population et la condamnant à la misère et à la faim.

Les sociaux-démocrates allemands et autrichiens-allemands pouvaient se prétendre démocrates car ils étaient des partis d’opposition sans responsabilité, et ce tant que le peuple allemand refusait d’accepter pleinement les principes démocratiques, craignant que leur application ne nuise aux Allemands des territoires polyglottes de l’Est. Quand, avec le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale, une partie, et peut-être la plus grande, de la responsabilité du sort du peuple allemand fut entre leurs mains, ils prirent le même chemin qu’avaient emprunté avant eux les autres partis démocratiques d’Allemagne et d’Autriche. Avec Scheidemann dans le Reich et Renner en Autriche ils effectuèrent le changement qui allait nécessairement les éloigner de la démocratie. La raison pour laquelle la social-démocratie n’alla pas plus loin dans cette voie, pour laquelle elle ne devint pas une nouvelle garde de l’État autoritaire qui, sur le sujet de la démocratie, aurait été peu différente des libéraux nationaux dans le Reich et des nationalistes allemands en Autriche, cette raison est entièrement due au changement soudain de la situation.

Dès lors, suite à la défaite de la [Première] Guerre mondiale et à ses conséquences sur la situation allemande dans les territoires aux populations multiples, les circonstances qui avaient auparavant forcé tous les partis allemands à prendre leur distance par rapport à la démocratie disparurent. Le peuple allemand ne peut aujourd’hui chercher le salut que dans la démocratie, dans le droit à l’auto-détermination à la fois des individus et des nations[86].

 

 


 

 

DEUXIÈME PARTIE :
L’ÉCONOMIE ET LA GUERRE



1. — Les idées économiques
des puissances centrales au cours de la guerre

 

 

Les aspects économiques de la [Première] Guerre mondiale sont uniques dans l’histoire à la fois quant à leur type et quant à leur degré ; il n’y avait jamais rien eu de semblable auparavant et cela ne se reproduira plus dans l’avenir. Cette combinaison de développements fut généralement conditionnée à la fois par le degré de développement de la division du travail et par l’état de la technique guerrière de l’époque, et en particulier d’une part par les coalitions des puissances belligérantes, d’autre part par les caractéristiques spécifiques de leurs territoires sur le plan de la géographie et des techniques de production. Seule la conjonction d’un grand nombre de conditions préalables put conduire à la situation qui fut résumée en Allemagne et en Autriche de façon sommaire et peu satisfaisante par l’expression « économie de guerre ». Il n’est nul besoin d’exprimer un avis sur le fait de savoir si cette guerre sera la dernière ou si d’autres suivront. Mais une guerre mettant un camp dans une situation économique analogue à celle que connurent les Puissances centrales au cours de cette guerre ne sera pas menée à nouveau. La raison n’est pas seulement que la configuration de l’histoire économique de 1914 ne pourra pas se reproduire mais aussi qu’aucun peuple ne connaîtra plus les conditions politiques et psychologiques nécessaires qui permirent à une guerre de plusieurs années d’apparaître dans de telles circonstances prometteuses au peuple allemand.

L’aspect économique de la [Première] Guerre mondiale peut difficilement être plus mal compris qu’en disant que de toute manière « la compréhension de la plupart de ces phénomènes ne sera pas améliorée par une bonne connaissance de la condition des économies des temps de paix de 1913, mais plutôt en invoquant celle des économies des temps de paix du quatorzième au dix-huitième siècles ou celle de l’économie de guerre des époques napoléoniennes. » [87] Nous comprendrons mieux combien une telle interprétation se focalise sur des points superficiels et combien peu elle nous permet de saisir l’essence du phénomène en imaginant, par exemple, que la [Première] Guerre mondiale ait été menée ceteris paribus au stade de la division internationale du travail atteinte 100 ans auparavant. Elle n’aurait pas pu devenir une guerre consistant à affamer l’adversaire, alors que ce fut précisément sa nature. D’autres coalitions des puissances belligérantes auraient également conduit à un tableau très différent.

Les aspects économiques de la [Première] Guerre mondiale ne peuvent être compris que si l’on prend tout d’abord en compte leur dépendance vis-à-vis du développement contemporain des relations économiques mondiales entre les économies nationales, en premier lieu celles de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie et ensuite aussi celle de l’Angleterre.

L’histoire économique, c’est le développement de la division du travail. Elle commence à partir de l’économie familiale indépendante, autosuffisante, produisant tout ce qu’elle utilise ou consomme. Les foyers individuels ne sont pas différenciés sur le plan économique. Chacun ne s’occupe que de lui. Aucun contact économique, aucun échange de biens économiques n’a lieu.

Le fait de reconnaître que le travail effectué dans le cadre de la division du travail est plus productif que celui accompli sans elle met fin à l’isolement des économies individuelles. Le principe du commerce, l’échange, relie les propriétaires individuels entre eux. Partant d’un rassemblement d’individus, l’économie devient une affaire sociale. La division du travail avance pas à pas. Limitée au départ à une sphère étroite, elle s’étend de plus en plus. L’âge du libéralisme apporta les plus grandes avancées de ce type. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle la plus grande partie de la population des campagnes européennes vivait en général encore dans une autosuffisance économique. Le paysan ne consommait que des aliments qu’il avait lui-même cultivés, il portait des vêtements de laine ou de lin dont il avait produit lui-même la matière première, qui avait ensuite été filée, tissée et cousue dans son foyer. Il avait construit sa maison et sa ferme et les réparait lui-même, éventuellement avec l’aide de ses voisins, qu’il remboursait par des services analogues. Dans les vallées perdues des Carpates, en Albanie et en Macédoine, coupées du reste du monde, des conditions similaires régnaient encore lors du déclenchement de la [Première] Guerre mondiale. On sait trop bien combien cette structure économique correspond peu à ce qui existe aujourd’hui dans le reste de l’Europe pour qu’il soit nécessaire d’entrer dans une description détaillée.

Le développement géographique de la division du travail mène à une économie totalement mondialisée, c’est-à-dire à une situation où chaque activité productrice va vers les lieux les plus favorables à la productivité, et pour ce faire toutes les possibilités de production de la surface de la terre sont comparées entre elles. De telles relocalisations de la production s’effectuent sans cesse comme, par exemple, lorsque l’élevage de moutons diminue en Europe centrale et augmente en Australie ou lorsque la production de lin d’Europe est remplacée par la production de coton d’Amérique, d’Asie et d’Afrique.

Tout aussi important que la division spatiale du travail est l’aspect personnel. Il est en partie conditionné par la division spatiale du travail. Quand des branches de la production sont différenciées par ville, la différenciation personnelle des producteurs doit également avoir lieu. Si nous portons sur nous de la laine australienne et consommons du beurre sibérien, il n’est naturellement pas possible que le producteur de laine ou de beurre soit une seule et même personne, comme c’était autrefois le cas. En réalité la division personnelle du travail se développe aussi indépendamment de la division spatiale comme nous l’enseigne toute traversée de nos villes, ou même des murs d’une usine.

La conduite de la guerre dépend du stade de développement de la division spatiale du travail du moment, mais cela ne rend pas toute guerre impossible, même de nos jours. Des États individuels peuvent se retrouver en guerre sans que leurs relations économiques mondiales en soient profondément affectées. Une guerre franco-allemande ne devait pas nécessairement conduire davantage (ou aurait aussi peu pu conduire) à un effondrement économique de l’Allemagne en 1914 qu’en 1870-1871. Mais il semble aujourd’hui totalement impossible qu’un ou plusieurs États coupés du commerce mondial puissent faire la guerre contre un adversaire bénéficiant du libre-échange avec le monde extérieur.

Cette évolution de la division spatiale du travail est aussi ce qui ôte dès le départ presque tout espoir aux soulèvements locaux. En 1882 la population autour du golfe de Kotor et les habitants de l’Herzégovine pouvaient encore se révolter avec succès contre le gouvernement autrichien pendant des semaines et des mois sans souffrir de pénurie du fait de leur système économique, composé de foyers autarciques. En Westphalie ou en Silésie, un soulèvement qui aurait eu lieu sur un si petit territoire pouvait déjà à cette époque être arrêté en quelques jours en bloquant les marchandises qui y arrivaient. Il y a plusieurs siècles les villes pouvaient faire la guerre à la campagne alors que cela n’est plus possible depuis longtemps. Le développement de la division spatiale du travail, son progrès en direction d’une économie mondiale, œuvre plus efficacement pour la paix que tous les efforts des pacifistes. La simple reconnaissance des liens économiques mondiaux qu’entretiennent les intérêts matériels aurait montré aux militaristes allemands le danger, en vérité l’impossibilité, de leurs efforts. Mais ils étaient tellement absorbés par leurs idées de politique de puissance qu’ils ne purent jamais prononcer l’expression pacifique « économie mondiale » autrement qu’avec des idées guerrières. Une politique globale était pour eux synonyme de politique de guerre, de constructions navales et de haine de l’Angleterre[88].

Le fait que la dépendance économique vis-à-vis du commerce mondial doive avoir une importance cruciale sur le résultat d’une campagne ne pouvait naturellement pas échapper à ceux qui s’intéressaient depuis des décennies à la préparation de la guerre avec le Reich allemand. S’ils ne comprenaient pas encore que l’Allemagne, ne serait-ce qu’à cause de sa situation économique, ne pouvait pas remporter une grande guerre contre plusieurs grandes puissances, eh bien, deux facteurs étaient décisifs, l’un politique l’autre militaire. Helfferich a résumé la première de la façon suivante : « La position même des frontières de l’Allemagne élimine de fait la possibilité d’un blocage durable des importations de blé. Nous avons tant de voisins — tout d’abord la haute mer, puis la Hollande, la Belgique, la France, la Suisse, l’Autriche et la Russie — qu’il semble inconcevable que tant de routes d’importation de blé via la mer ou la terre puissent toutes nous être fermées d’un seul coup. Le monde entier devrait s’allier contre nous ; cependant, envisager sérieusement une telle possibilité, ne serait-ce qu’une minute, revient à avoir une défiance sans limite vis-à-vis de notre politique étrangère. » [89] Sur le plan militaire, néanmoins, les gens se rappelaient les expériences des guerres européennes de 1859, 1866 et 1870-1871, et croyaient qu’ils ne devaient compter qu’avec une guerre de quelques mois, voire de quelques semaines. Tous les plans de guerre allemands étaient fondés sur l’idée d’une victoire complète contre la France au bout de quelques semaines. Quiconque envisageait que la guerre puisse durer suffisamment longtemps pour que les Anglais et même les Américains arrivent sur le continent avec des armées de millions d’hommes auraient été à Berlin un objet de risée. Personne ne comprenait que la guerre allait devenir une guerre de position ; malgré l’expérience de la guerre entre la Russie et le Japon, les gens croyaient qu’ils pourraient terminer la guerre européenne très vite par des frappes offensives rapides. [90] Les calculs militaires de l’état-major général étaient tout aussi erronés que ses calculs économiques et militaires.

Il est par conséquent faux de dire que l’empire allemand avait négligé d’entreprendre les préparatifs économiques nécessaires à la guerre. Il n’avait tout simplement compté que sur une guerre de courte durée ; pour cette dernière il n’y avait cependant aucune disposition économique à prendre en dehors de celles concernant les Finances et la politique du crédit. Avant le déclenchement de la guerre on aurait à coup sûr considéré comme absurde l’idée que l’Allemagne puisse être forcée de se battre pendant plusieurs années contre quasiment le reste du monde, avec pour seuls alliés l’Au-triche-Hongrie (ou plus exactement les Autrichiens allemands et les Magyars, car les Slaves et les Roumains de la monarchie étaient de cœur et pour beaucoup aussi avec leurs armes du côté de l’ennemi), la Turquie et la Bulgarie. Il aurait fallu en tout cas reconnaître, après avoir sereinement réfléchi, qu’une telle guerre n’aurait pas pu être engagée ni n’aurait dû être engagée et que si une politique effroyablement mauvaise avait conduit à son déclenchement, il fallait essayer de conclure la paix aussi vite que possible, même au prix de grands sacrifices. Car il ne pouvait en fait pas y avoir le moindre doute que tout cela ne pouvait se terminer que par une épouvantable défaite laissant le peuple allemand sans défense face aux conditions les plus dures de ses adversaires. Une paix rapide aurait au moins, dans de telles circonstances, dilapidé moins de biens et fait couler moins de sang.

Il aurait fallu le reconnaître tout de suite, même dès les premières semaines de la guerre, et il aurait fallu ensuite en tirer les seules conséquences possibles. Dès les premiers jours de la guerre — au plus tard après les défaites de la Marne et de Galicie en septembre 1914 — il n’y avait qu’un seul objectif rationnel pour la politique allemande : la paix, même au prix de lourds sacrifices. Mettons de côté le fait que jusqu’à l’été 1918 il était toujours possible d’obtenir la paix dans des conditions semi-acceptables, et que les Allemands d’Alsace, du Sud Tyrol, des Sudètes et des provinces de l’Est de la Prusse auraient probablement pu être protégés de l’autorité étrangère de cette façon ; même dans ce cas, si la poursuite de la guerre aurait pu permettre une paix un peu plus favorable, les sacrifices extraordinairement lourds que cette continuation de la guerre requérait n’auraient pas dû être faits. Cela ne s’est pas passé ainsi et la lutte désespérée, suicidaire a continué pendant des années principalement en raison de considérations politiques et de graves erreurs dans l’analyse militaire des événements[91]. Mais les illusions sur la politique économique y ont également beaucoup contribué.

Dès le début de la guerre un slogan apparut dont les conséquences malheureuses ne peuvent pas être totalement oubliées même aujourd’hui : l’expression fétiche d’« économie de guerre ». Avec elle on repoussait toutes les considérations qui auraient pu conduire à une conclusion recommandant de ne pas continuer la guerre. Avec ce slogan toute pensée économique était écartée ; les idées mises
en pratique pendant « l’économie de paix » n’étaient plus valables, disait-on, pour « l’économie de guerre », qui obéissait à d’autres lois. Armés de ce mot d’ordre, quelques bureaucrates et fonctionnaires ayant été investis des pleins pouvoirs par des décrets exceptionnels substituèrent le « socialisme de guerre » à ce que le socialisme étatique et le militarisme avaient encore laissé à l’économie libre de marché. Et quand le peuple affamé commença à grommeler, il fut calmé par la référence à « l’économie de guerre ». Alors que le ministre d’un cabinet anglais avait prononcé le mot d’ordre « business as usual »
[92] au début de la guerre, ce qui cependant ne put être répété en Angleterre à mesure que la guerre continuait, eh bien les peuples d’Allemagne et d’Autriche tiraient fierté de suivre des chemins aussi inédits que possibles. Ils « organisaient » et ne voyaient pas que ce qu’ils faisaient était en fait l’organisation de la défaite.

Le plus grand accomplissement du peuple allemand pendant la guerre, la conversion de l’industrie pour répondre aux besoins de la guerre, ne fut pas l’œuvre de l’intervention étatique mais un résultat de l’économie libre. Si, par ailleurs, ce qui fut accompli dans le Reich à cet égard fut bien plus important en quantité absolue que ce qui fut fait en Autriche, il ne faut pas perdre de vue que le problème que devait résoudre l’industrie autrichienne était encore plus grand par rapport à ses capacités. L’industrie autrichienne ne devait pas seulement fabriquer ce que réclamait la guerre en plus des provisions des temps de paix : elle devait aussi rattraper le retard pour tout ce qui avait été délaissé pendant la période de paix. Les canons avec lesquels l’artillerie de terrain austro-hongroise partit en guerre étaient de qualité inférieure ; les obusiers de campagne lourds et légers et les canons de montagne étaient déjà dépassés au moment de leur introduction et répondaient à peine aux exigences les plus modernes. Ces armes venaient des manufactures d’État. Désormais l’industrie privée, qui en temps de paix avait été exclue de l’approvisionnement en canons de campagne et de montagne et ne pouvait fournir ce type de matériel qu’à la Chine et à la Turquie, devait non seulement produire le matériel pour accroître l’artillerie, mais il lui fallait en outre aussi remplacer les modèles inutilisables des vieilles batteries par de meilleures versions. Les choses n’étaient pas bien différentes en ce qui concernait l’habillement et les chaussures des troupes austro-hongroises. Le tissu gris-bleu — plus exactement bleu clair — se révélait inutilisable sur le champ de bataille et devait être remplacé aussi vite que possible par un tissu gris. L’approvisionnement de l’armée en bottes, qui avait été fait en temps de paix alors que l’industrie mécanique de la chaussure travaillant pour le marché avait été exclue, dut se tourner vers les usines auparavant évitées par l’intendance militaire.

La grande supériorité technique qu’atteignirent les armées des Puissances centrales au cours du printemps et de l’été 1915 sur le théâtre Est de la guerre et qui forma la base principale de la campagne victorieuse de Tarnów et Gorlice jusqu’au fond de la Volhynie, fut pareillement l’œuvre de l’industrie libre, tout comme les étonnantes réussites de la main-d’œuvre allemande et aussi autrichienne dans la livraison de matériel de guerre de toute sorte sur le front ouest et en Italie. Les administrations de l’armée d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie savaient très bien pourquoi elles ne cédaient pas à la pression en faveur d’une propriété étatique des entreprises fournissant les biens de guerre. Elles mirent de côté leur préférence affichée pour les entreprises étatiques, qui auraient mieux correspondu à leur vision du monde orientée vers une politique de puissance et d’omnipotence de l’État, parce qu’elles savaient fort bien que les grandes tâches industrielles à accomplir dans ce domaine ne pouvaient l’être que par des entrepreneurs travaillant sous leur propre responsabilité et avec leurs propres ressources. Le socialisme de guerre savait parfaitement pourquoi on ne lui avait pas confié les entreprises d’armement dès les premières années de guerre.

 

2. — Le socialisme de guerre

 

Ce qu’on a appelé le socialisme de guerre a été considéré comme suffisamment argumenté et justifié principalement par la référence à l’urgence créée par la guerre. On prétend que l’on ne peut pas en temps de guerre permettre à l’économie libre inadaptée de continuer à exister. À sa place il faudrait instaurer quelque chose de plus performant, l’économie administrée. Que l’on doive ou non revenir après la guerre au système « non allemand » de l’individualisme est une autre question, disait-on, à laquelle il peut être répondu de diverses manières.

Cette défense du socialisme de guerre est tout aussi inadéquate que caractéristique de la pensée politique d’un peuple pour lequel toute expression libre des idées a été entravée par le despotisme du parti de la guerre. Elle est inadéquate parce qu’elle ne pourrait véritablement constituer un argument puissant que s’il était établi que l’économie organisée est capable d’offrir une production plus élevée que l’économie libre ; il faudrait cependant tout d’abord le démontrer. Pour les socialistes, qui défendent la socialisation des moyens de production de toute façon et veulent abolir de ce fait l’anarchie de la production, un état de guerre n’est pas nécessaire pour justifier des mesures socialisantes. Pour les adversaires du socialisme, au contraire, la référence à la guerre et à ses conséquences économiques n’est pas non plus une circonstance qui recommanderait de telles mesures. Pour celui qui estime que l’économie libre constitue une forme supérieure, la nécessité résultant de la guerre constitue précisément une nouvelle raison pour réclamer la suppression de tous les obstacles situés sur le chemin de la libre concurrence. La guerre en tant que telle ne réclame pas une économie organisée, même si elle peut conduire à placer certaines limites parmi les multiples directions que peut prendre la poursuite des intérêts économiques. À l’âge du libéralisme, même une guerre aussi importante que la [Première] Guerre mondiale (dans la mesure où une telle guerre aurait été envisageable à une époque libérale et par conséquent pacifique) n’aurait en aucune façon nourri les tendances à la socialisation.

L’argument le plus courant en faveur de la nécessité de mesures socialistes était celui concernant le fait d’être assiégé. On disait que l’Allemagne et ses alliés étaient dans la position d’une forteresse assiégée que l’ennemi essayait de conquérir en l’affamant. Face à un tel danger toutes les mesures habituelles d’une ville assiégée devaient être appliquées. Tous les stocks devaient être considérés comme une masse sous le contrôle d’une administration unifiée, pouvant être utilisée pour répondre de manière égale aux besoins de chacun, signifiant ainsi un rationnement de la consommation.

Cette ligne de raisonnement part de faits indiscutables. Il est clair que les tentatives en vue d’affamer l’ennemi (au sens le plus large du terme), auxquelles on n’eut généralement recours dans l’histoire de la guerre que comme moyen tactique, furent utilisées dans cette guerre comme moyen stratégique[93]. Mais les conclusions tirées de ces faits étaient erronées. Si l’on pensait que la situation des Puissances centrales était comparable à celle d’une forteresse assiégée, il aurait fallu tirer les seules conclusions possibles du point de vue militaire. Il aurait fallu se souvenir qu’une place assiégée, d’après toute l’expérience de l’histoire militaire, devait nécessairement finir par être affamée et que sa chute ne pouvait être empêchée que par une aide extérieure. Le programme consistant à « tenir » n’aurait eu de sens que si l’on pouvait compter sur l’œuvre du temps en faveur du camp assiégé. Mais comme il ne fallait pas s’attendre à une aide de l’extérieur, il n’aurait pas fallu fermer les yeux et refuser d’admettre que la position des Puissances centrales empirait de jour en jour, et qu’il était donc nécessaire de faire la paix, même si cela imposait des sacrifices qui ne semblaient pas justifiés par la situation tactique du moment. Car les adversaires auraient encore été prêts à faire des concessions s’ils avaient pour leur part reçu quelque chose en retour de l’abrègement de la guerre.

On ne peut pas supposer que l’état-major allemand ne l’avait pas compris. S’il s’accrochait néanmoins encore au slogan demandant de « tenir », cela ne reflétait pas tant une erreur d’analyse de la situation militaire que l’espoir d’une disposition psychique particulière de l’adversaire. La nation anglo-saxonne de commerçants était censée se fatiguer plus vite que les peuples des Puissances centrales, habitués eux à la guerre. Une fois que les Anglais ressentiraient la guerre, une fois qu’ils ressentiraient la restriction de la satisfaction de leurs besoins, ils se révéleraient bien plus compréhensifs envers l’Europe centrale. Cette lourde erreur, cette méprise quant à la psychologie du peuple anglais, conduisit aussi à la création d’un équipement sous-marin tout d’abord limité puis illimité. La guerre sous-marine était fondée sur d’autres erreurs de calcul, sur une surestimation de sa propre efficacité et une sous-estimation des mesures de défense de l’adversaire, et finalement sur une analyse totalement erronée des conditions politiques préalables au déclenchement de la guerre et de ce qui était permis lors de la guerre. Mais ce livre n’a pas pour objet de discuter de ces questions. On peut laisser à des personnes plus qualifiées le soin d’expliquer les forces qui poussèrent le peuple allemand dans cette aventure suicidaire.

Mais outre ces déficiences en ce qui concerne l’aspect militaire général de la question, la théorie du socialisme de siège souffre également de sérieux défauts en politique économique.

Quand l’Allemagne était comparée à une ville assiégée, on oubliait que cette comparaison n’était applicable qu’à propos des biens qui n’étaient pas produits dans le pays et qui ne pouvaient pas être remplacés par d’autres biens fabriqués au pays. Pour ces biens, en dehors des articles de luxe, le rationnement de la consommation était en tout cas indiqué au moment de la disparition de toutes les possibilités d’importation, suite au renforcement du blocus et avec l’entrée de l’Italie et de la Roumanie dans la guerre. Jusqu’à cet instant il aurait mieux valu, bien entendu, autoriser le libre-échange, au moins pour les quantités importées de l’étranger, afin de ne pas diminuer l’incitation à les obtenir de manière indirecte. C’était en tout cas une erreur de s’opposer aux hausses du prix de ces biens par des mesures pénales, comme cela s’est fait au début de la guerre, particulièrement en Autriche. Si les commerçants avaient conservé ces biens avec des intentions spéculatives en vue d’obtenir des hausses de prix, cela aurait limité leur consommation de façon efficace dès le début de la guerre. La limitation de l’augmentation des prix devait donc nécessairement avoir des conséquences très néfastes. Pour les biens ne pouvant en aucune façon être produits au pays et impossibles à remplacer par des substituts pouvant être produits sur le sol national, l’État aurait mieux fait d’instaurer des prix minimums que maximums afin de limiter leur consommation autant que possible.

La spéculation anticipe les changements de prix futurs, son rôle économique consiste à éliminer les différences de prix entre les différents endroits et les différents instants et, grâce à la pression exercée par les prix sur la production et la consommation, à ajuster l’offre et la demande. Quand la spéculation commença à faire monter les prix au début de la guerre, elle tirait effectivement les prix au-delà du niveau qu’ils auraient atteint en son absence. En fait, comme la consommation était ainsi également limitée, le stock de biens disponibles pour un usage postérieur au cours de la guerre devait augmenter, conduisant ainsi à une modération des prix lors ces époques ultérieures, par rapport au niveau qui aurait été atteint en l’absence de spéculation. Si l’on élimine ce rôle économique indispensable de la spéculation, quelque chose d’autre aurait dû la remplacer tout de suite, peut-être la confiscation de tous les stocks et la gestion et le rationnement d’État. Mais il n’était en aucun cas adapté de se contenter d’une simple intervention pénale.

Quand la guerre éclata, les citoyens s’attendaient à ce qu’elle dure de trois à six mois. Les marchands adaptèrent leur spéculation en conséquence. Si l’État était plus au courant des choses, son devoir aurait été d’intervenir. S’il pensait que la guerre serait finie en à peine quatre semaines, il aurait pu intervenir pour éviter que les hausses de prix ne fussent plus élevées qu’il ne semblait nécessaire pour harmoniser les stocks et la demande. Même dans ce but l’imposition de prix maximums n’aurait pas été suffisante. Si toutefois l’État pensait que la guerre durerait plus longtemps que ne le croyaient les civils, il aurait alors dû intervenir, soit en fixant des prix minimums soit en achetant des biens en vue d’établir des réserves étatiques. Car il existait un danger que des spéculateurs, ne connaissant pas les intentions et les plans secrets de l’état-major, ne fassent pas monter les prix autant qu’il était nécessaire pour assurer la distribution des petites quantités disponibles pendant toute la durée de la guerre. Cela aurait constitué une situation où l’intervention de l’État sur les prix aurait été pleinement nécessaire et justifiée. Il est facile d’expliquer pourquoi tel n’a pas été le cas. Les autorités politiques et militaires n’avaient pas la moindre idée de la durée de la guerre. Tous leurs préparatifs, tant militaires qu’économiques et politiques, échouèrent pour cette raison.

En ce qui concerne tous les biens qui même malgré la guerre auraient pu être produits sur le territoire des Puissances centrales à l’abri de l’ennemi, l’argument du siège était déjà totalement inapplicable. Mettre en place des prix maximums pour ces biens constituait une des pires formes de dilettantisme. La production n’aurait pu être stimulée que par des prix élevés : la limitation des augmentations de prix l’étrangla. L’échec de la contrainte étatique en matière d’agriculture et de production n’est guère étonnant.

Il reviendra à l’histoire économique de décrire en détail les stupidités de la politique économique des Puissances centrales durant la guerre. À un moment, par exemple, il fut demandé de réduire le cheptel en augmentant l’abattage en raison d’une pénurie de fourrage ; puis des interdictions d’abattage furent décrétées et des mesures prises en vue d’augmenter le cheptel. Une incohérence similaire régnait dans tous les secteurs. Mesures et contre-mesures se croisaient jusqu’à ce que la totalité de la structure de l’activité économique fut en ruine.

L’effet le plus nocif de la politique du socialisme de siège était la séparation des régions produisant des surplus agricoles des territoires dans lesquels la consommation dépassait la production. Il est aisé de comprendre pourquoi les dirigeants régionaux tchèques des Sudètes, dont le cœur était du côté de l’Entente, cherchaient autant que possible à limiter les exportations de nourriture des régions sous leur contrôle vers les parties allemandes de l’Autriche et Vienne par dessus tout. Il est moins facile à comprendre pourquoi le gouvernement viennois poussait dans la même direction, pourquoi il incitait aussi les régions allemandes à faire de même et pourquoi il favorisait le fait que la Hongrie se coupe de l’Autriche, de sorte que la famine avait déjà cours à Vienne alors que d’abondantes réserves étaient encore à disposition dans les campagnes et en Hongrie. Il est tout à fait incompréhensible en tout cas que la même politique de segmentation régionale s’empara également du Reich allemand et que les régions agraires y aient eu l’autorisation de se couper des régions industrielles. Que la population des grandes villes ne se soit pas rebellée contre cette politique ne peut s’expliquer que parce qu’elle était prisonnière des conceptions étatistes de la vie économique, que parce qu’elle croyait aveuglément en l’omnipotence de l’intervention officielle et qu’on lui avait pendant des décennies inculqué la méfiance envers toutes les libertés.

Alors que l’étatisme essayait d’éviter l’inévitable effondrement, il ne fit que l’accélérer.

 

3. — L’autarcie et la constitution de réserves

 

Plus le cours de la guerre montrait avec clarté que les Puissances centrales finiraient nécessairement par perdre la guerre de la faim, plus on faisait avec énergie et de tous côtés référence à la nécessité de mieux préparer la prochaine guerre. L’économie devait être modelée de telle sorte que l’Allemagne fût capable de résister même à une guerre de plusieurs années. Elle devait pouvoir produire dans le pays tout ce qui était nécessaire pour nourrir sa population et pour équiper et armer ses troupes et ses flottes afin de ne plus dépendre des pays étrangers à cet égard.

Il n’est pas besoin de discuter longuement pour montrer que ce programme est inapplicable. Il l’est parce que le Reich allemand est trop fortement peuplé pour que toute la nourriture nécessaire à sa population soit produite dans le pays sans utilisation de matières premières étrangères et parce qu’un grand nombre des matières premières nécessaires à la production du matériel de guerre moderne n’existent tout simplement pas en Allemagne. Les théoriciens de l’économie de guerre commettent une erreur en essayant de prouver la viabilité d’une économie allemande autarcique en pensant à l’utilisation de matières de substitution. Il ne faudrait pas toujours utiliser des produits étrangers, dit-on : il existe des produits nationaux à peine inférieurs en qualité et en prix aux produits étrangers. Il y a là pour l’esprit allemand, qui s’est déjà rendu célèbre par sa science appliquée, une grande tâche à remplir, qu’il résoudra avec brio. Les efforts faits auparavant dans ce domaine ont conduit à des résultats favorables. On nous dit déjà que nous sommes aujourd’hui plus riches qu’autrefois car nous avons appris à mieux exploiter des matériaux autrefois négligés et utilisés dans des buts moins importants ou de manière incomplète.

L’erreur de cette ligne de raisonnement est évidente. Il peut être parfaitement exact que la science appliquée est loin d’avoir dit son dernier mot et que nous pouvons encore compter sur des améliorations techniques tout aussi importantes que l’invention de la machine à vapeur ou du moteur électrique. Il se peut fort bien que l’une ou l’autre de ces inventions trouve des conditions favorables à son application précisément sur le sol allemand, et elle consistera peut-être précisément à rendre utile une matière disponible de façon abondante en Allemagne. Mais l’importance de cette invention résidera précisément dans le changement des circonstances géographiques afférant à une branche de la production, rendant plus favorable dans les nouvelles conditions la situation productive d’un pays auparavant considéré comme moins favorable. De telles modifications se produisent souvent dans l’Histoire et se produiront encore et toujours. Nous espérons que cela se produira dans le futur de telle sorte que l’Allemagne devienne, plus qu’à présent, un pays présentant des conditions de production plus favorables. Si cela se passait, le peuple allemand serait soulagé de nombreux fardeaux pesant sur lui.

Il faut pourtant faire une distinction très nette entre ces changements de la structure relative des conditions de production d’une part, et d’autre part l’utilisation de matières de substitution pour produire des biens dans des conditions de production moins bonnes. On peut bien entendu utiliser du lin au lieu de coton et des semelles de bois au lieu de semelles en cuir. Toutefois, on a remplacé dans le premier cas un matériau bon marché par un matériau plus cher, c’est-à-dire un matériau dont la production est plus coûteuse, et dans le second une matière de meilleure qualité par une matière moins utilisable. Cela veut cependant dire que la réponse aux besoins est moins bonne. Utiliser des sacs en papier au lieu de sacs de jute et des pneus en fer au lieu de pneus en caoutchouc, boire un café « de guerre » au lieu d’un véritable café, montre que nous nous appauvrissons, pas que nous nous enrichissons. Et si nous faisons attention à utiliser des déchets que nous jetions auparavant, cela nous enrichit aussi peu que d’obtenir du cuivre en faisant fondre des œuvres d’art[94]. Certes, bien vivre n’est pas le plus grand bien ; et il peut y avoir plusieurs raisons pour lesquelles des peuples ou des individus préfèrent la pauvreté à une vie de luxe. Mais disons-le franchement sans nous abriter derrière des théorèmes artificiels qui essaient de nous faire prendre le noir pour le blanc et vice versa ; ne cherchons pas à obscurcir l’évidence par de prétendus arguments économiques[95].

On ne peut pas nier que les besoins de guerre peuvent engendrer et ont effectivement engendré beaucoup d’inventions utiles. Jusqu’à quel point elles constituent un enrichissement durable pour l’économie allemande ne sera connu que plus tard.

Seuls les partisans de l’idée d’autarcie qui subordonnent au but militaire tous les autres ont une pensée cohérente. Celui qui considère que toutes les valeurs ne sont réalisées que dans l’État et qui conçoit l’État avant tout comme une organisation militaire toujours prête à la guerre doit, en mettant de côté toutes les autres considérations, demander à la politique économique de l’avenir pour lequel il combat d’organiser l’autosuffisance de l’économie nationale en cas de guerre. Sans se soucier des coûts plus élevés qui en résultent, la production doit être guidée dans la voie que l’état-major économique a décidé comme étant la plus adaptée. Si le niveau de vie de la population en souffre, eh bien, en raison de l’objectif supérieur à atteindre, cela ne compte pas du tout. Le plus grand bonheur du peuple ne se trouve pas dans son niveau de vie mais dans l’accomplissement du devoir.

Mais il y a ici encore une grave erreur de raisonnement. Il est possible, si l’on ne tient pas compte des coûts, de produire dans le pays tout ce qui est nécessaire pour faire la guerre. Mais il ne suffit pas que pendant la guerre les armes et le matériel de guerre soient sous la main ; il faut aussi qu’ils soient disponibles en quantités suffisantes et qu’ils soient de la meilleure qualité. Un peuple qui doit les fabriquer dans des conditions de production défavorables, c’est-à-dire à des coûts plus élevés, ira sur le champ de bataille moins bien ravitaillé, moins bien équipé et moins bien armé que ses adversaires. Bien sûr, l’infériorité des réserves en matériel peut dans une certaine mesure être compensée par la haute valeur individuelle des combattants. Mais nous avons appris une nouvelle fois au cours de cette guerre qu’il existe une limite au-delà de laquelle aucune bravoure et aucun sacrifice ne servent plus à rien.

Ayant reconnu que les efforts en vue de l’autarcie ne peuvent pas aboutir, on imagina alors le plan d’un futur système de constitution de réserves étatiques. Afin de se préparer à un possible retour d’une guerre tentant d’affamer la population, l’État devait créer des réserves pour toutes les matières premières ne pouvant pas être produites au pays. À ce sujet une importante réserve de blé était également envisagée ainsi que des stocks de fourrage[96].

Du point de vue économique, la mise en application de ces propositions ne semble pas inconcevable. Du point de vue politique elle est cependant sans espoir. Il est fort peu probable que les autres nations regarderaient calmement la création de telles réserves de guerre en Allemagne sans prendre de leur côté des contre-mesures. Pour faire échouer tout ce plan il leur suffit en effet de surveiller les exportations des matières en question et de n’autoriser ces exportations que dans une quantité n’excédant pas la demande courante.

Ce que l’on a appelé de manière incorrecte l’économie de guerre, ce sont les conditions économiques préalables à la poursuite d’une guerre. Toute poursuite d’une guerre dépend de la situation de la division du travail du moment. Les économies autarciques peuvent entrer en guerre les unes contre les autres : les différentes parties d’une communauté de travail et d’échange ne peuvent le faire que dans la mesure où elles sont en position de revenir à l’autarcie. Pour cette raison, nous voyons diminuer de plus en plus le nombre des guerres et des batailles avec les progrès de la division du travail. L’esprit industriel, inlassablement à l’œuvre dans le développement des relations commerciales, détruit l’esprit guerrier. Les grands pas en avant que l’économie mondiale a fait à l’époque du libéralisme ont considérablement réduit l’étendue relevant des actions militaires. Quand les couches du peuple allemand qui saisissaient le mieux l’interdépendance économique mondiale des économies nationales doutaient qu’il fût encore possible d’avoir une guerre et quand elles s’attendaient à ce qu’elle se termine rapidement si elle avait lieu, elles montraient en cela une meilleure compréhension des réalités de la vie que ceux qui entretenaient l’illusion que même à l’âge du commerce mondial on pouvait encore utiliser les principes politiques et militaires de la Guerre de Trente ans.

Lorsque l’on examine le contenu du slogan qu’est « l’économie de guerre », il apparaît qu’elle ne contient rien d’autre que la demande d’un retour du développement économique à un stade plus favorable à la poursuite de la guerre que ne l’était celui de 1914. La question est seulement de savoir jusqu’où il convient de le faire. Devrait-on revenir en arrière uniquement jusqu’au point de rendre la guerre possible entre de grands États, ou devrait-on essayer de rendre la guerre possible à des régions d’un pays, ou aussi entre la ville et la campagne ? L’Allemagne devrait-elle être la seule en situation de faire la guerre contre le reste du monde ou Berlin devrait-elle aussi pouvoir faire la guerre contre le reste de l’Allemagne ?

Quiconque veut pour des raisons éthiques conserver de façon permanente la guerre pour elle-même en tant que caractéristique des relations entre les peuples doit clairement comprendre que cela ne peut se faire qu’au prix du bien-être général, car le développement économique du monde devrait revenir au moins à la situation de 1830 si l’on voulait réaliser cet idéal martial, ne serait-ce que dans une certaine mesure.

 

4. — Les coûts de l’économie de guerre et l’inflation

 

Les pertes que subit l’économie nationale du fait de la guerre, en dehors des désavantages qu’entraîne l’exclusion du commerce mondial, viennent de la destruction des biens par les actions militaires, de la consommation de matériel de guerre de tout type et de la perte du travail productif que les individus retenus par le service militaire auraient accompli dans leurs activités civiles. D’autres pertes consécutives à la perte de main-d’œuvre se produisent dans la mesure où le nombre des travailleurs se retrouve réduit de manière durable à cause des morts et parce que les survivants sont moins aptes en raison des blessures subies, des souffrances endurées, des maladies traversées et de l’alimentation déficiente. Ces pertes ne sont que légèrement compensées par le fait que la guerre agit comme facteur dynamique et qu’elle incite la population à améliorer les techniques de production. Même l’accroissement du nombre de travailleurs qui se produit pendant la guerre de par la mobilisation d’une main-d’œuvre sinon inutilisée, ainsi que l’épargne résultant de la limitation de la consommation, ne les contrebalancent pas, de telle sorte que l’économie sort finalement de la guerre avec une perte considérable de richesse. Économiquement, la guerre et la révolution sont toujours une mauvaise affaire, à moins qu’il n’en sorte une telle amélioration du processus de production de l’économie nationale que le montant supplémentaire de biens produits après la guerre ne compense les pertes de la guerre. Le socialiste convaincu que le modèle de société socialiste multipliera la productivité de l’économie peut faire peu de cas des sacrifices que coûtera la révolution sociale.

Mais même une guerre désavantageuse pour l’économie mondiale peut enrichir des nations ou des États individuels. Si l’État victorieux est capable de faire reposer de tels fardeaux sur le vaincu que non seulement ses frais de guerre sont remboursés mais qu’il en tire encore un surplus, alors la guerre est avantageuse pour lui. L’idée militariste repose sur la croyance que de tels bénéfices de guerre sont possibles et peuvent être obtenus de manière durable. Un peuple qui croit qu’il peut gagner son pain plus facilement en faisant la guerre qu’en travaillant peut difficilement être convaincu qu’il vaut mieux aux yeux de Dieu subir une injustice que de la commettre. La théorie militariste peut être réfutée ; si on n’arrive toutefois pas à le faire, il est impossible de persuader, en en appelant à des facteurs éthiques, le parti le plus fort de renoncer à l’usage de sa puissance.

Le raisonnement pacifiste va trop loin s’il nie simplement qu’un peuple puisse gagner quelque chose par la guerre. La critique du militarisme doit commencer par poser la question de savoir si le vainqueur peut ensuite compter de manière certaine sur le fait qu’il restera toujours le plus fort ou s’il ne doit pas plutôt craindre d’être remplacé par des partis encore plus forts. L’argumentation militariste ne peut répondre aux objections soulevées contre elle de cette façon qu’en partant de l’hypothèse de l’existence de caractères raciaux immuables. Les membres de la race supérieure, qui se comportent conformément aux principes pacifistes entre eux, restent fermement unis contre les races inférieures qu’ils tentent de soumettre, s’assurant ainsi une domination éternelle. Mais la possibilité que des différences surgissent entre les membres des races supérieures, conduisant une partie de leurs membres à rejoindre les races inférieures dans leur lutte contre les autres membres des races supérieures, montre le danger de la situation militariste pour tous les partis. Si l’on oublie totalement l’hypothèse de la constance des caractères raciaux et que l’on considère comme concevable que la race autrefois plus forte puisse être dépassée par une autre race auparavant plus faible, il est alors évident que chaque parti doit prendre en compte le fait qu’il pourrait se retrouver dans de nouvelles batailles où lui aussi pourrait être battu. Sous ces hypothèses, la théorie militariste ne peut pas être conservée. Il n’y a plus de gain de guerre assuré et la situation militariste apparaît comme un monde de batailles incessantes, pour le moins, qui ruine tant le bien-être qu’en définitive même le vainqueur obtient moins qu’il n’aurait récolté dans un cadre pacifiste.

En tout cas, il n’est pas besoin d’une grande compréhension économique pour comprendre qu’une guerre signifie au moins la destruction directe de biens et la misère. Il était clair pour tout le monde que le déclenchement même de la guerre devait apporter des interruptions néfastes dans la vie générale des affaires, et, début août 1914, les gens attendaient en Allemagne et en Autriche le futur avec angoisse. Néanmoins, de façon surprenante, les choses semblaient se dérouler autrement. Au lieu de la crise attendue, il se produisit une période favorable aux affaires ; au lieu du déclin une embellie. Les gens constataient que la guerre signifiait prospérité ; les hommes d’affaires qui, avant la guerre, étaient à fond en faveur de la paix et auxquels les amis de la guerre reprochaient toujours l’anxiété qu’ils manifestaient à chaque intensification des rumeurs de guerre, commençaient dès lors à se réconcilier avec la guerre. Tout d’un coup il n’y avait plus de produits invendables, des entreprises qui avaient travaillé à perte depuis des années faisaient de riches profits. Le chômage, qui avait pris des proportions menaçantes aux premiers jours et aux premières semaines de la guerre, disparut complètement, et les salaires grimpèrent. Toute l’économie offrait le tableau d’un boom agréable. Rapidement certains auteurs cherchèrent à expliquer les causes de cette embellie[97].

Toute personne impartiale ne peut naturellement avoir aucun doute et sait que la guerre ne peut créer aucun véritable boom économique, au moins directement, car une destruction de biens n’entraîne aucun accroissement de richesse. Il n’aurait pas été bien difficile de comprendre que la guerre procure des occasions de faire des ventes rémunératrices à tous les producteurs d’armes, de munitions et d’équipement militaire de toute sorte, mais que les gains de ces vendeurs sont compensés par ailleurs par des pertes dans d’autres branches de la production et que les pertes économiques réelles dues à la guerre n’en sont pas affectées. La prospérité due à la guerre est comparable à la prospérité apportée par un tremblement de terre ou une épidémie. Un tremblement de terre signifie de bonnes affaires pour ceux qui travaillent dans la construction, le choléra améliore les affaires des médecins et des pharmaciens, mais personne n’a encore pour cette raison cherché à célébrer les tremblements de terre et le choléra en tant que stimulants des forces productives favorables à l’intérêt général.

En partant de l’observation que la guerre favorise l’industrie de l’armement, beaucoup d’auteurs ont cherché à la faire remonter aux machinations de ceux qui avaient des intérêts dans l’industrie de la guerre. Cette idée semble trouver un soutien apparent dans le comportement de l’industrie de l’armement et de l’industrie lourde en général. En Allemagne, les défenseurs les plus énergiques de la politique impérialiste se trouvaient, il faut bien le dire, non pas au sein des cercles industriels mais chez les professions intellectuelles, et avant tout chez les fonctionnaires et les enseignants. Les moyens financiers en faveur de la propagande de guerre furent cependant fournis avant et pendant la guerre par l’industrie de l’armement. Cette dernière a néanmoins aussi peu créé le militarisme et l’impérialisme que, disons, les distilleries ont créé l’alcoolisme ou les maisons d’édition la mauvaise littérature. Ce n’est pas l’offre d’armes qui a engendré la demande, mais le contraire. Les dirigeants de l’industrie de l’armement ne sont pas eux-mêmes assoiffés de sang : ils seraient tout aussi contents de gagner de l’argent en produisant d’autres biens. Ils produisent des canons et des armes à feu parce qu’il existe une demande pour ces produits ; ils produiraient tout aussi volontiers des articles de temps de paix s’ils pouvaient y trouver de meilleures affaires[98].

La reconnaissance de ces relations entre les choses aurait nécessairement dû se répandre rapidement, et les gens auraient vite compris que le boom de la guerre ne profitait qu’à une partie de la population alors que l’économie dans son ensemble s’appauvrissait de jour en jour, si l’inflation n’avait pas jeté un voile sur tous ces faits, voile impénétrable pour une pensée à laquelle l’étatisme avait fait perdre l’habitude de toute considération économique.

Pour saisir l’importance de l’inflation, il est utile de l’imaginer elle et toutes ses conséquences en dehors du contexte de l’économie de guerre. Imaginons que l’État ait renoncé à l’aide apportée à ses finances et à laquelle il eut recours par l’émission de papier-monnaie de tout genre. Il est clair que l’émission de billets — si nous oublions les quantités relativement insignifiantes de biens reçus de pays étrangers neutres en contrepartie de l’or retiré de la circulation et exporté — n’augmente en aucun cas les moyens matériels et humains pour faire la guerre. En émettant du papier-monnaie pas un seul canon, pas une seule grenade de plus n’ont été produits par rapport à ce qui aurait été le cas sans mise en action de la presse à billets. Après tout, la guerre n’a pas été faite avec de « l’argent » mais avec des biens obtenus contre de l’argent. Pour produire les biens de guerre, il était sans importance que la quantité de monnaie avec laquelle ils étaient achetés fût plus grande ou plus petite.

La guerre a considérablement accru la demande de monnaie. De nombreuses unités économiques étaient obligées d’augmenter leurs encaisses, car la plus grande utilisation de paiements comptants en lieu et place des crédits à long terme utilisés habituellement auparavant, la dégradation des arrangements commerciaux et l’insécurité croissante avaient changé toute la structure du système de paiement. Les nombreux bureaux militaires nouvellement établis au cours de la guerre ou dont les secteurs d’activité furent agrandis, ainsi que l’expansion de la circulation monétaire des Puissances centrales dans les territoires occupés, contribuèrent à augmenter la demande de monnaie de l’économie. Cette augmentation de la demande de monnaie créa une tendance à une augmentation de sa valeur, c’est-à-dire à une augmentation du pouvoir d’achat de l’unité monétaire, qui allait à l’encontre de la tendance contraire résultant de l’émission accrue de billets de banque.

Si la quantité de billets émis n’avait pas dépassé ce que le monde des affaires pouvait absorber en raison de l’accroissement de la demande de monnaie induit par la guerre, ne faisant que contrebalancer tout accroissement de la valeur de la monnaie, peu de mots auraient été nécessaires sur le sujet. En réalité, cependant, l’expansion des billets de banque alla bien plus loin. Plus la guerre se prolongeait, plus la presse à billets était activement mise au service de l’administration des finances. Les conséquences décrites par la théorie quantitative se produisirent. Les prix de tous les biens et services, et avec eux le prix des lettres de change étrangères, grimpèrent.

La chute de la valeur de la monnaie favorisait tous les débiteurs et nuisait à tous les créanciers. Cet aspect n’épuise cependant pas l’ensemble des symptômes sociaux des changements de valeur de la monnaie. La hausse des prix causée par l’accroissement de la quantité de monnaie n’apparaît pas d’un seul coup dans toute l’économie et pour tous les biens, car la quantité additionnelle de monnaie ne se distribue que petit à petit. Au début elle s’écoule vers certains établissements particuliers et vers certaines branches spécifiques de la production, n’augmentant par conséquent que la demande pour certains biens et non pour tous ; ce n’est que plus tard que le prix des autres biens augmente également. « Durant l’émission de billets, disent Auspitz et Lieben, les moyens de circulation supplémentaires se concentrent dans les mains d’une petite fraction de la population, à savoir celle des fournisseurs et des producteurs de matériel de guerre. Par conséquent, les demandes de ces personnes pour divers articles augmenteront, et avec elles les prix ainsi que les ventes de ces articles, et de façon notable également pour les articles de luxe. La situation des producteurs de tous ces articles s’améliore de ce fait ; leurs demandes pour d’autres biens augmenteront aussi ; la hausse des prix et des ventes progressera donc encore et se répandra, touchant un nombre plus grand d’articles, jusqu’à les atteindre finalement tous »[99].

Si la baisse de la valeur de la monnaie se produisait d’un coup dans toute l’économie et touchait tous les biens dans la même mesure, elle ne causerait aucune redistribution du revenu et des richesses. Car il ne s’agit à cet égard que d’une question de redistribution. L’économie nationale en tant que telle n’y gagne rien, et ce qu’un individu gagne, d’autres le perdent. Ceux qui apportent sur le marché les biens et les services dont les prix sont les premiers à être affectés par le mouvement des prix peuvent vendre plus cher tout en pouvant encore acheter aux anciens prix, inférieurs, les biens et les services qu’ils désirent.

Inversement, ceux qui vendent des biens et des services dont les prix ne montent que plus tard doivent déjà acheter à des prix plus élevés tout en vendant eux-mêmes aux anciens prix, plus bas. Tant que le processus de changement de la valeur de la monnaie est encore en cours, ce type de gains pour certains et de pertes pour d’autres continuera à se produire. Quand le processus sera finalement arrivé à son terme, ces gains et ces pertes cesseront également, mais les gains et les pertes de la période intermédiaire ne seront pas compensés. Les fournisseurs de guerre au sens large (comprenant aussi les travailleurs des industries de guerre et le personnel militaire qui a touché des revenus de guerre plus élevés) ont par conséquent tiré bénéfice non seulement des bonnes affaires au sens ordinaire du mot, mais aussi du fait que la quantité supplémentaire de monnaie se sera dirigée en premier vers eux. La hausse des prix des biens et des services qu’ils ont mis sur le marché fut double : elle a tout d’abord résulté d’une demande accrue pour leur travail mais elle a aussi résulté de l’augmentation de la quantité de monnaie.

Voilà le fond de l’affaire de ce qu’on a appelé la prospérité de guerre ; elle enrichit certains par ce qu’elle prend aux autres. Il ne s’agit pas d’une augmentation de la richesse mais d’une redistribution de la richesse et des revenus[100].

La richesse de l’Allemagne et de l’Autriche allemande était avant tout l’abondance de capital. On peut estimer que les richesses du sol et des ressources naturelles de notre pays sont très grandes ; il faut pourtant admettre qu’il y a d’autres pays plus richement dotés par la nature, dont le sol est plus fertile, dont les mines sont plus productives, où la puissance hydraulique est plus forte et dont les territoires sont plus aisément accessibles de par leur situation vis-à-vis de la mer, des chaînes de montagnes et du cours des rivières. Les avantages de l’économie nationale allemande résident non dans le facteur naturel mais dans le facteur humain de production et dans une grosse avance historique. Ces avantages se constatent dans une accumulation relativement grande de capitaux, principalement dans l’amélioration des terres agricoles et forestières ainsi que dans une abondante quantité disponible de moyens de production artificiels de tous types, de routes, de chemins de fer et d’autres moyens de transport, de bâtiments et de leurs équipements, de machines et d’outils et, pour finir, de matières premières déjà produites et de biens semi-finis. Ce capital a été accumulé par le peuple allemand grâce à un long travail ; c’est un outil qu’ont utilisé les ouvriers de l’industrie allemande dans leur travail et dont ils vivaient. D’année en année ce stock a été accru par la constitution d’économies.

Les forces naturelles dormant dans le sol ne sont pas détruites quand on les utilise de façon appropriée dans le processus de production : elles forment en ce sens un facteur de production éternel. Les quantités de matières premières se trouvant dans le sol ne représentent qu’un stock limité que l’homme consomme petit à petit sans pouvoir les remplacer d’une façon quelconque. Les biens du capital n’ont pas non plus une vie éternelle ; ce sont des moyens de production artificiels, des biens semi-finis, au sens large du terme, et ils sont peu à peu transformés dans le processus de production en biens de consommation. Pour certains, ce qu’on appelle le capital circulant, ceci se fait plus rapidement, tandis que pour d’autres, ce qu’on appelle le capital fixe, cela se fait plus lentement. Mais ces derniers sont également consommés dans la production. Machines et outils n’ont pas non plus une existence éternelle : ils s’usent tôt ou tard et deviennent inutilisables. Ce n’est pas uniquement l’accroissement mais aussi le simple remplacement du stock de capital qui suppose un renouvellement continu des biens du capital. Les matières premières et les biens semi-finis qui, transformés en biens prêts à l’emploi, partent à la consommation, doivent être remplacés par d’autres ; les machines et les outils de tous types que le processus de production a usés doivent être remplacés par d’autres en fonction de leur usure. Accomplir cette tâche suppose une connaissance précise de l’étendue de l’usure et de la consommation des biens productifs. Pour des biens de production qui doivent toujours être remplacés par des biens du même type, cela n’est pas difficile. Le réseau routier d’un pays peut être entretenu en essayant de conserver des caractéristiques techniques techniquement identiques pour ses différentes sections au travers d’un incessant travail de maintenance, et il peut être étendu en ajoutant à plusieurs reprises de nouvelles routes ou en élargissant celles qui existent. Dans une société étatique où aucun changement économique n’a lieu, cette méthode serait applicable pour tous les moyens de production. Dans une économie soumise aux changements, cette simple méthode ne suffit pas pour la plupart des moyens de production, car ceux qui sont usés et consommés sont remplacés non pas par des biens du même type mais par d’autres. Les outils usés sont remplacés non par des outils identiques mais par des outils plus performants, si toutefois l’orientation générale de la production n’est pas modifiée et que le remplacement des biens du capital consommés dans une branche de production déclinante n’a pas lieu par l’installation de nouveaux biens du capital dans d’autres branches de la production désormais agrandies ou nouvellement créées. Le calcul en unités physiques, qui suffit pour les conditions primitives d’une économie stationnaire, doit par conséquent être remplacé par un calcul économique, exprimé en monnaie.

Certains biens du capital disparaissent au cours du processus de production. Le capital en tant que tel est toutefois maintenu et augmenté. Ce n’est toutefois pas là une nécessité de la nature, indépendante de la volonté des personnes qui épargnent, mais bien au contraire le résultat d’une activité délibérée qui gère la production et la consommation de façon à au moins conserver la valeur totale du capital et qui ne consomme que les surplus obtenus. La condition préalable à tout ceci est le calcul économique, dont la comptabilité est le moyen. Le rôle économique de la comptabilité est de tester le succès de la production. Elle doit déterminer si le capital a augmenté, stagné ou diminué. Le plan économique et la répartition des biens entre la production et la consommation sont alors basés sur les résultats obtenus.

La comptabilité n’est pas parfaite. L’exactitude de ses chiffres, qui impressionnent fortement le profane, n’est qu’apparente. L’évaluation des biens et des titres qu’elle doit traiter est toujours basée sur des estimations reposant sur l’interprétation d’éléments plus ou moins incertains. Dans la mesure où cette incertitude vient du côté des biens, la pratique commerciale, approuvée par les normes de la législation du commerce, essaie de l’éviter en étant aussi prudente que possible ; ce qui veut dire une évaluation basse des actifs et une évolution haute du passif. Mais les imperfections de la comptabilité viennent aussi du fait que les évaluations sont incertaines du côté de la monnaie, car la valeur de cette dernière est également susceptible de changer. Tant qu’il s’agit d’une monnaie-marchandise, d’une monnaie purement métallique, la vie de tous les jours ne se soucie pas de ce défaut. La pratique des affaires, tout comme la loi, a entièrement adopté la vision commerciale naïve d’une stabilité de la valeur de la monnaie, à savoir que le rapport d’échange existant entre la monnaie et les biens ne connaît aucun changement lié à la monnaie[101]. La comptabilité suppose que la monnaie possède une valeur stable. Seules des fluctuations du crédit et des monnaies symboliques, ce qu’on appelle la monnaie de papier, vis-à-vis de la monnaie-marchandise étaient prises en compte dans la pratique commerciale par la constitution de réserves correspondantes et par des inscriptions par pertes et profits. Malheureusement, l’économie étatiste allemande a également ouvert la voie à une modification de la perception sur ce point. Par une théorie nominaliste de la monnaie, en étendant l’idée de stabilité de la valeur de la monnaie métallique à toutes les monnaies, elle créa les conditions préalables aux effets calamiteux de la baisse de la valeur de la monnaie que nous devons maintenant décrire.

Les entrepreneurs ne firent pas attention au fait que la baisse de la valeur de la monnaie rendait dès lors tous les bilans imprécis. En établissant leurs bilans, ils négligeaient de tenir compte du changement de valeur de la monnaie qui s’était produit depuis le précédent bilan. Il pouvait ainsi arriver qu’ils ajoutassent régulièrement une partie du capital initial au revenu net de l’année, le considérant comme un profit, le dépensant et le consommant. L’erreur (dans le bilan d’une société) consécutive à la non prise en compte de la dépréciation monétaire dans la colonne du passif n’était que partiellement compensée par le fait qu’il se trouvait aussi dans la colonne des actifs des composantes de la richesse non reportées à une valeur plus élevée. Car cette non prise en compte de la hausse de la valeur nominale ne s’appliquait pas au capital circulant, puisque pour les stocks vendus les prix plus élevés apparaissaient bel et bien : c’est précisément ce point qui expliquait les « profits » d’inflation supplémentaires des entreprises. La non prise en compte de la dépréciation monétaire dans la colonne des actifs restait confinée aux investissements en capital fixe et avait pour conséquence que dans les calculs d’amortissement les gens utilisaient les montants initiaux plus faibles correspondant à l’ancienne valeur de la monnaie. Le fait que les entreprises mettaient en place des réserves spéciales destinées à préparer la reconversion en temps de paix ne pouvait pas, en règle générale, compenser cet aspect.

L’économie allemande entra en guerre avec un stock abondant de matières premières et de biens semi-finis de tous genres. En temps de paix, toute partie de ces stocks utilisée ou consommée était régulièrement remplacée. Durant la guerre les stocks étaient consommés sans qu’on puisse les renouveler. Ils disparurent de l’économie et la richesse nationale fut réduite de la valeur correspondante. Ce point peut être difficile à voir parce que dans les richesses du commerçant ou du producteur figurent des titres monétaires — en général des emprunts de guerre. L’homme d’affaires se croyait aussi riche qu’avant ; il avait en général vendu des biens à des prix plus importants qu’il ne l’espérait en temps de paix et croyait dès lors être devenu plus riche. Il ne voyait pas au début que ses titres se dévaluaient avec la chute de la valeur de la monnaie. Les prix des valeurs étrangères qu’il possédait grimpaient quand on les exprimait en marks ou en couronnes. Et il considérait cela aussi comme un gain[102]. S’il consommait entièrement ou partiellement ces profits apparents, il diminuait son capital sans s’en apercevoir[103].

L’inflation déposa ainsi un voile sur la consommation du capital. L’individu croyait être devenu plus riche ou au moins n’avoir rien perdu, alors qu’en réalité ses richesses diminuaient. L’État taxait ces pertes des entreprises économiques en tant que « profits de guerre » et dépensait les montants collectés dans des buts non productifs. Le public ne se lassait pas, cependant, de se préoccuper des gros profits réalisés pendant la guerre, qui n’étaient pour une bonne part pas des profits du tout.

Tous en étaient transportés de joie. Quiconque touchait plus d’argent qu’auparavant — et cela était le cas pour la plupart des entrepreneurs et des salariés et, au bout du compte, avec le progrès continuel de la dépréciation monétaire, tout le monde hormis les capitalistes touchant des revenus fixes — était heureux de ces profits apparents. Alors que l’économie dans son ensemble consommait son capital et alors même que les stocks de biens prêts à la consommation étaient moins nombreux dans les foyers individuels, tout le monde se réjouissait de la prospérité. Et pour couronner le tout des économistes commencèrent à faire des recherches approfondies sur les causes de cette prospérité.

L’économie rationnelle n’a commencé à devenir possible que lorsque l’humanité s’habitua à l’usage de la monnaie, car le calcul économique ne peut se passer de ramener toutes les valeurs à un dénominateur commun. Dans toutes les grandes guerres l’inflation perturba le calcul monétaire. Auparavant c’était par l’altération des pièces ; aujourd’hui c’est par l’inflation du papier-monnaie. Le comportement économique des belligérants fut ainsi conduit à s’égarer ; les véritables conséquences de la guerre étaient hors de portée de leur vision des choses. On peut dire sans exagérer que l’inflation est un moyen intellectuel indispensable du militarisme. Sans lui, les répercussions de la guerre seraient bien plus rapidement et plus fortement évidentes ; la fatigue de la guerre se manifesterait bien plus vite.

Aujourd’hui il est trop tôt pour faire le bilan total de tous les dégâts matériels que la guerre a fait subir au peuple allemand. Une telle tentative doit nécessairement partir de la situation économique d’avant-guerre. Ne serait-ce que pour cette raison elle ne peut qu’être incomplète. Les effets dynamiques de la [Première] Guerre mondiale sur la vie économique mondiale ne peuvent pas être du tout étudiés car nous sommes incapables de passer en revue la totalité des pertes que la désorganisation de l’ordre économique libéral, ce qu’on appelle le système économique capitaliste, a engendré. Nulle part les opinions ne divergent autant que sur ce point. Alors que certains expriment l’idée que la destruction de l’appareil capitaliste de production ouvre la voie à un développement inimaginable de la civilisation, d’autres craignent un retour à la barbarie.

Mais même si nous mettions tout cela de côté, nous devrions, en jugeant les conséquences économiques de la [Première] Guerre mondiale pour le peuple allemand, ne pas nous contenter de prendre en compte les seuls dommages de guerre et les seules pertes de guerre déjà apparus. Ces pertes de richesses, qui sont immenses en elles-mêmes, sont dépassées par des inconvénients de nature dynamique. Le peuple allemand restera économiquement confiné sur son territoire inadapté en Europe. Des millions d’Allemands qui gagnaient auparavant leur vie à l’étranger sont rapatriés de force. En outre, le peuple allemand a perdu ses énormes investissements en capitaux à l’étranger. Au-delà de tout ça, la base de l’économie allemande, la transformation de matières premières étrangères à destination de consommateurs étrangers, a été ruinée. Le peuple allemand est de ce fait devenu un peuple pauvre pour longtemps.

La position des Autrichiens allemands devient en général encore pire que celle du peuple allemand. Les frais de guerre de l’empire des Habsbourg ont été supporté presque entièrement par les Autrichiens allemands. La moitié autrichienne de l’empire a contribué dans une bien plus grande mesure que la moitié hongroise aux dépenses de la monarchie. Les contributions qui incombaient à la partie autrichienne de l’empire furent en outre faites presque exclusivement par les Allemands. Le système fiscal autrichien faisait reposer les impôts directs presque uniquement sur les entrepreneurs industriels et commerciaux et laissaient l’agriculture presque libre. Ce mode de taxation ne signifiait en réalité rien d’autre qu’une surtaxation des Allemands et une exemption des non Allemands. Il faut de plus se souvenir que les emprunts de guerre étaient souscrits presque entièrement par la population allemande d’Autriche et que désormais, après la dissolution de l’État, les non Allemands refusent toute contribution permettant de payer les intérêts et l’amortissement des emprunts de guerre. De plus, les importantes créances monétaires allemandes sur des non Allemands avaient beaucoup perdu de leur valeur en raison de la dépréciation monétaire. Les très importantes possessions des Autrichiens allemands concernant les entreprises industrielles et commerciales ainsi que les domaines agricoles en territoires non allemands, sont en cours d’expropriation, pour partie par des mesures de socialisation et de nationalisation, pour partie par des dispositions prévues dans le traité de paix.

 

5. — Le remboursement des frais de guerre de l’État

 

Il y avait trois façons possibles de payer les frais engagés par le Trésor au cours de la guerre.

La première façon était de confisquer les biens matériels nécessaires pour faire la guerre et d’incorporer le personnel pour assurer les services nécessaires, ceci sans compensation ou avec une compensation insuffisante. Cette méthode semblait la plus simple et les représentants les plus cohérents du militarisme et du socialisme proposaient avec détermination de l’employer. Elle fut largement utilisée pour mobiliser les personnes faisant effectivement la guerre. L’obligation universelle de service militaire avait été récemment introduite dans de nombreux États pendant la guerre et fut substantiellement étendue dans de nombreux autres. Le fait que le soldat ne recevait que des compensations dérisoires pour ses services par rapport au niveau des salaires du travail libre, alors que le travailleur de l’industrie de munition était grassement payé et que les possesseurs de matériel de guerre exproprié ou confisqué recevaient une compensation au moins partiellement équivalente, a à juste titre été qualifié de fait étonnant. L’explication de cette anomalie peut être trouvée dans le fait que seules quelques personnes s’enrôlent aujourd’hui, y compris pour les plus hauts salaires, et que de toute façon les perspectives de rassembler une armée de millions d’hommes sur la base d’engagements volontaires ne seraient pas très bonnes. Par rapport aux immenses sacrifices que demande l’État de la part de l’individu via l’impôt du sang, il semble secondaire de savoir s’il compense le soldat plus ou moins généreusement pour la perte de temps qu’il a souffert en raison de ses obligations militaires. Dans la société industrielle il n’existe pas de rémunération adéquate pour les services de guerre. Dans une telle société ils n’ont pas de prix : ils ne peuvent être demandés que par la force et il est alors certainement peu important qu’on les paie plus généreusement ou à un taux ridiculement bas comme en Allemagne. En Autriche, le soldat du front recevait un salaire de 16 hellers et un supplément de terrain de 20 hellers, soit 36 hellers par jour au total ![104] Le fait que les officiers de réserve, y compris dans les États d’Europe continentale, et les troupes anglaises et américaines recevaient une solde supérieure s’explique parce qu’un taux salarial pour temps de paix avait été établi pour le service des officiers dans les États d’Europe continentale et pour tout service militaire en Angleterre et en Amérique, et qu’il fallait prendre ces taux comme point de départ pendant la guerre. Mais aussi élevée ou aussi faible que puisse être la rémunération du soldat, on ne peut jamais la considérer comme une pleine compensation pour l’homme recruté par la contrainte. Le sacrifice demandé au soldat servant de force ne peut être compensé que par des biens intangibles, jamais par des biens matériels[105].

À d’autres égards l’expropriation non compensée de matériels de guerre était rarement envisagée. Par sa nature même elle ne pouvait se produire que pour des biens déjà disponibles à une qualité suffisante au début de la guerre, mais pas là où il s’agissait de produire de nouveaux biens.

La deuxième façon pour l’État d’acquérir des ressources était d’introduire de nouveaux impôts et d’augmenter ceux qui existaient déjà. Cette méthode fut elle aussi utilisée autant que possible durant la guerre. On demanda de plusieurs côtés que l’État essaye, y compris pendant la guerre, de couvrir tous les frais de guerre par les impôts ; à ce sujet on se référait à l’Angleterre, dont on disait qu’elle avait pratiqué cette politique lors des années précédentes. Il est vrai que l’Angleterre paya les frais des petites guerres, qui étaient très faibles par rapport à la richesse nationale, en majeure partie par des impôts payés au cours de la guerre elle-même. Néanmoins cela n’était pas vrai lors des grandes guerres faites par l’Angleterre, que ce soient les guerres napoléoniennes ou la [Première] Guerre mondiale. Si l’on avait voulu récolter immédiatement des sommes aussi gigantesques que celles que réclamait cette guerre uniquement par la taxation et sans s’endetter, alors il aurait fallu, en évaluant et en collectant les impôts, oublier l’idée de justice et d’uniformité de la répartition de la charge de l’impôt et prendre là où il était possible de prendre sur le moment. Il aurait fallu tout prendre aux propriétaires de capitaux mobiles (que ce soient de grands ou de petits propriétaires, c’est-à-dire des titulaires de dépôts bancaires) et par ailleurs laisser les propriétaires de biens réels plus ou moins tranquilles.

Si, cependant, les lourds impôts de guerre étaient répartis uniformément (ils auraient dû être très élevés pour payer entièrement chaque année les frais de guerre de l’année en cours), alors ceux qui n’avaient pas de liquidités disponibles pour payer les impôts auraient dû se procurer les moyens de payer en s’endettant. Propriétaires terriens et propriétaires d’entreprises industrielles auraient alors été obligés de s’endetter ou même de vendre une partie de leurs biens. Dans le premier cas, par conséquent, ce n’est pas l’État mais de nombreux individus privés qui se seraient endettés et qu’on aurait de ce fait obligé à payer des intérêts aux propriétaires du capital. Le crédit privé est cependant en général plus cher que le crédit public. Les propriétaires terriens et immobiliers auraient donc dû payer davantage d’intérêts sur leurs dettes privées qu’ils n’eurent à payer indirectement pour payer les intérêts de la dette de l’État. Si, par ailleurs, ils s’étaient retrouvés obligés de vendre une faible ou une grande part de leurs biens afin de payer les impôts, cette offre soudaine à la vente d’une grande partie de la propriété réelle aurait fait sévèrement chuter les prix, de sorte que les propriétaires antérieurs auraient subi des pertes ; et les capitalistes qui à cet instant aurait eu des liquidités à disposition auraient fait des profits en achetant à bon marché. Le fait que l’État n’équilibre pas totalement les frais de guerre par des impôts mais plutôt en majorité par des emprunts d’État, dont les intérêts sont payés par les rentrées fiscales, ne constitue donc pas, comme on le croit souvent, une faveur faite aux capitalistes[106]. On entend de temps à autre l’interprétation selon laquelle le financement de la guerre par des emprunts d’État reviendrait à transférer les frais de guerre de la génération actuelle aux suivantes. Beaucoup ajoutent que ce transfert est également juste, puisqu’après tout la guerre a été faite non dans l’intérêt de la génération actuelle mais dans celui de nos enfants et de nos petits-enfants. Ceci est totalement faux. La guerre ne peut être faite qu’avec des biens actuels. On ne peut se battre qu’avec des armes déjà disponibles ; on ne peut obtenir tout ce qui est nécessaire à la guerre que de la richesse déjà existante. Du point de vue économique c’est la génération actuelle qui fait la guerre, et c’est elle aussi qui doit payer les coûts matériels de la guerre. Les générations futures ne sont touchées que dans la mesure où elles sont nos héritières et que nous leur laissons moins que ce que nous aurions pu sans l’arrivée de la guerre. Que l’État finance la guerre par l’endettement ou autrement ne change rien à ce fait. Que la plus grande part des frais de guerre ait été financée par des emprunts d’État ne signifie nullement un transfert du fardeau de la guerre vers le futur mais uniquement une méthode particulière de répartition des frais. Si, par exemple, l’État doit retirer la moitié de ses richesses à chaque citoyen capable de payer financièrement en faveur de la guerre, il est au fond sans importance qu’il le fasse en lui faisant payer en une fois un impôt égal à la moitié de sa richesse ou qu’il lui prenne chaque année un impôt dont le montant correspond au paiement des intérêts sur la moitié de sa richesse. Il est finalement sans importance pour le citoyen qu’il ait à payer 50 000 couronnes en un impôt unique ou qu’il ait à payer les intérêts sur 50 000 couronnes année après année. Cela devient cependant important pour tous les citoyens incapables de payer 50 000 couronnes sans s’endetter, pour ceux qui devraient d’abord emprunter la part de l’impôt dont ils doivent s’acquitter. Car ils devraient payer davantage d’intérêts sur ces prêts contractés à titre privé que l’État, qui bénéficie de crédits meilleur marché vis-à-vis de ses créanciers. Si nous considérons que cette différence entre le crédit privé plus cher et le crédit étatique à meilleur marché est seulement de 1 %, cela veut dire, dans notre exemple, un gain annuel de 500 couronnes pour le contribuable. S’il doit payer année après année les intérêts sur sa part de la dette de l’État, il épargne 500 couronnes par comparaison avec le montant qu’il aurait à payer chaque année comme intérêts sur un prêt privé qui lui aurait permis de payer les impôts de guerre élevés provisoires.

Plus la mentalité socialiste prenait de la force au cours de la guerre, plus il y avait de gens enclins à faire payer les frais de guerre par des impôts spéciaux sur la propriété.

L’idée de soumettre les revenus supplémentaires et l’augmentation en valeur de la propriété obtenue pendant la guerre à une taxation progressive spéciale n’est pas nécessairement, sur le fond, socialiste. Le principe de la taxation selon la capacité à payer n’est pas en lui-même socialiste. On ne peut nier que ceux qui avaient touché des revenus plus élevés pendant la guerre qu’en temps de paix, ou dont la propriété s’était accrue, étaient ceteris paribus davantage capables de payer que ceux qui n’avaient pas réussi à accroître leurs revenus ou leurs richesses. En outre, on peut mettre de côté la question de savoir jusqu’à quel point il fallait considérer ces accroissements nominaux du revenu et des richesses comme réels et s’il ne s’agissait pas uniquement d’une augmentation nominale de leur valeur monétaire résultant de la baisse de la valeur de la monnaie. Quelqu’un qui touchait un revenu de 10 000 couronnes avant la guerre et qui l’avait augmenté pendant la guerre à 20 000 couronnes se trouvait sans aucun doute dans une situation plus favorable qu’une personne restée avec son revenu de 10 000 couronnes d’avant-guerre. En oubliant ainsi la valeur de la monnaie, qui allait de soi étant donnée la teneur générale de la législation allemande et autrichienne, on désavantageait il est vrai délibérément le capital mobile et on avantageait délibérément les propriétaires terriens et les agriculteurs en particulier.

Les tendances socialistes de la taxation des profits de guerre se voyaient avant tout dans ses motivations. Les impôts sur les profits de guerre étaient soutenus par l’idée que tout profit entrepreneurial représenterait un vol vis-à-vis de la communauté dans son ensemble et qu’il fallait en toute justice le reprendre entièrement. Cette tendance se fait jour dans l’échelle des taux, qui s’approche de plus en plus de la confiscation totale de l’augmentation des richesses ou du revenu et qui atteindra même sans aucun doute en fin de compte cet objectif. Car il ne faut en effet pas se faire d’illusions sur le fait que l’opinion défavorable sur le revenu entrepreneurial qui se manifeste dans ces impôts de guerre ne doit pas être attribuée aux seules conditions de guerre. Et la ligne de raisonnement utilisée pour les impôts de guerre — que dans cette période de détresse nationale tout accroissement de richesse et toute augmentation du revenu étaient en réalité immoraux — peut aussi être maintenue après la guerre avec les mêmes justifications, même si c’est en modifiant certains détails.

Les tendances socialistes sont aussi très claires dans l’idée d’une taxation en une fois sur le capital. La popularité dont jouit cette taxation d’un coup sur le capital, popularité si grande qu’elle rend presque impossible toute discussion sérieuse sur son opportunité, ne peut s’expliquer que par l’aversion de toute la population à l’encontre de la propriété privée. Les socialistes et les libéraux donneront une réponse très différente sur la question de savoir si un tel impôt sur le capital en une fois est ou non préférable à l’impôt actuel. On peut se référer au fait que l’impôt actuel sur la propriété, qui revient chaque année, offre l’avantage, par rapport à l’impôt en une fois, de ne pas retirer les biens du capital que possède l’individu (en dehors du fait qu’il est plus juste et plus uniforme, puisqu’il permet de corriger l’année suivante les erreurs faites lors de l’évaluation d’une année et qu’il ne dépend pas du hasard et de l’estimation de la propriété à un instant particulier, ceci parce qu’il traite la propriété année après année en fonction de la richesse courante à laquelle elle correspond). Quand quelqu’un gère une entreprise avec un capital personnel de 100 000 marks, il ne lui est pas du tout indifférent de savoir s’il a à payer une somme de 50 000 marks en une fois, en impôt sur la propriété, ou s’il ne doit payer chaque année que le montant correspondant aux intérêts que l’État doit débourser sur une dette de 50 000 marks. Car on peut s’attendre qu’avec le capital restant après que l’État lui aura pris ce qu’il lui demande pour payer les intérêts sur 50 000 marks, il puisse faire des profits qu’il garderait. Ce n’est cependant pas cet aspect qui constitue le point crucial dans la prise de position libérale, mais plutôt les conséquences sociales venant de ce qu’avec une taxation en une fois sur le capital l’État transférerait le capital des mains des entrepreneurs dans les mains des capitalistes et des prêteurs. Si l’entrepreneur doit continuer ses affaires, après avoir été imposé sur le capital, dans les mêmes proportions qu’auparavant, il devra obtenir le montant manquant par le crédit, et en tant que particulier privé il devra payer des intérêts plus élevés que ceux que l’État aurait eu à payer. La conséquence sera donc un plus grand endettement des couches entreprenantes de la population auprès des capitalistes non entrepreneurs, qui, à cause de la réduction de la dette de guerre, auront échangé une partie de leurs titres d’État contre des titres privés.

Les socialistes vont bien entendu plus loin. Ils souhaitent utiliser la taxation sur le capital non seulement pour soulager la charge des dettes de guerre — bon nombre d’entre eux veulent se débarrasser de ces dettes par le moyen le plus simple : la faillite de l’État — mais la réclament aussi pour donner à l’État une part dans les entreprises de tous genres, dans les sociétés industrielles, dans les mines et dans les propriétés agricoles. Ils font campagne en ce sens avec le slogan de la participation de l’État et de la société aux profits des entreprises privées[107]. Comme si l’État ne participait pas déjà aux profits de toutes les entreprises par le biais de la législation fiscale, de sorte qu’il n’a pas besoin d’un article du code civil pour tirer profit des entreprises. Aujourd’hui l’État participe aux profits des entreprises sans être obligé de participer le moins du monde à la gestion du processus de production et sans être exposé aux risques de possibles pertes. Si, au contraire, l’État possédait des parts dans toutes les entreprises, il participerait aussi aux pertes ; il serait de plus forcé de s’occuper de l’administration des affaires privées, et c’est précisément ce que veulent les socialistes.

 

6. — Le socialisme de guerre et le socialisme authentique

 

La question de savoir si ce qu’on a appelé le socialisme de guerre constitue un socialisme authentique a été très souvent posée et ce avec une grande passion. Certains ont répondu oui tout aussi résolument que d’autres ont répondu non. À ce sujet on peut observer un phénomène frappant : au fur et à mesure que la guerre continuait et qu’il devenait de plus en plus évident qu’elle se terminerait par la défaite de la cause allemande, la tendance à considérer le socialisme de guerre comme un socialisme authentique diminuait elle aussi.

Pour pouvoir traiter correctement du problème, il faut tout d’abord garder à l’esprit que le socialisme signifie un transfert des moyens de production de la propriété privée individuelle à une propriété commune. Ce point et lui seul définit le socialisme. Tout le reste est sans importance. Il n’importe nullement pour trancher notre question de savoir, par exemple, qui détient le pouvoir dans une communauté socialisée, un empereur héréditaire, un César, ou l’ensemble du peuple organisé en démocratie. L’essence d’une communauté socialisée ne se trouve pas nécessairement dans l’hégémonie des soviets de travailleurs et de soldats. D’autres autorités peuvent aussi instaurer le socialisme, par exemple l’Église ou l’État militariste. Il faut en outre noter qu’une élection de la direction générale de l’économie socialiste allemande, faite sur la base d’un droit de vote universel et égal pour tous, aurait engendré dans les premières années de la guerre une majorité bien plus forte en faveur de Hindenburg et de Ludendorff que celle que Lénine et Trotsky ont jamais atteinte en Russie.

La manière dont est utilisée la production d’une économie socialisée n’est pas non plus essentielle. Notre problème n’est pas affecté si la production sert d’abord des objectifs culturels ou à faire la guerre. Dans les têtes du peuple allemand ou au moins de sa grande majorité, la victoire était sans le moindre doute le but le plus urgent du moment. Que l’on soit d’accord ou non n’a pas d’importance[108]. Il est également sans conséquence que le socialisme de guerre fût instauré sans réorganisation formelle des droits de propriétés. Ce qui compte n’est pas la lettre de la loi mais le contenu effectif de la norme légale.

Si nous avons tout cela à l’esprit, il n’est pas difficile de comprendre que les mesures du socialisme de guerre revenaient à installer l’économie sur une base socialiste. Le droit de propriété demeurait formellement intact. Selon la lettre de la loi le propriétaire continuait à posséder les moyens de production. Mais on lui avait retiré le pouvoir de gestion de l’entreprise. Ce n’était plus à lui de déterminer ce qu’il fallait produire, d’acheter des matières premières, d’embaucher des travailleurs et en fin de compte de vendre le produit. Le but de la production lui était dicté, les matières premières lui étaient livrées à des prix fixés, les travailleurs lui étaient désignés et il devait les payer à des salaires sur lesquels il ne pouvait directement rien. Le produit, de plus, lui était pris à un prix fixé, quand il ne se contentait pas en réalité d’être un simple directeur de la production. Cette organisation ne fut pas mise en place de manière uniforme et simultanée dans toutes les branches industrielles — elle ne le fut pas du tout dans de nombreuses branches. De plus, son filet était suffisamment lâche pour que beaucoup de choses passent au travers. Une telle réforme extrême, qui bouleverse totalement les conditions de production, ne peut tout simplement pas être menée d’un seul coup. Mais le but visé et duquel on se rapprochait toujours plus avec chaque nouveau décret était bien celui-là et aucun autre. Le socialisme de guerre n’était en aucun cas un socialisme intégral, mais il se serait agi d’une socialisation véritable et complète, sans exception, si l’on avait continué sur la voie qui avait été prise.

Rien n’est changé par le fait que les bénéfices de la production revenaient en premier lieu à l’entrepreneur. Les mesures qui caractérisaient le socialisme de guerre en tant que tel n’abolissaient pas en principe le profit entrepreneurial et l’intérêt sur le capital, bien que la fixation des prix par les autorités fit de nombreux pas dans cette direction. Mais, précisément, tous les décrets de politique économique de la période de guerre font partie du tableau d’ensemble du socialisme de guerre ; ce serait une erreur que de se focaliser uniquement sur certaines mesures en en oubliant d’autres. Tout ce que la dictature économique des diverses agences de l’économie de guerre avait laissé libre était attaqué par la politique fiscale. La politique fiscale de la guerre mit en place le principe selon lequel tout profit supérieur aux profits de la période d’avant-guerre devait être confisqué par l’impôt. Ce fut dès le début l’objectif que visait la politique et dont elle se rapprochait avec chaque décret supplémentaire. Il n’y a aucun doute qu’elle serait parvenue à son but si elle avait seulement eu un peu plus de temps. Ce principe fut appliqué sans se soucier des changements de valeur de l’unité monétaire qui s’étaient produits entre-temps, de sorte que cela voulait dire une limitation du profit entrepreneurial non pas au montant d’avant-guerre, mais à une fraction de celui-ci. Alors que le profit entrepreneurial était ainsi limité par le haut, l’entrepreneur n’avait par ailleurs aucune garantie de profit précis. Il devait toujours, comme auparavant, supporter les pertes, tout en n’ayant aucune chance de gain.

De nombreux socialistes ont déclaré qu’ils ne pensaient pas à indemniser l’expropriation des entrepreneurs, des capitalistes et des propriétaires terriens. Bon nombre d’entre eux estimaient qu’une communauté socialiste pourrait permettre aux classes possédantes de continuer à percevoir leurs revenus les plus récents, la socialisation devant conduire à une forte augmentation de la productivité, pouvant ainsi aisément payer cette compensation. Dans ce type de transition vers le socialisme, les entrepreneurs auraient été compensés avec des montants plus importants que ceux introduits lors du socialisme de guerre. Ils auraient continué à toucher comme revenus garantis les derniers profits qu’ils avaient perçus. Il est accessoire que les revenus des classes possédantes n’auraient été payés que pour un certain temps ou pour toujours. Le socialisme de guerre n’avait pas non plus tranché la question pour tous les temps. Le développement des impôts sur la richesse, le revenu et l’héritage aurait pu rapidement conduire à une confiscation totale, tout particulièrement par l’extension de la progressivité des taux.

La poursuite de la perception d’intérêts demeura temporairement permise aux propriétaires de capital-obligations. Comme ils subissaient des pertes continuelles de richesse et de revenu à cause de l’inflation, ils ne constituaient pas un objet propice à une plus grande intervention de l’administration fiscale. En ce qui les concerne, l’inflation jouait déjà son rôle de confiscation.

En Allemagne et en Autriche, l’opinion publique, entièrement dominée par la mentalité socialiste, se plaignait sans cesse que la taxation des profits de guerre avait été repoussée trop longtemps et qu’elle n’avait par ailleurs pas été appliquée par la suite avec suffisamment de sévérité. On aurait dû, disait-on, agir tout de suite et confisquer tous les profits de guerre, c’est-à-dire tous les accroissements de richesse et de revenu obtenus pendant la guerre. Y compris au premier jour de la guerre, par conséquent, une socialisation intégrale aurait dû être introduite — ne maintenant que les revenus de la propriété d’avant-guerre. Il a déjà été expliqué pourquoi ceci n’avait pas été fait et quelles conséquences la mise de l’industrie sur le pied de guerre aurait eu si l’on avait suivi ce conseil.

Plus on développait le socialisme de guerre, plus les conséquences individuelles d’un modèle de société socialiste se faisaient sentir. Sur le plan technique les entreprises ne travaillaient pas de manière plus irrationnelle qu’auparavant car les entrepreneurs, qui étaient restés à la tête des entreprises et avaient conservé officiellement leurs anciens postes, nourrissaient encore l’espoir de pouvoir conserver pour eux — y compris par des moyens illégaux — une part plus ou moins grande des surplus gagnés et espéraient au moins une suppression future de toutes les mesures du socialisme de guerre, qui n’était après tout toujours officiellement présenté que comme des ordres à caractère exceptionnel pendant une période de guerre. On notait cependant une tendance à accroître les dépenses, particulièrement dans le commerce, parce que la politique de prix des autorités et la pratique des tribunaux quant à l’application des dispositions pénales concernant le dépassement des prix maximums autorisés étaient établies sur la base des dépenses de l’entrepreneur augmentées d’une marge de « simple profit », de sorte que le profit de l’entrepreneur était d’autant plus grand que les achats qu’il avait effectués et que les frais qu’il avait engagés étaient coûteux.

Les entraves mises à l’initiative des entrepreneurs étaient de la plus grande importance. Comme ils participaient davantage aux pertes qu’aux profits, l’incitation à entreprendre des aventures risquées était faible. De nombreuses possibilités de production restèrent ainsi au repos pendant la seconde moitié de la guerre parce que les entrepreneurs ne voulaient pas courir le risque associé à de nouveaux investissements ou à l’introduction de nouvelles méthodes de production. Ainsi, la politique consistant pour l’État à prendre la responsabilité d’éventuelles pertes, adoptée en particulier en Autriche dès le début de la guerre, était mieux adaptée pour stimuler la production. Vers la fin de la guerre, les avis à ce sujet changèrent. En ce qui concernait l’importation de certaines matières premières en Autriche, on se demanda qui devrait supporter le « risque de paix », le danger de pertes associé à un effondrement des prix attendu en cas de paix. Les entrepreneurs associés dans des « centrales », dont les chances de profit étaient limitées, ne voulaient participer à cette affaire que si l’État était prêt à supporter les pertes possibles. Comme cela ne put se faire, l’importation ne se fit pas.

Le socialisme de guerre n’était que la poursuite d’une course accélérée de la politique socialiste étatiste déjà introduite longtemps avant la guerre. Dès le début tous les groupes socialistes avaient pour intention de n’abandonner après la guerre aucune des mesures adoptées pendant la guerre. Au contraire ils voulaient avancer sur la voie vers l’instauration complète du socialisme. Si le public entendait autre chose et si les bureaux du gouvernement, plus que tout, ne parlaient jamais que de mesures exceptionnelles limitées à la durée de la guerre, c’était dans le seul but de dissiper tout doute possible à propos de la rapidité de la socialisation et des mesures particulières, ainsi que d’étouffer toute opposition. On avait toutefois déjà trouvé le slogan sous lequel les mesures socialisantes supplémentaires devaient naviguer : il s’agissait de l’économie de transition.

Le militarisme des officiers d’état-major s’effondra ; d’autres pouvoirs prirent l’économie de transition en main.

 


 

 

TROISIÈME PARTIE :
SOCIALISME ET IMPÉRIALISME

 

 

1. — Le socialisme et ses adversaires

 

L’esprit autoritaire militariste de l’État autoritaire prussien trouve sa contrepartie et son aboutissement dans les idées de la social-démocratie allemande et du socialisme allemand en général. Une observation précipitée fait apparaître l’État autoritaire et la social-démocratie comme irrémédiablement opposés entre lesquels il n’y aurait aucun compromis possible. Il est vrai qu’ils se sont opposés l’un à l’autre avec une hostilité brutale pendant plus de cinquante ans. Leurs liens n’étaient pas ceux d’une opposition politique, comme cela se passe également dans d’autres nations entre les différents partis ; il s’agissait d’une brouille totale et d’une inimitié mortelle. Entre les Junkers et les bureaucrates d’une part et les sociaux-démocrates de l’autre, tout contact, même personnel, était hors de question ; presque jamais l’un des deux n’essayait de comprendre son adversaire ou de discuter avec lui.

La haine irréconciliable de la monarchie et de la classe des Junkers ne concernait toutefois pas le programme socio-économique du Parti social-démocrate allemand. Ce programme contenait deux éléments d’origines différentes et rassemblés de manière approximative. D’un côté il comportait toutes les revendications politiques que représente le libéralisme, et particulièrement son aile gauche, et qu’il a en partie mis en pratique dans la plupart des pays civilisés. Cette partie du programme social-démocrate allemand se base sur la grande idée politique de l’État national, qui désire dissoudre l’État princier et autoritaire et transformer le sujet en citoyen de l’État. Que le Parti social-démocrate ait poursuivi ce but, qu’il ait pris le flambeau de la démocratie des mains affaiblies du libéralisme allemand mourant et que lui seul le brandissait pendant les plus sombres décennies de la politique allemande, malgré toutes les persécutions — c’est son grand titre de fierté et de gloire, pour lequel il mérite la sympathie que le monde lui accorde et qui lui amena la plupart de ses meilleurs éléments ainsi que les masses opprimées et les « compagnons de route bourgeois ». Cependant, le fait même qu’il était républicain et démocrate lui attira la haine éternelle des Junkers et des bureaucrates ; ce seul point lui valut d’entrer en conflit avec les autorités et les tribunaux et le transforma en une secte hors-la-loi d’ennemis de l’État, méprisée par tous les « gens bien-pensants ».

L’autre composante du programme de la social-démocratie allemande était le socialisme marxiste. L’attrait qu’exerçaient le slogan de l’exploitation capitaliste des travailleurs auprès des ouvriers et l’utopie prometteuse d’une nouvelle condition future auprès des grandes masses était la base d’une imposante organisation syndicale et partisane. Beaucoup ne se rallièrent toutefois au socialisme qu’au travers de la démocratie. Comme la bourgeoisie allemande, après les défaites dévastatrices qu’avaient subies le libéralisme allemand, s’était soumise sans conditions à l’État autoritaire de Bismarck, comme, conformément à la politique des tarifs protectionnistes, la classe entrepreneuriale allemande s’identifiait à l’État prussien, de sorte que le militarisme et l’industrialisme devinrent les idées politiques de l’Allemagne, le côté socialiste du programme du parti tirait une force nouvelle des aspirations démocratiques. Bon nombre s’abstenaient de critiquer le socialisme afin de ne pas faire du tort à la cause de la démocratie. Beaucoup devenaient socialistes parce qu’ils étaient démocrates et croyaient que démocratie et socialisme étaient inséparablement liés.

En vérité, toutefois, c’est précisément entre le socialisme[109] et la forme d’État autoritaire et autocratique[110] qu’il y a des relations étroites. C’est pour cette raison que l’État totalitaire ne combattait les efforts socialistes pas du tout aussi violemment qu’il ne s’opposait aux élans démocratiques. Au contraire, l’État autoritaire germano-prussien évolua nettement vers un mode de « royaume social » et se serait tourné sans cesse davantage vers le socialisme si le grand parti allemand des travailleurs avait accepté d’abandonner avant août 1914 son programme démocratique en échange de la réalisation progressive de ses objectifs socialistes.

La doctrine socio-politique du militarisme prussien se constate le plus dans les productions littéraires de l’École prussienne en politique économique. Nous y trouvons une totale harmonie entre l’idéal de l’État autoritaire et celui d’une socialisation à grande échelle des grandes entreprises industrielles. De nombreux penseurs allemands rejettent le marxisme — non toutefois parce qu’ils rejettent ses objectifs, mais parce qu’ils ne peuvent partager son interprétation des évolutions économiques et sociales. Le marxisme, quoi que l’on puisse dire contre lui, a néanmoins un point commun avec l’économie scientifique : il reconnaît une conformité à une loi dans le processus historique et fait l’hypothèse de liens de cause à effet dans tout ce qui se passe. L’étatisme allemand ne pouvait pas le suivre sur ce chemin parce qu’il ne voyait partout que la marque de l’action de grands rois et d’États puissants. L’interprétation héroïque et téléologique de l’Histoire semble à l’étatisme plus évidente que l’interprétation causale : l’étatisme ne connaît aucune loi économique, il nie la possibilité d’une théorie économique[111]. Le marxisme est à cet égard supérieur à la doctrine socio-politique allemande, qui n’a absolument aucune base théorique et qui n’a jamais cherché à en construire une. Tous les problèmes sociaux apparaissaient à cette école comme des tâches relevant de l’administration et de la politique de l’État, et il n’existait aucun problème pour lequel elle ne proposait pas de solution d’un cœur léger. Mais elle offrait toujours le même remède : ordres et interdictions comme moyens de second rang, propriété étatique comme grand et infaillible moyen.

Dans de telles circonstances la social-démocratie avait la partie belle. La théorie économique marxiste, qui n’avait pu trouver en Europe occidentale et en Amérique qu’un petit nombre de partisans et était incapable de faire valoir ses idées à côté des réussites de la théorie économique moderne, n’eut pas à souffrir grandement de la critique de l’École historique et empirico-réaliste de l’économie allemande. Le travail critique de la théorie économique allemande fut fait par l’École autrichienne, ostracisé en Allemagne, et principalement par Böhm-Bawerk[112]. Le marxisme put aisément disposer de l’École prussienne : cette dernière constituait un danger pour elle non pas en tant qu’adversaire mais en tant qu’amie. La social-démocratie dut s’évertuer à montrer qu’une réforme sociale comme celle que poursuivait la politique sociale allemande ne pouvait pas remplacer la révolution sociale et que la propriété étatique au sens prussien n’était pas identique à la socialisation. La démonstration ne pouvait pas réussir mais son échec ne causa pas de tort à la social-démocratie, car elle était au fond un parti éternellement condamné à une opposition stérile, toujours capable de tirer bénéfice de sa qualité de parti d’opposition précisément en raison des défauts des réformes sociales et des mesures socialisantes.

Si la social-démocratie devint le parti le plus puissant du Reich allemand, elle le doit principalement à la partie démocratique de son programme, repris de l’héritage libéral. Mais si le socialisme en tant que tel jouit également de la plus grande sympathie au sein du peuple allemand, de sorte que seules quelques voix isolées se prononcent sérieusement et par principe contre la socialisation et si même les partis dit bourgeois veulent socialiser les branches de la production « mûres » pour la socialisation — cela résulte du travail de propagande qu’a accompli l’étatisme. Les idées socialistes ne représentent pas une victoire sur l’État prussien autoritaire mais constituent son développement cohérent ; leur popularité en Allemagne a été aidée tout autant par le socialisme théorique des conseillers privés que par le travail de propagande des agitateurs sociaux-démocrates.

Au sein du peuple allemand d’aujourd’hui, grâce aux idées défendues pendant cinquante ans par l’École prussienne en politique économique, il n’existe même plus la moindre compréhension de la véritable différence existant entre la politique économique du libéralisme et le socialisme. Pour beaucoup de gens il n’est pas clair que la distinction entre ces deux orientations réside dans les moyens et non dans l’objectif. Même pour un Allemand anti-socialiste, le socialisme semble le seul modèle juste d’organisation économique, assurant au peuple la plus grande satisfaction de ses besoins ; et s’il s’y oppose, il le fait en ayant conscience de résister à ce qui est le mieux pour l’intérêt commun, et uniquement dans son intérêt, parce qu’il se sent menacé dans ses droits ou dans ses privilèges. Les bureaucrates ont le plus souvent cette attitude, qu’on trouve cependant assez souvent aussi chez les entrepreneurs. On a oublié depuis longtemps en Allemagne que le libéralisme affirme lui aussi, comme le socialisme, que son système économique ne se préoccupe pas des intérêts particuliers de certains mais de ceux de tous, de ceux des grandes masses. Que « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » doive être le but politique fut pour la première fois affirmé par un libre-échangiste radical, Jeremy Bentham. Bentham a aussi par exemple mené sa fameuse bataille contre les lois sur l’usure, non par souci des intérêts des prêteurs d’argent, mais dans l’intérêt de tous[113]. Le point de départ de tout libéralisme réside dans la thèse de l’harmonie des intérêts bien compris des individus, des classes et des peuples. Il écarte l’idée fondamentale du mercantilisme selon laquelle le gain de l’un est une perte pour l’autre. Voilà un principe qui peut être vrai pour la guerre et le pillage, mais pas pour l’économie et le commerce. Le libéralisme ne voit par conséquent aucun fondement à l’opposition entre les classes ; il est donc pacifiste en ce qui concerne les relations entre les peuples. Ce n’est pas parce qu’il se considère comme représentant des intérêts particuliers des classes possédantes qu’il défend le maintien de la propriété privée des moyens de production, mais au contraire parce qu’il considère le modèle économique reposant sur la propriété privée comme le système de production et de distribution assurant la meilleure et la plus grande satisfaction matérielle pour toutes les parties de la population. Et tout comme il demande le libre-échange au plan national sans penser à des classes particulières mais en se préoccupant du bien-être de tout le monde, il réclame le libre-échange dans les relations internationales non pas pour faire le bien des étrangers mais pour le bien de son propre peuple.

La politique économique interventionniste choisit un autre point de départ. Elle considère qu’il y a des antagonismes irréconciliables dans les relations entre États. Le marxisme a lui défendu la doctrine de la lutte des classes : c’est sur la base d’une opposition irrémédiable des classes qu’il bâtit sa doctrine et sa tactique.

En Allemagne le libéralisme n’a jamais été compris, il n’y a jamais trouvé un terrain favorable. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut expliquer que même les adversaires du socialisme acceptaient plus ou moins les doctrines socialistes. Cela apparaît très clairement dans la position des adversaires du socialisme sur la question de la lutte des classes. Le socialisme marxiste prêche la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Dans d’autres pays on répond à ce cri de bataille par la solidarité des intérêts. Pas en Allemagne. Les prolétaires y sont combattus par la bourgeoisie comme une classe. Les partis bourgeois unis s’opposent au parti prolétarien. Ils ne semblent pas voir qu’ils reconnaissent de cette façon que l’argumentation marxiste est la bonne et que leur lutte est de ce fait sans espoir. Celui qui ne peut trouver en faveur de la propriété privée des moyens de production rien d’autre que de dire que son abolition nuirait aux droits des propriétaires, celui-là limite le nombre des partisans des partis antisocialistes aux non prolétaires. Dans un État industriel les « prolétaires » disposent naturellement d’une supériorité numérique sur les autres classes. Si l’affiliation à un parti est déterminée par l’appartenance à une classe, il est clair que le parti prolétarien doit l’emporter sur les autres.

 

2. — Socialisme et utopie

 

Le marxisme considère l’avènement du socialisme comme une nécessité inévitable. Même si l’on était disposé à accorder une certaine véracité de cette opinion, il ne serait nullement obligatoire d’embrasser le socialisme. Il se peut que malgré tout nous ne puissions échapper au socialisme, mais ceux qui considèrent cela comme un mal ne doivent pas forcément vouloir s’y diriger pour cette raison et chercher à accélérer son arrivée ; au contraire, ils auraient le devoir moral de tout faire pour le retarder aussi longtemps que possible. Personne ne peut échapper à la mort ; mais reconnaître cette nécessité ne nous force certainement pas à faire survenir la mort aussi vite que possible. Les marxistes seraient aussi peu obligés de devenir socialistes que nous de devoir nous suicider s’ils étaient convaincus que le socialisme n’apporterait aucune amélioration mais plutôt une détérioration de nos conditions sociales[114].

Les socialistes et les libéraux sont d’accord pour dire que le but ultime de la politique économique est d’atteindre une forme de société assurant le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Le bien-être pour tous, le plus grand bien-être possible pour le plus grand nombre — tel est le but à la fois du libéralisme et du socialisme, même si parfois cela non seulement n’est pas compris mais même discuté. Les deux rejettent tous les idéaux ascétiques qui veulent astreindre le peuple à la frugalité et prêchent le renoncement à la vie ; les deux combattent pour la richesse sociale. C’est uniquement à propos de la voie pour atteindre ce but ultime de la politique économique que leurs idées se séparent. C’est le modèle économique reposant sur la propriété privée des moyens de production et accordant la plus grande place à l’activité et à la libre initiative de l’individu qui garantit aux yeux du libéral la réalisation de cet objectif espéré. Le socialiste, de son côté, cherche à l’atteindre par la socialisation des moyens de production.

Les vieilles versions du socialisme et du communisme se battent pour l’égalité de la distribution des richesses et des revenus. L’inégalité était considérée comme injuste : elle contredisait les lois divines et devait être abolie. À cela les libéraux répliquent qu’entraver la libre activité de l’individu nuirait à l’intérêt général. Dans la société socialiste la distinction entre riche et pauvre disparaîtrait ; personne ne posséderait davantage qu’un autre, mais chaque individu se retrouverait plus pauvre que les plus pauvres d’aujourd’hui, car le système communiste conduirait à faire obstacle à la production et au progrès. Le modèle économique libéral peut certes permettre de grandes différences de revenu, mais cela n’implique en aucun cas une exploitation du pauvre par les plus riches. Ce que possèdent les riches, ils ne l’ont pas pris aux pauvres : leur surplus ne pourrait pas être plus ou moins redistribué aux pauvres dans une société socialiste parce que dans ce type de société il n’aurait jamais été produit. Le surplus produit dans un système économique libéral par rapport à ce qui pourrait être produit par un système économique communiste n’est d’ailleurs pas totalement distribué aux propriétaires : une partie revient même aux gens ne possédant rien, de sorte que tout le monde, même les plus pauvres, ont intérêt à la mise en œuvre et au maintien d’un modèle économique libéral. Combattre les doctrines socialistes erronées ne relève donc pas de l’intérêt particulier d’une classe isolée mais est la cause de tous : tout le monde souffrirait de la baisse de la production et du progrès entraînée par le socialisme. Que l’un ait plus à perdre, et un autre moins, est accessoire par rapport au fait que tout le monde serait touché et que la misère les attendant est égale pour tous.

Tel est l’argument en faveur de la propriété privée des moyens de production que tout socialisme ne proposant pas des idéaux ascétiques devrait réfuter. Marx perçut bel et bien la nécessité de cette réfutation. Quand il voit la force motrice de la révolution sociale dans le fait que les rapports de propriété, des formes de développement des forces productives qu’ils étaient, en deviennent des entraves[115], quand il essaie en passant de donner une preuve — sans succès — de ce que la méthode de production capitaliste empêche le développement de la productivité dans un cas particulier[116], il reconnaît incidemment l’importance du problème. Mais ni lui ni ses successeurs ne purent lui donner l’importance qu’il mérite pour ce qui est de trancher entre socialisme ou libéralisme. Ils en sont empêchés par toute l’orientation de leur pensée autour de l’interprétation matérialiste de l’Histoire. Leur déterminisme ne peut tout simplement pas comprendre comment l’on peut être pour ou contre le socialisme, puisque la société communiste constitue la nécessité inévitable de l’avenir. C’est de plus pour Marx, en tant qu’hégélien, une question réglée que ce développement en direction du socialisme est également rationnel au sens hégélien du terme et constitue un progrès vers un stade supérieur. L’idée que le socialisme pourrait signifier une catastrophe pour la civilisation lui aurait nécessairement semblé totalement incompréhensible.

Le socialisme marxiste n’avait donc aucune raison d’étudier la question de savoir si le socialisme comme modèle économique était supérieur au libéralisme. Pour lui, il semblait réglé que seul le socialisme voulait dire le bien-être pour tous, tandis que le libéralisme n’enrichissait que quelques-uns en abandonnant les grandes masses à la misère. Avec l’apparition du marxisme, par conséquent, la controverse sur les avantages respectifs des deux modèles économiques disparut. Les marxistes n’entrent pas dans de telles discussions. Ex professo ils n’ont même pas essayé de réfuter les arguments libéraux en faveur de la propriété privée des moyens de production, sans parler de véritablement les réfuter.

Aux yeux des individualistes, la propriété privée des moyens de production remplit son rôle social en mettant les moyens de production dans les mains de ceux qui savent le mieux comment les utiliser. Tout propriétaire doit utiliser ses moyens de production de façon à obtenir la production la plus importante, c’est-à-dire la plus grande utilité pour la société. S’il ne le fait pas, cela doit le conduire à l’échec économique et les moyens de production s’en vont à la disposition de ceux qui comprennent mieux comment les utiliser. De cette manière une utilisation inadéquate ou négligente des moyens de production est évitée et leur utilisation la plus efficace est assurée. Pour des moyens de production n’étant pas la propriété privée d’individus mais une propriété sociale, ceci n’est pas vrai de la même façon. Ce qui manque alors, c’est la motivation de l’intérêt personnel. L’utilisation des équipements n’est donc pas aussi totale que dans le secteur privé : avec la même quantité de biens en entrée, on ne peut arriver à la même quantité de biens produits en sortie. Le résultat de la production sociale doit donc rester inférieur à celui de la production privée. La preuve en a été fournie par les entreprises publiques de l’État et des municipalités (disent en outre les individualistes). Il est démontré et bien connu qu’on y produit moins que dans le secteur privé. La production des entreprises ayant été très profitable quand elles étaient propriété privée chute immédiatement après l’instauration d’une propriété étatique ou municipale. La firme publique ne peut nulle part résister à la libre concurrence avec une firme privée : elle ne peut aujourd’hui exister que lorsqu’elle dispose d’un monopole excluant la concurrence. Ce seul fait est la preuve de sa productivité économique moindre.

Seuls quelques socialistes d’orientation marxiste ont reconnu l’importance de ce contre-argument ; ils auraient sinon dû admettre qu’il s’agit d’un point dont tout dépend. Si le mode de production socialiste n’est pas capable dans l’avenir d’atteindre une production plus grande que celle de l’entreprise privée, si elle produit au contraire moins que cette dernière, ce n’est pas une amélioration mais une détérioration du sort du travailleur qu’il faut en attendre. Toute argumentaire socialiste devrait donc s’évertuer à montrer que le socialisme réussira à accroître la production au-delà de la capacité que peut atteindre le modèle économique individualiste.

La plupart des auteurs sociaux-démocrates restent silencieux sur ce point ; d’autres ne l’abordent qu’incidemment. Ainsi Kautsky signale deux méthodes que l’État futur utilisera pour augmenter la production. La première est de concentrer toute la production dans les entreprises les plus performantes et de fermer les autres, moins bonnes[117]. On ne peut nier qu’il s’agisse d’un moyen pour accroître la production. Mais cette méthode marche le mieux précisément sous le règne de la libre concurrence. La libre concurrence sélectionne et supprime sans pitié les entreprises et les firmes les moins productives. C’est précisément cela que lui reproche sans arrêt les parties concernées ; c’est précisément pour cette raison que les entreprises plus faibles demandent des subventions étatiques et des dispositions spécifiques pour les ventes aux entreprises publiques, bref la limitation de la libre concurrence par tous les moyens possibles. Même Kautsky doit admettre que les trusts organisés sur une base privée fonctionnent au plus haut degré avec ces méthodes afin d’atteindre une plus grande productivité, puisqu’il les cite comme modèles pour la révolution sociale. Il est plus que douteux qu’un État socialiste ressentira la même urgence à entreprendre de telles améliorations de la production. Ne laissera-t-il pas continuer une firme moins profitable pour éviter des inconvénients locaux liés à son abandon ? L’entrepreneur privé abandonne sans pitié les entreprises qui ne rapportent plus : il oblige ainsi les travailleurs à bouger, parfois à changer de métier. Ceci est certainement dommageable pour les personnes touchées mais constitue un avantage pour tout le monde, en permettant d’avoir des produits moins chers et de meilleure qualité sur le marché. L’État socialiste en fera-t-il autant ? N’essaiera-t-il pas, au contraire et pour des raisons politiques, d’éviter le mécontentement local ? Dans les chemins de fers d’État autrichiens, toutes les réformes de ce type ont échoué parce que les gens cherchaient à éviter à certaines localités les dommages qui auraient résulté de l’abandon de bureaux administratifs, d’ateliers et d’installation de chauffage superflus. Même l’administration de l’armée avait des difficultés avec le Parlement quand elle voulait, pour des raisons militaires, retirer la garnison dans une ville.

La deuxième méthode que Kautsky mentionne en vue d’accroître la production, « les économies en tout genre » est également déjà, de son propre aveu, adoptée par les trusts actuels. Il cite avant tout les économies de matériel et d’équipement, de frais de transport et de dépenses publicitaires[118]. Pour ce qui concerne les économies de matériel et de transport, l’expérience montre que nulle part on ne travaille avec aussi peu d’économie et avec autant de gaspillage de main-d’œuvre et de matière de tout type que dans le secteur public et dans les entreprises publiques. L’entreprise privée cherche au contraire, se serait-ce que dans l’intérêt personnel du propriétaire, à travailler de façon aussi économique que possible.

L’État socialiste fera bien sûr des économies sur toutes les dépenses publicitaires et sur tous les frais de déplacement des vendeurs et des agents. Mais il est plus que douteux qu’il n’emploie pas bien plus de personnes au service de l’appareil social de distribution. Nous avons déjà vérifié au cours de la guerre que l’appareil de distribution socialiste peut être très lourd et coûteux. Ou les coûts du pain, de la farine, de la viande, du sucre et d’autres articles sont-ils véritablement plus faibles que les coûts publicitaires ? Le nombreux personnel nécessaire pour traiter et gérer ces méthodes de rationnement est-il moins coûteux que les dépenses des agents et des vendeurs itinérants ?

Le socialisme supprimera les magasins de vente au détail. Mais il devra les remplacer par des postes de réception des biens, ce qui ne sera pas meilleur marché. Même les coopératives de consommateurs n’ont après tout pas moins d’employés que n’en emploie le commerce de détail organisé de manière moderne ; et précisément parce que leurs dépenses sont plus élevées, elles ne peuvent pas résister à la concurrence des marchands sans recevoir d’avantages fiscaux.

Nous voyons que les arguments de Kautsky reposent sur un terrain peu solide. Et quand il affirme que « par la mise en œuvre de ces deux méthodes, un régime prolétarien peut immédiatement accroître la production à un niveau si élevé qu’il devient possible d’augmenter les salaires de façon considérable tout en réduisant la durée du travail », il s’agit tout simplement d’une affirmation sans preuve[119].

Le rôle social de la propriété privée des moyens de production n’est pas épuisé une fois garantie la plus grande productivité du travail. Le progrès économique repose sur l’accumulation perpétuelle du capital. Ce point n’a jamais été remis en cause, que ce soit par les libéraux ou par les socialistes. Les socialistes qui se sont intéressés de façon plus étroite au problème de l’organisation de la société socialiste n’oublient pas non plus de toujours signaler que l’accumulation du capital, aujourd’hui assurée par des individus privés, sera dans l’État socialiste sous la responsabilité de la société.

Dans la société individualiste c’est l’individu qui accumule, pas la société. L’accumulation du capital s’effectue par l’épargne ; l’épargnant est motivé par la perspective de percevoir un revenu à partir du capital épargné, revenu récompensant l’épargne. Dans la société communiste, la société en tant que telle touchera le revenu qui part aujourd’hui vers les seuls capitalistes ; elle distribuera alors ce revenu à parts égales entre tous les membres ou sinon l’utilisera pour le bien de tous. Cela pourra-t-il suffisamment inciter à épargner ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut imaginer que la société de l’État socialiste sera confrontée tous les jours au choix entre consacrer davantage à la production de biens de consommation ou consacrer davantage aux biens du capital, entre retenir des processus de production prenant moins de temps mais produisant moins ou retenir des processus prenant plus de temps mais produisant aussi plus en sortie. Le libéral pense que la société socialiste se décidera toujours en faveur de la durée de production la plus courte, qu’elle préfèrera produire des biens de consommation plutôt que des biens du capital, qu’elle consommera les biens de production qu’elle aura hérités de la société libérale, qu’au mieux elle les maintiendra à leur niveau mais qu’en aucun cas elle ne les augmentera. Cela signifierait en fait que le socialisme conduirait à la stagnation, si ce n’est au déclin de toute notre civilisation économique, ainsi qu’à la misère et à la pénurie pour tous. Le fait que l’État et les villes aient déjà poursuivi des politiques d’investissement à grande échelle ne contredit pas cette affirmation, car cette activité a été entièrement menée avec les moyens du système libéral. Les moyens ont été obtenus par des emprunts, c’est-à-dire par des particuliers qui en attendent un accroissement de leurs revenus du capital. Si dans l’avenir la société socialiste devait toutefois décider entre d’une part mieux nourrir, habiller et loger ses membres et d’autre part faire des économies sur ces points pour construire des chemins de fer et des canaux, ouvrir des mines, entreprendre des améliorations de l’agriculture pour les générations à venir, alors elle choisira la première option, y compris pour de simples raisons psychologiques et politiques.

Une troisième objection au socialisme est le fameux argument de Malthus, qui dit que la population a tendance à croître plus rapidement que les moyens de subsistance. Dans le modèle social qui repose sur la propriété privée, il existe une limite à l’accroissement de la population du fait que chacun n’est capable d’élever qu’un nombre restreint d’enfants. Dans la société socialiste ce frein à l’accroissement de la population disparaîtrait car ce ne serait plus l’individu mais la société qui aurait à prendre soin de l’éducation de la nouvelle génération. Il y aurait alors une telle augmentation de la population que la pénurie et la misère pour tous devrait forcément arriver[120].

Voilà les objections à la société socialiste que tout le monde devrait envisager avant de choisir le camp du socialisme.

Les socialistes ne réfutent pas ces objections à l’encontre du socialisme quand ils cherchent à stigmatiser ceux qui ne partagent pas leurs idées par le qualificatif d’« économiste bourgeois », représentant une classe dont les intérêts particuliers sont contraires à l’intérêt général. Il faudrait en fait d’abord démontrer que les intérêts des propriétaires sont contraires à ceux de tout le monde ; c’est précisément le sujet de toute la controverse.

La doctrine libérale part du fait que le modèle économique reposant sur la propriété privée des moyens de production supprime l’opposition entre intérêt privé et intérêt social parce que la poursuite
par chacun de ses propres intérêts bien compris garantit le plus grand niveau possible de bien-être général. Le socialisme veut mettre en place un modèle social dans lequel l’intérêt propre de l’individu, l’égoïsme, est exclu, une société où tout le monde servirait le bien commun directement. Il revient dès lors au socialisme de montrer comment cet objectif pourrait être atteint. Même le socialiste ne peut pas remettre en question l’existence d’une opposition simple et directe entre les intérêts particuliers de l’individu et ceux de la totalité et doit aussi admettre qu’une organisation du travail ne peut pas plus dépendre du seul impératif catégorique que de la force de contrainte du code pénal. Mais jusqu’à présent aucun socialiste n’a fait ne serait-ce qu’une simple tentative pour montrer comment cette disparité entre intérêt particulier et bien-être général pourrait être supprimée. Les adversaires du socialisme considèrent toutefois, comme Schäffle, que cette question est précisément « le point crucial, mais jusqu’à aujourd’hui resté totalement sans réponse, dont tout dépend à long terme, dont dépend du point de vue économique la victoire ou la défaite du socialisme, et qui dira si ce dernier réformerait ou détruirait la civilisation. » [121]

Le socialisme marxiste qualifie d’utopique le vieux socialisme parce qu’il essayait de bâtir les éléments d’une nouvelle société à partir des idées de quelqu’un et parce qu’il cherchait les moyens d’introduire le plan social imaginé. À l’opposé le marxisme est supposé être le communisme scientifique. Il découvre les éléments de la nouvelle société dans les lois du développement de la société capitaliste mais ne bâtit aucun État futur. Il considère que le prolétariat, de par ses conditions de vie, ne peut rien faire d’autre que finalement surmonter toute opposition de classe et de ce fait réaliser le socialisme ; mais il ne cherche pas, comme le faisaient les utopistes, des philanthropes prêts à faire le bonheur du monde avec l’introduction du socialisme. Si l’on veut y voir la différence entre science et utopie, alors le socialisme marxiste a raison de s’en réclamer. Mais on pourrait tout aussi bien faire la distinction dans l’autre sens. Si l’on appelle utopiques toutes les théories sociales qui, en esquissant les contours du système social, partent de l’idée qu’après l’introduction du nouveau modèle social les gens seront guidés par des motivations essentiellement différentes de celles qui ont cours dans les conditions actuelles[122], alors l’idéal socialiste marxiste est lui aussi une utopie[123]. Son existence suppose des hommes incapables de poursuivre un quelconque intérêt particulier opposé à l’intérêt général[124]. Quand ces objections lui sont portées, le socialiste se réfère inlassablement au fait qu’à la fois aujourd’hui et dans les états antérieurs de la société une grande partie du travail, et plus précisément le travail le plus qualifié, était bel et bien accompli pour lui-même et pour la communauté, et non en vue d’un avantage direct pour le travailleur. Il souligne l’effort sans relâche du chercheur, l’esprit de sacrifice du médecin, le comportement du guerrier sur le champ de bataille. On a sans arrêt pu entendre au cours de ces dernières années que les grands exploits accomplis par les soldats sur le champ de bataille ne peuvent s’expliquer que par une pure dévotion à la cause et par un sens élevé du sacrifice, ou peut-être au pire par la recherche des honneurs, mais jamais par celle du bénéfice privé. Cette argumentation ne perçoit pas la différence fondamentale qui existe toutefois entre un travail économique habituel et ces actions spéciales. L’artiste et le chercheur trouvent leur satisfaction dans le plaisir que leur procure le travail lui-même et dans la reconnaissance qu’ils espèrent récolter à un certain moment, éventuellement à titre posthume, même quand la réussite matérielle n’est pas au rendez-vous. Le médecin dans une région envahie par la peste et le soldat sur le champ de bataille ne répriment pas seulement leurs intérêts économiques mais aussi leur instinct de conservation ; ce seul point montre qu’il ne peut être question ici d’un état de choses normal mais uniquement d’une situation exceptionnelle, transitoire, dont on ne peut tirer aucune conclusion de portée générale.

Le traitement par le socialisme du problème de l’égoïsme remonte clairement à son origine. Le socialisme est issu des cercles d’intellectuels ; on trouve autour de son berceau des poètes et des penseurs, des écrivains et des hommes de lettres. Il ne renie pas cette ascendance, qui est celle de couches qui, y compris dans leurs activités professionnelles, n’ont à se préoccuper que d’idéaux. Le socialisme est un idéal d’individus non économiques. Il n’est donc pas très surprenant que les écrivains et les hommes de lettres de tout genre ont toujours été présents en grand nombre dans ses rangs et qu’il a toujours pu compter sur un accord de fond chez les fonctionnaires.

La vision caractéristique des fonctionnaires apparaît clairement dans le traitement du problème de la socialisation. Selon le point de vue bureaucratique, il n’y a que des questions de gestion et de technique administrative pouvant être aisément résolues en laissant davantage de liberté d’action aux fonctionnaires. La socialisation pourrait alors être menée sans courir le danger de « supprimer la libre initiative et le fait d’accepter individuellement d’assumer des responsabilités, ce dont dépendent les succès de la gestion industrielle privée. » [125] En réalité, la libre initiative des individus ne peut pas exister dans une économie socialisée. C’est une erreur fatale de croire qu’il est possible, par certaines mesures organisationnelles, de laisser du champ à la libre initiative dans une entreprise socialisée. Son absence ne vient pas de défauts d’organisation : elle est enracinée dans l’essence de l’entreprise socialisée. Libre initiative veut dire prise de risque afin de gagner ; elle veut dire jouer un jeu qui peut conduire à un gain ou à une perte. Toute activité économique comporte de telles prises de risques. Toute activité productive, tout achat par le commerçant et par le producteur, tout délai lors d’une vente, est une prise de risque. C’est encore plus le cas pour tout investissement ou tout changement importants dans l’entreprise, pour ne pas parler des investissements de nouveaux capitaux. Les capitalistes et les entrepreneurs doivent prendre des risques ; ils ne peuvent pas faire autrement car ils n’ont pas la possibilité de garder leurs biens sans courir de tels risques.

Celui qui dispose des moyens de production sans en être propriétaire n’a ni le risque de perdre ni la chance de faire des bénéfices, au contraire d’un propriétaire. Le fonctionnaire n’a pas à craindre les pertes et on ne peut pour cette raison l’autoriser à agir librement et sans restriction comme s’il était propriétaire. Il doit être contraint d’une manière ou d’une autre. S’il était capable de gérer sans restrictions, il serait tout bonnement le propriétaire. C’est jouer avec les mots que de vouloir imposer à un non propriétaire de bien vouloir assumer une responsabilité individuelle. Le propriétaire n’est pas prêt à assumer la responsabilité : il l’assume tout simplement parce qu’il ressent les conséquences de ses actions. Le fonctionnaire peut toujours être aussi prêt que possible à assumer des responsabilités ;
il ne l’assumera jamais autrement que moralement. Or plus on lui impose de responsabilités morales, plus on bride son initiative. Le problème de la socialisation ne peut pas être résolu par des instructions administratives et des réformes organisationnelles.

 

3. — Socialisme centralisateur et socialisme syndicaliste

 

La question de savoir si oui ou non notre développement économique est déjà « mûr » pour le socialisme trouve son origine dans l’idée marxiste de l’évolution des forces productives : le socialisme ne pourra être réalisé que lorsque son temps sera venu. Une forme de société ne peut pas disparaître avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’elle est capable de développer ; ce n’est qu’alors qu’elle est remplacée par une autre forme, supérieure. Le socialisme ne peut pas prendre la relève du capitalisme avant que ce dernier n’ait fini son cours.

Le marxisme aime comparer la révolution sociale à une naissance. Les naissances prématurées sont des échecs ; elles conduisent à la mort de la nouvelle créature[126]. À partir de ce point de vue les marxistes se demandent si les tentatives des bolcheviques russes pour établir une communauté socialiste ne sont pas prématurées. Il doit en fait être difficile pour un marxiste, qui considère un niveau de développement particulier du mode de production capitaliste et de l’industrie lourde comme une condition nécessaire à l’avènement du socialisme, de comprendre pourquoi le socialisme a précisément connu la victoire dans la Russie des petits paysans et non dans l’Europe occidentale hautement industrialisée ou aux États-Unis.

C’est autre chose de se demander si oui ou non telle ou telle branche de la production est prête pour la socialisation. La question est en règle générale posée de telle façon que le fait même de la poser revient au fond à admettre que les entreprises socialisées produisent généralement moins en sortie que celles opérant dans le régime de la propriété privé et que, par conséquent, seules certaines branches spécifiques de la production devraient être socialisées, celles où l’on ne s’attend pas à de trop gros inconvénients de cette productivité moindre. C’est ainsi qu’on peut expliquer que les mines, et principalement les mines de charbon, sont déjà mûres pour la socialisation. À l’évidence les gens pensent qu’il est plus facile de diriger une mine que, par exemple, une usine travaillant pour le marché de la mode ; les gens croient évidemment que l’extraction minière revient uniquement à exploiter les dons de la nature, ce que même la pesante entreprise socialiste peut gérer. Et à nouveau, quand d’autres personnes considèrent les grandes entreprises industrielles comme mûres pour la socialisation, elles partent de l’idée que dans une grosse entreprise, qui travaille de toute façon déjà avec un certain appareil bureaucratique, les conditions organisationnelles préalables à la socialisation sont présentes. De telles idées comportent une grave erreur. Pour prouver la nécessité de la socialisation de certaines entreprises, il ne suffit pas de montrer que la socialisation leur fait peu de tort parce qu’elles n’échoueraient pas y compris en travaillant plus mal qu’elles ne le feraient en étant gérées comme une entreprise privée. Quiconque ne croit pas que la socialisation apporterait une augmentation de la productivité devrait, pour être cohérent, considérer la socialisation comme une erreur.

Nous pouvons également trouver une acceptation implicite de la moindre productivité de l’économie dans un modèle social socialiste dans l’idée sur laquelle beaucoup d’auteurs fondent leur proposition disant que la guerre a ramené notre développement en arrière et a donc repoussé le temps de l’épanouissement du socialisme. Ainsi Kautsky dit : « Le socialisme, c’est-à-dire le bien-être général au sein de la civilisation moderne, ne devient possible qu’à travers le grand développement des forces productives qu’apporte le capitalisme, grâce aux énormes richesses qu’il crée et qui se concentrent dans les mains de la classe capitaliste. Un État qui a gaspillé ces richesses par une politique insensée, par exemple une guerre non couronnée de succès, ne représente dès le début pas un bon point de départ pour la diffusion rapide du bien-être de toutes les classes. » [127] Tous ceux qui — comme Kautsky — attendent une multiplication de la productivité de la production socialiste devraient en fait voir précisément dans l’appauvrissement consécutif à la guerre une raison de plus pour accélérer la socialisation.

Les libéraux sont bien plus cohérents à ce sujet. Ils n’attendent pas un autre mode de production, éventuellement socialiste, pour que le monde devienne prêt pour le libéralisme : ils considèrent que c’est toujours et partout le moment pour instaurer le libéralisme puisqu’ils affirment, en général et sans exception, la supériorité du mode de production reposant sur la propriété privée des moyens de production et sur la libre concurrence des producteurs.

La façon dont la socialisation des entreprises devrait se faire est clairement et distinctement montrée par les mesures en faveur de la propriété publique des États et des municipalités. On pourrait même dire que l’art de l’administration des États et des villes d’Allemagne est familier de cette pratique, qui a été suivie pendant de nombreuses années. En ce qui concerne la technique administrative, la socialisation ne constitue rien de neuf et les gouvernements socialistes qui accéderaient partout au pouvoir n’auraient rien d’autre à faire que de continuer ce que leurs prédécesseurs du socialisme étatique et communal ont déjà fait avant eux.

Bien entendu, ni les nouveaux détenteurs du pouvoir ni leurs électeurs ne veulent entendre quoi que ce soit sur ce point. Les masses qui réclament aujourd’hui avec véhémence la réalisation la plus rapide du socialisme, l’imaginent comme quelque chose de très différent de l’extension de l’entreprise étatique et municipale. Ils ont en réalité sans arrêt entendu de la part de leurs dirigeants que ces entreprises publiques n’avaient rien à voir avec le socialisme. Mais ce que la socialisation serait toutefois, si ce n’était pas la propriété étatique ou municipale, personne ne peut le dire[128]. Ce que la social-démocratie cultivait auparavant prend désormais cruellement sa revanche contre elle, à savoir sa pratique exclusive, pendant plusieurs décennies, d’une politique quotidienne démagogique au lieu d’une politique de principe en vue du triomphe final. En fait la social-démocratie a depuis longtemps abandonné le socialisme centralisateur : dans la politique de tous les jours elle est devenue de plus en plus proche des unions de travailleurs, de plus en plus syndicaliste et, au sens marxiste, d’esprit « petit-bourgeois ». Désormais le syndicalisme formule ses exigences, qui sont en contradiction flagrante avec le programme du socialisme centralisateur.

Les deux orientations ont un point commun : elles veulent faire à nouveau du travailleur le propriétaire des moyens de production. Le socialisme centralisateur veut le faire de façon à ce que ce soit la totalité de la classe ouvrière du monde entier, ou au moins d’un pays tout entier, qui devienne propriétaire des moyens de production ; le syndicalisme veut que ce soient les forces laborieuses des entreprises individuelles, ou de branches individuelles de la production, qui deviennent les propriétaires des moyens de production qu’elles utilisent. L’idéal du socialisme centralisateur est au moins objet à débat ; celui du syndicalisme est tellement absurde que l’on n’a pas besoin de dépenser beaucoup de mots à son sujet.

L’une des grandes idées du libéralisme est de laisser prévaloir le seul intérêt du consommateur et de ne pas se soucier de l’intérêt du producteur. Aucune production ne vaut d’être maintenue si elle n’est pas adaptée pour fournir la meilleure offre au meilleur prix. Aucun producteur n’est considéré comme ayant le droit de s’opposer à un changement quelconque des conditions de production au prétexte que cela serait contraire à ses intérêts de producteur. Le but le plus important de toute activité économique est de satisfaire au mieux les besoins, de la façon la plus abondante et au moindre coût.

Cette position résulte avec une logique impeccable du fait que toute production n’est entreprise qu’en vue d’être consommée, qu’elle n’est jamais une fin mais toujours un moyen. Le reproche fait à l’encontre du libéralisme selon lequel il tient compte du point de vue du consommateur en dédaignant la main-d’œuvre est si sot qu’il n’est presque pas nécessaire de le réfuter. Préférer les intérêts du producteur à ceux du consommateur, ce qui est une caractéristique de l’anti-libéralisme, ne signifie rien d’autre que de s’évertuer artificiellement à conserver des conditions de production rendues inefficaces par l’évolution du progrès. Un tel système peut être discuté quand les intérêts de petits groupes sont protégés au détriment de ceux de la grande masse restante, car l’individu privilégié gagne alors plus du fait de son privilège de producteur que ce qu’il perd par ailleurs comme consommateur ; il devient absurde quand il est élevé au rang de principe général, car chaque individu perd alors infiniment plus comme consommateur qu’il ne peut gagner comme producteur. Assurer la victoire des intérêts du producteur sur ceux du consommateur signifie refuser une organisation économique rationnelle et entraver tout progrès économique.

Le socialisme centralisateur sait très bien tout cela. Il rejoint le libéralisme dans sa lutte contre les privilèges traditionnels du producteur. Il part de l’idée qu’il n’y aurait aucun intérêt du producteur dans la communauté socialiste car chacun y reconnaîtrait que seuls les intérêts du consommateur valent la peine d’être pris en compte. Que cette hypothèse soit ou non justifiée ne sera pas étudié ici ; il est immédiatement évident que s’il n’en était pas ainsi le socialisme ne pourrait pas être ce qu’il prétend être.

Le syndicalisme situe délibérément l’intérêt de producteur des travailleurs au premier plan. En rendant les groupes de travailleurs propriétaires des moyens de production (pas en mots mais en substance), il n’abolit pas la propriété privée. Il n’assure pas non plus l’égalité. Il élimine l’inégalité existante de distribution mais en introduit une nouvelle, car la valeur du capital investi dans les diverses entreprises ou les divers secteurs de production ne correspond pas du tout au nombre de travailleurs qui y sont employés. Le revenu de chaque ouvrier sera d’autant plus grand qu’il aura peu de collègues dans son entreprise ou dans son secteur de production et que la valeur des moyens de production qui sont utilisés y est grande. L’État organisé de manière syndicaliste ne serait pas un État socialiste mais un État de capitalisme ouvrier, car les différents groupes de travailleurs y seraient propriétaires du capital. Le syndicalisme rendrait tout changement de la structure de production impossible ; il ne laisserait aucune place au progrès économique. Toute sa nature intellectuelle correspond à l’époque de la paysannerie et de l’artisanat, dans laquelle les rapports étaient plutôt stationnaires.

Le socialisme centralisateur de Karl Marx, qui l’a autrefois emporté sur Proudhon et Lassalle, a au cours de son évolution des dernières décennies reculé petit à petit devant le syndicalisme. La lutte entre les deux visions, qui se manifestait à l’extérieur sous la forme d’une lutte entre le parti et le syndicat et qui prenait en coulisses l’aspect d’une bataille des chefs sortis de la classe ouvrière contre les dirigeants intellectuels, s’est terminée par la victoire totale du syndicalisme. Les théories et les écrits des chefs de parti portent encore extérieurement la parure du socialisme centralisateur, mais la pratique du parti est graduellement devenue syndicaliste, et l’idéologie syndicaliste est la seule à habiter la conscience des masses. Les théoriciens du socialisme centralisateur n’ont pas eu le courage — pour des raisons tactiques, parce qu’ils voulaient éviter une brouille ouverte entre les deux positions, comme en France — de s’opposer fermement à la politique syndicaliste ; s’ils en avaient eu le courage, ils auraient sans aucun doute perdu cette bataille. Ils ont à de nombreux égards aidé au développement du courant de pensée socialiste, car ils ont combattu le développement vers le socialisme centralisateur qui se produisait sous le règne du socialisme étatiste. Ils devaient le faire, d’une part pour établir une distinction nette entre leur position et celle de l’État autoritaire, d’autre part parce que les échecs économiques causés par la propriété étatique et municipale devenaient, après tout, tellement grands et tellement visibles qu’ils pouvaient devenir dangereux pour l’enthousiasme ardent avec lequel les masses poursuivaient l’idéal obscur du socialisme. En soulignant toujours et encore que les chemins de fer et l’éclairage public ne représentaient pas la première étape vers la mise en pratique de l’État futur, on ne pouvait pas éduquer la population dans le sens du socialisme centralisateur.

Comme des travailleurs avaient perdu leur emploi du fait de l’introduction de méthodes de travail améliorées, ce fut le syndicalisme qui chercha à détruire les nouvelles machines. Le sabotage est syndicaliste : en dernière analyse, toutefois, toute grève est également syndicaliste ; demander l’introduction d’un tarif social protecteur est syndicaliste. En un mot, tous les moyens de la lutte des classes que la social-démocratie ne voulait pas abandonner parce qu’elle craignait de perdre son influence auprès des masses laborieuses ne firent que stimuler les instincts syndicalistes — Marx aurait dit « petit-bourgeois » — des masses. Si le socialisme centralisateur compte aujourd’hui des adhérents, ce n’est pas grâce à l’agitation sociale-démocrate mais grâce à l’étatisme. Le socialisme étatique et municipal assura la publicité du socialisme centralisateur en mettant le socialisme en pratique ; le socialisme universitaire lui apporta sa propagande écrite.

Ce qui se passe devant nos yeux aujourd’hui n’est bien entendu ni du socialisme centralisateur ni du syndicalisme : ce n’est pas du tout une organisation de la production et pas non plus une organisation de la distribution, mais plutôt la distribution et la consommation de biens de consommation déjà sous la main et l’annihilation et la destruction des moyens de production déjà existants. Ce qui est encore produit l’est par les vestiges de l’économie libre qui sont encore autorisés ; partout où ce socialisme actuel a déjà pénétré il n’est plus question de production. Les formes sous lesquelles ce processus se produit sont multiples. Des grèves font fermer les usines, et là où l’on travaille encore, le système lui-même se rend compte que la production est faible. Par de lourdes taxes et par l’obligation de payer des salaires élevés aux travailleurs même quand il n’y a pas de travail à leur faire faire, l’entrepreneur est obligé de consommer son capital. L’inflationnisme œuvre dans la même direction, lui qui, comme il a été démontré, camoufle et donc suscite la consommation du capital. Les actes de sabotage de la part des ouvriers et les interventions ineptes des autorités détruisent l’appareil matériel de production et terminent le travail entrepris par la guerre et les luttes révolutionnaires.

Au milieu de toute cette destruction, seule demeure l’agriculture et avant tout les petites fermes. Elle a également sévèrement souffert des circonstances et là aussi bien trop de fonds de roulement ont déjà été consommés, et encore davantage est en train de l’être. Les grandes unités seront probablement socialisées ou morcelées en petites fermes. En tout cas leur pouvoir productif en souffrira, même si l’on met de côté l’amputation de leur capital. Mais la destruction de l’agriculture reste relativement faible en comparaison de la dissolution empirant sans cesse de l’appareil de production industriel.

La disparition de l’esprit de coopération sociale, qui constitue l’essence du processus de la révolution sociale qui se déroule devant nos yeux, doit conduire à des conséquences différentes dans l’industrie, dans les transports et dans le commerce d’une part — en ville pour résumé — et dans l’agriculture d’autre part. Un chemin de fer, une usine, une mine ne peuvent pas être gérés sans cet esprit, sur lequel repose la division et la coordination du travail. Il en va autrement dans l’agriculture. Si le paysan cesse d’échanger et modifie sa production pour revenir à l’autarcie d’une économie familiale autosuffisante, il vit moins bien qu’auparavant mais peut quand même continuer à vivre. Nous voyons donc la paysannerie devenir de plus en plus autonome. Le paysan recommence à produire tout ce qu’il désire consommer dans son foyer et ne propose par ailleurs plus sa production aux citadins[129].

Ce que cela implique pour l’avenir de la population des villes est clair. L’industrie de l’Allemagne et de l’Autriche allemande a perdu une grande partie de son marché étranger ; elle est désormais en train de perdre également son marché intérieur. Quand le travail reprendra dans les ateliers, les paysans se demanderont s’ils n’ont pas intérêt à se procurer des produits industriels meilleurs et moins chers en provenance de l’extérieur. Le paysan allemand sera à nouveau libre-échangiste, comme il l’était jusqu’à il y a 40 ans.

Il est à peine pensable que ce processus continue à se produire en Allemagne sans de grandes perturbations. Car cela ne signifie pas moins que le déclin de la civilisation urbaine allemande et la lente famine de millions de citadins allemands.

Si le syndicalisme et le destructionnisme révolutionnaires ne se limitaient pas à l’Allemagne mais se répandaient dans toute l’Europe et même en Amérique, nous aurions à faire face à une catastrophe ne pouvant être comparée qu’à l’effondrement du monde antique. La civilisation antique était elle aussi bâtie sur une division et une coordination du travail à grande portée ; chez elle aussi l’application — même limitée[130] — du principe libéral avait conduit à un grand épanouissement de la culture matérielle et intellectuelle. Tout cela disparut quand le lien immatériel qui rassemblait l’ensemble du système, l’esprit de coopération sociale, disparut. Dans l’Empire romain mourant lui aussi les cités se vidèrent ; l’homme qui ne possédait pas de terres tomba dans la misère ; quiconque pouvait le faire d’une façon ou d’une autre partit pour la campagne afin d’échapper à la famine[131]. À cette époque aussi il se produisit, accompagné par les plus graves perturbations du système monétaire, un processus de retour d’une économie monétaire à une économie de troc, d’une économie d’échange à une économie sans échange. Le processus moderne ne différerait du déclin de la civilisation antique que dans la mesure où ce qui a pris autrefois plusieurs siècles se produirait maintenant avec une vitesse infiniment plus grande.

 

4. — L’impérialisme socialiste

 

Les anciens socialistes étaient des adversaires de la démocratie. Ils voulaient faire le bonheur du monde par leurs projets et étaient intolérants à l’égard de ceux qui avaient un avis différent. Leur forme favorite d’État aurait été l’absolutisme éclairé, dans lequel ils se rêvaient secrètement dans la peau du despote éclairé. Conscients de ne pas occuper ce poste et de ne pas pouvoir non plus y parvenir, ils cherchaient le despote prêt à adopter leurs projets et à devenir leur outil. D’autres socialistes, en outre, ont une orientation d’esprit oligarchique et veulent que le monde soit dirigé par une aristocratie comprenant les individus — à leurs yeux — véritablement les meilleurs. De ce point de vue il importe peu que ces aristocrates soient les philosophes de Platon, les prêtres de l’Église ou le Conseil newtonien de Saint-Simon.

Marx opéra à ce sujet un changement complet d’interprétation. Les prolétaires constituent l’immense majorité de la population. Or, ils doivent tous nécessairement devenir socialistes puisque c’est la réalité sociale qui détermine leur conscience. Le socialisme serait ainsi, au contraire de toutes les luttes de classe antérieures qui furent des mouvements minoritaires ou dans l’intérêt de minorités, le mouvement de la vaste majorité dans l’intérêt du plus grand nombre, et ce pour la première fois dans l’Histoire. Il s’ensuit que la démocratie est le meilleur moyen pour instaurer le socialisme. Le véritable fondement sur lequel fut bâti le socialisme démocratique était le fait de trouver sa base principalement en Allemagne, en Autriche et en Russie, dans des pays par conséquent où la démocratie ne l’avait pas encore emporté. Le programme démocratique était le programme naturel de tout parti d’opposition et donc nécessairement aussi du socialisme.

Quand la possibilité se présenta en Russie à un nombre très réduit, par rapport à une population de millions de gens, de socialistes de saisir les rênes en s’emparant des moyens du pouvoir abandonnés par le tsarisme déchu, les principes démocratiques furent rapidement jetés par dessus bord. Le socialisme russe n’est certainement pas le mouvement de l’immense majorité. S’il prétend être un mouvement dans l’intérêt de l’immense majorité, cela n’a rien d’exceptionnel : tous les mouvements l’ont dit. Il est certain que le règne des bolcheviques repose en Russie tout autant sur la possession de l’appareil de gouvernement que le règne des Romanov autrefois. Une Russie démocratique ne serait pas bolchevique.

En Allemagne une dictature du prolétariat n’aurait aucune difficulté, comme le disent ses partisans, à vaincre la résistance de la bourgeoisie à la socialisation des moyens de production. Si l’on renonce d’avance à la socialisation des petites fermes de paysans et que l’on permet au petit rentier de continuer à toucher des revenus, conformément aux intentions du socialisme actuel, il ne faut pas s’attendre à la moindre résistance en Allemagne. Les idées libérales, les seules avec lesquelles on puisse s’opposer au socialisme, n’ont jamais gagné beaucoup de terrain en Allemagne : elles n’y sont aujourd’hui partagées que par à peine une douzaine de personnes. La résistance à la socialisation qui se fonde sur la défense d’intérêts privés n’a jamais — à juste titre — la moindre perspective de succès, et encore moins dans un pays dans lequel les richesses industrielles et commerciales ont toujours semblé être un crime aux yeux des masses. L’expropriation de l’industrie, des mines et des grandes propriétés terriennes, ainsi que l’élimination du commerce sont dans l’Allemagne d’aujourd’hui la revendication fougueuse de l’écrasante majorité du peuple allemand. Pour la mettre en œuvre il n’est nul besoin d’une dictature. Le socialisme peut compter sur les grandes masses du moment, il n’a pas à craindre la démocratie.

L’économie allemande est aujourd’hui dans la pire position imaginable. D’un côté la guerre a détruit d’immenses biens de valeur et a laissé le peuple allemand dans l’obligation de payer de lourdes réparations à ses adversaires ; d’un autre côté elle a clairement mis en lumière la surpopulation relative des terres allemandes. Tout le monde doit admettre aujourd’hui qu’il sera extraordinairement difficile, si ce n’est impossible, pour l’industrie allemande d’après-guerre de faire concurrence à l’industrie étrangère sans une forte réduction du niveau des salaires. Des centaines de milliers, voire des millions d’Allemands observent aujourd’hui jour après jour la disparition de leurs maigres biens. Les gens qui se croyaient encore riches il y a quelques mois, qui étaient enviés par des milliers d’autres et qui en tant que « bénéficiaires de la guerre » ne faisaient pas vraiment l’objet d’une tendre attention de la part du peuple, peuvent aujourd’hui calculer avec exactitude quand ils auront fini de consommer les modestes vestiges de l’apparente richesse et deviendront des mendiants. Les membres des professions libérales voient leur niveau de vie chuter jour après jour sans le moindre espoir d’une amélioration.

Qu’un peuple dans une telle situation puisse être saisi par le désespoir n’est pas étonnant. Il est facile de dire qu’il n’existe qu’un remède contre le danger de la misère croissante de tout le peuple allemand, à savoir reprendre le travail aussi rapidement que possible et essayer, en améliorant le processus productif, de compenser les dommages infligés à l’économie allemande. Mais il est compréhensible qu’un peuple à qui l’on a prêché l’idée de puissance pendant des décennies, dont l’instinct de force a été réveillé par les horreurs de la longue guerre, cherche aussi en premier lieu à recourir de nouveau lors de la crise actuelle à une politique de pouvoir. Le terrorisme des spartakistes continue la politique des Junkers, comme le terrorisme des bolcheviques continue la politique tsariste.

La dictature du prolétariat permettrait de surmonter plus facilement les difficultés économiques du moment en confisquant les biens de consommation détenus par les classes possédantes. Il est clair que ce n’est pas du socialisme et qu’aucun théoricien socialiste n’a jamais défendu cela. On ne peut cacher de cette manière qu’avec maladresse et uniquement pendant un certain temps les difficultés auxquelles est confrontée la production menée sur une base socialiste. Les importations de denrées alimentaires en provenance de l’étranger peuvent être financées pendant un moment par la vente de titres étrangers et par l’exportation d’œuvres d’art et de bijoux. Cela doit cependant échouer tôt ou tard.

La dictature du prolétariat veut utiliser la terreur pour tuer dans l’œuf toute tentative d’opposition. Le socialisme est censé être installé pour l’éternité une fois la propriété retirée à la bourgeoisie et toute possibilité de critique publique interdite. On ne peut bien entendu pas nier que l’on puisse réussir beaucoup de choses de cette façon, et que l’on peut avant tout détruire ainsi toute la civilisation européenne ; mais on ne bâtit pas de cette façon une société socialiste. Si le modèle social communiste est moins adapté que celui reposant sur la propriété privée des moyens de production pour apporter « le plus grand bonheur au plus grand nombre », les idées libérales ne peuvent pas être éliminées même par des mesures terroristes.

Le socialisme marxiste, mouvement fondamentalement révolutionnaire, est en son for intérieur favorablement disposé envers l’impérialisme. Personne ne le niera et certainement pas les marxistes, qui proclament ouvertement le culte de la révolution. On remarque toutefois moins souvent que le socialisme moderne de la nécessité doit également avoir une apparence impérialiste.

Le socialisme moderne ne se présente pas comme une demande rationnelle ; il s’agit d’une position de politique économique qui se présente comme une doctrine du salut à l’instar des religions. En tant qu’idée politique et économique il devrait s’opposer au libéralisme sur le plan intellectuel : il devrait essayer de réfuter les arguments de ses adversaires par la logique et répondre aux objections qu’ils font à ses propres doctrines. Certains socialistes l’ont fait. Mais généralement parlant les socialistes se sont peu souciés de débattre scientifiquement des avantages et des inconvénients des deux systèmes de production sociale envisageables. Ils ont institué le programme socialiste en doctrine de salut. Ils ont présenté toutes les souffrances terrestres comme une émanation du modèle social capitaliste et ont promis d’éliminer avec l’instauration du socialisme tout ce qui était douloureux. Ils rendaient l’économie capitaliste responsable des défauts du passé et du présent. Dans le futur toutes les aspirations et tous les espoirs seront comblés ; l’agité trouvera le calme ; le malheureux le bonheur ; l’inadapté la force ; le malade le remède ; le pauvre la richesse ; l’abstinent le plaisir. Dans l’avenir le travail sera un plaisir et plus un tourment. Dans l’avenir s’épanouiront un art dont l’art « bourgeois » ne peut donner idée de sa magnificence, et une science qui résoudra toutes les interrogations restantes dans l’univers. Tous les besoins sexuels disparaîtront : homme et femme se donneront l’un à l’autre le bonheur dans un amour dont les générations précédentes n’auraient jamais rêvé. La nature humaine subira un profond changement : elle deviendra noble et sans tache ; toutes les insuffisances intellectuelles, morales et physiques disparaîtront de l’humanité. Ce qui s’épanouit pour le héros allemand dans le Walhalla, pour le chrétien dans le jardin de Dieu, pour le musulman dans le paradis de Mahomet — le socialisme le réalisera sur terre.

Les utopistes, et Fourier avant tout, cherchaient sans cesse à dépeindre les détails de cette vie facile. Le marxisme a très nettement interdit toute esquisse de la situation future. Mais cette prohibition ne se référait qu’à la description du modèle économique, gouvernemental et légal du monde socialiste et ce sacrifice fut un coup de maître de sa propagande. Comme les dispositions du monde futur étaient laissées dans un flou mystérieux, les adversaires du socialisme étaient privés de toute possibilité de les critiquer et de montrer éventuellement que leur mise en œuvre ne pourrait en aucun cas créer le paradis sur terre. Décrire des conséquences favorables de la socialisation de la propriété n’était, au contraire, nullement proscrit par le marxiste comme cela l’était pour la démonstration des moyens permettant d’y parvenir. En représentant sans arrêt tous les maux de la terre comme des événements concomitants et nécessaires du modèle social capitaliste, et en déclarant de plus qu’ils cesseraient dans les futures conditions, il a dépassé, par le tableau utopique du bonheur qu’il promettait d’apporter, les auteurs les plus imaginatifs de romans utopiques. L’annonce mystérieuse et l’allusion mystique ont bien plus d’effet qu’une explication claire.

Le fait que le socialisme apparut comme une doctrine du salut lui rendit facile son combat contre le libéralisme. Quiconque cherche à réfuter le socialisme par des moyens rationnels se heurte chez la plupart des socialistes non pas à des convictions rationnelles, comme attendu, mais plutôt à une croyance, ne découlant pas de l’expérience, dans la rédemption par le socialisme. On peut sans aucun doute aussi défendre le socialisme de manière rationnelle. Mais pour la grande masse de ses adhérents il s’agit d’une doctrine du salut : ils croient en elle. Chez ceux auprès de qui les Évangiles ont perdu de leur force elle remplace la foi et constitue une consolation et un espoir face aux difficultés de la vie. Face à une telle conviction aucune critique rationaliste ne peut réussir. Celui qui aborde un socialiste de ce type avec des objections rationnelles trouve le même manque de compréhension que rencontre la critique rationaliste des doctrines de la foi chez le chrétien croyant.

Dans ce sens il est parfaitement justifié de comparer le socialisme et le christianisme. Mais le Royaume du Christ n’est pas de ce monde ; le socialisme veut au contraire établir le royaume du salut sur terre. C’est là que se trouve sa force, mais là aussi sa faiblesse, qui le conduira un jour à un effondrement aussi rapide que son triomphe. Même si la méthode de production socialiste pouvait augmenter la productivité et offrir un bien-être général supérieur à ce que donne la méthode libérale, il serait obligé de décevoir amèrement ses partisans, qui en attendent aussi la plus grande exaltation du sentiment de bonheur interne. Il ne sera pas capable d’éliminer l’insuffisance terrestre, il ne pourra pas calmer la quête faustienne ni combler les aspirations intérieures. Si le socialisme devenait réalité, il devrait admettre qu’une religion ne faisant pas référence à la vie à venir est absurde.

Le marxisme est une théorie évolutionniste. Même le mot de « révolution » signifie « évolution » dans l’interprétation matérialiste de l’Histoire. Mais la nature messianique de l’évangile socialiste finit par conduire le socialisme marxiste à toujours soutenir les renversements violents, la révolution au sens strict du terme. Il ne put admettre que l’évolution approchait du socialisme autrement qu’en constatant que les contradictions du mode de production capitaliste devenaient de plus en plus claires et appelaient un renversement révolutionnaire du capitalisme dans le futur proche. S’il avait bien voulu admettre que l’évolution conduisait à instaurer le socialisme petit à petit, il se serait retrouvé dans l’embarras de devoir expliquer pourquoi ses prophéties de salut ne se réalisaient pas petit à petit dans la même mesure. Le marxisme devait nécessairement rester pour cette raison révolutionnaire s’il ne voulait pas abandonner son outil de propagande le plus efficace, la doctrine du salut. Pour cette raison et malgré tout ce que l’on savait, il se cramponna à sa théorie de la misère croissante et de l’effondrement. Il dut rejeter pour cette raison le révisionnisme de Bernstein ; pour cette raison il ne se laissa pas retirer un iota de son orthodoxie.

Désormais, cependant, le socialisme a gagné. Le jour de la réalisation s’est levé. Des millions de gens se dressent avec fougue et réclament le salut qui était censé venir ; ils réclament les richesses, demandent le bonheur. Les dirigeants vont-ils maintenant venir pour consoler la multitude en disant que le travail assidu, après peut-être quelques décennies ou quelques siècles, sera leur récompense et que le bonheur intérieur ne peut jamais être atteint sans moyens externes ? Pourtant, combien de fois ont-ils critiqué le libéralisme parce qu’il recommandait l’assiduité et l’épargne au pauvre ! Combien de fois ont-ils tourné en ridicule les doctrines qui refusaient d’attribuer toutes les épreuves terrestres aux défauts du système social !

Le socialisme n’a qu’une seule façon de s’en sortir. Sans se préoccuper du fait qu’il détient le pouvoir, il doit encore essayer d’apparaître comme une secte opprimée et persécutée, empêchée par des puissances hostiles de mettre en œuvre des parties essentielles de son programme, et faire ainsi porter à d’autres la responsabilité de la non réalisation de l’état de félicité annoncé. Dans la même optique, la lutte contre les ennemis du salut général devient une nécessité inévitable pour la communauté socialiste. Elle doit persécuter dans le sang la bourgeoisie intérieure ; elle doit passer à l’offensive face aux pays étrangers qui ne sont pas encore socialistes. Elle ne peut pas attendre que les étrangers se tournent volontairement vers le socialisme. Comme elle ne peut expliquer l’échec du socialisme que par des machinations du capitalisme étranger, elle en arrive nécessairement à un nouveau concept d’une internationale socialiste offensive. Le socialisme ne peut être réalisé que si le monde entier devient socialiste ; un socialisme isolé dans une nation unique y devient impossible. Par conséquent, tout gouvernement socialiste doit immédiatement se préoccuper de propager le socialisme à l’étranger.

Il s’agit là d’un type d’internationalisme très différent de celui du Manifeste communiste. Il n’est pas conçu dans une perspective défensive mais offensive. Pour aider la victoire de l’idée socialiste il devrait cependant suffire — pourrait-on penser — que les nations socialistes organisent leurs sociétés tellement bien que leur exemple conduise les autres à les imiter. Mais pour l’État socialiste, l’attaque contre tous les États capitalistes est une nécessité vitale. Pour maintenir sa position à l’intérieur du pays, il doit devenir agressif à l’extérieur. Il ne peut pas se reposer avant d’avoir socialisé le monde entier.

L’impérialisme socialiste n’a également aucune base économique. Il est difficile de voir pourquoi une communauté socialiste ne pourrait pas acquérir par le commerce avec les pays étrangers les biens qu’elle ne peut pas produire elle-même. Le socialiste convaincu de la plus grande productivité de la production communiste est le moins bien placé pour nier ce fait[132].

L’impérialisme socialiste dépasse tous les impérialismes précédents par son étendue et par sa profondeur. La nécessité interne qui l’a fait naître, enraciné dans la nature de l’évangile socialiste du salut, le pousse de manière illimitée dans toutes les directions. Il ne peut pas s’arrêter avant d’avoir soumis la totalité du monde habité et avant d’avoir éliminé toute trace des autres formes de société humaine. Tous les impérialismes qui l’ont précédé purent se passer d’une expansion supplémentaire lorsqu’ils rencontrèrent des obstacles à leur diffusion et qu’ils ne purent les surmonter. L’impérialisme socialiste ne pourrait pas le faire : il devrait considérer de tels obstacles comme des difficultés non seulement pour son expansion extérieure mais aussi pour son développement au pays. Il doit essayer de les détruire ou disparaître lui-même.

 


 

 

QUATRIÈME PARTIE : CONCLUSIONS

 

 

L’utilitarisme rationaliste n’écarte ni le socialisme ni l’impérialisme par principe. L’accepter ne constitue qu’un point de vue à partir duquel on peut comparer et évaluer les avantages et les inconvénients des divers ordres sociaux possibles : on pourrait imaginer devenir socialiste ou même impérialiste à partir d’un point de vue utilitariste. Mais celui qui a adopté un jour ce point de vue est obligé de présenter son programme de manière rationnelle. Tout ressentiment, toute politique poussée par des sentiments et tout mysticisme sont de ce fait rejetés, qu’ils prennent la forme d’une croyance raciale ou de tout autre évangile du salut. On peut discuter du pour et du contre des fondements de la politique sur des bases rationnelles. Si un accord ne peut être obtenu à la fois sur les buts ultimes et également, quoique plus rarement, sur le choix des moyens pour les atteindre, en raison d’une évaluation dépendant de sentiments subjectifs, on peut encore réussir de cette manière à réduire fortement l’étendue du débat. Les espoirs de nombreux rationalistes vont plus loin, bien entendu. Ils pensent que tout débat peut être tranché par les moyens intellectuels car tous les désaccords ne surviennent que d’erreurs et de l’insuffisance de la connaissance. Mais en faisant cette hypothèse ils présupposent déjà la thèse de l’harmonie des intérêts bien compris des individus, et c’est précisément ce point que nient les impérialistes et les socialistes.

Tout le dix-neuvième siècle se caractérise par la lutte contre le rationalisme, dont la domination semblait au début incontestée. Même son hypothèse d’une similitude fondamentale des façons de penser est attaquée. L’Allemand doit penser autrement que le Britannique, le dolichocéphale autrement que le brachycéphale ; la logique « prolétarienne » est opposée à la logique « bourgeoise ». On nie à la raison la capacité d’être capable de trancher toutes les questions politiques ; le sentiment et l’instinct doivent montrer aux hommes le chemin qu’ils doivent emprunter.

La politique et la gestion économique rationnelles ont enrichi matériellement au-delà de toute mesure les vies des individus et des nations. On pourrait l’oublier car l’attention ne s’est jamais tournée que sur la pauvreté de ceux qui vivaient encore hors des frontières des territoires déjà gagnés à la libre entreprise et parce que le sort de l’ouvrier moderne a toujours été comparé à celui du riche d’aujourd’hui, au lieu de comparer le sort des deux à ceux de leurs ancêtres. Il est vrai que l’homme moderne n’est jamais content de sa situation économique, qu’il voudrait que les choses aillent encore mieux. Or c’est précisément cette poursuite incessante d’une richesse toujours plus grande qui est la force motrice de notre développement : on ne peut pas l’éliminer sans détruire la base de notre civilisation économique. La satisfaction du serf, qui était heureux lorsqu’il ne souffrait pas de la faim et que son seigneur ne le traitait pas trop mal, n’est pas un état de choses idéal dont la disparition soit à regretter.

Il est également vrai que la hausse du bien-être matériel extérieur ne correspond pas à un accroissement des richesses intérieures. Le citadin moderne est plus riche que le citoyen de l’Athènes de Périclès et que le troubadour provençal, mais sa vie intérieure se limite à assurer des fonctions mécaniques au travail et à passer ses heures de loisir de manière superficielle. De la torche en bois à la lampe à incandescence il y a un grand progrès, de la chanson folklorique à la chanson populaire un grand pas en arrière. Rien n’est plus réconfortant que de voir que les gens commencent à se rendre compte de ce manque. C’est là que réside l’espoir d’une culture qui puisse dans l’avenir repousser dans l’ombre ce qui a précédé.

Mais la réaction à cet appauvrissement intérieur ne devrait pas s’opposer à la rationalisation de la vie matérielle extérieure. Le goût romantique des aventures sauvages, en faveur de la bataille et d’une émancipation vis-à-vis des contraintes extérieures n’est qu’un signe de vide intérieur : il se raccroche à ce qui est superficiel et ne vise pas à la profondeur. Il ne faut pas attendre le soulagement d’un mélange d’expériences extérieures. L’individu doit chercher par lui-même la voie permettant de trouver en lui la satisfaction qu’il attend en vain de l’extérieur. Si nous choisissons d’abandonner la politique et l’économie à l’impérialisme, au ressentiment et aux sentiments mystiques, nous nous retrouverions matériellement plus pauvres mais pas intérieurement plus riches.

L’activité guerrière offre à un homme une profonde satisfaction liée à l’extrême mobilisation de toutes ses forces pour résister aux dangers extérieurs. Il s’agit seulement d’un réveil atavique de pulsions et d’instincts rendus sans objet par le changement des circonstances. Le sentiment de bonheur interne, issu non pas de la victoire ou de la revanche mais plutôt de la lutte et du danger, provient de la perception vive que l’urgence oblige la personne à déployer au plus haut point les forces dont il peut disposer et qui rendent efficace tout ce qui est en lui[133]. Il est caractéristique des très grands hommes qu’ils soient poussés vers les plus grands exploits par un élan interne ; d’autres ont besoin d’un élan externe pour surmonter une inertie bien enracinée et pour développer leur propre être. L’homme ordinaire ne partagera jamais le bonheur que le créateur ressent en se consacrant à son œuvre à moins que des circonstances extraordinaires ne le confronte lui aussi à des tâches qui exigent et récompensent un engagement total de sa personne. C’est ici que réside la source de tout héroïsme. Ce n’est pas parce que l’individu ressent la mort ou les blessures comme étant douces mais plutôt parce que, dans l’expérience enchanteresse de l’action, il les sort de son esprit, qu’il part à l’assaut de l’ennemi. La bravoure est une émanation de la santé et de la force et constitue la réaction de la nature humaine face à l’adversité extérieure. L’attaque est la plus primaire des initiatives. Par ses sentiments l’homme se sent toujours un impérialiste[134].

Mais la raison lui interdit de donner libre cours à ses sentiments. Vouloir ruiner le monde pour satisfaire une aspiration romantique contredit tellement la plus simple des réflexions qu’il n’est nul besoin de perdre son temps là-dessus.

On a reproché à la politique rationnelle habituellement désignée comme représentant les idées de 1789 d’être antipatriotique — anti-allemande en Allemagne. Elle ne tiendrait pas compte des intérêts particuliers de la patrie : au-delà de l’humanité et de l’individu, elle oublierait la nation. Ce reproche n’est compréhensible que si l’on accepte l’idée qu’il existe un clivage insoluble entre d’une part les intérêts du peuple dans son ensemble et d’autre part ceux des individus et de l’humanité. Si l’on part de l’harmonie des intérêts bien compris, on ne comprend pas du tout cette objection. L’individualiste ne pourra jamais saisir comment une nation peut devenir grande, riche et puissante aux dépens de ses membres ni comment le bien-être de l’humanité pourrait empêcher celui des peuples pris séparément. À l’heure de la plus grave dégradation de l’Allemagne, on peut se poser la question de savoir si la nation allemande ne s’en serait pas mieux tirée en s’en tenant à la politique pacifique de ce libéralisme tellement injurié qu’avec la politique de guerre des Hohenzollern.

La politique utilitariste a de plus subi le reproche de ne chercher que la satisfaction des intérêts matériels et de négliger les objectifs plus nobles du combat humain. L’utilitariste penserait, dit-on, au café et au coton et oublierait de ce fait les vraies valeurs de la vie. Sous le règne d’une telle politique tout devrait se conformer à une recherche précipitée des plus bas plaisirs terrestres et le monde tomberait dans un grossier matérialisme. Rien n’est plus absurde que cette critique. Il est vrai que l’utilitarisme et le libéralisme postulent que l’obtention de la plus grande productivité possible du travail est le premier et plus important but de la politique. Mais ils ne le font nullement en oubliant que l’existence humaine ne se réduit pas aux plaisirs matériels. Ils cherchent le bien-être et la richesse non pas parce qu’ils y voient la plus grande valeur mais parce qu’ils savent que toute culture élevée et intérieure présuppose le bien-être matériel. S’ils nient à l’État la mission d’aider à la réalisation des valeurs de la vie, ce n’est pas parce qu’ils manquent d’égard vis-à-vis des vraies valeurs mais plutôt parce qu’ils reconnaissent que ces valeurs, étant l’expression la plus profonde de la vie intérieure, sont inaccessibles à toute influence des forces externes. Ce n’est pas par irréligion qu’ils réclament la liberté religieuse mais en raison d’un respect très profond envers le sentiment religieux, qui veut libérer l’expérience intérieure de l’influence brutale d’une puissance extérieure. Ils réclament la liberté de pensée parce qu’ils placent la pensée bien trop haut pour la laisser sous la coupe des magistrats et des assemblées. Ils réclament la liberté de parole et la liberté de la presse parce qu’ils n’attendent le triomphe de la vérité que de la lutte entre des avis opposés. Ils rejettent toute autorité parce qu’ils croient en l’homme.

La politique utilitariste est effectivement une politique terrestre. Mais ce point est inhérent à toute politique. Celui qui a une faible opinion de l’esprit n’est pas homme à vouloir le libérer de toute réglementation extérieure mais plutôt quelqu’un qui cherche à le contrôler par le biais de lois pénales et d’armes à feu. Le reproche d’un mode de pensée matérialiste ne s’applique pas à l’utilitarisme individualiste mais à l’impérialisme collectiviste.

Avec la [Première] Guerre mondiale l’humanité entra dans une crise qu’on ne peut comparer à rien de ce qui s’est passé autrefois dans l’Histoire. Il y eut auparavant de grandes guerres ; des États florissants furent détruits, des peuples entiers exterminés. Rien de tout cela ne peut être comparé avec ce qui se passe devant nos yeux. Tous les peuples du monde sont impliqués dans la crise mondiale que nous commençons à connaître. Personne ne peut rester à l’écart ; personne ne peut dire que son avenir ne sera pas décidé avec celui des autres. Si dans les temps anciens la volonté de destruction du plus puissant trouvait ses limites dans l’insuffisance des moyens de destruction et dans la possibilité qu’avait le vaincu d’échapper à la persécution par la fuite, le progrès des techniques de guerre, des transports et des communications rend impossible aujourd’hui au perdant d’éviter l’exécution de la sentence d’annihilation du vainqueur.

La guerre est devenue plus affreuse et plus destructrice que jamais parce qu’elle est désormais menée avec tous les moyens de la technique hautement développée que l’économie libre a engendrée. La civilisation bourgeoise a construit des chemins de fer et des centrales électriques, a inventé les explosifs et les avions, afin de créer des richesses. L’impérialisme a mis ces outils de la paix au service de la destruction. Il serait facile avec les moyens modernes de détruire l’humanité d’un seul coup. Caligula souhaitait dans son horrible folie que le peuple romain dans sa totalité n’ait qu’une seule tête afin de pouvoir la lui couper. La civilisation du vingtième siècle a permis à la folie délirante des impérialistes modernes de réaliser de tels rêves sanguinaires. On peut vouer des milliers de gens à la destruction en pressant un bouton. Le destin de la civilisation voulait qu’elle fût incapable de conserver les moyens matériels qu’elle avait créés hors de portée de ceux qui restaient étrangers à sa mentalité. Les tyrans modernes ont un travail bien plus aisé que leurs prédécesseurs. Celui qui contrôle les moyens permettant d’échanger les idées et les biens dans une économie fondée sur la division du travail voit son autorité plus fermement établie que celle d’un empereur d’autrefois. La presse rotative est plus facile à enchaîner et celui qui la contrôle n’a pas besoin de craindre la concurrence des simples mots parlés ou écrits. Les choses étaient bien plus difficiles pour l’Inquisition. Aucun Philippe II ne put paralyser la liberté de pensée plus sévèrement qu’un censeur moderne. Combien plus efficaces que la guillotine de Robespierre furent les armes à feu de Trotsky ! Jamais l’individu ne fut plus tyrannisé que depuis le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale et plus particulièrement de la révolution mondiale. On ne peut pas échapper à la police et à la technique administrative de l’époque actuelle.

Seule une limite est osée à cette rage destructive. En détruisant la libre coopération des hommes, l’impérialisme sape la base matérielle de son pouvoir. La civilisation économique a forgé ses armes. En utilisant les armes pour faire sauter une forge et tuer le forgeron, elle se met en position de ne plus pouvoir se défendre dans l’avenir. L’appareil économique fondé sur la division du travail ne peut pas être reproduit, encore moins étendu, si la liberté et la propriété ont disparu. Il mourra et l’économie reprendra des formes primitives. Ce n’est qu’alors que l’humanité sera capable de respirer plus librement. Si l’esprit de réflexion ne revient pas rapidement, l’impérialisme et le bolchevisme seront vaincus au plus tard lorsque les moyens de pouvoir qu’ils ont arrachés au libéralisme se seront épuisés.

Le résultat malheureux de la guerre a placé des milliers, voire des millions d’Allemands sous une autorité étrangère et impose de payer des dédommagements d’un montant jamais vu au reste de l’Allemagne. Un système légal est en train de se mettre en place dans le monde et il exclut de manière permanente le peuple allemand de ses possessions dans les régions du globe qui disposent de conditions de production plus favorables. À l’avenir aucun Allemand n’aura le droit d’acquérir des terres et des moyens de production à l’étranger et des millions d’Allemands, vivant ensemble à l’étroit, devront mal se nourrir sur le piètre sol allemand, alors qu’outremer des millions de kilomètres carrés des meilleures terres restent en friche. De cette paix sortiront la gêne et la misère pour le peuple allemand. La population déclinera et le peuple allemand, qui comptait avant la guerre parmi les peuples les plus nombreux de la terre, devra à l’avenir être numériquement moins puissant qu’autrefois.

Toutes les pensées et tous les efforts du peuple allemand doivent avoir pour but de sortir de cette situation. Le but peut être atteint de deux façons. La première est celui de la politique impérialiste. Devenir militairement fort et reprendre la guerre dès qu’une occasion d’attaque se présentera — c’est le seul moyen auquel on pense aujourd’hui. Que cette voie soit tout simplement praticable est douteux. Les nations qui ont aujourd’hui pillé et réduit en esclavage l’Allemagne sont très nombreuses. La somme de pouvoir qu’ils ont utilisée est si grande qu’ils veilleront avec anxiété à empêcher tout nouveau renforcement de l’Allemagne. Une nouvelle guerre éventuelle menée par l’Allemagne pourrait aisément devenir une troisième guerre punique et se terminer par l’annihilation totale du peuple allemand. Mais même si elle devait conduire à la victoire elle apporterait tant de misère économique à l’Allemagne que le succès ne vaudrait pas l’enjeu ; de plus il y aurait un danger que le peuple allemand, dans l’euphorie d’avoir gagné, tombe à nouveau dans cette folie sans bornes et sans limites de la victoire qui lui a déjà à plusieurs reprises porté préjudice, car elle ne peut conduire en définitive qu’à une grande débâcle.

La deuxième option que peut prendre le peuple allemand est celle d’un refus complet de l’impérialisme. Ne chercher à reconstruire que par le seul travail productif, rendre possible le développement de tous les potentiels de l’individu et de la nation dans son ensemble par une liberté complète chez elle — voilà la voie qui ramène à la vie. Ne rien entreprendre d’autre que le travail productif, qui enrichit et donc libère, face aux efforts des États impérialistes voisins en vue de nous opprimer et de nous dégermaniser, est un chemin qui conduit plus rapidement et plus sûrement à l’objectif que la politique de combat et de guerre. Les Allemands qui ont été soumis aux États tchécoslovaque, polonais, danois, français, belge, italien, roumain et yougoslave préserveront mieux leur caractère national s’ils s’évertuent à obtenir la démocratie et l’autonomie, qui conduit en définitive à l’indépendance nationale totale, que s’ils placent leurs espoirs dans une victoire des armes.

La politique de grandeur de la nation allemande au moyen de la force s’est brisée. Non seulement elle a affaibli le peuple allemand dans son ensemble mais elle lui a aussi apporté misère et pénurie. Jamais le peuple allemand n’était tombé si bas qu’aujourd’hui. S’il devait se relever, il ne pourrait plus s’évertuer à donner de la grandeur à l’ensemble aux dépens des individus, mais devrait plutôt chercher un fondement durable au bien-être de l’ensemble sur la base du bien-être des individus. Il devrait quitter la politique collectiviste qu’il a suivie jusqu’ici pour la remplacer par une politique individualiste.

Qu’une telle politique soit possible dans le futur, étant donné l’impérialisme qui s’affirme en ce moment partout dans le monde, est une autre question. Mais si ça ne l’était pas, toute la civilisation moderne se trouverait face au déclin.

« La personne la plus vertueuse ne peut pas vivre en paix si cela déplait à son voisin. » L’impérialisme met les armes dans les mains de tous ceux qui ne veulent pas être soumis. Pour combattre l’impérialisme, les hommes pacifiques doit employer tous ses moyens. S’ils triomphent alors dans la bataille, ils peuvent certes avoir détruit leur adversaire, mais ils ont été eux-mêmes conquis par ses méthodes et sa façon de penser. Ils ne reposent alors pas leurs armes et deviennent eux-mêmes impérialistes.

Anglais, Français et Américains se sont déjà débarrassés de tous leurs désirs de conquête au dix-neuvième siècle et ont fait du libéralisme leur principe premier. Certes, même pendant leur période libérale leur politique n’était pas totalement libre de toute déviation impérialiste, et l’on ne peut pas mettre immédiatement chaque succès de l’idée impérialiste dans ces pays sur le compte de la défense. Mais il n’y a pas de doute que leur impérialisme tirait sa plus grande force de la nécessité de parer l’impérialisme allemand et russe. Ils sont désormais les vainqueurs et ne veulent pas se contenter de ce qu’ils considéraient comme leur but de guerre avant leur victoire. Ils ont oublié depuis longtemps les beaux programmes avec lesquels ils entrèrent dans le conflit. Ils ont maintenant le pouvoir et ne veulent plus le laisser filer. Peut-être pensent-ils qu’ils exerceront le pouvoir pour le bien général, mais c’est ce qu’ont cru tous ceux qui l’ont détenu. Le pouvoir est un mal en lui-même, qui que ce soit qui l’exerce[135].

Mais s’ils veulent désormais adopter la politique qui nous a conduits au naufrage, tant pis pour eux ; pour nous cela n’est toujours pas une raison pour s’abstenir de ce qui nous fait du bien. En effet si nous demandons une politique de développement calme et pacifique, ce n’est pas pour leur bien mais pour le nôtre. La plus grande erreur des impérialistes allemands fut d’accuser ceux qui avaient préconisé une politique de modération d’éprouver des sympathies antipatriotiques en faveur des étrangers ; le cours de l’Histoire a montré à quel point ils se faisaient des illusions. Nous savons mieux aujourd’hui où mène l’impérialisme.

Le pire malheur pour l’Allemagne et pour toute l’humanité serait que l’idée de revanche domine la future politique allemande. Se libérer des chaînes qui ont été mises sur le développement allemand par le Traité de Versailles, libérer nos compatriotes de la servitude et de la pénurie, tel devrait être le seul but de la nouvelle politique allemande. Se venger du mal subi, prendre sa revanche et punir, satisferait certes les plus bas instincts, mais en politique le vengeur se fait tout autant de tort à lui-même qu’à son ennemi. La communauté mondiale du travail est basée sur l’avantage réciproque pour tous les participants. Celui qui veut le conserver et l’étendre doit renoncer par avance à tout ressentiment. Que gagnerait-il à satisfaire sa soif de vengeance au prix de son propre bien-être ?

Au sein de la Société des Nations de Versailles, les idées de 1914 triomphent en vérité sur celle de 1789 ; que ce ne soit pas nous mais plutôt nos ennemis qui aient aidé à leur victoire, et que l’oppression se retourne contre nous est important pour nous mais moins crucial du point de vue de l’histoire du monde. Le point principal demeure que les nations sont « punies » et que la théorie de la confiscation renaît encore une fois. Si l’on admet des exceptions au droit des nations à l’autodétermination, au détriment des « mauvaises » nations, on a renversé le premier principe de la communauté libre des nations. Que des Anglais, des Nord-Américains, des Français et des Belges, principaux exportateurs de capitaux, aident ainsi à faire reconnaître le principe que posséder du capital à l’étranger constitue une forme de pouvoir et que sa confiscation est une conséquence naturelle des changements politiques, montre combien la colère aveugle et le désir d’enrichissement passager prend le pas aujourd’hui chez eux sur les considérations rationnelles. Une froide réflexion aurait dû précisément conduire ces peuples à un comportement très différent sur les questions des mouvements de capitaux internationaux.

Le chemin qui nous sort, avec le reste de l’humanité, du danger que représente l’impérialisme mondial pour la communauté naturelle et féconde des nations, et donc pour le destin de la civilisation, se trouve dans le rejet de la politique du sentiment et de l’instinct et dans un retour au rationalisme politique. Si nous voulions nous jeter dans les bras du bolchevisme dans le simple but d’embêter nos ennemis, ceux qui nous ont pris notre liberté et notre propriété, ou mettre également le feu à leur maison, cela ne nous aiderait pas le moins du monde. Le but de notre politique ne doit pas être d’entrainer nos ennemis dans notre propre destruction. Nous devrions essayer de ne pas nous détruire nous-mêmes et de sortir à nouveau de la servitude et de la misère. Nous ne pouvons toutefois pas y parvenir par des actions de guerre, ni par la revanche ou la politique du désespoir. Il n’y a qu’un seul salut pour nous et pour l’humanité : le retour au libéralisme rationaliste des idées de 1789.

Il se peut que le socialisme représente une meilleure forme d’organisation du travail humain. Laissons tous ceux qui l’affirment essayer de le démontrer de manière rationnelle. Si la preuve en était donnée, alors le monde, uni de façon démocratique par le libéralisme, n’hésiterait pas à introduire la communauté communiste. Dans un État démocratique, qui s’opposerait à une réforme qui apporterait nécessairement le plus grand bénéfice à l’écrasante majorité ? Le rationalisme politique ne rejette pas le socialisme par principe. Mais il rejette par avance le socialisme qui dépend non pas d’une analyse froide mais de sentiments peu clairs, qui ne repose pas sur la logique mais sur le mysticisme d’un évangile du salut, le socialisme qui ne découle pas de la libre volonté de la majorité du peuple mais du terrorisme de sauvages fanatiques.

 

 

 



[1] Sans colère ni partialité. (Note du traducteur)

[2] Sur ce point, comparez avec Hugo Preuss, Das deutsche Volk und die Politik (Iéna, Eugen Diederichs, 1915), pp. 97 et suivantes.

[3] Cela ne veut pas dire que le comportement de l’aile radicale du Parti social-démocrate en octobre et novembre 1918 n’entraîna pas des conséquences particulièrement épouvantables pour le peuple allemand. Sans l’effondrement total consécutif aux révoltes dans l’arrière-pays et derrière les lignes, les conditions de l’armistice et de la paix auraient été très différentes. Mais affirmer que nous aurions dû triompher si seulement nous avions tenu un peu plus longtemps n’a pas de fondement.

[4] À la suite de cela, donc à cause de cela. (Note du traducteur)

[5] Böhm-Bawerk analyse magistralement cette doctrine dans « Macht oder ökonomisches Gesetz », Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, volume 23, pp. 205-271. L’école étatiste de l’économie allemande a en fait atteint son apogée avec la théorie politique de la monnaie de Georg Friedrich Knapp. Ce qui est remarquable n’est pas qu’elle ait été avancée, car ce qu’elle enseignait avait déjà été cru pendant des siècles par des ecclésiastiques, des juristes, des romantiques et de nombreux socialistes. Ce qu’il convient de noter, c’était plutôt le succès du livre. Il trouva de nombreux adhérents enthousiastes en Allemagne et en Autriche, et un accord de base même parmi ceux qui émettaient des réserves. À l’étranger, il était presque unanimement rejeté ou passait inaperçu. Un ouvrage publié récemment aux États-Unis dit à propos de la Staatliche Theorie des Geldes : « Ce livre a exercé une forte influence sur la pensée allemande concernant la monnaie. Il est typique de la tendance de la pensée allemande de faire de l’État le centre de toute chose. » (Anderson, The Value of Money [New York, 1917], p. 433 n.)

[6] En Allemagne, on pense en grande partie que les pays étrangers parlent de militarisme pour désigner un fort armement militaire ; il est souligné, par conséquent, que l’Angleterre et la France, qui ont maintenu de puissantes flottes et armées sur terre et sur mer, ont été au moins aussi militaristes que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Ceci résulte d’une erreur. Par militarisme, il ne faut pas comprendre les armements et la préparation à la guerre, mais un type de société particulier, à savoir celui qui fut appelé par les auteurs pangermanistes, conservateurs et sociaux-impérialistes le modèle de « l’État allemand » et de la « liberté allemande » et que d’autres ont salué comme les « idées de 1914 ». Son antithèse est le modèle de la société industrielle, c’est-à-dire celui qu’une certaine partie de l’opinion allemande dénigrait pendant la guerre comme représentant l’idéal des « boutiquiers », comme l’incarnation des « idées de 1789 ». Voir aussi Herbert Spencer, Die Prinzipien der Soziologie, traduction allemande par Vetter (Stuttgart, 1889), volume 3, pp. 668-754. Dans l’élaboration et l’opposition entre ces deux types de société, il existe un très grand accord entre les Allemands et les Anglo-Saxons, mais pas dans la terminologie. Le jugement porté sur les deux modèles est naturellement différent. Même avant et pendant la guerre il n’y avait pas seulement des militaristes mais aussi des antimilitaristes en Allemagne, et pas seulement des militaristes mais aussi des militaristes en Angleterre et en Amérique.

[7] Cf. Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, troisième édition (Munich, 1915), pp. 22 et suivantes ; Kjellén, Der Staat als Lebensform (Leipzig, 1917), pp. 102 et suivantes.

[8] Cf. Kjellén, loc. cit., pp. 105 et suivantes, et les ouvrages qui y sont cités.

[9] Cf. Manouvrier, « L’indice céphalique et la pseudo-sociologie », Revue Mensuelle de l’École d’Anthropologie de Paris, vol. 9, 1899, p. 283.

[10] Cf. Scherer, Vorträge und Aufsätze zur Geschichte des geistigen Lebens in Deutschland und Österreich (Berlin, 1874), pp. 45 et suivantes. Que le critère de la nation réside dans la langue, telle était l’opinion de Arndt et Jacob Grimm. Pour Grimm, un peuple est « la somme des personnes parlant la même langue » (Kleinere Schriften, volume 7 [Berlin, 1884], p. 557). On peut trouver une étude de l’histoire de la doctrine du concept de nation dans Otto Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie (Vienne, 1907), pp. 1 et suivantes, et Spann, Kurzgefasstes System der Gesellschaftslehre (Berlin, 1914), pp. 195 et suivantes.

[11] En outre, il convient de noter expressément que pour toute autre explication de l’essence de la nation les difficultés sont bien plus grandes et ne peuvent pas être surmontées.

[12] Que le concept de communauté nationale soit une affaire de degré est également reconnu par Spann (loc. cit., p. 207) ; qu’il ne comprenne que les personnes instruites est expliqué par Bauer (loc. cit., pp. 70 et suivantes).

[13] Cf. Anton Menger, Neue Staatslehre, seconde édition (Iéna, 1904), p. 213.

[14] Il est arrivé que des enfants de parents allemands devant être élevés aux frais de la municipalité (ce qu’on a appellé des enfants pensionnés) furent placés à la campagne par la municipalité de Vienne, chez des parents adoptifs tchèques : ces enfants se sont alors développés comme des Tchèques. À l’inverse, des enfants de parents non allemands furent germanisés par des parents adoptifs allemands. Une dame de l’aristocratie polonaise avait l’habitude de soulager la ville de Vienne de l’éducation des enfants de parents polonais afin qu’ils grandissent comme des Polonais. Personne ne peut douter que tous ces enfants devinrent de bons Tchèques, de bons Allemands ou de bons Polonais sans se soucier de la nation de leurs parents.

[15] Ibsen s’est moqué des efforts des partisans d’une langue « norvégienne » distincte avec le personnage de Huhu dans Peer Gynt (Acte IV, scène de la maison de fous).

[16] Il faut distinguer entre la langue écrite et la langue ordinaire ou culturelle. Quand les dialectes possèdent une littérature écrite, on ne peut plus leur nier le titre de langues écrites. On devrait alors qualifier de langues ordinaires toutes les langues prétendant exprimer la totalité des pensées humaines oralement et par écrit et prétendant donc être aussi des langues scientifiques et techniques. Naturellement, on ne peut pas toujours délimiter de façon nette les frontières entre les deux.

[17] On pourrait citer encore d’autres exemples, y compris celui de la langue slovène. Particulièrement intéressants sont les cas où quelque chose de similaire a été tenté sur une plus petite échelle. Ainsi — selon les informations dont je suis redevable au spécialiste des langues slaves, le Dr. Norbert Jokl, de Vienne — le gouvernement hongrois a essayé dans le compté de Ung de rendre indépendants les dialectes locaux slovaque et ruthène qui y étaient pratiqués : il faisait paraître dans ces dialectes des journaux dans lesquels on utilisait, pour le dialecte ruthène, des lettres latines et une orthographe magyarisée. De même, dans le comté de Zala, un effort fut fait pour rendre un dialecte slovène indépendant, ce qui fut facilité par le fait que la population, au contraire des Slovènes autrichiens, était protestante. On publia des manuels scolaires dans cette langue. À Papa il y avait une faculté spéciale pour apprendre cette langue aux enseignants.

[18] Cf. Otto Bauer, « Die Bedingungen der Nationalen Assimilation, » Der Kampf, vol. V, pp. 246 et suivantes.

[19] Cf. Socin, Schriftsprache und Dialekte im Deutschen nach Zeugnissen alter und neuer Zeit (Heilbronn, 1888), p. 501.

[20] Cf. Sorel, Nouveaux essais d’histoire et de critique (Paris, 1898), pp. 99 et suivantes.

[21] Cf. Michels, « Zur historischen Analyse des Patriotismus, » Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, volume 36, 1913, pp. 38 et suivantes, 402 et suivante ; Pressensé, « L’idée de Patrie, » Revue mensuelle de l’École d’Anthropologie de Paris, volume 9, 1899, pp. 91 et suivantes.

[22] Cf. Robert Michels, « Elemente zur Entstehungsgeschichte des Imperialismus in Italien », Archiv für Sozialwissenschaft, volume 34, 1912, p. 57.

[23] Cf. Seipel, Nation und Staat (Vienne, 1916), pp. 11 et suivante, note de bas de page ; Meinecke, loc. cit., pp. 19 et suivante.

[24] Cf. Michels, « Patriotismus », loc. cit., p. 403.

[25] Cf. Schultze-Gaevernitz, Volkswirtschaftliche Studien aus Russland (Leipzig, 1899), pp. 173 et suivantes ; Bauer, Nationalitätenfrage, loc. cit., pp. 138 et suivantes.

[26] Il suffit de penser au Schleswig-Holstein, à la rive gauche du Rhin, etc.

[27] Cf. Kautsky, Nationalität und Internationalität (Stuttgart, 1908), p. 19 ; également Paul Rohrbach, Der deutsche Gedanke in der Welt (Dusseldorf et Leipzig, Karl Robert Langewiesche Verlag, 1912), copies 108 000 à 112 000, p. 13.

[28] On pourrait objecter que même si les conditions de vie étaient partout identiques, il y aurait des migrations si la taille d’une population arrivait à croître plus vite que celle des autres, car des migrations se produiraient des territoires plus peuplés vers les territoires moins peuplés. La loi de Malthus nous autorise toutefois à faire l’hypothèse que la croissance de la population dépend des conditions de vie naturelles, de sorte que la simple hypothèse de conditions de vie extérieures identiques entraîne une égalité de l’accroissement de la population.

[29] Cf. Bernatzik, Die Ausgestaltung des Nationalgefühls im 19. Jahrhundert (Hanovre, 1912), p. 24.

[30] Cf. Boukharine, Das Programm der Kommunisten (Bolschewiki) (Vienne, 1919), pp. 23 et suivantes.

[31] Pour cette raison, des auteurs antidémocratiques et bigots ont également recommandé de revenir à l’absolutisme des princes et du Pape comme moyen d’éviter les luttes nationales.

[32] Il est bien entendu fréquent que les droits civiques soient également perdus en raison de l’impuissance politique.

[33] Rien de ce qui nous concerne sans nous. (Note du traducteur)

[34] Sur le fait que le principe majoritaire ne semble applicable que là où il s’agit d’une question de différences au sein d’une masse homogène, cf. Simmel, Soziologie (Leipzig, 1908), pp. 192 et suivantes.

[35] Cf. Renner, Das Selbstbestimmungsrecht der Nationen in seiner Anwendung auf Österreich (Vienne, 1918), et de nombreux autres écrits plus anciens du même auteur.

[36] Cf. Bauer, Nationalitätenfrage, loc. cit., pp. 324 et suivantes.

[37] Les abus des territoires peuplés de manière compacte par des Allemands en Bohème ne sont pas pris en compte ici ; la solution nationale pourrait y être résolue, seul le peuple ne veut pas le résoudre.

[38] Cf. Kjellén, loc. cit., p. 131.

[39] Comparer avec Wicksell, Vorlesungen über Nationalökonomie auf Grundlage des Marginalprinzipes (Iéna, 1913), volume 1, p. 50.

[40] L’assimilation est favorisée si les immigrants ne viennent pas d’un coup mais petit à petit, de sorte que le processus d’assimilation des premiers arrivants soit déjà terminé ou au moins déjà en cours quand les nouveaux venus arrivent.

[41] Oh dites-moi ! Pourquoi partez-vous ? La vallée du Neckar a du vin et du blé. (Note du traducteur)

[42] Cf. Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation dans The Works of D. Ricardo, édité par McCulloch, deuxième édition (Londres, 1852), pp. 76 et suivantes.

[43] Cf. le décret du 15 janvier 1838 du Ministère prussien de l’Intérieur, von Rochow, reproduit dans Gesammelte Schriften de Prince-Smith (Berlin, 1880), volume 3, p. 230.

[44] Pour éviter tout malentendu, il faut expressément noter qu’il n’y a nullement l’intention ici de prendre position sur la question tant débattue en Allemagne de savoir si c’est l’orientation « occidentale » ou l’orientation « orientale » de la politique allemande qui est préférable. Les deux sont d’esprit impérialiste, c’est-à-dire que leur question est de savoir si l’Allemagne devrait attaquer la Russie ou l’Angleterre. L’Allemagne aurait dû s’allier avec l’Angleterre pour l’assister dans une guerre défensive contre la Russie. Il n’y a cependant aucun doute que cette guerre ne se serait alors jamais produite.

[45] Mais il faut noter que l’Angleterre, avant le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale, avait à plusieurs reprises entrepris des négociations de paix avec l’Allemagne et était prête à acheter la paix même au prix de la concession de certaines terres.

[46] Quand Lensch (Drei Jahre Weltrevolution [Berlin, 1917], pp. 28 et suivantes) parle du changement de la politique commerciale en 1879 comme l’une des raisons les plus profondes de la révolution mondiale actuelle, il faut certainement être d’accord avec lui, mais pour de tout autres raisons que les siennes. À la lumière des événements qui se sont produits entre-temps, il ne vaut plus la peine de réfuter ses explications complémentaires.

[47] Schuller, dans Schutzzoll und Freihandel (Vienne, 1905), offre une théorie de l’établissement des taux tarifaires ; sur ses arguments en faveur du tarif protecteur, cf. Mises, « Vom Ziel der Handelspolitik », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, volume 42, 1916/1917, p. 562, et Philippovich, Grundriss der politischen Ökonomie, volume 2, première partie, septième édition (Tübingen, 1914), pp. 359 et suivante.

[48] Cf., au sein d’une vaste littérature, Wagner, Agrar- und Industriestaat, 2e édition.

[49] Que le Japon et la Chine soient également contre nous doit être mis sur le compte de la désastreuse politique de Chiao-Chou.

[50] Cf. Wagner, loc. cit., p. 81.

[51] Cf. Sprengel, Das Staatsbewusstein in der Deutschen Dichtung seit Heinrich von Kleist (Leipzig, 1918), pp. 8 et suivantes.

[52] Nous avons vu comment les tentatives faites en vue de créer un État national unifié proviennent du désir des peuples. L’impérialisme interprète la chose autrement. Selon lui, l’idée d’un État unifié donne une justification légale aux annexions. Les pangermanistes voulaient ainsi annexer les cantons alémaniques de Suisse et même les Pays-Bas contre leur volonté.

[53] La réponse du principe des nationalités à la théorie des frontières géographiques naturelles a été donnée par Arndt quand il a expliqué que « la seule frontière naturelle valable est celle de la langue » (Der Rhein. Deutschlands Strom aber nicht Deutschlands Grenze, 1813, p. 7) et a été ensuite formulée avec justesse par J. Grimm quand il a parlé de la « loi naturelle [...] selon laquelle ce ne sont ni les rivières ni les montagnes qui forment les lignes de frontière entre les peuples et que pour un peuple qui est allé au-delà des montagnes et des rivières, seule sa propre langue peut constituer la frontière » (loc. cit., p. 557). Comment on peut arriver à déduire du principe des nationalités la demande d’annexer les territoires « des petits peuples, non viables, en particulier de ceux qui sont incapables d’avoir leur propre État » se trouve dans Hasse, Deutsche Politik, volume 1, troisième partie (Munich, 1906), pp. 12 et suivante.

[54] Ce n’est qu’en empêchant l’immigration que l’impérialisme des Anglo-Saxons s’exerçait également à l’encontre des Blancs.

[55] Cf. Naumann, Mitteleuropa (Berlin, Georg Reimer, 1915), pp. 164 et suivantes (Central Europe, traduction anglaise par Christabel M. Meredith, New York, Knopf, 1917, pp. 179 suivantes) ; Mitscherlich, Nationalstaat und Nationalwirtschaft und ihre Zukunft (Leipzig, 1916), pp. 26 et suivantes ; sur d’autres auteurs ayant les mêmes idées, cf. Zurlinden, Der Weltkrieg. Vorläufige Orientierung von einem schweizerischen Standpunkt aus, volume 1 (Zurich, 1917), pp. 393 et suivantes.

[56] Cf. Renner, Österreichs Erneuerung, volume 3 (Vienne, 1916), p. 65.

[57] Renner, Österreichs Erneuerung, volume 3 (Vienne, 1916), p. 66.

[58] Cf. aussi le discours de Bismarck à la Chambre des députés prussienne le 11 décembre 1867 sur le traité de la Prusse avec la principauté de Waldeck-Pyrmont. (Fürst Bismarcks Reden, édité par Stein, volume 3, pp. 235 et suivantes)

[59] Cf. Bentham, Grundsätze für ein zukünftiges Völkerrecht und für einen dauernden Frieden, traduit par Klatscher (Halle, 1915), pp. 100 et suivantes.

[60] Aujourd’hui de nombreuses personnes ont réussi à rendre le libéralisme responsable du déclenchement de la [Première] Guerre mondiale. Voir, à l’inverse, Berstein, Sozial-demokratsche Völkerpolitik (Leipzig, 1917), pp. 170 et suivantes, où le lien étroit entre le libre-échange et le mouvement pacifiste est signalé. Spann, adversaire du pacifisme, souligne très nettement la « détestation et l’effroi de la guerre qui caractérise de nos jours l’économie capitaliste », loc. cit., p. 137).

[61] Qui peut supporter les Gracchi quand ils se plaignent de la sédition ? (Note du traducteur)

[62] Voir Hegel, Werke, troisième édition, volume 9 (Berlin, 1848), p. 540.

[63] On pourrait se demander en quoi consiste dès lors véritablement la distinction entre le pacifisme et le militarisme, puisque le pacifiste, lui aussi, n’est pas au fond en faveur du maintien de la paix à tout prix ; en fait, il préfère plutôt la guerre sous certaines conditions mais uniquement en vue de restaurer une situation déterminée qu’il considère souhaitable. Les deux s’opposent, pense-t-on par conséquent, à la vie absolue en renonçant à la passivité que proclame l’Évangile et que pratiquent de nombreuses sectes chrétiennes ; il n’existerait entre les deux qu’une différence de degré. En réalité, cependant, la différence est si grande qu’elle devient fondamentale. Elle réside d’une part dans l’estimation de la taille et de la difficulté de l’obstacle nous séparant de la paix et d’autre part dans l’évaluation des inconvénients liés au conflit. Le pacifisme croit que nous ne sommes empêchés d’atteindre la paix éternelle que par une mince cloison dont la suppression conduirait immédiatement à la paix, alors que le militarisme se fixe des buts tellement éloignés que leur réalisation dans un futur prévisible est impossible à envisager, de sorte qu’une longue période de guerres nous attend encore. Le libéralisme croit que la paix éternelle ne pourrait être instaurée de façon durable que par l’abolition de l’absolutisme princier. Le militarisme allemand, au contraire, disait clairement que la réalisation et le maintien de la suprématie allemande recherchée impliqueraient des guerres continuelles pendant longtemps. En outre, le pacifisme fait toujours attention aux dommages et aux inconvénients de la guerre alors que le militarisme les considère toujours à la légère. C’est de là que vient la franche préférence que l’on trouve dans le pacifisme en faveur de l’état de paix et la glorification constante par le militarisme de la guerre et de sa variante socialiste, la révolution. Il est possible de trouver une autre distinction fondamentale entre pacifisme et militarisme dans leurs théories du pouvoir. Le militarisme considère que la base de la souveraineté est dans le pouvoir de la matière (Lassalle, Lasson), le libéralisme qu’il se trouve dans le pouvoir de l’esprit (Hume).

[64] Cf. Bauer, loc. cit., p. 515.

[65] Cf. Rodbertus, Schriften, édité par Wirth, nouvelle édition, volume 4 (Berlin, 1899), p. 282.

[66] Cf. Mehring, Aus dem literarischen Nachlass von Marx, Engels und Lassalle, volume 3 (Stuttgart, 1902), pp. 255 et suivante.

[67] Cf. W. Humboldt, Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen, édition de la « Deutsche Bibliothek » (Berlin), p. 66 [Essai sur les limites de l’action de l’État, Les Belles Lettres, 2004, p. 67].

[68] Max Weber a offert une critique dévastatrice de ces théories dans Parlament und Regierung im neugeordneten Deutschland (Munich, 1918).

[69] Cf. Hintze dans l’ouvrage collectif Deutschland und der Weltkrieg (Leipzig, 1915), p. 6. Une critique pénétrante de ces idées, reposant sur une proposition de l’historien anglais Seeley, se trouve dans Preuss, Obrigkeitsstaat und grossdeutscher Gedanke (Iéna, 1916), pp. 7 et suivantes.

[70] « Von der Etsch bis an den Belt », célèbre expression (à l’image de « De Dunkerque à Tamanrasset ») qui figure dans « Das Lied der Deutchen », dont les paroles ont été écrites en 1841 par Heinrich Hoffmann von Fallersleben, partisan de l’unité allemande (la musique étant reprise de Haydn). Cet hymne est plus connu par ses premiers mots « Deutschland über alles » qui voulaient en fait dire « L’Allemagne avant tout », i.e. avant la loyauté envers les princes et les régions, et non « L’Allemagne au-dessus de tous les autres pays ». (Note du traducteur)

[71] Noir et blanc : couleurs prussiennes ; noir et jaune : couleurs impériales autrichiennes. (Note du traducteur)

[72] La critique que fait Mehring (Die Lessing-Legende, troisième édition [Stuttgart, 1909] pp. 12 et suivantes) n’affaiblit pas la force de ce passage en tant que manifestation des idées du vieux Goethe.

[73] Cf. Oppenheim, Benedikt Franz Leo Waldek (Berlin, 1880), pp. 41 et suivantes.

[74] Cf. Bismarck, Gedanken und Erinnerungen (Stuttgart, 1898), volume 1, p. 56.

[75] Cf. Hume, Of the First Principles of Government (Essays, édité par Frowde), pp. 29 et suivantes.

[76] Un condensé des diverses tâches que les gens ont cherché à assigner à l’Autriche se trouve dans Seipel, loc. cit., pp. 18 et suivantes.

[77] Cf. p. 56 ci-dessus ; ainsi que la critique de Justus dans « Sozialismus und Geographie », Der Kampf, volume 11, pp. 469 et suivantes. Aujourd’hui les Tchèques utilisent cette théorie pour justifier l’annexion de la Bohème allemande.

[78] Cf. Renner, Österreichs Erneuerung Marximus, Krieg und Internationale (Stuttgart, 1917) ; pour un autre point de vue, voir Mises, « Vom Ziel der Handelspolitik », loc. cit., pp. 579 et suivantes (durant la rédaction de cet essai seul le premier volume de Österreichs Erneuerung était à ma disposition), également, Justus, loc.cit. ; Emil Lederer, « Zeitgemässe Wandlungen der sozialistischen Idee und Theorie », Archiv für Sozialwissenschaft, volume 45, 1918/1919, pp. 261 et suivantes.

[79] Sur les causes de la croissance plus rapide de la population slave, à laquelle il faut attribuer le fait que le mouvement vers les villes avait en Autriche un caractère principalement slave, cf. Hainisch, Die Zukunft der Deutschösterreicher (Vienne, 1892), pp. 68 et suivantes.

[80] Grillparzer est l’un des plus fameux auteurs autrichiens. On peut signaler à titre anecdotique que la future femme de Ludwig von Mises (Margit), actrice de théâtre, eut pour premier rôle celui de Rahel dans Jüdin von Toledo de Grillparzer. (Note du traducteur)

[81] « Vous qui avez été longtemps dominés, dominerez en fin de compte » (Libussa, acte V).

[82]                                                                                      Né Allemand,

En suis-je encore un ?
Il n’y a que ce que j’ai écrit en allemand
Que personne ne me retirera. (Note du traducteur)

[83] Erreur fondamentale. (Note du traducteur)

[84] Notons que Marx et Engels ont commis la même erreur que les libéraux allemands-autrichiens. Eux aussi ne virent que des entreprises réactionnaires dans les mouvements nationaux des nations sans histoire et étaient convaincus qu’avec le caractère inéluctable de la victoire de la démocratie, le germanisme finirait par triompher des nationalités agonisantes. Cf. Marx, Revolution und Kontrerevolution in Deutschland, traduction allemande de Kautsky, troisième édition (Stuttgart, 1913), pp. 61 et suivantes ; Engels (Mehring, loc. cit.), pp. 246 et suivantes. Cf. en outre Bauer, « Nationalitätenfrage », loc. cit., pp. 271 et suivantes.

[85] Cf. Marx, Revolution und Kontrerevolution in Deutschland, pp. 52 et suivantes.

[86] Les mêmes causes qui ont tenu le peuple allemand à l’écart de la démocratie étaient également à l’œuvre en Russie, en Pologne et en Hongrie. Il faut les prendre en compte dans son explication si l’on désire comprendre l’évolution des démocrates constitutionnels russes, du club polonais au sein du conseil impérial autrichien ou du parti hongrois de 1848.

[87] Cf. Otto Neurath, « Aufgabe, Methode und Leistungsähigheit der Kriegswirtschaftslehre », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, volume 44, 1917/1918, p. 765 ; cf., à l’opposé, la discussion de Eulenburg, « Die wissenschaftliche Behandlung der Kriegswirtschaft », ibid., pp. 775-785.

[88] Très caractéristique de cette tendance sont les discours et essais publiés par Schmoller, Sering, et Wagner sous les auspices de « l’Association libre en faveur des traités navals » sous le titre Handels und Machtpolitik [Commerce et politique de puissance] (Stuttgart, 1900), 2 volumes.

[89] Cf. Helfferich, Handelspolitik (Leipzig, 1901), p. 197 ; de même Dietzel, « Weltwirts-chaft und Volkswirtschaft », Jahrbuch der Gehe-Stiftung, volume 5 (Dresde, 1900), pp. 46 et suivante ; Riesser, Finanzielle Kriegsbereitschaft und Kriegfuhrung (Iéna, 1909), pp. 73 et suivante. Bernhardi parle de la nécessité de prendre des mesures afin de préparer des moyens durant une guerre germano-anglaise « par lesquels nous pourrons assurer les importations les plus nécessaires de nourriture et de matières premières tout en permettant, au moins de façon partielle, les exportations du surplus de nos produits industriels » (Deutschland und der nächste Krieg [Stuttgart, 1912], pp. 179 et suivantes). Il propose de prendre des dispositions en vue d’une « espèce de mobilisation commerciale ». Les illusions qu’il entretient sur la situation politique se voient très clairement dans son idée que dans une bataille contre l’Angleterre (alliée avec la France) nous ne « serions pas isolés intellectuellement, et en fait tous les habitants de la terre favorables par leurs idées et par leur sensibilité à l’idée de liberté et ayant confiance en eux seront à nos côtés. » (ibid., p. 187).

[90] La théorie moderne de la guerre a commencé avec l’idée que l’attaque était la meilleure méthode pour faire la guerre. C’est avec l’esprit de conquête du militarisme que Bernhardi affirme ceci : « Seule l’attaque obtient des résultats positifs ; une simple défense ne donne jamais que des résultats négatifs. » (Cf. Bernhardi, Vom heutigen Krieg [Berlin, 1912], volume 2, p. 223.) La justification de l’attaque n’était toutefois pas uniquement politique mais aussi basée sur la science militaire. L’attaque apparaît comme la meilleure méthode de combat parce que l’attaquant a le libre choix de la direction, de l’objectif et du théâtre des opérations, parce qu’il dicte au parti attaqué les règles de l’action. Mais comme la défense est tactiquement plus forte sur le front que l’offensive, l’attaquant doit chercher à prendre le défenseur de flanc. Telle était l’ancienne théorie de la guerre, confirmée encore par les victoires de Frédéric II, de Napoléon Ier et de Moltke ainsi que par les défaites de Mack, Gyulai et Benedek. Elle détermina le comportement des Français au début de la guerre (Mulhouse). C’est ce qui poussa l’administration des armées allemandes à entreprendre la marche au travers de la Belgique neutre afin de frapper par le flanc les Français, qui étaient inattaquables sur le front. Le souvenir des nombreux commandants autrichiens pour lesquels la défensive avait conduit à la défaite conduisit Conrad à commencer en 1914 la campagne par des offensives sans but ni objectif dans lesquelles la fine fleur de l’armée autrichienne fut inutilement sacrifiée. Mais l’époque des batailles sur le mode ancien, qui permettaient de contourner l’adversaire pour l’attaquer par le flanc, était révolue sur les grandes scènes de guerre européennes, car le caractère massif des armées et les tactiques qui avaient pris une nouvelle tournure du fait des armes et des moyens de communication modernes offraient la possibilité de disposer les armées de telle sorte qu’une attaque de flanc n’était plus possible. On ne peut pas contourner des flancs qui reposent sur la mer ou sur un territoire neutre. Seule demeure l’attaque frontale, mais elle échoue face à un adversaire aussi bien armé. Les grandes percées offensives de la guerre n’eurent de succès que contre des adversaires mal équipés, particulièrement les Russes en 1915 mais aussi à plusieurs égards les Allemands en 1918. Face à des troupes inférieures l’attaque frontale peut bien entendu réussir même contre un défenseur possédant des armes aussi bonnes, voire supérieures (douzième bataille d’Isonzo). Mais sinon la vieille tactique ne peut être appliquée que dans des batailles de guerre mobile (Tannenberg et les Lacs Masuriens en 1914 ainsi que les batailles de Galicie). Le destin tragique du militarisme allemand fut de ne pas l’avoir compris. Toute la politique allemande était bâtie sur le théorème de la supériorité militaire de l’attaque ; dans une guerre de position cette politique s’écroula avec ce théorème.

[91] Parler de la possibilité d’une paix victorieuse alors que l’échec allemand était déjà une question réglée depuis la bataille de la Marne était une illusion incompréhensible. Mais le parti Junker préférait un peuple allemand totalement ruiné que d’abandonner son autorité ne serait-ce qu’un jour plus tôt.

[92] Les affaires continuent. (Note du traducteur)

[93] Un exemple de guerre au cours de laquelle affamer l’adversaire fut utilisé comme moyen stratégique est le soulèvement des Herero en 1904 dans l’Afrique allemande du Sud Ouest ; dans un certain sens la Guerre de sécession en Amérique du Nord et la dernière Guerre des Boers peuvent également être rangées dans cette rubrique.

[94] Cf. Dietzel, Die Nationalisierung der Kriegsmilliarden (Tübingen, 1919), pp. 31 et suivantes.

[95] Ce ne sont pas seulement les économistes qui ont joué un rôle actif dans cette direction ; les techniciens, et surtout les médecins, y ont encore davantage contribué. Les biologistes qui, avant la guerre, déclaraient que l’alimentation du travailleur industriel allemand n’était pas adéquate, découvrirent soudain pendant la guerre que la nourriture pauvre en protéines était particulièrement saine, que la consommation de graisses supérieure à celle autorisée par le gouvernement était nuisible à la santé, et que la limitation de la consommation de féculents avait peu de conséquences.

[96] Cf. Hermann Levy, Vorratswirtschaft und Volkwirtschaft (Berlin, Verlag von Julius, Springer), 1915, pp. 9 et suivantes ; Naumann, Mitteleuropa, pp. 149 et suivante ; Diehl, Deutschland als geschlossener Handelstaat im Weltkrieg (Stuttgart, 1916), pp. 28 et suivante.

[97] La majorité des auteurs, conformément à la tendance intellectuelle étatiste, ne s’occupaient pas d’expliquer les causes de la bonne situation des affaires mais plutôt de débattre de la question de savoir si la guerre « devait être autorisée à apporter la prospérité ». Parmi ceux qui cherchaient une explication au boom économique de la guerre, il faut mentionner avant tout Neurath (« Die Kriegswirtschaft », repris du Jahresberischt der Neuen Wiener Handelsakademie, v. 16, 1910, pp. 10 et suivantes), car il avait déjà adopté — suivant les traces de Carey, List et Henry George — avant la guerre, sur ce point comme pour d’autres questions de « l’économie de guerre », le point de vue qui se diffusa largement en Allemagne durant la guerre. L’exemple le plus naïf de cette vision selon laquelle la guerre crée la richesse est le livre de Steinmann-Bucher, Deutschlands Volksvermögen im Krieg, seconde édition (Stuttgart, 1916), pp. 40, 85 et suivantes.

[98] C’est une manie des étatistes de soupçonner des machinations « d’intérêts particuliers » derrière tout ce qui leur déplait. Ainsi, l’entrée en guerre de l’Italie fut imputée au travail de propagande payé par la France et l’Angleterre. On dit de d’Annunzio qu’il fut acheté, etc. Quelqu’un prétendra-t-il peut-être que Leopardi et Giusti, Silvio Pellico et Garibaldi, Mazzini et Cavour se sont aussi laissé acheter ? Pourtant leurs idées influencèrent plus la position de l’Italie au cours de cette guerre que l’activité de tout contemporain. Les échecs de la politique étrangère allemande sont dans une large mesure imputables à cette façon de penser, qui rend impossible toute compréhension des réalités du monde.

[99] Cf. Auspitz et Lieben, Untersuchungen über die Theorie des Preises (Leipzig, 1889), pp. 64 et suivantes.

[100] Cf. Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (Munich, 1912), pp. 222 et suivantes. Une description claire de la situation autrichienne pendant les guerres napoléoniennes se trouve dans Grünberg, Studien zur österreichischen Agrargeschichte (Leipzig, 1901), pp. 121 et suivantes. Voir aussi Broda, « Zur Frage der Konjunktur im und nach dem Kriege », Archiv für Sozialwissenschaft, volume 45, pp. 40 et suivantes ; également Rosenberg, Valutafragen (Vienne, 1917), pp. 14 et suivantes.

[101] Sur ce point, cf. Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, pp. 237 et suivantes.

[102] Les théoriciens de la monnaie nominalistes et chartistes étaient naturellement d’accord avec les idées de ce profane : sur l’idée que la valeur nominale plus grande reçue lors de la vente de valeurs étrangères, en raison de la baisse de la devise, constitue un profit, cf. Bendixen, Währungspolitik und Geldtheorie im Lichte des Weltkrieges (Munich, 1916), p. 37. Il s’agit probablement du niveau le plus bas auquel peut tomber la théorie monétaire.

[103] Il n’aurait naturellement pas été possible de prendre en compte ces changements dans la comptabilité servant des buts officiels ; cette comptabilité devait être faite dans la monnaie légale. Il aurait été cependant possible d’utiliser sur le plan économique la monnaie-or pour recalculer les bilans et les comptes de pertes et profits.

[104] Et, de plus, les troupes qui durent se battre lors des effroyables combats des Carpates et dans les marécages de la plaine sarmate, dans les hautes montagnes des Alpes et dans le Karst étaient piètrement nourris ainsi que mal vêtus et armés.

[105] Du point de vue politique c’était une grave erreur que de suivre des principes totalement différents pour payer l’officier et l’homme mobilisé et de payer le soldat du front plus mal que le travailleur de l’arrière. Cela contribua grandement à la démoralisation de l’armée.

[106] Cf. Dietzel, Kriegssteuer oder Kriegsanleihe ? (Tübingen, 1912), pp. 13 et suivantes.

[107] Cf. par dessus tout Goldscheid, Staatssozialismus oder Staatskapitalismus, 5e édition (Vienne, 1917) ; idem., Sozialisierung der Wirtschaft oder Staatsbankerott (Vienne, 1919).

[108] Max Adler (Zwei Jahre...! Weltkriegsbetrachtungen eines Sozialisten [Nuremberg, 1916], p. 64, récuse l’idée selon laquelle le socialisme de guerre serait un socialisme authentique : « Le socialisme cherche à organiser l’économie pour satisfaire de façon uniforme et suffisante les besoins de tous ; c’est l’organisation de la suffisance et même de la surabondance. Le "socialisme de guerre", à l’inverse, est l’organisation de la rareté et du besoin. » Il y a ici une confusion entre la fin et le moyen. Pour les théoriciens socialistes, le socialisme devait être le moyen d’atteindre la plus grande productivité possible de l’économie dans des conditions données. Que la surabondance ou la pénurie règne à ce moment n’est pas essentiel. Ce qui définit le socialisme n’est pas, après tout, de rechercher le bien-être général mais plutôt de rechercher le bien-être par le biais d’une production basée sur la socialisation des moyens de production. Le socialisme ne se distingue du libéralisme que par la méthode qu’il choisit : l’objectif qu’ils poursuivent est identique. Cf. ci-dessous, pp. 138 et suivantes.

[109] En ce qui concerne la politique économique, socialisme et communisme sont identiques : les deux cherchent à socialiser les moyens de production, au contraire du libéralisme, qui veut par principe conserver la propriété privée y compris pour les moyens de production. La distinction récente entre socialisme et communisme est hors sujet pour la politique économique, à moins que l’on attribue aussi aux communistes le projet de supprimer la propriété privée des biens de consommation. Sur le socialisme centralisateur et syndicaliste (en réalité seul le socialisme centralisateur constitue le véritable socialisme) voir plus loin, pp. 178 et suivantes.

[110] Sur les relations intimes entre le militarisme et le socialisme, cf. Herbert Spencer, loc. cit., volume 3, p. 712. Les tendances impérialistes du socialisme sont traitées par Seillière, Die Philosophie des Imperialismus, deuxième édition de la version allemande (Berlin, 1911), volume 2, pp. 171 et suivantes, volume 3, pp. 59 et suivantes. Parfois le socialisme ne nie même pas ce lien étroit avec le militarisme. Ceci se perçoit très clairement dans les programmes socialistes qui veulent façonner le futur État sur le modèle d’une armée. Par exemple : vouloir résoudre la question sociale en établissant une « armée alimentaire » ou une « armée de travailleurs » (cf. Popper-Lynkeus, Die allegemeine Nährpflicht [Dresde, 1912], pp. 373 et suivantes ; également, Ballod, Der Zukunftsstaat, deuxième édition, [Stuttgart, 1919], pp. 32 et suivantes). Le Manifeste communiste demande déjà une « organisation d’armées industrielles » [Proposition 8]. Il convient de noter que l’impérialisme et le socialisme vont main dans la main en littérature et en politique. Il a déjà été fait référence (pp. 93 et suivantes) à Engels et Rodbertus ; on pourrait en citer de nombreux autres, par exemple Carlyle (cf. Kemper, « Carlyle als Imperialist », Zeitschrift für Politik, XI, p. 115 et suivantes). L’Australie, seul État anglo-saxon à s’être détourné du libéralisme et à s’être autant approché du socialisme que tout autre pays, est l’État impérialiste par excellence en ce qui concerne sa législation sur l’immigration.

[111] Cette mentalité hostile à la recherche théorique s’est aussi emparée des sociaux-démocrates allemands. Il est caractéristique que tout comme l’économie théorique ne put s’épanouir dans les territoires germanophones qu’en Autriche, les meilleurs représentants du marxisme allemand, Kautsky, Otto Bauer, Hilferding, et Max Adler, venaient d’Autriche.

[112] Le but n’est bien entendu pas d’entreprendre ici une évaluation critique du marxisme. La discussion contenue dans ce passage a pour unique objet d’expliquer les tendances impérialistes du socialisme. De plus, il y a de toute manière suffisamment d’écrits disponibles pour ceux qui s’intéressent à la question (par exemple Simkhowitsch, Marxismus versus Sozialismus, traduit par Jappe [Iéna, 1913]).

[113] Cf. Bentham, Defence of Usury, 2e édition (Londres, 1790), pp. 108 et suivantes.

[114] Cf. Hilferding, Das Finanzkapital (Vienne, 1910), p. x.

[115] Cf. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, édité par Kautsky (Stuttgart, 1897), p. xi. [Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales (Paris, 1977), Préface, p. 3]

[116] Cf. Marx, Das Kapital, volume 3, première partie, troisième édition (Hambourg, 1911), pp. 242 et suivantes.

[117] Cf. Kautsky, Die soziale Revolution, 3e édition (Berlin, 1911), II, pp. 21 et suivantes.

[118] Die soziale Revolution, p. 26.

[119] On a assez souvent entendu parler ces dernières années de pommes de terre gelées, de fruits pourris et de légumes avariés. Ces choses-là n’existaient-elles pas autrefois ? Certes, mais dans une moindre mesure. Le vendeur ayant perdu de l’argent en raison des fruits pourris devenait plus prudent par la suite. S’il ne faisait pas plus attention, il était en définitive amené à disparaître. Il abandonnait la gestion de la production et occupait dès lors dans la vie économique un poste où il ne pouvait plus faire de mal. Il en va autrement avec les articles du commerce étatique. Aucun intérêt personnel n’existe derrière les biens ; la gestion est assurée par des fonctionnaires dont la responsabilité est tellement diluée que personne ne se préoccupe d’une petite infortune.

[120] Alors que les socialistes ont à peine daigné répondre aux deux premiers arguments, ils se sont davantage intéressés à la loi de Malthus, sans bien entendu réfuter aux yeux d’un libéral les conclusions qui en découlent.

[121] Cf. Schäffle, Die Quintessenz des Sozialismus, 18e édition (Gotha, 1919), p. 30.

[122] Cf. Anton Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag, quatrième édition (Stuttgart, 1910), pp. 105 et suivantes.

[123] Dans un sens différent du sens habituel, bien entendu, on peut établir une distinction entre socialisme scientifique et socialisme philanthropique. Les socialistes qui cherchent dans leurs programmes à partir de lignes de raisonnement économiques et qui tiennent compte des nécessités de la production peuvent être qualifiés de socialistes scientifiques, par opposition à ceux qui savent uniquement mettre en avant les discours moraux et éthiques et proposer un programme de distribution et non aussi un programme de production. Marx avait clairement vu les défauts d’un socialisme simplement philanthropique quand, après être parti pour Londres, il décida d’étudier les théoriciens de l’économie. Le résultat de cette étude fut la doctrine exposée dans Le Capital. Par la suite les marxistes ont toutefois grandement négligé cet aspect du marxisme. Ce sont bien plus des politiciens et des philosophes que des économistes. L’un des principaux défauts de l’aspect économique du système marxiste est sa dépendance vis-à-vis des économistes classiques, qui correspondaient à l’état de la science économique de l’époque. Le socialisme actuel devrait chercher un soutien scientifique dans l’économie moderne, dans la théorie de l’utilité marginale. Cf. Joseph Schumpeter, « Das Grundprinzip der Verteilungslehre », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, volume 42, 1916/1917, p. 88.

[124] On peut voir à quel point les marxistes oublient cet argument chez Kautsky : « Si le socialisme est une nécessité sociale, alors s’il entrait en conflit avec la nature humaine ce serait cette dernière qui s’en tirerait le moins bien et non le socialisme. » Préface à Atlanticus [Ballod], Produktion und Konsum im Sozialstatt (Stuttgart, 1898), p. xiv.

[125] Cf. « Bericht der Sozialisierungskommission über die Sozialisierung der Kohle » [Rapport de la commission de socialisation du charbon], Frankfurter Zeitung, 12 mars 1919.

[126] Cf. Kautsky, Die Soziale Revolution, loc. cit., I, pp. 13 et suivantes.

[127] Cf. Kautsky, Die Diktatur des Proletariats, deuxième édition, (Vienne, 1918), p. 40.

[128] D’après Engels (Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft, septième édition [Stuttgart, 1910], p. 299, note 6 [En français : L’Anti-Dühring, Socialisme II, Notions théoriques]), se rapportant au « cas où les moyens de production ou de transport et de communications sont réellement trop grands pour être dirigés par les sociétés par action, où donc l’étatisation est devenue une nécessité économique », l’étatisation « signifie un progrès économique, même si c’est l’État actuel qui l’accomplit, qu’on atteint à un nouveau stade, préalable à la prise de possession de toutes les forces productives par la société elle-même. »

[129] Ceci vaut pour l’Autriche allemande en particulier. Dans le Reich les conditions sont encore différentes pour le moment.

[130] Nous non plus n’avons jamais véritablement eu de « libre concurrence ».

[131] Voir les nombreux documents issus de sources juridiques de la fin de l’Empire romain. Cf., par exemple, Si curialis relicta civitate rus habitare maluerit, X, 37.

[132] Notons à quel point l’argument de la thèse de l’impossibilité du socialisme en dehors du socialisme mondial est absent de la littérature marxiste avant 1918.

[133] Schiller :

... der Krieg lässt die Kraft erscheinen,

 
Alles erhebt er zum Ungemeinen,
Selber dem Feigen erzeugt er den Mut. (Die Braut von Messina)

 [... la guerre laisse apparaître la force,
Elle élève tout au rang d’extraordinaire,
Et engendre le courage même chez le lâche. (La Fiancée de Messine)]

[134] Ceci ne se réfère pas à la glorification de la guerre par les esthètes velléitaires qui admirent dans l’activité de guerre la force dont ils manquent. Cet impérialisme de salon et de café est sans importance. Avec ses effusions littéraires il n’est qu’un compagnon de route.

Les jeux et le sport constituent une tentative de réagir à l’impérialisme émotionnel naturel. Ce n’est pas par hasard que l’Angleterre, patrie de l’utilitarisme moderne, est également la patrie du sport moderne et que précisément l’Allemagne — et en son sein la couche la plus hostile à la philosophie utilitariste, la jeunesse universitaire — est le pays qui s’est refusé le plus longtemps à la diffusion des activités sportives.

[135] Cf. J. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen (Berlin, 1905), p. 96.