MURRAY ROTHBARD
L’ÉDUCATION GRATUITE ET OBLIGATOIRE
Traduit de l’américain par Nathanael Lavaly, Claude Balança et Marius-Joseph Marchetti
Paris, 2016
Institut Coppet
www.institutcoppet.org
Titre original : Education : free and compulsory
Copyright © 1999 by The Ludwig von Mises
Institute
La diversité humaine et l’instruction individuelle. 7
Les fréquentations de l’enfant
Éducation obligatoire vs. éducation libre
La scolarisation obligatoire en Europe
Le fascisme, le nazisme et le communisme
La scolarisation obligatoire aux États-Unis
Le développement de la scolarisation obligatoire
Arguments pour et contre l’école obligatoire aux États-Unis
Les objectifs de l’enseignement public : Le mouvement éducationniste
L’éducation progressiste et la situation actuelle. 32
Depuis le temps que les Français se plaignent du désastre qu’est devenu l’Éducation nationale, les maux sont connus : niveau général en berne et perte régulière de places dans les classements internationaux ; inégalités croissantes entre les enfants de milieux socioprofessionnels différents, malgré un égalitarisme forcené ; désespérance des enseignants, démotivés, qu’on peine à recruter ; craintes vives des parents, qui abandonnent leurs enfants dans des établissements où sévit la délinquance juvénile. Tous les ans les lois changent, et rien ne change.
Dans ce petit livre, vous apprendrez pourquoi l’éducation nationale, toute éducation nationale, est vouée au désastre. Vous verrez que si l’on enseigne les arts plastiques ou la flute à des collégiens qui savent à peine manier le langage soutenu sans fautes, il y a une raison, et que si on en vient à supprimer les notes ou à leur retirer toute importance dans l’éducation, il y a également une raison.
L’auteur, le philosophe et économiste américain Murray Rothbard (1926-1995) vous expliquera pourquoi défendre l’éducation nationale, c’est heurter la réalité, c’est entreprendre le projet fou de la courber sous le poids de tel ou tel idéal. Car la réalité, c’est que les enfants naissent inégaux en taille, en poids, en aptitudes, en goûts, en tempérament. Ce serait nier la nature inégalitaire des hommes, ou méconnaître le fonctionnement d’une école, que de prétendre qu’il est possible à un professeur, enseignant une même matière, au même rythme, et avec la même méthode, de satisfaire les besoins éducatifs d’une classe entière de vingt, vingt-cinq ou trente élèves tous différents — à ce stade, le nombre importe peu. La nature, qui a voulu la diversité individuelle, proteste contre cette uniformité forcée.
Chaque enfant est unique et doit recevoir un type d’éducation qui lui soit adapté. Il n’y a pas de honte à reconnaître que tel enfant ne démontre aucune disposition dans tel domaine du savoir ou qu’il lui faut sensiblement plus de temps pour parvenir à maîtriser tel enseignement, ou encore que seule telle méthode originale de lui présenter tel savoir le rend à même de le comprendre, et à prendre des dispositions en accord avec ces faits.
Le rythme, la méthode, le contenu : tels sont quelques-uns des paramètres que tout système d’éducation doit fixer. Les débats inlassables sur les rythmes scolaires, sur les méthodes pédagogiques pour l’apprentissage de l’écriture ou de la lecture, ou sur l’utilité de l’histoire, de la philosophie, ou de quelque autre matière, sont futiles quand on reconnaît qu’aucune disposition ne conviendra à tous les enfants et que le problème est plus profond.
Aujourd’hui, l’éducation est la même pour tous, quant au contenu, aux méthodes et au rythme. Les élèves brillants, qui s’ennuient face au niveau moyen, ne parviennent pas à développer leurs capacités au niveau qu’on pourrait espérer d’eux, et la facilité avec laquelle ils accomplissent les tâches qu’on leur demande développe en eux la paresse et le désabusement. Les élèves les moins avancés, en revanche, ou ne parviennent pas à intégrer un quelconque enseignement, malgré la faiblesse du niveau fixé, ou ressentent de l’aigreur et du chagrin à la vue des facilités des élèves brillants et au temps qu’ils font perdre à la classe par les limites de leur intellect.
L’idée selon laquelle l’État a un devoir moral d’éduquer les enfants doit aussi être rejetée résolument. Pour des intelligences non préparées, le déversement d’un savoir aseptisé, certifié et contrôlé par des fonctionnaires de l’État est un danger auquel on a prêté encore trop peu d’attention. Si la liberté de la presse a autant de valeur, c’est qu’elle protège les esprits d’un monopole sur les idées, c’est qu’elle prévient le danger des tyrannies. Or c’est là toute l’ambition, grotesque ou dangereuse, d’une éducation nationale : modeler la jeunesse et lui inculquer l’obéissance envers l’Etat et la supériorité naturelle du groupe sur l’individu.
L’existence, en France, d’écoles privées, n’est bien entendu qu’un leurre, les pouvoirs publics s’étant très tôt assurés une mainmise totale sur ces établissements, à travers le recrutement et la formation des enseignants, la rédaction des programmes scolaires, et l’instauration de diplômes nationaux.
La véritable solution, soutient Murray Rothbard dans ce livre, est l’instauration d’un marché de l’éducation où écoles privées et éducation à la maison (homeschooling) par les parents ou par un tuteur pourraient enfin se développer.
De toutes les solutions possibles, l’éducation d’un enfant par ses parents ou par un tuteur sélectionné par eux apparaît en effet comme la plus propre à développer ses capacités intellectuelles. Dans la réalité, elle s’avère parfois impossible, pour des raisons économiques ou pratiques. La solution globale est donc, outre l’autorisation du homeschooling, d’instaurer d’urgence un libre marché de l’éducation, où des écoles véritablement privées se spécialiseraient et entreraient en concurrence pour éduquer certaines tel type d’enfant, certaines tel autre type. Cela permettrait à chaque parent de trouver pour son enfant une école adaptée à ses dispositions et à ses goûts, comme il trouve « chaussure à son pied » dans tous les domaines encore laissés au système de la libre entreprise.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
Tout nourrisson vient au monde dépourvu des facultés caractéristiques qu’on attribue aux êtres humains pleinement développés. Cela ne signifie pas simplement la capacité de voir clairement, de se déplacer, de se nourrir, etc. ; cela signifie avant tout qu’il est dépourvu de la capacité de raisonnement — la capacité qui distingue l’homme des animaux. Cependant, la distinction fondamentale entre le bébé et les autres animaux est qu’il possède potentiellement ces pouvoirs, en particulier l’attribut de la raison, en lui. Le processus de croissance est le processus de développement des facultés de l’enfant. D’un état d’impuissance et d’incompétence semblable à celui que subissent quelques animaux nouveau-nés, l’enfant grandit jusqu’à atteindre la gloire associée à la pleine stature d’un adulte.
Parce qu’ils sont immédiatement apparents aux sens, il est aisé de surestimer la nature purement physique de ces changements. La croissance du bébé en hauteur et en poids, son apprentissage de la marche et du langage, etc., peuvent être étudiés du point de vue des seules activités physiques ou musculaires concernées. Cependant, la caractéristique qui est d’une importance cruciale dans le processus de croissance est mentale : c’est le développement des facultés mentales, ou celui de la perception et de la raison. L’enfant, utilisant ses nouvelles capacités mentales, apprend et acquiert des connaissances — des connaissances non seulement du monde qui l’entoure, mais aussi de lui-même. Ainsi, son apprentissage de la marche et du langage et sa maîtrise de ces aptitudes dépendent de sa capacité mentale à acquérir cette connaissance et à l’utiliser. À mesure que l’enfant exerce sa faculté nouvelle de raisonnement, ainsi que ses capacités musculaires, ces capacités croissent et se développent, ce qui fournit à son tour à l’enfant une impulsion nouvelle dans l’exercice de ces facultés. Plus précisément, l’enfant en apprend sur le monde qui l’entoure, sur les autres enfants et les adultes, et sur ses propres capacités mentales et physiques.
Tout enfant venant au monde arrive dans un certain environnement. Cet environnement se compose des choses physiques, naturelles ou artificielles, et des autres êtres humains avec lesquels il entre en contact de diverses manières. C’est sur cet environnement qu’il exerce ses capacités en formation. Sa raison forme des jugements sur les autres personnes, sur ses relations avec eux et avec le monde en général ; sa raison lui révèle ses propres désirs et ses capacités physiques. De cette manière, en travaillant avec son environnement, l’enfant en croissance développe des objectifs et découvre des moyens de les atteindre. Ses objectifs sont basés sur sa propre personnalité, sur les principes moraux qu’il a conclus être les meilleurs, et sur ses goûts esthétiques ; sa connaissance des moyens est basée sur ce qu’il a appris être le plus approprié. Ce domaine de la « théorie » auquel il adhère, il l’a acquis avec ses facultés de raisonnement, soit à partir de son expérience directe ou de celle des autres, soit grâce à une déduction logique effectuée par lui-même ou par d’autres. Quand il a finalement atteint l’âge adulte, il a développé ses facultés dans toute la mesure possible, et a acquis un ensemble de valeurs, de principes et de connaissances scientifiques.
L’ensemble de ce processus de croissance, de développement de toutes les facettes de la personnalité d’un homme, constitue son éducation. Il est évident qu’une personne acquiert son éducation dans toutes les activités de son enfance ; toutes ses heures d’éveil sont employées à l’apprentissage sous une forme ou sous une autre. [1] Il est évidemment absurde de limiter le terme « éducation » à la scolarisation formelle d’un individu. Une personne apprend tout le temps. Elle apprend et forme des idées sur les autres personnes, sur leurs désirs, sur les actions permettant de les réaliser, sur le monde et les lois naturelles qui le régissent, sur ses propres objectifs et les moyens de les atteindre. Elle formule des idées sur la nature de l’homme, et sur ce que devraient être ses propres objectifs et ceux des autres êtres humains à la lumière de cette nature. Il s’agit là d’un processus continu, et il est évident que la scolarisation formelle ne constitue qu’un élément dans ce processus.
Fondamentalement, tout le monde est de fait un « autodidacte ». L’environnement d’une personne, qu’il soit physique ou social, ne « détermine » pas les idées et les connaissances qu’elle développera en tant qu’adulte. C’est un fait fondamental de la nature humaine qu’une personne forme ses idées pour elle-même ; d’autres peuvent les influencer, mais personne ne peut déterminer dans l’absolu les idées et les valeurs que l’individu va adopter ou maintenir au cours de sa vie.
Si tout le monde est constamment en processus d’apprentissage, et si la vie de chaque enfant fait partie de son éducation, pourquoi avons-nous besoin d’une éducation formelle ? La nécessité d’un enseignement formel découle du fait que les facultés de l’enfant sont sous-développées et seulement potentielles : elles ont besoin d’expérience afin de se développer. Pour que cet exercice soit possible, l’enfant a besoin de matériaux environnementaux sur lesquels il puisse opérer et avec lesquels il puisse travailler. Cependant, il est clair que pour une grande partie de son enseignement général, il n’a pas besoin d’instruction systématique ou formelle. Ses capacités physiques ne manquent presque jamais d’espace pour se développer et s’entraîner. Dans ce domaine, aucune instruction formelle n’est nécessaire. Si la nourriture et un abri lui sont fournis, l’enfant va grandir physiquement sans avoir besoin de beaucoup d’instruction. Ses relations avec autrui — les membres de sa famille et les étrangers — vont se développer spontanément tout au long de sa vie. Dans le but de répondre à ces problématiques, l’enfant exercera spontanément ses facultés sur les matériaux abondants dans le monde qui l’entoure. Les préceptes qui lui sont nécessaires peuvent être obtenus assez simplement, sans besoin d’une étude systématique.
Mais il est un domaine de l’éducation où la spontanéité directe, jointe à quelques préceptes, ne peut pas suffire : c’est le domaine des études formelles, et en particulier le domaine de la connaissance intellectuelle. Cette connaissance, qui réside au-delà du périmètre de sa vie quotidienne, implique un exercice supérieur des capacités de raisonnement. Elle doit être conférée par l’utilisation de l’observation et le raisonnement déductif, et maîtriser un tel appareil de réflexion prend beaucoup de temps. En outre, cela doit être enseigné méthodiquement, parce qu’un raisonnement se construit par étapes logiquement ordonnées, qui transforment l’observation en un ensemble cohérent de connaissances.
L’enfant, manquant de facultés pleinement développées pour l’observation et le raisonnement, n’apprendra jamais ces sujets tout seul, comme il peut le faire pour d’autres. Il ne peut pas les observer et en déduire des conclusions sans aide, par ses propres facultés mentales. Il peut apprendre ces sujets grâce aux explications orales d’un instructeur, grâce à la lecture de livres, ou par le biais des deux méthodes. L’avantage du livre est qu’il peut énoncer le sujet pleinement et méthodiquement ; l’avantage de l’enseignant est que, en plus de connaître préalablement le livre, il connaît l’enfant et se charge directement de lui : il peut lui expliquer les points importants ou imprécis. De manière générale, on a pu constater que l’alliance des livres et de l’enseignant est la meilleure technique pour tout enseignement formel.
L’instruction formelle traite donc de l’ensemble des connaissances sur certains sujets précis. Ces sujets sont les suivants : tout d’abord, la lecture, de sorte que l’enfant dispose d’un remarquable outil pour l’acquisition prochaine de connaissances, et avec pour corollaire les différents « arts du langage », tels que l’orthographe et la grammaire. L’écriture est une autre puissante clé dans le développement mental de l’enfant. Une fois que ces outils ont été maîtrisés, l’instruction se déroule naturellement suivant un développement logique : la lecture sert à aborder des sujets tels que les lois naturelles de la planète (sciences naturelles) ; l’histoire de l’évolution de l’homme, de ses buts et de ses actions (histoire, géographie) ; et plus tard les « sciences morales » du comportement humain (l’économie, la politique, la philosophie, la psychologie), et l’étude des créations inventives de l’homme (la littérature). L’essai et la composition constituent les ramifications de l’écriture. Un troisième outil élémentaire doté d’une grande puissance est l’arithmétique, qui commence par de simples chiffres et qui mène aux branches les plus développées des mathématiques. Parmi ces sujets fondamentaux, la lecture est de la première importance, et c’est pour cela que l’apprentissage de l’alphabet est le premier et le plus important des outils à acquérir.
Il est devenu à la mode de tourner en dérision l’accent mis sur les « trois R »[2] , mais il est évident que ceux-ci sont d’une importance considérable, et plus tôt ils seront convenablement acquis, plus tôt l’enfant sera en mesure de faire sien le vaste domaine de connaissance que constitue le grand héritage de la civilisation humaine. Ces « trois R » sont les clés qui permettent d’ouvrir les portes de la connaissance humaine, ainsi que les portes de l’épanouissement et du développement des facultés mentales de l’enfant. Il est également clair que ce n’est que dans les sujets techniques que l’enseignement formel peut être d’une quelconque nécessité ou utilité, puisque ce genre de connaissance doit être présenté méthodiquement. Il est évident que nous n’avons pas besoin d’enseignement formel pour « savoir comment jouer », pour « appartenir à un groupe », pour « sélectionner un dentiste », et pour une multitude de « cours » similaires fournis dans « l’éducation moderne ». Et puisqu’il n’y a pas besoin d’enseignement formel pour l’effort corporel ou la spontanéité, il n’y a pas besoin d’apprentissage pour « l’éducation physique » ou pour peindre avec ses doigts. [3]
L’une des données les plus importantes à propos de la nature humaine est la grande diversité qu’il existe entre les individus. Bien entendu, il y a certaines caractéristiques globales — physiques et mentales — qui sont communes à tous les êtres humains. [4] Toutefois, plus que dans toute autre espèce, les individus humains sont des êtres distincts et séparés. Non seulement chaque empreinte digitale est unique, mais chaque personnalité est également unique. Chaque personne est unique quant à ses goûts, ses centres d’intérêts, ses facultés et les activités qu’elle choisit d’entreprendre. Les activités animales, routinières et guidées par l’instinct, tendent à être uniformes et semblables. Mais les individus humains, malgré des similarités quant aux fins et aux valeurs, malgré des influences mutuelles, tendent à exprimer la marque unique de leur propre personnalité. L’augmentation de la variété individuelle tend à être à la fois la cause et l’effet du progrès de la civilisation. À mesure que la civilisation se développe, la raison et les goûts d’une personne ont de plus en plus d’opportunités de se développer dans un nombre croissant de domaines. Et de telles opportunités entraînent le perfectionnement de la connaissance et le progrès, qui à leur tour améliorent le degré de civilisation de la société. De plus, la variété des intérêts et des talents des individus permettent l’accroissement de la spécialisation et de la division du travail, sur lesquelles reposent les économies avancées. Comme l’a écrit le révérend George Harris :
« La sauvagerie, c’est l’uniformité. Les distinctions principales sont le sexe, l’âge, la taille et la force. Les sauvages … pensent de la même façon ou ne pensent pas du tout et leur conversation repose sur l’usage de monosyllabes. Il n’y existe pour ainsi dire aucune variété ; il n’y a qu’une masse d’hommes, de femmes et d’enfants. Le stade supérieur suivant, le barbarisme, est marqué par la variété croissante des fonctions. Une certaine division du travail s’est installée, ainsi qu’un certain partage des pensées, une meilleure gouvernance et un plus grand exercice de l’intelligence et des arts. Le stade le plus élevé, la civilisation, manifeste le plus grand degré de spécialisation. Le nombre de fonctions distinctes s’est accru. Les professions mécaniques, commerciales, éducatives, scientifiques, politiques et artistiques se sont multipliées. Si les sociétés primitives se caractérisent par la similitude et l’égalité, les sociétés développées sont marquées par la différence, l’inégalité et la variété. Plus la civilisation décline, plus la monotonie s’installe ; plus elle s’élève, plus la variété se répand. Plus elle décline, plus les personnes se ressemblent ; plus elle s’élève, plus les personnes se distinguent les unes des autres. Il semble que la quête de l’égalité conduise au déclin vers un état de sauvagerie, et qu’à l’inverse la recherche de la variété constitue un progrès vers un degré supérieur de civilisation…
C’est pourquoi, si le progrès est issu de la satisfaction croissante des besoins, il devrait exister encore davantage de variété dans les fonctions et de nouvelles et plus complètes différenciations dans les formations et les carrières. Chaque étape du progrès implique l’addition d’un facteur humain qui, d’une certaine manière, se distingue de tous les facteurs existants. Le progrès de la civilisation … doit donc correspondre à une augmentation de la diversification des individus qui composent la société… Chaque nouvelle invention et chaque nouvel art doit se combiner avec un savoir nouveau et une plus large application des principes moraux. » [5]
Avec le développement de la civilisation et de la diversité individuelle, il y a de moins en moins de place pour l’uniformité et donc de moins en moins d’ « égalité ». Seuls les robots d’une ligne de production ou des brins d’herbe peuvent être considérés comme parfaitement égaux, comme identiques quant à chacun de leurs attributs. Plus le nombre d’attributs que deux organismes ont en commun est faible, moins ils sont « égaux » et plus ils sont inégaux. Les êtres humains civilisés, par conséquent, sont inégaux dans la plupart de leurs traits de personnalité. L’existence de cette inégalité dans les goûts, les capacités et les caractères, n’est pas nécessairement une distinction injuste. Elle reflète simplement le spectre de la diversité humaine.
Il est évident que l’enthousiasme généralisé en faveur de l’égalité est fondamentalement anti-humain. Il tend à réprimer l’épanouissement de la diversité individuelle, de la personnalité individuelle et de la civilisation elle-même ; il est une course accélérée vers l’uniformité des temps sauvages. Étant donné que les capacités et les intérêts sont naturellement divers, toute trajectoire allant dans le sens d’une plus grande égalité dans la majorité ou la totalité des domaines, est une cause de décadence. Une telle orientation s’oppose au développement du talent, du génie, de la variété, et de la capacité de raisonnement. Niant les principes fondamentaux de la vie humaine et du développement humain, le credo de l’égalité et de l’uniformité est un credo de mort et de destruction.
Il existe toutefois certaines situations dans lesquelles l’égalité entre les hommes est judicieuse et bénéfique. Chaque individu devrait pouvoir développer ses facultés et sa personnalité dans le cadre le plus libre possible. Afin d’obtenir ce cadre, il doit être protégé de la violence qui pourrait s’exercer contre lui. La violence ne peut que comprimer et détruire l’activité et le développement humains, et ni la raison ni la créativité ne peuvent fonctionner dans une atmosphère de coercition. Si chaque personne jouit d’une défense égale contre la violence, cette « égalité devant le droit » lui permettra de maximiser le déploiement de ses capacités.
Puisque chaque personne est un individu unique, il est clair que le meilleur modèle d’instruction formelle sera le modèle le plus adapté à ses propres particularités individuelles. Chaque enfant possède une intelligence, des aptitudes et des intérêts différents. Par conséquent, le meilleur choix quant au rythme de l’enseignement, à son organisation, à sa variété, à ses méthodes ainsi qu’au contenu des leçons, différera grandement d’un enfant à l’autre. Tel enfant sera mieux disposé, par ses goûts et ses capacités, à suivre un cours intensif d’arithmétique trois fois par jour, suivi six mois plus tard par un cours similaire de lecture ; tel autre enfant saura étudier plusieurs cours simultanément dans une brève période de temps ; un troisième enfin aura besoin d’une longue période pour apprendre à lire, etc. L’instruction se composant d’étapes formelles et méthodiques, il existe une variété infinie de rythmes et de combinaisons qui peuvent convenir au mieux pour chaque enfant.
Il est donc évident que la meilleure forme d’instruction est l’instruction individuelle. Un cours dans lequel un professeur enseigne à un élève est clairement de loin la meilleure forme de cours. Ce n’est que dans ces conditions que les capacités humaines peuvent se développer au mieux. Il est certain que l’école traditionnelle, avec ses classes où un professeur enseigne à de nombreux élèves, est comparativement un système infiniment plus mauvais. Étant donné que chaque enfant diffère des autres quant à ses goûts et ses capacités, et que le professeur ne peut enseigner qu’une chose à la fois, il est évident que chaque classe doit couler l’enseignement dans un moule uniforme. Quels que soient le rythme, l’organisation ou la variété que le professeur adopte dans sa manière d’enseigner, il fait violence à chaque enfant. Toute scolarisation implique une déformation de chaque enfant pour l’adapter au lit de Procuste de l’uniformité insoutenable.
Dès lors, quel langage devons-nous tenir face aux lois qui imposent la scolarisation obligatoire de chaque enfant ? Ces lois sont généralisées dans le monde occidental. Dans les pays où les écoles privées sont autorisées, elles doivent toutes se conformer aux normes éducatives imposées par l’État. Toujours est-il que l’injustice que représente l’instauration de normes éducatives doit être bien comprise. Certains enfants sont plus simples d’esprit et l’éducation doit leur être inculquée à un rythme plus lent ; les enfants brillants ont besoin d’un rythme soutenu pour développer leurs facultés. De plus, de nombreux enfants montrent d’excellentes aptitudes dans un domaine et se retrouvent mauvais dans un autre. Ils mériteraient certainement d’avoir la permission de s’adonner aux sujets dans lesquels ils sont les meilleurs, et de délaisser ceux où ils peinent. Quelles que soient les normes que l’État impose dans l’éducation, une injustice est commise à l’égard de chaque enfant — à l’égard des plus bêtes qui ne peuvent assimiler aucun enseignement ; à l’égard de ceux qui se montrent capables dans certaines matières et incapables dans d’autres ; à l’égard des enfants brillants qui aimeraient cultiver leur esprit avec des leçons plus avancées, et qui doivent attendre que leurs camarades les moins avancés aient rattrapé le wagon. De la même manière, quel que soit le rythme que le professeur adopte dans la classe, il commet une injustice à l’égard de presque tous ses élèves — à l’égard des élèves idiots qui ne peuvent pas suivre, et à l’égard des élèves brillants qui y perdent leur intérêt et les chances précieuses qu’ils avaient de développer au maximum leurs capacités.
Assurément, la plus grande des injustices est l’interdiction qu’ont les parents d’instruire leurs propres enfants. L’instruction parentale est conforme à l’arrangement idéal. Il s’agit, tout d’abord, d’une instruction individualisée, où le professeur s’occupe directement d’un enfant unique et s’adapte à ses capacités et à ses intérêts. En second lieu, qui mieux que les parents peut connaître les capacités et la personnalité d’un enfant ? Par leur vie quotidienne en commun avec l’enfant, et par leur amour pour lui, les parents sont les plus qualifiés pour lui donner l’instruction formelle nécessaire. L’enfant reçoit ainsi l’attention individuelle qui correspond à sa propre personnalité. Personne n’est plus qualifié que le parent pour savoir combien ou à quel rythme il faut enseigner à l’enfant, quelle dose de liberté ou d’accompagnement il a besoin, etc.
Presque tous les parents sont à même d’instruire leurs enfants, en particulier pour les matières élémentaires. Ceux qui manquent de qualifications dans ces matières peuvent embaucher des tuteurs individuels. Ces tuteurs peuvent également être employés dans les cas où les parents n’ont pas suffisamment de temps disponible pour se charger eux-mêmes de l’instruction formelle de leurs enfants. Les parents sauront mieux que quiconque s’il est souhaitable qu’ils instruisent eux-mêmes leur enfant, ou, dans le cas contraire, quel tuteur serait le mieux à même de le faire à leur place. Les parents peuvent mesurer les progrès de l’enfant, les effets quotidiens de l’instruction du tuteur, etc.
En complément de l’instruction parentale et des cours particuliers, les parents peuvent envoyer leurs enfants dans des écoles privées. Cette alternative, toutefois, n’est pas aussi satisfaisante, à cause de la nécessaire absence de toute instruction individuelle et de tout rythme individuel d’apprentissage. Les classes sont remplies d’enfants, et tant la durée des cours que leur niveau sont fixés. Le seul argument qui fasse préférer les écoles à l’instruction individuelle est d’ordre économique : le prix des cours particuliers est prohibitif pour la plupart des parents. En conséquence, ils se doivent d’adopter la seule alternative possible, l’instruction de masse, où un professeur enseigne à de nombreux enfants simultanément. Il est clair que ces écoles privées représentent une solution inférieure à l’instruction individuelle. Quel que soit le rythme que le professeur adopte, une injustice est commise envers une majorité d’enfants. Lorsque l’État impose certains « critères » aux écoles privées, un crime bien plus grand est commis à l’encontre des enfants. Car si le choix éducatif est entièrement libre et débarrassé de toute coercition étatique, les parents, qui connaissent et aiment leur enfant plus que quiconque, seront en mesure de sélectionner le meilleur mode d’instruction qu’ils peuvent se permettre de payer. S’ils embauchent un tuteur privé, ils choisiront le plus compétent pour enseigner à leur enfant. S’ils peuvent choisir n’importe quel type d’école privée, ils choisiront la plus adaptée à leur enfant. L’avantage d’un développement illimité des écoles privées est qu’il se constituera dans le marché libre un type différent d’établissement scolaire pour chaque type de demande. Certaines écoles seront faites pour accueillir spécialement les enfants brillants, d’autres pour les enfants moyens, et d’autres encore pour les plus médiocres ; certaines sélectionneront les enfants montrant un large éventail d’aptitudes variées, d’autres qui tireraient profit à se spécialiser, etc. Mais si l’État décrète, par exemple, qu’il sera interdit pour une école de ne pas enseigner l’arithmétique, cela voudra dire que ces enfants qui peuvent être brillants dans d’autres domaines mais n’ont que peu ou pas d’aptitude pour l’arithmétique devront être les victimes d’une souffrance inutile. La décision de l’État d’imposer des règles uniformes constitue une grave violation à la diversité des goûts et des talents humains.
Les lois sur la scolarisation obligatoire édictées par l’État ne se limitent pas à réprimer le développement d’écoles privées spécialisées et en partie individualisées, répondant aux besoins des différents types d’enfants. Elles empêchent l’éducation de l’enfant par les personnes qui, sous de nombreux rapports, sont les mieux qualifiés — ses parents. Ces lois contraignent également les enfants qui montrent peu ou aucune aptitude pour l’instruction à aller à l’école. Il s’avère que parmi la variété des capacités humaines il existe un grand nombre d’enfants aux dispositions intellectuelles inférieures à la normale, qui ne sont pas réceptifs à l’instruction et dont les capacités de raisonnement sont assez faibles. Forcer ces enfants à la scolarisation, comme le fait l’État presque partout, est un crime commis envers leur nature. Dénués de la capacité d’assimiler des connaissances ordonnées, ils doivent rester assis et souffrir pendant que les autres apprennent ; tandis que les élèves brillants et moyens sont contraints de freiner leur apprentissage pendant que ces élèves sont mis sous pression pour digérer l’enseignement dispensé. Dans tous les cas, l’instruction n’a à peu près aucun effet sur ces enfants, qui gaspillent de nombreuses heures de leur vie à cause d’un simple décret étatique. Si ces heures étaient plutôt utilisées pour un apprentissage via des expériences simples et directes, ils seraient sans aucun doute des enfants puis des adultes plus équilibrés. Mais les parquer dans une école pour les former pendant une décennie de leur vie et les forcer à assister à des cours pour lesquels ils ne montrent ni intérêt ni capacité, c’est altérer complètement leur personnalité.
La question centrale de cette discussion est la suivante : est-ce aux parents ou à l’État d’être le gardien de l’enfant ? Une caractéristique essentielle de la vie humaine est que, pendant de nombreuses années, l’enfant reste relativement incapable, et qu’il acquiert sa responsabilité relativement tard. Jusqu’à ce que ses capacités soient pleinement développées, il ne peut pas complètement se prendre en charge comme une personne responsable. Il doit être placé sous tutelle. Cette tutelle est une tâche complexe et difficile. D’une enfance de complète dépendance et de soumission aux adultes, l’enfant doit grandir progressivement pour atteindre le statut d’adulte indépendant. La question est : sous l’égide de qui, sous la « propriété » virtuelle de qui doit être cet enfant ? Celle de ses parents ou celle de l’État ? Il n’y a pas de troisième solution ni de juste milieu dans cette question. Une entité doit avoir le contrôle, et personne ne suggère qu’une tierce partie puisse avoir le droit de saisir l’enfant et de l’élever.
Il est évident que l’état naturel des choses est que ce sont les parents qui ont la charge de l’enfant. Les parents sont littéralement ceux qui produisent l’enfant, et la relation que l’enfant entretient avec eux est plus intime qu’avec quiconque. Les parents ont des liens affectifs avec l’enfant. Les parents s’intéressent à l’enfant en tant qu’individu, et sont les plus susceptibles de s’intéresser et de connaître ses exigences et sa personnalité. Enfin, pour quelqu’un qui croit ne serait-ce qu’un peu à une société libre, où chacun est maître de lui-même et propriétaire de ses créations, il est évident que son propre enfant, l’un de ses produits les plus précieux, est également à sa charge.
La seule alternative logique à la « propriété » des parents sur l’enfant est que l’État se saisisse de l’enfant et l’éduque complètement lui-même. Pour tout défenseur de la liberté, l’idée d’une telle action paraîtrait monstrueuse. Tout d’abord, les droits des parents sont complètement bafoués, leur propre création chérie leur est enlevée pour être soumise à la volonté d’étrangers.
En second lieu, les droits de l’enfant sont violés, car il grandit dans la soumission à l’égard d’un État qui ne lui offre aucun amour et qui s’intéresse peu à sa personnalité. En outre — et c’est le point le plus important — afin d’être « éduqué », afin de développer au maximum ses facultés, chaque individu a besoin de liberté. Nous avons vu précédemment que l’absence de violence est une condition essentielle au développement de la raison et de la personnalité d’un homme. Mais l’État ! La raison d’être même de l’État repose sur la violence, sur la contrainte. C’est un fait que la caractéristique même qui distingue l’État des autres individus et groupes est que l’État possède seul le pouvoir (légal) de faire usage de violence. À la différence de toutes les autres personnes et organisations, l’État émet des décrets qui doivent être respectés sous peine d’emprisonnement ou de subir la chaise électrique. L’enfant aurait à grandir sous les ailes d’une institution reposant sur la violence et la restriction. Quelle sorte de développement pacifique pourrait avoir lieu sous de tels auspices ?
En outre, l’État imposerait inévitablement l’uniformité de l’enseignement. Non seulement l’uniformité est plus agréable à l’humeur bureaucratique et plus facile à appliquer, mais elle serait presque inévitable dans un univers où le collectivisme a supplanté l’individualisme. Si la propriété collective de l’État sur les enfants remplaçait celle des parents, il est clair que le principe collectiviste serait aussi appliqué à l’enseignement. Surtout, ce qui serait enseigné serait la doctrine de l’obéissance à l’État lui-même. Car la tyrannie n’est pas vraiment agréable à l’esprit de l’homme, qui réclame la liberté pour se développer pleinement.
En conséquence, des techniques inculquant le respect du despotisme et d’autres types de « contrôle de la pensée » sont amenées à émerger. Au lieu de spontanéité, de diversité, et d’hommes indépendants, on verrait émerger une race de suiveurs passifs, des moutons sous la garde de l’État. Ils ne seraient alors qu’incomplètement développés : ils ne seraient qu’à moitié vivants.
On pourrait dire que personne n’oserait envisager ces mesures monstrueuses. Même la Russie communiste n’est pas allée jusqu’à imposer un « communisme des enfants », même si elle a fait presque tout le reste pour éliminer la liberté. Le fait est, cependant, que c’est l’objectif logique des étatistes dans le domaine de l’éducation. La question qui s’est présentée dans le passé et dans le présent est la suivante : y aura-t-il une société libre avec contrôle par les parents, ou un despotisme avec un contrôle par l’État ? Nous verrons le développement logique de l’idée d’empiètement et de contrôle de l’État. L’Amérique, par exemple, a commencé en grande partie avec un système éducatif complètement privé, ou bien avec des écoles philanthropiques. Puis, au XIXe siècle, le concept d’éducation publique a subtilement évolué, jus-qu’à ce que tout le monde soit « invité » à se rendre dans les écoles publiques, et que les écoles privées soient accusées de semer la discorde. Enfin, l’État imposa la scolarisation obligatoire aux individus, soit en forçant les enfants à rejoindre les écoles publiques, soit en imposant des normes arbitraires pour les écoles privées. L’instruction parentale suscitait la désapprobation. C’est pourquoi l’État est rentré en guerre avec les parents pour prendre le contrôle sur leurs enfants.
Non seulement nous avons assisté à une tendance à l’augmentation du contrôle exercé par l’État, mais les effets de cette tendance ont été aggravés par le système même de l’égalité devant la loi, qui s’applique dans la vie politique. La conséquence a été la croissance d’une passion pour l’égalité en général. Le résultat a été une propension à considérer chaque enfant comme égal à tous les autres, comme méritant un traitement égal, et à imposer une uniformité complète dans la salle de classe. Autrefois, l’uniformité avait tendance à être établie sur la base du niveau moyen de la classe ; mais comme cela frustrait les moins bons élèves (lesquels, au nom de l’égalité et de la démocratie, devaient être gardés au même niveau que les autres), l’enseignement tend désormais de plus en plus à se conformer aux niveaux les plus bas.
Nous verrons que, dès que l’État a commencé à contrôler l’éducation, sa tendance évidente a été d’agir de plus en plus de manière à réprimer et à entraver l’éducation plutôt que de chercher le vrai développement de l’individu. Sa tendance a été de contraindre, de chercher l’égalitarisme et le nivellement par le bas, de diminuer la matière à enseigner et même d’abandonner tout enseignement formel, d’inculquer l’obéissance à l’État et au « groupe », plutôt que le développement de l’indépendance, et enfin de déprécier les matières intellectuelles. Enfin, c’est l’engouement de l’État et de ses sbires pour le pouvoir qui explique que « l’éducation moderne » s’attache à « l’éducation de l’enfant dans son ensemble » et à faire de l’école une « tranche de vie », où les individus jouent, s’adaptent au groupe, etc. La conséquence de cela, ainsi que de toutes les autres mesures, a été de réprimer toute tendance au développement des facultés de raisonnement et de l’indépendance individuelle ; d’essayer d’usurper de diverses manières la fonction « pédagogique » (en dehors de l’enseignement formel) de la maison et des amis, et d’essayer de conduire l’« enfant complet » sur les sentiers souhaités. Ainsi, « l’éducation moderne » a abandonné les fonctions d’enseignement formel de l’école au profit du moulage total de la personnalité, pour faire respecter l’égalité de l’apprentissage au niveau du moins éducable, et pour usurper autant que possible le rôle éducatif général de la maison et des autres types d’influences. Puisque personne n’est à même d’accepter d’emblée la « communisation » des enfants par l’État, même dans la Russie communiste, il est évident que le contrôle de l’État doit être obtenu plus silencieusement et subtilement.
Pour quiconque s’intéresse à la dignité de la vie humaine, au progrès et au développement de l’individu dans une société libre, il est aisé de choisir entre le contrôle parental et le contrôle de l’État sur les enfants.
L’État devrait-il alors se garder dans tous les cas d’intervenir dans les relations entre parents et enfants ? Supposons que les parents agressent et mutilent l’enfant. Devons-nous le permettre ? Si non, où devons-nous tracer la ligne ? La ligne peut être tracée facilement. L’État peut se cantonner strictement à la fonction de défendre tout le monde face à la violence de tout le monde. Cela inclut les enfants autant que les adultes, puisque les enfants sont de potentiel adultes et de futurs hommes libres. L’incapacité à « éduquer » un enfant, ou plutôt, à l’instruire, n’est en aucun cas un motif d’intervention. La différence entre ces situations a été brièvement établie par Herbert Spencer :
« On ne peut fournir aucune raison en faveur d’une telle intervention [de l’État] tant que les droits des enfants n’ont pas été violés, et leurs droits ne sont pas violés par le peu de soin qu’on porterait à leur éducation [à leur instruction, en réalité]. En effet... ce que nous appelons les droits sont de simples subdivisions arbitraires de la liberté générale d’exercer nos facultés ; et ne peut être appelé violation des droits que ce qui diminue effectivement cette liberté — ce qui prive d’un pouvoir existant antérieurement de poursuivre les objets de désir. Le parent qui néglige l’éducation d’un enfant ne fait pas cela. La liberté d’exercer les facultés est laissée intacte. Omettre l’instruction n’ôte en aucun cas la liberté d’un enfant à faire tout ce qu’il désire de la meilleure façon qu’il peut, et cette liberté est tout ce que l’équité demande. Chaque agression, ne l’oublions pas — toute infraction à des droits — est nécessairement active ; tandis que chaque négligence, inattention, omission, est aussi nécessairement passive. Par conséquent, peu importe le mal que la non-exécution d’une obligation parentale peut causer ... elle ne constitue pas une violation de la loi d’égale liberté et ne peut donc être prise en compte par l’État. » [6]
Un autre argument majeur, quoique généralement négligé, contre la scolarisation obligatoire est que, si l’instruction est obligatoire et que les parents ne peuvent se permettre financièrement d’envoyer leurs enfants dans une école privée ou d’engager un tuteur, et qu’on les empêche d’instruire eux-mêmes leurs enfants, ils devront envoyer leurs enfants dans une école publique. La plupart des enfants qui sont à l’école publique n’y seraient pas s’il n’y avait pas de loi sur la scolarisation obligatoire. Cela inclut notamment les enfants retardés, les enfants sous-éduqués, et divers types de délinquants juvéniles et de voyous. Alors que les parents préféreraient ne pas envoyer leurs enfants à l’école plutôt que de les obliger à fréquenter ce type d’individus, l’État les force à agir ainsi, avec des conséquences désastreuses et incalculables pour les enfants innocents. Éloignés de la surveillance et de l’attention de leurs parents une partie de la journée, les enfants sont obligés de traîner avec des camarades dépravés, et risquent de subir leur influence et d’intégrer des gangs de jeunes, de tomber dans la drogue, etc.
Ce ne sont bien entendu pas des maux insurmontables, comme toute personne un peu informée le sait, mais, fidèle à la haine commune qu’elle professe envers la supériorité individuelle et la distinction, la passion pour le nivellement et l’égalitarisme proclame : cela est bénéfique, donc contraignons chaque enfant à apprendre « la vie » et forçons-les à fréquenter les pires éléments de l’humanité. L’envie et la haine envers les meilleurs et les plus doués se ressentent dans leurs opinions, et sous-tendent leur complaisance envers l’égalitarisme et la suppression conséquente de la potentielle supériorité d’un individu.
Peu après l’établissement de la scolarisation obligatoire, le révérend George Harris a indiqué en quoi elle avait pour effet d’imposer l’uniformité et l’égalité :
« L’éducation est d’ores et déjà si généralement dispensée aux États-Unis et dans les autres pays [1897] que, sans prévoir des conditions imaginaires, il n’est pas difficile de se figurer le genre d’égalité qu’accorde cette opportunité… La même quantité de temps est accordée à chacun ; les mêmes cours sont prescrits à chacun ; les mêmes professeurs sont nommés pour tous. L’opportunité n’est même pas simplement disponible, mais imposée à chacun. Même dans le cadre d’une organisation socialiste il est difficile d’imaginer un arrangement qui puisse mieux égaliser l’offre d’éducation que ne le fait le système actuel des écoles publiques. Même M. Bellamy [un important socialiste totalitaire de cette époque] imagine les écoles de l’année 2000 formées de la même manière que celles du XIXe siècle. Tout aura changé sauf les écoles… Derrière cinquante tables exactement semblables, cinquante garçons et filles sont assis et récitent une leçon qui leur est prescrite à tous… Toutefois, l’algèbre n’est pas une opportunité pour le garçon qui n’a aucun goût pour les mathématiques… En effet, plus l’opportunité est égale en apparence, plus elle est inégale en réalité. Lorsque la même instruction est apportée pendant le même nombre d’heures par jour et par les mêmes professeurs à cinquante garçons et filles, la majorité de ces enfants n’ont plus aucune opportunité du tout. Les élèves brillants sont freinés… les élèves médiocres sont incapables de suivre le rythme… les élèves moyens se découragent à la vue de la facilité avec laquelle leurs camarades les plus brillants accomplissent leurs tâches. » [7]
Dans les années 1940, l’écrivain et critique anglais Herbert Read mit l’accent sur la diversité humaine en faisant valoir l’objection « psychologique » à un « système d’éducation nationale » obligatoire :
« Le genre humain se distingue naturellement en de nombreux types, et comprimer tous ces différents types à l’intérieur d’un même moule doit mener inévitablement à des déformations et des refoulements. Les écoles devraient être formées selon de nombreux modèles, suivant différentes méthodes et accueillant différentes dispositions. On pourrait soutenir que même un État totalitaire doit reconnaître ce principe, mais la vérité est que la différenciation est un processus organique correspondant à l’association spontanée et intermittente des individus dans des buts précis. Diviser et séparer n’est pas la même chose que joindre et agréger. C’est précisément le processus inverse. Tout le système de l’éducation, en tant que processus naturel que nous avons envisagé, s’effondre si nous cherchons à le transformer en structure artificielle. » [8]
Le grand philosophe Herbert Spencer a signalé le despotisme inhérent à l’éducation obligatoire :
« Qu’entend-on en disant que l’État devrait éduquer le peuple ? Pourquoi devrait-il être éduqué ? À quoi sert l’éducation ? Clairement, elle sert à rendre les gens aptes à la vie en société — à faire d’eux de bons citoyens. Et qui devra juger ce qu’est un bon citoyen ? L’État : il n’y a pas d’autre juge. Et qui devra déterminer comment on produira ces bons citoyens ? L’État : il n’y a pas d’autre juge. De sorte que la proposition peut être convertie en celle-ci : un État doit modeler les enfants pour qu’ils deviennent de bons citoyens… Il doit d’abord se constituer pour lui-même une conception claire de ce que sera le citoyen idéal ; cela étant fait, il doit ensuite établir un système de discipline qui semble le plus approprié pour produire des citoyens conformes à ce modèle. Ce système de discipline, l’État est contraint de l’appliquer avec la plus grande fermeté. S’il agissait différemment, en effet, il autoriserait les hommes à devenir différents de ce que, dans son propre jugement, ils devraient devenir, et échouerait ainsi dans la tâche qu’il s’était missionné de remplir. » [9]
Mme Isabel Paterson a brillamment résumé la tyrannie de l’éducation publique obligatoire et la supériorité du libre choix de l’éducation privée :
« Le pouvoir politique est… par sa nature, condamné à terme à légiférer face à la fois aux faits et aux opinions, en prescrivant les programmes des écoles. À un certain moment, le savoir scientifique le plus exact et le plus susceptible de démonstration deviendra certainement la source de protestations de la part de l’autorité politique, parce qu’il exposera la folie d’une telle autorité et ses effets pervers. Personne ne serait autorisé à montrer l’absurdité incroyable du « matérialisme dialectique » en Russie, en suivant la méthode de l’examen logique… et si le pouvoir politique est présumé compétent dans le contrôle de l’éducation, ce doit être le résultat dans n’importe quel pays.
Les manuels éducatifs sont nécessairement sélectifs quant aux sujets traités, au langage adopté et au point de vue choisi. Lorsque l’enseignement est dispensé par des écoles privées, la variété sera nombreuse entre les établissements ; les parents devront juger de ce qu’ils veulent voir leurs enfants apprendre dans les cursus proposés. De la sorte, chacun sera poussé dans une quête de la vérité objective… Nulle part on ne verra l’incitation à enseigner la « suprématie de l’État » en tant que philosophie obligatoire. Mais chaque système éducatif contrôlé par le pouvoir politique se mettra tôt ou tard à inculquer la doctrine de la suprématie de l’État, soit sous la forme du droit divin des rois, soit sous celle de la « volonté du peuple » de la « démocratie ». Une fois que cette doctrine a été acceptée, la tâche de libérer le citoyen de l’emprise du pouvoir politique devient une tâche herculéenne. Son corps, ses propriétés et son esprit sont tenus entre ses griffes depuis l’enfance. Même une pieuvre serait plus prompte à relâcher sa proie.
Un système éducatif obligatoire financé par l’impôt est le modèle global d’un État totalitaire. » [10]
Ici il nous faut ajouter que, dans le système actuel, l’État a trouvé le moyen, aux États-Unis, d’inciter les écoles privées à enseigner la suprématie de l’État sans pour autant interdire les écoles privées comme ce fut le cas dans d’autres pays.
En mettant en place des diplômes mesurant des niveaux minimum, l’État a efficacement, quoique subtilement, étendu sa domination aux écoles privées et les a transformées, dans les faits, en extensions du système éducatif public. Seule la suppression de l’école obligatoire et des niveaux fixés nationalement libérera les écoles privées et leur permettra de fonctionner avec indépendance.
Mme Paterson traite succinctement du problème de l’éducation obligatoire et de l’alphabétisation :
« Mais certains enfants ne demeureraient-ils pas analphabètes ? Cela se pourrait, comme c’est le cas de certains enfants de nos jours ainsi que dans le passé. Les États-Unis ont connu un président qui n’apprit à lire et à écrire qu’après qu’il soit non seulement un adulte, mais qu’il se marrie et parvienne à gagner sa vie par ses propres moyens. La vérité est que dans un pays libre, quiconque demeure analphabète pourra très bien s’en contenter ; quoique la simple alphabétisation ne soit pas une éducation suffisante par elle-même, mais une étape élémentaire dans l’initiation à la civilisation. Cependant, cette initiation à la civilisation ne peut en aucun cas être obtenue au travers d’un contrôle politique total des écoles. Elle n’est possible que dans une certaine disposition de l’esprit dans laquelle la connaissance est recherchée de manière volontaire. »
Et Mme Paterson répond aux professeurs et éducateurs qui seraient tentés de répondre par des invectives à sa critique :
« Croyez-vous que personne ne vous confiera volontairement son enfant en vous payant pour l’instruire ? Pourquoi devez-vous extorquer votre rémunération et obtenir des élèves par la contrainte ? » [11]
L’une des meilleures manières de considérer le problème de la scolarisation obligatoire est de réfléchir à l’analogie presque exacte qu’il existe dans le domaine de cet autre grand moyen d’éducation qu’est le journal. Que dirions-nous d’une proposition de loi, au niveau national ou local, qui viserait à utiliser l’argent du contribuable pour fonder un journal public diffusé dans tout le pays, et forcerait tous les individus, ou tous les enfants, à le lire ? Que dirions-nous par ailleurs de l’interdiction de paraître que le gouvernement prononcerait envers tous les journaux, ou envers tous ceux qui ne respecteraient pas les « critères » de ce qu’une commission gouvernementale pense que les enfants devraient lire ? Une telle proposition serait généralement considérée avec horreur aux États-Unis, et pourtant tel est exactement le type de régime que l’État a établi dans le domaine de l’instruction scolaire.
Une presse publique d’État serait considérée comme une atteinte à la liberté fondamentale de la presse ; mais la liberté scolaire n’est-elle pas au moins aussi importante que la liberté de la presse ? Ne s’agit-il pas là de deux moyens cruciaux pour l’information et l’éducation du public, pour la recherche libre de la vérité ? Il est clair que la suppression de l’instruction libre doit être considérée avec une horreur encore supérieure que pour la suppression de la liberté de la presse, puisque dans le premier cas il s’agit d’esprits d’enfants, encore peu exercés.
L’histoire du développement de la scolarisation obligatoire est l’histoire de l’usurpation par l’État du contrôle parental sur les enfants pour les prendre à sa charge ; l’imposition de l’uniformité et l’égalité afin de réprimer le développement individuel ; et le développement de techniques pour empêcher la croissance de la capacité de raisonnement et de la pensée autonome chez les enfants.
Il est inutile de s’attarder longtemps sur le statut de l’éducation dans la Grèce et la Rome antiques. À Athènes, la pratique originale de la scolarisation étatique obligatoire a été remplacée plus tard par un système volontaire. D’un autre côté, à Sparte, une forme ancienne du totalitarisme moderne, l’État était organisé à la manière d’un vaste camp militaire, et les enfants étaient embrigadés par l’État dans des casernes et éduqués dans un idéal d’obéissance à l’État. Sparte a poussé à son terme la conclusion logique du système obligatoire : le contrôle absolu de l’État sur l’enfant ; l’uniformité et l’éducation dans l’obéissance passive aux consignes de l’État. La conséquence la plus importante de ce système était qu’il fournissait un modèle pour Platon, qui a fait de ce système éducatif la base de son État idéal, tel qu’énoncé dans La République et Les Lois. L’utopie de Platon était le premier modèle des futurs despotismes — la scolarisation obligatoire et l’obéissance étaient mises en avant, le « communisme » des enfants était pratiqué au sein de l’élite des « gardiens » qui n’avaient d’ailleurs droit à aucune propriété privée, et le mensonge était considéré par l’État comme un instrument approprié pour l’endoctrinement du peuple.
Au Moyen âge, le problème de la scolarisation étatique obligatoire n’existait pas en Europe. L’instruction était fournie par les écoles et les universités religieuses, dans les écoles privées, et dans les écoles privées de formation professionnelle. Le premier mouvement moderne pour la scolarisation étatique obligatoire découlait directement de la Réforme. Martin Luther en était la force vive. Luther appela à plusieurs reprises les communautés à établir des écoles publiques et à rendre leur fréquentation obligatoire. Dans sa fameuse Lettre aux conseillers de toutes les villes d’Allemagne pour l’établissement et le maintien d’écoles chrétiennes en 1524, Luther usait des prémisses étatistes pour en tirer des conclusions étatistes :
« Chers conseillers ... Je maintiens que les autorités civiles sont dans l’obligation de contraindre les gens à envoyer leurs enfants à l’école … Si l’État peut obliger ces citoyens aptes au service militaire à porter la lance et la carabine, à monter des remparts, et à effectuer d’autres obligations martiales en temps de guerre, combien est plus fort son droit d’obliger les gens à envoyer leurs enfants à l’école, car dans ce cas, nous sommes en guerre avec le diable, dont l’objet est d’épuiser secrètement nos villes et nos principautés de leurs hommes forts. » [12]
Dans ce combat spirituel, Luther ne parlait bien sûr pas du « diable » et de sa guerre contre lui avec légèreté. Pour lui, la guerre était bien réelle.
À la suite des demandes pressantes de Luther, l’État allemand de Gotha fonda les premières écoles publiques modernes en 1524, et la Thuringe suivit le mouvement en 1527. Luther a lui-même fondé le Plan scolaire de Saxe, qui est devenu plus tard, en substance, le système éducatif étatique de la plupart des États protestants d’Allemagne. Ce plan a été mis en vigueur pour la première fois en Saxe en 1528, via un édit conçu par un disciple important de Luther, Melanchthon, amenant la création d’écoles publiques dans chaque ville et village. Le premier système étatique obligatoire dans le monde moderne a été établi en 1559 par le duc Christophe de Wurtemberg. La participation était obligatoire, des livrets de présence étaient tenus et des amendes étaient infligées aux absentéistes. D’autres États allemands ont bientôt suivi cet exemple.
Quelle était l’intention derrière l’appel de Luther en faveur de la scolarisation étatique obligatoire ? Un point de vue communément admis est que cet appel reflétait l’esprit démocratique des Réformateurs et leur désir de voir tout le monde lire la Bible, leur intention étant d’encourager chacun à interpréter la Bible par lui-même. [13] La vérité est tout autre. Les Réformateurs ont préconisé la scolarisation obligatoire pour tous comme un moyen d’inculquer à toute la population leurs opinions religieuses particulières, s’en servant comme d’une aide efficace et même indispensable dans la « guerre contre le diable » et les agents du diable. Pour Luther, ces agents constituaient une légion nombreuse : il s’agissait non seulement de Juifs, de Catholiques, et d’infidèles, mais aussi de toutes les autres sectes protestantes. L’idéal politique de Luther était un État absolu guidé par des principes et des ministres luthériens. Le principe fondamental était que la Bible, tel qu’interprétée par Luther, était le seul guide en toutes choses. Luther a fait valoir que le Code mosaïque attribuait aux faux prophètes la peine de mort, et qu’il était du devoir de l’État de réaliser la volonté de Dieu. Le devoir de l’État est de forcer ceux que l’Église luthérienne excommunie à se convertir pour rentrer à nouveau au sein du groupe. Il n’y a pas de salut hors de l’Église luthérienne, et ce n’est pas seulement le devoir de l’État de contraindre tout le monde à être luthérien, c’est là même son unique objet. Comme le grand historien Lord Acton l’affirmait à propos de Luther :
« La défense de la religion est devenue ... non seulement le devoir de la puissance publique, mais l’objet de son institution. Sa seule activité était la coercition de ceux qui étaient hors de l’Église [luthérienne]. » [14]
Luther a mis en valeur la théorie de l’obéissance passive, selon laquelle aucun motif ni aucune provocation ne peut justifier une révolte contre l’État. En 1530, il déclarait : « Il est du devoir d’un Chrétien de souffrir du mal, et aucune violation de serment ou de devoir ne doit priver l’Empereur de son droit à l’obéissance inconditionnelle de ses sujets. » De cette façon, il espérait amener les princes à adopter et à diffuser par la contrainte le luthéranisme sur leurs domaines. Luther était vraiment inflexible sur le fait que le pouvoir de l’État devait être utilisé avec une extrême sévérité contre les gens qui refusaient de se convertir au luthéranisme. Il exigeait que tous les crimes soient punis avec la plus grande cruauté. L’objet principal de cette sévérité était bien sûr de lutter contre le crime absolu, le refus de l’adoption du luthéranisme. L’État devait exterminer l’erreur, et ne pouvait pas tolérer l’hérésie ou les hérétiques, « car aucun prince séculier ne peut permettre à ses sujets d’être divisés par la prédication de doctrines opposées. »
En résumé : « Il ne faut pas débattre avec les hérétiques, mais les condamner sans jugement et les faire périr par le feu. »
Tel était l’objectif de la force initiale qui mit sur pieds le premier système scolaire étatique obligatoire dans le monde occidental, et tel était l’esprit qui devait animer le système. Melanchthon, le principal allié de Luther dans la promotion de l’enseignement étatique obligatoire en Allemagne, n’était pas un despote moins ardent.
Melanchthon enseignait fermement que toutes les sectes devaient être combattues par l’épée, et que toute personne à l’origine de nouvelles opinions religieuses serait punie de mort. Cette peine devait être appliquée pour punir toute divergence, même légère, par rapport aux enseignements protestants. Tous ceux qui n’étaient pas luthériens — les catholiques, les anabaptistes, les servétiens, les zwingliens, etc. — devaient être persécutés avec le plus grand zèle.
L’influence de Luther sur la vie politique et éducative de l’Occident, et en particulier de l’Allemagne, a été considérable. Il fut le premier défenseur de la scolarité obligatoire, et ses plans ont fourni le modèle aux premières écoles allemandes. En outre, il inculqua aux luthériens les idéaux de l’obéissance à l’État et la persécution de tous les dissidents. Comme Acton l’affirmait, il « imprima sur son mouvement ce caractère de dépendance politique, et de l’habitude de l’obéissance passive à l’État, ce qu’il a toujours conservé depuis. » [15] Voici une estimation succincte de l’influence de Luther sur la politique et l’enseignement obligatoire, telle que dressée par un admirateur :
« La valeur permanente et positive de la déclaration de Luther de 1524 ne réside pas tant dans ses effets directs que dans l’association sacrée qu’elle a établie dans l’Allemagne protestante entre la religion nationale d’un côté et les devoirs éducatifs de l’individu et de l’État de l’autre. Ainsi, sans aucun doute, se forma cette saine opinion publique qui a facilité l’acceptation par la Prusse du principe d’une fréquentation obligatoire de l’école à une date beaucoup plus ancienne qu’en Angleterre. » [16]
En dehors de Luther, l’autre influence principale dans la mise en place de l’enseignement obligatoire dans le monde moderne fut Jean Calvin, l’autre grand réformateur. Calvin est arrivé à Genève en 1536, tandis que la ville se révoltait avec succès contre le duc de Savoie et l’Église catholique, et a été nommé pasteur et gouverneur de la ville, poste qu’il a occupé jusqu’en 1564. À Genève, Calvin a établi un certain nombre d’écoles publiques, dont la fréquentation était obligatoire. Quel était l’esprit qui animait l’établissement d’un système scolaire étatique ? Il s’agissait d’inculquer le message du calvinisme, et l’obéissance au despotisme théocratique qu’il établissait. Calvin combinait en lui-même la double fonction de dictateur politique et de professeur de religion. Pour Calvin, rien ne comptait, ni la liberté ni le droit n’étaient importants, à l’exception de sa doctrine et de sa suprématie. Selon la doctrine de Calvin le soutien au calvinisme était la finalité et l’objet de l’État, et cela impliquait de maintenir la pureté de la doctrine et l’austérité stricte dans le comportement des gens. Seule une petite minorité sur terre formait la classe des « élus » (Calvin en étant le chef), et le reste était une masse de pécheurs qui devaient être contraints par l’épée, et à qui les conquérants imposeraient la foi calviniste. Calvin ne se prononçait pas en faveur de l’extermination de tous les hérétiques. Les catholiques et les juifs seraient autorisés à vivre, mais tous les protestants autres que les calvinistes devaient être tués. Dans certains cas, toutefois, il a fait évoluer sa position et a préconisé également une plus sévère punition pour les catholiques.
Calvin était tout aussi catégorique en affirmant le devoir d’obéissance aux dirigeants, indépendamment de leur forme de gouvernement. L’État est touché par la grâce divine, et du moment qu’il obéit aux principes calvinistes, il peut se fixer n’importe quel objectif sans mériter de contestations. Non seulement tous les hérétiques doivent être tués, mais la même peine doit être infligée à ceux qui nieraient la justice d’une telle punition. Les disciples de Calvin, comme Bèze, étaient au moins aussi ardents dans la promotion de l’extermination des hérétiques.
L’influence de Calvin sur le monde occidental a été plus considérable que celle de Luther. Grâce à ses efforts assidus de propagande, il a fait de Genève le centre européen pour la diffusion de ses principes à grande échelle. Des hommes de toute l’Europe sont venus étudier dans les écoles de Calvin et lire ses brochures ; le résultat a été l’influence de Calvin sur toute l’Europe.
À mesure que les calvinistes ont gagné en importance à travers l’Europe, ils ont défendu la création d’écoles publiques obligatoires. [17] En 1560, les calvinistes français, les huguenots, ont envoyé un mémorandum au roi, demandant l’établissement d’une éducation universelle et obligatoire, mais cela leur a été refusé.
En 1571, cependant, la reine Jeanne d’Albret, des États de Navarre, sous l’influence calviniste, a rendu obligatoire l’enseignement primaire dans cette partie de la France. La Hollande calviniste a établi des écoles publiques obligatoires en 1609. John Knox, qui a conquis l’Écosse avec son Église presbytérienne, était un calviniste, bien qu’il soit arrivé à bon nombre de principes calvinistes en autodidacte. Il a établi son Église sur des bases calvinistes, et a proclamé la peine de mort pour les catholiques. Knox a tenté d’établir l’éducation universelle et obligatoire en Écosse dans les années 1560, mais a échoué dans sa tentative. Il le préconisait dans son Book of discipline, qui défendait l’instauration d’écoles publiques dans chaque ville écossaise.
L’un des effets les plus profonds de la tradition calviniste a été son influence sur l’histoire de l’éducation en Amérique. L’influence calviniste était forte parmi les puritains anglais, et c’était sous l’influence puritaine qu’on a inauguré les premières écoles publiques et la scolarisation obligatoire en Nouvelle-Angleterre, avant qu’elle se diffuse finalement à l’ensemble des États-Unis. L’histoire de l’enseignement obligatoire en Amérique sera traitée dans la prochaine section.
Ce n’est certainement pas une coïncidence que l’État le plus notoirement despotique en Europe — la Prusse — ait été le premier à instaurer un système national d’éducation obligatoire, ni que l’inspiration originale soit venue, ainsi que nous l’avons vu, de Luther et de sa doctrine de l’obéissance à l’absolutisme de l’État. Comme M. Twentyman l’a dit : « L’ingérence de l’État dans l’éducation coïncidait presque exactement avec l’instauration de l’État prussien. »
L’éducation allemande, ainsi que la plupart de ses autres institutions et de sa civilisation, a été complètement perturbée par la guerre de Trente ans, dans la première moitié du XVIIe siècle. À la fin du conflit, toutefois, les différents gouvernements ont rendu obligatoire la présence des enfants à l’école, sous peine d’amende et d’emprisonnement. La première étape a été réalisée par Gotha en 1643, et a été suivie par des États comme Heildesheim en 1663, la Prusse en 1669, et Calemberg en 1681. [18]
L’État de Prusse a commencé à accroître sa puissance et sa domination au début du XVIIIe siècle, sous les ordres de son premier roi, Frédéric-Guillaume Ier. Frédéric-Guillaume croyait fermement au despotisme paternel et aux vertus de l’absolutisme monarchique. L’une de ses premières mesures a été d’augmenter de manière sensible la taille de l’armée prussienne, fondée sur une discipline de fer qui est devenue célèbre dans toute l’Europe. Dans l’administration civile, le roi Frédéric-Guillaume a forgé le moteur de la centralisation de la fonction publique, qui est devenue la célèbre bureaucratie prussienne autocratique. Dans le domaine économique, le roi a imposé des restrictions, des règlementations et des subventions sur le commerce et la production.
C’était le roi Frédéric-Guillaume Ier qui a inauguré le système scolaire obligatoire prussien, le premier système national en Europe. En 1717, il a ordonné la présence obligatoire de tous les enfants dans les écoles d’État. Il a continué plus tard avec la mise à disposition de fonds publics pour la construction de nouvelles écoles de ce type. Il était certainement approprié pour le roi de mettre son attitude personnelle en harmonie avec sa promotion ardente du despotisme et du militarisme. Comme Cailfon Hayes l’affirme : « Il traitait son royaume comme une salle de classe, et, à la manière d’un instituteur plein d’ardeur, fouettait ses méchants sujets sans pitié. »
Ces débuts ont été poursuivis par son fils Frédéric le Grand, qui a réaffirmé vigoureusement le principe de la scolarité obligatoire dans les écoles publiques, et a établi la pérennité du système national, en particulier dans son Landschulreglement de 1763. Quels étaient les objectifs qui animaient Frédéric le Grand ? Encore une fois, une fervente croyance dans le despotisme absolu, bien qu’on le disait « éclairé ». « Le prince », déclara-t-il, « est à la nation qu’il gouverne ce que la tête est à l’homme ; il est de son devoir de voir, de penser et d’agir pour toute la communauté ». Il était particulièrement friand de l’armée, la dotant généreusement avec les fonds publics, et y inculquant surtout une préparation constante et une discipline stricte.
Le despotisme moderne en Prusse a émergé comme un résultat direct de la désastreuse défaite infligée par Napoléon. En 1807, la nation prussienne a commencé à se réorganiser et à se préparer pour ses victoires futures. Sous le roi Frédéric-Guillaume III, l’État absolu a été considérablement renforcé. Son célèbre ministre, von Stein, a commencé par abolir les écoles privées semi-religieuses, et par placer tout enseignement directement sous le contrôle du ministre de l’Intérieur. En 1810, le ministère a décrété la nécessité d’un examen d’État et de la certification de tous les enseignants. En 1812, l’examen de fin d’études a été réinstauré comme condition nécessaire à la fin de la scolarité à l’école publique, et un système bureaucratique élaboré de supervision des écoles a été mis en place dans les campagnes et les villes. Il est également intéressant de noter que c’était ce système réorganisé qui a le premier commencé à promouvoir la nouvelle philosophie de l’enseignement de Pestalozzi, qui était l’un des premiers partisans de « l’éducation progressiste ».
Parallèlement à l’instauration d’un système scolaire obligatoire, l’armée a été renouvelée et grandement étendue, et en particulier un service militaire obligatoire et universel a été créé.
Frédéric-Guillaume III a poursuivi la réorganisation après les guerres, et a renforcé le système scolaire obligatoire public en 1834 en obligeant les jeunes entrants dans les professions libérales, ainsi que tous les candidats à la fonction publique et les étudiants universitaires à passer les examens de fin d’études. De cette manière, l’État prussien avait un contrôle effectif sur toutes les générations montantes de chercheurs et d’autres professionnels.
Nous allons voir en détail plus loin que ce système prussien despotique a constitué un modèle et une source d’inspiration pour les principaux éducateurs professionnels aux États-Unis, qui ont géré le système scolaire public et sont largement responsables de leur extension. Par exemple, Calvin E. Stowe, un éducateur américain éminent à son époque, a rédigé un rapport sur le système prussien et l’a salué comme digne d’imitation. [19] Stowe a encensé la Prusse ; bien que subissant la monarchie absolue de Frédéric-Guillaume III, c’était le pays « le mieux instruit » du monde. Non seulement il y avait des écoles publiques pour les niveaux élémentaires et supérieurs, pour les étudiants entrant à l’université ou dans la vie active, mais on comptait aussi 1 700 séminaires pour la formation des futurs enseignants de l’État. En outre, il existait des lois strictes qui obligeaient les parents à envoyer leurs enfants à l’école. Les enfants devaient fréquenter les écoles entre 7 et 14 ans, et aucune excuse n’était admise, sauf l’incapacité physique ou l’imbécillité absolue. Les parents d’élèves absentéistes étaient avertis, puis punis par des amendes, ou par des incapacités civiles, et en dernier recours, l’enfant était retiré de ses parents pour être éduqué et élevé par les autorités locales. L’instruction religieuse était donnée dans les écoles, conformément à la religion de la localité, mais les enfants n’étaient pas obligés d’y participer. Cependant, dans ce dernier cas, il leur fallait obligatoirement recevoir une instruction religieuse à la maison ou à l’église. En outre, le ministre de l’éducation devait être protestant.
Les écoles privées ont d’abord été autorisées, mais elles étaient obligées d’avoir les mêmes normes d’instruction que les écoles publiques, et à travers celles-ci et leur soumission aux exigences de l’examen de fin d’études, l’État pouvait imposer son contrôle sur l’ensemble des écoles du pays.
Stowe estimait que les méthodes prussiennes pour garantir l’universalité et l’uniformité étaient admirables. Un autre principe qu’il admirait était que l’État prussien imposait l’uniformité du langage. Stowe affirmait que les parents n’avaient pas le droit de priver leurs enfants de l’influence unificatrice de la langue nationale, « les privant ainsi de la possibilité de rendre à l’État les services qu’ils seraient capables d’accomplir ».
Le système de l’enseignement public obligatoire a été utilisé comme une arme terrible entre les mains des États pour imposer certaines langues et détruire les langues des différents groupes nationaux et linguistiques au sein de leurs frontières. C’était un problème particulier en Europe centrale et orientale. L’État au pouvoir imposait la langue et la culture officielle sur des peuples soumis ayant leur propre langue et culture, le résultat étant une amertume incalculable. Si l’éducation était volontaire, un tel problème ne serait pas advenu. L’importance de cet aspect de l’enseignement obligatoire a été soulignée par l’économiste Ludwig von Mises :
« Le principal outil de dénationalisation et d’assimilation par la force est l’éducation .... Dans les territoires linguistiquement mixtes elle s’est transformée en arme redoutable, placée entre les mains de gouvernements déterminés à changer l’allégeance linguistique de leurs sujets. Les philanthropes et les éducateurs ... qui prônaient l’éducation publique ne prévoyaient pas que des vagues de haine et de ressentiment sortiraient de cette institution. » [20]
Le système éducatif prussien a été étendu au reste de l’Allemagne lors de la formation de l’État national allemand. Par la suite, un décret de 1872 a renforcé le contrôle absolu de l’État sur les écoles, le prémunissant des incursions possibles de l’Église catholique. L’esprit qui animait l’État obligatoire allemand était bien exprimé dans cette appréciation élogieuse :
« Le premier principe de l’éducation allemande est qu’elle est basée sur un principe national. La culture est le grand capital de la nation allemande .... La caractéristique fondamentale de l’éducation allemande est : l’éducation à l’État, l’éducation pour l’État, l’éducation par l’État. La Volkschule est une conséquence directe d’un principe national visant à l’unité nationale. L’État en est la fin suprême. » [21]
Une autre indication sur la voie qui était suivie dans le premier et le plus éminent des systèmes scolaires obligatoires, la Prusse et l’Allemagne, se trouve dans une collection d’essais composés par d’éminents professeurs allemands, énonçant la position officielle allemande sur la Première Guerre mondiale. [22] Dans cet ouvrage, Ernst Troeltsch dépeignait l’Allemagne comme une nation essentiellement militariste, principalement consacrée à l’armée et à la monarchie. Quant à l’éducation :
« L’organisation de l’école est similaire à celle de l’armée, l’école publique correspondant à l’armée populaire. Cette dernière, ainsi que la première, a été mise en place au cours de la première montée en puissance de l’État Allemand face à Napoléon. Lorsque Fichte a examiné les voies et les moyens de ressusciter l’État Allemand, alors que le pays gémissait sous le joug napoléonien, il a conseillé l’infusion de la culture allemande dans la masse du peuple, à travers la création d’écoles primaires nationales suivant les modalités fixées par Pestalozzi. Le programme a été effectivement adopté par les différents États allemands, et a été développé au cours du siècle dernier sous la forme d’un système scolaire complet… Cela est devenu le facteur formatif véritable de l’esprit allemand. Il y a dans ce système scolaire un élément de l’État socialiste-démocratique tel que Fichte le concevait. » [23]
L’éducation universelle obligatoire, comme le service militaire obligatoire, a été inaugurée en France par la Révolution française. La Constitution révolutionnaire de 1791 a décrété l’instruction primaire obligatoire pour tous. Dans un premier temps, l’État n’était pas vraiment en capacité de mettre ces principes en application, mais il a fait de son mieux. En 1793, la Convention prescrivait que la langue française serait la seule langue de la « République une et indivisible ». Peu de choses ont ensuite été réalisées jusqu’à l’avènement de Napoléon, qui a établi une éducation publique totale. Toutes les écoles, publiques ou nominalement privées, étaient soumises au contrôle strict de l’État national. Dominant l’ensemble du système, « l’Université de France » a été instaurée pour assurer l’uniformité et le contrôle de l’ensemble du système éducatif français. Ses principaux fonctionnaires ont été nommés par Napoléon, et personne ne pouvait ouvrir une nouvelle école ou enseigner en public à moins d’avoir été autorisé officiellement par l’université. Ainsi, dans cette loi de 1806, Napoléon agissait pour assurer un monopole de l’enseignement à l’État. Le personnel enseignant des écoles publiques devait être formé au sein d’une école normale contrôlée par l’État. Toutes ces écoles étaient invitées à prendre comme base de leur enseignement les principes de loyauté envers le chef de l’État et l’obéissance aux statuts de l’université. En raison du manque de fonds, le système des écoles publiques ne pouvait alors pas être imposé à tous. À la fin de l’ère napoléonienne, un peu moins de la moitié des enfants français fréquentaient des écoles publiques, le reste se retrouvant en grande partie dans les écoles catholiques. Les écoles privées, cependant, étaient sous l’emprise de l’État et étaient obligées d’enseigner le patriotisme au nom des dirigeants.
Avec la Restauration, le système napoléonien a été largement démantelé et l’éducation est principalement devenue en France l’affaire de l’Église catholique. Après la Révolution de 1830, cependant, le ministre Guizot a commencé à renouveler la puissance de l’État dans sa loi de 1833. La fréquentation n’était pas rendue obligatoire, et les écoles privées ont été laissées intactes, à l’exception de cette exigence que tous les établissements scolaires devraient enseigner « la paix intérieure et sociale ». La liberté complète pour les écoles privées a été restaurée par la loi Falloux, adoptée en 1850 par Louis-Napoléon.
À l’exception des périodes révolutionnaire et napoléonienne, l’éducation est restée libre en France jusqu’à la dernière partie du XIXe siècle. De la même façon que la contrainte et l’absolutisme prussiens ont reçu une grande impulsion de la défaite face à Napoléon, la contrainte et l’autorité ont reçu leur inspiration en France de la victoire de la Prusse en 1871. Les victoires prussiennes étaient considérées comme les victoires de l’armée prussienne et de l’instituteur prussien, et la France, animée par une soif de vengeance et de revanche, s’est mise à transformer ses propres institutions pour les rapprocher du modèle prussien. Avec les lois de 1882 et de 1889, elle inaugurait la conscription universelle sur le modèle prussien.
Le chef de cette nouvelle politique était le ministre Jules Ferry. Ferry était le principal défenseur d’une nouvelle politique faite d’impérialisme agressif et de conquête coloniale. Des agressions étaient perpétrées en Afrique du Nord, en Afrique centrale et en Indochine.
La défense de l’éducation obligatoire survenait de la volonté d’une revanche militaire. Comme l’affirmait Léon Gambetta, un homme politique influent de l’époque : « si l’instituteur prussien a gagné la dernière guerre, c’est à l’instituteur français de gagner la prochaine ». À cette fin, une demande a surgi pour étendre le système scolaire à tous les enfants français, afin de les former à la citoyenneté. En outre, l’enseignement obligatoire a été défendu dans l’idée que chaque enfant français soit imprégné des idées du républicanisme et immunisé contre les faux espoirs d’une restauration monarchique. En conséquence, Ferry, dans une série de lois de 1881 et 1882, a rendu l’éducation obligatoire en France. Les écoles privées ont été nominalement laissées libres, mais en vérité, leur liberté était fortement limitée par la dissolution forcée de l’ordre des jésuites et son expulsion de France. Beaucoup d’écoles privées en France avaient été dirigées par les jésuites. En outre, les lois ont aboli de nombreux ordres monastiques qui n’avaient pas été formellement « autorisés » par l’État, et ont interdit à leurs membres de diriger des écoles. La présence à l’école était rendue obligatoire pour tous les enfants entre 6 et 13 ans.
L’effet du nouveau régime a été de dominer complètement les écoles privées, puisque celles qui n’étaient pas affectées par les lois anti-catholiques devaient se soumettre au décret selon lequel « les écoles privées ne peuvent être établies sans permis du ministre, et peuvent être fermées par un simple arrêté ministériel ». [24] Les écoles privées du niveau secondaire ont été gravement mutilées par les lois Waldeck-Rousseau et Combes de 1901 et 1904, qui ont supprimé toutes les écoles privées religieuses du niveau secondaire de France.
L’histoire de l’enseignement obligatoire dans les autres pays de l’Europe est assez similaire, quoique s’y ajoute dans la plupart d’entre eux un élément supplémentaire : les langues obligatoires. L’Empire austro-hongrois aspirait à une monarchie absolue centralisée, uniforme, avec pour langue exclusive l’allemand, tandis que la partie hongroise de l’empire cherchait à « magyariser » ses minorités nationales et à abolir toutes les langues sauf le hongrois à l’intérieur de ses frontières. L’Espagne a utilisé ses lois de scolarisation obligatoire pour supprimer la langue catalane et imposer le castillan. La Suisse dispose d’un système de scolarité obligatoire enraciné dans sa Constitution. En général, tous les pays européens avaient mis en place l’enseignement obligatoire avant 1900, à l’exception de la Belgique, qui a suivi le mouvement en 1920. [25]
Selon Herbert Spencer, la Chine a poussé la réalisation de l’idée de l’enseignement obligatoire jusqu’à sa conclusion logique :
« Là-bas le gouvernement publie une liste des travaux qui peuvent être lus ; et considérant l’obéissance comme la vertu suprême, il n’autorise que les publications amicales envers le despotisme. Craignant les effets perturbateurs de l’innovation, il n’autorise à enseigner que ce qu’il fournit lui-même. Dans le but de produire des citoyens modèles, il exerce une discipline rigoureuse dans tous les domaines. Il existe des règles pour s’asseoir, se tenir debout, marcher, parler, et se courber, et elles sont détaillées avec la plus grande précision. » [26]
Le système impérial japonais d’enseignement obligatoire public doit être exposé soigneusement, en raison des nombreuses similitudes qu’il présente avec l’éducation moderne « progressiste ». Comme Lafcadio Hearn l’observait :
« Le but n’a jamais été de former l’individu pour l’action indépendante, mais de le former pour une action concertée .... La contrainte parmi nous commence avec l’enfance, et peu à peu se détend [ce qui convient le mieux, afin que les facultés de raisonnement de l’enfant se développent et qu’il puisse évoluer plus librement et sans être constamment dirigé] ; dans la formation en Extrême-Orient, la contrainte commence plus tard, et par la suite se resserre progressivement… Non seulement jusqu’à l’âge de la vie scolaire, mais nettement au-delà, un enfant japonais bénéficie d’un degré de liberté beaucoup plus important que celui dont jouissent les enfants occidentaux… L’enfant est autorisé à faire ce qu’il veut … À l’école, la discipline commence ... mais il n’y a pas de punition autre que l’avertissement public. Quelque soit le type de contrôle instauré, il est principalement exercé sur l’enfant par l’opinion commune de sa classe ; et un enseignant habile est capable de diriger cette opinion … Le pouvoir est toujours dans le sentiment de la classe … C’est toujours la règle de la majorité s’imposant aux individus ; et cette puissance est impressionnante.
La morale inculquée est toujours celle du sacrifice de l’individu à la communauté, et de l’écrasement de toute autonomie individuelle. Dans la vie adulte, tout écart par rapport à la minutie de la réglementation de l’État était immédiatement et sévèrement puni. » [27]
Angleterre
C’est en Angleterre que la tradition du volontarisme était la plus vigoureuse. Elle y était si forte que, non seulement il n’y a pas eu d’enseignement obligatoire en Angleterre avant la fin du XIXe siècle, mais il n’y a même pas eu de système scolaire public.
Avant les années 1830, l’État n’intervenait pas du tout dans l’éducation. Après 1833, l’État a commencé à accorder des subventions croissantes pour promouvoir indirectement l’éducation des pauvres dans les écoles privées. C’était une action strictement philanthropique, et il n’y avait aucune trace de contrainte. Finalement, la contrainte a été introduite dans l’éducation anglaise par la fameuse « loi sur l’éducation » de 1870. Cette loi a permis aux conseils de comté de rendre la scolarité obligatoire. Le comté de Londres l’a fait immédiatement pour les enfants entre 5 et 13 ans, et d’autres grandes villes ont suivi. Les comtés ruraux, cependant, étaient réticents à imposer la fréquentation obligatoire. En 1876, 50% des enfants fréquentant les écoles de Grande-Bretagne le faisaient sous la contrainte, chiffre qui grimpe à 84% pour les enfants des villes. [28] La loi de 1876 a mis en place des conseils chargés de la fréquentation scolaire dans les zones où il n’y avait pas de conseils scolaires, et la fréquentation a été rendue obligatoire dans toutes ces zones reculées, sauf pour les enfants qui vivaient à plus de 2 miles de l’école. Enfin, la loi de 1880 a contraint tous les conseils scolaires départementaux à décréter et à appliquer la fréquentation obligatoire. Ainsi, en une décennie, l’enseignement obligatoire avait conquis l’Angleterre.
Le grand historien du droit, A.V. Dicey, analysait ce développement dans des termes très clairs, le présentant comme un pas réalisé dans la marche vers le collectivisme :
« Ce système signifie, en premier lieu, que A, qui éduque ses enfants à ses frais, ou n’a pas d’enfants à éduquer, est obligé de payer pour l’éducation des enfants de S, qui, quoiqu’il ait peut-être les moyens de payer, préfère que le paiement provienne de la poche de ses voisins. Il tend, en second lieu, du moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire, à placer les enfants du riche et du pauvre, du prévoyant et de l’imprévoyant, sur une sorte de pied d’égalité. Il vise, en bref à l’égalisation des intérêts. » [29]
Le principe collectiviste de l’obligation s’opposait assez frontalement à la tradition individualiste anglaise. La célèbre Commission de Newcastle de 1861 a rejeté l’idée de l’enseignement obligatoire sur les bases du principe individualiste. Une critique acerbe du plan pour l’éducation publique obligatoire, considérée comme une pierre angulaire de la tyrannie grandissante de l’État, a été formulée par Herbert Spencer[30] et par l’éminent historien et juriste, Sir Henry Maine. [31] Plus récemment, Arnold Toynbee a souligné combien l’éducation publique obligatoire étouffait la pensée indépendante. [32]
Le mouvement en faveur de l’enseignement obligatoire en Angleterre et en Europe à la fin du XIXe siècle a été soutenu par les syndicalistes, qui voulaient davantage d’éducation populaire, ainsi que par les classes supérieures, qui souhaitaient instruire les masses afin qu’elles exercent correctement leur droit de vote. Comme d’habitude, chaque groupe de la société voulait ajouter à la puissance de l’État, dans l’idée que ses propres conceptions politiques particulières prévalent dans l’utilisation de ce pouvoir.
L’évolution de l’opinion anglaise
a été particulièrement rapide sur cette question. Lorsque Dicey
écrivait en 1905, il déclarait qu’on ne pouvait trouver presque personne pour
attaquer l’enseignement obligatoire. Pourtant, quand John Stuart Mill rédigeait
son ouvrage De la liberté en 1859, il déclarait qu’on ne pouvait trouver
presque personne qui ne s’opposait pas vigoureusement à l’enseignement
obligatoire. Mill, assez curieusement, soutenait l’enseignement obligatoire,
mais s’opposait à l’instauration d’écoles publiques, et, en vérité, il s’est
avéré que dans de nombreux territoires de l’Angleterre la contrainte était
venue avant les écoles publiques. Mill, cependant, reconnaissait au moins que
la scolarité obligatoire publique abolirait l’individualité au nom
de l’uniformité étatique, et qu’elle cultiverait l’obéissance à l’État.
L’argument de Mill en faveur de l’éducation obligatoire était réfuté avec succès par Spencer dans Social Statics. Mill avait affirmé que dans l’éducation le consommateur ne sait pas ce qui est le mieux pour lui, et que par conséquent l’intervention de l’État est justifiée. Pourtant, comme le souligne Spencer, c’était l’excuse fournie pour presque tous les exercices de la tyrannie d’État. Le seul critère de la valeur des choses est le jugement du consommateur qui utilise effectivement le produit. Et le jugement de l’État est nécessairement régi par ses propres intérêts despotiques.
Un autre argument courant en Angleterre en faveur de l’enseignement obligatoire était également commun aux États-Unis. C’était l’argument de Macauley — que l’éducation permettrait d’éliminer la criminalité, et que, puisqu’il est du devoir de l’État de réprimer le crime, l’État devrait instituer l’enseignement obligatoire. Spencer a montré le caractère spécieux de cet argument, en démontrant que la criminalité avait peu de rapport avec l’éducation. Ce fait n’est devenu que trop évident de nos jours, comme un simple coup d’œil au taux croissant de la délinquance juvénile « obligatoirement instruite » en Amérique suffirait à le prouver. Spencer étudiait les statistiques de son époque, et démontrait qu’il n’y avait pas de corrélation entre les zones mal instruites et les zones criminelles ; en effet, dans de nombreux cas, la corrélation était inverse — plus il y avait d’éducation, plus il y avait de criminalité.
C’est un acte d’accusation grave et irréfutable contre l’éducation publique obligatoire que ces totalitarismes modernes étaient désireux d’instituer la scolarisation étatique obligatoire dans leurs régimes. En effet, l’endoctrinement de la jeunesse dans les écoles était l’un des principaux piliers de ces États d’esclaves. En vérité, la principale différence entre les horreurs du XXe siècle et les despotismes plus anciens est que ces tyrannies modernes ont dû reposer sur un soutien plus direct de la masse, et que par conséquent l’alphabétisation obligatoire et l’endoctrinement ont joué un rôle crucial. Le système public obligatoire était déjà en place pour le moule totalitaire. [33] À la base du totalitarisme et de la scolarisation obligatoire réside l’idée que les enfants appartiennent à l’État plutôt qu’à leurs parents. L’un des principaux promoteurs de cette idée en Europe était le célèbre marquis de Sade, qui insistait pour que les enfants soient la propriété de l’État.
Il est nul besoin d’insister sur l’éducation dans les pays communistes. Les pays communistes rendent obligatoire la scolarisation publique, et imposent un endoctrinement rigide d’obéissance à l’égard des dirigeants. La scolarisation obligatoire est accompagnée par des monopoles d’État sur d’autres domaines de propagande et d’éducation.
De même, l’éducation nationale-socialiste subordonnait l’individu à l’État et lui imposait l’obéissance. L’éducation dépendait exclusivement de l’État national-socialiste pour qu’il développe l’endoctrinement de ses principes.
Un usage similaire des écoles publiques et de l’endoctrinement pour l’obéissance envers l’État absolu a été mis en œuvre dans l’Italie fasciste. L’Italie est particulièrement intéressante de par les activités du premier ministre fasciste de l’Éducation, Giovanni Gentile. Dans la vieille Italie laxiste, l’éducation mettait en avant l’importance du développement intellectuel de l’enfant et de son apprentissage de certains sujets. Le régime fasciste de Gentile a alors institué les méthodes modernes de « l’éducation progressiste ». Il a introduit et mis en valeur le travail manuel, le chant, le dessin et les jeux. La participation à ces ateliers était obligatoire sous peine d’amendes. De manière significative, Gentile a enseigné que « l’éducation doit être atteinte par l’expérience, elle doit être atteinte par l’action. » [34] Les enfants étaient libres d’apprendre à travers leurs propres expériences, bien entendu « dans les limites nécessaires pour le développement de la culture. » Les programmes scolaires n’étaient donc pas prescrits, mais les enfants étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, avec une simple emphase mise sur « l’étude de héros tels que Mussolini comme figures de l’esprit national. » [35]
Certaines personnes peuvent peut-être penser que la comparaison de la scolarisation obligatoire à une tyrannie ne pourrait pas être applicable à un pays libre comme les États-Unis. Et pourtant, l’étude de l’esprit et de l’histoire de la scolarisation obligatoire aux États-Unis nous signale des dangers tout à fait similaires.
Dans la majorité des colonies américaines, l’éducation s’inscrivait dans la tradition anglaise, celle d’une éducation parentale volontaire, les écoles publiques étant réservées aux familles les plus pauvres, libres de faire usage ou non de ces institutions. Ce système émergea dans les colonies du Centre et du Sud. La Nouvelle-Angleterre représenta toutefois une exception décisive, en ce qu’elle fut le point de départ de la diffusion du système éducatif collectiviste aux États-Unis. Contrairement aux autres colonies, la Nouvelle-Angleterre était dominée par la tradition calviniste, très forte parmi les puritains anglais qui s’étaient installés dans le Massachusetts, et plus tard dans les autres colonies de la Nouvelle-Angleterre. [36] Ces puritains ascétiques et impitoyables, fondateurs de la colonie de la baie du Massachusetts, étaient désireux d’adopter le plan calviniste de scolarisation obligatoire afin d’assurer la formation de bons calvinistes et la suppression de toute dissidence éventuelle. Un an à peine après une première série de lois particulières, la colonie de la baie du Massachusetts adoptait en 1642 une loi d’alphabétisation obligatoire pour tous les enfants. En outre, chaque fois que les fonctionnaires de l’État jugeaient les parents ou les tuteurs incapables de prendre correctement soin des enfants, l’État pouvait les saisir et confier leur instruction à des personnes qu’il nommerait et qu’il chargerait de leur donner l’instruction requise.
Cette loi du 14 juin 1642 constitua un véritable événement, dans le sens où elle fut à l’origine de l’établissement de la scolarisation obligatoire dans le monde anglo-saxon. Elle mérite donc d’être citée :
« La bonne éducation des enfants est profitable et bénéfique pour toute république, et puisque de nombreux parents et maîtres sont trop complaisants et négligents face à ce devoir qui est le leur, il est ordonné aux élus de chaque ville… de garder un œil vigilant sur leurs voisins, afin de s’assurer que nul ne se rend coupable d’un acte d’une telle barbarie dans sa famille, celui de ne pas instruire ses enfants et apprentis, par lui-même ou par d’autres. » [37]
En 1647, la colonie a fait suivre cette loi par l’établissement d’écoles publiques. Dans la scolarisation obligatoire, l’accent était mis notamment sur l’enseignement des principes puritains-calvinistes.
Il est assez intéressant de noter que la colonie des pèlerins de Plymouth, légèrement plus ancienne et plus religieusement libérale, n’a pas mis en place de système de scolarisation obligatoire. Lorsque la colonie de Plymouth a été rattachée à la baie du Massachusetts, les lois éducatives de ce dernier État ont prévalu.
De quel type était le gouvernement qui a établi le premier système de scolarisation obligatoire dans le monde anglophone, modèle qui allait inspirer les systèmes éducatifs à venir dans les autres États ? L’esprit de ce gouvernement était l’absolutisme calviniste. Tout habitant de la colonie était obligé de rejoindre une congrégation, bien que tous ne puissent pas également obtenir le titre de membres. Seuls les membres de l’Église, toutefois, pouvaient voter dans les élections de l’État. Les principes de ce gouvernement théocratique étaient ceux de « l’ordre », qui remettait à leur place l’inférieur et le supérieur. L’autorité politique des anciens de l’Église devait s’imposer. Pour être admis comme membre de l’Église (et avoir le droit de vote), le candidat devait être évalué par les anciens de l’Église, qui déterminaient si oui ou non il y avait « quelque chose de Divin et de solennel » dans son âme, le rendant apte en tant que membre. Toutefois, le révérend John Cotton, grand chef spirituel puritain, déclarait que les hypocrites qui, sans aucune croyance intérieure, se conformaient simplement aux règles fixées par les aînés, pouvaient tout de même être membres — à condition qu’ils ne chôment pas dans leurs occupations. Il est intéressant de noter qu’en 1636, la colonie, dans un de ses premiers décrets, établissait Harvard en tant qu’université d’État. Les autorités ont déclaré que les écoles devaient être assistées de magistrats, afin d’empêcher la corruption des saines doctrines.
Le révérend William Hubbard, un autre leader et ministre puritain, affirmait qu’ « il est prouvé par l’expérience ... que la plus grande partie de l’humanité n’est que des outils et des instruments, dont d’autres se servent, plutôt que des électrons libres, capables d’effectuer quelque chose par eux-mêmes ». Ils sont toujours des moutons ayant besoin d’un berger. Les magistrats sont la force qui gouverne, la « tête » de la société. Le révérend John Davenport conseillait aux électeurs de choisir de bons dirigeants, car il était impératif pour eux de se soumettre à l’autorité du dirigeant.
Vous devez vous soumettre à leur autorité, et effectuer toutes les tâches qu’ils vous prescrivent... qu’elles soient bonnes ou mauvaises, en raison de la relation établie entre eux et vous.
Ainsi, la démocratie formelle fut très tôt considérée comme compatible avec le despotisme des gouvernants sur les gouvernés.
Le personnage qui a eu l’influence la plus importante sur la formation de la colonie de la baie du Massachusetts a été son premier gouverneur John Winthrop, qui a gouverné la colonie pendant vingt ans à partir de sa création en 1630. Winthrop croyait que la liberté naturelle était une « bête sauvage » qui devait être contenue par « les commandements de Dieu ». « Être droit dans sa soumission à l’autorité », tel était l’exercice convenable de la liberté civile. Winthrop considérait toute opposition à la politique du gouverneur — en particulier quand il était lui-même gouverneur — comme de l’insurrection.
Le Massachusetts était gouverné en parfait accord avec ces principes. Les personnes perçues comme des hérétiques et les sorcières présumées ont été persécutées et harcelées, et on a réclamé l’application la plus stricte des normes et l’austérité puritaine dans presque tous les domaines de la vie. Les dissidents, comme Roger Williams et Anne Hutchinson, ont dû quitter la colonie.
Le puritanisme s’est bientôt répandu à d’autres États, et le Connecticut a été régi dans le même esprit. L’État du Rhode Island, cependant, était beaucoup plus libéral, et ce n’est pas par hasard que Rhode Island était l’exception en Nouvelle-Angleterre durant la mise en place des systèmes scolaires publics pendant la période coloniale.
Au cours du XVIIIe siècle, la sévérité religieuse des colonies a affaibli progressivement son emprise sur la communauté. Des sectes ont alors surgi et ont prospéré. Le Massachusetts et le Connecticut ont toutefois promulgué des lois répressives contre les Quakers, leur interdisant également d’ouvrir des écoles. De plus, le Connecticut, dans une vaine tentative de réprimer le mouvement des « Nouvelles Lumières », a promulgué en 1742 une loi interdisant les Nouvelles Lumières d’établir des écoles. Leurs raisons étaient que ces écoles « peuvent avoir tendance à enseigner aux jeunes certains principes et rituels, et à introduire des troubles qui peuvent avoir des conséquences fatales pour la paix publique et le bonheur de cette colonie. » [38]
Une partie de la motivation derrière l’endoctrinement religieux et la scolarisation obligatoire dans la période coloniale était d’ordre économique. Les domestiques devraient particulièrement être « instruits », beaucoup de leurs maîtres considérant que les domestiques étaient moins enclins à être indépendants et « fauteurs de troubles » quand ils étaient imprégnés du catéchisme et de la Bible puritaine.
Finalement, la guerre révolutionnaire perturba le système éducatif dans son ensemble, et les États indépendants furent enclins à tout rebâtir de zéro. Les nouveaux États ont abordé le problème à peu près comme ils l’avaient fait en tant que colonies. Une fois de plus, le Massachusetts a ouvert la voie à l’établissement de la scolarisation obligatoire, que ses lois coloniales avaient toujours reconnu. Il a pris l’initiative d’inclure dans sa Constitution de 1780 une disposition accordant expressément la compétence au législateur d’imposer la présence obligatoire à l’école. Ce pouvoir a été exercé sans tarder, et en 1789 la fréquentation scolaire a été rendue obligatoire dans le Massachusetts.
Le Connecticut a suivi en 1805 avec une loi exigeant de tous les parents qu’ils scolarisent leurs enfants. Le Connecticut a emboîté le pas de cette alphabétisation obligatoire par une loi de 1842 obligeant tous les enfants employés de moins de quinze ans à fréquenter l’école pendant trois mois au cours d’une année, ajoutant ainsi une scolarité obligatoire à la formation générale élémentaire également obligatoire. Les lois du Massachusetts étaient cependant assez laxistes pour les spécialistes de l’école buissonnière, et en 1845 Boston a tenté de passer un projet de loi contre l’absentéisme des enfants sans emploi, projet qui a été abandonné sur la base qu’il violait les droits qu’avaient les parents sur leurs enfants. Le projet de loi a toutefois été voté en 1846. En 1850, le Massachusetts a autorisé ses villes à prendre des dispositions pour les élèves régulièrement absentéistes, et a permis qu’ils puissent être retenus en prison. Enfin, en 1852, le Massachusetts a établi à l’échelle de l’État le premier modèle moderne et global de scolarisation obligatoire aux États-Unis. Il prévoyait que tous les enfants entre huit et quatorze ans devraient aller à l’école au moins treize semaines chaque année. Durant la fin du siècle le Massachusetts a continué à étendre et à renforcer ses lois sur la scolarisation obligatoire. En 1862, par exemple, il a rendu l’emprisonnement des enfants absentéistes obligatoire, et a étendu l’âge de la scolarisation obligatoire, qui s’étendait désormais de sept à seize ans. En 1866, la fréquentation de l’école a été rendue obligatoire pendant six mois par an.
Ce n’est pas le moment d’aborder le sujet de la « bataille pour les écoles publiques », qui a transformé le système éducatif américain de 1800 à 1850. Les objectifs de ses partisans seront analysés. Mais il suffit de dire que, entre 1825 et 1850, le travail de propagande fut tel que tous les États, à l’exception de la Nouvelle-Angleterre, étaient passés d’un système sans écoles publiques, ou avec des écoles publiques réservées uniquement aux plus nécessiteux, à la fondation d’écoles publiques pour tous. De plus, l’esprit des écoles publiques avait changé, passant de la philanthropie envers les pauvres à une institution où la présence de chaque enfant était requise. En 1850, chaque État avait un réseau d’écoles publiques gratuites.
En 1850, tous les États disposaient d’écoles publiques, mais seuls ceux du Massachusetts et du Connecticut les ont rendues obligatoires. Le mouvement pour la scolarisation obligatoire a conquis toute l’Amérique à la fin du XIXe siècle. Le Massachusetts a mené la parade, et tous les autres États ont suivi, principalement entre les années 1870 et 1880. En 1900, presque tous les États ont rendu obligatoire la fréquentation de l’école. [39]
Il semble y avoir eu peu de débat sur la question de la scolarisation obligatoire. Nous ne pouvons que deviner la raison de cette négligence envers une question fondamentale, une négligence qui est palpable, en outre, dans toutes les histoires de l’éducation. Il se peut bien que ce soit parce que les « éducateurs » professionnels savaient que le sujet était délicat s’il était abordé indûment dans le débat public. Après avoir cité quelques-uns des défenseurs et des adversaires des lois rendant la scolarisation obligatoire, nous allons étudier le développement des « éducateurs » ainsi que leur propagande, car ils ont joué un rôle fondamental dans l’établissement d’écoles publiques sous la forme que nous connaissons aujourd’hui.
La tradition individualiste sur cette question a été bien illustrée au début du XIXe siècle par Thomas Jefferson. Quoiqu’il était un ardent défenseur des écoles publiques pour aider les pauvres, Jefferson rejetait complètement le principe de l’obligation :
Il est préférable de tolérer le cas rare d’un refus par les parents de faire éduquer leur enfant, que de choquer les sentiments et les idées communes par le placement forcé de l’enfant dans une institution éducative contre la volonté du père. [40]
De manière similaire, un autre Virginien de cette époque a mis en garde contre tout transfert des droits des parents vers l’État, mettant ainsi en péril la relation vitale entre le parent et l’enfant. [41] À la fin du XIXe siècle, cependant, la tradition individualiste avait fortement décliné. Un rapport, typique de la défense de l’enseignement obligatoire, a été préparé par l’un des groupes d’éducateurs professionnels, l’association d’éducation publique de Philadelphie (1898). [42] L’association affirmait que tant qu’il y aurait des parents ignorants ou égoïstes, l’obligation devrait être utilisée dans le but de protéger les droits de l’enfant. Le rapport se plaignait qu’en Pennsylvanie la loi de 1895 sur l’enseignement obligatoire ne soit pas appliquée, et recommandait qu’elle le soit. Il indiquait que l’un des principaux soutiens de ces lois provenait du mouvement syndical naissant. [43]
Le rapport faisait pompeusement l’éloge du système prussien et de sa fréquentation obligatoire. Il louait le Massachusetts et la Prusse pour leurs systèmes qui n’autorisaient la scolarisation dans les écoles privées que pour autant que celles-ci respectaient les exigences imposées par le bureau national de l’éducation. Il vantait également le fait que le Massachusetts et l’État de New York avaient mis en place des établissements réservés aux coupables d’absentéisme à l’école, et que, si les parents refusaient d’y envoyer leur enfant absentéiste, les tribunaux pouvaient forcer la décision. L’intention des éducateurs professionnels est explicite dans certaines déclarations mentionnées dans ce rapport. Ainsi, un éducateur de Brooklyn critiquait le système alors en vigueur parce qu’il renvoyait les enfants absentéistes le 31 juillet de chaque année, et plaidait pour que la peine soit prolongée indéfiniment jusqu’à ce qu’une preuve de changement d’attitude soit présentée, ou jusqu’à ce que l’enfant ait passé l’âge de la scolarité obligatoire ; en d’autres termes, il recommandait la saisie complète et l’incarcération des jeunes absentéistes. Un directeur d’école de Newburgh, dans l’État de New York, suggérait pour sa part que les enfants de plus de 14 ans, qui n’avaient pas fréquenté les écoles, et qui étaient donc au-dessus de la limite d’âge pour la scolarisation obligatoire, devaient être forcés à fréquenter les écoles de formation manuelle, de musique et d’exercices militaires.
La Prusse était aussi présentée comme un idéal par un journal de premier plan défendant l’éducation obligatoire. L’influent New York Sun déclarait que les enfants devaient avoir une éducation, et qu’ils devaient la recevoir obligatoirement de l’État ; il faisait l’éloge de l’universalité du système de l’enseignement obligatoire en Prusse et dans les autres États allemands. [44]
En 1872, B. G. Northrup, le secrétaire du conseil de l’éducation de l’État du Connecticut, estimait qu’il allait de soi que les enfants avaient un « droit sacré » à l’éducation, et que grandir dans l’ignorance était un « crime ». (Nous avons vu dans la première partie que tout le monde, y compris les analphabètes, accèdent à la connaissance et à « l’éducation », même sans instruction formelle.)
L’association centrale des professeurs, la National Education Association, se déclarait, lors de sa réunion 1897, favorable aux lois étatiques rendant l’éducation scolaire obligatoire. [45]
Ainsi, nous voyons que les éducateurs professionnels ont été la force agissante, avec l’appui des syndicats, qui a imposé l’enseignement obligatoire en Amérique.
Il y a eu une vague d’opposition à l’enseignement obligatoire au début des années 1890, mais, dès cette époque, l’enseignement obligatoire s’est dirigé vers une victoire éclatante. Deux fois, en 1891 et 1893, Pattison, le gouverneur de Pennsylvanie — un État avec une tradition libérale dans le domaine de l’éducation — opposa son veto aux lois liées à la scolarisation obligatoire, au motif que toute interférence avec la liberté personnelle des parents était, dans le principe, contraire aux valeurs de l’Amérique. La loi a toutefois été adoptée en 1895, lorsque le gouverneur Hasting a signé le projet de loi avec beaucoup de réticence. [46] En 1892, les cadres du Parti démocrate ont déclaré :
« Nous sommes opposés à l’intervention de l’État dans les droits parentaux et les droits de conscience dans l’éducation des enfants, la considérant comme une violation de la doctrine démocratique fondamentale qui veut que la plus grande liberté individuelle compatible avec les droits d’autrui assure à la citoyenneté américaine sa plus haute valeur et à tous le meilleur des gouvernements. » [47]
Il est important de s’intéresser aux objectifs de la création des écoles publiques, en particulier au fait que les éducateurs professionnels ont été le moteur premier à la fois pour la création d’écoles publiques gratuites et pour l’enseignement obligatoire. Dans les premiers temps, la volonté de quasi-libertariens comme Thomas Jefferson et Thomas Paine de créer des écoles publiques était fondée sur la conviction que le gouvernement républicain était plus adapté aux citoyens correctement instruits, et que l’État devait rendre de telles institutions accessibles pour ceux qui étaient trop pauvres pour se fournir auprès d’institutions privées. [48] Certainement, beaucoup de ceux qui préconisaient la création d’écoles publiques l’ont fait simplement pour cette raison.
Il y avait d’autres objectifs bien plus dangereux, en particulier chez les éducateurs qui ont été les forces principales dans cette mouvance, et qui ont pris le contrôle des conseils publics de l’éducation et des collèges de formation des enseignants, lesquels formaient les enseignants des écoles publiques. Dès 1785, le révérend Jeremy Belknap, prêchant devant le tribunal du New Hampshire, préconisait une éducation égale et obligatoire pour tous, soulignant que les enfants appartenaient à l’État et non à leurs parents. [49] L’influent Benjamin Rush souhaitait une éducation généralisée afin d’établir une nation uniforme, homogène et égalitariste.
La doctrine de l’obéissance à l’État était l’objectif premier d’Archibald D. Murphey, le père du système scolaire public en Caroline du Nord. En 1816, Murphey imaginait un système d’écoles publiques conçu de la façon suivante :
« Tous les enfants y étudieront... Dans ces écoles les préceptes de la morale et de la religion devront être inculquées, et les habitudes de subordination et d’obéissance être développées .... L’État, animé de sollicitude pour leur bien-être, doit prendre en charge ces enfants et les placer dans des écoles où leurs esprits peuvent être éclairés et leurs cœurs peuvent être rendus vertueux. » [50]
Dans les années 1820, leurs objectifs de contrainte et d’étatisme se développaient déjà dans le pays, et étaient particulièrement populaires en Nouvelle-Angleterre, bien que la tradition individualiste y était encore forte. L’un des facteurs qui a augmenté la puissance de la Nouvelle-Angleterre dans la diffusion de l’idée collectiviste dans l’instruction est à trouver dans l’énorme émigration dont cette région était la source. Des habitants provenant de la Nouvelle-Angleterre fourmillaient dans les États au sud et à l’ouest de la Nouvelle-Angleterre, et y emmenaient avec eux leur zèle pour l’enseignement public et la contrainte étatique.
Les États-Unis se sont rapprochés alors au plus qu’ils ne l’ont jamais fait de l’idée platonicienne du plein contrôle de l’État communiste sur les enfants. C’était l’intention de deux des premiers socialistes américains — Frances Wright et Robert Dale Owen. Owen était le fils de Robert Owen, l’un des premiers socialistes « utopiques » britanniques, et avec son père il avait tenté une expérience dans une communauté volontaire et communiste à New Harmony, en Indiana. Frances Wright était une Écossaise qui avait également été à New Harmony, et qui a ouvert avec Owen un journal appelé le Free Enquirer. Leur principal objectif était de faire campagne pour leur système éducatif obligatoire. Wright et Owen présentaient leur plan comme suit :
« C’est une instruction nationale, rationnelle et républicaine ; gratuite pour tous et au frais de tous ; mise sous la tutelle de l’État, et instaurée pour l’honneur, le bonheur, la vertu, et le salut de l’État. » [51]
L’objectif principal de ce plan était que l’égalité soit implantée dans les esprits, les habitudes, les mœurs et les sentiments, de sorte que les fortunes et les conditions soient finalement égalisées. Au lieu de l’appareil complexe d’écoles primaires, de lycées, de séminaires, etc., Owen et Wright préconisaient que les États organisent simplement une série d’institutions pour la « réception générale » de tous les enfants vivant dans un district. Ces établissements seraient consacrés à l’éducation complète des divers groupes d’enfants selon leur âge. Les enfants seraient contraints de vivre dans ces lieux 24 heures sur 24. Les parents seraient autorisés à rendre visite à leurs enfants de temps en temps. Dès l’âge de 2 ans chaque enfant serait sous la garde et la direction de l’État.
Dans
ces crèches d’une nation libre, aucune inégalité ne doit être autorisée à
pénétrer. Les enfants seront alimentés de la même manière ; vêtus d’un
même costume ... élevés dans l’exercice de buts communs ... dans l’exercice des
mêmes vertus, dans la jouissance des mêmes plaisirs ; dans l’étude de la
même nature ; à la poursuite du même intérêt ... Dites donc ! Une
telle entrée en matière … ne permettrait-elle pas la réforme de la société et
le perfectionnement des institutions libres de l’Amérique ?
Owen insistait beaucoup sur le fait que le système « n’embrassait rien de moins que l’ensemble du peuple ». L’effet serait de « régénérer l’Amérique en une génération. Cela réunira toutes les classes en une seule ». Frances Wright révélait tout net le but de son système, appelant le peuple à renverser une aristocratie de l’argent à la hiérarchie sacerdotale. « Nous sommes dans une guerre de classe ».
Ainsi, nous voyons qu’un nouvel élément a été introduit dans l’ancien usage d’instaurer l’enseignement obligatoire au nom de l’absolutisme étatique. Un deuxième objectif est l’égalité et l’uniformité absolues, et un système scolaire obligatoire était considéré par Owen et Wright comme parfaitement adapté à cette tâche. Tout d’abord, les habitudes, les esprits et les sentiments de tous les enfants doivent être moulés dans l’égalité absolue ; puis la nation est mûre pour l’étape finale d’égalisation des biens et des revenus par les moyens coercitifs de l’État.
Pourquoi Owen et Wright insistaient-ils sur la garde des enfants pendant 24 heures sur 24, à partir de l’âge de 2 ans, les libérant seulement lorsque l’âge scolaire de 16 ans était atteint ? Ainsi qu’Owen le disait :
« Dans les écoles républicaines, on ne doit en aucun cas permettre aux préjugés aristocratiques d’être tentés de se développer. Les élèves doivent apprendre à se considérer comme des concitoyens, comme des égaux. Le respect ne doit pas être octroyé aux riches, ou refusé aux pauvres. Toutefois, si les enfants de ces écoles publiques rentrent à la maison chaque soir, l’un dans la salle de jeux à la douce moquette de ses parents riches, et l’autre dans sa chambre inconfortable chez son pauvre père ou chez sa mère veuve, reviendront-ils le lendemain comme des amis et des égaux ? »
De même, les différences dans la qualité des vêtements provoquaient des sentiments d’envie de la part des pauvres et de dédain de la part des riches — sentiments qui devraient être éliminés en rendant obligatoire le port du même uniforme pour tous. Tout au long des plans d’Owen s’illustre sa haine de la diversité humaine, en particulier du niveau de vie plus élevé des riches par rapport aux pauvres. Pour réaliser son plan d’égalisation en profondeur par la force, les écoles devaient recevoir les enfants, non pas 6 heures par jour, mais en permanence : elles devaient les nourrir, les vêtir, les loger. Celles-ci ne devaient pas seulement s’occuper de leurs études, mais aussi de leurs occupations et de leurs loisirs ; elles devaient prendre soin d’eux jusqu’à ce que leur éducation soit terminée.
On pourrait bien faire valoir que le plan Owen-Wright est sans importance ; qu’il a eu une signification purement utopique et qu’il a eu peu d’influence. La vérité est toute autre. En premier lieu, le plan a eu beaucoup d’influence : de manière certaine, les idées de promotion de l’égalité ont été dominantes dans la pensée de l’influent groupe d’éducateurs qui a établi et contrôlé les écoles publiques de la nation durant les années 1830 et 1840. En outre, le plan Owen pousse l’idée de l’école publique obligatoire à sa conclusion logique, non seulement par la promotion de l’absolutisme de l’État et de l’égalité absolue — à laquelle le système est admirablement adapté — mais aussi parce qu’Owen a lui-même reconnu que l’école devait éduquer l’enfant dans toutes ses composantes, afin de mouler la jeune génération. N’est-il pas probable que l’intention d’éduquer complètement l’enfant, que l’on trouve dans la mouvance « progressiste », vise à façonner toute la personnalité de l’enfant plutôt qu’à mettre en place le plan communiste complet d’Owen et Wright de saisie et d’éducation de l’enfant, que personne n’accepterait en Amérique ?
L’influence du plan Owen-Wright est attestée par le fait qu’un historien de l’éducation, favorable au système public, place ce plan en première position dans son récit, et lui consacre une place considérable. [52] Cremin rapporte qu’un grand nombre de journaux ont réimprimé les essais éducatifs de Owen, et les ont approuvé. Owen a commencé à exposer son projet à la fin des années 1820 et l’a fait jusqu’à la fin des années 1840, époque à laquelle il a écrit le plan élaboré avec Miss Wright. Son plan a eu une influence considérable sur les groupes de travailleurs. Il a exercé une grande influence sur le rapport largement diffusé d’un comité de travailleurs de Philadelphie en 1829, traitant de l’éducation en Pennsylvanie. Le rapport demandait l’égalité : une éducation identique et une formation adéquate pour tous. Ce rapport et des rapports similaires « ont eu une influence considérable en ouvrant la voie à la législation progressiste du milieu des années 30. » [53]
Peu de temps après, il y a eu sur la scène américaine un phénomène remarquable : un groupe très soudé de pédagogues a émergé, que Cremin a nommé « les réformateurs de l’éducation ». Leur propagande a contribué à l’instauration des écoles publiques ; et ils en sont venus ensuite à contrôler les écoles à travers des postes dans les conseils publics de l’éducation, comme celui de surintendant, ou à travers le contrôle des institutions de formation des enseignants, et donc des enseignants. Ce même groupe, sous des noms différents, continue à ce jour de dominer l’enseignement primaire et secondaire, avec ses idées étriquées et son jargon. Le plus important est qu’ils ont réussi à imposer leurs normes sur les exigences de certification de l’État pour les enseignants, afin que personne ne puisse enseigner dans une école publique sans être passé préalablement par des cours de formation des enseignants dirigés par ces éducateurs. C’était ce même groupe qui a encouragé la mise en place de la scolarisation obligatoire, et a préconisé une éducation de plus en plus « progressiste » ; ils méritent donc un examen minutieux.
Certains Américains sont fiers du fait que leur système éducatif ne puisse jamais être tyrannique, parce qu’il n’est pas contrôlé par l’État fédéral, mais par leur État fédéré. Cela ne fait cependant que peu de différence. Non seulement cela concerne toujours l’État, qu’il soit local ou fédéral, mais les éducateurs, par le biais des associations et des revues nationales, sont aussi presque parfaitement coordonnés. En réalité, les systèmes scolaires sont gérés à l’échelle nationale et de manière centralisée, et l’obtention d’un contrôle fédéral formel ne serait que la dernière étape dans la quête de la conformité et du contrôle.
Une autre source importante de tyrannie et d’absolutisme dans le système scolaire est le fait que les enseignants soient régis par le statut de la fonction publique. En conséquence, une fois qu’il a passé un examen formel ayant peu de rapport avec sa capacité réelle à enseigner et que quelques temps s’écoulent, l’enseignant fait partie de la masse des salariés de l’État et sera imposé aux enfants pour le reste de sa vie professionnelle. La bureaucratie de l’État a utilisé la fonction publique comme un outil extraordinairement puissant d’enracinement et de domination permanente. La tyrannie par le vote majoritaire peut être assez déplaisante, mais au moins, si les dirigeants sont soumis à des contrôles démocratiques, ils doivent se conformer aux souhaits de la majorité des électeurs. Mais les fonctionnaires qui ne peuvent pas être déchus de leur poste lors de la prochaine élection ne sont soumis à aucun contrôle démocratique quel qu’il soit. Ce sont des tyrans permanents. « Sortir quelqu’un du champ de la politique » pour le placer dans le giron de la fonction publique ne va certainement pas « accroître l’éthique » de la bureaucratie. Cela l’élève au contraire dans sa sphère d’activité au rang de souverain absolu et quasi-perpétuel. Le fait que les enseignants appartiennent à la fonction publique est l’un des actes d’accusation les plus accablants contre le système obligatoire américain d’aujourd’hui.
Pour en revenir aux premiers éducateurs, les principales figures du mouvement étaient des hommes natifs de Nouvelle-Angleterre, tels qu’Horace Mann dans le Massachusetts, et Henry Barnard dans le Connecticut. Il y avait également James Carter, Calvin Stowe, Caleb Mills, Samuel Lewis, et beaucoup d’autres. Quelles étaient leurs méthodes et leurs objectifs ?
L’une des méthodes dont ils se servirent pour atteindre leurs objectifs a été d’instaurer un réseau d’organisations éducatives. L’un des premiers a été l’American Lyceum, organisée en 1826 par Josiah Holbrook. L’un de ses principaux objectifs était d’influencer et d’essayer de dominer les conseils scolaires étatiques et locaux. En 1827, la première « société pour la promotion des écoles publiques » a été ouverte en Pennsylvanie. Cette société s’est engagée dans un vaste programme de correspondance, de brochures, de communiqués de presse, etc. Des organisations similaires se sont formées au début des années 1830 dans tout l’ouest du pays, faisant parler d’elles par des conférences, des réunions, des mémoires envoyés aux élus et du lobbying. Des centaines de ces associations se sont ainsi formées dans tout le pays. Une des principales était l’American Institute of Instruction, établi en Nouvelle-Angleterre en 1830. Les réunions annuelles et les annales de cet Institut furent l’un des centres et l’un des principaux foyers de propagation du mouvement éducationniste.
En second lieu, ces éducateurs ont créé des revues pédagogiques par dizaines, dans lesquelles leurs grands principes ont été diffusés auprès de leurs disciples. Les principales ont été l’American Journal of Education, l’American Annals of Education, le Common School Assistant, et le Common School Journal. Le plus important canal dans lequel s’est exercée l’influence éducationniste a été l’obtention de positions de pouvoir dans les systèmes scolaires publics. Ainsi, Horace Mann, rédacteur en chef du Common School Journal, est devenu secrétaire du Conseil de l’éducation du Massachusetts, et ses rapports annuels au cours des années 1840 ont influencé très fortement la « ligne » des éducationnistes. Henry Barnard est devenu le secrétaire du Connecticut Board of Education, Calvin Wiley est devenu chef des écoles publiques en Caroline du Nord, Caleb Mills dans l’Indiana, Samuel Lewis dans l’Ohio, etc.
Les éducationnistes, en particulier sous l’influence d’Horace Mann, ne sont pas allés jusqu’à prôner l’éducation obligatoire. Mais ils sont parvenus jusqu’à ce point en demandant à tout le monde d’aller dans les écoles publiques tout en dénigrant les écoles privées. Ils étaient particulièrement désireux d’inciter tout le monde à aller dans les écoles publiques afin que tous puissent être moulés dans le sens de l’égalité. Charles Mercer, éducationniste de Virginie, a écrit un éloge de l’école publique qu’il serait bon de comparer avec le plan d’Owen :
« L’égalité sur laquelle nos institutions sont fondées ne saurait être trop fermement enracinée dans les habitudes de pensée de nos jeunes ; et il est évident qu’ils la favoriseraient grandement en partageant une vie en commun pendant le plus de temps possible ; en étant dans les mêmes écoles d’instruction pour enfants ; en y suivant les mêmes normes ; en s’engageant dans les mêmes compétitions ; en partageant les mêmes amusements et divertissements, et la poursuite des mêmes études, toujours en rapport les uns avec les autres ; en étudiant les même disciplines, et dans l’obéissance à la même autorité. »
Et Mercer était le chef de file du mouvement éducationniste en Virginie. La défense vigoureuse de l’école publique comme moyen de nivellement est apparue encore et encore dans la littérature des éducationnistes. Samuel Lewis soulignait notamment que les écoles publiques s’empareraient des populations diversifiées pour les mouler en « un seul peuple » ; Theodore Edson vantait le fait que dans ces écoles les bons enfants devaient apprendre à se mêler avec les mauvais, comme ils auraient à le faire plus tard dans la vie. L’influent Orville Taylor, rédacteur en chef de l’Adjoint des écoles publiques, déclarait : « Envoyez-les y tous (à l’école commune) ; c’est un devoir ». Et en 1837, il eut des mots très similaires à ceux de Mercer et d’Owen :
« Dans ces écoles, les compétents et les médiocres sont instruits dans la même classe, et avec les mêmes livres, et par le même enseignant. Voilà ce qu’est une éducation républicaine ». [54]
Parallèlement à l’expression de tels sentiments vint le dénigrement des écoles privées. Ce thème est apparu presque universellement dans les écrits éducationnistes. James Carter l’exprimait dans les années 1820 ; Orville Taylor écrivait, dans des termes qui nous rappellent les propos d’Owen, que si un enfant riche est envoyé dans une école privée, on lui enseignera « qu’il vaut mieux qu’un enfant de l’école publique. Ce n’est pas du républicanisme ».
Les éducationnistes pensaient qu’il était essentiel d’inculquer aux enfants des principes moraux, et cela signifiait également la croyance religieuse. Toutefois, ils ne devraient pas être sectaires, mais devraient encourager tout de même les différents groupes religieux à envoyer leurs enfants dans les écoles publiques. Toutefois, ils ont décidé d’enseigner les rudiments du protestantisme dans les écoles publiques et d’en faire la foi commune pour tous. Cette solution n’a peut-être pas été très remarquée dans un premier temps, mais une forte immigration de catholiques, peu après la fin de la première moitié du siècle, a créé des difficultés insurmontables pour un tel programme. Un autre aspect intéressant de cette période est le fait que, l’instruction étant toujours volontaire, le pouvoir des éducationnistes était de fait limité. Puisque les parents pouvaient choisir d’envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, la bureaucratie de l’enseignement ne pouvait pas régner pleinement — les parents avaient toujours un certain contrôle. Par conséquent, il ne pouvait y avoir d’absolutisme religieux. En outre, Horace Mann insistait lourdement sur le fait que, pour tous les sujets politiques controversés, l’enseignant devait être neutre. S’il n’était pas strictement neutre, alors les parents ayant des points de vue opposés ne seraient plus enclins à envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, et l’idéal de l’uniformité, de l’éducation égale pour tous serait pris à revers.
Ainsi, nous apercevons l’énorme importance de l’instruction volontaire comme rempart contre la tyrannie. Les écoles publiques devaient rester politiquement et religieusement neutres. [55] Le défaut de base de ce plan, bien entendu, est qu’il est presque impossible de traiter intelligemment et précisément des sujets politiques et économiques tout en étant strictement neutre et en évitant toute controverse. Cependant, c’est évidemment le meilleur plan, compte tenu de la mise en place d’écoles publiques.
Les éducationnistes étaient irrités par ces restrictions, et ont observé le modèle prussien dans lequel ces difficultés ne se posaient pas. En vérité, ils ne restaient politiquement neutres qu’avec les sujets pour lesquels il n’existait aucune controverse importante, et ils inculquaient le nationalisme et l’uniformité de la langue américaine. Calvin Stowe préconisait l’adoption des méthodes prussiennes, bien qu’il ait évidemment prétendu qu’en Amérique les résultats seraient républicains et non despotiques. Stowe réclamait que l’on mette le devoir de se rendre à l’école sur le même plan que le service militaire. En 1836, il s’exprimait presque dans les mêmes termes que Martin Luther trois siècles auparavant :
« Si l’estime portée à la sécurité publique permet à un gouvernement d’obliger les citoyens à faire le service militaire quand le pays est envahi, les mêmes raisons autorisent le gouvernement à rendre obligatoire l’instruction des enfants — car aucun ennemi n’est plus à redouter que l’ignorance et le vice. Un homme n’a pas plus le droit de mettre en danger l’État en y déversant une famille d’enfants ignorants et vicieux, qu’il n’en a de donner des informations à des espions d’une armée envahissante. S’il est incapable d’éduquer ses enfants, l’État devrait l’aider — s’il y est réticent, il devrait l’y contraindre. L’enseignement général est un moyen de défense bien plus sûr, et beaucoup moins coûteux, que les forces militaires… L’éducation populaire est bien moins un désir qu’un devoir ... Puisque l’instruction ... est fournie par les parents, et payée par ceux qui ne profitent pas de ses résultats, c’est un devoir. » [56]
Un autre principe du système prussien que Stowe admirait était son uniformité linguistique obligatoire. Il saluait également les lois vigoureuses rendant la présence obligatoire et réprimant l’école buissonnière.
Le rapport de Stowe sur l’éducation en Prusse a obtenu un grand crédit auprès des éducationnistes, et ils ont adopté ses vues sur le sujet. Mann et Barnard avaient des idées similaires, bien que le premier restait hésitant sur la question de l’obligation scolaire. Barnard, lui, n’y était pas réticent. Saluant le système éducatif prussien, il écrivait :
« La fréquentation régulière de l’école doit être l’objet d’un contrôle spécifique et de la vigilance la plus active ; car c’est la source d’où découlent tous les avantages que l’école peut produire. Il serait très heureux que les parents et les enfants se montrent toujours volontaires par eux-mêmes .... Malheureusement ce n’est pas le cas, en particulier dans les grandes villes. Bien qu’il soit triste d’être obligé d’utiliser la contrainte, il est presque toujours nécessaire de passer par là. » [57]
La sincérité d’Horace Mann était certainement douteuse. Dans ses rapports annuels, il dénonçait les droits de propriété, et parlait de contrôle social et de propriété sociale. D’autre part, tout en demandant les dons d’industriels pour financer les écoles, il abandonnait cette position et son discours de neutralité politique, et déclarait qu’il approuvait complètement un endoctrinement opposé à la démocratie jacksonienne et au pouvoir des foules. [58] Henry Barnard approuvait également l’endoctrinement, comme atout contre la rébellion des foules. Il est évident que les éducationnistes étaient grandement irrités par les limites qu’imposait le volontarisme. Ce dont ils avaient besoin, pour permettre l’endoctrinement de l’État et l’uniformité, c’était du système prussien de contrainte. Il a été adopté à la fin du XIXe siècle, et le débat était clos ; la neutralité n’aurait plus besoin d’être imposée ou revendiquée.
Une autre déclaration éducationniste au nom de l’autorité publique a été faite par Josiah Quincy, l’influent maire de Boston et président de Harvard, lequel a déclaré en 1848 que chaque enfant devait être éduqué afin qu’il obéisse à l’autorité. George Emerson affirmait en 1873 qu’il était tout à fait nécessaire que les gens soient habitués dès leur plus jeune âge à se soumettre à l’autorité. Ces commentaires ont été respectivement publiés dans les publications principales des éducationnistes, le Common School Journal et le School and Schoolmaster. L’influent Jacob Abbott a déclaré en 1856 que l’enseignant devait conduire ses élèves à accepter le gouvernement en place. Le surintendant de l’Instruction publique de l’Indiana affirmait en 1853 que le rôle de l’école était de mouler tous les habitants en un seul peuple partageant un but commun.
Il est évident qu’il reste peu de temps et d’espace pour poursuivre ici une discussion approfondie sur le système très critiquable de l’éducation progressiste et permissive, et sur l’état actuel de l’enseignement dans les écoles publiques. Certaines considérations générales, cependant, émergent, en particulier à la lumière du triomphe du système Rousseau-Pestalozzi-Dewey dans ce pays depuis 1900 :
(1) L’effet de l’éducation progressiste est de détruire toute pensée indépendante chez l’enfant, voire de réprimer toute pensée quelle qu’elle soit. Au lieu de cela, les enfants apprennent à vénérer certaines figures héroïques (les « gentils »), ou à suivre la domination du « groupe » (comme au Japon de Lafcadio Hearn). Ainsi, les matières sont enseignées aussi peu que possible, et l’enfant a peu de chances de développer une quelconque capacité à raisonner dans l’étude de ces matières. Cet objectif est reporté au collège, ainsi qu’au lycée, alors que de nombreux bacheliers sont ignorants de certains rudiments en orthographe ou en lecture, et ne peuvent écrire correctement une phrase de langage soutenu. L’ensemble des éducateurs au pouvoir ne souhaitent ni plus ni moins que créer des écoles de ce type, dans lesquelles il n’y aurait pas d’apprentissage systématique, et ils ont largement réussi dans le cas des écoles de formation des enseignants. La politique consistant à laisser l’enfant « faire ce qu’il veut » en est une insidieuse, puisque les enfants sont encouragés à continuer malgré leur niveau médiocre, sans pour autant recevoir de conseils dans la suite de leurs études. En outre, les « trois R », qui sont fondamentaux, sont négligés aussi longtemps que possible, de sorte que les chances de l’enfant de développer son esprit sont grandement amoindries. La technique d’apprentissage des mots par des images plutôt que par l’alphabet tend à priver le jeune enfant du plus crucial de tous les outils de raisonnement.
(2) L’égalité et l’uniformité sont plus que jamais fixées comme des objectifs à atteindre, malgré l’apparente liberté consistant à laisser les enfants faire ce qu’ils aiment. Le but est d’abolir les notes, grâce auxquelles les meilleurs et les pires élèves connaissent l’étendue de leur savoir, pour adopter des notes plus subjectives, voire l’absence de toute notation. Ce classement subjectif est un système monstrueux notant l’étudiant sur ce que pense arbitrairement l’enseignant des capacités de celui-ci, le classement étant simplement effectué selon comment l’enfant utilise ses aptitudes. Ce système représente un terrible handicap pour les étudiants brillants et offre des privilèges spéciaux aux plus médiocres, qui pourraient obtenir des 20/20 s’ils ne se mettent pas à devenir plus idiots qu’ils ne le sont à la base.
Les études ont tendance à être désormais menées selon le plus petit dénominateur commun, plutôt que dans la moyenne — afin de ne pas « frustrer » les moins compétents. En conséquence, les élèves brillants sont privés d’incitation ou de la possibilité d’étudier, et les plus sots sont encouragés à croire que le succès, sous la forme de notes, de promotions, etc., viendra automatiquement à eux.
L’individualité est supprimée par l’enseignement pour adapter tout un chacun au « groupe ». Tout l’accent est mis sur le « groupe » et le groupe vote, gère ses affaires par la règle de la majorité, etc. En conséquence, les enfants apprennent à chercher la vérité dans l’opinion de la majorité, plutôt que grâce à leur propre réflexion, ou que dans l’intelligence des meilleurs dans le domaine. Les enfants sont préparés pour la démocratie en étant amenés à discuter des faits de l’actualité sans apprendre d’abord dans les sujets globaux (politique, économie, histoire) les connaissances qui sont nécessaires afin d’en discuter. L’effet Mole est de substituer par des slogans et par l’opinion superficielle la pensée de l’individu concerné. Et l’opinion qui prévaut est celle du plus petit dénominateur commun du groupe.
Il est clair que l’un des principaux problèmes vient des élèves les plus idiots du groupe. Les pédagogues progressistes se sont aperçus qu’ils ne pouvaient pas aborder les sujets les plus difficiles avec les élèves les moins doués, voire même les sujets les plus simples. Au lieu d’en arriver à la conclusion logique de l’abandon de la scolarisation obligatoire pour les enfants incapables de suivre l’enseignement, ils ont décidé de baisser l’instruction jusqu’au niveau le plus bas possible, de telle sorte que les individus les plus stupides puissent suivre le cursus — et donc en réalité, d’avancer vers l’élimination complète des matières et des notes.
(3) L’accent mis sur les « fioritures » — sur l’éducation physique, les pièces de théâtres et de nombreux cours triviaux — a encore une fois l’effet d’être compréhensible pour le moins compétent, et donc permet d’assurer un enseignement similaire pour tous. En outre, plus de tels sujets sont mis en évidence, et moins il y a de place pour la réflexion.
(4) L’idée que l’école ne devrait pas simplement enseigner des matières, mais devrait former complètement l’enfant dans toutes les phases de sa vie, est de toute évidence une tentative de l’État pour s’arroger toutes les fonctions du foyer. C’est une tentative pour parvenir à modeler l’enfant sans se saisir réellement de lui comme dans les plans de Platon ou d’Owen.
(5) Incontestablement, l’effet de tout cela est de favoriser la dépendance de l’individu envers le groupe et envers l’État.
Abbott, Jacob, 82
Angleterre, 53-56
Associations éducatives, 65-68, 76
American
Institute of Instruction, 76
American Lyceum, 76
National Education Association,
68
Public Education Association of
Philadelphia, 66
Society for the Promotion of
Public Schools, 76
Athènes, 35
Barnard, Henry, 76-77, 80-81
Barnard, Howard, 43n, 53n
Belknap, Rev. Jeremy, 69
Bible, 37
Book of Discipline, 42
Burdette, Franklin, 57n
Calvin, John, 40-41
Calvinisme, 41-42, 59-60
Carter, James, 76, 78
Certification,
des professeurs, 74-75
des écoles, 30-31, 50-51
Chine, 51-52
Contrôle par les parents, 25-26, 32-
33, 79
Cotton, Rev. John, 61
Cremin,
Lawrence, 37n, 59n, 69n,
91n, 74-75, 81n
Davenport, Rev. John, 61
Davidson, Clara Dixon, 27n
Dewey, John, 57n, 82
Dicey, A.V., 54, 55
Diversité, 14-22, 29, 73
Écoles
Voir éducation
Edson, Theodore, 78
Éducation,
moderne, 14, 25
du premier âge, 9-11
rempart contre le crime, 56
formelle, 11-14, 26
parentale, 25-26
dans les écoles privées, 18-21,
24-25, 31-32, 36, 44, 46, 49-51
53, 67, 77-78
autonome, 10-11
spontanée, 11-12
normes éducatives, 24, 74-75
tuteur éducatif, 20, 27, 60
Éducation obligatoire, 18-19, 28-33, 35-40, 60, 66, 70-71, 81
en Europe, 35-58
en Prusse, 42-48
en France, 48-51
en Chine, 51-52
au Japon, 52
en Angleterre, 29, 53-56
Éducation progressiste, 44, 52, 57,
73-75, 82
Éducationnistes, 77-82
contrôle des écoles par les, 69, 73-74
Effet Mole, 84
Emerson, George, 82
Enfants,
communisme des, 23-24, 35, 69, 70-71
contrôle des, 23-26, 33, 45, 70
développement des 9-25, 52, 57-
58, 86
injustice faite aux, 18-19
indépendance des, 22-26, 30-31,
35, 55, 82-84
capacité de raisonnement des, 9- 10
violation des droits des, 22-24, 26-27, 66
personnalités comprimées des, 21-22
Enfant complet, 25, 35, 73, 84
France, 48-51
Jésuites en, 50
Université de France, 48
Loi Combes de 1901 et de 1904, 51
Frédéric le Grand, 43-44
Frédéric-Guillaume Ier, 43
Frédéric-Guillaume III, 44-45
Gentile, Giovanni, 57
Gotha, 36, 42
État,
contrôle des journaux, 32-33
normes éducatives, 19-20
normes pour les écoles privées, 20
certification des enseignants, 31, 43, 74
Propriété publique des enfants, 23-24
voir aussi Obéissance
Grèce, 35
Harris, Rev. George, 15, 16n, 28
Hayes, Cailfon, 43
Hearn, Lafcadio, 52-53, 52
Hérétiques, 38-41, 62
Holbrook, Josiah, 76
de Hovre, Franz, 47n
Hubbard, Rev. William, 61
Hutchinson, Anne, 62
Instruction individuelle, 14-22
Inégalité, 15-16, 72
Italie, 57
Japon, 52
Jefferson, Thomas, 65-66, 69
Jésuites (Compagnie de Jésus), 50
Journaux éducatifs, 76-77, 82
American Journal of Education, 76
American Annals of Education, 76
Common School Assistant, 77
Common School Journal, 76, 82
School and Schoolmaster, 82
Knox, John, 41-42
Kuehnelt-Leddihn, Erik von, 56n
Landschulreglement, 43
Langues, 46-47, 51, 79-80
Loi sur l’éducation de 1870, 53
Lewis, Samuel, 76-78
Liberté, considérée comme une
« bête sauvage », 62
Lord Acton, 38-39
Luther, Martin, 36-40, 80
Maine, Sir Henry, 54
Macauley, 56
Mann, Horace, 76-77, 79-81
Massachusetts, 59-62
Melanchthon, 37, 39
Mercer, Charles, 77-78
Mill, John Stuart, 55
Mills, Caleb, 76-77
Mises, Ludwig
von, 46
Murphey, Archibald D., 69
Mussolini, 58
Napoléon, 44, 47-49
Northrup, B.G., 67
Obéissance, 35, 38-42, 49, 51, 57,
69-70, 77
Owen, Robert Dale, 70-74, 77-78,
85
Paine, Thomas, 69
Paterson, Isabel, 30-32, 53n
Platon, 35, 70,
85
Professeurs, 18-20, 29, 32, 68
Prusse, 42-48,
80-81
Puritains, 42, 59
Quakers, 63
Quincy, Josiah, 81
Read, Herbert, 29
Réformateurs de l’éducation, 74
Rome, 35
Rousseau, Jean Jacques, 51, 82
Rush, Benjamin, 69
Rythme de l’apprentissage, 18-22
de Sade, Marquis, 57
Service militaire, 36, 44, 80
Sparte, 35
Spencer, Herbert, 26, 30, 51, 54-56
Spécialisation des écoles, 21
Stowe, Calvin E., 45-46, 76, 80
Suppression de l’individualité, 84
Système Pestalozzi, 44, 48, 82
Taylor, Orville, 78
Toynbee, Arnold, 54
Troeltsch, Ernst, 47
Trois R, 4, 14
Tutorat, 20, 27
Uniformité de pensée, 82-84
Violence, absence de, 16-18, 22-24
Wiley, Calvin, 77
Williams, Roger, 14n, 62
Winthrop, John, 62
Wright, Frances, 70-74
[1] Les adultes sont eux aussi engagés dans l’apprentissage tout au long de leur vie, un apprentissage à propos d’eux-mêmes, des autres personnes, et du monde. Cependant, étant donné que leurs facultés de raisonnement, contrairement à celles de l’enfant, sont déjà développées, on ne les abordera pas ici.
[2] Reading, Writing and Arithmetics (Lecture, écriture, et arithmétique). (NdT).
[3] Plus tard dans la vie, les jeunes peuvent bien entendu prendre des cours spécifiques pour l’athlétisme, la peinture ou la musique, mais ce sera très différent, car il s’agira d’approcher ce sujet méthodiquement comme une spécialité.
[4] Pour des ressources complémentaires sur les sujets de l’individualité et de la psychologie biologiques, voir Roger J. Williams, Free and Unequal (1953), et Biochemical Individuality (1956) ; Gordon W. Allport, Becoming (1955) ; et Abraham H. Maslow, Toward a Psychology of Being (1962).
[5] George Harris, Inequality and Progress (Boston: Houghton,
Mifflin, 1898 ),
p.74-75, 88 et passim.
[6]
Herbert Spencer, Social Statics: The
Conditions Essential to Human Happiness Specified, and the First of Them
Developed (New York, Robert Schalkenbach
Foundation, 1970), p. 294. Un autre
auteur a exprimé la même idée, à propos d’un parent et des autres membres de la
société : « ses associés ne peuvent le contraindre à s’occuper de son
enfant, quoiqu’ils puissent bien l’empêcher par la force de lui causer du mal.
Ils peuvent empêcher les actes ; ils ne peuvent pas forcer la réalisation
d’actions ». Clara Dixon Davidson,
“Relations Between Parents and Children”, Liberty,
September, 3, 1892.
[7] Harris, Inequality and Progress, p.42-43.
[8] Herbert Read, The Education of Free Men (Londres, Freedom Press, 1944), p.27-28.
[9] Spencer, Social Statics, p. 297.
[10] Isabel Paterson, The God of the
Machine (Caldwell, Idaho, Caxton Printers, 1943), pp. 271 - 72.
[11] Ibid, pp. 273 et 274, souligné dans l’original.
[12]
Cité dans John William Perrin, The
History of Compulsory Education in New England, 1896.
[13] Voir notamment Lawrence A. Cremin, The American Common School: An
Historic Conception (New York, Teachers College, Columbia University,
1951), p.84.
[14] Lord Acton, “The Protestant Theory of Persecution” dans
ses Essays on Freedom and
Power (Glencoe, Ill., The Free Press, 1948), p.88-127.
[15]
Ibid., p. 94.
[16]
A.E. Twentyman, “Education;
Germany”, Encyclopedia Britannica, 14e éd., vol. 7, p.999-1000.
[17]
Cf. Perrin, The
History of Compulsory Education in New England.
[18]
Howard C. Barnard, National Education in Europe
(New York, 1854).
[19]
Calvin E. Stowe, The
Prussian System of Public Instruction and Its Applicability to the United
States (Cincinnati, 1836).
[20]
Ludwig von Mises, Omnipotent
Government: The Rise of the Total State and Total War (Spring Hills, Penn.,
[1944] Libertarian Press, 1985), p.82-83.
[21]
Franz de Hovre, German
and English Education, A Comparative Study (Londres, Constable, 1917).
[22]
Modern Germany, In Relation to the Great War, W. W. Whitlock, trad. (New
York, 1916).
[23]
Ernest Troeltsch,
“The Spirit of German Kultur”, Modern Germany,
p.72-73. Voir aussi
Alexander H. Clay, Compulsory Continuation Schools in Germany (Londres, 1910).
[24] Herbert Spencer, Social Statics (1970), p.297.
[25] Pour un tableau détaillé des lois sur l’enseignement obligatoire dans chaque pays de l’Europe au tournant du siècle, voir London Board of Education, Déclaration relative à l’âge auquel l’enseignement obligatoire commence dans certains pays étrangers (Londres, 1906). Dans la grande majorité, la scolarité était obligatoire dès l’âge de 6 ou 7 ans et jusqu’à 14 ans.
[26]
Spencer, op. cit., p.297-98.
[27]
Citations tirées de Lafcadio Hearn, Japan: An Interpretation, (New York,
Macmillan, 1894), dans Isabel Paterson, The God of
the Machine, (Caldwell, Idaho, Caxton Printers, 1964).
[28] Howard C. Barnard, A Short History of English Education, 1760-1944 (Londres, University of London Press, 1947). À strictement parler, le premier élément de contrainte a été introduit en 1844, puisque certains règlements d’usine avaient exigé que les enfants soient instruits avant de commencer à travailler.
[29]
A.V. Dicey, Lectures on the
Relation between Law and Public Opinion in England during the Nineteenth
Century (New York, Macmillan, 1948), p.276-278.
[30]
Dans
The Man Versus the State (Caldwell,
Idaho: Caxton Printers, 1946).
[31]
Sir Henry Maine, Popular Government
(Indianapolis, Ind.: Liberty Classics, 1976).
[32]
Arnold J. Toynbee, A Study of
History, 10 vols. (New York: Oxford University Press, 1962), vol. 4,
p.196-97.
[33]
Voir Erik von Kuehnelt-Leddihn,
Liberty or Equality (Caldwell, Idaho, Caxton Printers, 1952), p.63-64.
[34] La similitude avec la maxime de John Dewey d’ « apprendre par l’action
» (« learning
by doing »)
est évidente. Cette thématique sera abordée ci-dessous. Voir Franklin L. Burdette, “Politics and
Education”, p.410-23, et
surtout p.419, in Twentieth
Century Political Thought,
ed. J. Roucek
(New York, Philosophical Library, 1946).
[35]
Voir, entre autres, H.W.
Schneider et S. B. Clough, Making Fascists (Chicago, University of
Chicago Press, 1929) ; George F., The Educational Philosophy of
National Socialism (New Haven, Conn., Yale University Press, 1941) ; Walter
Lando, “Basic Principles of National Socialist
Education”, Education for Dynamic Citizenship (Philadelphia, University
of Pennsylvania Press, 1937) ; Howard R. Marraro, The
New Education in Italy (New York, S.F. Vauni,
1936) ; Albert P. Pinkevitch, The New Education in
the Soviet Republic (New York, John Day Company, 1929). Tout aussi intéressant, pour le contexte, est l’ouvrage d’Edward
H. Riesner, Nationalism and Education Since 1789:
A Social and Political History of Modern Education (New York, Mamillan, 1922).
[36]
John William Perrin, The History of
Compulsory Education in New England, 1896 ; Lawrence Cremin, The American Common School, an Historic
Conception (Teachers College, New York, 1951) ; et Forest Chester Ensign, Compulsory
School Attendance and Child Labor (Iowa City, Athens Press, 1921).
[37]
Perrin, The
History of Compulsory Education in New England.
[38]
Merle E. Curti, The Social Ideas of American Educators (Paterson,
N.J., Pageant Books, 1959).
[39] Pour une liste des dates d’établissement des lois sur la scolarisation obligatoire dans les différents États, cf. Edgar W. Knight, and Clifton L. Hall, Readings in American Educations History (New York, Appleton-Century, Crofts, 1951). Pour un tableau détaillé des lois sur la scolarisation obligatoire en 1980 dans les différents États, voir le Report of the Commissioner of Education for 1906, chap. 28, « Compulsory Attendance and its Relation to the General Welfare of the Child » (Washington, D.C., U.S. Government Printing Office, 1906).
[40]
Cf. Saul K. Padover,
Jefferson (New York, Harcourt, Brace and Company, 1942), p. 169.
[41] « A Constituent », Richmond (Va.) Enquirer, January 1818.
[42]
Compulsory Education, preparé par la Public
Education Association of Philadelphia, 1898.
[43]
Cf. Philip Curoe, Educational Attitudes and Policies of Organized
Labor in the United States (New York, Teachers College, Columbia
University, 1926).
[44]
New York Sun, 16 April 1867.
[45]
Journal of Proceedings and Addresses, N.E.A., 1897, p.196.
[46]
Knight and Hall, Readings
in American Educational History.
[47]
Ibid. ; et
H.L. Mencken, A New Dictionary of Quotations on Historical Principles from
Ancient and Modern Sources (New York, A.A. Knopf, 1942), p.333-34.
[48]
Cremin, The History of Compulsory Education
in New England.
[49]
Hans Kohn, The Idea of Nationalism: A Study in Its Origins and Background (New York,
Macmillan, 1934), p.104.
[50]
Archibald D. Murphey,
The Papers of Archibald D. Murphey, 2 vols.
(Raleigh, N.C., E.M. Uzzell, 1914), p.53-54.
[51] Robert Dale Owen et Frances Wright, Tracts
on Republican Government and National Education (Londres,
1847). Voir également Cremin, The History of Compulsory Education in New
England.
[52] Cremin, op. cit, p.37 et suiv.
[53]
Ibid.
[54] Common School Assistant, vol. 2, 1837, p.1. Pour les propos de Mercer, voir Charles Fenton Mercer, A Discourse on Popular Education (Princeton, 1826). Les mots de Mercer ont précédé ceux d’Owen. On pourra aussi consulter les diverses con-férences annuelles de l’American Institute of Instruction.
[55]
Horace Mann’s Twelfth Annual Report, p. 89.
[56]
Calvin E. Stowe, The
Prussian System of Public Instruction and its Applicability to the United
States (Cincinnati, 1830).
[57]
Henry Barnard, National Education in Europe
(New York, 1854).
[58]
Comparez ceci à Cremin, The
History of Compulsory Education in New England et
Curti, The Social Ideas of American Educators.