Pierre_Samuel_du_Pont_de_NemoursLe 9 décembre, Jean-Marc Daniel racontait sur BFM Business les origines du groupe DuPont, liées de près au destin incroyable de Samuel-Pierre Dupont de Nemours, économiste français de l’école physiocratique. Voici donc ici un article de fond sur ce personnage oublié de la tradition libérale française, que l’on doit à son spécialiste au XIXe siècle, Gustave Schelle, auteur de Dupont de Nemours et l’école physiocratique (Paris, Alcan, 1888).

Né en 1739, Samuel-Pierre Dupont de Nemours se rapprocha des Physiocrates dès l’âge de vingt-quatre ans. Il devint l’un des proches collaborateurs de François Quesnay, qui, à la vue de son génie et de son jeune âge, plaça beaucoup d’espoirs en lui. Il fut un disciple zélé de la doctrine du parti physiocratique, l’exposant et la défendant dans de nombreux écrits, dont une feuille périodique qu’il dirigea, les Éphémérides du Citoyen. Esprit à l’intelligence profonde et facile, il a été lié à de nombreux personnages de premier plan, comme Turgot ou Jefferson. Vers la fin de sa vie, il fut poussé à l’exil et trouva le bonheur aux États-Unis, où l’un de ses fils devait fonder, avec l’assistance paternelle, la Dupont company, aujourd’hui l’une des plus grandes entreprises au monde, et qui a annoncé en décembre sa fusion avec Dow chemicals. B.M.


Dupont de Nemours

Pierre-Samuel Dupont, connu sous le nom de Dupont de Nemours, est de tous les disciples de Quesnay celui qui a le plus fait pour répandre les idées du maître. Il n’a écrit, à proprement parler, aucun ouvrage original. Il n’est connu que par une multitude d’articles et de brochures et par les actes d’une longue vie exclusivement consacrée au bien public. Il était né à Paris, le 14 décembre 1739 ; sa famille était de Nemours. Il connut de bonne heure le marquis de Mirabeau qui habitait pendant l’été sa terre du Bignon, près de cette ville ; ce fut là qu’il prit le goût des études économiques. Il fit ainsi la connaissance de Turgot dont il devait être l’ami le plus dévoué et le collaborateur le plus assidu.

Son coup d’essai parut en 1763. Il n’avait encore que 23 ans. M. Roussel de la Tour, conseiller au parlement de Paris, venait de publier un écrit où il proposait d’abolir tous les impôts en les remplaçant par une capitation graduée d’après les fortunes. Le nombre des chefs de famille en état de payer l’impôt s’élevant selon lui à 2 millions, il les partageait en vingt classes n’exigeant de la classe la plus pauvre qu’une taxe annuelle de 3 livres, et augmentant la taxe de classe en classe jusqu’à la plus riche qui devait payer 730 livres. Le produit total de cet impôt unique devait s’élever à 598 millions, tandis que le roi ne retirait, disait-on, des impôts existants que 340 millions nets. Cette proposition fit beaucoup de bruit. On écrivit pour et contre la Richesse de l’État : tel était le titre que M. Roussel de la Tour avait donné à son mémoire. Dupont publia sa première brochure : Réflexions sur l’écrit intitulé : Richesse de l’État. Il y soutenait la thèse de Quesnay que l’impôt, sous quelque forme qu’il fût perçu, retombait toujours sur les propriétaires de terres et que par conséquent, il était inutile de créer d’autre impôt que l’impôt du sol. À cela près il approuvait l’idée de l’impôt unique et se prononçait avec force contre les impôts indirects. Il a conservé toute sa vie cette opinion de sa jeunesse.

Il envoya sa brochure à Voltaire en l’accompagnant de quelques vers. Voltaire lui répondit en plaisantant : « Je vois, Monsieur, que vous embrassez deux genres bien différents l’un de l’autre, les finances et la poésie. Les eaux du Pactole doivent être étonnées de couler avec celles du Permesse. Vous m’envoyez de fort jolis vers avec des calculs de 740 millions. Une pareille finance ne ressemble pas mal à la poésie. C’est une très belle fiction : il faut que l’auteur avance la somme pour achever la bonté du projet. Vous avez bien fait de dédier à M. l’abbé de Voisenon vos réflexions touchant l’argent comptant du royaume. Vous ne pouviez mieux égayer la matière qu’en envoyant quelque chose d’aussi sérieux à l’homme du monde le plus gai. »

Dupont était alors employé dans les bureaux de l’intendance de Soissons, où l’avait placé l’intendant Sénac de Meilhan, ami des économistes. Il publia l’année suivante son second écrit, de l’Exportation et de l’importation des grains, mémoire à la société royale d’agriculture de Soissons, par M. Du Pont, l’un des associés[1]. Ce n’était encore qu’une reproduction des théories de Quesnay et du marquis de Mirabeau. Le jeune auteur y citait à tout propos le Tableau économique et la Philosophie rurale. Il l’avait dédié à madame de Pompadour. « La protection décidée, disait-il dans sa dédicace, que vous accordez à ceux qui s’appliquent à l’étude de la science économique, lui assure en quelque façon le droit de paraître sous vos auspices. Vous avez vu naître, madame, cette science importante et sublime. La justesse de votre esprit vous en a fait sentir les principes. La bonté de votre cœur vous les a fait aimer, et c’est à vous que le public en doit la première connaissance par l’impression que vous avez fait faire chez vous et sous vos yeux du Tableau économique et de son explication. » Madame de Pompadour mourut pendant l’impression du mémoire ; Dupont ne voulut pas retrancher la dédicace. Il la fit seulement précéder de ces lignes : « On croit que l’événement funeste, arrivé depuis l’impression de cet écrit, ne doit point faire supprimer un hommage que dicta la vérité. Malheur à l’homme qui craindrait de jeter quelques fleurs sur la tombe de ceux auxquels il offrit son encens ! » Le ton déclamatoire de cette déclaration ne doit pas faire méconnaître le noble sentiment qui l’inspirait.

Dès ce moment, Dupont ne cessa d’écrire. Il fut appelé par ses amis à diriger le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, et plus tard les Éphémérides du citoyen, organe de l’école. Les Éphémérides avaient pour épigraphe ce vers d’Horace :

Quid pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non ?

Elles étaient rédigées principalement par Dupont. Parmi ses nombreux écrits, on peut citer une lettre sur la cherté des blés en Guyenne, une autre lettre sur la différence entre la grande et la petite culture, un traité de l’origine et des progrès d’une science nouvelle, un travail sur l’administration des chemins, etc. Il n’y a rien de personnel à signaler dans ces rapides improvisations. Témoin de cette activité juvénile, qui se donnait à peine le temps de penser, Turgot disait de lui « qu’il serait toute sa vie un jeune homme de grande espérance. »

Ce fut lui qui imagina pour désigner la nouvelle école le mot de physiocratie ou gouvernement des lois naturelles. Il publia sous ce titre en deux volumes la collection des œuvres de Quesnay que personne n’avait encore rassemblées. Le discours préliminaire placé en tête du recueil ne brillait ni par la clarté, ni par l’élégance. On y retrouve tous les défauts habituels des économistes, mais, en même temps, leur ardent amour de l’humanité. Après avoir présenté la science économique comme une science exacte, Dupont, à l’exemple de Quesnay, la plaçait sous la protection des rois et des princes : « Suprêmes administrateurs des peuples, images du souverain des êtres, cette science sublime est faite pour vous. Vous y reconnaîtrez la source de vos droits, la base et l’étendue de votre autorité, qui n’a et ne peut avoir de bornes que celle imposée par Dieu même, vous y apprendrez à partager, pour ainsi dire, avec lui, la douce prérogative de rendre les mortels heureux, en faisant exécuter les lois qu’il a prescrites à la société et sur lesquelles il a imprimé le sceau de l’évidence, seul cachet digne du Très-Haut : vous y verrez combien est simple et facile l’exercice de vos fonctions sacrées qui consiste principalement à ne pas empêcher le bien qui se fait tout seul, et à punir par le ministère des magistrats le petit nombre de gens qui attentent à la propriété d’autrui. »

Non content d’avoir invoqué pour l’ordre naturel cette puissante autorité, il appelait à son secours une autre influence : « Et vous, belle moitié du genre humain, sexe enchanteur, dont l’influence sur tout ce qui se fait de bon, d’agréable, d’utile et d’honnête est si visiblement marquée par la nature, la science des lois de l’ordre naturel est également faite pour vous. Vous tenez de vos charmes, de votre douceur et même de votre prudence le droit d’être nos conseillers perpétuels. Économes des richesses acquises par les travaux de vos époux, directrices de la première jeunesse de vos enfants, nécessairement chargées de la partie de leur éducation qui va le plus à leur cœur, et dont les traces sont les plus profondes et les plus durables, il faut que vous connaissiez toutes les vérités fondamentales que les hommes doivent savoir. »

Cet appel ne fut pas inutile. Plusieurs des femmes les plus distinguées du XVIIIème siècle prirent chaudement parti pour les économistes, et à leur tête, la duchesse d’Anville, mère de l’excellent et malheureux duc de la Rochefoucauld.

Dans un autre de ses écrits, il répondait avec verve à ceux qui affectaient de donner aux économistes la qualification dénigrante de secte : « S’il pouvait en effet s’élever une secte qui regardât tous les hommes comme des frères ; qui s’occupât paisiblement et sans cesse à développer leurs intérêts, leurs devoirs et leurs droits ; qui montrât qu’il y a des lois naturelles, saintes et suprêmes dont la notion est évidente pour tout être réfléchissant, dont la sanction est visible, pressante, impérieuse, inévitable, qui sont antérieurs aux conventions et aux sociétés, qui ont servi et qui servent de base universelle aux sociétés et aux conventions : si cette secte faisait voir que le sort de toutes les nations est lié par une chaîne indissoluble, et en vertu de ces lois primitives, que nulle puissance créée ne peut anéantir, qu’aucun peuple ne saurait nuire à un autre sans qu’il lui en arrive à lui-même perte et dommage, ni lui faire du bien, sans en retirer nécessairement profit ; que les souverains ne peuvent être grands, puissants, honorés, tranquilles et heureux que lorsque leurs sujets sont libres et heureux eux-mêmes ; que la justice est le seul chemin assuré de la gloire, de la richesse et de la prospérité ; que l’instruction générale peut seule manifester l’évidence de la justice, et porter constamment la lumière qui doit guider les humains ; que là où se trouvent la liberté et la propriété, là aussi naît l’aisance, là s’étend la culture, là croît la population, là se rencontre la félicité pour tous les ordres de l’État et surtout pour ceux qui sont à la tête ; que là où s’introduisirent à la faveur de l’ignorance les gênes, les prohibitions, l’esclavage plus ou moins déguisé, là sont aussi la misère, les friches, les déserts, l’infortune, les révolutions, l’état incertain et précaire pour tous les individus, et surtout pour ceux qui semblent devoir répondre du malheur de tous ; s’il s’élevait une telle secte, qui prouvât méthodiquement toutes ces choses, et qui les fît toucher au doigt ; nous avouons qu’elle mériterait bien d’être haïe, décriée, persécutée par les méchants, par les usurpateurs du droit d’autrui, par les violateurs de la loi naturelle, par les despotes arbitraires, par les tyrans. »

Son talent mûrissait par cette laborieuse fécondité. Il publia, en 1769, un mémoire approfondi sur la Compagnie des Indes, auquel il rattacha un examen du système de Law ; il s’y élevait contre toute espèce de papier monnaie, et, dans les études qu’il fit à ce sujet, il puisa les convictions qui devaient plus tard diriger sa conduite à l’assemblée constituante. À propos d’une analyse qu’il écrivit du poème des Saisons, par Saint-Lambert, considéré au point de vue économique, Voltaire lui écrivit une longue et gracieuse lettre, où il le prenait cette fois fort au sérieux.

Quand le roi de Suède, Gustave III, créa la décoration de l’ordre de Wasa, il envoya à Dupont la croix de chevalier, en même temps que la croix de commandeur au marquis de Mirabeau. Charles-Frédéric, margrave de Bade, lui donna le titre de conseiller aulique, et quand ce prince fit paraître, dans les Éphémérides de 1772, un Abrégé des principes de l’Économie politique, rédigé en forme de tableau synoptique, on pensa généralement que Dupont avait eu la plus grande part à la rédaction de cet opuscule. Après la suspension des Éphémérides, par ordre supérieur, il fut appelé en Pologne par le nouveau roi, Stanislas Poniatowski, qui le nomma secrétaire du conseil royal de l’instruction publique, et gouverneur de son neveu, le prince Adam Czartoryski. Il conseilla et dirigea les mesures libérales qui signalèrent les premières années du règne de Stanislas, et qui auraient pu régénérer la Pologne, si l’anarchie, qui dévorait ce malheureux pays ne l’avait livré sans défense à l’ambition de ses voisins. Il ne devait pas rester longtemps à Varsovie. Quand Louis XVI nomma Turgot contrôleur général des finances, Dupont se hâta de retourner en France, où il occupa, auprès du ministre son ami un poste de confiance.

La correspondance générale de Voltaire contient de nombreuses lettres écrites, par le vieux malade de Ferney, pendant le ministère de Turgot, pour encourager le ministre et ses amis dans leur lutte contre les préjugés : « J’ose féliciter la France, écrit-il à Dupont, que M. Turgot soit ministre, et qu’il ait un homme tel que vous auprès de lui. » À tout moment, il demande si le ministre, qu’il appelle Sully-Turgot, peut compter sur l’appui du roi, qu’il appelle Sésostris.

Dupont prit part à toutes les mesures qui signalèrent le ministère de son ami ; il l’aida surtout dans l’administration des finances. La plupart des principes qui président aujourd’hui à l’organisation du trésor public ont été empruntés aux idées qu’il entreprit de mettre en pratique et qu’il a exprimés dans plusieurs de ses écrits et de ses discours. [2]

On a beaucoup parlé du mémoire sur les municipalités, préparé par Turgot vers 1775. Ce mémoire était de Dupont. Turgot en avait approuvé les principales idées, mais il devait le revoir et le corriger avant de le présenter au roi. Dupont y partait de ce principe que les droits des hommes réunis en société, ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature, ce qui est vrai, sans doute, en thèse générale, mais ce qui doit souffrir dans la pratique des exceptions au moins temporaires. Les nations ne peuvent à volonté se séparer de leur histoire pour se rapprocher d’un type idéal ; le véritable esprit politique accepte les faits historiques pour marcher progressivement vers les réformes. En vrai disciple de Quesnay, Dupont n’y mettait pas tant de ménagements ; il comptait sur le pouvoir royal pour réaliser ses systèmes : « Votre Majesté, disait-il dans son mémoire, tant qu’elle ne s’écartera pas de la justice, peut se regarder comme un législateur absolu, et compter sur sa bonne nation pour l’exécution de ses ordres. » Il insistait encore sur cette idée en disant : « La cause du mal, Sire, vient de ce que votre nation n’a point de constitution. » En conséquence, il proposait une constitution à sa manière. La base de l’édifice devait être dans des assemblées ou municipalités de villages élues par les habitants et chargées de répartir les impositions, de diriger les travaux publics, de veiller au soulagement des pauvres et à la police ; ces assemblées rurales devaient élire des municipalités de districts : celles-ci des municipalités provinciales qui devaient enfin élire des députés à la grande municipalité ou assemblée générale du royaume. Cette organisation devait remplacer les États généraux et les États provinciaux existants ; elle supprimait toute distinction d’ordres.

Pour les municipalités du premier degré, le droit électoral devait être fondé uniquement sur la propriété. Tout père de famille possédant 600 livres de revenu net en terres était électeur, et avait une voix. Tout propriétaire possédant 1,200 livres avait deux voix ; avec 1,800 livres, trois voix, et ainsi de suite ; tout propriétaire possédant 300 livres de revenu avait une demi-voix ; à 150 livres un quart de voix, et ainsi de suite. « Cet arrangement, disait le mémoire, paraît fondé sur la justice, puisque celui qui a quatre fois plus de revenu, de biens fonds dans une paroisse, a quatre fois plus à perdre, si les affaires de cette paroisse vont mal, et quatre fois plus à gagner, si tout y prospère ; et qu’il a ou doit avoir de même quatre fois plus à payer, tant pour les contributions publiques nécessaires au soutien de l’État que pour les dépenses nécessaires de la commune. »

Cette application du grand principe de Quesnay, que tout dérive de la propriété du sol, recevait une interprétation curieuse, quand il s’agissait de régler le droit électoral dans les villes. La valeur des maisons ne devait être comptée pour rien. « Une maison, disait le mémoire, est une sorte de propriété à fonds perdu. Les réparations emportent chaque année et tous les ans de plus en plus une partie de la valeur, et au bout d’un siècle, plus ou moins, il faut rebâtir la maison en entier. La difficulté de discerner dans le loyer des maisons d’avec l’intérêt des capitaux employés à la construction, le revenu réel de la propriété foncière, semble devoir porter à ne pas attribuer dans les villes la voix à un certain revenu, mais à une certain capital déterminé en terrain. Cette valeur du terrain est connue et différente dans les différents quartiers : elle est fixée par la concurrence des entrepreneurs qui se disputent ces terrains pour y élever des maisons. »

En conséquence l’auteur proposait de ne donner une voix dans les villes qu’aux propriétaires d’un terrain valant 15,000 livres, indépendamment de la valeur des édifices. Ce principe devait avoir pour résultat, d’après lui, de n’établir dans les villes que des fractions d’électeur. « Il y a très peu de possesseurs de maisons, disait-il, dont le terrain occupé par leurs édifices vaille 15,000 fr. ; on n’en trouverait pas 100 à Paris. » Si cette assertion était exacte, la valeur des terrains doit avoir plus que centuplé à Paris depuis 1775.

Toutes les contributions indirectes devaient être supprimées et remplacées par un impôt direct payé, sans distinction de classes, par tous les propriétaires du sol. La noblesse et le clergé étaient, disait-on, les premiers intéressés à renoncer à leurs immunités en matière d’impôt territorial puisqu’ils s’affranchiraient en même temps de la part qu’ils supportaient dans les contributions indirectes. Parmi les contributions à supprimer, figuraient au premier rang les octrois des villes. « Les denrées dégagées d’octroi rendront la subsistance du peuple plus facile et assureront en même temps aux cultivateurs des profits qui augmenteront l’aisance et le revenu des campagnes. »

Le mémoire entrait dans de grands détails sur le fonctionnement des municipalités de districts, des municipalités de provinces, et enfin de la municipalité générale de l’État. « Ces assemblées, s’écriait l’auteur, dans un élan de confiance, auraient tous les avantages des assemblées d’État et n’auraient aucun de leurs inconvénients, ni la confusion, ni les intrigues, ni l’esprit de corps, ni les animosités et les préjugés d’ordre à ordre ; ne donnant ni lieu ni prise à ce qu’il y a de fâcheux dans ces divisions d’ordres, n’y laissant que ce qu’il peut y avoir d’honorifique pour les familles illustres, ou pour les emplois respectables, et classant les citoyens en raison de l’utilité réelle dont ils peuvent être à l’État, et de la place qu’ils occupent indélébilement sur le sol par leurs propriétés, elles conduiraient à ne faire de la nation qu’un seul corps perpétuellement animé par un seul objet, la conservation des droits de chacun et le bien public ; elles accoutumeraient la noblesse et le clergé au remplacement des impositions dont ils ne sont pas exempts aujourd’hui, et à un remplacement dont la charge serait moins lourde que celle qui retombe sur le revenu de leurs biens. Par les lumières et la justice qu’elles apporteraient dans la répartition, elles rendraient l’impôt moins onéreux au peuple, quoique la recette fut augmentée. Enfin au bout de quelques années, Votre Majesté aurait un peuple neuf et le premier des peuples. Au lieu de la corruption, de la lâcheté, de l’intrigue, et de l’avidité qu’elle a trouvées partout, elle trouverait partout la vertu, le désintéressement, l’honneur et le zèle. Il serait commun d’être homme de bien. Votre royaume, lié dans toutes ses parties qui s’étaieraient mutuellement, paraîtrait avoir décuplé ses forces, et dans le fait il les aurait beaucoup augmentées ; il s’embellirait chaque jour comme un fertile jardin. »

C’était promettre beaucoup plus qu’aucun projet ne pouvait tenir, mais on ne doutait de rien alors. Avant tout, pour obtenir ces grands résultats, Dupont voulait constituer fortement l’instruction publique et fonder sur cette base tout son système de gouvernement. « La première, disait-il, la plus importante des institutions que je croirais nécessaires, celle qui me semble la plus propre à immortaliser le règne de Votre Majesté, serait la formation d’un conseil de l’instruction nationale sous la direction duquel seraient les académies, les universités, les collèges, les petites écoles. Le premier lien des nations est dans les mœurs ; la première base des mœurs est l’instruction prise dès l’enfance sur tous les devoirs de l’homme en société. Il est étonnant que cette science soit si peu avancée. Il y a des méthodes et des établissements pour former des géomètres, des physiciens, des peintres, il n’y en a pas pour former des citoyens ; il y en aurait si l’instruction nationale était dirigée par l’un de vos conseils dans des vues publiques et d’après des principes uniformes. »

On voit poindre ici la pensée que devait réaliser plus tard Napoléon par l’institution de l’Université. Dupont n’avait pas prévu le parti qu’un pouvoir despotique pouvait tirer de son projet. Quant à sa constitution, elle ressemblait beaucoup à celle que le grand-duc Léopold préparait vers le même temps pour la Toscane. Elle avait pour principal défaut d’être exclusivement théorique. Il était bien plus simple de convoquer des États généraux, suivant les anciennes traditions de la monarchie, et c’est par là qu’il fallut finir.

Après la chute de Turgot, Dupont reçut un ordre d’exil. Il se retira dans la terre qu’il possédait en Gâtinais et y passa plusieurs années, occupé d’agriculture. On lui doit l’introduction des prairies artificielles dans ce pays qui était alors à peu près inculte. Il traduisit en vers, pour se distraire, le premier chant de Roland furieux de l’Arioste. Après la mort de Turgot, il reparut dans le monde par deux volumes de Mémoires sur la vie et les travaux du ministre son ami. En 1784, il fut élu membre de la Société d’agriculture de Paris, où siégeaient avec lui les hommes les plus illustres du temps. Il y fut bientôt un des plus influents et des plus considérés.

Quand Mirabeau était enfermé par ordre de son père au donjon de Vincennes, Dupont comme ami de la famille, essaya de réconcilier le père et le fils. Il chercha d’abord à voir le malheureux prisonnier, « Je crois avoir entrevu, écrivait Mirabeau, qu’il s’efforce de pénétrer jusqu’à moi. Il a reçu de la nature tous les dons qui ne dépendent pas des hommes ; il a infiniment orné ce riche naturel. Il me consolera, m’aidera, et du moins j’épancherai mon cœur souffrant dans un cœur qui le connaît, le sent et lui répond. » Quelques jours après, Mirabeau peignait avec chaleur l’agitation de son âme, « en voyant ce cher ami qu’il n’avait pas embrassé depuis huit ans. » Plus tard il se plaignit de Dupont, qui ne prenait pas assez chaudement son parti contre son père. Dans son impatience, il oubliait que si sa famille l’avait fait enfermer, c’était pour le soustraire au châtiment qu’il avait encouru pour crime de rapt d’une femme mariée ; car il avait été condamné à mort par contumace. « Vous murmurez toujours contre l’autorité, lui écrivait son oncle le bailli ; si elle vous eût abandonné, où en seriez-vous ? » Dupont n’en continua pas moins ses démarches, et parvint à fléchir le père irrité qui consentit à l’élargissement. Mirabeau eut bientôt oublié ce service.

  1. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères confia successivement à Dupont deux missions importantes : la première consistait à négocier avec l’envoyé secret de l’Angleterre, le docteur James Hutton, les bases du traité qui reconnut en 1782 l’indépendance des États-Unis ; la seconde, plus délicate encore, fut de préparer le traité de commerce de 1786 entre la France et l’Angleterre. La chambre de commerce de Normandie ayant publié à la fin de 1787 un mémoire où elle attaquait les conséquences du traité, Dupont lui répondit par une lettre où il réfutait ces plaintes avec autant de force que de raison. À ceux qui prétendaient que les importations d’Angleterre en France montaient dans une plus forte proportion que les exportations de France en Angleterre, il opposait le change entre les deux pays qui, loin de baisser à notre préjudice, s’était maintenu au-dessus du pair ; le débit de nos vins, de nos vinaigres, de nos eaux-de-vie, de nos huiles, de nos savons, de nos linons, de nos batistes, de nos articles de mode, s’était aussi fort accru.

En récompense de ces travaux, il fut nommé conseiller d’État, et commissaire général de l’agriculture et du commerce. Lorsque Calonne convoqua l’assemblée des notables, il devint le secrétaire de cette assemblée, poste qu’avait ambitionné Mirabeau. Il avait été l’inspirateur et probablement le rédacteur du fameux mémoire sur les abus présenté par Calonne. On aurait peine à comprendre sans cette influence comment Calonne avait pu arriver à des propositions aussi hardies. On reconnaît à chaque pas l’auteur du mémoire de 1775 sur les municipalité, l’ami et le collaborateur de Turgot, dans la plupart des projets présentés aux notables pour la formation et l’organisation des assemblées provinciales, pour la suppression des gabelles, des corvées, des péages et des douanes intérieures, pour l’établissement d’une contribution territoriale réglée sur le revenu et payée dans la même proportion par le peuple, la noblesse et le clergé. Dupont était parvenu à mettre en pratique, sous le nom de Calonne, ses propres idées ; il fut le moteur à demi caché de toute la session des notables ; mais cette résurrection inattendue du système de Turgot par un ministre dissipateur ne pouvait pas avoir de succès ; à part l’édit sur les assemblées provinciales, tout le système fut renversé.

La chute de Calonne entraîna de nouveau la disgrâce de Dupont. L’archevêque de Sens, devenu premier ministre, ne lui pardonnait pas d’avoir rédigé la plupart des projets présentés par son prédécesseur. Il aurait été exilé de nouveau, si à la première ouverture que le ministre en fit au roi, Louis XVI n’avait répondu : « C’est un honnête homme. » M. Lambert, contrôleur général des finances, avait conservé pour lui de la confiance et de l’estime. Il lui demanda un mémoire sur l’impôt connu sous le nom de marque des cuirs. Établi sous Henri III, cet impôt avait été présenté à son origine comme un moyen de pourvoir aux abus d’une mauvaise fabrication. En réalité, c’était un droit fiscal qui donnait lieu dans la perception à toutes sortes de vexations. Turgot avait voulu le supprimer, mais il n’en avait pas eu le temps. Necker avait eu la même pensée. Les réclamations continuant toujours, le gouvernement avait ordonné une enquête. L’impôt sur les cuirs rapportait net 4,700,000 livres : Dupont proposait de l’abolir et de le remplacer par quelques additions à d’autres taxes existantes, les contribuables devaient y gagner 500,000 livres dont 300,000 sur les frais de perception. Il terminait son mémoire en disant que, les États-généraux étant convoqués, il appartenait à eux seuls de résoudre la question.

On était en effet arrivé au moment de la réunion des États-généraux. Dupont fut élu député à la presque unanimité des suffrages par le tiers état du bailliage de Nemours. Un nouveau et plus grand théâtre s’ouvrait devant lui, et on ne peut douter que, malgré ses idées monarchiques, il n’ait partagé un moment les espérances qui remplissaient tous les cœurs. Il rédigea presque seul le cahier de son ordre et publia un compte-rendu détaillé de ce qui s’était passé dans son bailliage pendant les élections. Il fit plus, il publia un résumé des demandes contenues dans les cahiers de toutes les provinces, ainsi qu’un examen du gouvernement anglais comparé à la constitution des États-Unis, essayant par là de bien déterminer les réformes demandées et d’arrêter les esprits sur la pente des révolutions.

Il commença par jouir à l’Assemblée constituante de la considération que devaient lui assurer ses services passés et le souvenir de son amitié avec Turgot. Deux fois il fut nommé président, et plus souvent encore secrétaire de l’Assemblée. Mais à mesure que la violence révolutionnaire prit des forces, son influence diminua ; dès les derniers mois de 1789, on ne l’écoutait plus. Les désordres populaires qui suivirent la prise de la Bastille déchirèrent son âme. Quand Lally Tollendal proposa d’adresser une proclamation aux Français contre ces excès, il conjura ses collègues de la voter sur-le-champ, disant d’une voix émue qu’on n’avait pas besoin de beaucoup réfléchir pour en reconnaître l’urgence. La proclamation combattue par Robespierre et Buzot, appuyée par Mounier, Toulongeon, Crillon, l’évêque de Chartres, ne fut pas adoptée. Ce fut le signal de la désorganisation générale. Au milieu même de la nuit du 4 août, tout en s’associant aux vœux exprimés pour l’extinction complète du régime féodal, il rappela qu’une société politique ne pouvait exister un seul moment sans l’exécution des lois qui garantissent la sûreté des personnes et des propriétés, et demanda que l’Assemblée invitât les tribunaux à faire leur devoir, et tous les citoyens à leur prêter main-forte. Cette motion fut à peine écoutée.

À plusieurs reprises, il renouvela ses protestations contre l’abandon de toute garantie sociale. Dans les grandes discussions sur le projet de Constitution, il se prononça pour le principe des deux Chambres. Quand il fut question de fixer les conditions d’électorat et d’éligibilité, il demanda qu’aucune condition d’éligibilité ne fut exigée, afin de ne mettre aucun obstacle à la liberté des choix ; mais il insista pour que des conditions de propriété fussent imposées aux électeurs, rappelant ainsi les idées qu’il avait développées dans son Mémoire sur les municipalités, et qui lui étaient communes avec Turgot. Au mois de février 1790, quand le désordre était partout, il appuya le principe de la responsabilité des communes, en cas de dommages commis sur leur territoire par l’émeute. « Ou c’est la majorité, dit-il, qui est coupable du désordre, et elle doit en être responsable ; ou c’est la minorité, et alors elle est encore responsable de ne l’avoir pas empêché. » Une autre fois il dénonça sans pâlir les propagateurs de violences : « Ce sont des despotes qui, s’étant créé une armée, au risque de perdre votre constitution, votre liberté, notre commune patrie, veulent prolonger entre leurs mains le pouvoir de faire trembler les hommes de bien qui résisteront à leurs complots. » Battu dans ses tentatives de résistance contre l’entraînement révolutionnaire, il se réfugia dans les questions financières.

Dans la séance du 24 septembre 1789, Necker, pressé par la nécessité la plus impérieuse, lut à l’Assemblée un Mémoire sur l’état des finances ; tous les moyens employés depuis l’ouverture des États-généraux pour subvenir aux besoins du trésor avaient échoué ; les impôts ne rentraient plus ; le ministre à bout d’expédients, proposait une contribution patriotique d’un quart de tous les revenus. Le même jour, Dupont prononça un discours où il présentait à son tour ses idées sur les moyens de rétablir les finances. Necker n’avait point parlé des biens du clergé. Il savait combien l’emploi de cette ressource répugnait à Louis XVI. Dupont prononça le grand mot que Necker n’avait pas voulu dire. Il indiqua les propriétés ecclésiastiques comme la ressource suprême dont l’État pouvait disposer. C’était la première fois que ce projet se présentait devant l’Assemblée. En le proposant, Dupont avait soin de faire des réserves pour l’entretien du culte et le paiement d’indemnités convenables aux ecclésiastiques dépossédés. Le clergé avait 150 millions environ de revenu, dont moitié en dîmes et moitié en biens-fonds ; il proposait d’affecter à l’avenir 100 millions sur le budget aux dépenses du culte, et, ce subside assuré, il attribuait à l’État le droit de s’approprier les dîmes et les biens dont le clergé, disait-il, n’était que le dépositaire.

Les dîmes étaient supprimées depuis la nuit du 4 août ; mais l’Assemblée n’avait pas encore décidé si elles seraient ou non rachetées. Dupont se prononçait pour le rachat, et il n’avait pas de peine à prouver que le capital d’une contribution annuelle, dont il évaluait le produit brut à 100 millions, devait être énorme. Quant aux biens-fonds, il proposait de maintenir ceux des hôpitaux et des collèges, et de vendre les autres. L’ensemble de ces mesures devant donner à son compte 6 milliards, les embarras du Trésor cessaient, et on pouvait réduire les contributions, tout en assurant le remboursement de la dette publique.

Il est sans doute à regretter qu’un économiste ait donné le signal de la vente des biens ecclésiastiques ; mais il faut reconnaître que la mesure proposée n’avait pas le caractère de spoliation qu’elle a pris depuis. Rien n’était plus tentant que de chercher dans ces biens une ressource contre le déficit ; les meilleurs esprits de l’Assemblée y inclinaient, Necker lui-même n’en était pas éloigné. Les principaux chefs du clergé consentaient à céder une partie pour sauver le reste. On doit d’ailleurs rendre à Dupont cette justice qu’il ne demandait pas l’aliénation immédiate. Il voulait commencer par mettre l’État en possession des revenus pour assurer son crédit, et vendre ensuite successivement. En même temps, il se prononçait contre l’idée qui commençait à se répandre, de créer des billets d’État hypothéqués sur les domaines mis en vente : « Une telle ressource, disait-il, est illusoire. Le papier que vous répandriez, soit qu’il portât intérêt, soit qu’il n’en portât pas, ne serait jamais qu’un titre de créance échangé contre un autre titre de créance. Si vous payez avec des billets à terme des billets exigibles, vous faites un contrat d’atermoiement, une faillite. Toute vente de terres demande un temps moral pour être effectuée. Aucun papier ne peut remplir l’office de monnaie, si les porteurs ne sont à chaque instant maîtres de le changer contre de la monnaie. »

En conséquence, il proposait de se servir de la Caisse d’escompte créée par Turgot, d’y déposer en compte courant les fonds réalisés en espèces, et de justifier ainsi une nouvelle émission de billets convertibles. « La Caisse d’escompte est une des institutions que la France doit à un ministre habile et vertueux. On est accoutumé aux billets de cette caisse. Au milieu des circonstances les plus orageuses, elle a toujours continué ses paiements, malgré les arrêts qui l’autorisaient à les cesser. Elle a fait au gouvernement des avances considérables dont la nation est garante, comme de ses autres dettes. Peu de nouveautés, et jamais sans nécessité absolue, est une maxime d’administration très importante en matière de crédit. »

L’Assemblée vota l’impression du discours, mais elle ne resta pas fidèle à ces idées. Le projet de créer des assignats fut préféré, comme pouvant donner une ressource immédiate.

Dupont continua à s’y opposer de toutes ses forces. Quand Necker, qui voulait aussi parer le coup, proposa au mois de novembre 1789 d’ériger la Caisse d’escompte en Banque nationale et de lui emprunter 170 millions, Dupont l’appuya, mais en repoussant le privilège exclusif qu’il s’agissait de donner à la Banque : « Vous êtes venus, dit-il, pour détruire les privilèges, vous ne voudrez pas en créer un. » Necker lui-même n’avait parlé de privilège qu’en s’excusant sur la désolante nature des circonstances et en avouant qu’il s’éloignait des principes ordinaires d’administration. Les administrateurs de la Caisse d’escompte firent à leur tour un effort auprès de l’Assemblée, et l’un d’eux, l’illustre Lavoisier, vint à la barre plaider la cause du billet de banque contre l’assignat. Malgré ces efforts combinés, l’Assemblée céda à l’entraînement de Mirabeau, depuis longtemps ennemi de la Caisse d’escompte, qui prononça à cette occasion un de ces discours insidieux où la passion révolutionnaire empruntait le langage de la science financière.

Dupont ne se tint pas pour battu. Au mois d’avril 1790, il revint à la charge : « Il est des choses, dit-il, où l’autorité publique s’arrête. Telles sont les valeurs ; c’est la nature qui les donne ; la concurrence et l’usage les déterminent. La valeur de l’argent est fondée sur les proportions usuelles. Que doit donc faire une nation qui ne peut pas payer ? Désigner le moment où elle paiera, et délivrer une promesse de paiement. Mais elle ne peut pas faire qu’une promesse soit un paiement. Qu’est-ce qu’un assignat ? C’est une délégation sur une vente, c’est une promesse, un engagement contracté à terme plus ou moins long. Le paiement ne peut avoir lieu qu’au moment où la vente sera effectuée. Le Comité a mis dans son décret que les assignats seraient réputés des espèces sonnantes. Ce remède ne remédie à rien. Osez convenir qu’il s’agit d’une surséance involontaire, et ne prétendez pas faire passer les assignats pour autre chose que des promesses de paiement. » Malgré ces bonnes raisons, le cours forcé fut adopté. Dupont imagina alors de faire appel au bon sens populaire, et il publia, au mois de septembre 1790, une courte note intitulée : Effets des assignats sur le prix du pain, par un ami du peuple.

Ce petit écrit était sans nom d’auteur. Barnavele dénonça à la tribune comme ayant pour but de soulever la population contre un décret de l’Assemblée. Dupont répondit sur le champ. « Je déclare que je suis le citoyen qui a fait cette brochure. Je n’ai pas voulu y mettre mon nom parce que je craignais, comme député, de lui donner trop d’importance, et j’ai mis ce titre d’ami du peuple, parce que je me crois digne de le porter. Il m’a paru que ce n’était point abuser de la liberté de la presse que de prévenir le peuple par des raisons sensibles, par des vérités claires et mises à sa portée, sur un projet qui me semble si désastreux. Si on me croit coupable, je me soumets à la peine que l’assemblée pourra m’imposer, je me soumets à la poursuite devant les tribunaux. » La brochure ayant été lue à haute voix par l’un des secrétaires, l’Assemblée passa à l’ordre du jour.

Voici cet imprimé presque tout entier, car il était fort court : « Le prix du pain, du vin et des autres denrées est fixée par la quantité d’écus qu’il faut donner pour avoir un setier de blé, ou un muid de vin, ou une quantité quelconque d’une autre marchandise. Quand on achète une marchandise, on échange contre elle des écus, qui sont aussi une sorte de marchandise. En tout échange de deux marchandises l’une contre l’autre, s’il s’en présente beaucoup de l’une, sans qu’il y en ait davantage de l’autre, ceux qui veulent se défaire de la marchandise surabondante en donnent une plus grande quantité. On dit que les assignats vaudront l’argent et serviront aussi bien que l’argent ; si cela est, comme il n’y aura pas plus de pain ni plus de vin qu’auparavant, ceux qui voudront avoir du pain avec des assignats ou avec de l’argent, seront donc obligés de donner plus d’assignats ou plus d’argent pour avoir la même quantité de pain et de vin. On veut mettre autant d’assignats qu’il y a d’argent dans le royaume, c’est donc comme si on doublait la quantité de l’argent. Ceux qui proposent de faire pour deux milliards d’assignats, et qui font leurs embarras comme s’ils étaient de bons citoyens, ont donc pour objet de faire monter le pain de quatre livres à vingt sous, la bouteille de vin commun à seize, la viande à dix-huit sous la livre, les souliers à douze livres. Ils disent que cela n’arrivera pas, parce que avec des assignats on achètera les biens du clergé; mais ils attrapent le peuple, car les biens du clergé ne pourront être vendus tous au même moment et du jour au lendemain. Les assignats resteront donc longtemps sur la place et dans le commerce. Pendant tout ce temps-là les marchandises à l’usage du peuple et surtout le pain, qui est la marchandise la plus générale et la plus utile, se vendront le double, et il se fera de bons coups aux dépens des citoyens. Il n’en serait pas de même si, au lieu d’assignats, on ne donnait que des quittances de finance ; car ces quittances ne pouvant servir que pour acheter les biens du clergé, elles ne viendraient pas troubler le commerce du pain et du vin, ni déranger le prix de toutes les marchandises. On ne pourrait forcer le pauvre peuple à les prendre en paiement. »

Ce raisonnement prophétique provoqua une réplique violente de Mirabeau. « Je dois, s’écria-t-il, signaler à cette assemblée les aberrations d’un de ses honorables membres en fait d’économie politique. Comment, après avoir blanchi dans l’étude de ces matières, et j’ajouterai, dans la carrière de la plus incorruptible probité, étonne-t-il si fort aujourd’hui, et ceux qui le lisent et ceux qui l’entendent ? Quoi, le même homme qui naguère dans cette Assemblée justifiait les arrêts de surséance obtenus par la caisse d’escompte, qui défendait un privilège de mensonge et d’infidélité accordé aux billets de cette caisse, vient décrier aujourd’hui notre papier territorial dont le prix repose sur l’or de nos plus riches propriétés, un papier qui étant toujours payable en fonds nationaux, ne peut jamais perdre un denier de sa valeur foncière, ni tromper un instant la confiance de son possesseur ! M. Dupont caresse une caisse en faillite, un gouvernement suborneur, et il diffame un papier national, un titre sacré, dont la solidité est inaltérable ! Est-ce là le résultat que nous devions attendre de ses travaux et de ses lumières ! » Dupont répondit, sans se laisser intimider : « On peut dès à présent calculer combien vos assignats perdront, comme on calcule le trop-plein d’un bassin par le diamètre du réservoir. » Et il ajouta intrépidement : « Le projet des assignats monnaies n’est autre chose qu’un expédient pour mettre quelques hommes intelligents en pleine propriété des biens nationaux, sans qu’il leur en coûte rien. » Au sortir de cette séance, la populace ameutée voulut le jeter à la rivière ; il dut la vie à l’intervention de la garde nationale.

Comme membre du comité des finances, il eut la principale part au système financier adopté par l’Assemblée. La monarchie avait 600 millions de revenus qui se partageaient à peu près également entre les impôts directs et les impôts indirects ; on y ajoutait pour comprendre toutes les contributions des peuples, 175 millions de dîmes et de droits féodaux. Sur la proposition du comité des finances inspiré par Dupont, l’Assemblée supprima tous les impôts indirects, les aides, les gabelles, les octrois, la loterie, le monopole du tabac, en ne conservant que les douanes, et porta le produit des contributions directes établies en remplacement des anciennes à 400 millions. L’ensemble des revenus publics, y compris les postes et l’enregistrement, devait s’élever à 500 millions, et les dépenses générales de l’État se réduire en proportion. Les contribuables y gagnaient donc 275 millions, par suite de la suppression des dîmes et des droits féodaux, bien que le produit des impôts directs fut accru en apparence. Mais cette transformation, utile et possible dans un temps calme, avait le tort de s’accomplir au milieu du désordre d’une révolution et à la veille d’une guerre contre l’Europe.

Les droits d’octroi entraient pour 40 millions dans les revenus du gouvernement royal. Le comité des contributions ne voulut pas d’abord renoncer à une branche de finances si productive ; il proposa de les conserver. Dupont combattit cette proposition. L’Assemblée crut tout arranger en décrétant qu’il y aurait des droits d’entrée dans toutes les villes closes, et que Dupont lui-même serait chargé de rédiger le projet, parce qu’il pouvait mieux qu’un autre atténuer les difficultés qu’il avait signalées. Son premier mouvement fut de refuser net cette mission. « Mais, a-t-il lui-même raconté plus tard, je songeai qu’à mon refus, quelque échappé de la régie générale saisirait cette occasion d’accabler sans mesure le commerce et de passer pour un grand financier, parce que son travail produirait beaucoup. Je me mis donc à l’ouvrage : je fis entrer dans mon plan tout ce que je pus y mettre de précautions pour le rendre moins vexatoire. » Quand il présenta son rapport à la tribune, il déclara qu’il avait obéi au décret de l’Assemblée ; mais qu’il avait dû se faire violence pour manquer à ce point à ses principes. Il insista comme malgré lui sur l’injustice de taxes qui seraient légères sur la consommation du riche et pesantes sur celle du pauvre, ainsi que sur l’injustice non moins grande de faire payer le même impôt à des productions nées à peu de frais sur un terrain favorable et à celles qui nées sur un terrain ingrat avaient occasionné de grandes dépenses, ce qui ferait abandonner leur culture. Il ajouta que l’opération serait des plus impopulaires, que d’un bout de la France à l’autre on avait brisé les barrières des villes, et qu’il faudrait employer la force pour les relever. Il termina en s’écriant : « Je vous ai donné plus que ma vie ! »

L’excellent homme était ému jusqu’aux larmes en parlant ainsi. Son émotion gagna ses collègues de tous les partis. On le dispensa de lire son projet, et les octrois furent abandonnés. Ce fut son dernier succès. Il assista avec douleur aux actes politiques de l’Assemblée, et fit partie de l’impuissante minorité qui essaya vainement d’arrêter la marche de la Révolution. Non moins inquiet de l’extérieur que de l’intérieur, il publia un écrit sur les relations de la France avec l’Espagne, où il recommandait avec force le maintien du pacte de famille ; c’était supposer que la maison de Bourbon continuerait à régner sur les deux pays, il y cherchait une garantie de paix qui allait s’évanouir avec la monarchie elle-même.

Après la clôture de l’Assemblée constituante, il se fit imprimeur et publia un journal pour soutenir la cause de la monarchie constitutionnelle. Il y fit une opposition énergique à toutes les mesures subversives. Au mois d’avril 1792, quand les jacobins rappelèrent du bagne les Suisses de Châteauvieux et leur firent une réception triomphale, il accusa publiquement Péthion, maire de Paris, d’avoir organisé cette parade révolutionnaire. « Vous dites, Monsieur, que cette fête est donnée par le peuple. Qu’appelez-vous le peuple ? Avez-vous recréé par votre autorité des ordres que la Constitution a détruits pour jamais ? Y a-t-il en France un autre peuple que la collection des bons citoyens ? A-t-il une autre manière d’exprimer sa volonté que par l’organe de ses représentants ? Hors de l’Assemblée nationale il n’y a que des individus qui n’ont le droit de s’exprimer que par des pétitions. » André Chénier soutenait la même polémique dans le Journal de Paris, et la paya plus tard de sa vie. Le lendemain du 20 juin, Dupont accusa encore Péthion de n’avoir rien empêché, et provoqua l’arrêté du directoire du département qui suspendit de ses fonctions le maire prévaricateur. Cet arrêté était signé par le duc de La Rochefoucauld, président du directoire et ami de Dupont.

Dans la matinée de la terrible journée du 10 août, il se rendit en armes avec son fils près du roi, et lui conseilla de se défendre jusqu’à la mort. « Monsieur Dupont, lui dit avec bonté Louis XVI, on vous trouve toujours où l’on a besoin de vous. » Le soir, il était proscrit comme tous ceux qui avaient essayé de résister, et n’échappa aux recherches des assassins que par le secours du célèbre astronome Lalande qui le cacha pendant trois semaines dans l’observatoire du collège Mazarin.

L’asile qu’il habitait ne contenait point de lit, et ses amis avaient beaucoup de peine à lui procurer le pain et l’eau nécessaires à sa subsistance. Il écrivit pourtant dans ce réduit un petit poème en prose intitulé : Oromasis ; c’est un dialogue entre le principe du bien et le principe du mal. La scène est au commencement du monde. Oromasis, le dieu du bien, vient de prononcer les paroles qui font sortir le monde du chaos ; Arimane, le principe du mal, oppose à chaque bienfait un malheur. À la pluie et à la rosée, il ajoute la grêle et la foudre ; aux fleurs gracieuses et aux plantes utiles, il mêle les poisons ; aux animaux domestiques, les bêtes de proie ; à l’homme enfin, il prodigue les maladies, les passions et les vices. Dans cette lutte, Oromasis finit par être le plus fort, et le dialogue se termine par ces mots qu’il adresse à Arimane : « Je connais ta perversité, mais je connais aussi les bornes de ton pouvoir. La nature des choses ne me permet pas d’empêcher qu’il n’y ait de la souffrance partout où il y aura de la vie, mais tu n’empêcheras pas davantage qu’il ne s’y trouve encore plus de bonheur, et que la vie elle-même ne soit un bonheur. »

Cette petite composition ne manque pas de grâce ; ce qui la rend surtout admirable, c’est le moment où elle a été écrite. Dupont put enfin se réfugier dans sa terre de Bois-des-Fossés, près de Nemours, et là il écrivit à Lavoisier une Lettre sur la philosophie de l’univers. L’ouvrage ne contient que l’expression déclamatoire d’un déisme vague, mais où reparaît toujours la même confiance dans la puissance du bien. Il porte au commencement la date du 22 décembre 1792, et à la fin celle du 10 juin 1793. Louis XVI était mort pendant ces six mois. Le règne sanglant de la Terreur avait commencé.

Dupont publia sa lettre quelques années après, il disait dans la préface : « L’auteur a rédigé ces principes sur la philosophie de l’univers au fond d’une solitude agreste, au milieu d’une saison froide et pluvieuse, loin de ses enfants, de ses amis, des personnes dont la société habituelle est le plus indispensable à son bonheur. Sa santé était altérée, des chagrins très amers se mêlaient aux souffrances et aux privations qu’il avait à supporter. C’est dans ces circonstances, où, pour employer une expression de Montaigne, la philosophie n’est point parlière, mais pratique, qu’il a cru devoir léguer à quelques amis, doués d’un cœur sensible et d’une raison forte, le fruit de ses recherches sur les causes et la proportion du bien et du mal, sur la nécessité de leur mélange, sur la moralité qui en dérive, sur la grande histoire naturelle et générale du monde. Si les augustes vérités qu’elle présente pouvaient être obscurcies par le malheur, elles le seraient pour l’auteur lui-même. Il a survécu à l’ami respectable auquel il adressait cette espèce de testament philosophique. Il a vu ce citoyen vertueux, l’un des hommes les plus éclairés, les plus doux, les plus sages qui aient existé, l’un de ceux qui avaient le plus efficacement servi la nation et le genre humain, et qui s’en occupait encore à ses derniers moments, périr de la manière la plus injuste, la plus tyrannique, la plus cruelle. »

C’est dans ce livre que se trouve ce passage souvent cité contre la pensée du suicide, si naturelle alors. « Même dans ce moment incompréhensible, où la morale, les lumières, l’amour énergique de la patrie ne rendent la mort, au sortir des guichets et sur l’échafaud, que plus inévitable ; où il semblerait permis de choisir entre les manières de quitter une vie qu’on ne peut plus conserver et d’enlever aux tigres à face humaine l’exécrable plaisir de vous promener, les mains liées derrière le dos, et de boire votre sang ; même dans cette position affreuse, la vertu pure et dénuée d’orgueil, s’abstiendra de trancher ses jours. Oui, sur la charrette fatale, et n’ayant de libre que la voix, je puis encore crier : Gare, à un enfant qui serait trop près de la roue ; il pourra me devoir la vie, son père et sa mère la consolation de leurs vieux ans, la patrie son salut, le genre humain sa félicité ; que sais-je si cet enfant n’a pas en lui le germe de Confucius ou de Socrate ! »

Peu s’en fallut qu’il ne fut en effet appelé à monter sur la fatale charrette. Découvert dans sa retraite et jeté en prison, le 9 thermidor le sauva.

À peine rendu à la liberté, il reprit vaillamment son journal et y continua la lutte contre le parti terroriste. Il contribua avec l’abbé Morellet à soulever les sections de Paris, quand le parti jacobin, violant le droit des électeurs, voulut se perpétuer au pouvoir sous la nouvelle constitution. La journée du 23 vendémiaire le mit au nombre des vaincus. Il fut élu par le département du Loiret, malgré la défaite des sections, membre du Conseil des Anciens ; plus jeune et plus hardi que Morellet, il accepta. Il fit partie de cette courageuse minorité qui refusa de courber la tête sous le parti vainqueur. Dès le premier jour, son opposition se déclara. Le Conseil des Cinq-Cents avait à présenter une liste de cinquante candidats, pour que le Conseil des Anciens y choisit les cinq membres du Directoire exécutif ; les ex-conventionnels s’entendirent pour présenter en première ligne cinq révolutionnaires bien connus, et à leur suite quarante-cinq noms obscurs. Dupont, indigné de cette manœuvre, demanda l’ajournement de l’élection. « Sans doute, dit-il, les quarante-cinq qui complètent cette liste ne sont pas indignes de votre choix ; car, dans le cas contraire, on aurait voulu vous faire violence en faveur de cinq personnages. Sans doute, ces noms qui arrivent pour la première fois jusqu’à vous, appartiennent à des hommes d’une vertu modeste, et qui sont dignes aussi de représenter une grande république. Mais il faut du temps pour les connaître. Leur modestie même, qui les a laissés cachés, nous oblige à des recherches pour apprécier leur mérite. » Le Conseil des Anciens passa outre, les cinq premiers candidats furent nommés. Le courageux orateur commençait sans balancer par se faire des cinq directeurs autant d’ennemis.

Pour compromettre le tiers nouvellement élu, qui passait pour peu favorable à la tradition révolutionnaire, les conventionnels avaient imaginé d’instituer une fête nationale, le 21 janvier, en souvenir de la mort du roi ; ils firent décider que, ce jour, chaque membre des deux Conseils et du Directoire prêterait serment de haine à la royauté. Cette formalité du serment, si souvent employée par les partis, n’a jamais été qu’une vexation de la part des plus forts, qui ont voulu se donner le plaisir de forcer les vaincus au parjure. Dupont, qui avait pour maxime qu’il faut jouer avec les cartes qu’on a, avait pris son parti de la république ; il prêta donc le serment de haine à la royauté, mais en y ajoutant ces mots significatifs : et résistance intrépide à toute espèce de tyrans.

À peine installé, le Directoire exécutif demanda aux Conseils l’autorisation de nommer lui-même aux places d’administrateurs et de juges vacantes dans les départements où les opérations électorales avaient été incomplètes. Dupont ne voulut pas donner au Directoire une pareille arme. « Notre constitution, dit-il, est républicaine et non monarchique. Ce serait rétablir la monarchie que de permettre au même pouvoir qui dirige l’armée de diriger aussi les tribunaux. Ce serait revenir au régime tyrannique de Robespierre. » Lanjuinais, Tronchet, Portalis, Barbé-Marbois soutinrent la même opinion, mais sans succès.

Il était devenu impossible de continuer à battre monnaie avec les assignats. Dupont aurait dû être écouté plus qu’un autre sur cette question, puisqu’il avait annoncé d’avance ce qui était arrivé. « Ne vous préparez pas, dit-il un jour, des regrets analogues à ceux qui tourmentèrent mes collègues de l’Assemblée constituante. On rejeta dans le temps la proposition que j’avais faite de n’employer les assignats qu’au paiement des biens nationaux et de n’en pas faire une monnaie courante. Aujourd’hui l’on dit : Ah ! si nous avions écouté Dupont de Nemours ! » On ne l’écouta pas davantage. Il combattit inutilement la plupart des décrets financiers.

À propos des mesures contre les rentiers qui annonçaient la prochaine banqueroute des deux tiers sur la dette publique, il s’écria : « Il est très fâcheux pour une nation de se trouver réduite par les circonstances à ne pouvoir payer ce qu’elle doit à ses créanciers. Ce malheur est beaucoup plus grand, quand, au lieu d’en gémir et de mettre ses efforts à le réparer, on se permet de le consolider, on entreprend de le légaliser. Mais, dit-on, où trouverez-vous la somme qu’il faudrait donner aux rentiers si l’on était juste ? Des fonds ! On en trouverait dans l’ordre et l’économie qui sont les premiers devoirs d’un gouvernement. Des fonds ! il y en a dans la répression de mille vices, d’un million de délits, d’un milliard d’abus. Quoi ! j’entends dire partout que la république paie pour ses armées deux fois plus de rations qu’elle n’a de défenseurs, et on demande où elle prendra des fonds ! La moitié seulement de cette dilapidation paierait plus de la moitié des rentes ; elle suffirait pour rétablir l’aisance et l’abondance dans Paris. » On comprend sans peine ce que de pareilles vérités devaient exciter de colères.

Quand fut décrété un emprunt forcé de 600 millions, à verser par le quart le plus riche des contribuables, il annonça d’avance que cette exaction échouerait. En 1789, l’Assemblée constituante avait évalué le revenu imposable de la France à 1,500 millions, et la révolution avait réduit ce revenu de moitié ; comment trouver sur des ressources ainsi réduites 600 millions en sus des impôts ordinaires ? L’emprunt forcé, accompagné dans l’exécution de violences impuissantes, ne fit qu’augmenter l’irritation générale et ne donna que des résultats insignifiants. Aux financiers révolutionnaires qui prétendaient toujours imposer aux plus forts contribuables des charges spéciales, il répondait : « Je ne disconviens pas que, au premier coup d’œil, l’impôt progressif n’ait un aspect séduisant. Il est cependant absolument contraire à tous les principes de la justice et de la légalité. » Et un autre jour : « Que dit la constitution ? Que tout citoyen doit payer en raison de son revenu. Que disent la constitution et la justice réunies ? Que la loi doit être égale pour tous, soit qu’elle punisse, soit qu’elle protège. Un grand homme qui a bien contribué à préparer le règne de la liberté, Turgot, a été couvert de bénédictions pour avoir abrogé l’ancienne loi qui obligeait les plus imposés à faire l’avance de l’impôt. Voudriez-vous la faire renaître ? »

Il redoutait surtout le rétablissement des impôts indirects abolis par la Constituante. À tout moment, il s’attachait à prouver que les impôts existants suffisaient, et appelait la paix de tous ses vœux comme devant ramener la richesse publique. Le Directoire hésitait à reprendre les impôts sur le sel et sur les boissons ; mais il demanda le rétablissement de la loterie. Dupont s’y opposa. « L’ancienne loterie rapportait, dit-il, de 9 à 10 millions de revenus, et elle était successivement tombée à huit, sept et même six. Il y a bien loin de là aux 12 et 18 millions qu’on vous promet. Marchez sur tous les projets de ces gens qui vont toujours criant de créer des financiers, des régies et des emplois, parce qu’il y a beaucoup de demandeurs et parce qu’on est bien aise d’avoir beaucoup de créatures. Je ne sais quel ancien contrôleur général se vantait d’avoir à ses ordres 30,000 commis aux douanes, au sel, au tabac, aux aides, aux barrières. — Diable ! lui répondit un militaire, c’est un beau camp volant. Tout le monde aujourd’hui veut être du camp volant, parce qu’on a perdu dans la révolution l’habitude du travail. »

Peu favorable en principe aux douanes, il les admettait cependant comme provisoirement nécessaires, mais en repoussant les droits excessifs, et en demandant qu’on s’en tînt au tarif de 1791, qui était en effet modéré. Le gouvernement ayant proposé de prohiber les marchandises anglaises pendant la guerre, il y consentit en ces termes : « Quand il s’agit de terminer une guerre longue et cruelle, et de forcer à la paix une nation ennemie, on ne peut pas être sévère sur le choix des moyens. Il n’en est point qui n’ait des inconvénients pour la nation qui s’y livre. Ainsi, quoique les prohibitions commerciales soient une arme à deux pointes, dont on ne saurait appuyer l’une sur le sein de l’ennemi, sans que l’autre ne nous perce nous-mêmes, et quoique l’on ne puisse défendre l’entrée d’aucune marchandise étrangère, sans prohiber en même temps l’exportation de quelques marchandises nationales, je crois que, dans la circonstance donnée, nous devons rendre coup pour coup. » Les intérêts coalisés ayant saisi cette occasion pour généraliser les prohibitions sous prétexte de guerre, il s’y opposa de toutes ses forces.

La contrainte par corps en matière civile avait été abolie pendant la Révolution ; le Directoire voulut la rétablir. Dupont combattit le projet. « Lorsque vous mettez votre débiteur en prison, lui donnez-vous les moyens de s’acquitter ? Non, vous les lui ravissez tous. Si vous lui laissiez la liberté, il conserverait pour vous payer les produits de son travail, le crédit dont il pourrait jouir encore, les ressources de ses amis et de ses parents. Laissez conclure la paix générale, tous les citoyens paieront leurs dettes, parce qu’ils en auront les moyens. Vous n’aurez aucun besoin pour les y contraindre de lois contraires à la liberté individuelle. » Les jurisconsultes de l’Assemblée ayant pris la défense de la contrainte par corps, il leur répondit par un discours passionné, plein de faits et d’arguments (24 ventôse an V). La contrainte par corps fut rétablie à une faible majorité, et il a fallu plus de soixante ans pour l’effacer de nouveau de nos lois.

Dans la législation sur la presse, il repoussa le principe de la responsabilité des imprimeurs. « Vous obligeriez, dit-il, les imprimeurs à devenir ce qu’étaient autrefois les censeurs royaux ; on doit s’attendre qu’ils jugeraient les ouvrages d’après leur ignorance et leurs passions. » Il flétrit d’avance les mesures arbitraires demandées contre les étrangers : « On vous dit que ces étrangers sont plus que suspects ! Que signifie ce mot en législation ? Comment peut-on définir un homme plus que suspect ? Vous savez à combien d’horreurs a conduit le système tyrannique adopté relativement aux suspects. » En même temps, Lanjuinais s’écriait à propos d’une autre loi d’exception : « L’antre des jacobins s’est rouvert ! il s’agit, dit-on, d’une mesure de sûreté générale. Excuse banale de toutes les tyrannies ! »

Toutes les fois que Dupont abordait la tribune, sa voix était couverte par des murmures et de violentes interpellations. Plusieurs fois on refusa de l’entendre en fermant brusquement la discussion.

Cependant, l’opinion extérieure devenait de plus en plus favorable au parti contre-révolutionnaire. Aux termes de la Constitution, le tiers des deux conseils était soumis à la réélection au printemps de 1797 (germinal an V). Ces élections furent décisives pour la réaction. La majorité changea dans les conseils, Pichegru, qui avait des relations secrètes avec les princes de la maison de Bourbon, fut élu président du Conseil des Cinq-Cents. Dupont lui-même fut élu président du Conseil des Anciens pour le mois de thermidor. Les Conseils transformés abolirent les peines contre les prêtres insermentés et contre les émigrés. Prêtres et émigrés rentrèrent en foule. Le fameux club de Clichy, rendez-vous des royalistes, se crut sur le point de s’emparer du pouvoir. Les républicains menacés eurent recours à leur arme favorite : ils firent venir des troupes à Paris, sous le commandement d’Augereau. La force armée envahit les Conseils. Les élections de 48 départements furent cassées : quarante membres du Conseil des Cinq-Cents, douze du Conseil des Anciens, deux des cinq membres du Directoire, trente-cinq journalistes furent condamnés à la déportation ; les lois en faveur des prêtres et des émigrés furent rapportées. La dictature révolutionnaire recommença avec une nouvelle violence pour succomber à son tour deux ans après sous un autre coup d’État militaire.

Mme de Staël raconte, dans ses Considérations sur la Révolution française, comment elle sauva Dupont de la proscription : « Quelques membres du Conseil des Anciens, dit-elle, ayant à leur tête l’intrépide et généreux Dupont de Nemours et le respectable Barbé-Marbois, se rendirent à pied à la salle des séances, et après avoir constaté que la porte leur était fermée, ils revinrent de même, passant au milieu des soldats alignés, sans que le peuple qui les regardait comprît qu’il s’agissait de ses représentants opprimés par la force armée. La proscription s’étendit de toutes parts, et cette nation, qui avait déjà perdu, sous le règne de la Terreur, ses hommes les plus respectables, se vit encore privée de ceux qui lui restaient. On fut au moment de proscrire Dupont de Nemours, le plus chevaleresque champion de la liberté qu’il y eût en France. J’appris le danger qu’il courait, et j’envoyai chercher Chénier le poète. Chénier, malgré tout ce qu’on peut reprocher à sa vie, était susceptible d’être attendri, puisqu’il avait du talent, et du talent dramatique. Il s’émut à la peinture de la situation de Dupont de Nemours et de sa famille, et courut à la tribune, où il parvint à le sauver, en le faisant passer pour un homme de quatre-vingts ans, quoiqu’il en eut à peine soixante. Ce moyen déplut à l’aimable Dupont de Nemours qui a toujours eu de grands droits à la jeunesse par son âme. » Ce dernier trait ressemble à une épigramme, surtout de la part d’une femme ; mais le récit du fait n’en est pas moins touchant.

La colère de ses ennemis se tourna contre l’imprimerie qu’il possédait encore ; il vit ses presses brisées par l’émeute, et sa maison mise au pillage. Ruiné et désespéré, il résolut de quitter la France, et partit pour l’Amérique avec ses deux fils. Il annonça lui-même cette décision dans une note placée à la fin de la Philosophie de l’Univers. « Membre et président du Conseil des Anciens, j’espérais concourir utilement encore à la législation de mon pays, qui m’est plus cher que la vie, et dont j’avais longtemps étudié les intérêts et les droits. Les événements en ont autrement décidé. J’ai dû me démettre de ma magistrature que je voyais obligée de céder à la force dans l’inter-règne des lois. Dieu ne m’a fait propre, ni à participer aux gouvernements arbitraires, ni à les combattre autrement que par la raison, ni à leur obéir. Je vais habiter chez une nation grave, laborieuse, prospérante, amie naturelle de la mienne, et qui n’a d’idole que la loi. De sages républicains de l’Helvétie, de la Batavie, des villes hanséatiques, et quelques Français qui ont dans les États-Unis d’Amérique de grandes propriétés territoriales et des intérêts commerciaux, jugent que leurs affaires pourront être dirigées à leur avantage par un homme de bien qui fut pendant près de vingt ans en France, administrateur général de l’agriculture et du commerce. J’ai à justifier leur confiance. Au lieu de la retraite que je désirais, c’est le travail qui se présente à moi. Bénissons toujours le sort que Dieu nous envoie. Je le remercie de ce qu’il daigne agrandir la tâche de mes derniers ans. »

Non content de pourvoir à sa propre sûreté, il voulut sauver ceux de ses collègues persécutés comme lui. L’un d’eux, Boissy d’Anglas, lui a rendu ce témoignage dans une lettre adressée au Moniteur, bien longtemps après : « Le jour même de sa mise en liberté, il chercha mon infortunée famille dans l’asile obscur où, pendant que j’errais ça et là pour échapper à mes persécuteurs, elle vivait sous le poids de la douleur et de l’indigence. Il lui offrit de partager avec elle tout l’argent dont il pouvait disposer et de se charger de mes deux fils pour les faire travailler sous ses yeux en Amérique. — Venez, leur disait-il les larmes aux yeux. Si vous n’avez rien, vous travaillerez, et Dieu vous bénira. » Pendant la traversée qui fut très orageuse, et qui dura quatre-vingt-quinze jours, on fut sur le point de manquer de tout. Lui seul conservait son sang-froid et sa gaieté. La nuit, son épée sous le bras, il veillait sur le pont pour défendre les passagers.

Il fut reçu en Amérique avec les égards dus à un homme qui avait contribué à l’indépendance des États-Unis. Il s’établit dans l’État de New-Jersey, et s’y occupa de commerce et d’agriculture, mais sans oublier sa patrie. Lors de la première organisation de l’Institut, il avait été compris dans la seconde classe (sciences morales et politiques). Quand Bonaparte supprima cette classe en 1799, on le fit passer, quoique absent, dans la classe d’histoire. Il ne cessa de correspondre avec ses confrères et leur adressa d’Amérique plusieurs mémoires sur des questions intéressantes d’histoire naturelle et de géographie, telles que la théorie des vents, la force des courants, la cause des pluies, etc. En 1802, voyant l’ordre et la paix rétablis par le Consulat, il laissa ses deux fils à la tête des établissements qu’ils avaient formés ensemble, et revint en France.

Il arriva au-milieu de la réaction qui fit rétablir sous de nouveaux noms la plupart des institutions de l’Ancien régime. Il craignit que parmi ces restaurations, on ne comprît toutes les anciennes contributions indirectes, et en particulier l’impôt sur la marque des cuirs. Il fit imprimer à un petit nombre d’exemplaires le mémoire qu’il avait adressé sur ce sujet, en 1788, au contrôleur général des finances, et le fit précéder d’une courte préface, où il expliquait ainsi cette publication : « Le rétablissement d’une partie des droits d’aide, la création d’une nouvelle régie pour les administrer, la tendance naturelle de toute compagnie à multiplier ses attributions, l’espèce de réaction qui porte à remettre en vigueur toutes les institutions, bonnes ou mauvaises, qui ont précédemment eu lieu, inspirent une crainte assez légitime que, quelque jour, en fouillant dans les décombres de l’ancienne France, quelque faiseur de projets n’y trouve des notions imparfaites sur le droit de marque des cuirs, et ne le présente comme une ressource fiscale. Cette ressource serait funeste, contraire à l’intérêt de l’État et à celui du prince. C’est ce dont ne pourra douter aucun de ceux qui auront la patience de lire ce rapport. L’auteur, aujourd’hui plus que sexagénaire, et prêt à faire un long voyage au-delà des mers (il songeait à retourner en Amérique), ne veut pas que l’absence ou la mort l’empêchent de rendre encore ce service à sa patrie. Ce sera en même temps une sorte de monument historique. On a prodigué au malheureux Louis XVI le nom de tyran ; ses ministres et son conseil ont été calomniés. On verra combien les vertus de ce monarque infortuné encourageaient les bonnes intentions de ses ministres, et quelle application laborieuse, scrupuleuse, minutieuse peut-être, ses conseillers d’État portaient dans leurs travaux. »

Cette résurrection du mémoire de 1788 produisit son effet. Le droit sur la marque des cuirs ne fut pas rétabli.

Vers le même temps, il lut à l’Institut d’intéressantes réflexions à l’occasion de l’ouvrage de Rulhière, sur l’anarchie de Pologne. Personne ne pouvait parler plus savamment de cette lutte terrible dont il avait vu les premières scènes et dont il avait connu personnellement les principaux acteurs. Il avait été nommé, dès son arrivée, secrétaire, puis président de la Chambre de commerce de Paris. Il publia en cette qualité, en 1806, un écrit sur l’institution de la Banque de France. Il avait pris pour épigraphe de ce travail : Noli me tangere, ce qui en indiquait parfaitement l’esprit. Il y rappelait que la Caisse d’escompte, fondée par Turgot, avait pleinement prospéré, tant que le gouvernement n’y avait pas touché, et qu’elle s’était précipitée vers la ruine, dès que le ministre des finances avait voulu en faire un instrument. Ces idées ne pouvaient convenir au gouvernement impérial ; la circulation de la brochure fut interdite.

Pendant son séjour en Amérique, il avait été invité par Jefferson, président des États-Unis, à rédiger un plan d’éducation nationale pour la grande république américaine. De retour dans sa patrie, il publia son projet, en 1812, dans les Annales de l’éducation, recueil périodique fondé et rédigé par M. Guizot ; car le futur auteur de la loi de 1833 sur l’instruction primaire s’occupait déjà d’éducation publique. Par le fait, le mémoire de Dupont s’adressait au moins autant à la France qu’à l’Amérique.

L’instruction primaire étant déjà florissante aux États-Unis, il restait peu de chose à faire pour la développer. L’auteur du Plan d’éducation nationale ne s’occupait donc que des livres à mettre entre les mains des enfants. Il proposait d’en faire rédiger quatre, un abécédaire, un petit traité de physique et de mathématiques, un abrégé chronologique de l’histoire et un recueil de traits et anecdotes présentant les vertus en action. Ces livres devaient être mis au concours, et le Congrès des États-Unis devait décerner les prix ; il poussait même très loin sur ce sujet la manie réglementaire. Du reste, pas d’enseignement obligatoire, pas d’enseignement gratuit, pas même d’organisation publique de l’instruction primaire. « Il y aura, disait-il, autant d’écoles primaires qu’il se présentera de bons maîtres pour les tenir, qui se contenteront de la rétribution que les familles environnantes voudront bien donner tous les mois pour leurs enfants. »

Pour l’instruction secondaire, il adressait un appel plus direct à l’autorité publique ; il voulait que dans chaque État de la Confédération, les collèges fussent institués par le gouvernement qui assurerait aux professeurs un traitement fixe accru ensuite par les rétributions des élèves ; les enfants qui se seraient le plus distingués dans les écoles primaires y auraient été admis gratuitement. Pour l’instruction supérieure, il ne voulait que quatre grandes écoles spéciales qui devaient avoir leur siège à Washington, capitale de la Confédération : une école de médecine, une école des mines, une école de sciences sociales et de législation, et une école de géométrie transcendante. Les professeurs de ces grandes écoles auraient reçu de la Confédération un traitement fixe qui, accru de la rétribution des élèves, aurait porté leur rémunération à 10,000 dollars, plus de 50,000 francs. Il ne voulait pas d’universités séparées sur le modèle des établissements de ce genre en Angleterre et en Allemagne, mais une seule université pour tous les États-Unis. « Le conseil général établi dans la Confédération et les comités de l’instruction publique établis dans chacun des États, pour administrer tout ce qui est relatif à l’enseignement, les grandes écoles spéciales destinées à l’étude des sciences les plus relevées, les collèges, qui ont pour objet de former les gens de lettres et les savants, et les écoles primaires pour répandre les lumières les plus essentielles sur la totalité des citoyens, constitueront, disait-il, l’université de l’Amérique septentrionale. » On retrouve ici les idées exprimées dans le mémoire de 1775. Somme toute, les États-Unis n’ont tenu aucun compte de ce plan ; c’est la France qui s’est chargée de l’exécuter en partie.

Il assista en témoin muet aux grandes guerres qui suivirent l’établissement de l’empire. Il se renferma dans les études qu’il avait prises en affection depuis quelque temps, et dont le principal produit fut un curieux mémoire sur l’instinct des animaux. Déjà, dans les notes de sa Philosophie de l’Univers, il avait avancé quelques paradoxes sur la moralité du renard, et sur les institutions sociales des fourmis. Il reprit ce thème original et s’amusa à le développer. Il s’attacha surtout à expliquer le langage des oiseaux, et en particulier, la chanson du rossignol, aimable diversion aux pensées amères qui le préoccupaient.

« Le rossignol, dit-il, a trois chansons : celle de l’amour suppliant, d’abord langoureuse, puis semée d’accents impatients très vifs, se terminant par des sons filés, respectueux, qui vont au cœur ; la femelle fait sa partie, en interrompant le couplet par des non très doux, auxquels succède un oui timide et plein d’expression. Elle fuit alors : les deux amants voltigent de branche en branche. Le mâle chante avec éclat très peu de paroles rapides, coupées, suspendues par des poursuites, qu’on prendrait pour de la colère ; c’est sa seconde chanson. La femelle répond par des mots plus courts encore : Ami, mon ami, ah ! mon ami ; que peut dire de mieux une femelle ? Enfin on travaille au nid ; c’est une affaire trop grande ; on ne chante plus. Le dialogue continue, mais il n’est que parlé ; on y distingue à peine le sexe des interlocuteurs. C’est après la ponte que, perché sur une branche voisine de celle qui porte sa famille, battant la mesure par un petit balancement qu’il imprime au rameau et quelquefois par un léger mouvement des ailes, il amuse pendant la nuit, félicite, loue son épouse et ses petits avec toutes les tendresses unies de l’amour conjugal et de l’amour paternel. J’ai essayé de traduire cette troisième chanson. Je réclame votre indulgence, et si vous étiez des rossignols, je l’invoquerais encore plus. Vous savez combien toute traduction affaiblit l’original, je ne puis rendre que les paroles, et tout au plus saisir très faiblement ce qu’en musique ou appelle le motif. Voici ces paroles, telles que me les ont dictées, les uns mieux, les autres plus mal, car il y a rossignols et rossignols, ceux auprès desquels j’ai vécu :

Dors, dors, dors, dors, dors, dors, ma douce amie,
Amie, amie, amie,

Belle et chérie,
Dors en aimant,
Dors en couvant,
Ma belle amie,
Nos jolis, jolis, jolis, jolis, jolis,
Si jolis, si jolis, si jolis
Petits enfants.

Voilà ce qu’on lisait à la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut national dans les séances du mois d’août 1806, à la veille de la campagne d’Iéna. Cuvier accorda au mémoire sur l’Instinct une attention flatteuse et lui donna une place d’honneur dans son rapport. Tout en admettant que les animaux avaient les moyens de se communiquer leurs idées, il contesta quelques-unes des assertions de l’auteur. Dupont répliqua en citant plusieurs nouvelles histoires d’animaux intelligents, et en particulier celle du chien Sultan qui habitait le jardin du Luxembourg et qui allait presque tous les jours dîner en ville, quand on voulait bien l’inviter. Ce chien avait appartenu au fameux abbé Trente mille hommes, et à cette occasion Dupont laissait échapper son mot sur la guerre qui dévastait l’Europe : « Les anciens habitués du Luxembourg, disait-il, peuvent se rappeler M. l’abbé Trente mille hommes, nouvelliste intrépide, dont ni moi ni personne n’avons jamais su le véritable nom, et qui décidait des droits et des intérêts de tous les souverains, moyennant trente mille hommes, qui passaient les rivières, gravissaient les montagnes, prenaient les villes, gagnaient les batailles, à sa volonté. Disciple de Turenne, il n’était pas pour les grandes armées ; trente mille hommes suffisaient à tout. Cela était plus économique ; et dans le vrai, si l’on avait de la raison, les Horaces et les Curiaces, et même un moindre nombre de combattants, une partie d’échecs, ou mieux encore les deux mots : Suum cuique, termineraient tous les différends. C’est ce que nous ne verrons point, et ce que nos arrière-descendants verront peut-être quelque jour. »

Pendant le reste de l’empire, Dupont se tut. Les terribles campagnes de 1808 à 1814 ne lui laissaient même pas l’esprit assez libre pour écouter les rossignols et étudier les mœurs de la guêpe maçonne. Il employa ce temps à publier les œuvres complètes de Turgot en neuf volumes. Nous lui devons la conservation des écrits de Turgot comme nous lui devions déjà ceux de Quesnay. En 1814, il accepta, malgré son âge avancé, le titre de secrétaire du gouvernement provisoire, qui prépara le retour des Bourbons et l’établissement d’un gouvernement constitutionnel. Louis XVIII le nomma Conseiller d’état et chevalier de la Légion d’honneur. Quand Napoléon revint de l’île d’Elbe, il ne put supporter le spectacle des malheurs qu’il prévoyait et se rembarqua pour l’Amérique où il retrouva ses deux fils qui avaient formé de grands établissements industriels dans la Delaware. Il avait alors 76 ans.

Dans le discours préliminaire de son Traité d’Économie politique qui venait de paraître, J.-B. Say avait traité avec peu de respect l’école des physiocrates : « Vers le milieu du dix-huitième siècle, disait-il, quelques principes sur la source des richesses, mis en avant par le médecin Quesnay, firent un grand nombre de prosélytes, L’enthousiasme de ceux-ci pour leur fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours suivi les mêmes dogmes, leur chaleur à les défendre, l’emphase de leurs écrits, les ont fait considérer comme une secte. » Dans le traité même, J.-B. Say prenait la défense des contributions indirectes. Il les acceptait en principe, pourvu qu’elles ne fussent point excessives, et reconnaissait qu’en se confondant avec le prix des choses, elles s’acquittaient avec plus de facilité.

Ces mots passèrent sous les yeux de Dupont de Nemours, pendant qu’il se rendait en Amérique, et à bord même du navire qui le transportait, il écrivit à Say une longue lettre pour défendre ses amis et ses idées. Datée du 22 avril 1815, cette lettre commençait ainsi : « Mon cher Say, je viens d’achever la lecture de votre très bel ouvrage. Il m’a inspiré un grand intérêt et donné beaucoup de consolation. Quelques jours après la blessure de Morellet, cet habile et excellent homme m’exprimait sa douleur et la mienne de ce que nous devenions vieux et courions vers la mort sans laisser d’élèves et d’héritiers qui pussent continuer nos études et notre doctrine, comme nous avons fait des amis et des instructeurs dont nous avons été les compagnons. Je vois que ce n’est pas un élève que nous avons en vous, mais un fort émule qui avec trente ou quarante ans de moins contribuera aussi bien que nous-mêmes à propager, à démontrer un grand nombre des vérités les plus utiles au genre humain. Vous avez presque tous nos principes, et si l’on en excepte ce qui concerne les revenus publics, vous en tirez exactement les conséquences pratiques. La fantaisie que vous avez de nous renier et que vous ne dissimulez point assez, n’empêche pas que vous ne soyez, par la branche de Smith, un petit-fils de Quesnay et un neveu du grand Turgot.»

Avec une vivacité juvénile, il se récriait contre le ton dédaigneux du Discours préliminaire : « Vous ne désignez Quesnay que par sa qualité de médecin, est-ce sous cet aspect qu’en traitant de l’Économie politique, vous deviez mentionner l’homme qui, contre l’unanime opinion de tous les philosophes et de tous les publicistes, a découvert, soutenu, prouvé, qu’il n’était pas vrai que les hommes en se réunissant en société eussent renoncé à une partie de leur liberté et de leurs droits, pour s’assurer l’autre ; que jamais ils ne se sont confédérés pour y perdre, mais au contraire pour y gagner, pour garantir et pour étendre l’exercice et la jouissance de tous leurs droits ? Quesnay, n’eût-il écrit que cette vingtaine de pages qui sont à la tête de la Physiocratie, aurait fait et fondé notre science, la vôtre, et ne nous aurait laissé qu’à en exposer les détails ; il mériterait l’éternel hommage des philosophes, des gens de bien, de tous les peuples dignes d’aimer et d’avoir la liberté. Vous ne parlez pas des économistes sans leur donner l’odieux nom de secte qui suppose un mélange de bêtise, de folie et d’entêtement. Vous n’accordez à ces auteurs vos devanciers que d’avoir été bons citoyens. Pauvre mérite pour des philosophes dont plusieurs n’ont été, il est vrai, que des écrivains médiocres, mais dont chacun a eu quelque vérité à lui, dont quelques-uns ont été des hommes d’État, même des souverains très éclairés, très bienfaisants, malgré leur couronne ! »

Il revendiquait l’honneur d’avoir fait supprimer en 1791 les contributions indirectes. « Vous dites que l’Assemblée constituante avait les oreilles rebattues des principes des économistes, et qu’elle poussa trop loin leur aversion pour les impositions indirectes ; à moi la tape et à moi seul ; car j’étais alors le seul économiste de l’Assemblée et il ne restait en France que Morellet, Abeille et moi. Vous ne savez pas qu’à l’Assemblée constituante, dès qu’il était question de commerce ou de finances, on commençait toujours par quelque violente invective contre les économistes. Il est vrai qu’on finissait ordinairement par prononcer le décret conformément à nos principes. Je suis obligé d’en rendre hommage à la raison publique ; car je ne peux pas me dissimuler que j’ai plus de raison que de talent, que je n’ai aucun talent pour les mauvaises causes, et beaucoup moins que je ne voudrais pour défendre les bonnes. » À propos des droits sur les boissons et des autres impôts indirects rétablis par l’Empire, il s’écriait : « Ces odieux droits réunis ont produit dans une seule année deux révolutions : celle qui, dans l’espoir de la destruction des rats de cave, a détrôné Bonaparte[3] ; et celle qui, dans le courroux de ce qu’une opération si désirée n’était pas complète, lui a rendu sa couronne. Ces deux aventures ne sont pas indifférentes à notre correspondance ; car ce sont elles qui font que, ne voulant pas être exposé comme une courtisane ou comme un courtisan à passer en un jour d’une main à l’autre, je vous écris sur le pont du Fingal, allant en Amérique faire pour l’Institut le second volume des Mémoires sur différents sujets. »

Cette correspondance peut être considérée comme son testament économique et politique. Il vécut encore aux États-Unis deux ans, se livrant à toutes sortes d’études. « C’est, écrivait-il, une de mes maladies incurables de me créer du travail partout. Plus je vois approcher la mort, plus je me détermine à ne me reposer que le lendemain de mon enterrement. » Il ne revint pas prendre sa place au Conseil d’État que la seconde Restauration lui avait réservée, mais il envoya en France de nombreux mémoires sur des sujets d’utilité publique. Dans le nombre il en est un sur les bâtiments à vapeur dont il prévoyait le grand avenir. La fin de sa vie fut précipitée par un accident ; il tomba dans une rivière et eut quelque peine à regagner le bord à la nage. Il était sujet à la maladie qui avait emporté Quesnay et Turgot, la goutte. Cette chute redoubla la gravité des accès et il mourut au mois d’août 1817, après six mois de cruelles souffrances qu’il supportait avec une patience inaltérable. Pendant ses longues insomnies, il travaillait à sa traduction de l’Arioste qui avait toujours fait sa consolation dans ses épreuves. Jefferson, alors président des États-Unis, vint le voir au nom de la République à ses derniers moments.

Aucun homme n’a plus attendu des idées économiques, et aucun n’a été plus souvent déçu dans ses espérances ; il avait compté sans les passions et les erreurs des hommes. Ardent et impétueux, il est tombé lui-même dans beaucoup d’exagérations. Le mot de Turgot le peint parfaitement. Ce qui valait encore mieux que son esprit, c’est son âme. Tous ses contemporains lui ont rendu le même témoignage. Voici le portrait qu’a fait de lui Lacretelle dans son Histoire du Directoire : « Aimable, enjoué, éminemment courageux, plein d’honneur, né pour le travail, et susceptible de beaucoup d’illusions sur les hommes et sur les événements, enclin à l’esprit systématique, il croyait toujours marcher vers un âge d’or que la raison enfanterait ; l’injustice et le crime le rendaient bouillant d’indignation. Il paya sans doute tribut à l’erreur, mais je n’ai pas connu d’homme plus porté à sacrifier soit au bien public, soit à l’amitié, les intérêts de sa fortune et ceux-mêmes de sa gloire. » Il avait pour devise : Aimer et connaître, on l’a gravée au bas de son portrait. Personne n’a eu plus d’amis, de plus grands et de meilleurs amis, et personne n’a été plus fidèle à ses amitiés.

Gustave Schelle

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[1] Il écrivit ainsi pendant trente ans l’orthographe de son nom, il n’y renonça qu’en 1791.

[2] Éclaircissement sur les lois et les budgets, par un employé au ministère des finances, 1818.

[3] Napoléon lui-même a dit à Sainte-Hélène : « Ce sont les droits sur les boissons qui m’ont perdu. » Assertion fort exagérée des deux parts, mais qui contient un fond de vérité.

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