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Ce qui me fascine avec certains économistes français, c’est comment ils sont capables de prévoir les effets d’une loi avant même qu’elle ait été conçue et adoptée. C’est par exemple Yves Guyot qui décrit les effets de l’impôt sur le revenu trente ans avant qu’il soit voté, ou mieux encore, celui de Courcelle-Seneuil, qui explique comment le salaire minimum crée le chômage, près d’un siècle avant que le premier salaire minimum ne soit mis en place en France. Voici ses mots, datant de 1858 :
« Quelques penseurs ont demandé l’établissement, par autorité, d’un minimum au-dessous duquel le salaire ne devrait jamais tomber. Sans prévoir les difficultés pratiques que présenterait la fixation de ce minimum, en monnaie ou en denrées, il est clair que le nombre des ouvriers qui offriraient du travail pourrait excéder celui auquel les entrepreneurs en offriraient au prix du tarif. Que faire alors des ouvriers sans travail ? Le tarif minimum les empêcherait d’obtenir du travail ; ils se trouveraient dans la situation de quelques passagers à bord d’un navire affamé auxquels on ne donnerait rien à manger pour ne pas réduire la ration des autres. Il faudrait dès lors, de toute nécessité, les tuer ou les secourir aux dépens du public, les entretenir dans l’oisiveté, quoique capables de travail, ou organiser, aux frais des contribuables, des ateliers sociaux. » (Traité théorique et pratique d’économie politique, tome 2, p.140-141)
Il y a beaucoup à commenter, tellement il y a de points sur lesquels cet économiste a correctement anticipé les développements contemporains. Prenons ses propos dans l’ordre :
* « Par autorité » : Courcelle-Seneuil a bien compris que le point crucial de la question n’était pas la fixation d’un minimum de salaire, mais sa fixation par autorité, par contrainte. Un salaire minimum dans une branche d’activité ou dans une entreprise n’aurait pas les mêmes effets néfastes qu’il décrit ensuite. Mais un minimum obligatoire, imposé sur l’ensemble du territoire à quiconque emploie un salarié, ne peut avoir que ces mauvais effets.
* « les difficultés pratiques » : Là encore, l’auteur anticipe bien la problématique du niveau du salaire minimum, qui nous tient encore aujourd’hui. Certains proposent 1500€, d’autres pourraient bien proposer 1600, 1700, 1800, ou bien davantage. Comment donner raison aux uns et tort aux autres ? Comment parvenir à définir de manière rigoureuse ce niveau minimum ? Cela est impossible, et tous les gouvernements depuis l’instauration du SMIG en France se sont heurtés sur cette difficulté.
* « Le tarif minimum les empêcherait d’obtenir du travail » : Le principal effet néfaste est très bien anticipé. Si un travailleur produit pour 1000€ de richesse par mois (ou parce qu’il débute seulement sur le marché du travail, ou parce qu’il n’a pas encore acquis d’expérience dans son travail, ou pour quelque autre raison) et que le salaire minimum est fixé au-dessus de 1000€, aucun employeur n’aura intérêt à l’employer, car il y perdrait. Ainsi, au lieu d’avoir l’occasion d’améliorer sa productivité avec l’expérience, et de pouvoir accéder à des emplois plus rémunérateurs, il est bloqué dès les premières marches de son ascension sociale éventuelle, par une loi qui est faite soi-disant pour le protéger. Sur ce point, voir aussi Pascal Salin, « Le SMIC: machine à exclure » et l’article Salaire minimum de Wikiberal.
* « Pour ne pas réduire la ration des autres » : Comme l’ont bien analysé Milton Friedman, Thomas Sowell, et d’autres, ce sont les travailleurs actifs et les syndicats qui, ayant intérêt à limiter la concurrence sur le marché du travail, s’emploient à exclure les potentiels nouveaux-entrants.
* « les entretenir dans l’oisiveté, quoique capables de travail » : C’est là le grand malheur de notre époque, et qui provient simplement d’une loi malavisée. Des quantités toujours plus grandes d’individus, souvent des jeunes et des personnes sans qualification, souvent des femmes aussi, se retrouvent exclus du travail quoiqu’ils soient parfaitement capable de participer à l’activité économique du pays. Le drame de notre époque est précisément que ces gens en viennent à s’imaginer coupables, se sentent un poids pour la société, alors que ce n’est en aucun cas leur faute, mais que leur situation est due à des lois comme celle du salaire minimum, qui leur bloque l’accès au travail.
Il ne s’agit peut-être pas, de l’aveu de ses défenseurs même, de la réforme du siècle, et elle n’aboutira peut-être pas au tiers de ce qu’elle prétend entreprendre, et pourtant la Loi Macron traite de questions qui ont intéressé les économistes à travers les siècles. La question du travail le dimanche en est une.
Alors repos religieux, le dimanche chômé fut attaqué par plusieurs économistes du XVIIIème siècle comme le pacifiste Bernardin de Saint Pierre (cf. le chapitre qui lui est consacré dans Les économistes français du XVIIIème siècle de Léonce de Lavergne). On retrouve cette défense de la liberté du travail le dimanche dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article Dimanche.
L’idée défendue est que si les pauvres pouvaient travailler le dimanche après-midi (après messe et instruction), ils pourraient améliorer leur condition — ce qui, à l’époque, signifiait surtout ne pas mourir de faim. On y lit :
« Nous tenons pour certain que si l’on permettait aux pauvres de travailler le dimanche après midi, arrangement qui leur serait très profitable, on rentrerait véritablement dans l’esprit du législateur, puisque enfin le sabbat est fait pour eux, et qu’ils ne sont point faits pour le sabbat. (Marc. 2. 27.)
On l’a déjà dit : on peut estimer à plus de vingt millions par an le gain que feraient les pauvres par cette liberté du travail. Une telle économie mérite bien, ce me semble, l’attention du ministère, puisque souvent pour de moindres considérations l’on permet de travailler les fêtes et dimanches, comme nous l’avons remarqué plus haut. […]
Que si on leur accordait pour tous les dimanches la liberté du travail après midi, supposé la messe et l’instruction du matin, ce serait une œuvre de charité bien favorable à tant de pauvres familles.
À l’égard même de ceux qui ne sont pas pauvres, il y a une considération qui porte à croire, que si après la messe et les instructions du matin, ils se remettaient l’après-midi à leur travail et à leur négoce, ils n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné dans la semaine ; ils ne s’enivreraient pas, ils ne se querelleraient pas, et ils éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté et la cessation d’un travail innocent, utile pour eux et pour l’état. »
Un siècle plus tard, c’est dans le Dictionnaire de l’économie politique, somme du savoir économique de l’époque, que nous retrouvons la défense de la liberté du travail le dimanche (qui est tout autre chose, notons le, que la défense du travail le dimanche lui-même). Grand représentant de l’école française d’économie politique, c’est Charles Coquelin qui reprend le flambeau dans un article pareillement intitulé « Dimanche ». Voici le texte en intégralité :
« L’Église chrétienne, fidèle en cela à la loi de Moïse, commande le repos du septième jour. Ce jour de repos, qui est pour les juifs le samedi, est pour les chrétiens le dimanche. Ce n’est pas d’ailleurs par l’Église catholique seulement que ce jour est adopté ; il l’est également par toutes les sectes dissidentes. Le dimanche est donc pour les chrétiens de toutes les communions un jour consacré, voué par eux à la prière, au repos, quelquefois au plaisir, et dans tous les cas, à une abstention plus ou moins complète du travail
La nature commande à l’homme qui travaille de se reposer de temps en temps, et rien n’empêche d’admettre qu’un jour de repos sur sept ne soit la juste mesure de ce qui convient au tempérament de la plupart des hommes. Peut-être aussi était-il bon à quelques égards que le jour consacré au repos fût autant que possible le même pour tous. Cela était même nécessaire dans bien des cas, puisqu’il y a un grand nombre de travaux qui se tiennent, et dans lesquels l’inaction des uns entraîne forcément l’inaction des autres. On peut se demander cependant s’il était convenable de faire de ce repos du dimanche une prescription légale. Nous ne parlons pas ici de la loi canonique, dans laquelle nous n’avons rien à voir, mais de la loi civile qui doit seule nous occuper. Il est permis de dire qu’en faisant de la suspension des travaux, pendant la journée du dimanche, une obligation formelle, cette loi a dépassé les justes bornes, d’autant mieux que l’observation rigoureuse de ses prescriptions était presque impossible.
Le repos du dimanche est, disons-nous, plus ou moins bien observé dans tous les pays chrétiens. Il est même observé plus strictement en Angleterre et aux États-Unis qu’en France, et généralement dans les pays protestants que dans les pays catholiques ; ce qu’on peut attribuer à la rivalité des sectes, qui s’observent mutuellement et s’efforcent de l’emporter les unes sur les autres par une plus grande affectation de rigorisme. Mais nulle part ce repos n’est tellement absolu que tous les travaux soient interrompus sans distinction. Il est impossible, en effet, qu’à un moment donné la vie de la société s’arrête. Il y a toujours, quoi qu’on fasse, quelques fonctions indispensables à remplir. Pour que la masse des fidèles se livre à la prière, il faut bien que quelques hommes travaillent, ne fût-ce que pour prendre les dispositions nécessaires à l’accomplissement de ce devoir religieux. Cela est plus nécessaire encore lorsque la masse se livre à ses plaisirs. Il y a d’ailleurs des travaux qui par leur nature ne souffrent pas d’interruption, et d’autres urgents dont l’exécution ne saurait être différée sans péril. Il y a donc toujours, quoi qu’on fasse, des exceptions à établir : aussi en a-t-on admis un certain nombre dans tous les pays, même dans ceux qui se sont montrés à cet égard les plus absolus et les plus rigoristes.
Mais est-il possible que la loi prévoie et énumère toutes les exceptions nécessaires ou légitimes ? Évidemment non. Si elle se montre rigoureuse, il résultera donc un grand nombre d’inconvénients de son application. Si, pour éviter ces inconvénients, elle se montre au contraire facile, elle ne tardera pas à être vaine et de nul effet. Que si elle laisse à certains fonctionnaires le soin de déterminer les cas où le travail sera permis, ou ces fonctionnaires disposeront par voie de règlements généraux, et alors leurs règlements seront sujets aux mêmes inconvénients que la loi, ou ils accorderont des permissions particulières, et alors, outre l’arbitraire d’un tel mode de procéder, leurs permissions ne pourront presque jamais, quand il s’agira de cas urgents, être demandées et délivrées en temps utile.
C’est donc, au point de vue économique, le seul que nous envisagions ici, une mauvaise disposition légale que celle qui prescrit le repos du dimanche à tous les travailleurs. Elle est d’autant plus mal entendue, que s’il ne s’agit que de faire du dimanche un jour férié et consacré, elle est à le bien prendre superflue. Il suffit pour cela de suspendre ce jour là ceux des services publics qui peuvent être interrompus sans péril. La tendance naturelle des hommes à se reposer un jour sur sept, et les convenances qui les détermineront à adopter de préférence le jour adopté par le gouvernement ; tout cela, disons-nous, joint à l’esprit religieux qui a toujours de l’influence sur les masses, suffira pour faire le reste.
On était demeuré, à ce qu’il nous semble, dans les justes limites de ce qu’il convient au législateur de faire, lorsque, dans la loi du 18 germinal an X (8 octobre 1802), on s’était borné à fixer au dimanche le repos des fonctionnaires publics. Cette disposition entraînait naturellement la vacance des tribunaux pour ce jour-là ; elle entraînait, de plus, le non accomplissement de certains actes, tels que les protêts, les saisies, les contraintes par corps, puisqu’il aurait fallu pour l’exécution de ces actes l’intervention de certains officiers ministériels considérés comme fonctionnaires. Cela est si vrai, que le Code de commerce a dû régulariser le cours des actes commerciaux sur cette donnée, en déclarant, par exemple, qu’un effet de commerce dont l’échéance tomberait à un dimanche ou à tout autre jour férié, serait payable la veille, et qu’un protêt devrait être fait le jour suivant. C’était là, selon nous, tout ce qu’il appartenait au législateur de faire. On pouvait et on devait s’en rapporter pour le reste aux convenances du public, et aux sentiments religieux qui, à cette époque, regagnaient chaque jour quelque chose de leur ancien empire sur les esprits.
Mais le gouvernement de la restauration, dans l’excès de son zèle religieux, voulut aller plus loin. À peine établi, il fit rendre la loi du 18 novembre 1814, relative à la célébration des fêtes et dimanches. L’objet de cette loi, dont nous nous dispenserons de rapporter le texte, était d’ordonner, pour les dimanches et les autres jours fériés, l’interruption des travaux extérieurs, sauf quelques exceptions, dont les unes étaient prévues et déterminées par la loi même, dont les autres pouvaient être établies par l’autorité administrative en considération de certains usages locaux.
On crut un instant que cette loi avait cessé d’exister en 1830, soit qu’elle eût été frappée de déchéance par la révolution de juillet, soit qu’elle fût en opposition avec les dispositions de la nouvelle charte adoptée à cette époque. Mais la cour de cassation n’en jugea pas ainsi, et la fit revivre par ses arrêts. Le gouvernement toutefois, sans en demander aux chambres l’abolition formelle, résolut d’en adoucir sensiblement l’application et donna des ordres en conséquence à ses agents. Aussi le régime institué par la loi de 1814 devint-il, sous le nouveau règne, beaucoup plus tempéré qu’il ne l’avait été sous la restauration, mais sans cesser d’être virtuellement en vigueur. C’est à ce point que nous en sommes encore. Il dépend donc toujours du gouvernement français de revenir aux errements de la restauration, et il n’a besoin pour cela d’aucune loi nouvelle, puisque cette loi existe.
Il s’en abstiendra cependant s’il a quelque égard pour les intérêts économiques du pays. L’exemple de l’Angleterre serait un mauvais argument à invoquer en sens contraire ; car l’Angleterre souffre très certainement de la trop rigoureuse observation des dimanches à laquelle elle se condamne ; et s’il est vrai qu’il nous manque un grand nombre des avantages dont elle jouit, c’est bien le moins que nous échappions d’autre part à quelques-uns des inconvénients qu’elle accepte. Dans ce pays, d’ailleurs, le repos du dimanche est bien moins commandé par les lois que par les mœurs. »
Face à ces réclamations, deux camps unis faisaient face : d’un côté, les socialistes comme Proudhon, qui voyaient dans le travail le dimanche une augmentation de l’exploitation des travailleurs et refusaient de remarquer les effets sur le niveau de vie et surtout la contradiction de l’interdiction avec les principes de liberté du travail proclamés par la Révolution française. De l’autre côté étaient les économistes de tendance catholiques qui poussaient leur opinion jusqu’à la contradiction : ils ne souhaitaient pas un jour de repos hebdomadaire, mais le dimanche, car c’est le jour religieux. Ainsi, face aux juifs qui affirmaient leur désir d’une liberté du travail le dimanche, pour pouvoir se reposer plutôt le samedi, ils se montraient inflexibles et leur refusèrent âprement cette liberté.
Comme l’illustre une affaire judiciaire récente, la prostitution continue de fasciner et de soulever les passions. Son étude détaillée, pour ne pas dire scientifique, faisant souvent défaut, on se rabat habituellement sur des préjugés ou sur des bons sentiments. Pour cela, la réédition du grand livre de l’économiste français Yves Guyot, sobrement intitulé La Prostitution, a été lancé. Salué en son temps par les féministes, il reste un témoignage précieux sur la « police des moeurs », l’économie de la prostitution et ses implications morales, sociales et même médicales.
En attendant cette publication, voici le premier chapitre :
Chapitre 1 Définition de la prostitution
Les mots. — Effets des mots. — L’excommunication. — Mot pour réalité. — Le mot prostitution. — Idée de caste. — Apologie de la prostituée. — Les nomenclatures. Définition de Littré. — Tous les hommes prostitués. — Confusion avec polygamie et polyandrie. — La prostitution dans la monogamie. — La prostitution est le contraire du plaisir. — Les prostituées sont du Nord. — Définition de la prostitution. La base de la famille. — La prostitution monogamique et la prostitution polyandrique. — La femme galante. — La vile prostituée. — La cocotte. — La fille en carte. — La fille de bordel. — Le but du système.
I.
Prendre des mots pour des choses, se payer de mots, disputer sur des mots : telle est l’histoire de toutes les aberrations intellectuelles de l’homme. Il y est poussé par deux tendances contraires : le besoin de la certitude ; la paresse de la recherche.
Alors, il englobe tout un ordre de phénomènes plus on moins connexes dans un mot plus ou moins précis ; il y enferme des êtres de toutes sortes ; et une fois qu’il a contracté l’habitude de répéter ce mot à lui-même et aux autres, il n’observe plus les faits ; il ne croit plus qu’au mot.
Dès qu’on le prononce devant lui, immédiatement une partie de ses cellules cérébrales entre en éréthisme et par action réflexe, il crache, sur la question qui nous concerne, une série d’idées incohérentes, mais toutes faites.
Descendants des scolastiques du moyen âge ; héritiers de ce peuple des sots si soigneusement élaboré par notre vieille Université ; la tête remplie des formules de nos légistes et des dogmes de nos prêtres ; pétris par une éducation mnémotechnique et non façonnés à l’observation des choses, nous avons des habitudes d’esprit absolu qui nous font encore, dans les sciences, prendre la force, le mouvement, la matière, la race, l’espèce, etc., termes commodes tout simplement au point de vue de la classification, pour des réalités, ayant une existence propre.
Si, en de telles matières, nous pouvons commettre de pareilles erreurs, nous les aggravons encore dans l’examen des questions sociales. Nous nous créons des entités, comme l’ordre, la morale, la religion, la société, et alors sous prétexte de défendre l’ordre, la morale, la religion, la société, les plus forts écrasent les plus faibles. De même que Calino trouve que la forêt l’empêche de voir les arbres, derrière ces mots, nous ne voyons plus les individus sans qui, cependant, il n’y aurait ni société, ni religion, ni morale, ni ordre humain.
Ce mot « la prostitution » évoque aussitôt dans la plupart de nos cerveaux européens, l’image de femmes stationnant au coin des rues, enfermées dans des lupanars, provoquant les passants : et nous nous imaginons que ces femmes appartiennent à une catégorie à part ; qu’elles sont nées ainsi ; qu’elles forment une caste spéciale, instituée par les Décrets de la Providence, pour la satisfaction des besoins des hommes au tempérament ardent et pour la sauvegarde des familles. De sévères moralistes ont fait l’apologie de la prostituée afin de mieux montrer son rôle social. M. Lecky dit, dans ses European morals :
« La prostituée, type suprême du vice, est en même temps la gardienne la plus efficace de la vertu. Sans elle, la pureté inattaquée d’innombrables foyers domestiques serait souillée, et plus d’une qui, dans l’orgueil de sa chasteté préservée des tentations, ne pense à cette misérable femme que dans un dégoût mêlé d’indignation, aurait connu les tortures du remords et du désespoir. C’est sur cette créature dégradée et ignoble que s’assouvissent les passions qui eussent peut-être rempli le monde d’ignominie. Tandis que les croyances et les civilisations naissent, passent et disparaissent, elle demeure, prêtresse éternelle de l’humanité, flétrie pour les péchés du peuple. »
Quand nous entendons de pareils blasphèmes, nous nous demandons si nous ne sommes pas transportés dans quelque pays de caste, comme l’Inde ou l’ancienne Égypte. Y a-t-il donc un état social auquel appartiennent fatalement certains êtres, où ils doivent demeurer enfermés, d’où ils ne doivent pas sortir, qui s’appelle la prostitution ? Certes, pour les esprits administratifs qui veulent caser dans les cartons de leurs bureaux toutes les activités humaines, il est commode de ranger des personnes en catégories symétriques et de dire : — Toi, tu appartiens à l’administration ! toi, tu appartiens à la magistrature ! toi, tu appartiens au clergé ! toi, tu appartiens aux mauvaises doctrines ! toi, tu appartiens à la prostitution !
Sur les anciennes tables de recensement, il était facile d’inscrire qu’il y avait en France 36 millions de personnes, appartenant à la religion catholique : mais dans quelle mesure ? jusqu’où allait leur catholicisme ? s’arrêtait-il au baptême ?
De même pour la prostitution, où commence-t-elle ? où finit-elle ? quelles sont ses limites ?
Voilà ce qui ne saurait embarrasser des administrateurs, devenus des machines à étiqueter et à comprimer. Voilà ce qui embarrasse les hommes qui veulent se donner la peine d’observer et de réfléchir.
II.
Littré définit la prostitution : « Abandonnement à l’impudicité. »
Si cette définition est exacte, on doit appeler prostitué un homme qui possède ou a possédé plusieurs femmes. Tous les jeunes gens du quartier latin, les futurs défenseurs de l’ordre, de la famille et de la société, jetant leur gourme ; les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos officiers et de nos soldats ; élégants à bonnes fortunes, Dons Juans de boudoirs, Lovelaces de cabinets particuliers, vulgaires coureurs, petits crevés, vieux polissons, maris indépendants, ont été, sont et seront des prostitués. Ce qualificatif doit frapper quiconque n’entre pas vierge dans le lit nuptial ou n’y reste pas fidèle. La prostitution du sexe masculin est un état général, presque universel.
Ce n’est pas vrai, dites-vous ? Soit : mais alors la définition de Littré est fausse.
Et si dans nos sociétés basées sur la monogamie, vous refusez de donner l’épithète de prostitué à un polygame, pouvez-vous l’appliquer à une polyandre ? Par corruption, souvent, on la flétrit de ce terme pour la désigner : il est impropre, car il s’applique à un autre ordre de faits.
Vous direz de parents qui auront marié leur fille à un vieillard, infirme et dégoûtant, uniquement pour des considérations de fortune, qu’ils ont prostitué leur fille, et le terme sera exact. Vous direz d’un jeune homme qui épouse une vieille femme riche, qu’il se prostitue, et le terme sera exact ; et ici, cependant, il ne s’agit pas d’actes multiples d’impudicité ou de débauche : il s’agit d’un acte de monogamie sanctionné par la loi. Vous direz également du journaliste qui vend sa plume, qu’il se prostitue ; de l’homme politique qui vend ses votes, qu’il se prostitue : et le terme sera exact.
D’après ces exemples, nous avons le droit de conclure que le mot de prostitution ne s’applique pas à la fréquence des actes sexuels de l’un ni de l’autre sexe ; que lui donner cette acception, c’est le confondre avec les mots de débauche et de paillardise.
Le mot de prostitution comporte un tout autre sens.
Quelquefois des prostituées, dans un moment de franchise, disent à leur client : « Crois-tu donc que nous fassions ça pour notre plaisir ? » Voyez les dessins de Grevin qui représentent si exactement les moeurs légères de Paris. Les femmes appellent leur client un « muffe. » À un autre degré, elles l’appellent un « michet ». Plus il est laid, vieux, cassé, repoussant, et plus il est « sérieux », parce qu’il doit payer plus cher. Les conseils que donnent les mères d’actrices, les proxénètes, aux jeunes filles, peuvent se résumer ainsi : « Ça t’avancera bien d’aimer ce beau brun ! … pas de toquades ! Il faut être raisonnable, ma fille ! » Si la maîtresse de maison veut faire l’éloge d’une de ses pensionnaires, elle dit : « Fanny est une bonne fille. Elle travaille bien. » Aucune des expressions de ce vocabulaire ne comporte l’idée de plaisir, de jouissance des sens, des satisfactions que peuvent donner les rapports sexuels : tous, au contraire, expriment l’idée de travail, d’effort, de répugnance vaincue, en vue d’un gain.
Si la prostitution donne lieu à des actes d’impudicité et de débauche, la prostituée ne les commet que pour la satisfaction de ses clients. Comme elle le dit elle-même : « Les hommes sont si exigeants ! » Le débauché, l’impudique, c’est celui qui recherche et paye la débauche. La prostituée, elle, ne fait pas de la débauche pour son plaisir personnel. Elle exerce un métier.
Les méridionales ont la réputation d’être dévorées d’appétits génésiques ; si la passion sexuelle était le mobile des prostituées, elles devraient toutes appartenir au Midi. À Paris, au contraire, en grande majorité, elles viennent des départements du Nord, poussées par les difficultés de la lutte pour l’existence, le besoin de gagner et l’envie d’amasser de l’argent. La statistique publiée dans la troisième édition de Parent-Duchatelet, est probante à cet égard. [1]
De 1845 à 1854. Prostituées inscrites
La Seine a fourni ……………………………………… 1 153
Seine-Inférieure ……………………………………… . 288
Seine-et-Oise ………………………………………… . 253
Nord ………………………………………………… . 186
Aisne ………………………………………………… . 183
Seine-et-Marne ……………………………………… . 180
Oise ………………………………………………… . . 174
Somme ……………………………………………… . 165
Moselle ……………………………………………… . 155
Pas-de-Calais ………………………………………… . 145
Loiret ………………………………………………… . 113
Yonne ………………………………………………… 103
Eure-et-Loire ……………………………………… … . 99
Sarthe ………………………………………………… 99
Marne ………………………………………………… 98
Eure ………………………………………………… . 94
Meuse ………………………………………………… 94
Meurthe ……………………………………………… . 91
Je sais qu’il faut tenir compte de la population de chaque département et du rayon d’approvisionnement : mais cependant, si vous descendez au Sud-Ouest, vous vous arrêtez immédiatement après le Loiret, tandis que les huit départements au nord de Paris viennent en première ligne.
La prostitution, pour la personne qui s’y livre, est exactement le contraire de la satisfaction des appétits sexuels.
Les sénateurs de la rue Marbœuf n’étaient pas des prostitués : ce mot ne convient qu’aux dragons de l’Impératrice qui s’abandonnaient à eux. M. de Germiny avait des goûts bizarres ; le jeune Chouard, seul, était prostitué.
On peut donc dire : est prostituée toute personne pour qui les rapports sexuels sont subordonnés à la question de gain.
III.
Il y a bien peu de mariages légaux auxquels ne se mêle la question de gain : les parents pèsent la dot de la jeune fille, la fortune et la position du prétendant ; chacun examine leurs « espérances » respectives ; les notaires enregistrent les conditions du marché. Dans quelle mesure y a-t-il prostitution de la part des conjoints ? Très souvent il est facile de le dire. « Il ne l’a point épousée pour sa beauté, à coup sûr, mais elle est riche. — Il est affreux, mais il a un bel avenir devant lui. — La dot fait passer bien des choses… » Ce sont là des locutions courantes. On plaint quelquefois la femme. Ses bonnes amies disent « qu’il faut qu’elle ait bien du courage. » Quelques-unes la raillent comme le renard se moquait des raisins. On plaisante un peu de l’acheteur, mais qu’importe ? l’acte est légal et accepté par tous. Joseph Prudhomme déclare qu’il est la base de la famille, alors même qu’il est facile de constater au premier coup d’œil que si la femme ne prend pas de collaborateurs, elle n’aura jamais d’enfants.
Dans l’union libre, en dehors de la grande caste des gens mariés, il est souvent beaucoup plus difficile de dire dans quelle mesure se mêle la question d’intérêt aux rapports sexuels. Elle n’a point été réglée par acte notarié. Elle peut être nulle des deux côtés, elle est presque toujours complètement nulle d’un côté. À Paris, où d’après les calculs du Dr Bertillon, plus du dixième des ménages (soit 40 000), sont ainsi constitués, on accorde une large indulgence à la femme dans ces conditions. Alors même qu’il est bien évident que ce n’est point par passion qu’elle a aliéné ses services à un homme atteint de satyriasis et qu’elle réitère à tout instant ses contacts sexuels avec le même individu, on ne songera point à ajouter un nouveau blâme au blâme que les puritains ont pu lui infliger pour l’acte initial.
Mais si ses actes de prostitution, au lieu de se renouveler fréquemment avec le même homme, se renouvellent avec des hommes différents, alors la morale sociale devient sévère : elle rejette cette femme très loin de ce qu’ors appelle la société régulière — sans doute, parce que sa régularité se compose, surtout, d’irrégularités couvertes d’une épaisse couche d’hypocrisie.
Une femme n’est donc pas considérée comme prostituée, en raison de la gravité ou de la fréquence de ses actes de prostitution, mais en raison du nombre des individus avec qui elle les commet.
Si cette femme ne commet ces actes que dans un certain monde ; si elle les enveloppe d’une certaine élégance ; si elle est assez heureuse pour vivre dans le luxe, elle n’est qu’ « une femme galante ». Mais si cette femme est pauvre, si elle est trop laide ou n’a pas assez de charme pour pouvoir se tirer d’affaire, alors elle est stigmatisée du titre de « vile prostituée », la société « jette cette femme au ruisseau, à l’égout », et n’a pas de métaphores assez grossières pour exprimer tout son mépris.
La Fille Elisa a été un scandale, parce que M. de Goncourt a quitté la région du Demi-monde, où s’agitaient les Dames aux camélias, les Lorettes et autres Lionnes, pour jeter un coup d’œil sur la fille pauvre.
« La fille entretenue « la cocotte ! », on sourit en prononçant son nom, elle a des journaux uniquement consacrés à ses mœurs et au récit des actions d’éclat des favorisées ou des habiles. La « fille en carte », est considérée avec dégoût. Un homme qui avoue ses rapports avec la première n’avoue pas ses rapports avec celle-ci. La « fille de bordel ! » c’est le dernier échelon, et la fille en carte dit elle-même avec hauteur : « Je ne suis pas une fille de bordel, moi ! »
Du moment que les actes de prostitution répétés avec des hommes divers sont abominables, sont un fléau au point de vue de la morale et de la salubrité publiques, la police qui s’imagine incarner la société, n’a plus que la préoccupation suivante.
Une femme a commis quelques actes de prostitution plus ou moins avérés, en dehors des formes légales ; elle a eu un ou plusieurs amants, soit par passion, soit par intérêt : alors, la police emploi toutes les forces sociales dont elle dispose, par usurpation ou en vertu de la loi, pour contraindre la femme sur laquelle elle a jeté son dévolu à ne plus vivre que de la prostitution et à répéter avec une fréquence de plus en plus grande ses actes de prostitution. Elle s’efforce de transformer celle qui n’était qu’une prostituée, à certains moments, par accident, en prostituée complète et permanente.
Ainsi, cette administration qui prétend que la prostitution est un mal — mal nécessaire, il est vrai —, n’a qu’un but : fabriquer de « viles prostituées », ne pouvant être autre chose que des prostituées et condamnées à perpétuité à rester prostituées.
La société, en bonne mère, s’acharne à constituer une classe de femmes exerçant un métier dans des conditions qui provoquent son mépris ; et pour y parvenir, elle a institué un système, le « système français » comme dit, avec un ignorant orgueil, M. Lecour, qui a pour idéal de faire, le plus rapidement et sur la plus large échelle possible, d’une fille entretenue une fille en carte et d’une fille en carte une fille de bordel.
Ce système s’appelle, sans doute par antiphrase, la « police des mœurs ».
Nous allons étudier ses divers procédés et leurs conséquences.
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[1] Parent-Duchatelet, la Prostitution, 3e éd., 1857, t. 1, p.60
En l’an 2014, il nous est apparu une révélation : un nouveau ministre de l’économie se disait prêt à lutter contre les abus des corporations de métiers, ces cas particuliers du droit, ces montagnes de privilèges et d’abus.
La nouvelle, il faut dire, était dure à croire, et moi-même je ne l’ai accepté qu’avec précaution. Se pourrait-il qu’un ministre engage enfin notre pays dans la voie d’une réforme cruciale, pour transformer enfin en réalité les doux principes de liberté du travail et d’égalité devant la loi ?
Se pourrait-il, me suis-je dit surtout, que notre cher Vincent de Gournay, économiste français du XVIIIème siècle, ait un successeur, un disciple, et comme un petit-fils, au sein de la classe politique ? Gournay a en effet eut un rôle pionnier dans la dénonciation des abus des corporations : après avoir initié le mouvement dans un Mémoire sur les corporations (1753), c’est de sa main qu’est sorti le Mémoire sur les corps de métier, attribué à Simon Cliquot-Bervache, et c’est avec son concours que fut composé le truculent petit roman Chinki: histoire cochinchinoise, applicable à tous les pays, qui tourne en dérision le régime des corporations. C’est ainsi avec raison que Gustave Schelle, dans sa biographie de Vincent de Gournay, a pu écrire :
« Vincent de Gournay est le premier qui ait entamé la lutte contre les procédés pédantesques des gouvernants et contre la cupidité particulière des protégés. Il a devancé Quesnay de quelques années, Turgot de près de vingt ans. » (édition Institut Coppet, 2014, p.9)
Se pourrait-il que l’intention de notre ministre soit aussi droite que celle de ce grand précurseur d’Adam Smith en France ? Il serait aventureux, à dire vrai, d’oser l’affirmer.
Mais si les gouvernements suivent les modes de l’opinion, alors nous avons peut-être notre chance. Peut-être suffirait-il que l’on parle de Gournay, à défaut de parler comme lui ; que l’on parle de ses combats, et des économistes qui l’ont mené avec lui : les Physiocrates, Turgot, etc.
C’est ce que nous avons l’intention de faire, quant à nous, avec deux nouvelles publications à venir :
Le procès des corporations : une réaction libérale au XVIIIème siècle. Anthologie (éditions de l’Institut Coppet, 2015) Vincent de Gournay, Mémoire sur les corporations (1753) adidas yeezy boost jordan 11 low bred low bred 11s low bred 11s metallic silver 5s jordan 11 low georgetown low georgetown 11s low georgetown 11s jordan 11 low bred low georgetown 11s jordan 5 metallic silver low georgetown 11s jordan 11 low bred jordan 11 low georgetown metallic silver 5s low georgetown 11s jordan 11 low georgetown jordan 11 low bred low bred 11s metallic silver 5sIl est facile de se perdre dans la masse des écrits des économistes français, mais alors, une fois perdu, quel bonheur ! Nombreux sont en effet les chefs-d’oeuvre tout à fait oubliés, dont on peut alors se délecter : des courts romans moquant l’absurdité des corporations ou la tyrannie de l’impôt ; des introductions à l’économie sous forme de dialogues.
Voici, parmi plusieurs chefs-d’oeuvre oubliés, le top 5 de ceux qui nous semblent les meilleurs et les plus adaptés à notre époque :
5. F. Passy, Causeries économiques d’un grand-père
Cours d’économie pour les débutants, sous forme de dialogues entre un grand-père et ses petits-enfants, écrit par un professeur d’économie qui reçut en 1901 le premier Prix Nobel de la Paix de l’histoire, en récompense de son engagement pour la paix et l’harmonie entre les nations.
4. Yves Guyot, Nos préjugés politiques
Si les Français raisonnent encore aujourd’hui si mal sur les questions économiques, cela n’est pas le résultat uniquement d’une inculture économique, mais de préjugés politiques. Yves Guyot, chef de file des économistes français au début du XXème siècle, nous en développe quelques-uns avec finesse et humour : le culte de l’Etat, la recherche d’un homme providentiel, l’indifférence politique, et bien d’autres. À faire lire à tout citoyen responsable.
3. Frédéric Bastiat, Baccalauréat et socialisme
Qui ne critique pas, de nos jours, le baccalauréat ? Trop facile, trop bureaucratique, trop déconnecté des besoins de l’économie française… Avec bon sens et clairvoyance, Frédéric Bastiat, dès 1849, met en pièce ce diplôme d’État, illustration du monopole public sur l’éducation, qu’il juste funeste et injuste. « Le plus urgent n’est pas que l’État enseigne, clame-t-il, mais qu’il laisse enseigner. »
2. Yves Guyot, Les tribulations de M. Faubert. L’impôt sur le revenu
Il fut un temps où nous n’avions pas d’impôt sur le revenu mais quelques grands économistes. En 1898, quand fut proposée l’idée d’un impôt sur le revenu, Yves Guyot publia ce court roman, soulignant les effets néfastes qui seraient irrémédiablement causés : la recherche de l’évitement de l’impôt, l’optimisation fiscale pour les plus riches, et même l’émigration pour raisons fiscales.
1. Gabriel-François Coyer, Chinki : histoire cochinchinoise, applicable à d’autres pays.
En 1768, les corporations de métiers étaient plus puissantes que jamais. Pour exercer un métier, il fallait en acheter l’autorisation, passer par des années d’apprentissage et de compagnonnage. Le système tout entier était ridicule : interdit d’être boucher à Lyon si vous veniez d’une autre ville ; interdit d’employer plus de personnes que le nombre fixé par la loi ; etc. Avant que le ministre Turgot puis la Révolution française ne vienne en finir avec les corporations (qui ont réapparu depuis dans bien des secteurs : boulangers, notaires, taxis, etc.), Coyer sonna la charge en rédigeant ce petit conte de 80 pages, amusant, instructif aussi, pour en finir avec un système si contraire au progrès économique.
Jamais réédités, l’ensemble de ces livres sont désormais disponibles aux éditions de l’Institut Coppet.