EAMONN BUTLER

 

INTRODUCTION
À L’ÉCOLE AUTRICHIENNE D’ÉCONOMIE




Traduit par Gérard Dréan

 



 


Paris, 2018

Institut Coppet

www.institutcoppet.org

 

© Adam Smith Institute, 2010

 

 



 

TABLE DES MATIÈRES

Préface : La singularité de l’école autrichienne d’économie. 6

1. HISTOIRE ET APPROCHE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE.. 10

Comment les économistes devraient travailler 10

Les premières vagues. 10

Les Autrichiens contemporains. 11

2. LES PRINCIPES CLÉS DE L’ÉCONOMIE AUTRICHIENNE.. 12

Les fondements de l’économie. 12

Valeurs, prix et marchés. 12

L’économie au sens large. 13

La société et le gouvernement 14

3. POURQUOI LES ÉCONOMISTES NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT.. 16

L’importance de se concentrer sur les individus. 16

Pourquoi les économistes se trompent-ils ?. 17

4. L’IMPORTANCE DES VALEURS. 18

La valeur est dans les esprits, pas dans les choses. 18

La nature de la science économique. 19

Le calcul du choix. 19

5. PRIX, COÛTS ET BÉNÉFICES. 21

Choix et satisfaction. 21

La nature individuelle du coût 21

Le profit aussi est individuel 22

Pourquoi nous échangeons. 22

L’origine des prix. 22

Les marchés parfaits des manuels. 23

6. LA COORDINATION PAR LES MARCHÉS. 24

Comment les marchés concilient nos différences. 24

Les prix comme système de communication. 24

Les prix assurent le mix d’intrants le moins cher 25

Comment les marchés utilisent l’information locale. 25

Le capitalisme ne conduit pas au monopole. 26

Justice et marché. 26

7. CONCURRENCE ET ENTREPRENEURIAT.. 28

Le référendum des consommateurs. 28

Concurrence et diversité. 28

La concurrence comme processus de découverte. 28

Entrepreneuriat et profit 29

Le rôle social du profit 29

La vigilance entrepreneuriale. 30

8. TEMPS, PRODUCTION, CAPITAL ET INTÉRÊT.. 31

Investir pour augmenter notre productivité. 31

L’investissement dirigé par la valeur pour le consommateur 31

La production intègre le temps. 32

Les choix de production reposent sur la préférence temporelle. 32

La structure du capital 33

9. LE CYCLE ÉCONOMIQUE.. 34

Comment les banques créent de la monnaie. 34

Comment la nouvelle monnaie stimule les affaires. 35

Comment le boom se transforme en krach. 35

Comment le cycle gaspille de vraies ressources. 36

10. LE PROBLÈME DE LA MONNAIE.. 37

La monnaie a de la valeur pour l’échange. 37

Les racines de la monnaie sont dans les biens réels. 37

Le prix de la monnaie. 37

Le parcours de l’inflation. 38

La monnaie n’est pas neutre. 38

Prévenir le fléau de l’inflation. 39

Le système de réserves fractionnaires. 40

11. LES DÉFAUTS DU SOCIALISME.. 41

La critique de Marx. 41

Le débat sur le calcul socialiste. 42

Le problème de la coordination. 42

12. LE LIBÉRALISME.. 44

Les implications politiques de la méthode autrichienne. 44

Paix et planification. 45

La société spontanée. 45

Aucun résultat spécifié à l’avance. 46

Les limites du libéralisme. 46

13. CRITIQUE DE LA DÉMARCHE AUTRICHIENNE.. 48

L’individualisme autrichien. 48

La méthode scientifique. 48

Pensée autrichienne et mainstream... 48

La nature de l’action. 49

Marchés et monopoles. 49

Les cycles d’affaires et de crédit 49

Monnaie et inflation. 50

Conclusion. 50

14. LA PENSÉE AUTRICHIENNE CONTEMPORAINE.. 51

Les deux traditions. 51

L’ampleur de la pensée autrichienne. 51

Impact sur la pensée dominante. 53

15. PERTINENCE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE AUJOURD’HUI. 54

Une vision alternative de l’économie. 54

Une foi renouvelée dans les marchés. 55

La critique de l’action gouvernementale. 55

La vision autrichienne des problèmes contemporains. 55

L’avenir de l’école autrichienne. 56

NOTICES BIOGRAPHIQUES. 57

Carl Menger (1840-1921) 57

Friedrich von Wieser (1851-1926) 57

Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914) 57

Ludwig von Mises (1881-1973) 58

Friedrich Hayek (1889-1992) 58

Murray Rothbard (1926-1995) 58

Israël Kirzner (1930-) 59

BIBLIOGRAPHIQUE SÉLÉCTIVE.. 60


 

Préface

La singularité de l’école autrichienne d’économie

 

 

Pour former le troisième volume de notre Collection Autrichienne, nous avons senti le besoin d’une introduction courte et didactique, qui permette au lecteur d’apercevoir en un seul coup d’œil les fondements théoriques de l’école autrichienne d’économie ; de découvrir, dans quelques portraits brossés, ses principales figures ; enfin qui le guide vers des lectures complémentaires et un plus complet approfondissement de cette tradition intellectuelle très vivante et en plein développement.

Dans les pages qui suivent, Eamonn Butler, co-fondateur et directeur du Adam Smith Institute (Royaume-Uni) vous présente dans ses grandes lignes les théories développées par les disciples de Carl Menger, de Ludwig von Mises et de F. A. Hayek, sur la société et l’économie, grâce à la traduction inédite qu’a bien voulu faire de son livre M. Gérard Dréan, que nous saluons ici. On est frappé, à lire Butler, de la parfaite actualité d’idées qui ont germé et ont été couché sur le papier il y a parfois plus d’un siècle et demi. Mais ce qui éclate surtout à chaque page, c’est la profonde singularité de l’école autrichienne.

Cette originalité est complète et touche tous les domaines : elle est telle que parfois, on se demande si les économistes de l’école autrichienne font bien le même métier que les autres. À vrai dire, ils travaillent différemment, et en conscience ; l’idée qu’ils se font de la science économique est différente. La méthodologie est l’un des domaines sur lesquels leur rupture avec la théorie économique dominante, le mainstream, est la plus complète. Qu’il nous soit permis, dans cette courte introduction, de le mettre en valeur par quelques développements succincts, avant de laisser la place et la parole à Eamonn Butler.

 

Comment travaille un économiste orthodoxe

 

En dehors du courant autrichien, la méthodologie économique a fait l’objet de travaux très influents de plusieurs auteurs de renom, qui ont donné naissance à différentes doctrines : c’est, pour les résumer à deux, la méthode falsificationniste héritée de Popper, selon laquelle une doctrine ne peut être jugée comme scientifique que si elle est de nature à être réfutée ; et la méthodologie prédictionniste de Milton Friedman, où les théories doivent être construites pour émettre des prédictions et sont jugées à l’aune des résultats de ces prédictions.

Si les économistes modernes prêchent fréquemment en faveur du falsificationnisme, ils le mettent rarement en pratique : quel que soit leur mérite intrinsèque, sur lequel il nous sera permis de douter, les exigences défendues par les falsificationistes sont en effet difficiles à appliquer. Ainsi pour Daniel Hausman, la méthode de Popper est impossible à utiliser en économie. [1]

Le prédictionnisme de Friedman est plus à la mode, ou du moins plus appliqué. Selon Lawrence Boland, les économistes suivent les préceptes de Friedman, créent des théories à vocation prédictive, mais « ils ne le diront pas publiquement. En partie à cause de la pression sociale, et en grande partie parce qu’ils ne comprennent pas leur propre position concernant la méthodologie. » [2]

Car il est vrai qu’à bien les observer, les économistes actuels pratiquent surtout le pluralisme méthodologique, piochant dans l’une ou dans l’autre des grandes traditions dans le domaine, ou bien ils travaillent aveuglément, en l’absence de méthodologie propre. Et pour le dire d’un mot, l’orthodoxie actuelle représente d’abord et avant tout un rejet de toute méthodologie. Parce que leurs recommandations érigent de trop hauts murs pour les recherches économiques, les méthodologistes en économie voient souvent leur travail relégué au rang de « modèle idéal » vers lequel il faut tendre mais que nous pouvons, dans la pratique, ignorer tout à fait tranquillement.

Bien que non majoritaire, une position courante concernant la méthodologie économique est de dire qu’aucune des méthodologies n’est la réponse unique aux défis épistémologiques de l’économie, et que, pour cette raison, il convient de n’en employer aucune de manière directe. Ce « pluralisme méthodologique », comme certains l’ont appelé, a de nombreux défenseurs et jouit d’un prestige grandissant. Il est pourtant aisé de comprendre pourquoi ce n’est pas une position satisfaisante. Au fond, le pluralisme méthodologique n’est rien de plus que la réponse d’économistes égarés incapables de se faire un avis sur ce qui constitue la méthode appropriée à la science économique.

 

Les règles de la méthode autrichienne

 

Pour Ludwig von Mises et ses disciples, la question de la méthode est fondamentale : elle conditionne le sain développement de théories économiques rigoureuses, justes et porteuses de sens. Les principes méthodologiques soutiennent l’ensemble de l’édifice autrichien, et c’est sans surprise qu’on retrouve leur exposition dans la plupart des grandes œuvres de Mises[3].

 Ce dernier se faisait une idée bien précise de l’économie. Il fallait se la représenter comme une sous-catégorie de la « science de l’agir humain » qu’il intitula « praxéologie ». En économie, il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de faire correspondre leur conduite à tel ou tel code moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et en faisant correspondre leur conduite à un code moral — en somme, qu’ils agissent intentionnellement.

C’est sur cette idée que commence le magnus opus de Murray Rothbard, un de ses plus fameux disciples. Il écrit : « La donnée distinctive et cruciale dans l’étude de l’homme est le concept d’action. L’action humaine est définie simplement comme un comportement intentionnel. Elle est par conséquent très nettement différenciable avec ces mouvements observés qui, du point de vue de l’homme, ne sont pas intentionnels. » [4]

L’apport fondamental de Mises fut de montrer que nous pouvons, et que nous devons utiliser l’axiome de l’action humaine comme le socle sur lequel toute réflexion économique doit reposer. De ce fait peuvent être déduits les grandes lois économiques. Les seuls principes de l’action humaine suffisent pour affirmer qu’un échange volontaire est nécessairement bénéfique pour les deux parties, ou que l’utilité marginale d’un bien ou service est décroissante. Pour chacun de ces exemples, il faut et il suffit de partir du fait de l’action humaine et de considérer ses conséquences immédiates.

Dans leur insistance sur le choix de l’action humaine comme fondement de toute connaissance économique, les Autrichiens étaient nécessairement poussés à n’accepter que les individus comme sujet de leur étude, et à suivre scrupuleusement l’individualisme méthodologique. Après tout, seuls les individus agissent. Ainsi que l’écrira le même Rothbard, « la première vérité à découvrir à propos de l’action humaine est qu’elle ne peut être initiée que par des "acteurs" individuels. Seuls les individus ont des objectifs et agissent pour les atteindre. » [5]

Les Autrichiens ne purent pas davantage accepter le monisme, doctrine selon laquelle rien ne s’oppose à ce que les économistes utilisent les méthodes en usage dans les sciences naturelles. Au monisme, les Autrichiens opposent le dualisme. Selon les mots de Rothbard, le dualisme méthodologique est « cette idée cruciale que les êtres humains doivent être considérés et analysés d’une façon et avec une méthodologie qui diffèrent radicalement de l’étude des pierres, des planètes, des atomes et des molécules. » [6]

 Ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l’essence des êtres humains d’agir, d’avoir des intentions et des buts et d’essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n’ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d’action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d’action ou changer d’idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d’avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d’apprendre et de choisir. » [7]

En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux.

Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Étudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. [8]

Aucune équation mathématique, aucun modèle économétrique, quels que soient leur raffinement et le soin avec lequel ils sont construits, ne peut faire apparaître des régularités inexistantes. Si ces méthodes sont employées dans les sciences naturelles, c’est que nous sommes en mesure de retirer des informations de leur usage. Si nous analysons la réaction des molécules face à tel ou tel stimulus, alors tout incite à formuler la loi générale que l’on en tire dans des termes mathématiques. En revanche, si nous étudions comment le prix d’un bien ou service varie suite à une diminution de la demande, il est dangereux de recourir à de tels procédés. Nous ne pouvons tirer d’une observation de cette « élasticité-prix » qu’un diagnostic sur la situation économique de la période considérée, mais en aucune cas une loi générale sur le comportement des prix face aux diminutions de la demande. Tout cela, les économistes autrichiens nous le font comprendre.

 

La faillite de la science économique et la perte de confiance massive qui touche les économistes professionnels doit nous rappeler qu’il existe une autre voie, parfaitement déblayée par les travaux fondateurs d’auteurs comme von Mises, et qui donne satisfaction. L’école autrichienne propose une alternative complète à l’orthodoxie actuelle et la valeur de ses doctrines peut être jugée à l’aune du bon sens. Les livres comme ceux d’Eamonn Butler nous en donnent l’occasion.

 

Benoît Malbranque

 


 


 


1. HISTOIRE ET APPROCHE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

 

 

• L’école autrichienne est une conception de l’économie qui a pris naissance à Vienne dans les années 1870. Elle est très critique de l’économie traditionnelle moderne.

• Les Autrichiens (comme on les appelle — même si aujourd’hui on les trouve partout) soutiennent que tous les événements économiques découlent des valeurs et des choix des individus particuliers impliqués et de leurs circonstances du moment.

• Les Autrichiens soutiennent que les économistes traditionnels ont donc tort de rechercher des relations statistiques entre les phénomènes économiques.

• Les Autrichiens disent que leur approche individualiste et reposant sur les valeurs fournit une meilleure explication des événements économiques tels que le boom et le krach.

 

 

L’école autrichienne d’économie n’est pas une institution d’enseignement à Vienne, pas plus que l’économie de l’Autriche. Au contraire, le terme fait référence à une conception particulière de l’économie, et aux économistes du monde entier qui y souscrivent.

 

Comment les économistes devraient travailler

 

Néanmoins, l’école autrichienne a eu ses origines à l’université de Vienne, avec la publication du livre Principes d’économie de Carl Menger. Ce livre critiquait les idées économiques qui prévalaient alors dans le monde germanophone — la soi-disant école historique, dirigée par Wilhelm Roscher. Les économistes de cette école estimaient que l’économie était comme l’histoire, traitant d’événements uniques qui ne se répéteraient jamais exactement de la même manière. Il était donc impossible d’établir des lois générales de l’économie — des relations qui s’appliqueraient indépendamment du lieu ou du temps, comme les lois de la physique — comme le supposaient les économistes de l’école classique anglaise.

Menger pensait que les économistes pouvaient en effet proposer des principes qui seraient vrais dans tous les lieux et dans tous les temps, mais que les économistes anglais avaient tort de chercher des relations entre les statistiques du commerce. Les statistiques, pensait-il, ne font que dissimuler ce qui se passe réellement. Et ce qui se passe en économie, c’est que des millions d’individus font constamment des choix. Ces choix sont la base de phénomènes économiques tels que la demande, l’offre, le prix et les marchés. Ils doivent aussi être la base de la science économique. L’économie doit commencer au niveau des individus — une approche connue sous le nom d’individualisme méthodologique — et chercher à comprendre comment ils font leurs choix.

Menger a également fait valoir que les choix réels que font les individus dépendent des valeurs particulières et des préférences qu’ils ont pour des choses différentes. Mais ce sont des questions de sentiment personnel et d’émotion, auxquelles l’économiste ne peut accéder directement. Un physicien peut mesurer le poids ou le volume, mais les économistes ne peuvent pas mesurer les valeurs des gens, pas plus qu’ils ne peuvent mesurer le chagrin, la joie ou l’amour de quelqu’un. Inévitablement, l’économie ne concerne pas des phénomènes objectifs, naturels, mais subjectifs, humains.

Comme si cela ne suffisait pas, Menger a également développé (en même temps que William Stanley Jevons et Léon Walras, bien qu’ils aient travaillé indépendamment) une révolution dans la pensée économique appelée analyse de l’utilité marginale, qui reste un élément clé de l’économie traditionnelle aujourd’hui. L’idée est que lorsque les gens font des choix et des échanges, ils s’efforcent d’acquérir en premier tout ce qui répondra à leurs besoins les plus urgents. Après cela, ils s’occupent de leurs besoins de moins en moins urgents (ou de plus en plus « marginaux »). De même, s’ils doivent renoncer à quelque chose, ils abandonnent d’abord ce qui leur donne le moins de satisfaction, avant de renoncer à des choses qu’ils apprécient davantage. Autrement dit, les gens choisissent sur la base de l’utilité marginale que les différentes choses leur procurent. Ce principe nous permet de comprendre beaucoup de choses sur la façon dont se font les affaires économiques et sur le fonctionnement des marchés.

 

Les premières vagues

 

L’approche de Menger a provoqué un énorme débat sur ce que sont réellement les sciences sociales comme l’économie, connu sous le nom de Methodenstreit ou débat sur la méthode. Au cours de celui-ci, Menger et ses disciples à l’Université de Vienne, Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser, ont été surnommés l’école « autrichienne ».

Böhm-Bawerk a développé la conception subjectiviste de Menger en l’appliquant au domaine de l’intérêt et du capital. Il a montré que les taux d’intérêt reflètent une préférence particulière des êtres humains, à savoir la préférence temporelle. Nous préférons avoir des choses maintenant que dans l’avenir, et nous sommes prêts à emprunter à intérêt pour les obtenir. Quand nous prêtons quelque chose pendant un certain temps, nous demandons à percevoir des intérêts. Et Böhm-Bawerk en a tiré une grande partie de la théorie de l’investissement, de la production et de l’utilisation du capital.

Wieser, pour sa part, a adopté la même approche dans l’analyse des coûts. Il a montré que les coûts ne sont pas une mesure objective mais, une fois de plus, découlent des valeurs subjectives et des préférences des personnes impliquées. La production consiste à renoncer à certaines choses maintenant pour en produire d’autres plus tard, et que ces choix soient considérés comme valables est une question de jugement individuel, et non de mesure objective. Wieser a souligné le rôle des entrepreneurs dans la validation de ces jugements, reposant sur leur compréhension experte des marchés.

Menger, Böhm-Bawerk et Wieser constituent la « première vague » de l’école autrichienne. La « deuxième vague » a été menée par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, qui ont collaboré dans les années 1930 pour expliquer les cycles économiques — les booms et les krachs périodiques qui semblent être un élément permanent du monde des affaires. Ils ont soutenu que les cycles provenaient d’une injection de crédit bancaire. Des emprunts moins coûteux incitent les entrepreneurs à investir davantage dans la production et les consommateurs à acheter davantage dans les magasins. Mais une fois que la stimulation du crédit s’est dissipée, la réalité se réaffirme. Les entrepreneurs constatent qu’ils produisent trop de mauvaises choses, les affaires s’effondrent, et les investissements trop ambitieux doivent être liquidés.

Avec la menace croissante du nazisme, Hayek et Mises quittèrent l’Autriche dans les années 1930. Mises alla en Amérique, et se concentra sur la science pure du choix et de l’action, affinant les principes originaux de Menger et élaborant leurs implications. Hayek alla d’abord en Grande-Bretagne, puis en Amérique, et se concentra sur le rôle crucial de l’information dans la façon dont les gens font des choix et comment les marchés fonctionnent réellement.

 

Les Autrichiens contemporains

 

Les économistes de l’école autrichienne de la « troisième vague » sont venus principalement d’Amérique, dans des universités comme New York, Auburn et George Mason. Mais ils reflètent un éventail plus large de traditions intellectuelles, et si beaucoup n’hésiteraient pas à s’appeler « autrichiens », d’autres admettraient seulement avoir été influencés, plus ou moins, par la démarche de l’école autrichienne.

Parmi les autrichiens de premier plan, il faut citer Murray Rothbard, qui a carrément rendu les banques centrales responsables des cycles économiques, et développé une critique libertarienne rigoureuse de l’État ; Israel Kirzner, qui a retracé l’importance critique de l’entrepreneuriat dans la conduite du progrès économique ; et Lawrence White, qui a montré comment la banque fonctionne mieux sans les contrôles et les règlements du gouvernement. Mais beaucoup d’autres économistes éminents, y compris plusieurs lauréats du prix Nobel de science économique, acceptent certaines des idées de l’école autrichienne et reconnaissent leur dette envers elle.

Hayek lui-même a reçu un prix Nobel, en 1975, pour son travail des années 1930 sur le cycle économique, ce qui a suscité un certain intérêt dans le monde entier pour les idées autrichiennes. Néanmoins, les économistes autrichiens restent très minoritaires, étrangers et opposés à la vision dominante des manuels. C’est en partie parce que leur approche est subtile et complexe et pas facile à expliquer aux étudiants. Ou parce qu’ils rejettent une grande partie de ce qui passe pour la « science » économique et sont donc considérés comme « non scientifiques » par le grand public. Ou parce qu’ils sont considérés comme une secte, réticents à accepter la critique.

Quelle qu’en soit la raison, il reste que la démarche de l’école autrichienne a beaucoup à nous apprendre sur la façon dont les gens font des choix — ou « économisent » comme diraient les experts. Et c’est clairement le cœur même de l’économie. D’où la nécessité de présenter les idées autrichiennes simplement, de manière la plus largement accessible, quitte à risquer une simplification et une distorsion excessives.


 

2. LES PRINCIPES CLÉS DE L’ÉCONOMIE AUTRICHIENNE

 

 

• Les décisions économiques dont découlent tous les phénomènes économiques sont intrinsèquement personnelles et imprévisibles.

• La valeur n’existe pas dans les choses, mais dans l’esprit des individus qui les valorisent. Le commerce se produit et les prix émergent précisément parce que les gens valorisent les choses différemment. Les marchés orientent les biens vers leurs utilisations les plus valorisées. La propriété privée est essentielle pour obtenir les meilleurs résultats.

• L’intervention du gouvernement et les erreurs de politique telles que l’inflation perturbent ce processus de marché très complexe et produisent invariablement des résultats pervers.

 

 

Un certain nombre de principes clés, ou points d’emphase, distinguent les points de vue des Autrichiens de ceux des économistes dominants. Voyons-en dix. Ils couvrent toutes les parties du sujet, depuis la nature même de ce que les économistes devraient étudier, en passant par la façon dont apparaissent les prix individuels (et leur importance dans l’orientation de la production et de la consommation), en passant par les mécanismes de l’économie globale, jusqu’à des prescriptions de politique.

Les premiers points, méthodologiques, peuvent être difficiles à saisir pour beaucoup de gens. Mais une vision claire de ce que la science peut et ne peut pas nous dire au sujet de notre vie économique est essentielle si nous devons expliquer tout le reste correctement, et il est donc bon que nous commencions par là.

 

Les fondements de l’économie

 

Premièrement, l’économie ne concerne que des individus. C’est parce que l’économie est une question de choix. Nous ne pouvons pas tout avoir, nous devons donc choisir les choses les plus importantes pour nous : préférerions-nous une nouvelle voiture, par exemple, ou des vacances d’été ? Sortir avec des amis, ou se détendre à la maison ? Invariablement, nous devons renoncer à une chose (disons une somme d’argent ou du temps et des efforts) pour en obtenir une autre (comme une nouvelle paire de chaussures ou un jardin bien ordonné). Ce sont des décisions économiques  même quand il n’y a pas d’argent en jeu. Ce sont des questions sur la façon dont nous jonglons avec des ressources rares (voitures, vacances, entreprise, loisirs, argent, temps, effort) pour satisfaire au mieux nos nombreux désirs. C’est tout le sujet de l’économie.

Et ce sont des décisions qui ne peuvent être prises que par les individus concernés. Une société ne choisit pas ; un collectif n’a pas de vie ou d’esprit propre ; un État peut décider certaines choses par des élections, mais ce sont les individus qui choisissent la manière de voter. Le rôle de l’économie est de comprendre le choix et ses effets, et nous ne pouvons le comprendre que si nous nous concentrons sur la façon dont les individus prennent des décisions.

Deuxièmement, l’économie est très différente des sciences naturelles. C’est parce que les choses qu’elle étudie sont entièrement différentes. Les sciences physiques traitent des objets naturels, qui peuvent être observés et mesurés. Les faits de leur nature et de leur comportement peuvent être connus, et les scientifiques peuvent faire des prédictions sur cette base. L’économie concerne la façon dont les gens choisissent, ce qui signifie qu’il s’agit de ce qu’ils préfèrent, et valorisent, de leurs intentions et de leurs croyances au sujet du monde. Ce sont des sentiments personnels, individuels, que nous ne pouvons pas observer et mesurer — ni, par conséquent, prédire.

Ce que nous pouvons faire, cependant, est d’expliquer les choix humains. Nous pouvons le faire parce que nous sommes aussi des individus humains et que nous savons comment nous pensons. Nous pouvons comprendre les préférences, les valeurs, les intentions et les croyances à propos du monde parce que nous vivons tout cela. Et nous pouvons faire progresser cette compréhension en élaborant la logique de l’endroit où ces choses nous mènent — comment fonctionnent réellement les marchés et les échanges, par exemple. Mais un expert en sciences naturelles qui nous considère comme de simples objets, poussés par des forces extérieures, passe à côté de tout ce qui, à l’intérieur de nous, nous motive et explique comment nous vivons.

 

Valeurs, prix et marchés

 

Troisièmement, tout en économie repose sur les valeurs humaines. La valeur n’est pas une qualité qui réside dans les objets, et qui peut être mesurée, comme leur taille ou leur poids. Le même bien a une valeur différente selon les personnes, et selon l’utilisation qu’elles en font. Dans un pays pluvieux, on peut accorder très peu d’utilité à un verre d’eau, mais dans un désert on peut l’apprécier grandement. Et les désirs et les valeurs des gens changent : une personne assoiffée peut accorder beaucoup de valeur à une boisson, mais elle n’en a plus besoin une fois que sa soif a été étanchée. Les biens ne contiennent donc pas une quantité fixe d’« utilité ». L’utilité est dans l’esprit de l’utilisateur : l’utilité et la valeur sont subjectives.

Mais les biens sont limités, tout comme notre temps et nos ressources. Nous devons faire des choix et peser les implications de ces choix.

Pour adopter une certaine ligne de conduite, nous devons renoncer à autre chose. Et ce que nous abandonnons, nous l’appelons le coût. Cela ne doit pas nécessairement être un coût financier — il peut s’agir simplement du temps et des efforts que nous consacrons à la réalisation d’un objectif ou des diverses possibilités alternatives que nous abandonnons (ce que les économistes appellent les coûts d’opportunité). Mais ces coûts sont également subjectifs. Ce que nous pesons, c’est la valeur pour nous de ce que nous réalisons contre la valeur pour nous de ce que nous abandonnons pour cela. C’est une décision personnelle : d’autres personnes pourraient faire un choix complètement opposé. Les économistes doivent donc se souvenir (disent les Autrichiens) que chaque décision économique — depuis l’investissement et la production jusqu’au commerce et à la consommation finale — est intrinsèquement subjective et dépend des valeurs des individus impliqués.

Quatrièmement, les prix nous aident à maximiser la valeur et à minimiser les coûts. C’est parce que les gens valorisent les mêmes biens différemment qu’ils sont prêts à les échanger dans des transactions de marché. Chacun valorise davantage ce qu’a l’autre que ce à quoi il doit renoncer pour l’obtenir. Nous ne devrions pas tomber dans le piège de supposer que, parce qu’une paire de chaussures (disons) se vend pour une somme d’argent particulière, ce prix est égal à la valeur des chaussures. La valeur est personnelle. La personne qui vend des chaussures valorise la monnaie plus que les chaussures ; l’acheteur valorise les chaussures plus que la monnaie.

Ce que les prix résument, cependant, c’est la quantité d’une chose (les chaussures) que les gens sur le marché sont en fait prêts à sacrifier pour une autre (la monnaie). Les prix sont les taux d’échange courants entre les différents biens. Et ils envoient des signaux importants aux participants au marché. Si le prix de quelque chose augmente — pour quelque raison que ce soit — cela incite les acheteurs à en utiliser moins et à reporter leurs dépenses vers des choses qu’ils apprécient davantage ; et cela incite les vendeurs à en produire plus et à profiter de la monnaie supplémentaire. Grâce aux informations cruciales envoyées par le système de prix, les acheteurs et les vendeurs adaptent automatiquement leurs choix à la nouvelle réalité, et les activités de millions de personnes sont coordonnées.

Cinquièmement, la concurrence est un processus de découverte. Les marchés ne sont pas parfaits. En effet, ce sont leurs imperfections qui les animent. Ils fonctionnent parce que des gens repèrent sur le marché de nouvelles opportunités de commerce pour un gain mutuel. Peut-être voient-ils une façon moins chère de produire un bien particulier, ou une niche pour des services que personne d’autre ne fournit. Combler ces lacunes leur permet de réaliser des profits en transportant les ressources là où elles sont le plus nécessaires et en les détournant de rôles moins valorisés. Et l’attrait du profit encourage les gens à être attentifs à de telles opportunités et à innover pour les saisir, c’est-à-dire à agir comme des entrepreneurs.

Plus grand est le besoin que les entrepreneurs satisfont, plus grand est le profit qu’ils peuvent en espérer — jusqu’à ce que leurs concurrents leur emboîtent le pas. La pression pour développer des produits et des processus nouveaux et meilleurs est donc constante. La concurrence est un processus constant d’exploration entrepreneuriale, dont nous bénéficions tous au fur et à mesure que des moyens meilleurs et moins chers de satisfaire nos besoins sont découverts.

Sixièmement, la propriété privée est essentielle. Les socialistes croient que nous pouvons nous passer de l’attrait du profit en donnant à la propriété une forme collective. Évidemment, cela ne peut pas fonctionner pour des biens de consommation, comme des chaussures ou des lunettes, qui ne peuvent pas être partagés de manière pratique, de sorte que les socialistes se concentrent sur la propriété collective des moyens de production. Mais si les usines et les machines ne sont jamais vendues, elles n’ont pas de prix. Et là où il n’y a pas de prix, il n’y a pas de marché pour nous aider à découvrir quelles sont les choses qui manquent et pour orienter les ressources vers les manques. Le résultat est que les planificateurs socialistes ne peuvent jamais savoir si les moyens de production produisent de la valeur ou sont gaspillés.

 

L’économie au sens large

 

Septièmement, la production est un exercice d’équilibre difficile. Les décisions de production peuvent être impossibles pour les socialistes en l’absence de prix, mais elles ne sont pas non plus faciles pour les propriétaires privés. Le seul but de la production est de fabriquer les biens que nous consommons. Mais toute la production prend du temps et peut nécessiter des étapes intermédiaires complexes assemblées de façon adéquate. À tout moment dans ce processus complexe, les changements de prix (par exemple, la hausse des factures d’énergie ou de main-d’œuvre) ou de la demande (par exemple, un concurrent produit un meilleur produit) peuvent faire déraper les choses.

Si les biens d’équipement utilisés dans la production pouvaient être réutilisés à quelque fin que ce soit, les entrepreneurs pourraient alors se remettre de ces déceptions. Mais de nombreux biens d’équipement (tels que les aciéries ou les rotatives) n’ont qu’un seul but spécifique. La production est donc une activité risquée et comporte un risque réel de perte.

Huitièmement, l’inflation est profondément dommageable. Le risque de perte est généralisé lorsque les gouvernements font des erreurs avec la monnaie. Pour les Autrichiens, la monnaie est un bien comme les autres : elle a une offre (généralement déterminée par les autorités gouvernementales) et une demande (les gens l’apprécient comme un moyen pratique pour faire des échanges). Si le gouvernement augmente son offre, cette valeur diminue. Les vendeurs en demandent davantage pour les produits qu’ils vendent — les prix en monnaie augmentent donc. C’est le processus de l’inflation.

L’inflation est bonne pour les débiteurs, qui se retrouvent à rembourser des prêts avec de la monnaie qui a moins de valeur, et mauvaise pour les épargnants, ce qui déséquilibre les marchés des prêts et les processus de production qui en dépendent. Mais pire, en cas d’inflation, les prix n’augmentent pas instantanément et uniformément. Ils augmentent d’abord là où arrive la monnaie supplémentaire (les entreprises publiques, par exemple), puis s’étendent progressivement à d’autres secteurs, comme de la mélasse qui se répandrait sur une table. Les ressources sont donc attirées d’abord vers un secteur, puis vers un autre, créant des booms temporaires. Mais au fur et à mesure que la monnaie se répand, les booms disparaissent, les entreprises voient leurs investissements gaspillés et le résultat est un effondrement inévitable et généralisé.

 

La société et le gouvernement

 

Neuvièmement, les actions ont des conséquences imprévues — bonnes et mauvaises. Du bon côté, il n’est pas toujours nécessaire de planifier ou de concevoir de manière consciente pour que les êtres humains créent quelque chose qui fonctionne bien. Souvent, ils le font involontairement, comme un sous-produit de leur action. Les promeneurs d’un village à l’autre ne pensent qu’à trouver le chemin le plus facile, mais tracent progressivement un chemin qui aide tout le monde. Les acheteurs et les vendeurs ne pensent qu’à obtenir de la valeur pour eux-mêmes, mais des millions de tels échanges créent un système de prix qui mobilise les efforts et les ressources au service de leurs usages les plus précieux. La monnaie est apparue simplement parce que les gens voulaient un moyen d’échange généralement accepté. La langue est née du besoin de communiquer. Et un corpus de droit commun a grandi au fur et à mesure que les gens résolvaient leurs différends au cas par cas.

La morale est que nous ne devrions pas présumer que les institutions sont déstructurées et inefficaces simplement parce qu’elles n’ont pas été délibérément conçues et planifiées. Du mauvais côté, nos tentatives pour « améliorer » les institutions sociales — telles que l’économie de marché — déséquilibrent souvent les mécanismes complexes qui les font fonctionner et conduisent à des conséquences catastrophiques que nous n’avions pas prévues.

Dixièmement, l’intervention du gouvernement est presque toujours maligne. Les individus ont une capacité limitée à perturber l’équilibre de nos institutions sociales complexes, mais le pouvoir énorme et concentré du gouvernement lui rend cela facile. Les banques centrales, par exemple, aiment maintenir les taux d’intérêt bas, encourageant les entrepreneurs à emprunter et stimulant la production. Mais au fur et à mesure que le boom se répercute d’un secteur à l’autre et disparaît ensuite, les ressources productives sont gaspillées et la population appauvrie.

Les gouvernements peuvent passer des lois sur le salaire minimum pour aider les travailleurs pauvres ; mais certains travailleurs ne valent pas ce montant pour les employeurs, de sorte que le chômage augmente. Des contrôles des loyers peuvent également être adoptés pour aider les locataires pauvres ; mais cela incite simplement les propriétaires à cesser de louer leur propriété et à faire quelque chose de plus rentable. Les régulateurs peuvent imposer de nouvelles normes strictes pour protéger le public ; mais les coûts supplémentaires rendent plus difficile l’arrivée de nouveaux exploitants, la concurrence décline, et le public se retrouve avec un marché moins favorable.

Et l’action du gouvernement est généralement mal placée d’une autre manière importante. Les fonctionnaires ne peuvent en aucun cas savoir ce que les individus apprécient réellement. Ils ne peuvent pas lire dans nos esprits et savoir si nous serions heureux de payer plus d’impôts pour avoir de meilleures écoles ou hôpitaux, par exemple. Les prix du marché pourraient leur dire à quoi le public est prêt à renoncer pour obtenir ces choses, mais en ignorant les prix et en essayant d’améliorer le marché, ils échouent inévitablement à maximiser nos valeurs. Dans un marché dynamique, où les gens ajustent constamment leurs plans en fonction des conditions changeantes, les fonctionnaires ne pourraient même pas recueillir les informations nécessaires avant qu’elles ne soient périmées et ne pourraient certainement jamais savoir ce que les gens choisiraient. Peut-être que le gouvernement a un rôle à jouer pour s’assurer que les marchés fonctionnent bien ; mais en ce qui concerne les économistes autrichiens, il n’a rien à y faire en intervenant.

 


 

3. POURQUOI LES ÉCONOMISTES NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT

 

 

• Les scientifiques recherchent des relations statistiques entre les causes et les effets. Mais les événements économiques dépendent des choix des individus, qui sont imprévisibles.

• De même, les valeurs des gens sont diverses et personnelles, donc ne peuvent pas être traitées statistiquement.

• Les économistes ne devraient donc pas chercher des relations inexistantes, mais devraient plutôt se concentrer sur la façon de comprendre comment les gens font des choix.

 

 

Les économistes de l’École Autrichienne pensent que les sciences sociales — telles que l’économie — sont bien des sciences, mais des sciences très différentes des sciences naturelles. En effet, l’économie est différente de toute science que vous avez rencontrée.

Les naturalistes — chimistes ou physiciens, par exemple — recherchent des relations répétitives entre les phénomènes naturels. Ils peuvent observer que lorsque vous augmentez la température d’un gaz, il se dilate. Chaque fois que vous le chauffez, la même chose arrive. Donc, ils considèrent cela comme une loi scientifique universelle — quand (et où) on augmente la température d’un gaz, il va se dilater. Ils font des prédictions que la même chose se produira aussi à tout moment à l’avenir. Et en mesurant la taille de l’effet, ils peuvent trouver une certaine constante — disons, que le volume d’un gaz particulier augmente de deux pour cent chaque fois que sa température est augmentée d’un degré.

Cette méthode scientifique a été extrêmement fructueuse pour nous aider à prédire le monde naturel, de sorte que la plupart des spécialistes des sciences sociales pensent qu’ils devraient faire à peu près la même chose. Ils croient qu’ils devraient chercher des relations et des constantes entre les phénomènes sociaux, comme le fait le physicien ou le chimiste entre les phénomènes naturels. Par exemple, les sociologues pourraient chercher une relation entre la densité de la population d’une ville et la quantité de crimes violents dans ses rues. De même, les économistes pourraient chercher des relations entre les phénomènes sociaux dans la sphère économique — par exemple, entre le niveau des revenus d’un pays et le montant de son épargne.

De cette manière, les économistes finissent par rechercher des relations entre des grandes mesures de la vie économique, telles que le revenu national, l’épargne, l’investissement, la consommation, les importations, les exportations, la fiscalité, les dépenses publiques, l’emploi et bien d’autres, appelées agrégats économiques. Et ils cherchent à identifier des « constantes » — disons que lorsque le revenu d’un pays augmente de quatre pour cent, le montant total épargné augmentera de un pour cent — la soi-disant « propension marginale à épargner ».

 

L’importance de se concentrer sur les individus

 

Les économistes autrichiens pensent que cette approche est complètement fausse. Ils soutiennent qu’il ne peut jamais y avoir de lois ou de constantes universelles qui relient ces statistiques, qui ne sont rien d’autre que des totalisations des nombreuses choses, variées et même conflictuelles, qui se passent réellement. Prenez une statistique comme l’indice des prix à la consommation, que les gouvernements publient chaque mois. Il prétend représenter le niveau des prix, et comment il change. Mais Mises et d’autres Autrichiens soulignent qu’il n’existe pas de « niveau des prix ». Il y a des millions de prix spécifiques, tous fluctuant l’un par rapport à l’autre (voyez par exemple les mouvements quotidiens erratiques des cours boursiers). Différentes personnes réagissent différemment à ces prix — une hausse des prix peut convaincre certaines personnes qu’il est temps d’acheter, tandis que d’autres pensent que c’est un bon moment pour vendre et encaisser.

Donc, ce qui se passe réellement, c’est que des millions d’individus font des choix — acheter ou vendre, dépenser ou épargner, augmenter le salaire, investir dans une nouvelle machine, embaucher un employé supplémentaire et tout le reste. Leurs choix dépendront de leurs points de vue et de leurs circonstances, et d’autres individus pourraient prendre des décisions très différentes. Les agrégats économiques ne font que cacher toute cette grande variété sous un seul nombre statistique. Ils nous en disent peu et nous trompent beaucoup — et c’est le fondement fragile de la « science » économique dominante.

Ce que la science économique devrait être, c’est la compréhension les choix humains. C’est, comme le dit Menger, la science du choix. Une action « économique » implique d’examiner différentes options, de déterminer ce à quoi nous devons renoncer pour réaliser chaque possibilité, puis de décider selon l’arbitrage entre dommage et gain qui correspond le mieux à nos objectifs. Et cela ne se passe qu’au niveau de l’individu. Un collectif  une société, une nation ou une race, disons — n’a pas d’esprit propre : il n’a pas d’objectifs. Seuls les individus qui le composent ont un esprit et un but. Un collectif n’agit pas : il n’épargne pas, ni ne consomme, ni n’engage des personnes. Seuls les individus qui le composent le font. Les événements économiques ne sont pas créés par telles ou telles « forces » sociales impersonnelles. Ils ne sont que le résultat des décisions et des actions économiques des individus.

Les événements économiques ne peuvent donc être compris qu’en analysant ce qui les crée, à savoir les choix des individus. Joseph Schumpeter a inventé un nom utile (bien que disgracieux) pour cette approche : l’« individualisme méthodologique ».

Cette approche n’est pas un débat sur la nature de la société. Ce n’est pas dire « il n’y a pas de société » ou « le tout n’est que la somme de ses parties ». Il ne s’agit pas non plus de préférer l’individualisme politique au socialisme. Il s’agit de la méthode de la science économique — la meilleure façon d’expliquer les événements économiques.

 

Pourquoi les économistes se trompent-ils ?

 

Les Autrichiens considèrent donc la macroéconomie comme fondamentalement erronée et trompeuse. Tout d’abord, elle essaie d’additionner des actions individuelles de bric et de broc et de faire des prédictions sur les résultats, ce qui est tout simplement impossible. C’est une pseudo-science. Et la tentative d’appliquer les mathématiques pour identifier les « constantes » supposées entre les agrégats économiques est doublement une pseudo-science. C’est appliquer des nombres à des choses qui ne peuvent pas être additionnées correctement et à des effets supposés qui n’existent pas. Pour cette raison, les Autrichiens se méfient généralement de l’utilisation de techniques mathématiques et statistiques qui est une caractéristique de l’économie dominante.

Deuxièmement, l’économie devrait consister à essayer de comprendre la nature du choix, pas d’essayer de prédire quels choix sortiront réellement du processus. Les individus sont divers et complexes, et le plus souvent ne savent pas exactement ce qu’ils choisiraient jusqu’à ce qu’ils soient réellement confrontés au choix — comme le sait toute personne qui est entrée dans un magasin pour un article et qui sort avec un autre. Mais si nous pouvons comprendre comment les êtres humains choisissent, alors c’est vraiment de la science économique.

Les économistes traditionnels affirment qu’ils ont en fait une méthode individualiste qui leur est propre. Ils supposent que les « agents économiques » (c’est-à-dire les individus) sont « rationnels » et « maximisent l’utilité » (c’est-à-dire qu’ils font des choix sur la base de l’avantage net qui en résulte). Et ce modèle de l’humanité explique en fait beaucoup sur la structure et le fonctionnement de nos institutions économiques.

Les Autrichiens rétorqueraient que, précisément parce que les individus sont divers, nous ne pouvons jamais entrer dans l’esprit de chaque individu et observer ses processus de pensée privés. Parler d’individus « rationnels » et « maximisateurs » est donc déplacé. Et même alors, nous ne pouvons jamais prédire avec certitude ce que les gens choisiront réellement.

Cependant, nous avons un certain aperçu qui nous aide à expliquer la prise de décision économique, parce que nous sommes nous-mêmes des êtres humains et que nous faisons également des choix, que nous avons des objectifs et que nous prenons des mesures en conséquence. Et tout aussi important que cette compréhension individuelle et subjective, nous pouvons étudier comment le monde objectif affecte les choix — comment, par exemple, les individus acquièrent l’information qui façonne leurs décisions, comme les événements qui les poussent à croire qu’un minerai particulier est rare ou qu’un produit particulier est susceptible de bien se vendre. Ceci, encore une fois, est beaucoup plus l’étude appropriée de la science économique que la pseudo-science des manuels de macroéconomie.

 


 

4. L’IMPORTANCE DES VALEURS

 

 

• La valeur n’est pas une propriété des choses, comme leur taille ou leur poids. Des individus différents évaluent différemment des biens différents à des moments et des lieux différents. La valeur n’existe que dans l’esprit des individus concernés.

• Nous ne pouvons pas savoir ce qui est dans l’esprit des gens, mais nous pouvons avoir une idée de leur échelle de valeurs en observant ce qu’ils choisissent réellement.

• Les choix et les valeurs ne sont pas mathématiques : quelqu’un qui a un mal de tête n’accorde pas cinquante fois plus de valeur à cent cachets d’aspirine qu’à deux.

 

 

L’attitude de l’école autrichienne à l’égard de l’économie est assez différente de celle des sciences naturelles — bien que les Autrichiens considèrent qu’elle est parfaitement scientifique. Elle peut être utilisée pour faire des prédictions, mais des prédictions d’un genre tout à fait différent de celles faites — ou revendiquées — par des sciences naturelles.

La science de l’économie est nécessairement différente, disent les Autrichiens, parce que l’économie s’occupe des individus humains ; et — contrairement aux objets inanimés que traitent les naturalistes — les individus ont leurs propres motivations et objectifs qui les animent. Il serait difficile pour un physicien de prédire l’expansion d’un gaz si les molécules de ce gaz avaient une vie propre et si certaines avaient commencé à se plaindre de l’expérience tandis que d’autres l’avaient bien accueillie. De même, il est difficile de prédire les statistiques économiques lorsque les motivations et les actions des individus sont aussi diverses, changeantes et contradictoires qu’elles le sont.

Les « faits » de la science économique ne sont donc pas des agrégats statistiques comme les prix, ou l’investissement, ou l’épargne. Ce ne sont même pas des prix individuels, ou des investissements, ou des plans d’épargne. Ces choses n’ont aucune importance sauf en ce qui concerne le sens qu’elles ont pour les individus et les choix que ces individus font en conséquence. Les « faits » de l’économie ne sont pas des choses, mais ce que les gens pensent et croient au sujet du monde, ce qu’ils s’attendent à faire, et ce qui est le plus important pour eux et les incite à agir. Cette approche est appelée subjectivisme, car elle souligne l’importance des opinions subjectives individuelles plutôt que des choses mesurables et objectives. De ce point de vue, l’économie concerne ce que les gens valorisent et ce qu’ils font en conséquence.

 

La valeur est dans les esprits, pas dans les choses

 

Les gens sont dans la confusion au sujet de la valeur, et cela depuis des milliers d’années. Il y a une hypothèse commune que la valeur est quelque chose que les biens différents ont en quantités différentes — une qualité mesurable comme leur volume ou leur poids. Mais la valeur n’est pas une qualité objective qui réside dans les choses. La valeur est dans l’esprit du spectateur. Différents individus valorisent la même chose différemment — comme les traders des marchés boursiers, les uns pensant que c’est le bon moment pour acheter et les autres que c’est un bon moment pour vendre. La valeur que nous attachons à une chose est une question de jugement individuel, quelque chose d’émotionnel. Elle reflète les avantages que nous croyons que cette chose nous apportera. Cela dépend de notre état physique et psychologique — dans une tempête de neige, nous pourrions grandement apprécier un manteau chaud, mais pas dans le désert. Et cela dépend de la façon dont nos croyances sont correctement informées. Souvent, nous accordons une grande valeur à une chose, seulement pour constater qu’elle nous déçoit une fois que nous l’avons.

Nos valeurs changent également parce que de nouveaux produits et processus surgissent, et la technologie change, déplaçant nos désirs vers des choses meilleures ou moins chères. Les résultats ne sont pas toujours prévisibles : comme le dit Mises, la production de masse d’un article de mode peut le rendre abordable pour les clients les plus pauvres, tout en incitant les riches soucieux de leur style à y renoncer et à rechercher quelque chose de plus exclusif.

Bien que l’économie soit enracinée dans les valeurs humaines, ce n’est pas une branche de la psychologie. Elle ne se soucie pas de savoir pourquoi les gens apprécient différentes choses — pourquoi ils boivent de l’alcool, par exemple —mais seulement des effets de ces valeurs sur ce qu’ils choisissent sur le marché — comme la quantité d’alcool qu’ils demandent aux différents prix. L’économie doit considérer les valeurs et les objectifs des individus comme « donnés », parce qu’on ne peut jamais pénétrer dans leur esprit. Au lieu de cela, elle se concentre sur leurs actions — ce qu’ils font en raison de leurs valeurs et leurs objectifs. Comme le décrit Mises, l’économie fait partie de la science plus générale de l’action humaine (qu’il appelle la « praxéologie »).

Cependant, ce n’est pas comme les sciences naturelles, qui procèdent en observant les choses, en élaborant des théories prédictives et en les testant. D’une part, nous ne pouvons pas observer les valeurs des gens précisément parce que nous ne pouvons pas pénétrer dans leurs pensées. Deuxièmement, nous ne pouvons pas tester les théories sur ce qu’ils font parce que les circonstances exactes ne peuvent jamais être reproduites. Le monde change constamment, et les valeurs et les motivations des gens changent aussi.

Mises appelle le résultat réel de toutes ces actions et interactions bouillonnantes une « catallaxie », craignant que le terme habituel « l’économie » évoque quelque chose de trop mécanique, délibéré et planifié. Et l’étude économique de ces résultats, il l’appelle la « catallactique ».

 

La nature de la science économique

 

Pourtant, l’économie est une science qui peut découvrir des choses et même faire des prédictions, disent les Autrichiens  non sur la base de l’observation, de la théorisation et des tests, mais à travers un processus de déduction. De même que la géométrie ou les mathématiques dérivent de quelques axiomes simples sur la ligne ou le nombre, l’économie peut être déduite de quelques axiomes simples sur l’action humaine. Nous savons quelque chose de la façon dont les gens choisissent de faire les choses parce que nous aussi nous sommes humains. Et à partir de cela, nous pouvons en déduire un assez large corpus de compréhension économique. Nous pouvons analyser les principes de la demande ou de la détermination des prix, par exemple, même si nous ne pouvons jamais savoir pourquoi des individus différents demandent des choses différentes.

De même, bien que nous ne puissions pas connaître directement les valeurs d’un individu, nous pouvons en dresser une image à partir des choix qu’il fait réellement. Lorsque les gens choisissent une ligne d’action plutôt qu’une autre, nous pouvons raisonnablement supposer que c’est celle qu’ils préfèrent, celle qu’ils valorisent le plus. C’est plus important pour eux que ce qu’ils décident de ne pas faire. Quand nous les observons sur une série de choix, nous pouvons construire une image de leur échelle de valeurs à travers les préférences qu’ils révèlent par leurs actions — ce que Mises appelle la « préférence démontrée ». Nous ne pouvons pas accéder aux valeurs des gens, mais nous pouvons les déduire de ce qu’ils choisissent réellement. Et c’est ainsi que nous élaborons les principes de l’économie, les principes du choix.

Cette forme de pensée a permis à Carl Menger de concevoir une nouvelle science de la valeur et de l’action si révolutionnaire et si utile qu’elle est encore utilisée (et utilisée abusivement) dans les manuels d’économie dominants aujourd’hui — l’analyse de l’utilité marginale.

 

Le calcul du choix

 

Quelque chose a toujours intrigué les économistes : pourquoi l’eau — si essentielle à la vie — est si bon marché, alors que les diamants — si inessentiels — sont si chers. Menger a fourni la réponse. Les individus n’ont jamais le choix entre posséder toute l’eau du monde, ou tous les diamants du monde. Ils ne sont confrontés qu’aux options d’avoir une petite quantité de chaque — disons, une tasse d’eau, ou un seul diamant. La plupart des gens ont déjà assez d’eau pour étancher leur soif, et ne valorisent donc pas beaucoup un verre supplémentaire. Mais peu de gens croient qu’ils ont assez de diamants, alors ils sont prêts à payer cher pour en avoir un de plus. Ils ne pensent pas qu’ils tireront beaucoup d’avantages d’un verre d’eau supplémentaire, mais ils imaginent un grand avantage à posséder un diamant supplémentaire. C’est ce qu’on appelle l’utilité marginale — quels avantages les gens s’attendent à obtenir d’une petite addition à leurs stocks existants.

Bien sûr, le choix des gens dépendra de leur situation exacte. Une personne qui meurt de soif dans le désert peut accorder une très grande valeur à un verre d’eau et être prête à l’échanger contre une grande quantité de diamants. Une personne vivant dans un pays humide ne l’envisagerait jamais. L’utilité est le bénéfice que quelqu’un s’attend à obtenir d’un bien, et en tant que tel est une question de jugement individuel à cet endroit et à ce moment. Quelqu’un qui a un mal de tête peut être content de recevoir quelques aspirines, mais n’a pas besoin de cent de plus. Une personne qui a besoin de dix rondins pour finir de construire un abri pourrait (dans l’exemple de Mises) échanger un imperméable pour dix rondins ou plus, mais pas pour neuf, qui ne le mettraient pas à l’abri des intempéries. L’utilité n’est pas une qualité d’objets qui peuvent être empilés et comparés comme des tas de briques — comme le suggèrent souvent les manuels d’économie traditionnels.

C’est pourquoi les courbes d’indifférence des manuels sont aussi très trompeuses. Elles prétendent représenter la quantité d’un bien que les gens sacrifieraient volontiers pour en obtenir un autre. Mais tous ces échanges dépendent des émotions des individus concernés et non de simples formules mathématiques qui produisent des graphiques bien lisses — comme le montre l’exemple des bûches et des imperméables.

Pour voir comment les gens décident vraiment, prenons l’exemple d’une famille rurale avec cinq sacs de céréales — un pour se nourrir, un pour nourrir les animaux, un pour semer les récoltes, un pour échanger contre leurs besoins essentiels, et un autre pour nourrir leurs perroquets. Malheureusement, ils doivent se séparer d’un sac de grain pour payer une vieille dette. Réduisent-ils alors d’un cinquième toutes leurs utilisations du grain, comme le suggèrent les mathématiques ? Non, ils mangent, nourrissent, plantent et vendent autant qu’avant, mais laissent les perroquets mourir de faim, parce que c’est l’utilisation la plus marginale pour eux.

C’est sur la base de cette utilité marginale que les gens choisissent entre différentes voies d’action. Quand les gens sont confrontés à un choix économique — renoncer à quelque chose pour acquérir quelque chose d’autre qu’ils apprécient, à quoi proposent-ils de renoncer ? Évidemment, ils commencent par ce qu’ils considèrent comme le moins important pour eux, ce qui leur donne le moins d’avantages, ce dont l’utilité marginale est la plus faible. Ils ne feront l’échange que si l’utilité marginale pour eux de la chose qu’ils gagnent est plus grande que l’utilité marginale pour eux de la chose qu’ils abandonnent. Et reconnaître cela est la clé pour comprendre comment fonctionnent les marchés.


 

5. PRIX, COÛTS ET BÉNÉFICES

 

• Faire un choix implique de renoncer à une chose pour obtenir quelque chose que vous valorisez davantage.

• Les coûts (ce à quoi vous renoncez quand vous choisissez) et les avantages (ce que vous gagnez) sont donc également intrinsèquement individuels  tout comme le profit, qui est la différence entre les deux.

• Les gens échangent des choses parce qu’ils les valorisent différemment. Les prix sont simplement le taux auquel les gens sont prêts à échanger.

• L’idée de « concurrence parfaite » des manuels est fondamentalement trompeuse : c’est la diversité et les différences qui font fonctionner les marchés, pas l’uniformité.

 

 

Quand on pense à l’économie, on pense à des gens qui achètent et vendent des choses dans les magasins et les marchés. Mais l’économie concerne en réalité les choix et les actions humaines au sens le plus large, pas seulement ceux qui impliquent de la monnaie.

Dois-je rester au lit ou tondre la pelouse ? C’est un choix entre prendre du bon temps et le plaisir que me procure un jardin bien ordonné. Dois-je sortir avec des amis ou finir mon livre à la maison ? C’est un choix de partage de mon temps entre deux choses que j’aimerais faire. Dois-je utiliser ma pause pour prendre un bon repas ou faire un don de sang ? C’est un choix entre passer un moment agréable et la satisfaction d’aider d’autres personnes. Devrais-je marcher ou prendre un bus ? Prendre un manteau ou pas ? Aller chez le médecin ou juste endurer mon mal de gorge ? Tout cela implique de choisir entre les choses.

La plupart de nos choix quotidiens sont comme ceux-là. Aucun d’entre eux n’implique de la monnaie. Mais ce sont des choix « économiques » dans le sens où pour réaliser une chose, nous devons renoncer à autre chose. Cela les rend exactement comme des transactions de marché, où nous donnons de la monnaie pour acheter quelque chose que nous voulons. La science de l’économie s’applique tout aussi bien aux uns qu’aux autres.

 

Choix et satisfaction

 

Ce que nous faisons quand nous choisissons, disent les Autrichiens, c’est viser une situation préférée par rapport à une situation moins préférée. Quand nous décidons de tondre la pelouse, de sortir avec des amis ou de donner du sang, c’est parce que nous croyons que ces actions nous donneront plus de satisfaction que les alternatives. Cela peut se révéler faux — peut-être que nous finirons par nous disputer avec nos amis, par exemple, et alors nous souhaiterions être restés à la maison — mais néanmoins nous agissons à la poursuite des résultats, ou fins, que nous espérons.

Il s’ensuit que nous donnerons la priorité à la poursuite des objectifs qui nous apporteront le plus de satisfaction. Tout simplement, nous préférons quelque chose qui nous apportera plus de satisfaction à quelque chose qui nous en apportera moins. Nous choisissons donc la ligne de conduite la plus satisfaisante par rapport aux autres. Nous agissons, en d’autres termes, pour faire ce qui maximisera notre satisfaction. Et par la même occasion, nous cherchons en priorité à éviter les résultats dont nous attendons qu’ils nous causent le plus d’insatisfaction ; et ainsi nous agissons afin de minimiser notre insatisfaction. Les économistes n’ont pas besoin de savoir exactement ce que les gens trouvent satisfaisant ou insatisfaisant. C’est juste une déduction logique. Une fois que nous acceptons que les gens agissent pour atteindre leurs objectifs préférés, il s’ensuit qu’ils agissent pour maximiser leur satisfaction et minimiser leur insatisfaction.

 

La nature individuelle du coût

 

Mais notre quête de satisfaction n’est pas simple. Nous devons habituellement renoncer à quelque chose pour y parvenir. Il y a un coût. Ce n’est pas nécessairement un coût financier, et dans la plupart des cas, ce n’en est pas un. Tondre la pelouse nous coûte un effort physique. Pour finir notre livre, le coût est de perdre une soirée conviviale entre amis. Pour faire un don de sang, le coût est notre temps et peut-être un peu d’inconfort. Quand nous nous demandons s’il faut poursuivre une fin satisfaisante, nous devons également prendre en compte le coût pour l’atteindre, le temps insatisfaisant, ou l’effort, ou la perte de jouissance.

Et le point intéressant, c’est que tout cela est dans l’esprit de l’individu. Une pelouse bien nette ne contient pas une certaine quantité de satisfaction objective et mesurable, que n’importe qui disposant d’une tondeuse peut récolter. La satisfaction apportée par une pelouse nette n’existe que dans l’esprit de ceux qui la voient, et certains peuvent l’apprécier fortement, d’autres à peine. De même, le temps et l’effort de tonte ne peuvent être mesurés en unités d’insatisfaction. Certaines personnes peuvent valoriser leur temps plus que d’autres, et les personnes les plus faibles peuvent souffrir davantage de l’effort que les plus robustes. Cela dépend d’eux et de leurs valeurs particulières. Ainsi que l’a souligné Wieser, tout comme le bénéfice n’existe que dans l’esprit des individus, il en va de même pour les coûts. Les coûts et les avantages ne sont pas objectivement mesurables, mais sont subjectifs.

En fait, nos choix sont encore moins simples parce que quand nous choisissons de poursuivre une fin préférée, nous abandonnons toute une gamme d’autres possibilités. Oui, nous pourrions rester au lit au lieu de tondre la pelouse. Mais nous pourrions aussi ranger la maison, faire un gâteau, écrire des courriels, promener le chien, faire des mots croisés, et bien d’autres choses qui nous apporteraient une certaine satisfaction. Quand nous choisissons de ne pas les faire et de tondre la pelouse, nous devons renoncer à ces options et aux opportunités de satisfaction qu’elles nous apporteraient. En d’autres termes, nous sommes confrontés à ce que les économistes appellent les « coûts d’opportunité ». Lorsque nous décidons d’une ligne de conduite, ce n’est pas seulement le temps et l’effort pour y parvenir que nous devons considérer, mais la valeur des autres opportunités auxquelles nous renonçons.

 

Le profit aussi est individuel

 

Une autre conclusion intéressante est la nature du profit. Quand les gens pensent au profit, ils pensent généralement à la différence entre la quantité de monnaie que cela coûte à un homme d’affaires d’apporter quelque chose au marché, et le prix en espèces qu’il tire de la vente. Mais encore une fois,
le profit ne concerne pas vraiment la monnaie. Cela n’existe aussi que dans l’esprit des personnes impliquées.

Quand nous atteignons une fin préférée — une pelouse propre et ordonnée, par exemple — nous en tirons satisfaction ou nous en profitons. Cette satisfaction est bien sûr entièrement personnelle — ou subjective. De même, la valeur de ce que nous utilisons pour produire une certaine fin, et la valeur des autres opportunités que nous abandonnons, ces coûts sont tout aussi subjectifs.

Lorsque les coûts et les avantages sont à la fois subjectifs, cela signifie que la différence entre eux — le profit (ou, si vous êtes malheureux, la perte) est aussi subjectif. Le profit, encore une fois, est dans l’esprit des individus.

 

Pourquoi nous échangeons

 

C’est parce que les valeurs, les préférences, les avantages, la satisfaction, le coût, le profit et la perte sont des questions de jugement individuel que nous échangeons des choses. Si tout avait une valeur objective particulière, mesurable comme sa taille ou son poids, personne n’échangerait jamais des objets « précieux » pour des objets « moins précieux ». Mais nous échangeons des choses. Les enfants échangent des jouets avec lesquels ils s’ennuient contre d’autres qu’ils désirent. Les adultes se rendent mutuellement des services. Nous achetons des magazines en échange d’argent, et le marchand de journaux échange à son tour cet argent contre des provisions. Aucun jouet, aucun journal, aucune provision ne sont créés dans le processus, mais tous les participants se considèrent comme mieux lotis, car ils ont échangé quelque chose qu’ils avaient pour quelque chose qu’ils valorisent davantage, que ce soit des jouets, des journaux, des provisions ou de la monnaie.

Il n’y a rien de mécanique ou de mathématique dans de tels échanges. Les gens n’échangent pas des choses de « valeur égale », comme le supposaient certains économistes pré-autrichiens. Cela devrait-il les déranger ? Non : les gens sont motivés à échanger des choses précisément parce qu’ils les valorisent différemment. Chaque enfant préfère le jouet de l’autre au sien. Le client préfère le magazine à la petite quantité de monnaie qu’il coûte. Le marchand de journaux préfère les provisions à la monnaie. Les marchés fonctionnent parce que les gens n’évaluent pas les choses de la même manière, et ne fonctionnent que pour cette raison. En effet, plus les gens sont en désaccord sur la valeur, et plus leurs évaluations sont éloignées, plus le bénéfice qu’ils tirent de l’échange est grand. Chacun obtient quelque chose qu’il veut en échange de quelque chose qu’il considère comme de peu d’intérêt.

 

L’origine des prix

 

Nous ne pouvons jamais savoir quel profit chaque partie tire de tels échanges, parce que nous ne pouvons pas pénétrer dans leurs esprits et mesurer leurs valeurs. Mais dans l’économie moderne, nous pouvons au moins voir et mesurer la quantité d’une chose à laquelle ils sont prêts à renoncer pour en obtenir une autre — à savoir la quantité de monnaie que, par exemple, le marchand de journaux exige pour un magazine ou que l’épicier demande pour certaines provisions. Nous pouvons voir le taux auquel ils sont prêts à échanger l’un pour l’autre. Et c’est ce taux d’échange entre la monnaie et d’autres choses que nous appelons leur prix. Dans une économie de troc, le prix de quelque chose serait le taux d’échange qu’el-
le appelle en termes de bétail, ou de coquilles, ou de peaux. Dans l’économie moderne, le prix est exprimé comme le taux auquel elle s’échange contre des euros, des dollars, ou toute autre monnaie locale.

Cependant, nous devons nous rappeler que les prix, bien que manifestement observables, ne sont pas la mesure de la valeur des choses. Les valeurs sont individuelles et émotionnelles, et diverses. Le prix est juste le taux d’échange qui émerge de nombreuses personnes qui négocient toutes des choses sur le marché — un commerce qui ne se produit que parce que leurs valeurs sont différentes. Chaque transaction se fait à un seul prix, mais implique deux évaluations contradictoires.

 

Les marchés parfaits des manuels

 

Tout cela rend la vision autrichienne des marchés très différente des explications des manuels. Bien sûr, le modèle de « concurrence parfaite » des manuels n’est que cela — une simplification du monde réel. Mais un modèle dans lequel les acheteurs et les vendeurs sont supposés identiques n’est pas une simplification du monde réel, mais un renoncement complet à celui-ci.

Les marchés ne fonctionnent que parce que les gens sont différents et ont des points de vue différents sur la valeur des choses.

Les modèles des manuels supposent également que les prix sont « donnés ». Mais les prix ne sont pas « donnés » — ils émergent comme résultat d’innombrables transactions entre divers êtres humains, chacun révisant ses priorités au fur et à mesure que le temps et les circonstances changent. Et ils fluctuent en conséquence. Il ne peut pas non plus y avoir un « prix d’équilibre » auquel les marchés s’équilibrent parfaitement, puisque la perfection implique qu’il n’y a jamais de raison de changer. Ces modèles sont très trompeurs parce qu’ils supposent que tout ce qui fait fonctionner les marchés n’existe pas.

 


 

6. LA COORDINATION PAR LES MARCHÉS

 

 

• Les prix coordonnent les activités d’innombrables individus à travers le monde. Des prix élevés montrent que quelque chose est rare, mais incitent aussi les gens à la produire et à combler la rareté.

• Il existe généralement plusieurs façons de produire le même produit. Les prix encouragent les gens à utiliser le mélange d’intrants le moins cher. Leurs décisions affectent à leur tour les prix des intrants sur d’autres marchés, déclenchant une cascade d’ajustements en douceur.

• L’information sur l’offre, la demande et les prix est essentielle dans les choix économiques. En utilisant des informations fragmentaires, changeantes, locales et individuelles, les marchés peuvent faire des choix beaucoup plus rapides et meilleurs que les économies planifiées.

• Les marchés récompensent la valeur pour autrui de ce que chaque individu produit — quels que soient les mérites personnels du producteur et que la valeur ajoutée soit le résultat d’un travail acharné, d’un bon jugement ou de la pure chance.

 

 

Le modèle de « concurrence parfaite » des manuels est responsable de beaucoup de mauvaises politiques. Il incite les gens à imaginer que les marchés dans le monde réel sont en quelque sorte « imparfaits » et que des mesures doivent être prises pour en éliminer les imperfections. Il postule que les fournisseurs sont identiques, qu’il n’y a pas d’obstacles à l’entrée pour les nouveaux fournisseurs et que les profits seront réduits par la concurrence à un niveau tout juste rentable. Donc, quand les gens voient que dans le monde réel il y a des barrières à l’entrée, que les fournisseurs ne sont pas identiques et que certains entrepreneurs encaissent de gros bénéfices, ils considèrent cela comme des « défaillances du marché » qui doivent être corrigées.

Beaucoup vont plus loin et disent que le système de marché, n’étant pas planifié et n’ayant aucune direction centrale, ne peut jamais produire des avantages économiques rationnellement ou efficacement. Ils appellent donc à une planification économique de la production et de la distribution.

 

Comment les marchés concilient nos différences

 

Les Autrichiens répondent que le système de marché est en fait un système extrêmement efficace qui oriente avec succès les ressources, y compris le temps et les compétences ainsi que les biens matériels, vers leurs utilisations les plus valorisées. Mais il n’y parvient que parce qu’il est tellement différent de la description standard des manuels. Il fonctionne non pas parce que les gens sont pareils mais parce qu’ils sont différents. Et il coordonne leurs différences et leur permet d’utiliser leurs différents talents pour un bénéfice mutuel.

En réalité, c’est le marché qui relie les populations énormes et diverses du monde et leur permet de coopérer dans une collaboration pacifique. Compte tenu des différences politiques entre les pays, ce n’est pas une mince réussite et il est peu probable qu’une autre institution puisse faire de même. Et pourtant, je suis lié aux gens partout dans le monde. Mes chaussures viennent d’Italie, ma chemise de Chine. Le vin que je bois vient du Chili et les films que je regarde viennent d’Amérique. Tous ces gens produisent des choses que j’achète, et en retour je leur envoie de la monnaie. Nous pensons tous que nous faisons une bonne affaire. Nous bénéficions tous de l’échange.

Bien sûr, je n’ai aucune idée de ce qui motive les gens en Italie, en Chine, au Chili ou en Amérique. Ils ont tous leurs propres croyances, valeurs et ambitions. Ce que fait le marché, c’est concilier leurs objectifs avec les miens, car nous bénéficions tous les deux des transactions économiques entre nous. Ils y gagnent l’avantage de dépenser de la monnaie pour eux-mêmes et pour leurs familles, j’y gagne celui d’être vêtu ou distrait. Peu importe quelles sont exactement nos différentes ambitions. En réalité, plus nos valeurs divergent, plus nous tirons profit de l’échange. Le marché nous aide tous à atteindre nos objectifs, quels qu’ils soient. S’il existe un rôle approprié pour la politique publique, ce devrait être de laisser le marché continuer à promouvoir cette collaboration libre entre nous, sans essayer de nous forcer à avoir une idée préconçue de ce que devraient être nos valeurs.

 

Les prix comme système de communication

 

Mais comment se fait-il que le marché puisse coordonner les activités de millions de personnes à travers le monde et leur permettre de coopérer en vue d’un avantage mutuel, même si elles ne se sont jamais rencontrées et ont des valeurs très différentes ? Selon Hayek, la réponse est le système de prix, qui agit comme un vaste système de communication.

Les prix peuvent n’être que le taux auquel les gens sont prêts à échanger un bien pour un autre. Mais ils résument également les valeurs de toutes les personnes impliquées dans le marché. Si un bien monte dans l’estimation des gens, ils seront prêts à donner plus d’autres choses — comme la monnaie — pour l’obtenir. La hausse des prix signale aux fournisseurs qu’il y a un bénéfice financier à tirer de la commercialisation d’une plus grande quantité de produits, ce qu’ils font. Mais alors que leur seul but était de faire du profit, leur action déplace les ressources vers les endroits où elles apporteront une plus grande satisfaction à leurs semblables. Le système des prix a coordonné les préférences changeantes des clients et des fournisseurs.

Hayek utilise l’exemple d’une hausse du prix de l’étain. Peut-être a-t-on découvert une nouvelle utilisation pour l’étain, ou peut-être une source existante est-elle épuisée. En fait, peu importe. Les clients savent maintenant que s’ils veulent économiser de la monnaie, ils doivent utiliser l’étain avec plus de parcimonie, en l’utilisant seulement là où c’est essentiel et en trouvant pour d’autres usages des substituts moins chers. À son tour, la nouvelle demande de substituts augmentera leurs prix, incitant les utilisateurs à agir de la même manière. Les gens qui utilisent ces substituts seront à leur tour incités à les économiser, et ainsi de suite. Comme l’a dit Mises, chaque changement sur le marché déclenche une cascade d’autres changements à mesure que les gens adaptent leur comportement à la nouvelle situation — et aussi aux réactions des autres à cette situation.

De cette manière, l’ensemble du marché s’adapte à la nouvelle rareté de l’étain. Les gens sur le marché n’ont pas besoin de connaître et d’évaluer tous les différents usages de l’étain et de déterminer lesquels sont les plus importants — surtout qu’ils ne le pourraient jamais. Au contraire, le système de prix leur donne toutes les informations dont ils ont besoin pour coordonner leurs propres actions avec celles des autres. Et leur réponse à cette information oriente automatiquement les ressources vers leurs utilisations les plus valorisées et les éloigne des utilisations moins valorisées.

 

Les prix assurent le mix d’intrants le moins cher

 

Il existe généralement plusieurs façons de fabriquer le même produit. Les acheteurs de bâches (pour reprendre un autre exemple de Hayek) se soucient peu de savoir si elles sont fabriquées à base de chanvre, de lin, de jute, de coton ou de nylon. Le producteur choisit donc le matériau le moins coûteux, c’est-à-dire le matériau qui exige le moins de sacrifices d’autres produits désirables. En recherchant le coût le plus bas, le producteur libère des ressources qui peuvent être utilisées dans des utilisations plus valorisées.

De même, lorsqu’un produit comporte plusieurs composants, les producteurs rechercheront la combinaison d’intrants la moins coûteuse. Si certains intrants, comme l’étain, deviennent plus chers, cela indique que d’autres producteurs le valorisent davantage, et les producteurs qui peuvent réduire leur dépendance à l’étain chercheront à placer des substituts moins chers dans leur mélange d’intrants. De cette façon, le système de prix indique la plus grande valeur d’usage de tous les matériaux, et nous encourage à les utiliser aussi parcimonieusement que possible en poursuivant nos différents objectifs.

L’ajustement des populations à l’évolution du marché, comme la cascade des mouvements de prix provoquée par la hausse du prix de l’étain, n’est pas instantané ou mécanique, comme le suggèrent les modèles des manuels. Dans un marché où des millions de produits sont commercialisés, il y aura des cascades de prix provenant de diverses directions, à travers lesquelles les producteurs et les consommateurs doivent chacun naviguer. C’est un peu comme essayer de naviguer à travers un hall de gare occupé, alors que des milliers d’autres personnes se précipitent dans des directions différentes. C’est un processus très complexe, un processus social dans lequel les jugements de valeur changeants des gens seront décisifs — ce n’est pas un processus qui peut être décrit et prédit mathématiquement.

Ce qui est remarquable, c’est que ce système, qui oriente les ressources vers les endroits où elles sont le plus valorisées, est complètement automatique. Ce n’est pas quelque chose qui a été délibérément conçu dans ce but par les gouvernements et les fonctionnaires. Le système des prix est apparu tout naturellement et a persisté parce qu’il fonctionne — de la même façon que le langage est apparu et a persisté, en raison de son utilité dans la communication. En effet, le système de prix lui-même est un moyen extrêmement efficace de recueillir, d’utiliser, de traiter et de communiquer des informations sur la rareté des ressources et les évaluations qui en sont faites.

 

Comment les marchés utilisent l’information locale

 

Dans le modèle des manuels économiques, l’information est « parfaite », ce qui rend le marché efficace. Mais dans la vraie vie, l’information est loin d’être parfaite. Personne n’a d’informations parfaites. Beaucoup d’informations sont partielles, fragmentaires, inexactes, conflictuelles, diffuses, personnelles, coûteuses à obtenir et difficiles à transmettre. Et c’est parce que l’information est imparfaite que les marchés fonctionnent mieux que toute autre forme d’organisation économique.

On a tendance à penser que l’information est simple et accessible, comme les livres d’une bibliothèque. En fait, beaucoup d’informations sont en réalité des théories concurrentes de différents experts. Et la plus grande partie est dispersée, connue seulement de personnes spécifiques, et ne peut pas être facilement écrite et transmise. Les agents immobiliers, par exemple, connaissent des opportunités temporaires dans un marché en évolution rapide, dans lequel les besoins d’acheteurs nombreux et divers doivent correspondre aux propriétés qui deviennent disponibles chaque jour. Une grande partie de cette connaissance n’est que leur « sentiment » d’expert sur le marché local, accumulé grâce à l’expérience. Ils pourraient même ne pas être en mesure de le décrire, encore moins de le communiquer.

Leur impression n’est peut-être pas toujours exacte. Leurs informations peuvent ne pas être complètes. Ils peuvent surestimer ce que les acheteurs vont payer, et perdre une vente contre un concurrent qui adopte une vision différente et qui propose des prix moins chers. Ou ils peuvent négliger le développement d’une nouvelle route ou d’une nouvelle école et comment cela va influer sur la demande. Une chose est sûre, cependant : ils auront une meilleure information sur les conditions locales qu’un planificateur central éloigné. Le temps que les responsables locaux aient rassemblé toutes les informations possibles et les aient envoyées au centre, elles seraient insuffisantes et périmées. Le temps que le centre ait évalué les points de vue contradictoires des différents agents, les événements locaux auraient évolué, et ce serait devenu totalement inutile. Ce qui est génial avec le marché et son système de communication par les prix, c’est qu’il permet d’utiliser rapidement et efficacement des informations locales, dispersées et personnelles. Cela signifie qu’il est beaucoup plus à même de réussir à coordonner les plans de toutes les personnes impliquées, et donc de créer de la valeur, que n’importe quel système de planification centralisé, qui ne pourrait pas collecter et traiter autant d’informations aussi rapidement.

 

Le capitalisme ne conduit pas au monopole

 

Une autre critique à la concurrence par le marché est qu’elle favorise en réalité le capitalisme monopoliste. Marx, par exemple, a suggéré que, puisque la concurrence élimine progressivement les entreprises les moins prospères, les entreprises restantes deviendraient de plus en plus grandes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul producteur monopoliste dans chaque secteur.

C’est un non-sens, disent les Autrichiens : la réalité est assez différente. Bien qu’il soit facile de voir la croissance des grandes entreprises prospères, nous négligeons invariablement le déclin des entreprises — tout aussi grandes — qui sont supplantées par celles qui sont en plein essor. Le marché n’est pas un processus de concentration inévitable, mais de bousculade et de changement constants.

Ce qui inquiète les gens à propos du monopole, c’est que les entreprises dominantes pourraient facturer à n’importe quel prix. Mais même cela n’est pas le cas. Il y aura toujours la menace de la concurrence, peut-être de la part de petites entreprises plus innovantes. De même, il y aura toujours des substituts auxquels les clients peuvent s’adresser : la domination des compagnies ferroviaires américaines sur le marché, par exemple, a été brisée par l’essor des compagnies aériennes.

Contrairement aux entreprises commerciales, qui ne survivent que si elles continuent à servir leurs consommateurs, les gouvernements peuvent simplement se faire voter le statut de monopoles — comme ils l’ont fait dans le passé pour le sel, le téléphone, la radiodiffusion et bien d’autres choses. Ou ils créent des monopoles en restreignant l’accès à certaines professions par l’octroi de licences. Leur justification peut être la sécurité publique — pour que les gens ne soient pas exposés à des médecins ou des chauffeurs de taxi non qualifiés, par exemple. Mais trop souvent, pensent les Autrichiens, le véritable motif est politique. Les licences génèrent des revenus pour les autorités. Et l’octroi de licences aidera ceux qui sont déjà sur le marché — qui ont plus de richesse et probablement plus d’influence politique — à empêcher la concurrence potentielle. Peu de cartels et de monopoles auraient jamais vu le jour, sans le gouvernement et les efforts de ceux qui détiennent le pouvoir politique pour étouffer la concurrence. Le capitalisme n’a aucune tendance naturelle au monopole ou à des prix de monopole ; au contraire, il a une forte tendance à la diversité et à la différentiation, ce qui fait améliorer la qualité et baisser les prix. Les modèles des manuels le dissimulent, mais c’est tout le sens et le bénéfice durable du processus de concurrence.

 

Justice et marché

 

Le système de marché ne dépend pas du fait que les gens « travaillent dur », mais de ce qu’ils font les choses que les autres désirent — et de la manière la plus conforme aux désirs des autres. Les récompenses ne sont pas une récompense « juste » pour l’effort ou le mérite personnel, et ne reflètent même pas la taille de l’investissement — les gens tombent parfois sur des produits très réussis qui leur coûtent très peu de temps et d’argent à développer. Le marché ne récompense que la valeur pour autrui de ce que produit chaque individu, que ce soit par chance, par bon jugement ou par travail.

Certains penseurs, comme Karl Marx, ont adopté une « théorie de la valeur travail » qui suggérait que la valeur d’un produit était déterminée par le travail investi dans celui-ci. (Il a utilisé cela pour justifier l’expropriation des capitalistes, qui ne semblent pas mettre beaucoup de travail physique dans les biens qu’ils produisent.) En réponse, Böhm-Bawerk et d’autres Autrichiens soutiennent que c’est une confusion complète. La valeur n’est pas une qualité qui existe dans un bien, ou une qualité que les producteurs peuvent y mettre. Les producteurs peuvent travailler dur et investir beaucoup de temps et d’efforts tout en créant un produit dont personne ne veut. La valeur est ce que les clients ou les consommateurs pensent du produit. Les prix ne sont pas une mesure du temps et des efforts consacrés à un produit. Bien au contraire : les prix informent les producteurs du temps et de l’effort qui mérite d’être consacré à un produit. La production ne détermine pas les prix : ce sont les prix qui motivent les producteurs.

Le système de marché n’a pas été planifié pour atteindre un résultat particulier. Nous ne pouvons donc jamais prédire quelle part de ses récompenses ira à tel individu ou à tel groupe particulier. Certaines personnes qui travaillent dur peuvent être mal récompensées, d’autres qui ont de la chance peuvent faire fortune. Mais dans un système de marché, il y a un sens important dans lequel la part de chaque individu sera aussi grande que possible. Étant donné que le système de marché dirige efficacement les ressources là où elles produiront le plus de valeur pour la société, la part de chaque individu dans le total sera fournie au coût le plus bas possible.

 


 

7. CONCURRENCE ET ENTREPRENEURIAT

 

 

• La concurrence n’est pas un gaspillage inutile. En concurrence, les producteurs se battent pour fournir des produits avec des prix et des qualités différents dans l’espoir de découvrir ce que les acheteurs apprécient le plus. Cela stimule l’innovation et le progrès.

• La concurrence ne fonctionne donc que parce qu’elle n’est pas parfaite — parce que les différents producteurs, produits et consommateurs sont tous différents, et non identiques.

• Le processus de découverte de la concurrence est animé par des entrepreneurs, des personnes alertes et expertes qui — motivées par la possibilité du profit — prennent des risques pour innover avec des produits qui, espèrent-elles, attireront les consommateurs.

• Le profit a donc un rôle social important, en incitant les entrepreneurs à s’efforcer de produire ce que le public désire le plus.

 

 

La possibilité de réaliser un profit en satisfaisant certains désirs des consommateurs est ce qui motive les producteurs, mais la menace de la concurrence affine le processus par lequel les ressources sont dirigées vers leur utilisation la plus précieuse.

La concurrence encourage les producteurs à agir rapidement pour combler les écarts entre les valeurs des consommateurs et ce que fournit le marché. Et cela incite les producteurs à essayer de se surpasser pour s’assurer que les désirs des consommateurs sont satisfaits. Plus la concurrence est vive, plus les producteurs doivent être rapides et précis pour servir le public, et même anticiper leurs demandes futures ; et plus ils doivent être innovants et imaginatifs dans cette entreprise.

 

Le référendum des consommateurs

 

La concurrence est un processus de sélection. Et sur le marché, ce sont les consommateurs qui choisissent. Ils recherchent toujours le meilleur et le moins cher pour satisfaire leurs besoins. Et ils sont difficiles à satisfaire : si quelqu’un peut produire un produit meilleur ou moins cher, ils abandonneront leurs fournisseurs existants et dépenseront leur argent pour ce nouveau produit à la place.

Mises a décrit le marché comme un référendum quotidien sur ce qui devrait être produit et qui devrait le produire. Chaque centime dépensé par les consommateurs, dans d’innombrables transactions quotidiennes, agit comme un vote dans un scrutin continu, déterminant combien de chaque chose devrait être produit, et attirant la production là où elle est le plus valorisée. C’est beaucoup plus efficace que de prendre des décisions par le biais d’élections politiques, où les gens ne votent que toutes les quelques années, et même alors, ils votent pour un ensemble de mesures disparates. Sur le marché, chaque centime compte vraiment, et compte chaque jour.

 

Concurrence et diversité

 

Beaucoup pensent que la concurrence signifie la duplication d’un travail similaire et est donc « gaspilleuse ». C’est un point de vue qui vient naturellement du modèle de « concurrence parfaite » dans lequel tous les producteurs sont identiques. Mais en réalité, la concurrence est précisément ce qui incite les producteurs à être différents. Ils veulent surpasser les autres producteurs, offrir aux consommateurs quelque chose de meilleur ou moins cher que les autres, quelque chose qui se démarque de la masse, attire leur attention et les incite à changer leurs décisions d’achat en faveur du nouveau produit.

Dans le modèle des manuels, les consommateurs sont indifférents entre les fournisseurs parce que tous les fournisseurs sont identiques. Mais le rôle de la concurrence est précisément de différencier les producteurs. Il n’y a pas deux dentistes, ni deux épiciers, ni deux agents de voyages qui sont exactement identiques, et ne pourrait jamais y en avoir : pourtant, il y a encore beaucoup de concurrence entre eux. Différentes entreprises produisent des produits à des prix différents, avec des qualités différentes, des caractéristiques différentes, des emballages différents, et des biais publicitaires différents. Même les produits apparemment standards comme le savon ou le jus d’orange sont différents, et vendus de différentes manières à différents endroits. Voudrions-nous vraiment que toutes nos maisons, voitures ou vêtements soient identiques afin de créer un marché « parfait » ? Ou quelque chose d’analogue ? Les producteurs n’essaient pas de nous donner tous un produit standard au prix le plus bas, ils essaient de découvrir quels produits les consommateurs préfèrent.

 

La concurrence comme processus de découverte

 

Dans le modèle de « concurrence parfaite », les goûts et les préférences des consommateurs sont identiques, connus et statiques. Ils sont « donnés ». Mais sur les marchés réels, les valeurs des consommateurs ne sont pas identiques et ne sont jamais connues et « données ». Ils ne sont connus que des consommateurs individuels concernés — et même dans ce cas, les consommateurs peuvent ne pas connaître pleinement leur échelle de valeurs avant d’avoir réellement le choix. La tâche des producteurs est de découvrir ce que veulent réellement leurs clients et de le leur fournir. Ils n’ont pas d’« informations parfaites » sur les préférences des consommateurs. Ils ne peuvent pas savoir exactement comment les clients vont réagir à un nouveau produit ou à une modification de la qualité ou du prix d’un produit.

Pour les Autrichiens, la concurrence n’est donc pas un état de fait mais une activité. La concurrence est une procédure de découverte. C’est un processus par lequel les producteurs essaient de découvrir (du côté des résultats) les préférences et les goûts des consommateurs et (du côté des intrants) la combinaison de ressources la meilleure et la moins onéreuse qui permettra de répondre aux demandes des consommateurs au moindre coût possible.

La concurrence incite les producteurs à innover et à expérimenter de nouveaux produits, et à essayer de satisfaire les besoins des consommateurs qui n’ont pas été reconnus par d’autres producteurs en concurrence avec eux. De même, la concurrence incite les producteurs à expérimenter diverses combinaisons d’intrants et de processus afin de découvrir quelle combinaison produit le résultat le plus intéressant au moindre coût.

 

Entrepreneuriat et profit

 

La production, par conséquent, ne consiste pas seulement à investir du capital de la manière que vous choisissez et à attendre tranquillement pour profiter du « rendement normal » qu’elle génère. L’investissement ne produit pas toujours des choses que les clients veulent acheter, comme le suggèrent souvent certains critiques du capitalisme. Cela implique des choix complexes, des calculs et des conjectures. Il faut rassembler des ressources complémentaires telles que la terre, la main-d’œuvre et l’équipement. Les produits doivent être conçus, fabriqués, emballés et vendus. Les demandes des consommateurs doivent être anticipées avec une certaine précision. Et tout cela dans un monde d’événements changeants et d’informations imparfaites, où personne ne peut être complètement sûr de ce qui est la meilleure combinaison d’intrants, ou ce que les consommateurs vont réellement faire, ou quels nouveaux produits leurs concurrents peuvent sortir.

Une production réussie implique donc de deviner l’état futur du marché. Toute la production prend du temps, les intrants sont assemblés, les produits sont fabriqués et le marketing commence. Pour réaliser un gain financier, le promoteur d’un projet de production — l’entrepreneur — doit pouvoir vendre le produit final à un prix supérieur au prix des différents intrants qui ont été utilisés pour le mettre sur le marché. Mais puisque la production prend du temps, et que les choses peuvent changer dans l’intervalle, ce résultat est loin d’être certain. Le coût des intrants peut augmenter en cours de route, d’autres concurrents peuvent lancer sur le marché des produits meilleurs ou moins chers, les modes peuvent changer, et les consommateurs peuvent ne pas être disposés à payer le prix que l’entrepreneur avait espéré.

Le profit ne vient donc pas simplement d’avoir investi de la monnaie dans un processus de production et d’attendre que les résultats arrivent. Toute production est une spéculation. Il est possible de commettre d’énormes erreurs, de consacrer du temps, de l’argent et des efforts à la création de produits qui, en fait, ne sont pas valorisés par le public. Plus les processus de production sont longs et complexes, comme dans l’économie moderne, et plus la possibilité de commettre ce genre d’erreur est grande. Le succès entrepreneurial repose sur un mélange de connaissances, de compétences et de chance. Le profit vient seulement de ce qu’on a fait des estimations correctes sur ce qui procure de la valeur aux autres personnes. Les estimations incorrectes conduisent à la perte. Rechercher le profit implique de prendre un risque.

 

Le rôle social du profit

 

Le profit a donc un rôle important à jouer pour inciter les individus à découvrir des demandes nouvelles et insatisfaites, à essayer d’anticiper le marché le plus précisément possible et à le satisfaire le moins cher et le plus efficacement possible. Loin d’être une simple aubaine pour les producteurs, l’attrait du profit a un but social important en aidant à diriger les ressources vers l’endroit où elles créent la plus grande valeur. Dans un monde sans profit — disons, où les monopoles d’État gèrent toute la production — il n’y a pas d’incitation à prendre un risque, et donc pas d’incitation à chercher de nouveaux moyens de satisfaire les besoins du public. Les planificateurs d’État sont beaucoup moins susceptibles d’investir dans de nouvelles idées.

Le profit n’est pas seulement un gain personnel. Il reflète la valeur que le producteur a apportée dans la vie des autres. Il provient uniquement de la bonne volonté des consommateurs satisfaits — puisque, là où il y a de la concurrence, ils ne sont pas obligés d’échanger avec quelqu’un avec qui ils ne veulent pas commercer volontairement. En effet, plus le profit que font les entrepreneurs est élevé, plus on peut être certain qu’ils ajoutent de la valeur et plus la prospérité générale augmente.

Kirzner soutient que même la chance devrait être récompensée. Parce que le marché est un processus de découverte dans lequel les gens trouvent des opportunités et des possibilités que d’autres n’ont pas vues, les profits pour l’avoir fait devraient à juste titre appartenir au découvreur. Après tout, cela encouragera les autres à agir de manière entrepreneuriale, à prendre des risques et à découvrir plus d’opportunités et de possibilités qui profiteront aux autres.

 

La vigilance entrepreneuriale

 

Lorsque les économistes autrichiens parlent d’entrepreneurs ou de spéculateurs, ils n’ont pas en tête une image de capitalistes affairistes. En raison des inévitables incertitudes sur l’avenir, ils considèrent toute action comme une spéculation. Tout le monde est dans une certaine mesure un entrepreneur, cherchant à utiliser ses compétences et ses ressources pour capter des gains futurs. Cela vaut aussi bien pour les travailleurs qui s’inscrivent à un cours de formation dans l’espoir d’améliorer leurs perspectives d’emploi, que pour les dirigeants d’entreprise qui construisent des usines ou des courtiers en valeurs mobilières qui négocient des titres.

Néanmoins, dans notre économie moderne spécialisée, certaines personnes font profession d’entrepreneur à plein temps, tout comme d’autres deviennent des médecins ou des ingénieurs à temps plein. Selon Kirzner, les entrepreneurs apportent au processus de marché non seulement leurs capacités d’innovation et d’organisation, mais leur vigilance. Ils sont à l’affût des opportunités de réaliser des profits — des opportunités où les besoins des consommateurs restent insatisfaits, ou bien où il est possible de leur proposer des biens meilleurs et moins chers. Ils restent alertes pour détecter les changements dans les conditions du marché, et tentent même de les anticiper, et d’en tirer profit avant d’autres qui sont moins vigilants. Leurs informations peuvent être meilleures que celles des autres, si elles ont une meilleure idée des marchés particuliers sur lesquels ils se concentrent, ce qui leur permet de faire des estimations plus rapides et plus précises sur l’état futur de la demande. Ils peuvent aussi être capables de penser de manière innovante et de trouver de nouvelles façons de produire à moindre coût, d’améliorer les produits ou de trouver de nouvelles façons de satisfaire le public. Quand ils réussissent et font des profits, cela encourage d’autres personnes, moins alertes ou moins bien informées, à suivre leur exemple. De cette façon, ils contribuent à l’amélioration continue du niveau de vie général.

Une fois de plus, l’ensemble du marché s’ajuste, dirigeant les ressources vers l’écart de valeur que les entrepreneurs les plus alertes ont détecté. Avec un plus grand nombre de concurrents se battant pour le même écart sur le marché, il devient plus difficile de capturer les bénéfices ; et dans un processus sans fin de vigilance, de spéculation et de découverte, les entrepreneurs utilisent leurs connaissances et compétences particulières pour chercher de nouveaux endroits où ils peuvent réaliser un profit en fournissant de la valeur aux consommateurs et en améliorant ainsi la prospérité du public.

Parce que la fonction d’entrepreneur est aussi importante pour maintenir et même améliorer notre niveau de vie, Kirzner soutient qu’il est important de ne pas l’étouffer. La réglementation gouvernementale, par exemple, peut interdire certaines des possibilités que les entrepreneurs peuvent proposer et qui profiteraient aux autres. La fiscalité peut faire que certaines innovations ne valent plus la peine, et elle réduit aussi l’incitation à innover, en érodant les profits futurs — des profits qui, rappelons-nous, ne sont eux-mêmes qu’une perspective risquée et incertaine.

 


 

8. TEMPS, PRODUCTION, CAPITAL ET INTÉRÊT

 

 

• Toute production prend du temps. Le temps que cela vaut la peine de dépenser pour produire un produit particulier — la durée du processus de production — ne dépend pas seulement de la façon dont les gens valorisent le produit final, mais aussi de la valeur qu’ils accordent au temps.

• Cette préférence temporelle — à combien les gens sont prêts à renoncer maintenant pour la perspective d’une plus grande récompense à l’avenir — est l’origine de l’intérêt.

• Parce que la production prend du temps, les changements dans les événements ou les préférences humaines peuvent conduire à gaspiller des ressources. L’important en matière d’immobilisations, ce n’est pas la quantité que nous possédons, mais la façon dont elles sont structurées.

 

 

Les entrepreneurs peuvent être motivés par leur propre profit, mais ils sont en réalité les serviteurs des consommateurs. C’est la demande des consommateurs qui décide en fin de compte de ce qui sera produit — et en fait, de la manière dont il sera produit.

Ce que les économistes appellent les biens de production ou les biens capitaux, comme les usines, les machines, les outils, l’équipement et les véhicules commerciaux, ainsi que tous les composants utilisés dans les procédés de fabrication, n’ont qu’un seul but. Et ce but est de créer les biens finaux que nous utilisons ou consommons — les biens de consommation tels que le chocolat, les sèche-cheveux, les stylos, la bière, les journaux, les jouets et les chaussettes. Personne ne veut des biens de production pour eux-mêmes, mais seulement pour les biens de consommation qu’ils créent. Leur valeur pour nous provient uniquement de la valeur des biens de consommation qu’ils produisent — ou du moins, de la valeur que nous attendons d’eux.

 

Investir pour augmenter notre productivité

 

Pourquoi prenons-nous la peine de construire des biens de production ? Parce que nous espérons qu’ils nous permettront d’économiser quelque chose que nous apprécions — du temps et des efforts. Pour prendre un exemple de Mises, quelqu’un pourrait peut-être attraper suffisamment de poissons pour vivre simplement en pataugeant dans un ruisseau et en les attrapant à la main. Mais cette personne pourrait attraper du poisson beaucoup plus facilement avec un filet. Cela rendrait ses efforts beaucoup plus productifs.

Pour faire un filet, il faut aussi du temps et du travail, bien sûr, et il faut trouver les matériaux pour le faire, et peut-être les traiter pour qu’ils soient sous la bonne forme pour être utiles. Mais l’individu peut calculer que cela vaut la peine d’y consacrer du temps et des efforts, car cela réduira le temps et les efforts qu’il devra dépenser plus tard. En effet, cela pourrait lui permettre d’attraper plus de poissons en moins de temps, des poissons qu’il pourrait vendre à d’autres personnes en échange d’argent ou contre quelque chose d’autre qu’il apprécie. Ou il pourrait être en mesure d’attraper des variétés plus intéressantes — les poissons de mer, disons — qu’il ne pouvait pas attraper à la main, ajoutant encore à la valeur générée par ses activités de pêche.

Le calcul pour savoir s’il faut ou non fabriquer un filet n’est pas vraiment simple. Pour être en mesure de passer le temps nécessaire pour faire le filet, on doit accepter d’avoir faim pendant un certain temps, ou on doit avoir assez de poisson pour vivre. On pourrait avoir besoin de plus de poissons pour échanger avec d’autres personnes en échange du matériel dont on a besoin pour faire le filet. Et il faut être sûr que le filet produira effectivement le résultat voulu. Aujourd’hui, nous pourrions dire qu’on a besoin de capitaux pour vivre et investir dans le bien de production qu’est le filet, et qu’on spécule que l’investissement nous produira du profit.

 

L’investissement dirigé par la valeur pour le consommateur

 

Une fois de plus, le processus du marché récompensera ceux qui font les estimations les plus précises sur ce que veulent réellement les consommateurs et combien ils sont prêts à payer pour cela. Un entrepreneur qui a une vision trop pessimiste sur les prix futurs des biens de consommation ne sera pas concurrentiel pour les ressources productives comme la terre, les machines et le travail. En même temps, un entrepreneur trop optimiste, prêt à payer beaucoup plus pour ces actifs, subira des pertes lorsque le produit final sera commercialisé. Seuls ceux qui font des estimations précises sur les prix futurs des biens de consommation réussiront.

L’acquisition de capital n’est donc pas une garantie de richesse future. Le capital ne se « reproduit » pas et ne « dégage » pas de profits, comme l’a suggéré Marx. Premièrement, il doit être accumulé par l’action délibérée de personnes qui sont prêtes à prendre un risque, à renoncer à la consommation et à créer des biens d’équipement, comme la personne qui a faim pour fabriquer un filet de pêche. Deuxièmement, il peut être perdu et gaspillé. Il peut être perdu par des erreurs, comme lorsque l’entrepreneur juge mal les esprits des consommateurs. Et troisièmement, il peut être consommé, comme lorsque quelqu’un vend son équipement de production pour payer ses factures ou financer sa consommation.

Tout cela fait pression sur les entrepreneurs pour qu’ils fassent attention à leurs estimations, et tend donc à maintenir les prix des biens de production en phase avec les prix des biens de consommation qu’ils produisent. Cela incite systématiquement les entrepreneurs à investir dans les biens de production qui offrent le plus de valeur aux consommateurs et à trouver les moyens les meilleurs et les moins coûteux de satisfaire ces besoins.

 

La production intègre le temps

 

Cependant, selon les Autrichiens, la clé de la production est que cela prend du temps. Dans l’économie moderne, les biens de production sont souvent beaucoup plus compliqués qu’un simple filet de pêche, et les processus de production peuvent être beaucoup plus longs que le temps passé à fabriquer un filet et à le jeter dans une rivière. Il peut y avoir plusieurs étapes et de nombreux composants à assembler. Même alors, les biens de production que nous construisons et les biens de consommation sophistiqués que nous créons avec eux peuvent nécessiter des investissements supplémentaires de temps et de main d’œuvre pour les maintenir en fonctionnement et bien entretenus. Nos biens de consommation ne dureront pas éternellement : ils ne nous serviront qu’un certain temps avant que nous les ayons entièrement consommés, ou que nous ayons besoin de les réparer ou de les remplacer.

Donc, chaque fois que nous nous engageons dans la production, nous faisons face à des choix — pas seulement sur les moyens et les matériaux que nous allons utiliser, mais sur la façon dont nous valorisons notre temps. Est-ce que nous préférons passer plus de temps à fabriquer des biens de haute qualité qui dureront ? Ou préférons-nous avoir quelque chose de plus rapide et moins cher à produire, même si c’est moins durable ? Il n’y a pas de réponse « correcte » à de telles questions ; cela dépend entièrement des valeurs de ceux qui prennent les décisions.

La façon dont nous valorisons le temps est donc un élément essentiel dans chaque action que nous entreprenons. Nous préférons naturellement avoir quelque chose que nous valorisons maintenant plutôt que de l’avoir plus tard. Pourtant, certaines personnes valorisent très fortement la satisfaction immédiate et consomment tout ce qu’elles gagnent, tandis que d’autres préfèrent épargner et sacrifier la satisfaction aujourd’hui dans l’espoir d’une plus grande satisfaction à l’avenir.

Pensez à des gens qui auraient le choix entre recevoir 100 € maintenant ou le mettre à la banque à un taux d’intérêt de 4% et récupérer 104 € dans un an. S’ils ne donnaient aucune valeur à leur temps, ils n’auraient rien à perdre en attendant. Ils choisiraient de mettre la monnaie en banque et d’obtenir les 104 € plus tard. Mais notre temps est limité, et comme tout ce qui est rare, il a une valeur pour nous. Certaines personnes pourraient vouloir une plus grande récompense pour avoir abandonné l’accès à la monnaie pendant un an, et d’autres moins, mais tout le monde accorde au moins une certaine valeur au temps.

 

Les choix de production reposent sur la préférence temporelle

 

Créer ou non un bien de production — comme un filet ou une usine automobile — n’est pas seulement une question de technologie. Puisque la production prend du temps, la décision de reporter la consommation et de construire des biens de production dépend de la façon dont vous valorisez votre temps — votre préférence temporelle. Vous pourriez savoir comment faire un filet, mais calculer que pour vous au moins, le temps nécessaire ne vaut tout simplement pas la peine.

Comme l’explique Böhm-Bawerk, c’est l’origine de l’idée d’intérêt. Dit le plus simplement possible, l’intérêt reflète la préférence temporelle des gens.

Préféreraient-ils 100 € maintenant ou 104 € dans un an ? L’intérêt n’est pas quelque chose qui peut être aboli ou interdit par la loi, parce que cela fait partie de la nature humaine. Cela reflète notre préférence naturelle pour avoir la satisfaction maintenant plutôt que la satisfaction dans le futur.

La préférence temporelle est également cruciale pour notre choix de processus de production — en particulier, combien de temps nous sommes prêts à y consacrer. Si le temps nous est précieux — ce que traduit un taux d’intérêt élevé —alors nous préférons des processus de production plus courts. Nous ne voulons pas perdre de temps dans la production, puisque nous préférons obtenir notre satisfaction plus immédiatement. Si nous n’accordons pas beaucoup de valeur au temps — ce qui se traduit par un taux d’intérêt faible —, alors des processus de production plus longs auront un sens sur le plan financier. Si le temps n’est pas important, nous pouvons nous engager dans des processus plus sophistiqués qui comportent peut-être plus d’étapes, impliquant une plus grande consommation de temps — ce que Böhm-Bawerk appelle des processus de production plus « détournés ».

 

La structure du capital

 

À partir des idées de Böhm-Bawerk sur le capital et les intérêts, Mises et Hayek ont ​​reconnu que le fait que les processus de production actuels sont sophistiqués et comportent de nombreuses étapes les rend également quelque peu fragiles. Des erreurs n’importe où dans la chaîne de production peuvent avoir des conséquences désastreuses.

On parle de « capital » comme si c’était quelque chose d’homogène, mais en fait ce n’est qu’une idée. Comme la « taille » ou le « poids », il n’existe pas isolément. Il n’existe que sous la forme des biens d’équipement, c’est-à-dire les biens de production. Et la combinaison exacte des biens de production qui sont employés dans une économie — ce que les Autrichiens appellent la structure du capital  est cruciale. Un pays peut avoir d’importantes dépenses en capital, mais s’il construit de mauvais biens de production qui ne créent pas en réalité de valeur pour les consommateurs, toutes ces dépenses ont été gaspillées.

Tout cela est particulièrement important pour expliquer une caractéristique persistante des économies capitalistes, les booms et les krachs à répétition qui s’y produisent (phénomène connu sous le nom de cycle économique) et le chômage et les pertes financières qui vont avec.

 


 

9. LE CYCLE ÉCONOMIQUE

 

 

• Les Autrichiens considèrent que le cycle d’expansion et de ralentissement des cycles économiques est dû au fait que la structure de la production n’est pas en phase avec les préférences réelles des gens.

• Le cycle commence quand les autorités monétaires fixent les taux d’intérêt à un niveau trop bas. Cela encourage les entreprises à emprunter et à investir dans de nouvelles usines et équipements, stimulant le secteur des entreprises.

• De plus, les taux d’intérêt bas découragent l’épargne et finalement les banques doivent freiner leurs prêts. Les investissements qui étaient rentables avec un taux faible deviennent maintenant non rentables. Des processus de production doivent être abandonnés et les ressources en capital sont gaspillées.

 

 

Les hauts et les bas de l’économie, qui oscillent du boom à la récession, ont longtemps laissé les économistes perplexes. Böhm-Bawerk a fourni quelques indications utiles, mais l’explication autrichienne a d’abord été exposée en détail par Mises dans sa Théorie de la monnaie et du crédit, puis développée par lui en collaboration avec Hayek à l’Institut autrichien de recherche sur le cycle économique dans les années 1930 —un travail pour lequel Hayek a remporté le prix Nobel de nombreuses années plus tard.

Pour les Autrichiens, le cycle économique est en fait un cycle de crédit, car il commence généralement par un excès de crédit créé par les banques — en particulier, dit Rothbard (qui a développé le travail de Mises et Hayek), les banques centrales.

Toutes les incitations auxquelles sont soumis les banquiers centraux les poussent à élargir le crédit. Ils sont jugés sur le succès des secteurs des affaires et des finances de leur pays et sont applaudis quand la croissance économique est en plein essor. En revanche, les ralentissements et les récessions ne leur rapportent rien d’autre que des critiques. Ils ont donc tendance à encourager les booms et à éviter les ralentissements à tout prix.

Pour ce faire, ils maintiennent les taux d’intérêt aussi bas que possible. Les banques centrales sont des acteurs si importants sur les marchés financiers qu’en changeant le taux auquel elles prêtent aux banques commerciales, elles peuvent influencer les taux d’intérêt dans l’ensemble du secteur bancaire et financier. Les taux d’intérêt plus bas des banques encouragent les gens à emprunter, parce qu’ils rendent l’emprunt moins cher — il y aura moins d’intérêts à rembourser. Ainsi, les ménages contractent plus de prêts pour de nouvelles maisons, augmentent la demande de logements et font grimper les prix des maisons, tandis qu’il est moins cher pour les entrepreneurs de financer les nouvelles usines et équipements qui leur permettront d’augmenter leur production et leurs profits.

À la surface, tout semble en croissance. Malheureusement, les taux d’intérêt artificiellement bas déstabilisent la correspondance subtile entre les investissements dans les actifs productifs et les préférences temporelles des individus, et créent un boom alimenté par le crédit qui pousse les entrepreneurs à investir dans les mauvais endroits. Lorsque le boom prend fin inévitablement, l’investissement se révèle déficitaire, et les emplois et le capital sont perdus.

 

Comment les banques créent de la monnaie

 

Il y a plusieurs phases dans ce cycle. Cela commence lorsque les banques augmentent leurs prêts aux clients. Le plus probable est que la banque centrale réduise les taux d’intérêt, ce qui rend l’emprunt moins cher et incite les clients à souscrire des prêts et des hypothèques plus importants. C’est déjà assez néfaste, car cela encourage les gens à emprunter plus, même si leurs préférences temporelles n’ont pas changé. Mais le méfait est multiplié par le système de réserves fractionnaires.

La plupart des gens pensent que la monnaie, c’est seulement les billets et les pièces qu’ils gardent dans leurs poches et leurs sacs à main. Mais il existe une autre sorte de monnaie, dont la quantité est peut-être trente ou quarante fois plus élevée, à savoir les montants que les gens détiennent en tant que dépôts à leur banque.

Les banques prêtent à leurs clients simplement en augmentant leurs découverts ou en ajoutant à leurs dépôts. Si elle prête 1000 € à un particulier ou à une entreprise, elle se donne un nouvel actif — une créance de 1000 € (plus les intérêts) sur ce client. Mais cela est compensé par une nouvelle responsabilité — les 1000 € supplémentaires que le client a maintenant en dépôt, et pourrait retirer à tout moment. Ainsi, les livres de la banque restent en équilibre. Pourtant, en un trait de stylo, elle a créé de la monnaie — parce qu’elle a créé un nouveau dépôt, et les dépôts bancaires, après tout, sont de la monnaie. Même si le client retire et dépense les 1000 € pour payer les fournisseurs, elle finit tout simplement en tant que dépôts dans les comptes de ces fournisseurs.

Mais où la banque obtient-elle les 1000 € en monnaie que son client peut retirer ? De façon remarquable, ce n’est que l’affaire d’une écriture dans son bilan. Elle n’a pas besoin d’avoir de la monnaie dans ses coffres pour accorder le prêt au client. Bien entendu, lorsque le client vient retirer en espèces une partie ou la totalité de la facilité de prêt de 1000 € convenue, la banque a besoin de monnaie pour la payer : mais les épargnants viennent tout le temps pour déposer de la monnaie. Il est clair que la banque doit garder suffisamment de liquidités pour faire face à ses entrées et sorties quotidiennes. Au-delà, cependant, elle peut effectivement créer de la monnaie, comme elle le fait dans ce cas.

Combien de monnaie les banques peuvent-elles créer ? Étonnamment, il n’y a presque pas de limite. De nombreux pays spécifient combien de monnaie leurs banques doivent garder disponible, précisément pour ne pas manquer de monnaie pour leurs transactions quotidiennes et provoquer une panique. Dans la plupart des endroits, cependant, ce n’est qu’un ou deux pour cent de leurs dépôts. Donc, à condition de pouvoir répondre aux besoins de trésorerie quotidiens de ses clients, pour chaque tranche de 1000 € de billets et de pièces que la banque reçoit des épargnants, elle peut prêter et donc créer 50 000 € ou 100 000 € supplémentaires.

Bien sûr, si tous les clients venaient le même jour et exigeaient de tout retirer de leurs comptes d’épargne et de leurs facilités de prêt en espèces, la banque n’aurait pas assez de monnaie pour les payer. Certains Autrichiens, comme Rothbard, considèrent ce système de réserve fractionnaire comme une fraude : les déposants mettent leur argent à la banque pour le conserver à l’abri, mais les banques le mettent en péril en le prêtant et en l’utilisant pour créer encore plus de monnaie. Mais les paniques bancaires sont rares en temps normal, et les déposants acceptent ce risque en échange des avantages liés au versement d’intérêts.

Ce qui inquiète tous les Autrichiens, cependant, c’est la mesure dans laquelle le système amplifie les changements dans la masse monétaire. Une augmentation de 1 € de la masse monétaire permet aux banques de créer 50 € ou 100 € de nouveaux prêts. Et s’ils prêtent à d’autres banques, elles peuvent faire la même chose à leur tour. Cet « amplificateur monétaire » signifie que de petits changements dans l’offre de monnaie peuvent avoir des effets énormes — et donc potentiellement dangereux — sur le système financier et donc sur l’économie réelle.

 

Comment la nouvelle monnaie stimule les affaires

 

Mais supposons que le système bancaire ait continué comme ça, sans incident, depuis quelques années. Si la banque centrale réduit alors les taux d’intérêt, les hypothèques et les prêts deviennent moins chers, et les banques ont plus de gens qui viennent les solliciter. Supposons que les banques augmentent leurs prêts, en utilisant une fraction supplémentaire de leurs dépôts pour fournir de nouveaux prêts. L’augmentation pourrait être trop faible pour inquiéter les épargnants, mais, comme nous l’avons vu, de très grandes quantités d’argent frais sont créées et se font un chemin dans le système économique.

Pour les hommes d’affaires, tout cela semble trop beau pour être vrai. Le coût des emprunts a baissé et, en même temps, il y a plus d’argent dans les poches de leurs clients. Les entrepreneurs calculent qu’ils peuvent désormais se permettre d’investir dans de nouvelles machines sophistiquées, prendre plus de temps au cours du processus de production et réaliser à la fin un beau bénéfice. Ils se mettent à acheter des terres,
à construire des usines, à commander des machines et à embaucher de nouveaux travailleurs.

D’autres entrepreneurs arrivent à la même conclusion et rejoignent la même course à l’investissement. Mais cette demande supplémentaire fait grimper les prix des terrains, des bâtiments et des machines. Et comme leurs prix augmentent, ils attirent plus de ressources. La monnaie qui aurait pu être dépensée en biens de consommation est maintenant dépensée pour investir dans les biens de production. En même temps, certains entrepreneurs peuvent même augmenter leurs emprunts pour répondre aux nouveaux prix plus élevés, et encore plus de ressources sont attirées dans le secteur des biens de production.

Les propriétaires fonciers et ceux qui vendent des biens d’équipement se trouveront tous mieux lotis. De même pour leurs travailleurs et les travailleurs embauchés par les entrepreneurs qu’ils alimentent. La hausse des salaires donne simplement plus d’assurance aux entrepreneurs, en les convaincant qu’il y a un marché important pour ce qu’ils produiront finalement. Alors ils continuent, et le boom continue.

 

Comment le boom se transforme en krach

 

Désormais, les entrepreneurs sont si profondément engagés qu’ils ne peuvent pas reculer. Ils ont investi dans de nouvelles usines et des processus de production plus sophistiqués et plus longs. Leurs coûts continuent d’augmenter, mais s’ils abandonnent maintenant, ils subiront des pertes. Comme un bâtisseur qui a surdimensionné certaines fondations et manque de briques, ils continuent d’emprunter dans l’espoir qu’ils pourront encore mener à bien et sauver leur projet.

Malheureusement, toute la monnaie nouvellement créée commence maintenant à s’épuiser. Les banques ont prêté autant qu’elles pouvaient. Pendant ce temps, les gens n’épargnent pas plus qu’avant, puisque leurs préférences temporelles n’ont pas changé ; et les faibles taux d’intérêt ne les encouragent pas à conserver de gros dépôts à la banque. À court de liquidités, les banques commencent à s’inquiéter de la sécurité des prêts qu’elles ont accordés et commencent à ralentir, à resserrer leurs conditions de prêt et peut-être même à exiger le remboursement des clients qu’elles considèrent comme risqués. Les projets qui semblaient rentables lorsque les prêts étaient bon marché sont maintenant jugés trop optimistes. Certains projets d’entreprise échouent et les travailleurs sont licenciés. Les dépenses et les investissements chutent et le commerce entre dans une spirale descendante.

Le retour des banques à des prêts plus prudents ne provoque pas la crise. Il révèle simplement à quel point l’expansion initiale était trop ambitieuse et à quel point les investissements initiaux étaient erronés. Il expose l’ampleur du mal-investissement qui s’est produit. Et ces erreurs de mal-investissement se terminent par des pertes réelles pour les personnes impliquées. Incapables de continuer à emprunter de plus en plus, les entreprises manquent de monnaie. Elles doivent vendre des actifs pour ce qu’elles peuvent en obtenir — dans un marché en baisse. Des usines sont fermées, des projets de construction arrêtés et des travailleurs licenciés. Certaines entreprises ne rembourseront pas leurs prêts, et les banques resserreront davantage leurs conditions de prêt, ce qui mènera d’autres entreprises à la faillite. Même les entreprises qui ont agi avec prudence tout au long de l’épisode seront prises dans le raz-de-marée des mauvaises nouvelles qui se propagent à partir des échecs des autres.

 

Comment le cycle gaspille de vraies ressources

 

Si le capital était réellement homogène, il serait peut-être possible de sauver la majeure partie de l’investissement raté et de le réutiliser à d’autres fins. Malheureusement, la plupart des usines et des machines de production ne peuvent être utilisées à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été conçues. Une usine automobile ne peut pas être utilisée pour fabriquer du matériel électronique, du moins pas sans être complètement vidée et rééquipée ; une rotative est une énorme machine qui ne peut être utilisée à d’autres fins une fois que les journaux se sont effondrés. Ces installations et équipements spécialisés devront être passés par pertes et profits et peut-être mis au rebut. Les travailleurs peuvent, peut-être, être employés à d’autres emplois, même si cela leur coûte du temps et de l’argent. Mais il n’en demeure pas moins que le boom a conduit à un effondrement qui a entraîné une perte réelle de capital et un chômage réel.

Selon les Autrichiens, il n’y a pas moyen de sortir de la crise, sans passer par la baisse catastrophique des prix et des salaires, ainsi que par des fermetures d’usines et des faillites d’entreprises. Les tentatives de retarder l’ajustement — les syndicats résistant aux licenciements, ou les gouvernements essayant de stimuler l’économie en poussant les taux d’intérêt encore plus bas — ne font que prolonger le mal-investissement et alourdir encore l’addition finale. Le boom initial alimenté par le crédit n’a pas été le début d’une nouvelle ère de prospérité ; au contraire, il a attiré les entreprises et les emprunteurs individuels vers le gaspillage de précieuses ressources dans des investissements malencontreux. Aucune politique ultérieure ne peut changer ce fait.

Les Autrichiens disent que le moyen d’empêcher ce boom et ce krach, avec la perte réelle d’emplois et le gaspillage des ressources en capital qu’il entraîne inévitablement, est avant tout de ne pas s’y engager. Cela signifie que les banques centrales ne devraient pas essayer d’éviter tout ralentissement et de redynamiser les entreprises en faisant baisser les taux d’intérêt au point où ils ne traduisent plus les vraies préférences temporelles des gens — parce c’est ainsi que le cycle commence. Nous devons rechercher les moyens de rendre notre monnaie plus solide, car c’est l’augmentation soudaine de la monnaie qui donne aux entrepreneurs les moyens et l’encouragement d’investir trop dans les mauvaises choses. Cela signifie qu’il faut examiner la capacité du gouvernement à imprimer de la nouvelle monnaie et la capacité des banques à augmenter ce montant et à alimenter un boom malencontreux.

 

 


 

10. LE PROBLÈME DE LA MONNAIE

 

 

• La monnaie est soumise aux mêmes forces du marché que tout autre bien. Son « prix » dépend de la quantité en laquelle elle est fournie et de combien les gens en demandent comme moyen de faire des ventes et des achats.

• Les gouvernements, en tant que principaux fournisseurs de monnaie, peuvent facilement déstabiliser son pouvoir d’achat en en créant davantage — c’est le problème de l’inflation.

• Lorsque l’inflation se propage sur différents marchés, elle stimule de faux booms qui sont inévitablement suivis par un repli, des pertes et un gaspillage des ressources.

• L’inflation est si dommageable qu’il doit y avoir de fortes restrictions sur la capacité des gouvernements à créer des booms inflationnistes.

 

 

La monnaie est une force très puissante dans une économie moderne, parce que toutes les transactions sont faites à travers elle. Mais les économistes traditionnels comprennent souvent mal la nature et le rôle de la monnaie. Ils s’en prennent à elle, parce qu’elle ne semble pas être un bien de production — en effet, les entrepreneurs doivent s’en séparer, ne pas l’accumuler, pour acquérir les biens d’équipement dont ils ont besoin pour la production. Elle ne semble pas non plus être un bien de consommation — seul un avare veut accumuler de la monnaie juste pour le plaisir de la posséder. Et parce que les économistes ne comprennent pas bien ce qu’est la monnaie, ils ont laissé les autorités monétaires et bancaires la gérer mal, disent les Autrichiens, entraînant des problèmes majeurs tels que l’inflation et les cycles économiques, avec tous les dégâts qu’ils provoquent.

 

La monnaie a de la valeur pour l’échange

 

À partir de Mises, cependant, les Autrichiens nous ont donné une meilleure compréhension de ce qu’est réellement la monnaie et de son fonctionnement.

Selon Mises, la monnaie est un bien économique comme les autres, bien qu’il soit certainement inhabituel. On ne la possède pas pour produire d’autres choses, ni pour consommer pour sa propre satisfaction. On la possède pour l’échanger contre d’autres biens. Tout le but de la monnaie est de faciliter les échanges. Au lieu de devoir trouver des gens qui ont exactement ce que nous voulons, et sont prêts à accepter exactement ce que nous avons en échange — comme des coiffeurs affamés à la recherche de boulangers ayant besoin de coupes de cheveux — nous offrons et nous acceptons un troisième bien facilement échangeable plus tard contre n’importe quoi que nous voulons vraiment.

On désire et on valorise la monnaie pour ce but spécifique. Ses autres qualités, mentionnées dans les manuels — par exemple que la chose particulière que nous utilisons comme monnaie est durable, ou facilement divisible, ou est portable, ou est une bonne réserve de valeur — sont secondaires. La monnaie est valorisée en raison de son utilité en tant que chose que vous pouvez facilement échanger. Elle est valorisée pour son pouvoir d’achat.

 

Les racines de la monnaie sont dans les biens réels

 

La valeur de la monnaie pour faciliter l’échange conduit Mises à penser que c’est quelque chose qui émerge du système de marché. Selon lui, la valeur que nous accordons à la monnaie comme moyen d’échange traduit la quantité de biens qu’elle permettait d’acheter hier. De même, sa valeur à l’époque, et la raison pour laquelle les gens l’utilisaient, reflétaient ce qu’elle permettait d’acheter la veille — et ainsi de suite. Finalement, nous devons arriver à un jour où tout ce que nous utilisons comme monnaie a été valorisé, non comme moyen d’échange, mais comme une chose douée d’une utilité propre, de sorte qu’elle puisse être troquée contre d’autres biens. Il ne devrait pas être surprenant que le mot pécuniaire vient de pecus, ce qui signifie bétail — des biens facilement échangeables et portables qui ont initialement servi comme une forme de monnaie.

De cela, qu’il appelle son théorème de régression, Mises conclut que la monnaie a toujours ses racines dans des biens utiles et valorisés. Ce n’est pas quelque chose que les gouvernements peuvent créer et en quoi on aura confiance parce qu’ils le décrètent.

 

Le prix de la monnaie

 

Comme pour les autres denrées, il y a une offre et une demande de monnaie, et la monnaie a son prix. Le prix de la monnaie est exprimé un peu bizarrement — pas en termes de valeur des biens qui vont s’échanger pour une unité (combien de pains ou de coupes de cheveux pour un dollar), mais le nombre d’unités de monnaie qui s’échangent pour les autres biens (combien de dollars pour un pain ou une coupe de cheveux) — et nous parlons de son pouvoir d’achat plutôt que de son prix. Pourtant, le pouvoir d’achat de la monnaie est un prix comme les autres, déterminé par la façon dont les gens la valorisent, sous la pression de l’offre et de la demande.

La demande de monnaie dépend des valeurs et des préférences des individus concernés. La quantité de monnaie que les gens veulent détenir pour les transactions peut dépendre non seulement de la valeur qu’ils lui accordent en tant que moyen d’échange, mais aussi du montant des transactions qu’ils veulent réaliser et de leur vision de la monnaie et du monde — selon qu’ils croient que le pouvoir d’achat de la monnaie augmente ou diminue, ou qu’ils se sentent plus à l’aise s’ils en ont beaucoup à portée de main.

L’offre de monnaie est tout aussi complexe. Parmi d’autres formes, il y a la monnaie marchandise comme l’or et l’argent — des choses qui sont facilement acceptables dans les échanges, mais qui ont aussi une utilité pratique et sont donc valorisées pour cela aussi. Et il existe une monnaie fiduciaire — les billets et les pièces en métaux communs produits par les gouvernements nationaux, qui n’ont pratiquement aucune valeur par eux-mêmes (bien que dans l’hyperinflation allemande de Weimar des années 1920, les billets de banque fournissaient une alternative bon marché au bois de chauffage), mais sont largement acceptés comme moyen d’échange.

 

Le parcours de l’inflation

 

Comme pour les autres biens, le prix de la monnaie — son pouvoir d’achat — diminuera si l’offre augmente sans que la demande ne s’accroisse. Cela signifie que les vendeurs exigeront plus de monnaie en échange de leurs biens. Les acheteurs devront payer plus de dollars, livres, yens ou roubles pour acheter le même article. C’est ce qui s’est passé dans l’Allemagne de Weimar, et c’est ce qui se passe dans chaque inflation.

Les modèles des manuels sous-entendent que le problème s’arrête là. Ils suggèrent que, comme dans tout autre marché, une augmentation de l’offre fait simplement chuter le prix (ou le pouvoir d’achat) de la monnaie et que l’ordre est de nouveau rétabli. Les économistes appelleraient cela une explication monétariste naïve. Les effets réels, disent les Autrichiens, sont très différents. Une augmentation de l’offre de monnaie déclenche une cascade de changements de prix qui déstructurent les marchés, attirant les ressources d’abord à un endroit, puis à un autre, créant des changements réels et destructeurs. La monnaie, disent-ils, n’est pas neutre.

La première chose à retenir est que l’expansion de la masse monétaire commence à un certain point d’origine. Cela pourrait commencer par l’impression par le gouvernement d’un supplément de monnaie pour payer ses dettes ou ses factures, ou pour développer des entreprises publiques. Cela peut provenir de la banque centrale qui abaisse les taux d’intérêt, et d’autres banques qui créent plus de monnaie sous la forme d’hypothèques, de découverts et de prêts à leurs clients. La nouvelle monnaie a donc son premier effet à ce moment-là. Les fournisseurs et les employés du gouvernement peuvent être les premiers à bénéficier d’une expansion de la monnaie fiduciaire, par exemple. Ils sont plus à l’aise et dépensent plus. Cela profite à leurs propres fournisseurs ; et la nouvelle monnaie en sort vers les fournisseurs suivants, et ainsi de suite, augmentant les prix et attirant l’investissement et les ressources à chaque étape.

Une augmentation des prêts bancaires déclenche des cascades similaires. Les propriétaires de maisons trouvent qu’ils peuvent se permettre des prêts immobiliers plus importants, donc ils cherchent des maisons plus chères, et les prix des maisons augmentent. Les investisseurs ont plus de monnaie pour acheter des actions, des obligations et autres actifs financiers, de sorte que les prix de ces actifs augmentent aussi. Les entrepreneurs, quant à eux, trouvent plus facile d’emprunter pour de nouveaux projets de production, déclenchant la vague d’investissements trop optimistes qui marque le début du cycle économique. L’effet, dit Hayek, est comme le miel qui coule sur une table. Il forme un monticule de prix élevés au point où il est versé. Les prix élevés attirent des ressources vers cet endroit ; mais lorsque les banques ou les autorités cessent de verser les nouveaux fonds, les prix chutent à nouveau et les investissements qui ont été réalisés grâce à eux s’effondrent.

 

La monnaie n’est pas neutre

 

Même si la nouvelle monnaie pouvait être répartie uniformément sur tous les marchés — comme si elle avait été lancée depuis des hélicoptères — son effet sur les prix serait loin d’être égal. Certaines personnes choisissent de dépenser la monnaie supplémentaire, tandis que d’autres, peut-être plus prudentes, pourraient avoir tendance à l’épargner. Et parce que tout le monde a maintenant un peu plus de monnaie, cela ne veut pas dire qu’ils achètent un peu plus de tout. Ils peuvent avoir tendance à acheter plus d’articles de luxe, ce qui provoque un boom pour les producteurs de produits de luxe, mais ils n’augmentent peut-être pas du tout leurs dépenses alimentaires. L’inflation provoque ainsi un réel changement dans la structure de ce qui est consommé, et donc dans ce qui est produit.

Tandis que la cascade de prix continue de se propager, les gens peuvent aussi avoir des opinions différentes sur ce que cela signifie. Ceux qui croient que les hausses de prix sont réelles et durables pourraient chercher à dépenser leur argent maintenant, avant que les prix montent plus haut. Ceux qui croient qu’elles ne sont que temporaires vont attendre. Donc, encore une fois, il y aura un véritable transfert de ressources d’un groupe à l’autre, selon qui a raison. De même, si les prix continuent d’augmenter, les emprunteurs s’en porteront mieux, car ils rembourseront leurs prêts avec de la monnaie dont la valeur a diminué, et les prêteurs seront perdants. Encore une fois, il y a un véritable changement dans l’allocation des ressources entre différentes personnes.

Si les autorités et les banques n’arrêtent pas, le boom continuera et les prix augmenteront de plus en plus vite. De plus en plus de gens chercheront à dépenser la monnaie dont ils disposent avant de perdre encore plus de leur pouvoir d’achat. Cet achat frénétique alimentera de nouvelles hausses de prix. Les gens vont essayer d’emprunter plus pour suivre le rythme — mais finalement les autorités ne pourront pas imprimer suffisamment vite pour suivre, et les banques atteindront la limite de leur capacité de prêt. Le boom explose, laissant les marchés dans le désarroi.

 

Prévenir le fléau de l’inflation

 

La plupart des gens pensent que l’inflation signifie une hausse des prix, mais pour les Autrichiens, l’inflation est l’augmentation de l’offre de monnaie elle-même, qui a causé la hausse des prix et tout le chaos qu’elle crée. Leur point de vue est que la politique devrait se concentrer sur la façon d’empêcher que de telles expansions inflationnistes se produisent en premier lieu.

Une possibilité serait d’empêcher les gouvernements d’imprimer de la monnaie — ou les substituts de billets et pièces de monnaie que nous utilisons dans le commerce — sans limite. Nous pourrions par exemple rattacher la quantité de billets et de pièces, ou d’autres choses qui peuvent être utilisées en échange, aux prix : de sorte que si les prix commençaient à augmenter, le gouvernement devrait réduire l’offre de monnaie qu’il crée. Mais ce n’est pas une tâche facile, car (comme le rappellent les Autrichiens) il n’y a pas « un » niveau de prix ; les différents prix fluctuent constamment. Le mouvement de tout indice des prix dépend du « panier » des différents biens qu’il suit. Ce choix est inévitablement controversé. Et en choisissant le mauvais panier, il est toujours possible de faire de l’inflation sans s’en rendre compte.

Une autre possibilité est d’empêcher les gouvernements d’émettre de la monnaie fiduciaire. Mises, par exemple, dit que le premier devoir des autorités monétaires devrait être d’affirmer et de soutenir le choix de toute monnaie marchande que les gens utilisent par choix. Dans le passé, l’or et l’argent ont eu la confiance des gens en tant que formes de monnaie fiables et pratiques ; mais ce ne doit pas nécessairement être l’une de ces choses, ni même être un métal du tout. Quelle que soit la forme monétaire que les gens veulent bien accepter comme moyen d’échange, la politique devrait viser à la soutenir.

Bien sûr, passer à une monnaie marchandise comme l’or serait une étape controversée et difficile. Il y aurait une énorme augmentation du prix de l’or car les gens se mettraient à en demander non seulement pour ses utilisations décoratives ou commerciales, mais aussi pour sa valeur en tant que moyen d’échange. Il y a étonnamment peu d’or dans le monde (un tiers du volume du Washington Monument, selon une estimation), alors qu’il y a des milliards de transactions en cours à tout moment. Beaucoup de gens diraient que revenir à l’utilisation de l’or comme monnaie n’est pas une idée pratique.

Hayek a offert une autre suggestion : permettre la concurrence entre les devises. De nombreux gouvernements créent un monopole sur leur propre monnaie fiduciaire : ils exigent qu’elle puisse être utilisée pour régler n’importe quelle dette, et qu’aucune autre monnaie ne puisse être utilisée, ou que la loi ne reconnaisse pas d’autres monnaies, laissant les gens qui négocient ou font des prêts en utilisant ces devises sans recours si leurs clients et emprunteurs ne paient pas. Si les gens pouvaient utiliser la monnaie de leur choix, de sorte que quelqu’un en Grande-Bretagne pourrait utiliser des dollars ou des roubles, tandis que quelqu’un en Amérique pourrait utiliser le yen ou l’euro, ou même une nouvelle monnaie émise par une agence privée, alors les gens auraient tendance à utiliser la monnaie qu’ils croient la mieux à même de maintenir sa valeur, car une monnaie stable rendrait les calculs économiques beaucoup plus faciles, en particulier parce que le temps intervient dans tous ces calculs. Cette concurrence entre devises ferait à son tour pression sur les gouvernements pour qu’ils s’opposent aux politiques inflationnistes, s’épargnant ainsi l’embarras de voir des gens rejeter leur monnaie et passer à une autre. Permettre aux gens de faire des choix en matière de monnaie peut certainement fonctionner : de nombreux pays ayant des taux d’inflation élevés dans leur propre monnaie ont vu des opérateurs adopter plutôt le dollar ou l’euro pour leurs transactions. Pourtant, les gouvernements sont réticents à renoncer au contrôle que leur confèrent leurs monopoles monétaires.

 

Le système de réserves fractionnaires

 

Beaucoup d’Autrichiens aimeraient aussi agir sur les prêts bancaires. À l’heure actuelle, les banques ne sont tenues de conserver qu’une petite fraction (disons 10%) de la monnaie de leurs déposants dans leurs coffres pour répondre aux demandes de remboursement des clients. Le reste, ils peuvent le prêter. S’ils prêtent à d’autres banques, ces banques peuvent à leur tour prêter 90% de ce montant à d’autres banques. Donc, si les banques obtiennent plus de dépôts ou assouplissent leurs conditions de prêt, il est possible que cet argent supplémentaire soit amplifié plusieurs fois par le système bancaire. Ainsi, une augmentation modeste de l’offre de monnaie fiduciaire d’un gouvernement, par exemple, peut avoir un impact beaucoup plus important sur l’économie réelle, ce qui rend également ses effets pervers beaucoup plus importants.

Certains Autrichiens feraient entièrement l’économie du système de réserves fractionnaires et obligeraient les banques à garder en main 100% des liquidités que leurs clients déposent. Ils soutiennent que cela neutraliserait les dangers potentiels du multiplicateur monétaire, et mettrait fin aux paniques bancaires, parce que les déposants sauraient que tout leur argent est conservé en sécurité. Dans la pratique, cependant, il est douteux que de nombreux clients seraient prêts à payer les banques pour s’occuper de leur argent, au lieu d’obtenir des intérêts sur leurs dépôts comme ils le font actuellement.

Encore une fois, la concurrence pourrait fournir une solution. Lawrence White a beaucoup écrit sur l’histoire et le réalisme de la banque libre. Les banques, explique-t-il, se sont bien mieux comportées lorsqu’elles n’étaient pas aussi étroitement réglementées par les gouvernements qu’elles le sont aujourd’hui, et quand elles n’étaient pas soumises à des réserves obligatoires fixées par les autorités. Elles conservaient autant d’espèces et d’autres réserves liquides qu’elles jugeaient nécessaire pour continuer à payer les retraits quotidiens de leurs déposants. Et elles gagnaient (littéralement) de l’argent en imprimant plus de billets qu’elles avaient de monnaie dans leurs coffres pour les garantir tous. Tant que les gens pensaient que la gestion financière d’une banque était saine, ils acceptaient ses billets à leur valeur nominale. Mais si les gens commençaient à s’inquiéter de la sécurité d’une banque, ils devenaient plus prudents — acceptant peut-être ses billets à un prix inférieur à leur pleine valeur, pour refléter le risque que la banque court de ne plus pouvoir payer ses déposants et les porteurs de ses billets. Cependant, le fait que les billets d’une banque se négociaient à un taux réduit lui envoyait le signal fort qu’il lui fallait renforcer sa situation financière et ainsi éviter ces dangers, ce qui suffisait à maintenir la solidité des banques.

Au XIXe siècle, la Banque Suffolk, à Boston, servait de chambre de compensation pour échanger les billets d’autres banques auxquelles les clients pouvaient avoir du mal à s’adresser, appliquant des rabais quand elle avait des doutes sur leur solidité. Dans un tel système, il n’y a pas besoin de banques centrales, puisqu’il n’y a pas de monnaie nationale émise par le gouvernement. Cependant, pour que le système fonctionne, il ne peut y avoir de renflouement des banques défaillantes par le gouvernement : cela encouragerait simplement les banques à prendre des risques de plus en plus importants, sachant que les contribuables les renfloueraient. C’est précisément le fait que les clients inquiets retireraient tout leur argent qui pousse les banques libres à maintenir leur activité et leur devise suffisamment solides pour conserver la confiance des clients — ce qui ne peut pas être dit de même des banques commerciales et des banques centrales actuelles gérées par les gouvernements.

 

 


 

11. LES DÉFAUTS DU SOCIALISME

 

 

• Les gens s’engagent dans un échange libre et volontaire parce que les deux parties à la transaction se considèrent comme mieux loties à la suite de cet échange. Le socialisme, qui interfère avec le libre échange, réduit donc le bénéfice humain que celui-ci génère.

• La production est complexe. Un très grand nombre d’objets pourraient être produits, et de plusieurs façons. Sans l’orientation fournie par les prix pour montrer à quel point les choses sont rares, les socialistes n’ont aucun moyen de calculer ce que valent les intrants et les extrants.

• Sous le socialisme, les actifs productifs sont détenus en commun et jamais achetés ou vendus, donc aucun prix n’est établi pour eux — ce qui entraîne des erreurs de calcul et des gaspillages. Sans l’appât du gain, il n’y a rien pour stimuler le progrès.

 

 

Les économistes de l’école autrichienne considèrent les marchés comme un moyen naturel et efficace d’allouer des ressources, en utilisant toute l’information pertinente disponible. Ils soutiennent que le libre échange profite aux deux parties dans la transaction — comme cela est nécessaire, parce que, comme l’a souligné Menger, personne ne conclurait volontairement une affaire s’il pensait que cela nuirait à sa situation. L’échange profite donc aux gens tout autant que la production — ce que les socialistes, en mettant l’accent sur la production, négligent souvent.

Les marchés libres, dans lesquels l’échange est volontaire, maximisent donc la valeur humaine. Tout ce qui interfère avec cela — forcer les gens à faire leurs affaires d’une certaine manière, ou les empêcher de faire des échanges volontaires — réduit la valeur créée par le commerce. C’est bien sûr ce que les gouvernements essaient souvent de faire, avec les règlements qui établissent des règles quant aux types d’opérations qui peuvent être négociées et qui interdisent entièrement certains types de transactions, pour des raisons d’« intérêt général ». Mais les Autrichiens disent que cela ne fait que remplacer le véritable intérêt général, attesté par le fait que tous ceux qui sont impliqués dans le commerce considèrent qu’il améliore leur situation, par une idée politique préconçue de cet intérêt général.

L’ingérence politique et gouvernementale dans les marchés libres devrait donc être évitée. Il se peut que certaines règles gouvernementales soient nécessaires pour s’assurer que les marchés sont véritablement libres et pour s’assurer que les gens ne sont pas contraints à une transaction. Et il peut y avoir besoin d’une certaine autorité pour garantir que les gens respectent effectivement leurs contrats et payent leurs factures par la suite. Au-delà, l’ingérence de l’État est préjudiciable — et certains Autrichiens, comme Rothbard, pensent que les acteurs du marché peuvent même régler ces conditions fondamentales du marché sans avoir besoin de la force coercitive du gouvernement.

 

La critique de Marx

 

Le conflit entre les Autrichiens et le socialisme a commencé dès le début. L’idée de Menger selon laquelle la valeur n’était pas une qualité des biens, mais n’existait que dans l’esprit des individus qui les utilisaient, était en contradiction directe avec l’idée, popularisée par Karl Marx, que la valeur d’un bien était la quantité de travail utilisé pour le produire. Selon cette théorie de la valeur travail, plus il fallait de travail pour produire quelque chose, plus sa valeur était grande.

Pourtant, la théorie ne résiste pas à l’examen. Menger a souligné qu’un bien ne devient pas précieux simplement parce que les producteurs y ont investi beaucoup de temps et d’efforts. Il ne devient utile que si les consommateurs le veulent réellement et en tirent une certaine satisfaction. Les théories économiques et politiques de Marx, reposant sur ce fondement, étaient sens-dessus dessous : ce n’est pas l’effort investi dans un bien qui lui donne sa valeur, mais la valeur que les gens y mettent qui détermine combien d’effort il vaut la peine d’investir pour le produire.

C’est Böhm-Bawerk qui a fait les critiques les plus complètes et les plus subtiles de Marx. En particulier, il a soutenu que Marx avait complètement oublié l’importance du temps dans la production. Sur la base de la théorie fondée sur la valeur travail, Marx pensait que les patrons capitalistes exploitaient leurs travailleurs, obtenant par avance plusieurs jours de travail — et donc de valeur — avant de finalement les payer seulement à la fin de la semaine. C’est le contraire, dit Böhm-Bawerk : avec les processus sophistiqués, longs, complexes et « détournés », typiques de l’économie moderne, il peut s’écouler des mois, voire des années, avant qu’un produit soit prêt à être commercialisé — et ce n’est qu’alors que l’entrepreneur est payé. Les entrepreneurs fournissent effectivement aux travailleurs un revenu bien avant les revenus qu’ils espèrent tirer de la vente des biens produits.

Ce n’est même pas un espoir certain. C’est un risque que l’entrepreneur doit assumer, avec le fardeau du financement et de l’organisation du processus de production complexe et « détourné ». Les salaires versés aux travailleurs ne peuvent refléter que ce que les gens espèrent que leurs produits vaudront à l’avenir, lorsqu’ils seront proposés aux consommateurs. Il est clair que les entrepreneurs et les travailleurs peuvent ne pas être d’accord là-dessus, l’entrepreneur (qui assume le risque) étant susceptible d’être plus prudent que les travailleurs et leurs représentants. C’est pourquoi il y a des disputes sur les salaires. Mais il s’agit là de différences d’évaluation tout à fait naturelles, et non une indication que quelqu’un est exploité.

 

Le débat sur le calcul socialiste

 

Mises a porté de nouveaux coups au socialisme en général, dans ce qui a été connu comme le débat sur le calcul socialiste des années 1920 et 1930. Selon lui, les méthodes de production actuelles sont très complexes et pour produire tout ce qui est nécessaire dans une économie moderne, il faut un grand nombre d’intrants. Bien entendu, chacun d’entre eux pourrait être utilisé de très nombreuses autres manières, dans un grand nombre de processus de production différents, pour créer un grand nombre de produits alternatifs. Comment un planificateur socialiste pourrait-il savoir que choisir ?

Par exemple, l’économie socialiste devrait-elle produire plus de vin ou plus de pétrole ? Pour produire l’un ou l’autre, il faudra divers types et quantités de terres, des installations de stockage, des bouteilles, des barils, des moyens de transport et bien d’autres choses encore. Chaque décision de produire quelque chose exige un grand nombre d’autres décisions sur ce qui est nécessaire pour le produire et sur la façon dont les utilisations conflictuelles possibles de ces biens de production peuvent être coordonnées. Comme le dit Hayek, l’éventail des choix est simplement trop vaste pour qu’un esprit humain puisse les embrasser.

Dans l’économie capitaliste, la structure et la direction de la production sont bien entendu dictées par le mécanisme très simple des prix. Le prix d’un bien de consommation reflète la valeur que les gens y attachent lorsqu’ils échangent différents biens sur le marché. À son tour, ce prix indique aux producteurs combien cela vaut la peine de dépenser pour créer ce produit particulier. Ainsi, les prix des biens de production, tels que les bâtiments, les machines et les intrants utilisés, reflètent la valeur de ce bien de consommation pour ses acheteurs finaux. De cette façon, les bons prix du producteur attirent les ressources productives là où elles créent le plus de valeur pour les consommateurs — et le font de manière directe et efficace.

Dans l’économie socialiste, cependant, les moyens de production — les biens de production ou les biens d’équipement — sont détenus en commun. (Les biens de consommation, quand on y pense, ne peuvent être possédés en commun, car tout un groupe de personnes ne peut pas porter le même manteau ou manger le même morceau de chocolat : les socialistes ont donc sagement centré leur appel à la propriété commune sur les biens de production, qui peuvent être propriété commune.) Mais si les biens de production sont la propriété commune, et jamais achetés et vendus, il n’y a pas de marché pour eux, et donc aucun moyen d’établir des prix pour eux. Le planificateur socialiste n’a pas de moyen simple de décider quelles ressources parmi les millions possibles doivent être combinées dans des millions de manières possibles de produire des millions de biens de consommation possibles.

 

Le problème de la coordination

 

C’est un gros problème, car les biens de production ne sont pas tous les mêmes : ils sont hétérogènes, ils ont beaucoup de formes et de qualités différentes. Sans une unité de compte unique, choisir entre eux est comme choisir entre l’huile et le vin. Sans le guide des prix, le choix doit revenir au jugement personnel des planificateurs — par opposition au jugement du public, qui est ce qui motive la production dans l’économie de marché.

Ce n’est pas non plus un simple problème technique qui peut être surmonté en moulinant suffisamment de nombres dans un ordinateur, comme l’ont suggéré certains socialistes. Aucun planificateur socialiste n’a une connaissance directe de la valeur que les différentes personnes placent sur différents biens. Les valeurs des individus sont personnelles et l’information sur la rareté des biens est incomplète, dispersée, changeant rapidement, de qualité variable, de forme diversifiée et difficile à transmettre même aux moulineurs de chiffres. Sans une unité de compte telle que les prix, on ne peut pas comparer différentes variétés et informations. Sans une telle base de comparaison, il est impossible d’agir sur les informations disponibles de manière rationnelle et synchronisée. Encore une fois, cela revient aux choix personnels de ceux qui sont au pouvoir.

Certains socialistes ont répondu avec ce qu’ils ont appelé le socialisme de marché, dans lequel les planificateurs dirigeaient l’utilisation des biens de production comme s’il y avait un marché. Mais, rétorqua Mises, si un marché n’existe pas, il est impossible aux planificateurs de savoir comment cela fonctionnerait. S’il y avait, aux environs, des marchés que les planificateurs pouvaient copier, ils pourraient avoir un espoir — bien qu’ils seraient toujours en retard sur les nouveaux développements, et qu’ainsi une certaine valeur serait perdue. Mais tout le but du socialisme international était de débarrasser le monde de la propriété privée et donc des marchés — ce qui n’aiderait absolument aucun planificateur. Il n’y aurait pas de marchés de biens de production pour orienter la structure de la production, et pas de marchés de capitaux pour évaluer les différentes possibilités de production et répartir efficacement le capital entre eux. Sans but lucratif, il n’y aurait pas d’entrepreneurs alertes aux changements dans la répartition des besoins et faisant quelque chose à ce sujet. Aucune tentative d’améliorer le marché ne produira autant de valeur que le marché lui-même ; et la planification centrale à grande échelle ne peut tout simplement pas fonctionner. Elle peut aller cahin-caha, mais elle produira moins de valeur que l’alternative du marché ; et plus elle dure, plus la perte de valeur s’aggrave.

 


 

12. LE LIBÉRALISME

 

 

• L’échange ne fonctionne, et n’augmente la prospérité, que parce que les gens diffèrent dans leurs valeurs. Les Autrichiens considèrent que le progrès économique — et social — se trouve facilité par des règlements pacifiques entre différents individus, plutôt que par une majorité qui imposerait sa volonté à tous.

• Une société n’a pas besoin d’être planifiée de manière centralisée pour bien fonctionner. La nature regorge d’arrangements sociaux « spontanés » qui fonctionnent bien. Le marché en est un : il coordonne les activités de millions de personnes sans avoir besoin d’un contrôle central.

 

 

La plupart des Autrichiens sont libéraux — au sens européen, plutôt qu’au sens américain. Ils considèrent que si les gens sont libres d’agir à leur guise, en étant soumis à la même liberté qu’ont les autres de faire de même, alors la société s’autorégule en grande partie. Dans une telle société, la contrainte est minimisée parce que les conflits doivent être résolus par un accord, tandis que la collaboration bénéfique est maximisée par le libre échange de la propriété privée et du travail.

Pourtant, beaucoup d’Autrichiens ne sont pas nés libéraux, mais ils le sont devenus quand ils ont commencé à travailler sur leurs idées économiques. Mises, par exemple, a écrit que, comme la plupart des étudiants, il croyait initialement au besoin d’intervention du gouvernement dans l’économie, mais sa découverte des Principes d’économie de Menger l’a converti à l’importance des marchés libres et du choix individuel. Hayek, de même, a dit qu’il avait assisté à une des conférences de Mises mais que l’ayant trouvé opposé à ses vues socialistes modérées, il n’est jamais revenu — bien qu’ensuite la discussion avec Mises l’ait fait changer d’avis.

 

Les implications politiques de la méthode autrichienne

 

L’individualisme méthodologique de l’école autrichienne n’est pas la même chose que l’individualisme politique, même s’il lui donne de la force. L’opinion autrichienne est que les événements humains sont guidés par les actions des individus, que seuls les individus font des choix, et que la société et les institutions sociales n’ont pas leur propre esprit, en quelque sorte indépendant de l’esprit des individus qui les composent. Il n’y a donc pas de « volonté collective », et toute politique enracinée dans cette idée est fondamentalement viciée. La politique doit respecter le fait que les décisions sont prises par des individus et non par des collectifs.

L’opinion autrichienne souligne également l’importance des différences et de la diversité dans le progrès humain. Par exemple, c’est précisément parce que les gens diffèrent sur la valeur des choses qu’ils se livrent à des échanges — au bénéfice des deux parties. Leur comportement social mutuellement bénéfique n’est pas la volonté collective de personnes qui s’entendent sur tout, mais un arrangement réciproque entre des personnes qui ne sont pas d’accord. Si tout le monde partageait les mêmes points de vue sur la société, alors une politique collective pourrait être réalisable ; mais la réalité est qu’ils ne le font pas. Par conséquent, les Autrichiens estiment qu’il est préférable que les solutions politiques émergent par des arrangements pacifiques entre individus, plutôt qu’en imposant à tous la volonté de la majorité.

Notre monde en constante évolution fait surgir en permanence des problèmes sociaux et politiques que nous devons résoudre. Les Autrichiens considèrent que nous obtenons plus de solutions — et de meilleures solutions plus créatives — si l’énergie, l’imagination, la vigilance et les connaissances spécialisées de nombreuses personnes sont engagées dans cette tâche. En économie, cela passe par le processus de la concurrence, qui incite les divers entrepreneurs à rechercher de nouvelles et meilleures façons de servir les consommateurs. Par le même raisonnement, nos problèmes sociaux et politiques peuvent aussi être mieux résolus si nous donnons aux individus la plus grande liberté possible de trouver une variété de réponses créatives, plutôt que d’espérer qu’une seule approche collective suffira.

Les différences de méthode entre les économistes autrichiens et les économistes traditionnels peuvent être un autre facteur qui pousse les Autrichiens vers l’individualisme politique. Le niveau d’analyse macroéconomique des économistes traditionnels peut les inciter à rechercher des solutions au niveau macro. La méthode individualiste, au contraire, suggère que les questions clés concernent les individus et les incitations et informations qui les entourent, et que la politique devrait donc se concentrer à ce niveau. De même, l’économie du bien-être des manuels scolaires fait que les économistes traditionnels imaginent que l’on peut additionner l’utilité de différentes personnes, de sorte qu’une saine politique peut maximiser les avantages sociaux. Mais les économistes autrichiens considèrent l’utilité comme personnelle et subjective. Comme l’amour ou le chagrin, il s’agit de quelque chose qui ne peut être manipulé par la politique sociale.

 

Paix et planification

 

Une raison importante pour laquelle Mises préférait le libéralisme comme arrangement social était qu’il pensait que cela réduisait les probabilités de guerre et améliorait les perspectives de paix. Lorsque les gouvernements planifient ou interviennent dans une économie, ils doivent également la protéger des événements économiques extérieurs. Les subventions pour maintenir les salaires et les profits élevés, par exemple, seront sapées si la main-d’œuvre bon marché ou les biens bon marché peuvent affluer de l’étranger. Des barrières protectionnistes doivent donc être dressées contre les autres pays — ce qui favorise l’hostilité des étrangers et augmente les tensions. Le capitalisme libéral, à l’inverse, accorde un rôle beaucoup plus limité au gouvernement, et son succès dépend du libre-échange et non du protectionnisme. Lorsque les biens et les travailleurs traversent les frontières et que les pays deviennent économiquement interdépendants, la guerre devient impensable.

Mises a également rejeté le socialisme, arguant qu’il rendait la planification économique rationnelle impossible. Parce que les moyens de production étaient possédés en commun, ils n’étaient jamais achetés et vendus, et des prix n’étaient jamais établis pour eux. Il n’y avait donc aucune mesure permettant de calculer si des ressources en capital très différentes étaient utilisées efficacement. En d’autres termes, sans la propriété privée et la liberté de l’échanger, une planification économique rationnelle devient impossible.

Ayant rejeté à la fois le socialisme et l’interventionnisme, les Autrichiens comme Mises se retrouvent alors avec le libéralisme, ou quelque chose d’analogue, comme la seule forme durable d’organisation sociale. Plus positivement, le libéralisme permet les avantages des échanges volontaires entre individus, encourage la vigilance entrepreneuriale et permet d’utiliser efficacement les connaissances dispersées, personnelles et partielles pour prendre des décisions de production.

 

La société spontanée

 

Beaucoup de gens ont du mal à croire qu’une société ou une économie puisse survivre — et encore moins créer et distribuer de la richesse de manière organisée et rationnelle — sans planification et autorité centrales.

Hayek a cependant fourni l’explication : la société et l’économie humaines libérales sont, dit-il, un exemple d’ordre spontané. Le simple fait que quelque chose n’est pas planifié depuis le centre ne signifie pas qu’il est sauvage, négligé, aléatoire et désordonné, fait-il remarquer. Les sociétés d’abeilles et de termites sont très ordonnées, mais elles ne sont guère planifiées. De même, le langage humain n’a jamais été « inventé », mais il a évolué, grandi et survécu parce qu’il est utile. Le droit commun, lui non plus, n’a pas été défini en détail de façon centrale, mais a simplement émergé au fur et à mesure qu’un cas, puis un autre, a été réglé, de sorte qu’un ensemble de précédents a grandi. De même, le marché et le système de prix n’ont jamais été planifiés, mais ont évolué au fur et à mesure que les gens échangeaient différents biens. Ils n’ont pas non plus besoin d’une structure de commandement centralisée pour les maintenir : ils ont survécu et ont pris de l’expansion parce qu’ils nous procurent un énorme avantage.

Certains ordres spontanés sont si sophistiqués qu’il serait difficile, voire impossible, pour un planificateur de les inventer ou de les gérer. En effet, il est même souvent assez difficile d’expliquer comment ils fonctionnent. Les règles grammaticales qui structurent notre langage, par exemple, sont si compliquées que la plupart des gens auraient d’énormes difficultés à les mettre par écrit. Et pourtant, les gens suivent les règles de la grammaire tout naturellement à chaque fois qu’ils parlent. De même, le corpus de droit commun est vaste, ayant grandi et s’étant enrichi au fil des siècles ; et pourtant la plupart des gens ont une bonne idée de ce qui est « juste » ou « injuste » en vertu de cela.

En d’autres termes, il y a beaucoup de sagesse dans ces institutions, en dépit du fait qu’elles n’ont jamais été conçues et planifiées de façon consciente. Le système de prix, par exemple, dirige rapidement et efficacement les ressources vers leurs utilisations les plus rentables, sans que personne ne l’ait jamais délibérément inventé. Le fait qu’il n’y ait pas de planification centralisée ne signifie pas qu’il est « non planifié » et irrationnel. Nous sommes tous des planificateurs, dit Hayek, en ce sens que nous agissons consciemment afin de satisfaire nos ambitions avec les matériaux et les informations dont nous disposons. Dans l’ordre du marché, il y a en fait beaucoup plus de planification en cours, et beaucoup plus d’informations sont utilisées pour agir, que ce qui pourrait jamais être réalisé par le seul esprit d’une quelconque autorité centrale.

Hayek croit que les ordres utiles émergent naturellement quand les gens suivent certaines régularités d’action — tout comme un divertissement passionnant ou intéressant émerge quand on suit les règles d’un jeu. Dans le cas de l’ordre libéral du marché, les règles sont des principes tels que le respect de la propriété privée et le droit de la détenir et d’en disposer, le refus de la violence et de la contrainte, la liberté de contracter librement et le respect des promesses contractuelles. Étonnamment, quelques règles libérales simples comme celles-là suffisent à créer ce que Rothbard appelle une harmonie et une coordination « impressionnantes » entre les individus, et un arrangement précis et rapide pour guider les ressources vers la plus grande satisfaction possible des désirs des consommateurs.

 

Aucun résultat spécifié à l’avance

 

Les libéraux considèrent que le respect de ces principes libéraux de comportement produit un ordre social autorégulateur qui traite les défis sociaux et économiques avec beaucoup de créativité et d’efficacité — beaucoup plus qu’un ordre planifié de façon centrale — et devrait être adopté pour cette raison. Cependant, le résultat exact de l’ordre social qui en résulte ne peut être connu à l’avance, pas plus que le résultat d’un jeu ne peut être connu à l’avance si tout le monde s’en tient aux règles. Nous ne pouvons pas savoir, par exemple, quelle distribution du revenu cela produira, ni qui sera à quelle place dans cette distribution à un moment donné.

Certaines personnes — ceux qui croient en l’égalité des revenus, par exemple — voient cela comme une lacune. Mais les libéraux de l’école autrichienne l’assument pleinement. Les marchés libres, soutiennent-ils, produisent ce que les gens veulent et choisissent réellement, et non ce que les divers idéalistes voudraient leur imposer. Imposer un résultat social spécifique, c’est comme déterminer à l’avance qui va gagner un jeu : cela rend inutile toute l’activité et lui enlève tout intérêt. Libérez les gens, en revanche, et vous concentrerez leur énergie et leur créativité sur l’amélioration de la vie de tous.

L’amélioration continue apportée par les marchés libres est une autre raison pour laquelle les économistes autrichiens les approuvent. Parce que la concurrence n’est pas « parfaite » mais un processus de découverte, les marchés libres incitent les gens à accroître la satisfaction humaine en produisant des choses meilleures et moins chères. Dans les sociétés de marché, le fossé entre les riches et les pauvres — ou, comme dit Mises, ceux qui dégustent du caviar plutôt que de la morue — est insignifiant comparé à l’énorme augmentation du niveau de vie que la diffusion de la culture du marché a déclenchée. Aux États-Unis, par exemple, même les plus pauvres vivent aujourd’hui à un niveau impensable pour la noblesse médiévale, avec l’eau chaude courante, l’assainissement, les transports, la lumière et la chaleur, un approvisionnement stable en aliments du monde entier, des machines qui économisent du travail, et beaucoup d’autres luxes modernes.

En réalité, de nombreux Autrichiens soutiennent que dans la pratique, les sociétés libérales produisent une plus grande égalité que les sociétés planifiées ou socialistes. Comme le dit Hayek, les riches peuvent être en mesure de s’offrir les dernières modes et les dernières technologies, mais très bientôt, ces raffinements s’étendront à tout le monde. Et dans une société libérale, les gens ont plus de chances d’améliorer leur propre vie que dans une société socialiste, où une agence centrale de planification décide de leur position dans la vie. Dans beaucoup d’entre elles, il y a un énorme fossé entre l’élite dirigeante et les autres membres de la société — surtout s’ils appartiennent à la mauvaise race, religion ou clan. Dans une société libérale, à l’inverse, n’importe qui peut chercher à gagner de l’argent, quel que soit son passé : et s’ils améliorent la satisfaction des autres, ils sont sûrs d’en gagner.

 

Les limites du libéralisme

 

Jusqu’à Mises et Hayek, la plupart des Autrichiens se considéraient comme des libéraux « classiques ». Ils croyaient que la liberté devait être maximisée, et que la contrainte devait être minimisée, et que cela créerait une société dynamique, harmonieuse et autorégulatrice. Pourtant, pour que les marchés fonctionnent, il y avait besoin de règles (comme le respect de la propriété et des contrats), tout comme un feu a besoin d’un foyer pour brûler correctement. Il y avait donc un rôle pour l’État dans l’application de ces règles.

Certains Autrichiens modernes sont plus sceptiques quant à la nécessité des autorités étatiques. Partant de l’argument de Mises selon lequel l’intervention du gouvernement déséquilibre toujours les marchés et par conséquent attire les ressources au mauvais endroit, ils avancent que toute intervention gouvernementale a des conséquences néfastes. Rothbard, par exemple, insiste sur le fait que l’approvisionnement en monnaie, et même en services de police et de défense, doit être laissé au marché plutôt qu’à toute autorité centrale. Puisque le capitalisme fonctionne de manière efficace et spontanée sans avoir besoin d’une planification, d’un contrôle ou d’une direction centralisés, on devrait s’en remettre à lui, dit Roth-bard : c’est une approche qu’il appelle l’anarcho-capitalisme.

Rothbard adopte également une vision libertaire de la vie sociale, puisque ce qui est vrai dans nos vies économiques doit aussi être vrai de nos vies sociales. L’intérêt public est mieux servi lorsque des personnes libres coopèrent par un accord volontaire, plutôt que lorsque des autorités gouvernementales distantes — qui ont leurs propres valeurs et des informations incomplètes sur les valeurs des autres et sur la meilleure façon de les servir — leur imposent des modes de vie particuliers.

 

 


 

13. CRITIQUE DE LA DÉMARCHE AUTRICHIENNE



• Certains critiques affirment que la méthode individualiste stricte des Autrichiens est trop étroite et que les modèles sociaux peuvent être utilisés pour expliquer et prédire les groupes humains.

• Les critiques soutiennent également que les Autrichiens caricaturent leurs modèles, qui ne sont après tout que des abstractions. Ils insistent également sur le fait que les Autrichiens sont trop prompts à blâmer l’intervention du gouvernement pour chaque échec, et que les marchés libres produisent des monopoles et d’autres problèmes.

• La plupart des critiques se concentrent autour de la méthode déductive de Mises, que les économistes dominants considèrent comme non scientifique.



L’individualisme autrichien

 

Les Autrichiens font remonter tous les phénomènes économiques aux objectifs et aux actions individuelles, et rejettent l’idée que les groupes humains ont une existence, ou un esprit, ou des buts, qui dépassent les individus qui les composent. Mais les critiques affirment que les choses peuvent en effet être plus que la somme de leurs parties. Le corps humain, par exemple, n’est pas seulement une collection de cellules vivantes — sauf dans un sens très trivial. L’arrangement complexe de ces cellules donne naissance à une forme de vie tout à fait différente.

Différentes explications sont nécessaires pour comprendre ces formes plus larges. Lorsque nous consultons le médecin pour un nez qui coule, nous ne voulons pas une longue micro-explication sur le fonctionnement des cellules nasales. Nous voulons une macro-explication courte pour savoir s’il s’agit d’une infection ou d’une allergie, et si des antibiotiques ou des antihistaminiques vont la guérir. Nous n’avons pas besoin de savoir comment les cellules fonctionnent pour soigner un nez qui coule, pas plus qu’un scientifique n’a besoin de savoir comment se comportent les molécules individuelles pour prédire l’expansion d’un gaz.

Il peut être techniquement vrai que seuls les individus choisissent. Mais cela ignore les macro-explications utiles, comme la culture, l’histoire, l’éthique et la tradition, lesquelles peuvent toutes nous donner des indications utiles sur les événements sociaux et économiques. Nous pouvons voir des motifs dans un tapis sans connaître la couleur de chaque fibre individuelle. De même, il se peut que nous puissions détecter — et prévoir — des régularités dans les chiffres macro-économiques, tout en ne sachant rien des individus concernés.

 

La méthode scientifique

 

La plupart des Autrichiens répondraient que nous ne pouvons jamais faire de telles prédictions de façon correcte. Un martien pourrait voir des trains bondés dégorger des passagers à la gare chaque jour de la semaine — et prédire avec confiance le même modèle pour l’avenir. Mais bientôt arrive un jour où les trains sont vides. Le martien n’a pas compris que toute cette activité n’est pas un mécanisme d’horlogerie. Elle existe pour répondre à des fins humaines, et ce jour est un jour férié où les gens choisissent de rester à la maison.

En réponse, cependant, les scientifiques diraient que toute prédiction n’est qu’une estimation, et qu’avec plus d’observations, le martien apprendra à prédire les jours fériés avec une précision utile, même sans connaître leur but. C’est ainsi que progressent la science et la compréhension.

Pour Mises, la science économique impliquait de raisonner sur les choses à partir de la nature de l’action consciente, ce qu’il croyait indéniable (puisque le nier serait une action consciente). Ce point de vue prévaut parmi les membres américains de l’école autrichienne en particulier, bien que d’autres Autrichiens pensent qu’il est surévalué. Hayek, par exemple, a admis que même si la plupart des aspects économiques concernent la recherche des implications de faits connus, nous avons toujours besoin de la méthode scientifique standard d’observation et de théorisation si nous voulons expliquer l’inattendu. Les Autrichiens dans la tradition de Hayek considèrent que peu de choses sont évidentes, voire rien, et que le raisonnement humain est faillible : après tout, même les disciples de Mises sont en désaccord sur certains points.

 

Pensée autrichienne et mainstream

 

Les économistes traditionnels soutiennent que l’école autrichienne caricature leurs méthodes et exagère les différences réelles entre eux. Ils se rendent bien compte que l’utilité est subjective et ne peut pas être mesurée, et que les marchés ne sont jamais parfaits : leurs modèles ne sont que des moyens utiles de simplifier et de comprendre des concepts difficiles. Et les Autrichiens eux-mêmes ont une vision des marchés où il n’y a ni force, ni vol, ni fiscalité : ils sont donc aussi irréels que ceux qu’ils caricaturent.

En réponse, les Autrichiens disent que les économistes dominants semblent encore faire des erreurs absurdes. Bien que l’utilité soit aussi intrinsèquement personnelle que la joie ou la honte, leurs manuels suggèrent que des « unités d’utilité » peuvent être mesurées et additionnées. Et leurs élèves finissent vraiment par croire que les marchés peuvent être rendus parfaits — ce qui suscite beaucoup de mauvaises politiques gouvernementales — même si les marchés ne pourraient jamais fonctionner s’ils étaient parfaits, car il n’y aurait rien pour les faire avancer. En revanche, un marché sans contrainte fonctionnerait bien : c’est un idéal qui vaut la peine d’être visé.

 

La nature de l’action

 

Certains critiques, en particulier de gauche, disent que les Autrichiens ont tort de considérer l’action consciente comme la base de la science économique. Les gens peuvent avoir des préférences, sans pouvoir les exprimer, parce que ce qu’ils veulent réellement n’est pas disponible. Ou ils peuvent être soumis à des pressions pour choisir d’une certaine manière. Ou leur action peut être involontaire ou inconsciente. Une grande partie de la vie économique est façonnée par des malheurs accidentels ou des découvertes chanceuses. Et la plus grande partie de la production est dirigée par de petits groupes de patrons : le grand public n’agit pas, mais répond simplement à cette réalité.

Les Autrichiens répondent que c’est confondre l’économie avec la psychologie, l’histoire et la politique. Les économistes s’intéressent à la façon dont les gens choisissent réellement entre les choses — et le choix implique une action consciente. L’action inconsciente relève des psychologues et non des économistes. Les gens peuvent en effet désirer des choses qui sont hors de portée, mais c’est encore de la psychologie ; cela devient économique seulement quand les gens font des choix pratiques. Des hasards malheureux peuvent empêcher des choix et des découvertes peuvent en ouvrir de nouveaux, mais les économistes ne s’intéressent qu’à la façon dont les gens choisissent : ce qu’ils choisissent est plutôt l’affaire des historiens et des politologues. Certes, les entrepreneurs dirigent et orientent la production ; mais la décision, disons, de quitter les champs et de prendre un travail dans une usine reste celle que prennent les individus, et qu’ils prennent consciemment.

 

Marchés et monopoles

 

Les critiques affirment que les Autrichiens sont trop prompts à blâmer l’intervention du gouvernement pour presque tous les échecs économiques. L’échec du socialisme soviétique, par exemple, n’était pas nécessairement dû à l’impossibilité présumée de la planification socialiste : d’autres causes pouvaient être sa corruption, ses incitations médiocres et son système politique autoritaire. Les Autrichiens répliquent que ces problèmes eux-mêmes sont le résultat d’un système dans lequel les ressources sont allouées par le jeu du pouvoir de la politique.

Même si l’on rejette la planification centralisée, beaucoup pensent toujours qu’une économie mixte fonctionne mieux : par exemple, avoir des échanges libres et de la concurrence (ce qui encourage l’innovation et le service au client), dans un cadre de coordination centrale (qui évite la duplication et assure que toutes les options sont couvertes). Mais les Autrichiens disent que toute intervention gouvernementale place nécessairement les valeurs d’une petite classe politique au-dessus des valeurs de toute la population collaborant librement dans le commerce, et diminue ainsi le bien-être humain.

Les Autrichiens reprochent aux gouvernements de créer et de maintenir des monopoles. Les critiques acceptent que des gouvernements grands et corrompus puissent effectivement créer des monopoles ; mais des entreprises grandes et corrompues le peuvent aussi. Et en réalité, disent-ils, les marchés non réglementés regorgent de monopoles : la grande époque du laissez-faire du XIXe siècle a vu surgir de gigantesques monopoles.

En réponse, les Autrichiens insistent sur le fait que là où les marchés sont ouverts, les monopoles ne peuvent pas exister, ou pas pour longtemps. Même les monopoles « naturels » sont vulnérables : une société minière peut avoir le monopole de la production d’un minerai particulier, par exemple, mais les gens chercheront des alternatives plutôt que de payer des prix de monopole. Et là où les monopoles sont fondés sur l’échelle, les grandes entreprises sont toujours sujettes aux attaques d’autres grandes entreprises, et même de petites entreprises qui grignotent des coins particuliers de leur marché. Ce n’est que s’il existe une réglementation gouvernementale qui les protège qu’ils peuvent se prémunir de cette concurrence.

 

Les cycles d’affaires et de crédit

 

Les Autrichiens soutiennent que l’expansion du crédit par le gouvernement est à l’origine des booms et des krachs, ce qui entraîne des erreurs d’investissement, et que la seule solution est de laisser se produire les effets de ces erreurs. Mais de nombreux économistes pensent que lorsque les affaires chancellent, les gouvernements doivent encourager une augmentation des investissements. Ils pensent que cela peut risquer d’entraîner une hausse des prix, mais que c’est préférable à un bouleversement économique majeur.

Les Autrichiens voient le problème plutôt comme une dépendance à la drogue. Le stimulus du nouveau crédit produit un boom, mais le boom ne dure que tant que le crédit continue de croître. Sans doses de plus en plus importantes, le stimulus est perdu et les erreurs d’investissement commises à la suite d’un crédit bon marché se révèlent non viables. Reporter la date d’apparition du mal ne fait que rendre le bouleversement final d’autant plus grand.

 

Monnaie et inflation

 

Les économistes traditionnels ont également des problèmes avec l’attachement des Autrichiens à l’étalon-or. Les monnaies marchandises telles que l’or soustraient en effet l’offre de monnaie au contrôle des gouvernements et atténuent peut-être les dangers de l’inflation. Mais ils n’empêchent pas des booms et des krachs dommageables. Les États-Unis, par exemple, ont souffert de huit dépressions alors qu’ils étaient assujettis à un standard de monnaie marchandise. Et la monnaie fiduciaire, correctement gérée, peut être utilisée pour lisser les booms et les krachs, et ainsi promouvoir la croissance économique.

Les Autrichiens craignent que les gouvernements essaient d’utiliser la monnaie fiduciaire pour créer des booms qui leur apportent des votes, en ignorant les dangers inhérents, et que la banque de réserves fractionnaires ne va qu’amplifier cet effet. Bien que la banque de réserves fractionnaires ait bien fonctionné en termes d’épargne et de croissance économique, elle a également permis une dégradation considérable de la monnaie et une hausse des prix qui obscurcit les décisions d’investissement, créant une inefficacité économique et du gaspillage. Pire, comme l’ont montré les événements de 2008-2009, elle amplifie de façon désastreuse le cycle boom-krach.

 

Conclusion

 

La critique de l’école autrichienne se concentre principalement sur la méthode déductive et l’individualisme intransigeant de Mises, Rothbard et de leurs disciples (principalement américains). Mais il subsiste un large éventail de points de vue dans la tradition autrichienne. D’autres Autrichiens acceptent que toute action humaine remonte finalement aux individus, mais que des explications fondées sur les grandes tendances culturelles, économiques ou historiques aident notre compréhension. Hayek, par exemple, a estimé que nous pouvons détecter des structures dans la vie sociale et économique, à partir desquelles nous pouvons faire des prédictions scientifiques raisonnablement fiables, même si nous ne comprenons pas précisément comment ces structures apparaissent.

Beaucoup d’Autrichiens considèrent aussi que la méthode déductive doit être vérifiée par rapport à la preuve tangible de la vie réelle ; et que si nous partons de l’idée que l’action n’est pas touchée par le vol, la fraude, la contrainte et le gouvernement, nous aboutirons à des conclusions tout aussi irréelles. Des marchés totalement libres et non réglementés ne se présentent jamais : comme le dit Hayek, les marchés ont effectivement besoin d’un cadre de règles sociales pour fonctionner — des règles de propriété et de contrat, par exemple — tout comme un feu domestique nécessite un foyer pour le contenir.

Pour les Autrichiens comme Hayek, il semble inutile de rejeter toute méthode autre que la déduction et toute déviation par rapport à un idéal purement conceptuel. Mieux vaut montrer que, malgré tous leurs défauts inévitables, les avantages des marchés l’emportent sur leurs inconvénients. Les réserves bancaires fractionnaires et la monnaie fiduciaire ne sont peut-être pas idéales : mais leurs avantages dépassent-ils leurs coûts ? Pour la plupart des gens, y compris de nombreux Autrichiens, la réponse à ces questions devrait être une question de preuve et de débat, plutôt que d’une logique humaine faillible.

 


 

14. LA PENSÉE AUTRICHIENNE CONTEMPORAINE

 

 

L’école autrichienne a bénéficié de l’attribution d’un prix Nobel à F. A. Hayek en 1974. Le solide travail de chercheurs tels que Ludwig Lachmann sur la théorie du capital et Israël Kirzner sur l’entrepreneuriat a renforcé cet effet.

Il y a maintenant plusieurs universités où l’économie autrichienne s’épanouit et est enseignée, comme l’Université George Mason en Virginie, l’Université Loyola à la Nouvelle-Orléans et l’Université Auburn en Alabama. Les idées autrichiennes sont promues par des groupes de réflexion et d’autres institutions, comme l’Institut Cato à Washington, la Fondation pour l’éducation économique à Irvington (New York) et l’Institut Ludwig von Mises à Auburn (Alabama). Plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie, dont James Buchanan, Douglass North, Elinor Ostrom et Gary Becker, admettent des tendances autrichiennes, tout comme des personnalités gouvernementales telles que Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine et Ron Paul, membre du Congrès américain. L’économiste autrichien Peter Klein a été économiste principal au Conseil des conseillers économiques du président des États-Unis.

Mais la pensée autrichienne prospère aussi en dehors des États-Unis. Il y a de grands centres à l’Université Francisco Marroquin au Guatemala et à l’Université Rey Juan Carlos à Madrid, par exemple. On peut trouver des Autrichiens dans des groupes de recherche, des institutions gouvernementales et des départements universitaires partout dans le monde —même en Chine. Et en 2010, le Royaume-Uni a élu son premier membre du Parlement ouvertement autrichien, Steve Baker.

Aujourd’hui, les Autrichiens développent des théories originales et des approches innovantes sur un large éventail de sujets, notamment l’entrepreneuriat, le marché, les institutions commerciales et gouvernementales, le capital, les cycles économiques, la banque, la théorie monétaire et la politique macroéconomique, et l’évolution des ordres sociaux libres et spontanés. Et c’est précisément parce que la conception autrichienne s’est révélée si fertile qu’il y a tellement de diversité dans la pensée autrichienne aujourd’hui.

 

Les deux traditions

 

Pourtant, au sein de cette grande diversité, il existe une différence principale d’accent. L’une est la tradition Mises-Rothbard, longtemps associée à l’Institut Ludwig von Mises. Il met l’accent sur le rôle des fondements déductifs et subjectivistes de l’économie et sur le cadre juridique et éthique d’une économie libérale. L’autre est la tradition Hayek, soutenue à l’Université George Mason, qui se concentre davantage sur les ordres sociaux spontanés, les processus de marché et les institutions commerciales et gouvernementales. Les chercheurs de cette tradition ont également été plus enclins à accepter que les méthodes scientifiques standard de mesure et d’expérimentation puissent élargir les connaissances des économistes — tout en acceptant que leur utilisation sur des êtres humains indépendants n’a pas la certitude qu’elles apportent à l’étude des objets concrets de la nature. Les Autrichiens britanniques ont également tendance à souscrire à cette approche.

Les Autrichiens ne savent toujours pas à quel point ils sont et devraient être proches de l’économie dominante. La tradition de Mises-Rothbard se satisfait plus de rester en dehors du courant dominant, considérant qu’il est fondamentalement défectueux. Le sentiment est réciproque, les économistes dominants considérant les méthodes de ces Autrichiens comme non scientifiques, et rejetant leurs prescriptions comme doctrinaires et irréalistes.

Néanmoins, l’économie dominante a toujours absorbé volontiers les idées autrichiennes qu’elle considère comme utiles, comme cela s’est produit avec l’analyse de l’utilité marginale et le coût d’opportunité, et comme cela se passe maintenant dans d’autres domaines. Les Autrichiens de la tradition de l’Université George Mason, plus enclins à débattre avec le courant dominant, ont cherché à poursuivre cette absorption, en forçant les économistes traditionnels à se confronter à la simplicité excessive de leurs agrégats, modèles et formules, et à prendre en compte le rôle de l’entrepreneuriat, du temps, des informations dispersées et autres préceptes autrichiens.

 

L’ampleur de la pensée autrichienne

 

La fécondité de la conception autrichienne se manifeste dans la diversité des idées sur lesquelles travaillent les penseurs autrichiens contemporains, allant de la méthode d’enquête économique jusqu’aux processus et aux institutions d’une économie libérale, en passant par la politique macro-économique.

Un processus, pas un instantané. Une grande partie de la pensée actuelle se concentre sur le système économique en tant que processus continu, par opposition à la vue instantanée qui est commune dans le courant dominant. Dans ce contexte, Peter Boettke a exploré l’évolution des systèmes économiques, tandis que Tyler Cowen (un critique bienveillant de l’école autrichienne) a expliqué comment les marchés modifient la culture et évoluent afin de fournir ce que les gens veulent réellement. Peter Leeson a montré comment les ordres sociaux spontanés et les structures sociales privées se développent et prospèrent grâce aux bénéfices pratiques qu’ils apportent aux communautés, même lorsque les gouvernements sont absents ou (comme dans le cas des groupes de pirates) sont délibérément évités.

La connaissance dispersée. Mario Rizzo, avec Gerald O’Driscoll, a écrit sur l’importance du fait que les connaissances économiques sont dispersées et incomplètes. George Shackle a également exploré comment les connaissances des acteurs économiques — et leur « non-connaissance » — affectent leurs choix. Cette réflexion a conduit les Autrichiens à critiquer directement l’hypothèse dominante des « anticipations rationnelles » (selon laquelle les agents économiques agissent rationnellement et que leurs erreurs s’équilibrent) ; le fait est que les êtres humains sont guidés par leurs valeurs et leurs émotions et font des erreurs systématiques parce que leurs informations ne peuvent jamais être complètes. Gary Becker a beaucoup écrit sur l’irrationalité en économie. Rizzo et Glen Whitman ont réagi à la montée de l’économie comportementale, rejetant la base philosophique du paternalisme libertaire.

Temps et coordination. Le temps, disent les Autrichiens, est tout aussi important que l’ignorance en termes de choix économiques et de résultats. Le fait que les différents choix prennent différentes durées à faire et à exécuter signifie que les actions des gens ne s’harmonisent pas toujours bien : c’est le « problème de la coordination » sur lequel O’Driscoll a beaucoup écrit. Rizzo a aussi écrit sur la façon dont les différentes préférences temporelles peuvent expliquer la tendance de certaines personnes au crime (gratification instantanée, conséquences lointaines).

Entrepreneuriat et innovation. Dans le monde réel, où les connaissances sont dispersées et incomplètes — contrairement aux modèles économiques dominants plus simplistes ─ le rôle de l’entrepreneuriat dans la détection des lacunes et la coordination des ressources pour les combler devient crucial. Israel Kirzner, Stephen Littlechild et Don Lavoie se sont concentrés là-dessus et sur la manière dont les entrepreneurs traitent réellement les opportunités de profit. Peter Klein et Nicolai Foss soulignent le rôle du jugement entrepreneurial, tandis que Jesus Huerta de Soto a exploré la créativité que les entrepreneurs apportent au processus du marché.

Macroéconomie. Bien que l’économie autrichienne soit enracinée dans les valeurs et les actions des individus, de nombreux Autrichiens contemporains ont parfaitement accepté de débattre de la théorie et de la politique macroéconomiques. Une grande partie de leur contribution a été de montrer comment les « agrégats » de la pensée dominante regroupent des choses diverses. Lachmann, par exemple, a beaucoup écrit sur l’hétérogénéité du capital et sur l’importance de la structure du capital, et pas seulement de sa quantité.

Le cycle des affaires. À la suite de la crise financière, une attention particulière a été accordée à la théorie autrichienne du cycle économique. Lachmann et Sudha Shenoy, largement contre l’humeur de leur temps, ont tous deux souligné les dangers des booms inflationnistes et le mal-investissement et le chômage consécutif qu’ils ont créé. De Soto, Roger Garrison et d’autres ont décrit en détail la progression des cycles économiques induits par le crédit. (Mais beaucoup d’économistes traditionnels ne sont pas convaincus : Scott Sumner et Brad DeLong ont soutenu, comme Milton Friedman avant eux, que les augmentations de crédit et les mal-investissements étaient en réalité trop faibles pour soutenir la vue autrichienne des événements ultérieurs.)

Sur ce front, Steve Horwitz a travaillé sur les coûts de l’inflation, du déséquilibre monétaire et de la coordination macro-économique d’un point de vue autrichien, tandis que George Selgin a proposé une règle monétaire (la « norme de productivité ») axée sur un taux de croissance stable plutôt que sur une cible d’inflation. Mais beaucoup d’Autrichiens sont favorables à un retour à une monnaie adossée à des matières premières, telles que l’or.

La banque libre. D’autres, cependant, ont suggéré que les gouvernements nationaux devraient perdre complètement leur monopole sur la monnaie. Cette école influente de la « banque libre », menée par Lawrence White, George Selgin, Kevin Dowd et d’autres, soutient que les banques privées devraient émettre leurs propres devises, entre lesquelles les gens pourraient choisir — une incitation puissante pour que les banques maintiennent leur entreprise innovante, mais en bonne santé. Les avantages de la banque libre, disent-ils, s’apparentent aux avantages du libre-échange et, dans les deux cas, c’est l’ingérence du gouvernement qui cause les problèmes.

Entreprises et gouvernements. Un autre axe fertile de la pensée autrichienne concerne les institutions de l’économie libre. Klein, Peter Lewin et George Shackle, par exemple, ont tous souligné la nature et l’importance de la conception, de la diversification et de l’inventivité des entreprises privées, Lewin se concentrant particulièrement sur le rôle (généralement dommageable) de la réglementation dans la vie des entreprises et l’innovation. Buchanan, avec son école des choix publics, a expliqué comment le processus décisionnel politique produit souvent des résultats qui servent des intérêts privés plutôt que publics, et entravant le processus du marché. Boettke a montré comment des intérêts spéciaux et la recherche de rente étouffaient l’économie soviétique et comment le processus de transition nécessitait une base de droits de propriété privée.

Développement économique. Bien qu’ils ne se comptent pas eux-mêmes parmi les Autrichiens, William Easterly et la lauréate du prix Nobel Elinor Ostrom ont appliqué des idées autrichiennes (telles que l’importance des droits de propriété, la nature dispersée et partielle de l’information et l’échec de
la planification centrale) pour définir des politiques plus efficaces de développement économique dans les pays les plus pauvres.

 

Impact sur la pensée dominante

 

Tout cela n’est qu’une liste partielle des domaines où la vague actuelle de l’école autrichienne apporte une nouvelle réflexion. Bien que le courant dominant puisse vouloir rejeter les Autrichiens, il est clair que la diversité, l’originalité et la fécondité des idées autrichiennes leur donnent beaucoup à réfléchir.

Aujourd’hui, la situation n’est plus la même qu’à l’époque de Mises, où deux orthodoxies différentes prétendant expliquer la même chose s’affrontaient dans un combat à mort — comme la mécanique de Newton remplaçant celle d’Aristote et étant à son tour supplantée par celle d’Einstein. Au contraire, les critiques autrichiennes semblent plutôt pousser les économistes traditionnels à repenser chaque partie de leur structure existante, jusque dans ses fondements, et à absorber de plus en plus d’idées autrichiennes dans leurs propres approches.

 

 

 


 

15. PERTINENCE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE AUJOURD’HUI

 

 

• Les économistes autrichiens critiquent les théories dominantes, en aidant à expliquer des phénomènes comme la stagflation et en exposant les faiblesses de la politique fondée sur des modèles économiques artificiels et trompeurs.

• L’école autrichienne explique pourquoi nous pouvons avoir confiance dans l’ordre imprévu produit par les marchés. Simultanément, elle expose les conséquences néfastes de l’intervention du gouvernement.

• Les approches des écoles autrichiennes peuvent fournir des explications et des solutions à des problèmes actuels importants, tels que la protection de l’environnement et les récessions.

 

 

L’école autrichienne a apporté plusieurs contributions significatives à ce qui est maintenant la pensée économique dominante — l’analyse de l’utilité marginale, par exemple, et le concept de coût d’opportunité. Certaines de leurs autres contributions ont certainement eu une influence — la théorie autrichienne de la valeur, par exemple, ou l’accent mis sur l’hétérogénéité du capital, l’importance du temps dans la production et leur explication de l’origine de l’intérêt — bien que les économistes du courant dominant écartent souvent tout cela comme de simples différences d’accent. De nos jours, en particulier après le krach financier de 2007, l’intérêt pour l’explication autrichienne du cycle économique s’est accru, avec ses racines dans les préférences temporelles, son élucidation de la dislocation destructrice provoquée par l’inflation, et sa conclusion que la monnaie fiduciaire et la banque à réserves fractionnaires sont un cocktail dangereux.

Les économistes traditionnels ont plus de mal à s’enthousiasmer pour l’importance critique dans l’analyse économique de la propriété privée en tant que fondement de l’échange et des prix, ou pour l’accent autrichien sur la centralité de l’individualisme — et le fait que les valeurs, préférences, désirs, besoins et circonstances des individus sont si divers et imprévisibles. La conclusion des Autrichiens, selon laquelle les agrégats et les formules mathématiques des économistes dominants sont des absurdités trompeuses, n’est bien sûr pas du tout acceptée par eux.

 

Une vision alternative de l’économie

 

Pourtant, la conception autrichienne fournit des moyens d’expliquer ce que l’économie traditionnelle ne peut pas expliquer du tout. La stagflation — inflation croissante et baisse de la production — des années 1970, par exemple, ne pouvait pas être expliquée par l’orthodoxie keynésienne dominante, qui prédisait que l’inflation et les dépenses publiques devaient stimuler l’emploi et la croissance. Les Autrichiens, au contraire, pouvaient l’expliquer facilement : l’inflation obscurcit le calcul économique et conduit à un mal-investissement, tandis que l’intervention gouvernementale sape l’entreprise et la croissance.

Les économistes dominants acceptent volontiers la critique autrichienne selon laquelle leurs modèles macroéconomiques et leurs notions de marchés « parfaits » ne sont que des abstractions théoriques ; mais alors, disent les Autrichiens, ils essaient de construire des politiques pratiques sur ces fondements imaginaires. Ils suggèrent que « l’échec du marché » peut être « corrigé » par la réglementation et l’intervention. Mais comment les politiciens sont-ils censés savoir quand un marché « échoue » ? Et comment peuvent-ils être sûrs qu’ils peuvent faire mieux ?

La législation anti-monopole est un exemple typique. Les gouvernements interviennent généralement lorsqu’ils estiment que certaines entreprises commencent à « dominer » le marché. Mais comment l’État peut-il savoir quelle est la « bonne » structure du marché ? Dans certains secteurs, comme la plomberie, les entreprises ont tendance à être petites ; dans d’autres, comme la construction automobile, à être grandes ; et même cela change avec le temps et la technologie. Seuls les marchés peuvent décider de ce qui fonctionne. Et en tout cas, disent les Autrichiens, les entreprises ne peuvent pas grandir au point d’en tirer des profits monopolistiques, car les profits élevés invitent simplement les autres à entrer sur le marché. Après tout, ce sont précisément ces « imperfections » qui motivent les entrepreneurs. En essayant de contrôler les marchés, les gouvernements les arrêtent brutalement.

Il est également utile de rappeler aux économistes traditionnels que les « agrégats » auxquels ils consacrent tant d’analyses mathématiques sont intrinsèquement défectueux. Dans un monde de rareté, les gens doivent faire des choix ; et le résultat repose entièrement sur les valeurs humaines spécifiques des individus particuliers à ce moment et en ce lieu uniques. De telles choses ne peuvent plus être additionnées, représentées par des graphiques ou manipulées dans des équations, que ne le peuvent le chagrin ou la joie. Et il est absurde de dire, par exemple, qu’un pays a besoin de plus d’« investissements » lorsque la question cruciale n’est pas de savoir combien nous dépensons en biens d’équipement, mais pour lesquels et où ils sont — c’est la structure du capital.

 

Une foi renouvelée dans les marchés

 

Les Autrichiens fournissent également une base intellectuelle solide à ceux qui croient que les marchés valent mieux pour répondre à nos besoins économiques que le contrôle et la planification du gouvernement. Ils considèrent la vie économique comme un problème de coordination des actions de divers individus à travers la planète, en réponse les uns aux autres et à l’évolution rapide des circonstances locales. Les marchés, disent-ils, utilisent, traitent et agissent constamment sur des informations dispersées, partielles, personnelles et même conflictuelles — une tâche qui submergerait n’importe quel planificateur central.

De combien de poulets a-t-on besoin chaque jour, par exemple, dans les restaurants de New York, et comment les y amener ? Un office gouvernemental de l’alimentation en poulets devrait enquêter sur les restaurateurs et leurs clients, tenir compte des jours fériés et des variations saisonnières, conclure des contrats avec les agriculteurs, les transformateurs et les camionneurs, et sans doute beaucoup plus. Pourtant, le marché, mu par les changements de prix qui montrent les excédents et les pénuries, le fait automatiquement, jour après jour. Personne ne contrôle tout cela ; c’est néanmoins un effort vaste, non planifié mais coordonné. C’est le pouvoir remarquable des marchés.

La concurrence, disent les Autrichiens, est un processus de découverte — découvrir ce que les divers clients veulent réellement, et la manière la plus rentable de l’approvisionner à cet endroit et à ce moment précis. Cela nous rappelle la nécessité de maintenir la compétitivité des marchés et de maintenir des barrières à l’entrée peu élevées — deux choses contrecarrées par la réglementation. Cela nous rappelle aussi le rôle dynamique des entrepreneurs pour obtenir et évaluer les informations de marché dispersées, et pour prendre des risques et agir sur la base de leurs prédictions des besoins futurs des clients — quelque chose qui ne peut se produire que dans un cadre de sécurité des droits de propriété et de faible imposition.

 

La critique de l’action gouvernementale

 

Trop souvent, on suppose que les gouvernements peuvent tout faire — même manipuler les marchés selon leurs propres souhaits — et le faire bien. Les Autrichiens nous rappellent que ce n’est pas le cas. Avant que les gouvernements interviennent, ils doivent montrer pourquoi et comment ils peuvent réellement améliorer les choses. Cependant, ce n’est pas une tâche facile, car la plupart des interventions sur les marchés libres ont des conséquences involontaires, et généralement malignes. Et les gouvernements eux-mêmes ne sont nullement parfaitement sages et rationnels : ils sont soumis au lobbying des groupes d’intérêts et à la volonté de construction d’empire de leurs propres politiciens et fonctionnaires.

Les lois sur le salaire minimum, par exemple, peuvent sembler améliorer la vie des travailleurs les plus pauvres. En fait, elles ont pour conséquence que les employeurs cessent d’embaucher des travailleurs moins qualifiés, ce qui aggrave en particulier le sort des personnes pauvres et jeunes, sans formation. Les seuls gagnants sont les travailleurs au-dessus du salaire minimum, qui ne font plus face à une concurrence moins coûteuse et qui étaient probablement les principaux défenseurs de la loi. De même, les gouvernements sont facilement persuadés par les entreprises établies que leurs marchés devraient être protégés contre les « cowboys » par la réglementation, alors qu’en fait, c’est leur propre position sur le marché qui est protégée contre la menace des nouveaux entrants.

Les Autrichiens nous rappellent aussi d’être sceptiques à l’égard de toute politique fondée sur des agrégats et des indices supposés. La politique monétaire du gouvernement, par exemple, vise un indice des prix à la consommation stable ; mais le résultat dépend beaucoup des prix inclus dans cet indice, parce que la réalité est que les prix individuels fluctuent tout le temps dans les deux sens. Nous ne devons pas non plus présumer que les gouvernements peuvent stimuler la croissance en gérant la « demande », puisque cet agrégat contient aussi beaucoup de choses diverses et conflictuelles. En tout cas, « l’investissement gouvernemental » est un oxymore pour les Autrichiens, puisque pour financer son propre « investissement », le gouvernement impose des taxes aux entrepreneurs créatifs qui auraient pu investir le même argent de façon plus productive ailleurs. De même, lorsque les gens exhortent les gouvernements à augmenter leurs dépenses afin de stimuler la demande, ils oublient les coûts économiques plus importants imposés par la fiscalité, la réglementation et l’érosion des droits de propriété privée.

 

La vision autrichienne des problèmes contemporains

 

La crise financière de 2007 et au-delà a suscité un regain d’intérêt pour les idées autrichiennes, car elles offrent la seule explication convaincante du cycle d’expansion et de récession — un boom et un effondrement liés au crédit, à leur avis. Leurs solutions suscitent également un intérêt croissant : contrôle plus strict de la monnaie fiduciaire (ou son remplacement par des formes de monnaie que les gouvernements ne peuvent pas pervertir : la livre et le dollar ont perdu 98% de leur valeur depuis qu’ils ont été détachés de l’or), un montant plus élevé (peut-être même 100%) de réserves obligatoires pour les banques. Quant aux efforts des gouvernements pour modérer la crise par des emprunts plus élevés — cela, disent les Autrichiens, n’est pas une solution. Au contraire, c’est ce qui a causé la crise en premier lieu.

Les Autrichiens ne revendiquent aucune expertise en science de l’environnement, mais encore une fois, ils affirment que les marchés, plutôt que les gouvernements, sont plus susceptibles de résoudre nos problèmes. Sommes-nous à court de ressources vitales comme le pétrole, comme beaucoup de gens le craignent ? Non, disent les Autrichiens : nous avons plus de réserves de pétrole connues que nous n’en avons jamais eu dans notre histoire. Mais à mesure que la demande augmente et qu’une technologie plus sophistiquée est nécessaire pour extraire le pétrole, son prix doit augmenter, ce qui a précisément pour effet de limiter la demande et d’inciter les gens à chercher des alternatives moins chères. L’âge de pierre n’a pas pris fin parce que nous avons manqué de pierres, mais parce que des alternatives plus rentables ont été développées. Les Autrichiens considèrent que les marchés peuvent protéger et gérer des ressources précieuses — comme les sources d’énergie, les lieux de pêche, les cours d’eau, les animaux rares, l’air pur, les parcs et forêts — tandis que la propriété communautaire les conduit invariablement à être surutilisées, gaspillées et détruites. Ils voudraient étendre le rôle des marchés, ne pas essayer de les contrôler.

 

L’avenir de l’école autrichienne

 

Malgré toutes les critiques qui leur sont adressées, et malgré l’intérêt récent qu’elles suscitent, les idées de l’école autrichienne sont encore considérées comme un simple éclairage secondaire sur les idées dominantes. C’est peut-être parce que la plupart des gens ont toujours une foi touchante dans le pouvoir des gouvernements d’identifier et de guérir nos problèmes. Ou peut-être que les gens ont du mal à imaginer que les marchés peuvent résoudre des problèmes extrêmement importants et difficiles sans avoir besoin d’une direction et d’un contrôle centralisés.

D’autre part, dans certains cas, il se peut que beaucoup de personnes aient du mal avec la dépendance des Autrichiens à l’égard des techniques déductives, par rapport à la théorisation, l’observation et les tests qui caractérisent la méthode scientifique standard. Ou peut-être que les solutions politiques proposées par certains des principaux Autrichiens semblent brutales et doctrinaires.

Pourtant, il existe un large éventail de points de vue parmi les économistes qui se disent autrichiens, ou qui acceptent au moins de nombreuses parties de la conception autrichienne. Mises, Rothbard et leurs partisans (particulièrement en Amérique) insistent sur une méthode déductive rigoureuse et sur un anti-interventionnisme intransigeant. Mais d’autres (particulièrement en Grande-Bretagne et en Europe) qui sont plus influencés par Hayek, sont prêts à admettre que la mesure, l’observation et l’expérimentation ont leur utilité pour élargir les connaissances des économistes — tout en acceptant que leur utilisation pour des êtres humains capricieux n’apporte pas la même certitude qu’à l’étude des objets naturels concrets. Ce groupe en particulier, étant plus ouvert et apparemment moins sectaire à l’égard des outsiders, a déjà poussé les économistes traditionnels à remettre en question leurs agrégats, leurs modèles et leurs formules simplistes, et à commencer à tenir compte du rôle de l’entrepreneuriat, du temps, du lieu, des valeurs, de l’information dispersée et des autres préceptes autrichiens dans leur analyse. À mesure que l’économie mondiale elle-même — ou peut-être devrait-on dire la catallaxie — devient plus vaste, plus diversifiée, plus légère, plus rapide, plus complexe et plus difficile à modéliser, il semble probable que l’influence des idées autrichiennes continuera à croître.

 

 

 

 


 

NOTICES BIOGRAPHIQUES

 

 

Carl Menger (1840-1921)

 

Comme ses deux frères, également doués pour les études, Carl Menger est né à Neu-Sandec en Galicie, une partie de l’Empire austro-hongrois (maintenant Nowy Sacz, en Pologne), où son père était avocat. Sa mère était la fille d’un riche marchand.

Menger étudie le droit à Prague et à Vienne, obtenant son doctorat à Cracovie en 1867. En écrivant des articles sur les marchés à Lviv (maintenant en Ukraine) et à Vienne, il conclut que la détermination du prix réel ne correspond pas à la théorie économique. Il commence donc à étudier l’économie et, en 1871, publie des Principes d’économie, qui ont lancé l’école autrichienne. S’attaquant à la théorie du travail de Marx, il a montré que la valeur était un concept subjectif, développant l’idée d’utilité marginale comme explication des choix économiques.

Menger a passé quelques années comme précepteur du prince héritier autrichien, l’archiduc Rudolf von Hapsburg, l’accompagnant dans les voyages européens. De retour à Vienne, où il fut professeur jusqu’à sa retraite en 1903, il suscita un débat acharné, la Methodenstreit, en insistant sur le fait que les sciences sociales ne pouvaient produire des « lois » et des prédictions parce qu’elles traitaient des personnes et non des choses, mais que des résultats utiles pourraient être déduits des principes de l’action humaine.

En servant dans une commission sur le système monétaire autrichien, il aboutit à de nouvelles idées sur la nature de la monnaie, soutenant que sa valeur a pour origine un bien d’échange, qu’elle a grandi naturellement parce qu’elle a facilité le commerce et l’échange, et qu’elle n’a pas, et n’aura pas besoin de gouvernements pour se développer et se maintenir.

 

Friedrich von Wieser (1851-1926)

 

Friedrich von Wieser fut l’un des premiers maîtres de l’école autrichienne. Il a développé la théorie autrichienne des coûts, montrant la subjectivité des coûts et développant l’idée du coût d’opportunité.

Wieser, l’un des rares économistes de l’école autrichienne nés à Vienne, où son père était un haut fonctionnaire, a étudié le droit et les sciences sociales à l’université avant d’entrer au service du gouvernement.

Comme Böhm-Bawerk (qui devint son beau-frère), Wieser étudia auprès de penseurs de l’école historique, dont Wilhelm Roscher à Leipzig ; mais l’alternative de Menger l’a converti.

En 1884, il commence à enseigner à l’Université de Prague, où il écrit son premier ouvrage majeur, La Valeur naturelle (1889). Ce livre reposait sur le subjectivisme de Menger et l’analyse de l’utilité marginale, et montrait que les coûts n’étaient pas non plus objectifs, mais une question de valeurs individuelles. Il observe que les personnes confrontées à des choix entre des alternatives souhaitables mais mutuellement exclusives ne considèrent pas seulement le coût de leur choix, mais la valeur de tout ce à quoi elles doivent renoncer pour l’obtenir — ce que nous appelons aujourd’hui le coût d’opportunité.

Wieser a également développé la théorie autrichienne de l’imputation — les prix des biens d’équipement sont déterminés, explique-t-il, non par le coût de leur construction, mais par la valeur attendue des produits qu’ils créent. Dans sa Théorie de l’économie sociale (1914), il a tenté d’appliquer cette théorie au monde réel.

En 1903, Wieser revient à Vienne pour succéder à Carl Menger après sa retraite. Dans ce rôle, il a contribué à façonner les idées des économistes autrichiens de « deuxième vague » tels que Ludwig von Mises.

 

Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914)

 

Eugen von Böhm-Bawerk fut une des premières figures marquantes de l’école autrichienne, développant la théorie autrichienne de l’intérêt, de l’investissement et du capital, et identifiant l’importance du temps dans les processus de production. Il a également produit des critiques importantes sur les vues de Karl Marx sur ces questions.

Böhm-Bawerk est né à Brünn en Moravie, une partie de l’empire austro-hongrois (aujourd’hui Brno en République tchèque). Il a étudié le droit à Vienne, où il a lu les Principes d’économie de Carl Menger et est devenu un adepte résolu des idées de Menger. À Vienne, il rencontra également Friedrich von Wieser, qui devint la troisième personnalité de la première école autrichienne.

Après l’université, il rejoint le ministère des Finances à Vienne, mais en 1881, il part enseigner à Innsbruck. Pendant ce temps, il publie deux volumes importants de son excellent travail, Capital et Intérêt. Il explique que les taux d’intérêt reflètent les préférences temporelles des gens — le fait qu’ils préfèrent avoir des choses maintenant que dans le futur, et exigent d’être payés pour différer leur consommation. Ceci, pensait-il, était crucial pour les décisions d’investissement, car toute production prend du temps. Des processus plus longs n’ont de sens que si le produit en résultant est plus valorisé.

En 1889, il revient au ministère des Finances pour rédiger des plans pour la réforme fiscale, et devient ministre des Finances de l’Autriche en 1895, puis de nouveau en 1897 et 1900-1904. Il a éliminé les subventions et maintenu strictement l’étalon-or et un budget équilibré. Son portrait a figuré sur le billet de 100 Schillings autrichiens en 1984, jusqu’à l’introduction de l’euro en 2002.

 

Ludwig von Mises (1881-1973)

 

Ludwig von Mises était un éminent économiste autrichien de « deuxième vague », qui a utilisé l’analyse marginale de Menger pour affiner la théorie de la monnaie, a travaillé sur les cycles économiques et a expliqué l’économie comme une science déductive et non prédictive.

Mises est né à Lemberg, en Galicie austro-hongroise (aujourd’hui Lviv en Ukraine), où son père dirigeait des projets ferroviaires. D’abord gauchiste, il a découvert l’importance des valeurs individuelles et des marchés libres dans les Principes d’économie de Menger. Aux séminaires de Böhm-Bawerk à Vienne, il s’est intéressé à la théorie monétaire. En 1912, âgé de seulement 31 ans, il publie la Théorie de la monnaie et du crédit qui applique l’analyse de l’utilité marginale pour montrer comment la monnaie est valorisée comme moyen d’échange. Cela lui a permis d’expliquer comment des cycles économiques dommageables apparaissent lorsque la crise du crédit bouleverse le fragile équilibre entre l’offre et la demande de monnaie. En 1926, il a fondé un institut de recherche sur ces sujets avec F. A. Hayek.

Mises était économiste en chef à la Chambre de commerce de Vienne et, de 1913 à 1934, il donna des séminaires privés à l’Université. Son livre Socialisme de 1922 a montré que sans les prix, les sociétés socialistes ne pouvaient jamais faire de choix économiques rationnels.

Après l’ascension d’Hitler, Mises s’installa en Suisse, puis aux États-Unis. Là, il a écrit L’Action Humaine (1949), expliquant l’économie comme une science déductive, non prédictive. Puisque les économistes traitent des valeurs individuelles, a-t-il noté, ils ne peuvent jamais faire de prédictions comme leurs collègues des sciences physiques. Les idées économiques proviennent de l’élaboration des conséquences logiques de vérités évidentes sur les choix et les actions.

 

Friedrich Hayek (1889-1992)

 

Friedrich Hayek était un esprit universel qui a travaillé sur les cycles économiques, a expliqué l’importance de l’information sur les marchés et a montré comment les sociétés libérales pouvaient prospérer sans planification centrale.

Il était le fils d’un médecin de Vienne ; les grands-pères de Hayek étaient tous deux des universitaires éminents, et Wieser et Böhm-Bawerk étaient des amis de la famille. Après un service militaire dans l’armée austro-hongroise, il obtint des doctorats en droit et en science politique à Vienne. Wieser le recommanda à Mises, avec qui il a étudié les cycles économiques, ce qui a valu à Hayek le prix Nobel des années plus tard.

En 1931, il commence à enseigner à la London School of Economics, et prend la nationalité britannique en 1938. Pendant l’évacuation de la LSE en temps de guerre, Keynes lui trouve un logement à Cambridge où il écrit sa critique acerbe du totalitarisme, La Route de la Servitude.

Hayek commence à conclure que la planification centrale est impraticable. Les informations économiques dont les planificateurs ont besoin sont dispersées, partielles, vastes et éphémères. Elles sont hors de la portée d’un esprit unique ; pourtant, elles forment la base des plans personnels de millions d’individus, dont le marché coordonne les actions.

En 1950, Hayek déménage à l’Université de Chicago, où il trace les limites de la méthode scientifique dans la compréhension de la société, et développe son point de vue que les institutions humaines ont évolué naturellement, sans nécessiter de commandes centrales.

L’idée de Hayek selon laquelle un gouvernement libéral devrait maintenir les règles de la justice mais sans diriger la société est résumée dans La Constitution de la Liberté (1960). En 1992, il déménage à l’Université de Fribourg, où il a affiné ces idées dans Loi, Législation et Liberté.

 

Murray Rothbard (1926-1995)

 

Murray Rothbard était l’un des principaux penseurs de l’école autrichienne de la « troisième vague », qui s’appuie sur Mises pour créer un individualisme et un anti-interventionnisme approfondis, qu’il appelait l’anarcho-capitalisme.

Né à New York, Rothbard est diplômé en mathématiques et en économie de l’Université de Columbia en 1945, avant de poursuivre un doctorat en économie en 1956. Pendant ce temps, inspiré par les idées de son professeur George Stigler, il découvre la Foundation for Economic Education, où il rencontre Ludwig von Mises. L’Action Humaine (1949) l’a grandement influencé par sa défense logique des marchés libres, et il est devenu un participant régulier des séminaires de Mises à l’Université de New York.

Un projet visant à expliquer L’Action humaine en termes plus simples a conduit à la publication par Rothbard de L’Homme, l’économie et l’État (1962). Il applique la méthode déductive et les conclusions de laissez-faire de Mises dans de nouveaux domaines, arguant en faveur de la supériorité des marchés libres sur l’intervention du gouvernement, même dans la défense, la police et la création de monnaie. Son développement de la théorie de l’action de Mises a été le prélude à une grande partie de l’idée d’anticipations rationnelles qui allait plus tard valoir un prix Nobel à Robert Lucas.

Travaillant sur les implications de la théorie autrichienne du cycle économique, Rothbard plaide pour l’étalon-or et pour une banque de réserve à 100% afin de prévenir de futures poussées de crédit préjudiciables et explique la Grande Dépression en termes autrichiens de cycle de crédit.

Rothbard pensait que, comme l’économie, l’éthique venait aussi de la nature humaine et pouvait en être déduite rationnellement. Il a maintenu un libertarianisme complet, reposant sur la primauté et l’auto-propriété de l’individu.

 

Israël Kirzner (1930-)

 

Israel Kirzner a développé les idées de l’école autrichienne sur l’entrepreneuriat montrant comment et pourquoi cela était crucial pour le système de marché. Fils d’un rabbin et disciple du Talmud, Kirzner est né à Londres et a étudié au Cap avant de déménager à New York. Rabbin et talmudiste lui-même, il a également expliqué la nature éthique des marchés.

Pour lui, l’essence de l’entrepreneuriat est la vigilance : être attentif non seulement aux innovations et aux ajustements qui pourraient créer des processus et des produits meilleurs et moins chers, mais aussi anticiper correctement ce qui plaira aux consommateurs. Dans des marchés mondiaux en constante évolution, cette tâche est difficile et risquée, mais les entrepreneurs sont motivés par la possibilité (car ce n’est pas une certitude) de réaliser un profit s’ils anticipent et fournissent correctement ce que le public veut.

Le profit a donc une fonction sociale importante. Il récompense et encourage les gens — et nous sommes tous des entrepreneurs dans une certaine mesure — à être attentifs aux lacunes et aux opportunités qui s’ouvrent dans le contexte du brassage constant des marchés. Cela permet de maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande et de coordonner les efforts humains. Les entrepreneurs découvrent des opportunités et ont droit à leurs profits pour la raison simple que « qui trouve, conserve ». Néanmoins, nous tirons tous profit de leurs découvertes.

Selon M. Kirzner, la probabilité de telles découvertes et de gains sociaux est accrue si les marchés sont ouverts et compétitifs. En revanche, la réglementation supprime les opportunités et les incitations à la vigilance et à la découverte des entreprises, et l’intervention des pouvoirs publics les détourne vers des activités moins efficaces.

 

 


 

BIBLIOGRAPHIQUE SÉLÉCTIVE

 

(proposée par l’Institut Coppet)

 

 

Carl Menger

 

Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, 1883, trad. française par G. Campagnolo.

Les origines de la monnaie, 1892, article, trad. Campagnolo

Principes d’économie, 1871, inédit en français

Contribution à la théorie du capital, Revue d'économie politique, novembre-décembre 1888, Traduction résumée en français de Zur Theorie des Kapitals, (Conrad's) Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, Vol XVII, Jena : Gustav Fischer Verlag, 1888, p. 135-183

« La monnaie mesure de valeur », Revue d’économie politique, 6, n° 2 (février 1892, p.159-175. Sur le site de l’Institut Coppet

Lettre à Siegmund Feilbogen du 26 juin 1911, in S. Feilbogen, « L’École autrichienne d’économie politique », (1er article), Journal des Économistes, Paris, 6e série, t. XXXI, juillet 1911, n° 1, p. 50-57

 

Friedrich von Wieser

 

Aucun article ni ouvrage de Wieser n’a encore été traduit en français. Ses principales œuvres sont :

 

Natural Value, 1889

Social Economics, 1914

Das Gesetz der Matcht, 1926

 

Eugen Bohm-Bawerk

 

Histoire critique des théories de l’intérêt du capital [1884], Paris, 2 volumes, 1902

Recent literature on interest (1884-1899), 1903

Théorie positive du capital [1889], Paris, 1929

Les économistes autrichiens, article, 1891, trad. H. de Quengo

Control or Economic Law, 1914

Karl Marx and the close of his system, 1898

 

Ludwig von Mises

 

Nation, État et Économie, 1919, disponible aux éditions de l’Institut Coppet.

Le Socialisme, 1922, traduction française épuisée.

Le Libéralisme, 1927, traduction française épuisée.

Critique de l'interventionnisme, 1929

Les problèmes fondamentaux de l'économie politique (non publié, 1933)

Mémoires (écrits en 1940)

L'Interventionnisme (écrit en 1940)

Le Gouvernement omnipotent, 1944

La Bureaucratie, 1944, traduction française épuisée.

Le Chaos du planisme, 1947

L'Action humaine. Traité d'économie, 1949, traduction française épuisée.

Planifier la liberté et autres essais, 1952

La Mentalité anti-capitaliste, 1956, disponible aux éditions de l’Institut Coppet.

Théorie et Histoire, 1957

Les débuts historiques de l'École économique autrichienne, 1962

Les fondements ultimes de la science économique, 1962

De la manipulation de la monnaie et du crédit, 1978

Le choc des intérêts de groupe et autres essais, 1978

Politique économique. Réflexions pour aujourd'hui et pour demain, 1979, traduction française épuisée.

Monnaie, méthode et marché, 1990

Liberté économique et interventionnisme, 1990

 

Friedrich A. Hayek

 

Monetary Theory and the Trade Cycle (Geldtheorie und Konjunkturtheorie) [1929]. Inédit en français.

Prix et production [1931]. Traduction française, Calmann Lévy, 1975, épuisé ; Agora, 1994, épuisé.

Monetary Nationalism and International Stability, 1937. Inédit en français.

Profits, Interest and Investment: and Other Essays on The Theory on Industrial Fluctuations [1939]. Inédit en français.

The Pure Theory of Capital [1941]. Inédit en français.

La route de la servitude [1944], traduction française de 1946.

Individualism and Economic Order [1948]. Inédit en français.

John Stuart Mill and Harriet Taylor: Their Friendship and Subsequent Marriage [1951]. Inédit en français.

The Counter-Revolution of Science: Studies on the Abuse of Reason [1952]. Inédit en français ; extraits traduits en français, Scientisme et sciences sociales, Agora, 1953, 1986, épuisé.

Ordre sensoriel : Une enquête sur les fondements de la psychologie théorique [1952]. Traduction française CNRS, 2001, épuisé.

L’idéal politique de l’État de droit [1955]. Traduction française, éditions de l’Institut Coppet.

La Constitution de la liberté [1960]. Traduction française par Raoul Audouin, épuisé.

Essais de philosophie, de science politique et d'économie [1967], traduction française, Les Belles Lettres, 2007 

Loi, législation et liberté, 3 volumes [1973-1979]. Traduction française par Raoul Audouin.

La dénationalisation de la monnaie [1976]. Traduction française, PUF, 2015, sous le titre : Pour une vraie concurrence des monnaies.

Nouveaux essais de philosophie, de science politique, d'économie et d'histoire des idées [1978]. Traduction française, Les Belles Lettres, 2008.

Unemployment and Monetary Policy, 1979. Inédit en français.

La présomption fatale : les erreurs du socialisme [1988]. Traduction française par Raoul Audouin, épuisé.

 

Murray Rothbard

 

Économistes et charlatans, compilation d’articles, traduits par François Guillaumat, épuisé

L’Homme, l’Économie et l’État [1962], traduction française épuisée.

Pouvoir et marché, 1970

America's Great Depression, 1963

For a New Liberty: The Libertarian Manifesto, 1973

The Essential von Mises, 1973

Egalitarianism as a Revolt Against Nature and Other Essays, 1974

L'Éthique de la liberté, 1982, traduction française publiée par Les Belles Lettres, 2011.

History of Money and Banking in the United States, 2005



[1] Cf. Daniel Hausman, « Is Falsificationism Unpractised or Unpractisable ? », Philosophy of Science, 15, 1985, pp.313-19

[2] Lawrence A. Boland, « On the state of economic methodology », 1983, p.2

[3] Voir notamment : Les problèmes fondamentaux de l’économie politique (1933) ; L’Action Humaine. Traité d’Economie (1949) ; et Le fondement ultime de la science économique (1962).

[4] Murray Rothbard, Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles, Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1

[5] Ibid., p.2

[6] Murray Rothbard, The Mantle of Science, 1960, p. 58, cité dans David Gordon, The Essential Rothbard, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.30

[7] Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, Théorie et histoire, ebook : Institut Coppet, 2011, p.6

[8] Ludwig von Mises, Théorie et histoire, ebook : Institut Coppet, 2011, p.12