P. C. F. DAUNOU

 

 

ESSAI SUR LES GARANTIES INDIVIDUELLES QUE RƒCLAME LĠƒTAT ACTUEL DE LA SOCIƒTƒ

 

(1819)

 

 

PrŽface par Beno”t Malbranque

 

 

 

 

Paris
Institut Coppet
. 2021

 

 

Table des matires

 

PrŽface....................................................................................................................................................................................... 3

ESSAI SUR LES GARANTIES INDIVIDUELLES DUES Ë TOUS LES MEMBRES DE LA SOCIƒTƒ..... 4

CHAPITRE PREMIER. De la sžretŽ des personnes............................................................................................................. 8

CHAPITRE II. De la propriŽtŽ................................................................................................................................................ 17

CHAPITRE III. De lĠindustrie................................................................................................................................................. 23

CHAPITRE IV. De la libertŽ des opinions............................................................................................................................ 31

CHAPITRE V. De la libertŽ des consciences........................................................................................................................ 48

CHAPITRE VI. Des gouvernements qui refusent expressŽment les garanties individuelles...................................... 58

CHAPITRE VII. Des gouvernements sous lesquels les garanties individuelles, quoique dŽclarŽes, demeurent fictives, Žtant perpŽtuellement annulŽes ou restreintes par des lois dĠexception ou de circonstances............................................................................... 67

CHAPITRE VIII. Des gouvernements qui donnent rŽellement les garanties individuelles........................................ 80

CHAPITRE IX. Comment les garanties individuelles peuvent devenir inviolables dans un pays o elles ne lĠont jamais ŽtŽ.    91

CONCLUSION.......................................................................................................................................................................... 99


PrŽface

 

 

Pierre Claude Franois Daunou (1761-1840), auteur de ce texte remarquable quĠest lĠEssai sur les garanties individuelles que rŽclame lĠŽtat prŽsent de la sociŽtŽ (1819), vŽcut sa prime jeunesse sous lĠAncien rŽgime et sa carrire fut rythmŽe par les soubresauts de lĠhistoire, qui mirent sa vie en pŽril sans affaiblir ses convictions. EntourŽ par les persŽcutions et les crimes, il nĠhŽsita pas ˆ passer pour Ç un superstitieux formaliste È, en 1792, lors du procs en trahison de Louis XVI, qui sĠŽcartait en tout point des rgles communŽment admises. Grand partisan de lĠinstruction publique, il nĠabandonna pas non plus son sentiment premier, quĠil exprime bien dans lĠun de ces mŽmoires sur ce thme, selon lequel il faut tout ˆ la fois Ç libertŽ dĠŽducation domestique, libertŽ des Žtablissements È et Ç libertŽ des mŽthodes instructives È (Rapport ˆ la Convention nationale, 27 vendŽmiaire an IV). Aprs la perte de ses illusions, sur le r™le de NapolŽon Bonaparte pacificateur et stabilisateur des acquis de la RŽvolution, ou Georges Washington franais (car les libŽraux de ce temps donnent volontiers dans lĠamŽricanophilie), il lui restait, en 1818, cĠest-ˆ-dire ˆ lĠ‰ge de 57 ans, ˆ synthŽtiser pour tous lĠidŽal dĠune sociŽtŽ libre et prospre, o lĠƒtat, garantissant les droits individuels, ne les viole pas. Ç Livre capital dĠun homme qui se trouve au sommet de sa puissance intellectuelle et qui a nourri sa mŽditation de toute son expŽrience politique ; bilan dĠune vie, testament pour les gŽnŽrations futures, cet ouvrage est lĠune des bibles du libŽralisme franais È, Žcrivait GŽrard Minart dans sa biographie de Daunou. (Daunou, Žd. Privat, 2001, p. 180.) Il avait raison, et cette rŽŽdition lui est dŽdiŽe.

Beno”t Malbranque
Institut Coppet

ESSAI SUR LES GARANTIES INDIVIDUELLES DUES Ë TOUS LES MEMBRES DE LA SOCIƒTƒ

 

 

Il y a, dans la plupart des langues, des mots qui expriment lĠabus ou lĠexcs du pouvoir : presque partout on a parlŽ de tyrannie, dĠusurpation, de despotisme, dĠoppression, dĠexaction, de puissance arbitraire ; et ces expressions, bien quĠemployŽes, comme beaucoup dĠautres, avec fort peu de justesse, sont probablement susceptibles de quelque sens dŽterminŽ.

La puissance publique empche que nous ne soyons sans cesse exposŽs aux agressions et aux violences dĠautrui ; elle tend ˆ prŽserver de tout attentat particulier nos personnes, nos biens, notre industrie, lĠexercice raisonnable de nos facultŽs. Que ceux qui veulent commettre ou qui ont commis ces attentats, se plaignent de cette puissance tutŽlaire et rŽprimante : elle est leur ennemie, ils sont naturellement en guerre avec elle. Mais comment arrive-t-il quĠelle soit accusŽe par ceux qui nĠont dĠintŽrt quĠˆ la rŽpression de ces dŽsordres, et quel est le reproche quĠils lui adressent ?

Sans doute elle ne parvient pas toujours ˆ les protŽger assez efficacement ; elle ne rend point absolument impossibles tous les dommages privŽs, toutes les offenses personnelles : soit faiblesse, soit nŽgligence, soit mme quelquefois connivence, il se commet de temps en temps des crimes particuliers quĠelle a le malheur de laisser impunis. Mais ce nĠest point lˆ le sujet ordinaire des plaintes qui sĠŽlvent contre elle. On sait bien que le plus souvent elle emploie sa vigilance et sa vigueur ˆ rŽprimer tous les dŽsordres de cette espce, quĠelle y rŽussit mme de plus en plus, ˆ mesure que la civilisation se perfectionne, ˆ mesure que la force est plus secondŽe par les habitudes morales et par les lumires. Il y a dŽjˆ longtemps que la puissance est assez ŽclairŽe pour sentir que si elle nĠarrtait pas le cours des violences exercŽes contre les personnes et contre les propriŽtŽs, elle finirait par en tre elle-mme la victime. Ainsi, hors les cas bien rares o de faux calculs la disposent ˆ sĠen rendre complice, son propre intŽrt lĠentra”ne ˆ tel point ˆ y mettre tous les obstacles qui sont ˆ sa disposition, quĠen gŽnŽral il y aurait de lĠinjustice ˆ lui reprocher lĠinefficacitŽ de quelques-uns de ses efforts. Au surplus, lorsquĠon dit que la puissance est arbitraire, oppressive, despotique, ce nĠest sžrement point de faiblesse quĠon veut lĠaccuser, ni de lĠimpunitŽ des dŽlits privŽs quĠon prŽtend lui demander compte. 

Que peuvent donc signifier ces qualifications odieuses, rŽpŽtŽes, presque en tout lieu, de sicle en sicle ? Quels sont les faits quĠelles Žnoncent ou quĠelles supposent ? Il me semble quĠelles accusent la puissance publique dĠemployer ses propres forces ˆ commettre, pour son compte, des attentats pareils ˆ ceux quĠelle doit rŽprimer. Voilˆ, je crois, le vŽritable, lĠunique sens de ces mots. Nous nous en servons pour reprocher ˆ lĠautoritŽ des agressions du genre de celles contre lesquelles elle est armŽe, cĠest-ˆ-dire des violences, des rapines, des extorsions, des outrages ; et nous appelons garanties individuelles lĠengagement quĠelle prend de sĠen abstenir, et les institutions qui lĠobligent en effet dĠy renoncer.

Ces garanties sont ˆ peu prs les seules limites qui, dans un grand ƒtat, puissent utilement circonscrire lĠautoritŽ. Ce nĠest pas quĠen sĠabstenant des actes criminels que je viens dĠindiquer, elle ne soit encore exposŽe ˆ tomber dans beaucoup dĠerreurs nuisibles. Mais les moyens de lĠen prŽserver, outre que dĠordinaire ils ne sont pas trs efficaces, deviennent souvent fort dangereux. Une sociŽtŽ o lĠon parviendrait ˆ mettre les gouvernŽs ˆ lĠabri de toute oppression, serait dŽjˆ si heureuse quĠon pourrait bien abandonner aux gouvernants le soin de la rendre de plus en plus prospre. Car la fŽlicitŽ publique devient leur seul intŽrt, leur unique pensŽe, du moment o ils ne songent plus ˆ rŽgner par des brigandages. Quoi quĠil en soit, quĠil nĠy ait rien ou quĠil reste quelque chose ˆ dŽsirer au-delˆ des garanties individuelles, elles sont du moins le seul objet de lĠessai que jĠentreprends. Il nĠa pour but que dĠempcher les pouvoirs qui nous protgent contre les malfaiteurs, de le devenir eux-mmes.

RŽduite ˆ des termes si simples, la question prŽsente encore de graves difficultŽs, qui proviennent toutes de ce quĠil faut bien quĠen certaines circonstances la puissance publique porte la main sur des personnes et sur des propriŽtŽs, interdise ou exige quelques actions. En effet, elle ne rŽprime les attentats quĠen saisissant ceux qui les commettent ; elle ne maintient lĠordre que par des dŽpenses auxquelles chacun doit contribuer ; et pour entretenir les relations sociales, elle a quelquefois besoin de contraindre ˆ les respecter. Il sĠagit dĠempcher quĠelle ne soit rŽellement agressive, en feignant dĠagir comme tutŽlaire. Or, entre ces deux espces dĠactes, la nuance est quelquefois si dŽlicate quĠelle peut sĠy tromper elle-mme.

En une telle matire, les idŽes gŽnŽrales ne deviennent sžres quĠautant quĠelles rŽsultent de lĠexamen dĠun assez grand nombre de dŽtails. Nous rechercherons donc successivement en quoi consistent la sžretŽ des personnes, la sžretŽ des propriŽtŽs, la libertŽ de lĠindustrie, des opinions et des consciences ; par quels actes agressifs lĠautoritŽ publique peut les offenser ; quelles rgles et quelles institutions peuvent nous prŽserver de ses attentats. NĠenvisageant que sous cet aspect les divers gouvernements, nous ne les diviserons quĠen deux classes, selon quĠils accordent ou refusent ces garanties ; ˆ moins que, pour embrasser tous les faits et rendre lĠŽnumŽration complte, nous ne soyons obligŽs dĠen former une troisime de ceux qui les promettent et les rendent illusoires par des lois dĠexception, par des mesures de circonstances. La dernire question que nous aurons ˆ nous proposer sera de savoir comment les garanties individuelles pourraient devenir inviolables dans un pays o elles ne lĠauraient jamais ŽtŽ.

Nulle part, je nĠaurai besoin de recourir ˆ des principes abstraits, ˆ lĠhypothse dĠun pacte social, ˆ la discussion de ses clauses, et des droits antŽrieurs ou naturels quĠil suppose. Je pars dĠun seul fait immŽdiatement donnŽ par les langues, dŽpositaires des idŽes et des sentiments de lĠespce humaine civilisŽe. Je ne remonte point au-delˆ des mots qui expriment le dŽsir dĠtre prŽservŽ des agressions de la puissance publique autant que de celles des particuliers. Si quelquĠun prŽtend que nous appartenons sans rŽserve ˆ cette puissance, quĠelle ne doit jamais tre limitŽe que par sa propre sagesse, que nous nĠavons aucun compte ˆ lui demander de ses volontŽs, aucune distinction ˆ Žtablir entre ses actes, cĠest un systme que je ne rŽfuterai pas, mais dans lequel je nĠai point ˆ raisonner, puisquĠen effet, une fois Žtabli, il ne laisserait rien ˆ dire, sinon peut tre que la sagesse de cette puissance illimitŽe consisterait encore ˆ donner, de son plein grŽ, les garanties quĠil nĠy aurait pas lieu dĠexiger dĠelle. Du reste, je suis persuadŽ que lĠŽcrivain qui rŽussirait un jour ˆ traiter comme il convient le sujet que je vais Žtudier, contribuerait ˆ lĠaffranchissement de lĠautoritŽ suprme, autant quĠaux sžretŽs individuelles des gouvernŽs : car en la montrant revtue de ses plus augustes caractres, en lĠŽtendant de toutes parts jusquĠaux points o elle commencerait dĠtre agressive et malfaitrice, en ne lui refusant que des excursions pŽrilleuses au-delˆ dĠune si vaste sphre, il assurerait ˆ toutes les lois, et ˆ tous les ordres qui nĠen sortiraient point, cette obŽissance parfaite et ce respect inviolable, qui sont les gages de la tranquillitŽ et du bonheur de lĠŽtat social.

Quant aux gouvernŽs, je crois que tous leurs intŽrts vŽritables sont compris dans ce que je viens dĠappeler garanties individuelles. Je sais quĠelles ne suffisent point aux ambitieux : il leur faut non des sžretŽs, mais des emplois, des honneurs, du pouvoir ; et je sais aussi que cette disposition dŽrŽglŽe devient fort commune au sein des troubles, non seulement parce quĠelle est un des rŽsultats quĠamne le bouleversement de tous les ŽlŽments de lĠordre social, mais aussi parce quĠen de pareils temps, le pouvoir, quoique plus pŽrilleux que jamais, est considŽrŽ comme une garantie et mme comme la seule qui soit alors possible. Mais les troubles mmes, en se prolongeant, dŽsabusent peu ˆ peu de ces illusions ; et lorsquĠils sĠapaisent, on comprend, mieux que jamais, que la libertŽ personnelle, la sŽcuritŽ domestique, le dŽveloppement de lĠindustrie privŽe, lĠindŽpendance des affaires particulires, sont les seuls intŽrts rŽels, et quĠil nĠy a rien ˆ demander au gouvernement, sinon quĠil les garantisse. Ce qui, ce me semble, ne peut convenir ˆ personne, ni avant ni aprs les rŽvolutions, cĠest de rester exposŽ ˆ des arrestations illŽgales, ˆ des dŽtentions indŽfinies, ˆ des jugements iniques, ˆ des interdictions arbitraires, ˆ des spoliations, ˆ des violences, ˆ des coups dĠƒtat, ˆ des lois de proscription.

Toute rŽvolution politique a des intermittences, et, chaque fois quĠelle sĠarrte, on sĠempresse de proclamer quĠelle est terminŽe. Si cĠest trop souvent une erreur, cĠest toujours un vÏu honorable ; et lĠon touche en effet de bien prs ˆ ce terme, quand une loi fondamentale a dŽclarŽ, promis, dŽterminŽ toutes les garanties individuelles ; car il suffirait que cette loi fžt fidlement Žtablie, littŽralement observŽe par ceux qui lĠont faite, pour que le renouvellement des troubles dev”nt tout ˆ fait impossible.

 

 


 

 

CHAPITRE PREMIER. De la sžretŽ des personnes.

 

 

Il y a deux manires dĠexister dans un ƒtat ; on peut y tre ou possŽdŽ ou gouvernŽ : dans le premier cas, on est esclave ou serf ; dans le second, sujet ou citoyen. Ces quatre mots forment une sorte de progression depuis lĠextinction absolue de tout droit personnel jusquĠau plein exercice des droits de citŽ.

Il est indubitable quĠaucun homme ne veut tre esclave ni demi-esclave ; et il est certain dĠailleurs que des causes quelconques, qui peut-tre nĠont pas encore ŽtŽ bien Žclaircies, ont aboli ou tendent ˆ dŽtruire, dans la plupart des ƒtats de lĠEurope, tout genre et tout vestige de servitude : une opinion gŽnŽrale condamne si hautement ces institutions quĠon ne daigne presque plus en rechercher lĠorigine, en suivre lĠhistoire, ni mme en dŽmontrer lĠillŽgitimitŽ.

La condition de sujet nĠest pas sans doute une autre manire dĠtre esclave ou serf : si le gouvernement se considŽrait comme possesseur des personnes, sĠil entendait succŽder aux droits des ma”tres et seigneurs particuliers, le changement ne consisterait quĠˆ Žtendre sur tout le monde, sans exception, un joug qui ne pesait que sur le plus grand ou le plus petit nombre. Or, cĠest assurŽment ce que nĠont pu vouloir ni ceux qui Žtaient impatiens de secouer ce joug, ni ceux qui lĠavaient imposŽ aux autres. Les seconds y auraient tout perdu, et les premiers fort peu gagnŽ.

QuĠest-ce donc quĠtre gouvernŽ ? CĠest tre protŽgŽ contre les attentats, rŽprimŽ lorsquĠon en commet soi-mme, et obligŽ de concourir, par des services ou par des tributs, ˆ cette protection universelle. Tout autre rapport entre les gouvernants et les gouvernŽs, toute autre contrainte employŽe pour exiger ou interdire des actes privŽs, des habitudes domestiques, des opinions politiques, des croyances religieuses, supposerait possession, appartenance, un degrŽ quelconque dĠesclavage. Une monarchie absolue est ou devient ˆ la longue plus oppressive que la tyrannie fŽodale : elle a, comme en Orient, des esclaves, et non des sujets.

Je nĠai rien ˆ dire encore de la qualitŽ de citoyen. Si celle de sujet ou de gouvernŽ pouvait, dĠelle-mme, se maintenir telle que je viens de la dŽfinir, il nĠimporterait ˆ qui que ce soit, exceptŽ aux ambitieux, dĠavoir une part immŽdiate ou directe ˆ la confection des lois, ˆ lĠŽlection des hommes publics qui administrent la sociŽtŽ ou qui la reprŽsentent. Ces droits honorables, mais pŽrilleux, susceptibles de sĠŽtendre ou de se restreindre, selon la nature des divers systmes politiques, ne toucheront ˆ la matire que je traite quĠautant quĠils se prŽsenteront comme des moyens strictement nŽcessaires pour empcher lĠŽtat de sujet dĠtre transformŽ en servitude. Je nĠenvisage immŽdiatement que la sžretŽ des personnes, cĠest-ˆ-dire, que le besoin quĠa chacun de nous de rester propriŽtaire de lui-mme, de ne redevenir serf de qui que ce soit, pas plus dĠune puissance dite gouvernante, que de tout autre ma”tre.

Le premier bienfait de la sociŽtŽ est de pourvoir ˆ notre sžretŽ, en rŽprimant les atteintes quĠy porteraient nos ennemis particuliers. Mais il est Žvident que ce bienfait nĠest possible que parce que la personne de chaque sujet demeure soumise ˆ lĠaction de lĠautoritŽ publique, dans le cas dĠattentat ˆ la sžretŽ dĠautrui, et, plus gŽnŽralement, dans le cas dĠun crime ou dĠun dŽlit prŽvu par les lois. Un sujet nĠa donc pas droit de se plaindre sĠil nĠa ŽtŽ arrtŽ que pour tre aussit™t mis en jugement ; si lĠon a vŽrifiŽ, avec une exactitude impartiale, le fait dont il Žtait accusŽ ; si une loi antŽrieure ˆ ce fait, et en vigueur quand il a eu lieu, lĠa caractŽrisŽ dŽlit ou crime, et en a dŽterminŽ la peine. Loin que ces mesures offensent la sžretŽ individuelle, on voit bien quĠelles sont immŽdiatement nŽcessaires pour lĠŽtablir.

Mais si, sans poursuites judiciaires, sans jugements rŽguliers, lĠautoritŽ publique arrte, emprisonne qui bon lui semble, prolonge indŽfiniment les dŽtentions, exile, bannit, et dispose enfin des personnes selon son bon plaisir, elle agit comme un ma”tre sur les esclaves quĠil possde, non comme un chef sur les sujets quĠil gouverne ; elle attente elle-mme ˆ la sžretŽ quĠelle avait promis de maintenir, et commet, en son propre nom, les brigandages quĠelle sĠŽtait chargŽe de rŽprimer. Or voilˆ, puisquĠil faut en convenir, ce quĠelle nĠa gure cessŽ de faire, en certains lieux, depuis lĠextinction du rŽgime fŽodal, tant™t par des ordres particuliers et le plus souvent secrets, contre des personnes nommŽment dŽsignŽes ; tant™t par des mesures gŽnŽrales et publiques, revtues mme, quand il lui plaisait ainsi, du nom de lois, et qui frappaient dĠun seul coup un grand nombre dĠindividus rŽunis par listes nominatives, ou bien par sectes, classes ou catŽgories quelconques. Il est visible que le nom sacrŽ de lois imposŽ ˆ de pareils actes, nĠen change aucunement la nature, et que, plus criminels ˆ tous Žgards que les autres, ils nĠen sont pas moins arbitraires. En effet, un acte contre des personnes est arbitraire, toutes les fois quĠil est autre chose que lĠexŽcution dĠune loi antŽrieure ˆ cet acte, et aux faits ou circonstances quĠil concerne ; toutes les fois, en un mot, quĠil est autre chose quĠun jugement, ou le prŽliminaire indispensable dĠun jugement. De mme quĠun jugement serait arbitraire sĠil Žtait une loi, cĠest-ˆ-dire sĠil appliquait une peine ˆ une action que la loi nĠen aurait pas encore menacŽe, de mme aussi la loi devient arbitraire quand, sĠattribuant la force dĠun jugement, elle sŽvit immŽdiatement et nommŽment contre certaines personnes ; ˆ plus forte raison quand elle le fait par des dispositions toutes nouvelles, Žtrangres ou contraires aux lois prŽcŽdentes non abrogŽes.

Il est bien aisŽ de rendre raison de ces actes, lorsquĠon peut dire : Je suis seigneur et ma”tre, jĠagis ainsi quĠil me pla”t sur des personnes qui mĠappartiennent. Mais si lĠon veut que ce soient lˆ des actes de gouvernement, on est rŽduit, pour les justifier, ˆ de bien misŽrables excuses. On est, par exemple, forcŽ de dire que les lettres de cachet, les bannissements, les exils, tournent ˆ lĠavantage de lĠƒtat, des familles, et mme des individus qui subissent ces traitements ; quĠil nĠy a pas dĠautre moyen de prŽserver certains hommes des crimes quĠils sont enclins ˆ commettre, et qui, en les exposant ˆ toute la sŽvŽritŽ des lois, mettraient en pŽril leur vie ou leur fortune, leur honneur et celui de leurs proches. Quant aux rŽsolutions gŽnŽrales qui proscrivent ˆ la fois un grand nombre dĠindividus, on les qualifie coups dĠƒtat, mesures de salut public, de sžretŽ universelle ; sous ces titres, on les prŽconise comme des chefs-dĠÏuvre dĠhabiletŽ, comme des exploits Žnergiques, presque hŽro•ques, qui arrtent soudainement le cours des dŽsordres, conjurent les orages, sauvent les empires. Enfin, on finit par dŽclarer que la meilleure manire de rŽprimer les crimes est de les prŽvenir, et, au besoin mme, on soutient que ces deux mots sont synonymes.

Voilˆ une logique et une grammaire tout ˆ fait dignes de servir de fondements au rŽgime arbitraire ; mais qui, aussi, le laissent voir tel quĠil est, cĠest-ˆ-dire, comme nĠadmettant aucune limite. En effet, le pouvoir suprme, lŽgislatif ou exŽcutif, demeurant seul juge des cas o il est ˆ propos de prŽvenir, de peur quĠil nĠy ait, un jour, lieu de punir, toutes les personnes sont mises, par cela mme, ˆ sa disposition, et il lui est loisible dĠordonner contre elles tout ce quĠil voudra. Il nĠaura jamais quĠˆ dire quĠil en use ainsi pour le salut de la patrie, pour le plus grand bien de lĠƒtat, et mme par mŽnagement pour les personnes dont il lui conviendra de disposer.

Il y a bien quelques lois rŽgulires qui tendent en effet ˆ prŽvenir certains dŽsordres ; mais cĠest en dŽsignant dĠavance les personnes qui ne devront pas rester ma”tresses dĠelles-mmes, par exemple, les insensŽs, les interdits, les mineurs. Ces lois, loin de favoriser lĠintroduction du systme arbitraire, serviraient plut™t ˆ le repousser, car, outre que les circonstances quĠelles ont prŽvues et dŽterminŽes sont ou peuvent tre, au besoin, judiciairement constatŽes, ces exceptions dŽclarent assez quĠon a laissŽ aux autres personnes le soin de prŽvenir leurs propres dŽsordres, quĠon ne sĠest rŽservŽ contre eux que des moyens de pure rŽpression, quĠon nĠa pas prŽtendu les assujettir ˆ une autoritŽ capricieuse qui pžt, ˆ lĠaventure et ˆ lĠimproviste, les mettre en interdit ou en tutelle.

Il faut donc avouer avec franchise que les contraintes illŽgales et de bon plaisir replacent les individus qui les subissent dans lĠŽtat dĠesclavage, et quĠexercŽes contre des sujets, elles mŽritent les noms dĠoppression et de despotisme, ˆ moins que ces noms ne soient des paroles tout ˆ fait insignifiantes. Dire que ces actes ne sont despotiques, oppressifs, que dans les cas o les craintes, les pŽrils qui en sont les motifs, nĠont rien de rŽel, cĠest ˆ peine reculer la difficultŽ, puisque, encore une fois, lĠautoritŽ dont ils Žmanent dŽcide seule quĠils sont utiles ou nŽcessaires. Il nĠy a de sžretŽ individuelle que lorsquĠils ne sont pas possibles : ds quĠils le sont, ˆ son tour, le mot de sžretŽ est vide de sens, et les mots de gouvernants et de gouvernŽs nĠont plus de valeur propre et constante.

LĠhistoire nous montre des temps de servitude et de tŽnbres, o les peuples avaient perdu jusquĠˆ lĠidŽe de cette sžretŽ. La sociŽtŽ subsistait, comme elle pouvait, sans garanties. Les actes arbitraires nĠŽtaient plus des dŽrglements ni des abus ; ils entraient, comme de plein droit, dans le dŽsordre gŽnŽral. Le pouvoir suprme qui nĠavait point assez de lumires pour les distinguer de ses autres actes, les multipliait sans rŽflexion, sans scrupule, et mme sans trop de pŽril : il nĠŽtait du moins menacŽ prochainement que par lĠinsubordination de quelques tyrannies subalternes, ses rivales plut™t que ses sujettes. Mais quand, pour prŽvenir ou rŽprimer leurs attentats, il sentit le besoin de les affaiblir par quelques affranchissements, cette heureuse imprudence fit rena”tre, par degrŽs, lĠindustrie, le commerce, la prospŽritŽ, qui, peu ˆ peu, ramenrent quelques notions de morale publique ; si bien quĠˆ la longue les peuples sĠavisrent de rŽclamer des garanties, sans trop savoir en quoi elles pouvaient consister. Ils comprirent confusŽment que leur sort nĠŽtait plus dĠtre possŽdŽs comme les biens meubles et immeubles quĠils possŽdaient eux-mmes. La sociŽtŽ fit des progrs bien lents, il est vrai, bien pŽnibles, mais assez grands nŽanmoins dans le cours des quatre derniers sicles, pour rendre les actes arbitraires de plus en plus odieux, et les faire tourner au dŽtriment des autoritŽs qui continuaient de sĠen permettre.

Telle est la nature de ces actes quĠils ouvrent une carrire sans terme, o lĠon ne peut rester sans y avancer de crime en crime, et de pŽril en pŽril. Les premires injustices, lŽgres en apparence, entra”nent aux plus vastes iniquitŽs. On commence par des arrestations, des dŽtentions ordonnŽes, une ˆ une, contre un petit nombre dĠindividus. Peu ˆ peu les prisons dĠƒtat se remplissent, se multiplient de toutes parts ; et bient™t, quelque tŽnŽbreux que soient ces ab”mes, lĠÏil le moins pŽnŽtrant y dŽcouvre des milliers de victimes innocentes. Il nĠest pas besoin de fouiller bien avant dans lĠhistoire de ces prisons, pour se convaincre quĠun prince qui daigne signer des lettres de cachet, consent ˆ devenir lĠinstrument des plus odieuses intrigues, des passions les plus misŽrables ; quĠil se fait le ministre des vengeances de ses ministres, de celles de leurs commis, correspondants et clients. Il rabaisse lĠautoritŽ suprme au niveau des derniers agents quĠelle soudoie. Il ne veut pas considŽrer quĠen ne montrant que sa volontŽ propre, que son bon plaisir, comme la cause immŽdiate dĠune dŽtention, dĠun bannissement, dĠun exil, il comble lĠintervalle que les lois avaient pris soin de mettre entre lui et des accusŽs, et quĠil descend rŽellement du tr™ne dans une arne. Peut-tre quĠun Clovis, parcourant les rangs confus dĠune armŽe barbare, peut impunŽment tuer de sa main royale un soldat sauvage comme lui ; mais au milieu dĠun peuple ŽclairŽ ou mme seulement poli, tous les ordres ŽmanŽs directement du tr™ne contre la sžretŽ des personnes, sont pour ce tr™ne de lŽgres secousses qui, ˆ force de se rŽpŽter, lĠŽbranlent insensiblement.

Le mal est beaucoup plus rapide lorsque le prince, provoquant les dŽlations comme Tibre ou Louis XI, perpŽtuant et envenimant la discorde comme Catherine de MŽdicis, ou Žpousant, comme Louis XIV, les intŽrts et les passions de certaines sectes, tourne contre les sectes opposŽes les armes du pouvoir arbitraire. Or, partout o ces armes funestes ne sont pas brisŽes, on en fait immanquablement cet usage, chaque fois quĠil sĠŽlve une discussion politique ou religieuse ; et les partis contraires sĠen servent tour ˆ tour, au compte de lĠautoritŽ suprme qui les leur prte alternativement. QuĠen peut-il rŽsulter pour elle, sinon de rester en butte aux ressentiments des uns et des autres, et de sĠattirer par surcro”t lĠimprobation, tout au moins, des spectateurs de ces combats dŽplorables ? Nous examinerons plus tard sĠil est ˆ propos dĠinterdire et de punir des opinions : mais en supposant quĠune loi les ežt transformŽes en crimes, encore faudrait-il que cette loi fžt, comme toutes les autres, judiciairement appliquŽe.

Aprs un long cours de persŽcutions purement individuelles, lĠinstant arrive o le dŽtail en para”t trop laborieux, lĠeffet trop lent, lĠensemble trop incomplet : on a recours aux mesures gŽnŽrales, aux coups dĠƒtat. On incendie, on pille, on massacre, on ordonne des dragonnades, on rŽvoque des Ždits pacifiques, on rŽtracte des garanties sacrŽes, on bannit ou lĠon exile tous les membres dĠune corporation, dĠun parlement, dĠune assemblŽe ; on proscrit en masse, expression horrible que la tyrannie a rendue prŽcise et familire ; on proscrit, dis-je, tout un parti, toute une caste, tous les adhŽrents ˆ une doctrine, tous les signataires dĠun appel, dĠune pŽtition, dĠune protestation, dĠun Žcrit secret ou public. HŽlas ! voilˆ bien imiter ou surpasser les agressions des brigands les plus audacieux, des plus insignes malfaiteurs ; et cependant, lorsque ces coups dĠƒtat rŽussissent, lĠŽtendue et la rapiditŽ de leurs ravages Žtonnent les esprits : une sorte de respect se mle ˆ la terreur ou ˆ la stupeur quĠils impriment. Il y a plus : comme le mal quĠils font ˆ lĠautoritŽ ne se manifeste pour lĠordinaire que plusieurs annŽes aprs les succs quĠils lui ont fait obtenir, ils conservent encore je ne sais quel air imposant, alors mme que ce mal est arrivŽ, parce quĠon lĠimpute ˆ des causes plus prochaines, et que les regards ne se reportent point sur les premires et secrtes blessures que le pouvoir sĠest jadis faites ˆ lui-mme, en brisant les barrires qui le circonscrivaient et le protŽgeaient. Supposons quĠune tyrannie ait brillŽ douze ans de la gloire de ses heureux attentats, et que les revers des deux annŽes suivantes aient suffi pour la renverser : au lieu dĠattribuer sa chute ˆ ses prospŽritŽs violentes, on aimera mieux sĠen prendre aux fautes contemporaines de ses rapides malheurs, sans songer quĠelle Žtait entra”nŽe ˆ les commettre par la nature mme des forces quĠelle avait acquises.

Suffit-il donc de nommer un crime, coup dĠƒtat ; un mensonge, raison dĠƒtat ; et le plus stupide prŽjugŽ, maxime dĠƒtat, pour quĠils cessent de para”tre odieux, vils et funestes ? Non, toute lĠhistoire, ancienne et moderne, dŽmontre jusquĠˆ lĠŽvidence que les artifices et les attentats du pouvoir arbitraire aboutissent, de nŽcessitŽ, ˆ des troubles publics, au milieu desquels ce mme genre de pouvoir, en servant dĠautres intŽrts, en prenant dĠautres directions, se reproduit et se perpŽtue plus horrible encore. En vain le rŽtablissement des garanties individuelles aura ŽtŽ le but dĠune rŽvolution, elle ne les donne jamais tant quĠelle dure. LĠambition, la cupiditŽ, la haine, la vengeance, toutes les passions violentes et malfaisantes, sĠemparent de ces mouvements ; et dans ce long tumulte o sont ŽgarŽs, ŽcrasŽs tour ˆ tour les vaincus et les vainqueurs, si quelques voix redemandent lĠordre et la sžretŽ, leurs conseils sont dŽclarŽs ou perfides ou intempestifs : les circonstances pŽrilleuses que des lois rŽgulires et garantissantes pourraient seules faire cesser, deviennent lĠargument et le refrain banal qui sert ˆ proclamer chaque renouvellement de lĠinjustice et du dŽsordre. En vain, depuis trente ans, les actes arbitraires se seront, en divers sens, multipliŽs ˆ tel point quĠil ne restera plus personne, pas un seul citoyen, qui nĠen ait ŽtŽ une ou plusieurs fois la victime : le pouvoir dĠen commettre encore continuera dĠtre pŽriodiquement rŽclamŽ comme un moyen, un gage de salut public. Voilˆ comment les gŽnŽrations contemporaines de ces catastrophes nĠen recueillent jamais que des fruits amers, et comment il est rare que les gŽnŽrations suivantes en hŽritent de plus heureux. Chercher la sžretŽ ˆ travers le tumulte est la plus grossire des erreurs : mais un peuple actif et sensible y est invinciblement poussŽ, quand lĠoppression a lassŽ sa patience. Tout systme politique qui permet dĠarrter, dĠexiler, de bannir sans jugement, porte en soi le germe des rŽvolutions, et t™t ou tard il les enfante.

Ce systme est donc ˆ la fois nuisible aux particuliers, ˆ la sociŽtŽ, ˆ lĠautoritŽ.

Il nĠa jamais eu de partisans que parmi ceux qui se croyaient ˆ lĠabri de ses atteintes par quelque privilge ou quelque avantage particulier de leur condition, mais que plus dĠune fois il a lui-mme dŽsabusŽs de cette erreur, en dirigeant ses coups sur leurs ttes. Eh ! pourquoi se prescrirait-il de les Žpargner ? Reconna”t-il des limites, des exceptions, des immunitŽs ? NĠa-t-il point intŽrt de rabaisser ce qui sĠŽlve ? Ne doit-il pas, tel que la mort, menacer ˆ la fois tous les rangs, sans que la prudence la plus avisŽe puisse prŽserver de ses caprices ?

Cependant une sŽcuritŽ parfaite est le premier besoin dĠun peuple industrieux et cultivŽ. Le prix quĠil y attache se manifeste assez par le vif intŽrt quĠil ne manque jamais de prendre aux victimes du pouvoir arbitraire. Partout o il y a un public, cĠest-ˆ-dire une partie ŽclairŽe de la population, les iniquitŽs particulires que le pouvoir commet sont publiquement honnies, ou si lĠhorreur quĠelles inspirent est forcŽe de rester secrte, elle nĠen est que plus profonde et plus gŽnŽrale.

Il suit de lˆ que le seul parti ˆ prendre par lĠautoritŽ qui voudrait continuer de soumettre une nation ˆ ce rŽgime, serait de la replonger dans lĠextrme servitude et dans les tŽnbres de la plus Žpaisse ignorance. Bien des gens prŽtendent que cela nĠest plus possible : il faut avouer au moins quĠil y aurait de grands frais ˆ faire, car les artifices des tyrans du Moyen-‰ge ne suffiraient plus : lĠextinction des lumires acquises exigerait de plus audacieuses impostures, et de bien plus vastes proscriptions. Si lĠon ne veut ni tenter cette expŽrience Žpouvantable, ni sĠexposer ˆ des rŽvolutions nouvelles, la sžretŽ des personnes doit dŽsormais devenir tout ˆ fait inviolable.

Or, pour quĠelle le devienne, la premire condition est que les lois de proscription, sĠil en existe, soient solennellement abrogŽes. Car on vivrait sous un rŽgime arbitraire, par cela seul quĠelles resteraient en vigueur ; et ce serait porter lĠinsensibilitŽ jusquĠˆ lĠaveuglement, la confiance jusquĠˆ la stupiditŽ, que de ne pas craindre pour soi-mme des traitements pareils ˆ ceux que tant de victimes ne cesseraient pas de subir encore. Chaque proscription sĠannonce toujours comme la dernire ; on ne manque pas de dire, plus que celle-lˆ : la dernire peut bien tre celle que lĠon rŽvoque, jamais celle que lĠon maintient. Quand une injustice est rŽparable, ou du moins quand on peut y mettre un terme, on continue de la commettre ˆ chacun des instants o on la prolonge. Il y a, dit-on, de lĠinconvŽnient ˆ redevenir juste : il y en a bien davantage ˆ tarder de lĠtre ; et si lĠun des funestes effets de tout acte arbitraire est de rendre pŽrilleuse jusquĠˆ lĠŽquitŽ qui le doit abolir, ce danger sĠaccro”t dĠautant plus que lĠŽquitŽ se fait plus longtemps attendre. Ce quĠun gouvernement doit Žviter comme le plus grand des pŽrils, dans un sicle ŽclairŽ, cĠest lĠinjustice honteuse et opini‰tre.

La seconde condition est que le pouvoir suprme, renonant ˆ disposer des personnes par des ordres particuliers dĠemprisonnement, de bannissement ou dĠexil, rŽprime, comme des attentats criminels, tous les actes de cette espce que se permettraient ses ministres, ses agents supŽrieurs ou infŽrieurs.

Il faut, en un mot, quĠaucun sujet ne puisse tre arrtŽ ni troublŽ dans la propriŽtŽ de sa personne que pour tre traduit en justice, ou quĠen exŽcution dĠun jugement. Mais il est trop aisŽ de sentir que cette garantie deviendrait illusoire si des procŽdures interminables prolongeaient sans mesure les dŽtentions, ou bien si les choses Žtaient combinŽes de telle sorte que la sentence des juges nĠexprim‰t jamais que la volontŽ des ministres ou autres, agents de lĠautoritŽ suprme.

QuĠil nĠexiste aucune libertŽ, aucune sžretŽ, quand le pouvoir judiciaire nĠest pas distinct de lĠexŽcutif et du lŽgislatif, cĠest un rŽsultat de la nature mme des choses ; et Montesquieu lĠa rendu si sensible quĠon ne sĠavise plus gure de le contester ouvertement. Mais on sĠefforce quelquefois de rŽduire cette distinction ˆ une pure apparence : les ministres changent dĠinstruments, et, en quelque sorte, dĠhabits, pour juger ; ils font si bien que chaque juge, dŽclarŽ ou non inamovible, reste liŽ par ses intŽrts personnels ˆ leurs intŽrts ; et que la mise en jugement, quand ils lĠont ordonnŽe, entra”ne toujours la condamnation dŽfinitive, exceptŽ dans le cas o il leur convient de feindre des accusations, et de confondre, dans les premires poursuites, quelques-uns de leurs propres complices avec les victimes quĠils ont rŽsolu de frapper.

Un vŽritable juge est indŽpendant des ministres : instituŽ aussit™t que nommŽ, irrŽvocable hors le cas de forfaiture, il nĠa aucune faveur ˆ espŽrer, aucune disgr‰ce ˆ craindre. Mais dans les pays o lĠon veut que la sžretŽ des personnes demeure intacte, on ne charge jamais des juges, quelle que soit leur indŽpendance, de vŽrifier et de dŽclarer des faits, en matire de dŽlits et de crimes. En effet, ce nĠest point lˆ une fonction habituelle, une magistrature permanente : cĠest un service particulier, Žventuel, comme celui des tŽmoins ; rŽservŽ par consŽquent ˆ des hommes privŽs, Žtrangers ˆ lĠadministration ordinaire de la justice, et non choisis par les agents dĠun gouvernement, ni par les chefs dĠun Žtablissement judiciaire.

Nous dŽsignons par le nom de jurŽs, les citoyens accidentellement chargŽs de ce service ; et cĠest dĠeux sans doute, plut™t que des juges proprement dits, que parle Montesquieu, lorsquĠil veut quĠils soient de la condition de lĠaccusŽ ou ses pairs, afin que lĠaccusŽ ne puisse pas se mettre dans lĠesprit quĠil soit tombŽ entre les mains de gens portŽs ˆ lui faire violence. Il est en effet difficile que le prŽvenu le plus innocent, sĠil nĠest en prŽsence que de conseillers et de prŽsidents dirigŽs par les ministres qui le poursuivent, parvienne ˆ se mettre dans lĠesprit des pensŽes rassurantes.

LĠinstitution des jurŽs est une sauvegarde si naturelle et si nŽcessaire, que nous en retrouvons le premier germe jusque dans le Moyen-‰ge et dans la grossire jurisprudence de nos a•eux. Nous distinguons en France, ds le commencement de la troisime dynastie, outre les pairs fŽodaux (pares feudales), des pairs de communes, pares communiarum, qui formaient la jurŽe ou le jury, jurata. Nous voyons que dans les domaines de la couronne, les prŽv™ts royaux ne prononaient sur les causes des plŽbŽiens quĠaprs lĠexamen quĠen avaient fait les jurŽs du lieu, jurati loci viri ; quĠainsi lĠon jouissait ds lors, quelquefois au moins, du droit dĠtre jugŽ par ses pairs ; et nous en pouvons conclure que le jury, loin dĠtre une innovation, ne serait chez nous, sĠil pouvait sĠy Žtablir, que le perfectionnement de lĠun de nos anciens usages.

Douze hommes que le sort ne dŽsigne quĠentre 36 que le prŽsident dĠune cour ˆ choisis dans une liste de 60, sortie des mains de lĠadministrateur gŽnŽral dĠune province, sont 12 commissaires, auxquels le nom de jurŽs ne pourrait tre appliquŽ que parce quĠon aurait disposŽ du sens des mots aussi arbitrairement que du sort des personnes. En vain, pour me prouver quĠils sont des jurŽs, vous me feriez observer que le gouvernement, sĠil est oppresseur, Žvite encore le plus quĠil peut de les employer, quĠil leur soustrait la connaissance de tous les simples dŽlits et de plusieurs crimes : jĠignore pourquoi il ne prend pas toujours la peine de les choisir parmi ses plus dociles serviteurs, je puis leur savoir grŽ de tromper quelquefois sa confiance ; mais puisquĠenfin ils sont Žlus ou appelŽs par lui, ils ne sont pas des jurŽs, quelque dignes quĠils soient de lĠtre. Il ne peut suffire que la dŽclaration du fait soit sŽparŽe de lĠapplication de la loi : il est de la nature du jury qui dŽclare que le fait est ou nĠest pas constant, de se composer de lui-mme, par lĠexŽcution rŽgulire de dispositions lŽgales, et, sauf les rŽcusations quĠelles auront dŽterminŽes, sans aucune influence directe ni indirecte de lĠautoritŽ sur le choix des personnes appelŽes ˆ ce service.

Ce qui vient dĠtre dit sĠapplique au jury de jugement, non ˆ celui qui le doit prŽcŽder, et qui, nĠŽtant chargŽ que de reconna”tre si lĠaccusation est digne dĠexamen, pourrait avec moins dĠinconvŽnient se composer de personnes dŽsignŽes, conformŽment ˆ certaines rgles, par un agent du gouvernement. Si les juges ne sont chargŽs ni dĠadmettre lĠaccusation, ni de la dŽclarer vŽrifiŽe ; si les membres de lĠun et de lĠautre jury sont pris dans une liste dĠhommes privŽs, intŽressŽs ˆ rŽprimer les dŽsordres et ˆ protŽger lĠinnocence ; si les jurŽs de jugement ne sont jamais choisis par les dŽpositaires de lĠautoritŽ publique ; si dĠailleurs on a limitŽ les dŽlais entre lĠarrestation dĠun prŽvenu et sa comparution devant le jury dĠaccusation, puis entre cette comparution et le jugement dŽfinitif ; si jusquĠˆ ce dernier terme on nĠa exercŽ sur lui dĠautre contrainte que celle qui Žtait strictement nŽcessaire pour le retenir sous la main de la justice ˆ laquelle il doit rŽpondre ; si on lui a pleinement laissŽ les moyens, non dĠanŽantir les preuves du fait dont il est accusŽ, mais de rassembler, dĠŽtablir, de dŽvelopper celles qui tendent ˆ sa justification, il est certain que, soit absous, soit condamnŽ, il aura ŽtŽ traitŽ en sujet du pouvoir lŽgitime, et non en esclave du pouvoir arbitraire.

 


 

 

CHAPITRE II. De la propriŽtŽ.

 

 

LĠhomme civilisŽ, ma”tre de sa personne, entend lĠtre aussi des fruits de son travail, cĠest-ˆ-dire des produits que par sa force ou son art il a obtenus de la nature. Il les consomme pour soutenir ou amŽliorer son existence ; et si, ˆ force dĠactivitŽ, dĠhabiletŽ, ou dĠŽconomie, il a eu le bonheur de produire au-delˆ de ce quĠil peut ou veut consommer, il met cet excŽdent en rŽserve.

Dans une sociŽtŽ qui a fait quelques progrs, les produits ainsi accumulŽs prennent diffŽrentes formes. Quelques-uns demeurent tels que le travail les a recueillis ou modifiŽs, et, selon leurs divers usages, ils sĠappellent comestibles, combustibles, vtements, meubles, ingrŽdients, outils, machines, etc. Par des Žchanges de ces produits, chaque producteur en acquiert qui nĠŽtaient point immŽdiatement de lui ni ˆ lui. Bient™t il sĠen Žtablit une espce qui sert de mesure commune ˆ toutes les autres, et dont lĠaccumulation et lĠŽchange sont plus commodes. Il arrive mme quĠon se dispense de lĠaccumuler : on en cde avantageusement lĠusage ˆ ceux qui lĠemploieront ˆ reproduire, et lĠon se rŽserve des parts pŽriodiques dans ces produits futurs. Enfin des portions du sol dŽjˆ productives ou susceptibles de culture, couvertes ou ˆ couvrir dĠhabitations, entrent dans ce systme gŽnŽral dĠŽchanges.

Fonds territoriaux, rentes ou revenus pŽcuniaires, sommes dĠargent, produits manufacturŽs ou naturels, telles sont les principales formes sous lesquelles un homme possde ceux des fruits de son travail quĠil ne consomme point et quĠil accumule. Tous ces fruits, quelques formes quĠils aient prises en sĠaccumulant, sont des richesses, des biens, des capitaux, des propriŽtŽs. RŽserver ce dernier nom aux seuls domaines territoriaux, cĠest employer un langage inexact et dangereux. Tous ont la mme origine ; tous sont ou reprŽsentent des excŽdents du produit des travaux sur les consommations ; tous sont donc Žgalement inviolables. Une portion du sol est une base, ou bien un rŽcipient, une machine, un laboratoire : tant™t elle soutient des habitations manufacturŽes, tant™t elle recle ou reoit des substances qui, par lĠassociation des forces de lĠhomme aux forces de la nature, deviennent des produits.

Pour garantir et achever le systme des propriŽtŽs, les lois ont reconnu et dŽterminŽ les modes et conditions des Žchanges, des acquisitions, des transmissions, des successions, de telle sorte quĠil nĠexiste ˆ peu prs aucune chose mobilire ou immobilire, ayant quelque valeur, dont on ne puisse assigner le propriŽtaire, ˆ lĠexception du moins dĠun petit nombre de cas qui, nĠayant point ŽtŽ prŽvus, seraient restŽs litigieux. Pour tous les autres cas, les lois ont dŽsignŽ le propriŽtaire actuel, et tous les propriŽtaires futurs : elles ont dŽcidŽ, sur les transmissions diverses, toutes les questions que lĠŽquitŽ purement naturelle aurait pu trouver problŽmatiques. Ce systme, par lequel lĠordre social sĠest dŽveloppŽ et perfectionnŽ, est aujourdĠhui le plus Žtroit des liens qui unissent entre eux les habitants dĠun mme pays et mme de pays divers.

La propriŽtŽ fonde lĠindŽpendance. CĠest ˆ mesure quĠun homme accumule et fŽconde les fruits de son travail, quĠil dispose davantage de ses facultŽs personnelles, physiques et morales, se dŽgage du joug des volontŽs particulires des autres hommes, et se met en Žtat de ne plus obŽir quĠaux lois gŽnŽrales de la sociŽtŽ. Par instinct ou par rŽflexion, nous aspirons tous ˆ ce terme ; et quoiquĠil soit impossible que le plus grand nombre y parvienne, la sociŽtŽ la plus sage et la plus prospre est celle o il se fait le plus de pas pour en approcher. Aussi le mot de propriŽtŽ est-il lĠun de ceux que les vŽritables tyrans ne peuvent entendre sans colre : il leur dŽvoile les limites de leur puissance. Ils sentent que pour tre pleinement les ma”tres de tous les hommes, ils ont besoin de lĠtre aussi de toutes les choses : ils frŽmissent ˆ lĠaspect dĠun propriŽtaire, mme de celui quĠils ont enrichi, sĠils ne se sont pas rŽservŽ les moyens de lĠappauvrir. Tout au contraire, un pouvoir lŽgitime sentira, sĠil est ŽclairŽ, quĠil serait en pŽril au milieu dĠune population misŽrable, et que pour attacher ˆ lui ceux quĠil gouverne, il doit surtout les attacher ˆ ce quĠils possdent, et, loin dĠen tre jamais le ravisseur, sĠen constituer le garant.

Ë lĠexception des voleurs de profession, il nĠy a personne qui ne demande la rŽpression des vols particuliers ; cĠest le but dĠune multitude de lois. Or, il nĠest pas croyable quĠen prenant contre ces attentats des mesures si justes et si rigoureuses, on ait voulu attribuer ˆ lĠautoritŽ le droit de les commettre impunŽment. Il a ŽtŽ quelquefois dŽclarŽ que lĠƒtat ne pourrait sĠemparer dĠun domaine privŽ quĠaprs avoir constatŽ la nŽcessitŽ de lĠaffecter ˆ un service public, et pleinement indemnisŽ, satisfait le propriŽtaire. La spoliation interdite par cette dŽclaration Žtait jadis la plus rare de celles que se permettait le pouvoir. On a fort bien fait de la condamner : peut-tre mme nĠa-t-on pas pris assez de prŽcaution pour la rendre impossible. Mais ce que nous avons ˆ reconna”tre ici, cĠest que le motif qui rŽprouve cette premire espce de spoliation, sĠapplique immŽdiatement ˆ toutes celles quĠon a moins jugŽ ˆ propos de prŽvoir, par exemple, aux banqueroutes, aux altŽrations de monnaies, aux lois rŽtroactives, aux imp™ts excessifs ou mal rŽpartis.

Si le pouvoir suprme a contractŽ des dettes envers des particuliers, comment se croirait-il dispensŽ de les acquitter, lui qui doit employer sa force ˆ faire accomplir tous les autres engagements ? De savoir si une dette publique nĠest pas un trs grand mal, cĠest une question qui ne serait pas tout ˆ fait Žtrangre ˆ lĠexamen des garanties individuelles ; car une dette Žnorme peut les compromettre de plus dĠune manire : mais la principale raison de ne pas la contracter, consisterait dans les pŽrils ˆ courir en ne lĠacquittant point ; et par consŽquent il doit nous suffire de reconna”tre ici la nŽcessitŽ de la payer. Or, cette nŽcessitŽ rŽsulte non seulement des plus simples notions dĠŽquitŽ naturelle, mais encore des dangers attachŽs ˆ toute dŽloyautŽ. JĠavoue que les banqueroutes particulires ne sont plus des dŽsastres pour la plupart de ceux qui les font : les succs que lĠautoritŽ laisse obtenir ˆ ces voleurs privilŽgiŽs peuvent lui sembler des prŽparatifs et des prŽsages de ceux quĠelle obtiendrait elle-mme en pareil cas ; mais elle doit penser quĠelle blesserait bien plus dĠintŽrts, et quĠil nĠy aurait rien au-dessus dĠelle, pour la protŽger comme elle protge les banqueroutiers vulgaires. Probablement ses iniquitŽs retomberaient de tout leur poids sur elle-mme ; et le jour o elle tenterait de manquer ˆ une partie de ses engagements, le jour mme o lĠon commencerait ˆ craindre de la trouver infidle, serait le premier jour de sa dŽcadence : elle ne faillirait pas sans tomber.

Une autre fraude, non moins pŽrilleuse, consisterait soit dans lĠaltŽration des monnaies, soit, ce qui revient au mme, dans le cours forcŽ dĠun signe qui nĠaurait point de valeur intrinsque. Un papier, quel que soit son gage, nĠest jamais une monnaie ; et du moment o, par quelque raison que ce soit, il ne peut plus sĠŽchanger ˆ volontŽ, et sans aucune perte, contre la monnaie quĠil reprŽsente, la force employŽe pour le faire accepter en Žchange des valeurs rŽelles est un vol ˆ main armŽe, et dĠautant plus odieux que cette arme est une loi. Croyons que les lumires publiques ont fait perdre ˆ lĠautoritŽ le moyen dĠexercer de pareils brigandages, que dŽsormais aucun roi ne redeviendra faux-monnayeur ; et, quĠaprs tant de ruines causŽes par des signes fictifs, aucune imposture, aucune violence, ne donnera plus ˆ des billets quelconques le crŽdit quĠils nĠobtiendraient pas immŽdiatement dĠeux-mmes.

Pour troisime espce dĠattentats publics aux propriŽtŽs, nous avons ˆ signaler les lois qui annuleraient les acquisitions et les transmissions consommŽes conformŽment ˆ des lois antŽrieures. Sans doute, si lĠon aperoit des erreurs ou des abus dans les modes dĠachat ou de succession prŽcŽdemment instituŽs, une loi nouvelle peut en Žtablir de meilleurs pour lĠavenir. LĠŽquitŽ ne rŽprouve que les dispositions rŽtroactives qui infirmeraient les acquisitions lŽgalement faites jusquĠalors. Toutes les propriŽtŽs, sans exception, perdraient leur garantie dans un pays o quelques-unes recevraient de pareilles atteintes, et o il serait possible dĠabolir des titres fondŽs sur des lois. LĠexamen de lĠorigine dĠune propriŽtŽ finit au point o lĠon rencontre la loi qui lĠa consacrŽe. CĠest employer un langage insocial et anarchique que de distinguer les domaines territoriaux par des noms qui en rappellent lĠorigine ancienne ou rŽcente, fŽodale ou fiscale, bŽnŽficiaire ou vŽnale, patrimoniale ou personnelle. De telles recherches nĠaboutissent quĠˆ semer la discorde et lĠinquiŽtude, quĠˆ exposer tous les droits acquis aux caprices des opinions et des pouvoirs, quĠˆ replonger la sociŽtŽ dans le dŽsordre dont les lois lĠont dŽlivrŽe. CĠest peu que lĠautoritŽ souveraine sĠabstienne encore dĠattentats par trop directs ˆ certains genres de propriŽtŽs : elle ne doit permettre ˆ personne de les menacer en son nom. Si ses ministres, si les fonctionnaires civils ou ecclŽsiastiques quĠelle salarie, dŽsavouaient, par des dŽclamations publiques, les garanties quĠelle feint de conserver, elle sĠexposerait ˆ tous les reproches que mŽritent la dŽloyautŽ, lĠinjustice, la faiblesse et lĠhypocrisie.

Les lois compromettent aussi les propriŽtŽs si elles compliquent les procŽdures nŽcessaires pour les revendiquer et pour les dŽfendre, sĠil est quelquefois moins dommageable dĠen perdre une que de la recouvrer judiciairement ; si lĠon entretient, aux frais des propriŽtaires, une populace dĠofficiers publics, habiles ˆ obscurcir les droits, ˆ Žterniser les procs, et dont le ministre spoliateur soit nŽanmoins lĠunique ressource contre les autres spoliations, Mais le brigandage le plus ordinaire et le plus gŽnŽral que le pouvoir exerce contre les propriŽtŽs, consiste dans lĠexcs des imp™ts.

Toute association suppose des dŽpenses communes auxquelles doivent contribuer tous les associŽs. La nŽcessitŽ des imp™ts est incontestable, et il est dĠailleurs difficile dĠassigner la limite prŽcise quĠils ne doivent point outrepasser. La thŽorie gŽnŽrale de lĠŽconomie publique a fait beaucoup de progrs ; mais elle nĠa point encore ŽtŽ assez appliquŽe ˆ lĠadministration publique. Il sĠen faut quĠon ait un systme o soient exposŽes et encha”nŽes les notions relatives aux recettes et aux dŽpenses dĠun ƒtat ; aux sources des premires, aux objets des secondes ; aux effets, aux circonstances et aux rgles des unes et des autres. Nous serons donc obligŽs de nous restreindre ici ˆ des gŽnŽralitŽs, cĠest-ˆ-dire, ˆ condamner dĠune part les dŽpenses superflues qui ne correspondent point ˆ des services publics, ou rigoureusement indispensables, ou du moins dĠune trs grande utilitŽ ; de lĠautre, les recettes nuisibles, savoir, celles qui produisent lĠun de ces deux funestes effets, ou de ne pas laisser ˆ une partie des contribuables les moyens de faire les consommations strictement rŽclamŽes par leurs besoins physiques, ou de diminuer progressivement lĠexcŽdent des productions sur les consommations. CĠest par lĠexamen et le calcul de cet excŽdent que doivent se rŽsoudre toutes les questions relatives au luxe quĠentretiennent les recettes de lĠƒtat, en se distribuant entre les dignitaires, fonctionnaires, pensionnaires, employŽs, fournisseurs, et autres personnes dont on paye les services actuels ou passŽs : il sĠagit de savoir si, parmi les contribuables non dotŽs, non pensionnŽs, non salariŽs, les consommations ne sont pas demeurŽes au-dessous du nŽcessaire ; et si, au-delˆ de ces consommations, il est restŽ plus ou moins quĠauparavant de produits accumulŽs.

Dans lĠimpossibilitŽ o lĠon est dĠappliquer des maximes si gŽnŽrales aux diffŽrentes circonstances o peut se trouver un peuple, lĠunique moyen de sĠassurer que lĠimp™t ne dŽpassera point ses vŽritables limites, est quĠil soit votŽ annuellement par une assemblŽe de reprŽsentants des contribuables. Nous nĠenvisageons point ici les autres pouvoirs quĠexercerait cette assemblŽe : celui-ci suppose quĠelle est composŽe dĠhommes auxquels il importe que lĠautoritŽ se maintienne, que tous les vrais services publics soient remplis, que nul crŽancier de lĠƒtat nĠŽprouve de dommage ; mais aussi quĠaucune classe de contribuables ne sĠappauvrisse, que la richesse nationale, ou lĠexcŽdent des produits sur les consommations, sĠaugmente, ou du moins ne dŽcroisse jamais. Le vote de lĠimp™t serait fictif sĠil Žmanait dĠhommes qui, par leurs fonctions ou leur condition, nĠauraient intŽrt quĠˆ lĠaccroissement des dŽpenses publiques.

Je crois superflu dĠajouter que les contributions, quelles quĠelles soient, doivent tre partout proportionnelles aux propriŽtŽs ou aux jouissances, et quĠen exempter en tout ou en partie certains propriŽtaires ou certains consommateurs, cĠest faire payer leur dette par les autres : vŽritable vol qui tend, comme toute injustice, ˆ la dissolution des sociŽtŽs, et contre lequel on ne peut jamais tre pleinement rassurŽ quĠen choisissant des reprŽsentants bien rŽsolus ˆ nĠtre jamais ni volŽs ni voleurs.

On conoit enfin quĠil nĠy aurait de garanties ni pour les crŽanciers de lĠƒtat, ni pour les contribuables, si des emprunts, par lesquels sĠaccro”trait la dette publique et qui obligeraient dĠaugmenter les imp™ts, pouvaient sĠouvrir sans le consentement dĠune assemblŽe de reprŽsentants intŽressŽs au bon ordre des dŽpenses et des recettes. LĠexpŽrience a bien cruellement enseignŽ ˆ quels rŽsultats aboutissent les embarras de finances. Or, ces embarras naissent, soit de lĠaugmentation progressive de la dette publique, soit des banqueroutes compltes ou partielles, soit de lĠaltŽration des monnaies mŽtalliques ou du cours forcŽ des papiers-monnaies, soit des atteintes portŽes ˆ la propriŽtŽ par des lois rŽtroactives, ou par dĠautres actes imputables ˆ lĠautoritŽ suprme ; soit enfin des dŽpenses dŽraisonnables et des imp™ts excessifs ou mal rŽpartis quĠelles nŽcessitent. La propriŽtŽ nĠest pleinement garantie que par lĠabsence ou la rŽpression efficace de tous ces dŽsordres.

Si lĠautoritŽ exŽcutive, abandonnŽe ˆ elle-mme, peut, en matire de finances, tout ce quĠelle veut, sa destinŽe sera de sentir toujours des besoins, de sĠen crŽer sans cesse, dĠy pourvoir par les moyens les plus rapides, de ne mettre aucun terme aux dŽpenses, parce quĠelle ne trouvera aucune difficultŽ aux extorsions ; dĠŽpuiser peu ˆ peu toutes les sources de reproduction et tous les gages de crŽdit, de prodiguer Žgalement les faveurs et les rigueurs, de sĠenvironner dĠun luxe insensŽ, tandis quĠˆ lĠexception de ses courtisans tout languira dans une pŽnurie extrme ; de se croire cependant bien affermie et toute-puissante, et dĠignorer la profondeur de lĠab”me quĠelle creuse sous ses pas.

On a beau compliquer le systme des finances publiques ; on ne portera jamais remde aux effets dŽsastreux des dŽpenses excessives. SĠil en est dĠexigŽes par des conjonctures impŽrieuses, par des guerres inŽvitables ou par des revers irrŽparables, cĠest une raison de plus de rŽduire toutes les autres au plus strict nŽcessaire. Que diriez-vous dĠun particulier ˆ demi ruinŽ par des procs, des incendies, des ravages, qui, loin de rien retrancher de ses profusions, dŽjˆ monstrueuses avant ses malheurs, redoublerait de faste, de prodigalitŽ, dĠincurie, de dissipation ? Le luxe dŽvorant des cours et les dŽprŽdations administratives sont nuisibles dans les temps les plus prospres : mais si, au sein dĠun ƒtat appauvri par lĠinvasion et lĠoccupation de son territoire, dĠimprudents ministres avaient doublŽ ou le nombre ou les traitements des fonctionnaires publics, des prŽlats, des directeurs gŽnŽraux, des gouverneurs ; sĠils avaient transformŽ la moitiŽ des anciens employŽs en pensionnaires, en leur donnant des successeurs moins habiles et plus chrement payŽs ; sĠils avaient rŽformŽ et pensionnŽ une partie de lĠarmŽe nationale pour soudoyer des soldats Žtrangers ; sĠils avaient enfin distribuŽ ˆ titre purement gratuit et ˆ pleines mains des pensions innombrables : sans doute, pour Žgaler les recettes ˆ de si folles dŽpenses, il ežt bien fallu maintenir ou Žtablir une multitude dĠimp™ts directs et indirects, de contributions tant gŽnŽrales que locales ; ouvrir de plus, chaque annŽe, de nouveaux emprunts, par consŽquent ruiner ou menacer toutes les classes de propriŽtaires, et compromettre le sort des crŽanciers du gouvernement.

 

 

 

 

 


 

 

CHAPITRE III. De lĠindustrie.

 

 

Nous aurions pu parler de lĠindustrie avant de rien dire de la propriŽtŽ. Car, ainsi que nous lĠavons observŽ, la propriŽtŽ est le fruit du travail ; elle est nŽe de lĠindustrie. Mais lorsquĠon envisage la sociŽtŽ dans son Žtat actuel, ce sont les propriŽtŽs quĠon aperoit immŽdiatement aprs les personnes : du premier coup-Ïil, on ne voit encore que les hommes et
les choses quĠils possdent ; et cĠest pour ces deux ordres dĠŽlŽments du corps social que lĠon rŽclame les premires garanties.

Cependant lĠindustrie est nŽcessaire, non seulement pour quĠil commence ˆ exister des produits, mais pour que les personnes auxquelles ils appartiennent en jouissent et les conservent. LĠindustrie fournit aux propriŽtaires les objets de leurs consommations successives ; et elle seule aussi donne de la valeur ˆ leurs capitaux en les employant ˆ obtenir de nouveaux fruits. Les propriŽtŽs acquises et les jouissances des propriŽtaires dŽcro”traient ˆ mesure que le travail viendrait ˆ se ralentir.

On distingue trois industries, la premire agricole ou extractive, la seconde manufacturire, la troisime commerciale. Il nĠest pas de notre sujet dĠexaminer comment, quelquefois sŽparŽes et successives, quelquefois conjointes et simultanŽes, elles embrassent tous les genres de travaux, tout ce quĠil faut de prŽparatifs, de transformations et de transports, pour placer chaque produit sous la main du consommateur, dans lĠŽtat o il veut le recevoir ; ni comment la division et les subdivisions indŽfinies du travail ont multipliŽ les forces de lĠhomme et de la nature, accru, variŽ, perfectionnŽ les productions, agrandi et accŽlŽrŽ le cours des prospŽritŽs sociales.

Outre ces diverses industries, qui tendent toutes ˆ obtenir des produits physiques, il en est dĠaccessoires qui consistent dans les soins ˆ prendre de certains intŽrts des producteurs et des consommateurs ; par exemple, de leur santŽ, de leurs affaires, de leurs droits civils, de leur instruction, de la culture et des plaisirs de leur intelligence. Tels sont les services que la sociŽtŽ reoit ou espre des mŽdecins, des jurisconsultes, des instituteurs ou professeurs, des Žcrivains, des artistes ; tous hommes quĠil convient de compter parmi les producteurs, si, en effet, ils aident ou enseignent ˆ produire, et sĠil est sžr quĠon produirait moins sans lĠintervention de leurs industries auxiliaires. En gŽnŽral, et ˆ fort peu dĠexceptions prs, tout membre de la sociŽtŽ est ˆ la fois consommateur et producteur : cette distinction conue comme une division de la population en deux classes, serait extrmement erronŽe. Des capitalistes, des rentiers, sont des producteurs, puisquĠils fournissent, ou ont fourni les produits accumulŽs qui servent ˆ reproduire. Les dŽpositaires mme ou agents de lĠautoritŽ, les fonctionnaires civils et militaires, si leurs services ne sont ni malfaisants, ni superflus, ni chimŽriques, deviennent rŽellement les gardiens des propriŽtŽs, les protecteurs des travaux, et par consŽquent de vrais coopŽrateurs : ils remplissent des t‰ches importantes, indispensables dans ce laboratoire immense, dont la sociŽtŽ offre aujourdĠhui le spectacle.

Un tyran, douŽ dĠun rapide instinct ou dĠune vaste pŽnŽtration, a dž concevoir lĠidŽe de se faire lĠentrepreneur ou directeur universel de tous les travaux ; de transformer tous les travailleurs en employŽs, dĠassigner ˆ chacun sa t‰che et ses salaires, dĠassujettir les mouvements de lĠindustrie ˆ des lois communes, et de les comprendre tous dans la sphre de lĠadministration politique. Quelque gigantesque que soit ce systme, il est pourtant le seul capable dĠŽtablir le parfait despotisme dans un pays o les arts commenceraient ˆ faire des progrs. Aussi voyons-nous que durant les sicles dĠesclavage, si lĠon ne sĠest pas ŽlevŽ tout ˆ fait jusquĠˆ ce systme, on sĠen est rapprochŽ le plus possible ˆ force dĠenvironner dĠobstacles presque tous les efforts de lĠindustrie. Nous allons distinguer jusquĠˆ dix espces dĠentraves imaginŽes pour la comprimer, et nous ne sommes pas sžrs de nĠen oublier aucune : mais celles qui ne seraient pas comprises dans ces dix classes, auraient, sinon les mmes formes, du moins les mmes caractres et les mmes effets.

Avant dĠentamer ce dŽtail, nous devons avouer que lĠŽtat prŽsent des habitudes, des opinions, et surtout des pratiques administratives, ne permet gure ˆ lĠindustrie dĠespŽrer quĠelle sera prochainement affranchie de toutes ces entraves. Tout ce quĠon peut aujourdĠhui demander pour elle, cĠest que le pouvoir sĠabstienne de la surcharger de nouveaux liens, de renouer ceux qui se sont rompus, de resserrer ceux qui subsistent.

On interdit quelquefois comme nuisibles, non pas seulement les industries bien peu nombreuses, dont les produits seraient naturellement pernicieux, et dont les procŽdŽs entra”neraient des pŽrils imminents, mais celles dont on feint de redouter pour la sociŽtŽ les abus, les inconvŽnients, les consŽquences indirectes ; et comme en effet il est possible dĠemployer abusivement les procŽdŽs ou les produits de presque tous les arts, ˆ peine en restera-t-il un seul ˆ lĠabri des caprices dĠune puissance arbitraire, si elle nĠa besoin, pour les proscrire, que de prŽvoir les mauvais effets quĠil peut accidentellement amener. NĠayez peur quĠelle interdise les professions les plus contraires aux bonnes mÏurs, et ˆ lĠhonntetŽ publique ; mais elle prohibera les plus honorables, si elles lui paraissent menacer les intŽrts particuliers quĠelle sĠest crŽŽs ˆ elle-mme.

DĠun autre c™tŽ, il y en aura plusieurs quĠelle dŽclarera trop importantes, trop critiques, trop dŽlicates pour tre abandonnŽes ˆ quiconque voudra les exercer. Elle ne les permettra quĠˆ ceux qui auront subi certaines Žpreuves, donnŽ certains gages de leur habiletŽ et de leur fidŽlitŽ. Je nĠhŽsiterais gure ˆ dire que, loin de prŽserver la sociŽtŽ des mŽfaits de lĠimpŽritie et de la fraude, ces probations ne serviront le plus souvent quĠˆ donner du crŽdit ˆ lĠignorance, des titres au charlatanisme ; quĠelles se rŽduiront ˆ de vaines formalitŽs et ˆ des prestations pŽcuniaires ; car on ne pourra pas nŽgliger de si belles occasions de recueillir quelque argent au profit du gouvernement, ou dĠun ordre quelconque de prŽposŽs, ou de je ne sais quelle corporation gothique. Cependant les peuples semblent tellement accoutumŽs ˆ ce rŽgime, que beaucoup dĠimaginations sĠalarmeraient vivement, sĠil redevenait permis de sĠintituler mŽdecin, pharmacien, homme de loi, sans avoir soutenu des thses et payŽ des dipl™mes. Passons donc ce point, ˆ condition pourtant que ces Žpreuves ne seront pas trop chres, et quĠelles ne rendront jamais ces professions inaccessibles ˆ ceux qui sĠy seront plus raisonnablement prŽparŽs.

Une troisime pratique est de limiter le nombre des personnes ˆ qui une industrie sera permise. Pour le coup, voilˆ bien transformer en offices publics des professions particulires, et confondre ˆ plaisir ce quĠil est bien facile de distinguer. Que lĠautoritŽ fixe le nombre des officiers quĠelle institue, rien nĠest plus simple : mais comment lui appartient-il dĠinstituer des manufacturiers, des voituriers, des ouvriers, des artistes ? QuĠest-ce, par exemple, quĠun imprimeur, sinon un artiste qui entreprend, pour son compte ou pour le compte dĠautrui, de multiplier les copies des productions littŽraires ? Pourquoi, par des privilges rŽservŽs ˆ quelques personnes, abolissez-vous le droit commun que nous avons tous dĠembrasser, ˆ nos risques et pŽrils, de pareilles professions ? Ë quels titres prŽtendez-vous circonscrire et diriger tous les travaux humains, depuis les plus hautes entreprises jusquĠaux mŽtiers les plus vulgaires ; hŽlas ! peut-tre jusquĠaux humbles services pour lesquels lĠenfance ou lĠindigence extrme obtient les salaires les plus modiques ? NĠest-il donc pas de la nature dĠune industrie privŽe de rester libre et indŽpendante, sauf la rŽpression des crimes ou dŽlits commis en la pratiquant ?

Pour quatrime genre dĠentraves, on a imaginŽ de rŽunir en confrŽries ou communautŽs ceux quĠon autorisait ˆ exercer un mme art ou un mme nŽgoce, de les assujettir ˆ de longs rglements de corps, de leur imposer des chefs pris dans leur sein ou hors de leur sein, et de leur imprimer des habitudes ou allures ˆ peu prs semblables ˆ celles des associations religieuses. Ces institutions, nŽes au Moyen-‰ge, avaient apparemment pour but de prŽvenir lĠessor du talent, de retenir les arts et le commerce sous le joug des prŽjugŽs et des routines, et dĠintroduire entre ceux qui couraient une mme carrire, de misŽrables rivalitŽs, au lieu des relations naturelles et profitables que le cours libre des affaires et des intŽrts aurait entretenues parmi eux. On allgue nŽanmoins, pour perpŽtuer ou ressusciter ces corporations, des motifs dĠutilitŽ publique : mais comme ils sĠappliquent ˆ plusieurs autres mesures Žgalement nuisibles ˆ lĠindustrie, nous achverons de les indiquer toutes, avant dĠexaminer les prŽtextes qui leur sont communs.

Cinquimement donc on viole les domiciles, pour y faire, selon la nature, les objets et les circonstances de chaque travail, des visites de police, non ˆ lĠoccasion de quelque dŽlit expressŽment dŽnoncŽ, mais spontanŽment et par simple curiositŽ, pour savoir ce qui se passe, et rechercher si, par hasard, lĠindustrie ne contrevient pas ˆ lĠun des mille statuts qui psent sur elle. Tant pis pour les entreprises qui auraient besoin de rester secrtes, pour les essais quĠil ne faudrait pas divulguer, pour les procŽdŽs nouveaux dont il importerait de constater lĠinvention. On a voulu que nul atelier, nul laboratoire ne rest‰t fermŽ ˆ lĠÏil inquiet de la police ; que ses regards pussent tout poursuivre, tout atteindre et tout dessŽcher. 

On a fait bien mieux encore ˆ lĠŽgard de certaines professions. Pour tre bien sžr quĠelles ne feront jamais ce que lĠautoritŽ ne voudra pas quĠelles fassent, on les a placŽes sous la direction dĠadministrateurs gŽnŽraux, dont les fonctions, nŽcessairement despotiques, ravissent ˆ ces industries particulires tout reste de libertŽ. LĠart typographique, quoique soumis ˆ toutes les autres entraves, a ŽtŽ spŽcialement retenu sous cette sixime oppression.

Le septime genre dĠempchement est dĠune toute autre nature : cĠest peut-tre celui dont la singularitŽ frapperait le plus des yeux qui nĠy auraient point ŽtŽ accoutumŽs ds lĠenfance. Il consiste ˆ supprimer deux mois de lĠannŽe industrielle ; ˆ interdire, en certains jours, la plupart des travaux humains. AssurŽment rien nĠest plus respectable que le motif religieux qui peut porter les particuliers ˆ interrompre librement le cours de leurs occupations lucratives ; mais que ce repos soit commandŽ ˆ tout le monde par une loi politique, voilˆ ce quĠil est difficile de concilier avec lĠordre social proprement dit, o les hommes, gouvernŽs et non possŽdŽs, sĠappartiennent ˆ eux-mmes. SĠil ne sĠagissait que des travaux que lĠautoritŽ salarie, que de ceux encore qui sĠexŽcutent sous ses yeux dans les lieux publics, on pourrait la disculper dĠinjustice, et ne lui reprocher quĠun faux calcul. Mais cĠest plut™t tout le contraire : vous la verrez, pour le plus mince intŽrt, pour la plus lŽgre convenance, se dispenser de la rgle quĠelle vous impose ; vous la verrez, dĠailleurs, permettre en ces jours-lˆ, ˆ toutes les industries futiles, la plus turbulente et souvent la plus licencieuse publicitŽ : tout est bien, pourvu que vous ne restiez pas ma”tres, dans vos maisons, vos ateliers, vos magasins, de limiter ou dĠŽtendre, ˆ votre grŽ, les mouvements de votre activitŽ, selon vos intŽrts, vos besoins, vos habitudes morales ou religieuses. Est-ce donc que les infirmitŽs, la paresse et les vices quĠelle engendre, ne diminuent pas dŽjˆ bien assez la masse des travaux, la somme totale des produits ? Pourquoi, aprs toutes les pertes quĠentra”nent tant de causes physiques et morales, exiger encore la perte dĠun septime ou dĠun sixime de ce quĠelles nĠabsorbent point ? Est-il donc si nŽcessaire de prescrire au pauvre lĠoisivetŽ, et de lui offrir, soixante fois par an, les occasions de consommer en un seul jour une grande partie des faibles salaires quĠil a obtenus durant plusieurs autres ? Notez que la plupart des professions ŽlevŽes Žchappent ˆ cette loi : elle excepte les mŽdecins, elle nĠatteint ni les jurisconsultes, ni les hommes de lettres, ni les artistes dĠun ordre supŽrieur ; et ne diminue pas les gains des employŽs du gouvernement. On a prŽtendu que lĠartisan pauvre y gagnait aussi du repos, attendu que ses travaux de sept jours finiraient par nĠtre pas plus payŽs que ceux de six. Mais si lĠexpŽrience nĠavait pas dŽmenti positivement ce rŽsultat imaginaire, lĠabsurditŽ en deviendrait sensible ˆ quiconque en poursuivrait les consŽquences ; car il sĠensuivrait quĠune rŽduction plus grande encore des journŽes laborieuses tournerait de plus en plus ˆ lĠavantage des journaliers, et que leur sort resterait le mme, sĠils se reposaient huit ou dix jours par mois au lieu de quatre ou cinq. Le vrai rŽsultat est que cette loi est surtout dommageable au pauvre, quoiquĠelle tourne aussi au dŽtriment de la sociŽtŽ entire, ˆ qui elle fait perdre un septime ou un sixime de la masse des produits.

Mais, en huitime lieu, lĠautoritŽ souveraine sĠattribue des monopoles. Elle se rŽserve exclusivement certains genres dĠexploitations. Elle seule vendra ou fera vendre du tabac, du sel, du salptre, des journaux, des cartes ˆ jouer ; demain peut-tre du pain. Car elle nĠa aucune raison de sĠarrter ˆ un terme quelconque ; et si elle veut bien ne pas exercer certains genres de commerce, il faudra lui en savoir grŽ.

Son avant-dernire atteinte ˆ lĠindustrie particulire, est de prohiber lĠexportation, ou lĠimportation des divers produits naturels ou manufacturŽs, et de resserrer ainsi lĠŽtendue du marchŽ o lĠŽchange doit sĠen faire. Ces prohibitions, il le faut avouer, sont quelquefois conseillŽes, presque exigŽes par les traitŽs qui se concluent, contre lĠintŽrt des peuples, entre les gouvernements. Longtemps aussi on a mis une importance extrme ˆ ce quĠon appelait la balance du commerce, cĠest-ˆ-dire, ˆ ne pas livrer ˆ une nation voisine plus dĠargent quĠon nĠen recevait dĠelle : comme si les monnaies Žtaient, dans le monde, les seules valeurs ! Comme sĠil y avait autre chose ˆ considŽrer, dans un Žchange, que lĠŽgalitŽ du prix rŽel ou de lĠutilitŽ des choses ŽchangŽes ! Comme si, enfin, lĠunique intŽrt gŽnŽral dĠun peuple nĠŽtait pas de voir toujours cro”tre, par des moyens quelconques, lĠexcŽdent de ses produits sur les consommations pleinement suffisantes ˆ ses besoins !

Enfin lĠindustrie a ŽtŽ entravŽe par une multitude de lois fiscales, dĠimp™ts indirects Žtablis non seulement sur les importations et exportations, mais sur les transports dans lĠintŽrieur de lĠƒtat, sur lĠexposition dans les marchŽs, presque sur chaque circonstance de lĠexploitation, de la fabrique, du nŽgoce, et de la consommation. Dira-t-on que ces imp™ts retombent sur les seuls consommateurs, ou bien sur les seuls propriŽtaires territoriaux ? LĠindustrie sait trop que cĠest elle quĠils frappent immŽdiatement, bien quĠil soit encore vrai quĠen diminuant les produits et les consommations, ils appauvrissent, extŽnuent toute la sociŽtŽ. Cependant une dette publique, une guerre ruineuse, et dĠautres causes, peuvent Žlever les dŽpenses dĠun ƒtat ˆ un si haut terme quĠil nĠy ait pas moyen dĠy subvenir par des contributions directes, et quĠil faille se rŽsigner ˆ beaucoup dĠautres impositions casuelles ou furtives : cĠest une nŽcessitŽ bien dŽplorable ; car les imp™ts indirects provoquent la fraude, exigent des frais de perception qui absorbent un tiers des recettes ; et le prŽtendu avantage quĠon leur trouve dĠŽchapper ˆ lĠattention de la plupart des contribuables, en se fondant et se cachant en quelque sorte dans le prix des choses, nĠest rŽellement quĠun obstacle de plus aux progrs de la saine Žconomie domestique. Quoi quĠil en soit, nous devons nous borner ˆ demander ici pour lĠindustrie deux garanties que nous avons dŽjˆ rŽclamŽes pour la propriŽtŽ, savoir, la rŽduction des dŽpenses publiques au strict nŽcessaire, et le consentement dĠune assemblŽe reprŽsentative ˆ lĠŽtablissement de tout imp™t.

Chacun des dix genres de prohibitions ou empchements que nous venons de parcourir, tient ˆ quelques idŽes, habitudes, ou circonstances particulires. Mais il nous reste ˆ examiner les prŽtextes gŽnŽraux, les raisons banales qui soutiennent ˆ la fois plusieurs de ces institutions tyranniques. Pour peu quĠon rŽflŽchisse sur la multitude, la variŽtŽ, la complication des mouvements de lĠindustrie, on sent assez quĠils ne sauraient tous sĠaccomplir avec une telle rŽgularitŽ, quĠil nĠy ait jamais ni perte, ni mŽcompte. Des causes purement naturelles rendront certaines denrŽes ou rares ou surabondantes. DiffŽrentes causes, morales ou physiques, influeront sur certaines consommations, pour les resserrer ou les Žtendre plus quĠil ne convient. Des travaux seront mal entrepris, mal conduits, mal exŽcutŽs : parmi les hommes qui embrasseront une profession, il y en aura dĠinhabiles ; et le charlatanisme enfin ne cessera dĠavoir des succs que lorsque les lumires, partout dissŽminŽes, seront parvenues ˆ un terme dont elles sont encore assez loin. En attendant, quĠarrive-t-il ? LĠautoritŽ fait grand bruit de tous ces dŽsordres, et se prŽtend capable dĠy obvier, en sĠinterposant, le plus possible, dans tous les services particuliers, entre ceux qui les rendent et ceux qui les reoivent. Elle a, sans contredit, des fonctions ˆ remplir, pour assurer la fidŽlitŽ des Žchanges ; elle doit dŽterminer les poids et mesures, dŽclarer la valeur des monnaies, vŽrifier les mŽtaux prŽcieux dont la reconnaissance serait impossible ˆ la plupart des acheteurs, enfin entretenir des tribunaux chargŽs de redresser les torts et de rŽprimer les fraudes. Mais se fondant toujours sur sa maxime favorite, que le plus sžr moyen de rŽprimer est de prŽvenir, elle sĠarroge le droit dĠintervenir partout o se font des travaux, des services, des Žchanges ; et le rŽsultat de cette intervention, aussi dispendieuse que despotique, est que, ne prŽvenant en effet aucun abus, ne rŽprimant pas mme, ˆ beaucoup prs, toutes les infidŽlitŽs scandaleuses, elle dŽpouille seulement lĠindustrie de son indŽpendance et de ses garanties, gne tous les mouvements, ralentit tous les progrs, et arrte le cours de lĠactivitŽ et de la prospŽritŽ universelle. Ce qui arriverait si lĠautoritŽ ne sĠen mlait point, ce qui arrive mme en partie, quoiquĠelle sĠen mle, cĠest, malgrŽ des irrŽgularitŽs inŽvitables, un Žquilibre naturel et constant entre les services et les besoins. Il suffit quĠelle ne lĠempche pas, pour que tous les produits demandŽs adviennent : un cours rŽglŽ sĠŽtablit dans les prix de toutes choses ; ˆ la fin, les meilleurs services sont gŽnŽralement prŽfŽrŽs, et cette prŽfŽrence entra”ne tous les arts dans leur vŽritable carrire. CĠest la nature qui fait lĠordre, cĠest le despotisme qui le dŽrange ; et le dŽrglement le plus monstrueux est celui quĠengendrent les rglements arbitraires et superflus.

Plusieurs peuples sont sortis pour toujours des systmes politiques, qui retenaient une grande partie de la population dans lĠesclavage, ou dans une misre profonde. Vainement aussi on nous reproduirait le simulacre dĠune gloire nationale, compatible avec la dŽtresse de la plupart des familles : tout annonce que cette illusion puŽrile ne serait plus dĠune longue durŽe. Nous commenons ˆ ne plus voir que de honteux brigandages dans ces conqutes qui, en ruinant les vaincus, nĠenrichissent que pour peu dĠinstants les vainqueurs. Cet exercice mme des droits de citŽ, qui sĠappelle libertŽ politique, nous fatiguerait bient™t, sĠil nĠŽtait un moyen efficace de garantir la libertŽ civile et le bonheur individuel. Ainsi, en dernire analyse, la prospŽritŽ publique nĠest plus ˆ nos yeux que lĠindustrie particulire la plus active, qui va introduisant et distribuant lĠaisance dans le plus grand nombre possible dĠhabitations. Or, pour atteindre ce but, que nous considŽrons comme le seul auquel doive tendre lĠordre social, il faut quĠau moins lĠindustrie se dŽgage peu ˆ peu des liens qui lĠentravent. Je dis peu ˆ peu, parce que parmi ces liens il en est peut-tre auxquels lĠopinion donne encore trop de force pour quĠon puisse espŽrer de les rompre soudainement sans pŽril. Mais sĠil faut sĠabstenir de rŽclamer ˆ la fois toutes les garanties qui semblent dues aux industries privŽes, au moins est-il permis dĠassurer que lĠautoritŽ compromettrait la sžretŽ de lĠƒtat, et par consŽquent la sienne propre, si elle inventait de nouvelles prohibitions, si elle rŽtablissait celles qui ont cessŽ, si elle ne sĠefforait pas dĠadoucir et dĠabolir par degrŽs toutes les autres, et si elle ne fortifiait pas, du consentement dĠune assemblŽe reprŽsentative, les dispositions coercitives, pŽnales et fiscales qui continueraient de comprimer la libertŽ industrielle. 

On convient assez que la sociŽtŽ commencerait ˆ se dissoudre, du moment o les propriŽtŽs, cĠest-ˆ-dire les produits accumulŽs, cesseraient dĠtre inviolables. Mais les atteintes ˆ lĠindustrie ou ˆ la facultŽ de produire ne sont pas moins dangereuses, puisquĠelles empchent ceux qui ne sont pas propriŽtaires de le devenir ; et ceux qui le sont, de mettre ˆ profit et de possŽder rŽellement ce quĠils ont acquis.

 


 

 

CHAPITRE IV. De la libertŽ des opinions.

 

 

Le mot libertŽ a donnŽ lieu ˆ beaucoup de controverses, soit parmi les mŽtaphysiciens, soit parmi les politiques. Il a deux significations trs distinctes.

DĠune part, lorsquĠon dit que la volontŽ humaine jouit dĠune parfaite libertŽ, on assure, quĠentre deux dŽterminations opposŽes, elle a le pouvoir de prendre ˆ son grŽ lĠune ou lĠautre, et par consŽquent de rŽsister aux motifs et aux sentiments qui lĠentra”nent vers celle quĠelle embrasse. 

De lĠautre part, quand on rŽclame la libertŽ civile, on demande quĠaucun obstacle extŽrieur ne vienne nous empcher dĠagir conformŽment aux dŽterminations que nous avons prises, si elles ne sont point attentatoires ˆ la personne ou ˆ la propriŽtŽ dĠautrui.

Nous nĠavons point ˆ nous occuper de la libertŽ envisagŽe dans le premier sens ou sous lĠaspect mŽtaphysique : cependant comme nous devons parler ici de la libertŽ des opinions, il nous importe de remarquer dĠabord quĠun homme raisonnable nĠa rŽellement point la facultŽ de se dŽterminer entre deux opinions contraires. Sans doute, avant dĠembrasser lĠune ou lĠautre, il lui a ŽtŽ possible de les examiner avec plus ou moins de maturitŽ, de considŽrer la question sous toutes ses faces, ou seulement sous quelques-unes. Nous nĠavons que trop aussi le pouvoir de ne conformer ni nos actions ni notre langage ˆ nos opinions, de dŽmentir la plupart de nos pensŽes par notre conduite et par nos discours. Mais ˆ ne prendre que notre pensŽe en elle-mme, telle quĠelle est en notre conscience, aprs une suite donnŽe dĠobservations et de rŽflexions, il nĠest pas vrai de dire quĠelle soit libre, quĠil dŽpende de nous, dans cet Žtat dŽterminŽ de notre esprit, de penser autrement que nous ne pensons. CĠest de quoi lĠon convient assez, au moins ˆ lĠŽgard des propositions reconnues pour certaines, et dont la vŽritŽ rŽsulte immŽdiatement de la nature mme des termes qui les expriment, une fois quĠils ont ŽtŽ bien dŽfinis et bien compris. Ce nĠest point par un choix libre quĠun mathŽmaticien juge que les trois angles dĠun triangle Žgalent prŽcisŽment deux angles droits ; il nĠest pas en sa puissance de concevoir une opinion contraire. Je dirai de mme, quoique la matire soit moins rigoureuse, quĠen regardant Mahomet comme un imposteur, et son Alcoran comme un amas dĠabsurditŽs, jĠobŽis ˆ une conviction intime dont je ne suis aucunement le ma”tre : et sĠil arrive que sur beaucoup dĠautres points, lĠopinion qui sĠempare de moi ne me paraisse que probable, si je sens quĠil pourrait se faire quĠaprs des vŽrifications qui ne sont point ˆ ma portŽe, cette opinion cŽd‰t son empire ˆ celle qui lui est opposŽe ; sĠil peut arriver mme que lĠŽtat actuel de mes connaissances me laisse tout ˆ fait incertain et suspendu entre lĠune et lĠautre, jĠose dire encore que plus jĠaurai mis de bonne foi, de raison et dĠactivitŽ dans cet examen, plus je serai passif dans mes convictions, ou mes croyances, ou mes doutes. JĠaurai cherchŽ un rŽsultat, je lĠaurai rencontrŽ, reconnu, subi ; je ne lĠaurai point fait ˆ ma guise. Peut-tre me sera-t-il dŽsagrŽable, mais il aura soit provisoirement, soit dŽfinitivement captivŽ mon intelligence.

CĠest prŽcisŽment parce que les opinions ne sont pas libres dans le sens mŽtaphysique qui vient dĠtre expliquŽ, quĠelles doivent lĠtre dans lĠautre sens, cĠest-ˆ-dire nĠavoir ˆ redouter aucune contrainte extŽrieure. Nous obliger ou ˆ professer celles que nous nĠavons pas, ou ˆ dissimuler celles que nous avons, serait de la part dĠun particulier une agression si Žtrange, que les lois lĠont ˆ peine prŽvue. En ce point, les gouvernements tyranniques ont fait plus quĠimiter les malfaiteurs vulgaires : ils ont inventŽ un genre de violence dont ils nĠavaient presque trouvŽ aucun exemple dans le cours des iniquitŽs privŽes. Ils ont prŽtendu asservir la plus indŽpendante des facultŽs humaines, celle qui nous rend industrieux et capables de progrs, celle qui meut et dirige toutes les autres. Certes ! on appartient, dans ce quĠon a de plus personnel et de plus intime, au ma”tre par qui lĠon est empchŽ de penser et de dire ce quĠon pense. Il nĠy a pas dĠesclavage plus Žtroit que celui-lˆ ; aussi faut-il, pour y rŽduire un peuple, lĠavoir auparavant, ˆ force de vexations et dĠartifices, plongŽ dans une ignorance extrme, et presque dŽpouillŽ de ces facultŽs intellectuelles dont il ne doit plus faire usage. SĠil les conserve ou sĠil les recouvre, il sentira le joug et sĠefforcera de le secouer.

Dans un pays o quelques lumires ont pŽnŽtrŽ, la tyrannie qui contraint ˆ professer des opinions que lĠon nĠa pas, dŽprave, autant quĠil est en elle, les premires classes de la sociŽtŽ pour tromper et encha”ner les dernires. Elle entretient, dans le monde, un commerce forcŽ de mensonges. Tant quĠil est ordonnŽ ˆ tous de faire semblant de croire ce que plusieurs ne peuvent pas croire en effet, il y a corruption ou l‰chetŽ dans les uns, inertie ou imbŽcillitŽ dans les autres, dŽgradation de lĠespce humaine dans la plupart. La noblesse et lĠŽnergie des caractres tiennent plus quĠon ne pense ˆ la franchise et ˆ la constance des opinions. La probitŽ peut sĠtre trompŽe et sait reconna”tre ses erreurs ; mais il ne faut attendre dĠelle ni complaisance, ni mme trop de docilitŽ ; elle abandonne aux courtisans le talent de prŽconiser tout systme qui vient ˆ dominer : cette logique flexible qui sait retomber toujours juste dans les doctrines, quĠil pla”t aux gouvernements de prescrire, nĠest point du tout ˆ son usage : ses pensŽes mžrissent et sĠenracinent dans sa conscience immuable ; et ses discours, fidle et vive image de ses sentiments, ne prennent aucune teinte Žtrangre.

Gardons-nous toutefois de confondre ici deux choses rŽellement trs distinctes. Peut-tre ne voudra-t-on plus nous forcer ˆ dire ce que nous ne pensons pas : il sĠagit seulement de savoir jusquĠˆ quel point on pourra nous interdire la manifestation de nos propres pensŽes. Voilˆ surtout la question qui se prŽsente ici ˆ rŽsoudre.

H‰tons-nous de reconna”tre que le langage prend quelquefois le caractre dĠune action. Manifester une opinion injurieuse ˆ une personne est un acte agressif ; et celui qui en est blessŽ ne fait, en sĠy opposant, que repousser une attaque. CĠest comme des actions nuisibles au bien-tre et ˆ la sžretŽ des individus, quelquefois mme ˆ la tranquillitŽ gŽnŽrale, que la calomnie et la simple injure doivent tre sŽvrement rŽprimŽes. Il est certain aussi que lĠon coopre ˆ un crime ou ˆ un dŽlit, lorsquĠon le conseille, lorsquĠon y excite, lorsquĠon indique les moyens de le commettre : de pareils discours sont des actes de complicitŽ, toujours punissables sĠil sĠagit dĠattentats entre des personnes privŽes, et ˆ plus forte raison si cĠest lĠordre public que lĠon menace. LĠacte, dans ce dernier cas, prend le nom de sŽdition ; genre sous lequel sont comprises les provocations expresses ˆ la dŽsobŽissance aux lois, les insultes publiquement faites aux dŽpositaires de lĠautoritŽ, les machinations qui tendent ˆ renverser le systme public Žtabli. Voilˆ des dŽlits ou des crimes que rien nĠexcuse ; voilˆ des espces dĠopinions quĠil nĠest jamais permis dĠexprimer, quand mme, par le plus dŽplorable travers, on les aurait conues comme vraies ou lŽgitimes. Mais aussi, ˆ mon avis, ce sont les seules quĠil soit juste et utile dĠinterdire : je t‰cherai de prouver que la libertŽ de toutes les autres doit rester intacte, ˆ lĠabri de toute espce dĠentrave, dĠempchement prŽalable, de prohibition et de rŽpression ; quĠen proscrire une seule autre, vraie ou fausse, hasardŽe ou prouvŽe, saine ou non saine, innocente ou dangereuse ; la condamner ˆ tort ou ˆ droit, comme contraire aux principes des lois, ˆ lĠesprit des institutions, aux maximes ou aux intŽrts ou aux habitudes du gouvernement, cĠest assujettir la pensŽe humaine ˆ une tyrannie arbitraire, et mettre en interdit la raison.

Tous tant que nous sommes, nous appelons saines les doctrines que nous professons, et non saines celles qui ne sont pas les n™tres : ces mots, rŽduits ˆ leur juste valeur, ne signifient jamais que cela. Non que parmi nos croyances diverses, il nĠy en ait en effet de vraies et de fausses, de solides et de futiles ; mais chacun de nous en fait le dŽpart comme il lĠentend, ˆ ses risques et pŽrils. Soutenir une proposition et la juger raisonnable, cĠest une mme chose ; la rejeter Žquivaut ˆ la dŽclarer mal fondŽe. Pour Žtablir une distinction constante entre les bonnes et les mauvaises doctrines, il faudrait, au sein de la sociŽtŽ, un symbole politique, historique et philosophique ; ou bien une autoritŽ chargŽe de proclamer au besoin, en toute matire, le vrai et le faux : peut-tre aurait-on besoin ˆ la fois de ces deux institutions, aussi monstrueuses lĠune que lĠautre.

Un corps de doctrine suppose que lĠesprit humain a fait tous les progrs possibles, lui interdit tous ceux qui lui restent ˆ faire, trace un cercle autour des notions acquises ou reues, y renferme inŽvitablement beaucoup dĠerreurs, en exclut beaucoup de vŽritŽs, sĠoppose au dŽveloppement des sciences, des arts et de toutes les industries. Ë quelque Žpoque de lĠhistoire quĠon ežt fait un pareil symbole, il aurait contenu des absurditŽs et repoussŽ des lumires qui depuis ont commencŽ dĠŽclairer le monde ; et ˆ lĠŽgard dĠune autoritŽ qui, soit en interprŽtant ce symbole, soit de son propre mouvement, dŽciderait toutes les questions qui viendraient ˆ sĠŽlever, ou bien elle serait distincte du pouvoir civil, et ne tarderait point ˆ le dominer, ou, se confondant avec lui, elle le transformerait en un absolu despotisme, ˆ qui toutes les personnes et toutes les choses seraient livrŽes sans rŽserve.

SĠil nĠy a pas un corps de doctrine publique, comment saurons-nous quelles sont les opinions quĠil ne nous est pas permis de professer ? O seront puisŽes les dŽcisions du tribunal ou sanhŽdrin chargŽ de nous condamner ? Lors mme quĠil prŽtendrait prouver que nous sommes tombŽs dans lĠerreur, que ferait-il autre chose quĠopposer son opinion particulire ˆ la n™tre ? Et quelle justice humaine ou divine pourrait lui donner le droit de qualifier dŽlit ou crime, un fait qui nĠaurait ŽtŽ prŽvu par aucune loi ?

LorsquĠon recherche les causes qui ont le plus propagŽ et perpŽtuŽ lĠerreur, le plus retardŽ la vŽritable instruction des peuples, on les reconna”t toujours dans des institutions pareilles ˆ celles dont je viens de parler. De soi, lĠesprit humain tend ˆ la vŽritŽ : sĠil nĠy arrive quĠaprs des Žcarts et ˆ travers des illusions, jamais il ne manque de reprendre le droit chemin, pour peu que lĠautoritŽ ne sĠapplique pas ou ne rŽussisse pas ˆ le lui fermer. Il y est rappelŽ par lĠactivitŽ mme qui a servi ˆ lĠŽgarer : sa marche nĠest ni rapide ni directe ; mais, ˆ pas incertains et chancelants, il avance toujours, et lĠon mesure avec surprise, aprs quelques sicles, lĠespace quĠil a parcouru, quand il nĠa pas ŽtŽ arrtŽ ou repoussŽ par la violence. Il va perfectionnant la sociŽtŽ, desserrant les cha”nes des peuples, dessillant les yeux de leurs ma”tres, et faisant jaillir, du sein des controverses ŽphŽmres qui lĠexercent successivement, dĠŽternels rayons de lumire.

Mais parmi les erreurs, nĠy en a-t-il point de dangereuses ? Oui, certes ! Il y en a de telles, ou plut™t elles le sont toutes. Nulle erreur, si mince quĠelle soit, nĠest indiffŽrente : il nĠen est aucune en physique, en histoire, en philosophie, en politique, en un genre quelconque, qui nĠentra”ne ˆ des pratiques pernicieuses, ou lĠagriculture, ou la mŽdecine, ou dĠautres arts, ou enfin lĠadministration publique. Toute illusion de notre esprit, toute mŽprise, tout mŽcompte, retombe en dommage sur quelque dŽtail de la vie humaine. Un mŽdecin qui se trompe, abrge ou tourmente les jours quĠil prŽtend prolonger. Les thŽologiens qui, au milieu du dernier sicle, dŽconseillaient lĠinoculation, qui la condamnaient par des sentences, des dŽcrets, des mandements, erraient aux dŽpens de plusieurs milliers dĠindividus, puisquĠils les retenaient exposŽs ˆ de plus nombreuses chances de mortalitŽ. Fallait-il imposer silence ˆ ces thŽologiens ? HŽlas ! Peu sĠen est fallu quĠils ne lĠimposassent ˆ leurs adversaires : car, ds quĠil y a moyen de proscrire une doctrine, il est toujours plus probable que la fausse proscrira la vraie. Aprs tout, ˆ qui appartient-il de nous interdire lĠerreur ? Ë celui qui en est exempt ? Il nĠy a plus en Europe quĠun seul homme qui ose encore se dire infaillible. Ë celui qui se trompe comme nous, plus que nous peut-tre ? Ah ! cĠest ainsi que lĠerreur, infirmitŽ commune, devient une puissance publique, et que, sous prŽtexte de nous dŽlivrer des illusions, on nous prive seulement des moyens de nous en guŽrir.

Non, la libertŽ des opinions nĠexiste pas si elle est restreinte par la condition de ne rien dire que de vrai et dĠutile ; ˆ plus forte raison, si lĠon Žtablit des doctrines quĠil ne sera pas permis de contredire, si lĠon en signale dĠautres quĠil sera dŽfendu de professer, ou bien encore si, sans prendre la peine de faire aucune de ces dŽclarations prŽalables, on investit des juges du droit de condamner, selon leur bon plaisir, des pensŽes quĠaucune loi nĠavait prohibŽes. En vain les lŽgislateurs ou les juges sĠappliqueraient ˆ distinguer divers ordres dĠerreurs, pour nĠinterdire dĠavance ou ne rŽprouver aprs coup que les plus pŽrilleuses. CĠest toujours lˆ un systme arbitraire quĠil serait impossible de rendre exact, qui nĠadmettrait aucune rgle invariable et positive. On se bornera, direz-vous, ˆ condamner ce qui contrarie les lois ou lĠautoritŽ. Ce sont encore lˆ des expressions beaucoup trop vagues. Toute provocation directe ˆ dŽsobŽir aux lois, toute insulte ˆ lĠautoritŽ, est plus quĠune erreur dangereuse : cĠest, comme je lĠai dit, une action criminelle. Mais ne vous conviendra-t-il pas de trouver nos pensŽes contraires ˆ lĠautoritŽ, quand nous lui adresserons dĠhumbles conseils ? Contraires aux lois, quand nous y remarquerons des dŽfauts, quand nous proposerons des rŽformes ? Si bien quĠil ne restera aucune ressource contre les abus du pouvoir, aucun remde aux plus graves erreurs des peuples, savoir, ˆ celles qui sĠintroduisent et sĠinvŽtrent dans leur lŽgislation. Bient™t, peut-tre, il ne sera plus permis de raisonner sur lĠŽtat social, gŽnŽralement considŽrŽ : car ces rŽflexions abstraites aboutiront ˆ des applications, et ressembleront ˆ des censures. Nous serons rŽprŽhensibles encore en louant, chez un autre peuple, un systme politique contraire ˆ celui sous lequel nous vivons ; la plupart des souvenirs historiques deviendront suspects ; et je ne sais trop quelle pensŽe restera innocente, si elle touche par quelque point aux mÏurs sociales, aux institutions passŽes, actuelles ou futures. Cependant comment la lŽgislation a-t-elle fait quelques progrs ? Comment sĠest-elle successivement guŽrie de ses erreurs les plus barbares ? Pourquoi a-t-on affranchi des serfs, aboli des corvŽes, moins admis dĠinŽgalitŽ dans les partages hŽrŽditaires, presque renoncŽ aux tortures et ˆ ces procŽdures secrtes qui, ˆ certaines Žpoques, commettaient peut-tre plus dĠhomicides quĠelles nĠen punissaient ? Pourquoi, sinon parce quĠon a usŽ quelquefois du droit dĠexaminer les motifs et les effets des lois, dĠŽclairer lĠautoritŽ sur les intŽrts publics, sur les siens propres ?

Loin de permettre lĠexamen des lois de lĠƒtat, on a plus dĠune fois voulu dŽfendre toute observation sur les jugements rendus par les tribunaux, mme depuis que Voltaire a montrŽ, par dĠŽclatants exemples, lĠutilitŽ de ces rŽclamations. Entra”nŽ par lĠintŽrt que lui inspiraient les victimes, Voltaire a peu mŽnagŽ leurs juges : on peut exiger plus de rŽserve, ne tolŽrer aucun trait injurieux aux intentions, au caractre, ˆ la personne des magistrats. Mais sĠil nĠŽtait pas permis de penser quĠils se sont trompŽs, et de les avertir de leurs erreurs, il nĠy aurait plus aucun moyen de les garantir eux-mmes des plus graves dangers de leurs fonctions redoutables ; plus aucun tempŽrament ˆ lĠŽnorme pouvoir quĠils exercent, quand leurs arrts, en matire de dŽlits ou de crimes, ne sont pas prŽcŽdŽs dĠune dŽclaration de vŽritables jurŽs ; plus de remde ˆ leurs prŽjugŽs et ˆ leurs routines ; nul contrepoids, enfin, ˆ lĠascendant quĠexercent sur eux, dans les temps de troubles, les manÏuvres des factions dominantes.

JĠignore aussi quel avantage on trouve ˆ prescrire des hommages, ou un respect taciturne, pour certains dogmes politiques, particulirement pour ceux qui concernent lĠorigine et les fondements du pouvoir suprme. Il y a partout de pareils dogmes ; chaque systme politique a les siens : il y en a pour les rŽpubliques, soit dŽmocratiques, soit aristocratiques ; pour les monarchies, soit tempŽrŽes, soit absolues ; pour les dynasties anciennes et pour les dynasties nouvelles. Les communications habituelles et rapides, aujourdĠhui Žtablies entre les pays diversement gouvernŽs, affaiblissent, plus quĠon ne pense, les hommages que reoit et les anathmes que subit chacun de ces dogmes contradictoires. Ils perdront de plus en plus, par la force coactive dont on voudra les armer, le crŽdit quĠils obtiendraient peut-tre dĠun examen libre de leur vŽritŽ : celui de ces dogmes qui triompherait le mieux des objections, gagne le moins ˆ sĠy soustraire ; vrais ou faux, constants ou douteux, clairs ou Žquivoques, ils Žtablissent contre eux-mmes le prŽjugŽ le plus fatal, en se refusant aux Žpreuves que toute pensŽe humaine a besoin de subir pour se fixer dans les esprits. Un silence forcŽ est une protestation bien plut™t quĠun consentement ; et cĠest prendre un dŽplorable moyen de propager une doctrine, que de charger des tribunaux de condamner ceux qui oseraient la rŽvoquer en doute. Combien est chimŽrique lĠimportance que le pouvoir attache ˆ ces articles de foi politique ! La force du pouvoir est dans les bienfaits, dans les sentiments quĠil inspire, dans la vŽnŽration, la reconnaissance et lĠamour que nous commandent ses lumires, sa vigilance et son ŽquitŽ ; non assurŽment dans je ne sais quelle idŽe vague et mystŽrieuse quĠil prŽtend nous donner de son origine. CĠest redescendre que de se faire idole, quand on est une puissance tutŽlaire et nŽcessaire.

Cependant aprs avoir prescrit des doctrines, on sĠavisera bient™t de dŽterminer aussi des faits, et dĠimposer des lois mme ˆ lĠhistoire : on exigera dĠelle, pour les prŽdŽcesseurs dĠun prince rŽgnant, pour quelques-uns du moins, le respect qui lui est dž ˆ lui-mme tandis quĠil rgne ; on la forcera dĠimprimer certaines couleurs aux Žvnements, aux dŽtails, aux personnages ; de conformer ses rŽcits ˆ des traditions privilŽgiŽes, quels que soient les rŽsultats des recherches plus exactes quĠelle pourrait faire. On voudra retenir le passŽ dans les tŽnbres, de peur quĠil nĠen rejaillisse des lumires sur le prŽsent ; et lĠon ne tiendra pas les abus actuels pour assez bien garantis, sĠil est permis de signaler les Žgarements ou les crimes des potentats qui ne sont plus. Leur mort nĠaura point rendu aux fils, aux descendants de ceux quĠils ont opprimŽs, le droit de les accuser : quelquefois six sicles ne suffiront point pour donner ˆ la postŽritŽ le droit de juger de mauvais princes, ou mme dĠapprŽcier impartialement un bon roi ; on nous dŽfendra de mler aux hommages dus ˆ ses vertus, des regrets sur ses erreurs, sur les dŽsastres quĠelles ont amenŽs, et dont il a peut-tre ŽtŽ lui-mme lĠune des innombrables victimes : viendra, aprs cinq cents ans, quelque autoritŽ publique, qui le dŽclarera le plus ŽclairŽ des monarques, quand mme il aurait subi, plus quĠaucun de ses contemporains, le joug dĠune ignorance grossire et calamiteuse. Ë plus forte raison trouvera-t-on des dŽlits dans tout examen libre des rgnes rŽcents ou des temps voisins du n™tre. On nous prescrira des manires de parler des maux quĠont endurŽs nos pres, de ceux que nous avons soufferts nous-mmes.

La sŽcuritŽ quĠobtient la puissance par de telles prohibitions est bien trompeuse. Le plus grand pŽril pour elle, au sein dĠun peuple qui nĠest plus inculte, est dĠignorer ce quĠil pense, de se sŽparer de lui par une tŽnŽbreuse enceinte de courtisans, de ne lui permettre aucune plainte quĠelle puisse entendre, et de se rŽcrier contre tous les progrs quĠelle ne veut pas faire. Elle seule rend redoutable, en y rŽsistant, les progrs qui se font malgrŽ elle ou ˆ son insu : tandis quĠau contraire, de toutes les opinions particulires, librement exprimŽes et controversŽes, il ne se formerait que la plus calme, et, ˆ tous Žgards, la meilleure opinion publique.

LĠopinion publique est aisŽe ˆ distinguer de ces opinions populaires qui dominent au sein des tŽnbres, ou bien au sein des troubles civils. Il y a partout une partie plus ou moins grande de la population qui ne suit que de fort loin les progrs de lĠintelligence humaine, nĠest atteinte par les lumires quĠaprs quĠelles ont brillŽ sans interruption sur plusieurs sicles, et en attendant reoit sans examen, par consŽquent avec enthousiasme, les doctrines que lui prchent les ma”tres qui la subjuguent ou les factieux qui lĠagitent. Amas informe de superstitions grossires ou dĠexagŽrations licencieuses, ces opinions populaires servent de points dĠappui ˆ tous les genres de tyrannie ou dĠimposture : elles sont les meilleures garanties du pouvoir arbitraire et du pouvoir usurpŽ, comme les lumires sont celles du pouvoir lŽgitime.

Nos persuasions ont deux sources bien diffŽrentes, lĠimagination et la raison. Il y a sžrement, dans lĠorganisation de lĠhomme, quelque chose qui le dispose ˆ croire, en certaines circonstances, ce quĠil nĠa ni vu, ni vŽrifiŽ, ni mme compris. Le naturel commence et lĠhabitude achve en nous ce gožt du merveilleux, ce besoin dĠerreurs que rendent quelquefois presque irrŽsistible les craintes, les espŽrances, et les autres affections ou passions qui se combinent avec lui. Quelque dangereux que soit ce penchant, tout annonce quĠil tient ˆ lĠune de nos facultŽs les plus nobles et les plus actives, ˆ cette puissance de former des hypothses hardies, et de crŽer des fictions brillantes ou sublimes, qui se nomme imagination, et qui, rŽglŽe par la raison, mŽrite le nom de gŽnie. Mais cette raison, cĠest-ˆ-dire, la facultŽ dĠobserver, dĠŽprouver, de comparer, dĠanalyser, nĠen est pas moins le seul garant de la vŽritŽ de nos pensŽes, comme de la sagesse de nos actions ; et lĠespce dĠopinion que dŽsigne la qualification de publique, est celle qui, admettant davantage les rŽsultats des observations prŽcises, des expŽriences sžres, des raisonnements exacts, caractŽrise les classes ŽclairŽes de la sociŽtŽ.

Ne prenons pas toutefois une idŽe exagŽrŽe ni de la puissance, ni de la rectitude de lĠopinion publique. Non, elle nĠest pas toujours la reine du monde : elle a pour contrepoids les forces souvent associŽes des opinions vulgaires et du pouvoir arbitraire. Son ascendant, qui ne date que du moment o le leur baisse, demeure longtemps faible et ne sĠaccro”t que par degrŽs. Elle ne sort pas victorieuse de toutes les luttes o elle sĠengage : elle a besoin de choisir le terrain, de saisir les occasions, dĠattendre et de mŽnager ses succs. Mais il est pourtant indubitable que, depuis un sicle, elle est en Europe une autoritŽ.

De sa nature, elle tend ˆ la sagesse ; mais cĠest par une progression fort lente. Longtemps elle conserve, dans les ŽlŽments qui la composent, une partie plus ou moins forte dĠidŽes populaires ; elle ne sĠen dŽbarrasse que peu ˆ peu, et laisse toujours quelque intervalle entre elle et les plus nouvelles conqutes de lĠesprit humain. Le gŽnie des sciences la prŽcde ; et pour ne sĠexposer ˆ aucun Žcart, elle attend que les progrs soient bien assurŽs, avant de les faire elle-mme. Le fruit quĠelle obtient de cette circonspection est de ne revenir jamais sur ses pas, de ne plus se replonger, pour lĠordinaire, dans les erreurs dont elle sĠest une fois dŽgagŽe, et dĠavancer insensiblement dans la route des vŽritables connaissances. Cette marche, toutefois, nĠest bien constante ou bien visible que dans les temps calmes : des circonstances tumultueuses impriment ˆ lĠopinion publique des mouvements brusques qui semblent lĠentra”ner fort en avant, la repousser ensuite fort en arrire. On la voit, aprs tout grand Žvnement, toute commotion, toute catastrophe, sĠexalter, se dŽprimer, sĠŽgarer en sens divers ; ou plut™t il devient difficile de la reconna”tre : on prend pour elle un bruit confus, o quelques-uns de ses accents se mlent aux clameurs des factions et des passions populaires. Ces temps lˆ sont ceux o, plus allŽguŽe que jamais, elle se fait le moins entendre ; elle nĠa plus dĠorganes, et se conserve silencieusement en dŽp™t dans les esprits sages, dans les consciences pures. Mais aussit™t que les troubles commencent ˆ sĠapaiser, elle reprend le cours paisible de ses progrs : les pas prŽcipitŽs, puis rŽtrogrades quĠelle a paru faire, sont comme non avenus ; on la retrouve au point o on lĠa laissŽe, lorsquĠŽclataient les premiers orages, plus forte cependant et plus imposante, parce que le souvenir, le sentiment des maux quĠon vient dĠŽprouver hors de sa direction, ordonnent de la reprendre pour guide. On sait, mieux que jamais, quĠil y a du pŽril ˆ faire moins et ˆ faire plus quĠelle ne demande. NŽgliger, ˆ de pareilles Žpoques, de lĠŽcouter et de la suivre, serait, de la part du pouvoir, le comble de la tŽmŽritŽ : ce serait repousser, non pas seulement les meilleurs et les plus fidles conseils, mais lĠunique sauvegarde digne de confiance.

Avec de lĠhabiletŽ ou de lĠaudace, on altre, on gouverne des opinions populaires : mais lĠun des caractres essentiels de lĠopinion publique est de se soustraire ˆ toute direction impŽrieuse ; elle est ingouvernable. On la peut comprimer, Žtouffer, anŽantir peut-tre : on ne saurait la rŽgir. Vainement le pouvoir se consume ˆ la former telle quĠil la veut, ˆ la modifier au grŽ des intŽrts et des besoins quĠil se donne. Le besoin, lĠintŽrt quĠil a rŽellement, est de la bien conna”tre toujours, et par consŽquent de ne mettre aucun obstacle arbitraire ˆ la manifestation des opinions individuelles dont elle se compose.

CĠest le plus ordinairement par le langage que les hommes se communiquent leurs pensŽes. Les entretiens privŽs sont lĠun des plus grands ressorts de la vie sociale ; et, par leur clandestinitŽ, par leur mobilitŽ, par leur multitude, ils Žchappent dĠordinaire ˆ la surveillance et ˆ la contrainte, ˆ moins quĠune tyrannie ombrageuse ne les environne de tŽmoins mercenaires et dŽlateurs, sympt™me sžr de la plus profonde dŽpravation possible des gouvernants et des gouvernŽs. Mais lĠhomme a trouvŽ lĠart de parler aux absents, de combler les distances, dĠadresser ˆ tous les lieux, et ˆ tous les sicles, lĠexpression de ses pensŽes. Il faut nous arrter un instant au plus simple usage de cet art, cĠest-ˆ-dire, aux lettres missives ; car elles sont quelquefois lĠobjet dĠune inquisition dĠautant plus odieuse que lĠinfidŽlitŽ sĠy joint au despotisme. Transporter ces lettres nĠest point assurŽment une fonction du pouvoir suprme ; cĠest un service dont auraient pu se charger des entrepreneurs particuliers, et que nous ne confions aux soins dĠun gouvernement que parce que nous ne supposons pas quĠil veuille se rabaisser au niveau des messagers infidles. QuĠon soit commissionnaire, courrier, employŽ, administrateur ou ministre, du moment o lĠon sĠoffre ˆ transmettre ˆ leur adresse des papiers cachetŽs, et quand surtout on reoit, pour ce service, un salaire fort supŽrieur aux frais quĠil entra”ne, on sĠengage Žvidemment ˆ ne pas les ouvrir ; et quelque dur que soit le mot de brigandage, cĠest encore le seul qui convienne, en toute hypothse, en toute circonstance, ˆ la violation dĠun engagement si sacrŽ. LĠŽtat de guerre mme nĠautorise lĠouverture des correspondances secrtes, que lorsquĠon ne sĠen est pas rendu dŽpositaire, et quĠon les saisit dans des mains ennemies. Cependant il y a des temps o toute notion de morale, tout sentiment dĠŽquitŽ sĠŽvanouit ˆ tel point, que les gouvernants ne prennent plus la peine dĠeffacer les traces dĠune infidŽlitŽ si honteuse : ils la placent, sans faon, au nombre de leurs prŽrogatives ; et, quand bon leur semble, ils se vantent et profitent publiquement de ces attentats. Voilˆ un autre sympt™me de perversitŽ, qui, tant quĠil dure, exclut tout espoir de garanties individuelles ; car ceux qui nous refusent celle que nous achetons ˆ part, chaque fois que nous payons ou faisons payer le port dĠune lettre, ne sauraient tre disposŽs ˆ nous en accorder aucune autre.

Mais lĠart dĠŽcrire sĠest fort Žtendu au-delˆ des intŽrts privŽs et des correspondances Žpistolaires. Il crŽe ou dŽveloppe les sciences, Žclaire tous les autres arts, affermit les bases, et perfectionne tous les dŽtails de la sociŽtŽ : il exerce sur lĠopinion publique, soit quĠil la devance et la prŽpare, soit quĠil la propage en la proclamant, une influence toujours salutaire ; car, de lui-mme, il nĠa de force que par les lumires quĠil rŽpand. SĠil sĠŽgare, il ne sŽduit quĠun petit nombre dĠhommes, ou nĠinspire quĠun enthousiasme ŽphŽmre : ce nĠest quĠau profit de la vŽritŽ quĠil peut opŽrer des impressions vives et durables sur la partie ŽclairŽe dĠune nation. Il est pourtant vrai que depuis que cet art existe, et spŽcialement aux Žpoques o il a le plus brillŽ, lĠautoritŽ, par une fatale mŽprise, sĠest toujours tenue en Žtat dĠhostilitŽ contre lui, lĠa menacŽ, tourmentŽ, entravŽ, toutes les fois quĠelle nĠa pu le corrompre. Quelques-uns disent que le gŽnie doit aux persŽcutions son Žnergie et ses triomphes : jĠai peine ˆ croire quĠelles aient fait autant de bien ˆ lĠart dĠŽcrire que de mal aux grands Žcrivains, et aux autoritŽs imprudentes qui se sont armŽes contre eux. Il vaudrait mieux, pour tout le monde, que le pouvoir nĠapport‰t aucun obstacle ˆ des travaux essentiellement consacrŽs au bonheur des peuples. Ce qui est bien sžr, cĠest que les anathmes contre les auteurs ont causŽ beaucoup dĠinfortunes privŽes, sans arrter le cours gŽnŽral des lumires. Depuis Homre jusquĠˆ ChŽnier, une longue succession dĠouvrages admirŽs ou censurŽs, approuvŽs ou proscrits, ont diversement Žtendu la raison humaine : portez vos regards sur lĠhistoire entire des efforts de lĠautoritŽ contre lĠart dĠŽcrire, vous verrez quĠen somme, ils nĠont abouti quĠˆ la dŽgrader et ˆ lĠaffaiblir elle-mme.

Il y a trois sicles et demi quĠun nouvel art est venu sĠassocier ˆ celui-lˆ, pour en dissŽminer indŽfiniment les productions : il a couvert lĠEurope de livres, et introduit les lumires dans toutes les habitations, quelquefois mme dans les cabanes et jusque dans les palais. Durant les quarante premires annŽes de lĠindustrie typographique, on ne songea point ˆ lĠentraver ; ˆ peine prenait-on les prŽcautions nŽcessaires pour assurer aux auteurs, Žditeurs et imprimeurs, la propriŽtŽ de leurs travaux. Mais en 1501, un pape, qui sĠappelait Alexandre VI, institua la censure des livres, dŽfendit dĠen publier aucun sans lĠaveu des prŽlats, ordonna de saisir et bržler tout ouvrage qui nĠaurait point obtenu ou qui cesserait dĠobtenir cette approbation. Ce bref dĠun pape, dont la mŽmoire est restŽe ˆ jamais flŽtrie ˆ bien dĠautres titres, a servi et sert encore de prototype ˆ tous les actes arbitraires, lŽgislatifs et administratifs, dirigŽs contre lĠart dĠimprimer. Ce nĠest point ici le lieu de tracer une histoire dŽtaillŽe de cette tyrannie ; mais voici, sans distinction de pays ni dĠŽpoques, le tableau gŽnŽral de ses entreprises : le plus quĠelle a pu, elle a exigŽ que les manuscrits ˆ livrer ˆ lĠimpression fussent soumis ˆ une censure prŽalable, quĠils fussent officiellement lus, paraphŽs et mutilŽs par des censeurs ˆ ses gages ; elle y trouvait, entre autres avantages, celui de faire payer des permissions dĠimprimer, ou, comme elle disait, des privilges ; et, dĠailleurs, elle se rŽservait la facultŽ de proscrire, au besoin, par des sentences subsŽquentes, les livres mme dont elle avait formellement permis la publication, sauf ˆ Žtendre lĠanathme sur les censeurs qui les avaient approuvŽs. Pour tenir lĠimprimerie et la librairie sous des cha”nes encore plus Žtroites, on a fort souvent fixŽ le nombre des libraires, et surtout des imprimeurs, en imposant aux uns et aux autres des directeurs-gŽnŽraux, des inspecteurs particuliers, chargŽs de surveiller tous les mouvements du commerce des livres. Cet Žtrange rŽgime sĠest quelquefois maintenu mme ˆ des Žpoques o lĠautoritŽ feignait de renoncer ˆ lĠexamen prŽalable des ouvrages, contente de pouvoir, ˆ son grŽ, en arrter la publication, en confisquer les exemplaires, juger les doctrines, condamner les auteurs, et au besoin ou sans besoin, les imprimeurs et les libraires. Tant™t lĠon a prŽtendu que le droit de rŽprimer les abus emportait celui de les prŽvenir ; tant™t lĠon a dŽclarŽ que la rŽpression commencerait ds lĠinstant o il y aurait eu entreprise dĠimprimer, et que lĠauteur, ou le libraire, ou lĠimprimeur qui demanderait et nĠobtiendrait pas la permission de publier, aurait publiŽ par cela mme. En consŽquence, on saisissait un Žcrit avant tout commencement de publication, et lĠon traduisait lĠimprimeur, le libraire, lĠauteur, non devant des jurŽs, mais devant des juges dĠun second ou troisime ordre, lesquels, selon le bon plaisir de leurs supŽrieurs, rŽprouvaient les doctrines, les thŽories, les systmes, et condamnaient ˆ une peine plus ou moins grave, ˆ plusieurs peines ˆ la fois, ceux qui avaient tentŽ de soumettre leurs opinions personnelles ˆ lĠexamen du public. Enfin lĠon a dŽmenti le sens naturel des mots, bouleversŽ le langage, autant quĠil Žtait nŽcessaire pour que la rŽpression fžt tout ˆ fait Žquivalente ˆ la censure prŽalable, ou mme cent fois plus terrible. Cependant, qui le croirait ? tant de moyens arbitraires nĠont pas encore rassurŽ ni satisfait le pouvoir : plus dĠune fois il sĠest rŽservŽ de plus la direction immŽdiate, presque la propriŽtŽ de certains genres dĠŽcrits, le droit exclusif de les autoriser, et pour ainsi dire de les faire lui-mme, ou du moins dĠen retrancher ce qui ne lui plairait point, dĠy insŽrer ce quĠil voudrait ; dĠy publier, sans se montrer, les opinions quĠil jugerait ˆ propos de rŽpandre, et peut-tre les injures personnelles dont il lui conviendrait dĠaccabler ses victimes ; retenant ainsi sous sa dŽpendance les propriŽtaires et les rŽdacteurs de tout recueil pŽriodique, substituant ses intŽrts aux leurs, et leur responsabilitŽ ˆ la sienne. Sa moindre prŽtention a ŽtŽ dĠexiger dĠeux des cautionnements considŽrables : comme sĠil ne sĠagissait pas dĠentreprises purement privŽes ! Et comme sĠil y avait lieu de demander de pareilles gages ˆ ceux, qui ne sont ni dŽpositaires, ni administrateurs de fonds publics, et dont la profession ne peut gravement compromettre un grand nombre de fonds particuliers !

Depuis trois cents ans quĠon use de ces diverses pratiques, quel succs en a-t-on obtenu ? On a ruinŽ des imprimeurs et des libraires ; on a tourmentŽ, proscrit, immolŽ des Žcrivains ; on a fait expier aux talents et au gŽnie les bienfaits quĠils sĠefforaient de verser sur lĠespce humaine ; on a bržlŽ des livres, des auteurs et des lecteurs : le public en a-t-il vu moins clair ? A-t-on triomphŽ des progrs de la raison ? A-t-on empchŽ lĠessor de la pensŽe ? A-t-on dŽsarmŽ la vŽritŽ ? Il nĠy a pas dĠapparence, puisquĠon y travaille encore. Qui ne sait que dans le cours de ces trois sicles, et surtout durant le dernier, les connaissances nĠont cessŽ de sĠŽtendre et de sĠŽpurer, lĠopinion publique de sĠŽclairer et de sĠenhardir ? En frappant dĠexcellents ouvrages, et quelques mauvais livres, les censures ont recommandŽ les uns et les autres : elles seraient oubliŽes si elles nĠŽtaient des titres de cŽlŽbritŽ littŽraires. CĠest quĠen effet il est naturel de penser que lĠautoritŽ ne proscrit que ce quĠelle dŽsespre de rŽfuter. En sĠefforant dĠimposer des opinions, en ne souffrant pas quĠon les contredise, elle fait souponner quĠelle renonce ˆ les Žtablir par les voies lŽgitimes de lĠinstruction. Ah ! lĠexamen ne met point la vŽritŽ en pŽril : les doctrines qui sont en effet certaines ou raisonnables, le paraissent davantage aprs quĠon les a discutŽes ; leur crŽdit nĠest compromis que du moment o aucune objection contre elles nĠest permise. En gŽnŽral, lĠesprit humain ne sĠassure que des choses dont il a doutŽ, et quĠil a librement Žclaircies. Des erreurs que la raison nĠa point dissipŽes, le sont beaucoup moins encore quand une sentence les condamne : nous forcer ˆ les dissimuler, nĠest point du tout nous en guŽrir, cĠest nous en rendre plus malades. Il en est de fort graves qui nĠont fait de progrs que parce quĠon les a juridiquement dŽclarŽes capables dĠen faire. Le faible Žclat qui reste ˆ quelques livres pernicieux, nĠest que la dernire lueur des bžchers jadis allumŽs pour les consumer.

Ainsi toutes ces prohibitions et condamnations, impuissantes contre la vŽritŽ, inutiles ˆ lĠimposture qui les prononce, nĠaccrŽditent dĠautres erreurs que celles quĠil leur arrive par hasard de menacer ou de frapper. CĠest donc bien gratuitement quĠon sĠobstinerait ˆ maintenir ce rŽgime contre des garanties sacrŽes, contre le plus bienfaisant des arts, contre la plus prŽcieuse des industries. Qui suivra lĠhistoire des entraves donnŽes ˆ la presse depuis 1501, reconna”tra quĠelles nĠont ŽtŽ imaginŽes que pour soutenir le caduque empire du mensonge et pour encha”ner la raison humaine : cĠest un but honteux, mais un autre opprobre est de nĠavoir pu lĠatteindre en sacrifiant tant de victimes. Toutes les vŽritŽs, hormis celles qui seraient des injures personnelles, sont bonnes ˆ dire : la maxime triviale qui dit le contraire, est vide de sens, ou, ce qui revient au mme, elle signifie quĠil y a des tŽnbres lumineuses et des sottises raisonnables. NĠest-ce point ˆ la sagesse, au bien-tre, au bonheur que nous devons tendre ? Et pouvons-nous y tre conduits autrement que par la vŽritŽ, Žclairant, autant quĠil se peut, tous les pas de notre route, tous les dŽtails de notre vie, les ŽlŽments de toutes nos connaissances, et surtout de celles dont lĠordre social est lĠobjet ? HŽlas ! il nĠy a que trop de vŽritŽs qui Žchappent encore, qui Žchapperont longtemps ˆ nos regards : nous nĠen sommes assurŽment pas assez riches pour renoncer, de ga”tŽ de cÏur, ˆ aucune de celles que nous aurions dŽcouvertes, ou que nous pourrions dŽcouvrir.

Quand ceux qui repoussent la libertŽ de la presse veulent tre bien sincres, voici les confidences quĠils nous font. Ç Les institutions actuelles, nous disent-ils, tiennent ˆ certaines opinions qui ne supportent pas lĠexamen, ˆ des prŽjugŽs utiles aux classes Žminentes, contraires aux intŽrts de la multitude. Soumettre ces prŽjugŽs ˆ une discussion libre, cĠest nuire ˆ ceux qui en profitent, agiter ceux quĠils compriment, troubler le repos des uns et des autres. De pareils dŽbats nĠamnent que discorde et dŽsordre : du moment que le silence nĠest plus imposŽ, cĠest tout aussit™t la licence qui rgne et non pas la libertŽ. È

Ceux qui tiennent ce langage ont une idŽe bien fausse de la sociŽtŽ en gŽnŽral, et particulirement des institutions actuelles. Le temps nĠest plus o les Žtablissements politiques se fondaient sur de vains et sots prŽjugŽs : il existe en plusieurs grands ƒtats, des lois fondamentales qui donnent aux gouvernements des bases bien plus sžres, savoir, la morale, les intŽrts communs ˆ tous les membres de la sociŽtŽ, ˆ toutes les familles, ˆ toutes les classes. Ce sont mme aujourdĠhui les classes les plus ŽlevŽes qui ont le plus ˆ redouter lĠempire de ces prŽjugŽs quĠon leur croit si profitables. Car cet empire circonscrit leur libertŽ tant quĠil dure ; et ds quĠil sĠŽbranle, leurs possessions et leur sžretŽ sont aussit™t compromises. Le joug des erreurs dont on nĠest pas dupe devient toujours accablant : il compromet bien plus quĠil ne protge les hommes distinguŽs ; ils le supportent avec tant dĠimpatience quĠils sont les premiers ˆ le secouer, malgrŽ les pŽrils particuliers quĠils ont ˆ courir lorsquĠil se brise ; et bient™t les rangs Žminents quĠils occupent sont entra”nŽs dans la dŽcadence des erreurs qui semblaient les soutenir. La vŽritŽ serait en effet redoutable, si elle avait ˆ demander le renouvellement des institutions fondamentales ; mais quand il ne lui reste ˆ rŽclamer que leur maintien et leur empire, sa voix est la plus pacifique qui se puisse faire entendre. Loin de provoquer des troubles, elle prŽvient, elle conjure les orages qui na”traient t™t ou tard dĠun dŽsaccord funeste entre les lois constitutionnelles et les habitudes administratives. Sans contredit, si vous ne voulez aucune libertŽ dĠindustrie, aucune assurance des propriŽtŽs, aucune sžretŽ des personnes, il ne faut pas que la presse soit libre ; mais si vous nous accordez sincrement ces garanties, songez donc quĠil est impossible quĠelles subsistent dans un pays o la facultŽ de publier ses opinions resterait soumise ˆ tant dĠentraves. Non, vous nĠavez rŽellement intŽrt ˆ captiver nos pensŽes, quĠautant que vous en prendriez ˆ disposer arbitrairement de notre industrie, de nos biens, et de nos personnes.

Vous nous parlez sans cesse de lĠextrme difficultŽ dĠune loi sur la libertŽ de la presse : cĠest quĠen effet cette libertŽ est chimŽrique et impossible dans certaines hypothses dont vous ne voulez pas sortir.

Elle est impossible, tant quĠil subsiste, sous des noms et des formes quelconques, une direction gŽnŽrale de lĠimprimerie et de la libraire ; tant que ces deux industries ne sont point abandonnŽes ˆ leurs propres mouvements, sauf ˆ demeurer, comme toutes les autres, assujetties aux lois gŽnŽrales qui rŽpriment les fraudes.

Elle est impossible, sĠil y a, sĠil peut y avoir, une censure prŽliminaire, un examen prŽalable dĠun Žcrit, avant quĠil soit ou imprimŽ ou mis en vente.

Elle est impossible, sĠil y a une doctrine commandŽe et une doctrine dŽfendue ; et si en se trompant, en raisonnant mal sur un art ou sur une science, on court dĠautres risques que dĠtre rŽfutŽ.

Elle est impossible, sĠil nĠest pas bien reconnu que lĠinjure, la calomnie, la provocation directe ˆ un crime, et particulirement ˆ la sŽdition, sont les seuls dŽlits ou crimes dont un auteur, et ˆ son dŽfaut le libraire ou lĠimprimeur, puisse devenir juridiquement responsable.

Elle est impossible, si le mot indirect est employŽ dans les lois relatives ˆ ces crimes ou ˆ ces dŽlits ; ce mot nĠayant aucun sens prŽcis, et ne pouvant jamais tre destinŽ quĠˆ servir de prŽtexte ˆ des persŽcutions odieuses, ˆ des condamnations arbitraires.

Elle est impossible enfin, si des jurŽs, tant dĠaccusation que de jugement, nĠinterviennent pas toujours pour dŽterminer, reconna”tre, vŽrifier, dŽclarer le fait de sŽdition, de calomnie ou dĠinjure.

Sortez une fois de ces hypothses, et cette loi qui offre, dites-vous, tant de difficultŽs, vous la trouverez toute faite, si votre code pŽnal a bien dŽfini les provocations sŽditieuses ou criminelles, la calomnie et lĠinjure, tant verbales quĠŽcrites et imprimŽes.

En ce qui concerne la calomnie et lĠinjure, ni la loi ni les jurŽs ne sauraient tre trop sŽvres. Si lĠon parvenait ˆ ne laisser impuni aucun crime ou dŽlit de ces deux genres, on rendrait aux particuliers, ˆ lĠƒtat et aux lettres, un service du plus haut prix : aux particuliers, dont lĠhonneur et le repos ne resteraient plus exposŽs aux attentats du premier libelliste ; ˆ lĠƒtat, au sein duquel les satires personnelles attisent ou rallument les discordes, fomentent les rŽvolutions, entretiennent ou renouvellent les troubles ; aux lettres enfin, dont cette licence est lĠopprobre, et quĠon ne saurait mieux honorer quĠen les prŽservant dĠun si funeste et si honteux Žgarement. Je ne sais aucun motif dĠindulgence pour lĠauteur dĠun Žcrit calomnieux ou injurieux. Qui lĠobligeait ˆ parler des personnes ? Quel droit avait-il sur la rŽputation morale dĠun homme vivant ? Et pourquoi serait-il plus permis dĠimprimer des paroles insultantes que de les profŽrer de vive voix dans un lieu public ?

Bien loin de croire quĠon doive moins dĠŽgards aux magistrats, aux dŽpositaires ou agents de lĠautoritŽ, je pense, au contraire, que les injures ou les calomnies dirigŽes contre des hommes publics, ont, plus ou moins, un caractre sŽditieux qui aggrave le dŽlit ou le crime. La sŽdition est un acte directement attentatoire ˆ lĠempire des lois, au maintien du gouvernement, ˆ lĠexercice des pouvoirs. Si la puissance est usurpŽe ou tyrannique, la sŽdition, quelque nom quĠelle prenne, est une guerre, et ceux qui lĠentreprennent en courent les chances. Si la puissance est lŽgitime, ceux qui lĠattaquent commettent, contre la sociŽtŽ entire, le plus Žnorme attentat. Dans tous les cas, la rŽvolte, tramŽe ou consommŽe, est rŽputŽe crime, quand elle nĠest pas victorieuse ; et tous les actes, y compris les Žcrits ou imprimŽs qui ont pu y tendre ou y concourir, sont punissables.

La sŽdition ayant, par sa nature, un but direct et actuel, il est impossible, si lĠon ne veut pas le faire exprs, dĠen Žtendre le caractre ˆ de simples doctrines politiques, fussent-elles erronŽes ou dangereuses ; ˆ des rŽclamations contre des abus rŽels ou prŽtendus, ˆ des propositions de rŽformes ; en un mot, ˆ des ouvrages ou opuscules purement thŽoriques. Des jurŽs ne sont point appelŽs ˆ juger des systmes : une dŽcision doctrinale ne serait pas moins ridicule, rendue par eux, que par des docteurs de Sorbonne, des conseillers de parlements, ou des commis de bureau. CĠest au public seul quĠil est rŽservŽ de rejeter ou dĠadopter des opinions particulires. Mais les jurŽs vŽrifient et dŽclarent les faits de sŽdition, comme ceux de calomnies et dĠinjures[1].

Les crimes ou dŽlits de la presse Žtant dŽterminŽs par une loi prŽcise, il ne reste plus quĠˆ prendre le moyen dĠatteindre immanquablement lĠhomme qui en devient responsable. Or, cet homme est lĠauteur de lĠŽcrit o ils sont commis ; et ˆ dŽfaut dĠun auteur nommŽ, connu et domiciliŽ, cĠest le libraire ou lĠimprimeur. Tout ouvrage devra donc, pour tre licitement publiŽ, distribuŽ, mis en vente, porter le nom de lĠimprimeur, afin que celui-ci en rŽponde dans le cas o il nĠaurait pas joint ˆ son nom celui dĠun libraire-Žditeur, ou celui de lĠauteur mme ; et dans le cas encore o il nĠaurait indiquŽ, comme auteur, quĠun personnage fictif, inconnu ou sans domicile. Rien nĠempche mme que lĠautoritŽ nĠexige quĠaprs lĠimpression de tout livre ou opuscule, on vienne, non lui demander la permission de le publier, ce qui est par trop absurde, mais lĠavertir quĠon le publie : cette dŽclaration obligŽe et la dŽposition volontaire dĠun exemplaire dans la principale bibliothque publique, auront deux effets : le premier, de constater la propriŽtŽ littŽraire de lĠauteur ou du libraire ; le second, dĠindiquer la personne ˆ poursuivre, si, dans un dŽlai limitŽ, on vient ˆ dŽcouvrir quĠil y ait crime ou dŽlit.

En un mot, poursuite et jugement, sĠil y a lieu, des Žcrits publiŽs ; mais nul examen prŽalable de ceux qui ne le sont pas encore : rŽpression des actions criminelles, mais libertŽ illimitŽe de manifester ses opinions de vive voix, par Žcrit, et par la presse.

Aux Žpoques si rares o cette libertŽ avait commencŽ de sĠŽtablir, la ressource de ses ennemis a ŽtŽ de la proclamer en effet illimitŽe, mais dĠabuser de ce mot, en lĠŽtendant jusquĠˆ lĠimpunitŽ absolue de la calomnie et de la sŽdition. Bient™t celles-ci, que nĠarrtait plus aucune barrire, se sont livrŽes ˆ de si rŽvoltants excs, quĠon a, pour les prŽvenir, renouŽ, peu ˆ peu, tous les liens qui avaient encha”nŽ la presse ; avec cette diffŽrence nŽanmoins, que le pouvoir arbitraire a trouvŽ lĠart de conserver, ˆ son profit, la licence, en dŽtruisant la libertŽ. Tandis quĠil dŽfendait de raisonner sur des intŽrts publics, il laissait compiler des dictionnaires de calomnies et dĠinjures personnelles. CĠest quĠil importe quelquefois assez peu au despotisme que la fureur et le dŽlire Žclatent, pourvu que la raison se taise. Les dŽsordres lui fournissent des prŽtextes contre elle ; il nĠest alarmŽ que du bien quĠelle voudrait faire : il redoute bien plus lĠEsprit des Lois, lĠƒmile, lĠEssai sur les mÏurs des nations, que les placards dĠun ligueur ou dĠun frondeur. Il sait que la libertŽ de la presse ne serait pas seulement une garantie individuelle, quĠelle acquerrait la force dĠune institution publique, et suffirait presque seule au maintien inviolable de toutes les autres garanties.

 


 

 

CHAPITRE V. De la libertŽ des consciences.

 

 

Les lois relatives aux cultes religieux peuvent se diviser en trois systmes.

Attacher une religion aux institutions politiques dĠun peuple, commander ˆ tous les habitants de la professer, leur interdire toutes les autres : voilˆ un premier rŽgime ; il a ŽtŽ longtemps le plus usitŽ.

Un autre consiste ˆ dŽsigner une religion comme celle de lĠƒtat, et ˆ lĠentretenir aux frais du trŽsor ou du domaine public ; mais en permettant lĠexercice des autres cultes, soit que lĠƒtat se charge aussi dĠen salarier les ministres, soit quĠil sĠen dispense.

Quelquefois enfin toutes les religions ont ŽtŽ indistinctement admises sans dŽfaveur ni privilge, ni dŽpense publique pour aucune.

Nous nĠaurons aucune observation particulire ˆ faire sur ce troisime rŽgime ; il Žtablit immŽdiatement la libertŽ des consciences. Le premier la dŽtruit radicalement ; et le second peut la maintenir sĠil ne sĠaltre point, si les privilges quĠil accorde ˆ un seul culte nĠentra”nent aucune consŽquence contre le libre exercice des autres, contre la parfaite indŽpendance des opinions en matire religieuse. Ces opinions, aprs tout, sont du nombre de celles dont nous venons de parler ; et si le chapitre prŽcŽdent nous laisse quelque chose ˆ dire en celui-ci, cĠest ˆ raison de lĠinfluence particulire que lĠintolŽrance religieuse exerce sur le sort des peuples.

Nous avons donc ˆ montrer, dĠune part, comment le premier des trois rŽgimes qui viennent dĠtre distinguŽs est toujours funeste ; de lĠautre, comment le second peut se concilier avec la libertŽ.

I. DĠordinaire, les religions ne se bornent point ˆ la pure thŽologie naturelle ou surnaturelle, cĠest-ˆ-dire ˆ des dogmes concernant Dieu, lĠ‰me et la vie future : il arrive presque toujours que nous imposant plusieurs autres croyances historiques, chronologiques, astronomiques, politiques, philosophiques, elles prŽtendent resserrer et captiver les connaissances humaines dans le cercle quĠelles ont tracŽ ; et comme il nĠexiste et ne peut exister aucune religion qui ne se dise la vŽritable, comme elles peuvent toutes, ˆ ce titre, sĠarmer dĠune autoritŽ sacrŽe pour empcher les progrs que la sociŽtŽ veut faire, il sĠensuit que lorsquĠelles exercent en effet cet empire, auquel il est bien rare quĠelles nĠaspirent pas, cĠen est fait de la libertŽ de la pensŽe, et par consŽquent de toutes les garanties sociales.

Cependant, hors une seule, toutes les religions sont fausses. Ainsi, parmi les religions principales, dŽjˆ nombreuses, parmi les sectes diverses ˆ distinguer dans chacune dĠelles, parmi les sous-divisions indŽfinies de ces sectes, il nĠy a quĠune exception ˆ faire : tout le reste est idol‰trie, impiŽtŽ, blasphme, ou du moins erreur, Žgarement, dŽsordre. Tous les anciens peuples, hormis un seul, ont embrassŽ des religions mensongres ou dŽfectueuses ; et nous considŽrons encore aujourdĠhui comme telles, celles qui dominent dans lĠAsie presque entire, dans une vaste partie de lĠAfrique, dans un grand nombre dĠƒtats europŽens et amŽricains. Ainsi, lorsquĠon envisage la sociŽtŽ sous lĠaspect gŽnŽral que prŽsente lĠhistoire de tous les temps et de tous les lieux, on est obligŽ de convenir que le systme qui prescrit un seul culte et qui exclut tous les autres, a ŽgarŽ la raison, viciŽ les institutions politiques, asservi et dŽpravŽ les hommes sans honorer assurŽment la DivinitŽ, puisquĠau contraire il a forcŽ le plus souvent ˆ la mŽconna”tre, ˆ la dŽfigurer, ˆ lĠoutrager.

AppliquŽ ˆ la religion vŽritable, ce systme nĠen devient pas meilleur. DĠabord il la fait rŽvoquer en doute, puisquĠil suppose quĠon a besoin dĠtre contraint par corps ˆ la croire vraie, et quĠelle ne brillerait point assez de lĠŽclat de ses preuves et de sa doctrine. En second lieu, il la dŽpouille, autant quĠil est en lui, des caractres de justice et de mansuŽtude quĠelle doit avoir pour ressembler au Dieu quĠelle adore, la revt des armes de la tyrannie, et la transforme en une puissance exterminatrice. Enfin, il la met en contradiction avec la sžretŽ individuelle, avec lĠessor des facultŽs humaines, avec la franchise des relations sociales, avec les intŽrts et les conditions positives des associations politiques.

Lucrce se plaignait Žnergiquement des atrocitŽs commises au nom de la religion. QuĠežt-il dit, si lĠhistoire des sicles ŽcoulŽs depuis avait pu se dŽvoiler ˆ ses regards ! On a souvent commencŽ le dŽnombrement des victimes immolŽes par lĠintolŽrance dans les quatre parties du monde. Cet immense et lamentable calcul nĠa jamais ŽtŽ achevŽ ; mais chacun peut en rechercher les ŽlŽments dans lĠhistoire dont ils ensanglantent toutes les pages. Il me semble que les esprits droits et les cÏurs sensibles ne devraient avoir besoin dĠaucune autre leon pour apprendre ˆ respecter toutes les croyances et toutes les incrŽdulitŽs.

En observant de prs les hommes intolŽrants, on en distingue trois espces. Quelques-uns, entra”nŽs par un enthousiasme ardent, par les habitudes qui le produisent et lĠalimentent, obŽissent, en persŽcutant, aux mouvements dĠune conscience aveugle, sincre, et intraitable. DĠautres, fatiguŽs de leurs propres doutes, quĠils reclent et font taire, sĠirritent contre ceux qui les fortifient en les exprimant. Mais il est, en troisime lieu, des intolŽrants plus formidables qui, dŽlivrŽs de toute croyance et de toute conscience, ne soutiennent, sous le nom de doctrines, que leurs propres intŽrts. Quiconque, en matire de religion, ne parlera point leur langage, car ce nĠest plus lˆ quĠun langage, ils le proscriront ˆ la fois comme un agresseur de leurs possessions, et comme un censeur de leur fourberie. Plus calme et plus mŽthodique que les deux prŽcŽdentes, cette troisime classe de persŽcuteurs est, depuis quatre sicles, la plus nombreuse et la plus puissante. La seconde nĠa jamais ŽtŽ quĠauxiliaire ; et la premire, rŽduite maintenant ˆ ce r™le, en remplissait un plus actif au Moyen-‰ge. Elles ont besoin de sĠentraider : les deux premires pourraient manquer de prudence, et mme de mŽchancetŽ ; la troisime dirige lĠinquiŽtude et le zle que leur donnent des persuasions ou des scrupules quĠelle nĠa pas.

Mais toutes trois ont pour adversaires parmi les hommes religieux, ceux en qui une conviction rŽflŽchie sĠunit aux lumires de lĠesprit, ˆ la droiture et ˆ la bontŽ du cÏur. Ceux-lˆ savent quĠil nĠy a pas plus de profit que de justice ˆ exiger de qui ne croit pas un langage hypocrite, et des habitudes mensongres : ils savent que toute imposture est irrŽligieuse, que le dŽguisement dŽgrade ; que si lĠerreur et lĠincrŽdulitŽ sont des malheurs ou des torts, proscrire par dŽvotion est une frŽnŽsie, et persŽcuter sans croire, le comble de la perversitŽ. Ils savent ˆ quels pŽrils on expose une sociŽtŽ lorsquĠon veut que tout devienne astuce, fiction, simulacre, dans les mÏurs des classes instruites ; que les visages y soient des masques ; les opinions, des r™les ; et les entretiens, des piges. Or, tels sont les effets les plus innocents de lĠintolŽrance dans un pays o, par le progrs des sciences et des arts, lĠesprit humain sĠest hasardŽ, ŽgarŽ ou avancŽ dans des routes diverses, o se sont ŽlevŽes du sein des sectes anciennes, et se sont perpŽtuŽes, malgrŽ lĠŽclat et la rigueur des anathmes, beaucoup de sectes nouvelles, thŽologiques et philosophiques, sceptiques ou crŽdules, zŽlŽes ou paisibles. Il est indubitable que, dans une telle sociŽtŽ, il existe, en matire religieuse, une grande variŽtŽ de sentiments, et que la contrainte qui condamnerait ˆ dissimuler toutes les doctrines, hors une seule, ne contribuerait ni ˆ enraciner ni ˆ propager celle-lˆ.

Cette contrainte, quand on lĠa voulu Žtablir, a exigŽ des persŽcutions atroces, sur lesquelles nos yeux ne se reportent quĠavec horreur. On avait inspirŽ aux croyants un fanatisme si sauvage quĠil leur semblait tout simple que lĠhŽrŽsie ou lĠincrŽdulitŽ fžt expiŽe dans les flammes : les proscrits nĠexcitaient dĠintŽrt que lorsquĠil semblait douteux quĠils eussent effectivement professŽ les opinions condamnŽes ; ds que ce fait Žtait avouŽ ou paraissait avŽrŽ, les supplices vengeaient, disait-on, le ciel ; et les peuples, les rois, les prtres, sĠattroupaient autour des bžchers pour immoler ou voir expirer des victimes humaines, bien ou mal convaincues dĠune erreur. CĠest ce qui se pratique encore dans les lieux o lĠinquisition subsiste ; et, quelque Žpouvantables que soient ces sacrifices, ils sont en effet nŽcessaires partout o une seule doctrine thŽologique prŽtend interdire toutes les autres. Aucune barbarie, je lĠavoue, ne peut jamais surpasser celle-lˆ : commis au nom de la DivinitŽ, ces forfaits sont assurŽment ceux qui lĠoutragent avec le plus de scandale et dĠhorreur ; mais cĠest ˆ ce prix quĠun clergŽ se maintient exclusif, et que, sans parvenir ˆ extirper les sectes quĠil redoute, il Žtend et perpŽtue son empire. Dieu, sa bontŽ, sa justice, sont relŽguŽs dans le ciel ; et la tyrannie est le dieu de la terre, soit que le pouvoir civil et le sacerdoce se confondent en une seule autoritŽ suprme, soit que divisŽs, ˆ la fois complices et rivaux, ils soumettent le monde au joug de leur concorde, ou le dŽchirent par leurs dissensions.

II. Les motifs qui doivent dŽterminer ˆ rejeter cet affreux systme, se reproduisent pour conseiller ˆ ceux qui Žtablissent une religion privilŽgiŽe, mais non exclusive, de contenir ce second rŽgime dans ses plus Žtroites limites, et de ne rien nŽgliger pour quĠil ne dŽgŽnre point en intolŽrance.

Quelques personnes voudraient Žcarter jusquĠˆ lĠidŽe et ˆ lĠexpression de religion de lĠƒtat. CĠest, ˆ mon avis, trop de rigueur : un culte professŽ depuis plusieurs sicles par le plus grand nombre des habitants, peut avoir, et par sa propre nature, et par de si longues habitudes, assez de relations avec la morale publique pour mŽriter quĠon le place au nombre des institutions propres ˆ la maintenir. LĠessentiel est de bien comprendre que ce qui offense la libertŽ, ne bonifie jamais les mÏurs, et que de tous les peuples, le plus exposŽ ˆ se dŽpraver est celui qui conserve le moins de garanties. Aussi les lŽgislateurs sages commencent-ils par dŽclarer, sans aucune sorte de restriction, que Ç chacun professe sa religion avec une mme libertŽ, que chacun obtient pour son culte la mme protection È ; et sĠils ajoutent que Ç cependant telle religion est celle de lĠƒtat È, loin de modifier ou infirmer un droit fondamental par un fait particulier, ils prŽsentent seulement ce fait comme non exclu par le droit qui le limite.

LĠexistence dĠune religion de lĠƒtat donne lieu ˆ des prŽcautions importantes, dont les unes intŽressent, dĠune manire plus directe, le gouvernement, et les autres les gouvernŽs. Les premires, quoiquĠelles ne touchent point immŽdiatement au sujet que je traite, nĠy sont pourtant pas Žtrangres ; car si lĠautoritŽ civile subissait le joug dĠune prŽtendue puissance ecclŽsiastique, toutes les garanties individuelles seraient anŽanties, puisquĠil nĠy aurait plus de garant. Mais les longs dŽmlŽs du sacerdoce et de lĠempire ont compliquŽ les dŽtails dans lesquels il faudrait entrer pour dŽterminer les rapports du gouvernement avec le culte quĠil lui convient dĠentretenir et avec le clergŽ quĠil lui pla”t de salarier. QuĠil nous suffise de supposer que lĠautoritŽ civile restera pleinement indŽpendante de tout Žtablissement religieux, que le prince ne dŽposera point sa couronne sur lĠautel, et ne se laissera enlever par qui que ce soit le droit et les moyens de protŽger les personnes, les propriŽtŽs, lĠindustrie, la libre circulation des lumires.

Les frais du culte dŽclarŽ national sont supportŽs par tous les habitants, y compris ceux qui ne la professent point. Cette condition, qui pourrait sembler dure, si ces frais devenaient Žnormes, rŽsulte immŽdiatement de lĠhypothse dĠune religion de lĠƒtat ; et lĠobligation de contribuer ˆ cette dŽpense est incontestable, comme celle de sĠabstenir de tout acte attentatoire au plein exercice de ce culte dans lĠintŽrieur de ses temples. Certes, si ce mme respect est garanti aux autres cultes, ˆ plus forte raison doit-il lĠtre ˆ celui que la loi distingue. Mais voici par quels acheminements cette distinction peut se transformer en une domination absolue et exclusive.

DĠabord, si ce culte Žtend ses rites solennels hors de lĠenceinte de ses temples, et si, dans ses excursions, il exige de ceux qui ne le pratiquent pas, certains hommages ou certains services, cĠest Žvidemment empiŽter sur leur indŽpendance, leur prescrire des actes Žtrangers ou contraires ˆ leurs opinions religieuses. De rares encore, ces cŽrŽmonies extŽrieures deviendront frŽquentes, presque journalires, placeront un grand nombre de personnes sous le joug dĠusages qui leur rŽpugnent, de rglements puŽrils et arbitraires ; provoqueront enfin des insultes, des querelles, des vexations.

Si ensuite, transformant en lois de police gŽnŽrale les devoirs particuliers que ce culte impose ˆ ses sectateurs, on restreignait, en certains jours, lĠactivitŽ des travaux de tout le monde, la libertŽ universelle de lĠindustrie et du commerce, et si peu ˆ peu on Žtendait la domination de certains prŽceptes religieux jusquĠaux actes de la vie privŽe, jusquĠaux dŽtails des habitudes domestiques, les garanties promises aux autres cultes deviendraient de plus en plus illusoires.

On les rendrait ˆ peu prs nulles, si lĠon chargeait les ministres du culte privilŽgiŽ ou dĠun culte quelconque, de fonctions civiles ; si on les constituait les rŽdacteurs et les dŽpositaires des actes qui constatent les naissances, les mariages, les dŽcs, et fixent lĠŽtat des personnes. Il nĠy aurait pas loin de lˆ ˆ soumettre les clauses du contrat matrimonial, les conditions de sa validitŽ, ˆ des statuts purement ecclŽsiastiques. QuĠune religion sĠadressant ˆ la conscience de ceux qui la professent, leur recommande certaines pratiques ; quĠelle les leur prŽsente comme des devoirs ; quĠelle les dŽtourne des actions contraires ˆ ses maximes et ˆ ses statuts, le ministre sacerdotal sĠŽtend jusque-lˆ. Mais, dans lĠordre social, le contrat de mariage demeure, comme tous les autres contrats, sous lĠempire des lois civiles ; et celles-ci se font intolŽrantes, du moment o elles puisent leurs principes et leurs dispositions dans une doctrine religieuse. AltŽrŽes de cette manire, elles cessent Žvidemment de garantir la libertŽ des consciences. Elles communiquent ˆ une religion la puissance coactive qui ne doit appartenir quĠˆ elles seules.

Bient™t le clergŽ deviendrait lui-mme une puissance, il oserait en prendre le titre ; il distinguerait dans le monde deux pouvoirs, le sien quĠil appellerait ecclŽsiastique, spirituel, sacrŽ, divin, et le pouvoir vulgaire des princes temporels et des magistrats civils. Il prŽtendrait avoir ses tribunaux, sa juridiction, sa jurisprudence, transformerait son ministre pastoral en une autoritŽ publique ; et au lieu de cette confiance purement volontaire que peuvent obtenir les exhortations des prtres, comme les conseils des mŽdecins, il exigerait une soumission proprement dite ˆ ses sentences.

DĠŽtranges abus des prŽdications publiques seraient de nommer ou dŽsigner les personnes dont les opinions ou les actions sembleraient, ˆ tort ou ˆ droit, contraires aux doctrines religieuses ; de flŽtrir les rŽputations, de menacer les propriŽtŽs, et de protester mme contre les garanties donnŽes par les lois. LĠimpunitŽ de ces diffamations et de ces provocations sŽditieuses ne laisserait aucun moyen de croire ni ˆ la libertŽ des consciences, ni ˆ la force du gouvernement, ni ˆ lĠempire dĠune constitution.

Mais qui peut dire ˆ quel point toutes les garanties seront compromises, si la religion de lĠƒtat, ayant un premier pontife hors de lĠƒtat, ce chef Žtranger, indŽpendant des lois nationales, peut sĠen prŽtendre le rŽgulateur ; si ses dŽcrets, ses sentences, ses anathmes viennent frapper les personnes et les choses et les lois et le prince lui-mme ; sĠil sĠarroge le droit de disposer des domaines et des revenus publics, de crŽer et de gouverner des corporations, dĠŽtablir et de lever des imp™ts, de rŽformer tout ce quĠil aura qualifiŽ abus ou dŽsordre ; si, accordant ou refusant des faveurs, il associe assez dĠintŽrts particuliers aux siens propres pour fomenter les discordes, et pour influer selon les circonstances, soit sur les dŽtails de lĠadministration, soit sur les plus grands mouvements politiques ; si, unissant ˆ des fonctions sacerdotales une puissance temporelle et confondant toujours ces deux titres pour les soutenir et les agrandir lĠun par lĠautre, il se met en possession de modifier par ses traitŽs comme par ses dŽcrets le rŽgime intŽrieur dĠun pays quĠil ne gouverne pas ? Aprs que ce pontificat a menacŽ tant de tr™nes, lorsquĠon sait quĠil nĠen reconna”t point lĠindŽpendance, lorsquĠil ne cesse de protester contre la libertŽ des consciences, comment espŽrer quĠon la mettra hors de ses atteintes, ˆ moins quĠon ne dŽclare, plus hautement que jamais, quĠil nĠexerce, en tant que pontificat, aucune puissance extŽrieure ; que ses exhortations religieuses ne sauraient prendre le caractre de lois politiques, civiles ou pŽnales ; que ses actes enfin, de quelque nom quĠil les qualifie, ne peuvent en aucun cas, en aucun genre dĠaffaires, modifier, en quoi que ce soit au monde, les droits, lĠŽtat et le sort des personnes ? Supposons quĠun pontife suprme, aprs avoir, dans lĠune de ses ordonnances, disposŽ des domaines et des revenus dĠun ƒtat qui nĠest pas le sien ; aprs avoir crŽŽ, modifiŽ, dotŽ des Žtablissements publics ; menacŽ, sous les noms vagues dĠabus et de dŽsordres, les garanties donnŽes par la loi fondamentale aux propriŽtŽs, aux industries et ˆ lĠŽtat civil des personnes ; supposons, dis-je, quĠil termine sa dŽcrŽtale en disant, au nom de Dieu, anathme ˆ quiconque, roi ou sujet, citoyen ou reprŽsentant, gouvernant ou gouvernŽ, aura la prŽsomption dĠopposer la moindre rŽsistance ˆ des usurpations si rŽvoltantes : assurŽment un pays o un tel Žcrit serait publiŽ comme une loi, ou ˆ la suite dĠune loi, renoncerait par ce seul fait, non seulement ˆ toute libertŽ individuelle de conscience, mais ˆ tout reste de dignitŽ nationale.

Les ministres de la religion de lĠƒtat ne sont, aux yeux de lĠƒtat, que des officiers de morale publique, donnant aux peuples des leons, et, sĠil se peut, des exemples de vertus, prŽsidant au culte divin, et rŽpandant, par les seules voies de lĠinstruction et de la persuasion, la connaissance des dogmes religieux, naturels ou rŽvŽlŽs ; mais nĠexerant aucune autoritŽ directe et proprement dite, ne sĠimmisant dans aucune branche dĠadministration ni de lŽgislation, et ne pouvant contraindre personne ˆ pratiquer certains prŽceptes, ˆ croire ou ˆ ne pas croire certaines doctrines.

Il serait par trop dŽrisoire de promettre la libertŽ de conscience si le culte privilŽgiŽ ayant, comme il lui importe de lĠavoir, la libertŽ de prouver, par des discours et des Žcrits publics, la vŽritŽ de sa propre doctrine, et par consŽquent de rŽfuter ou de combattre les doctrines contraires, celles-ci demeuraient condamnŽes au silence, privŽes des moyens de se dŽfendre, et dĠexaminer, ˆ leur tour, celle dont elles auraient sans cesse ˆ redouter les attaques, ˆ tous Žgards si formidables. Il faut donc que la libertŽ de la presse, telle que nous lĠavons envisagŽe dans le chapitre prŽcŽdent, sĠŽtende sans distinction ni restriction ˆ toutes les opinions religieuses. Ce nĠest pas quĠil y ait de trs grands avantages ˆ espŽrer de ces discussions thŽologiques ; mais on nĠa point ˆ craindre quĠelles se prolongent sous un rŽgime sage. LorsquĠen effet les consciences sont parfaitement libres, tous ces Žcrits polŽmiques perdent bient™t leur chaleur et leur intŽrt ; lĠesprit humain se reporte ˆ des Žtudes plus paisibles. On cesse de contredire les dogmes religieux, ds quĠannoncŽs et non prescrits, offerts et non imposŽs, ils ne menacent aucun droit individuel, aucun intŽrt civil, aucune relation politique. Mais la persŽcution donne le besoin et quelquefois le talent dĠŽcrire : les apologies des doctrines proscrites sĠŽcrivent ˆ la lumire des bžchers allumŽs par les proscripteurs. On citerait tel anathme qui a fait composer trois mille volumes de thŽologie pour ou contre un seul ouvrage. HŽlas ! combien faudra-t-il encore dĠexpŽriences pour quĠon sache enfin que, soit quĠil sĠagisse de la vŽritŽ ou de lĠerreur, le sang des martyrs est la semence des croyants, et que des cendres dĠun livre, bon ou mauvais, solennellement bržlŽ, il doit sortir une bibliothque ?

Tous les arguments contre la libre publication des opinions en matire religieuse, se rŽduisent ˆ deux espces : les uns sont suggŽrŽs par une persuasion vive, les autres puisŽs dans des considŽrations politiques. On repousse cette libertŽ, ou comme outrageant la DivinitŽ mme, ou comme Žbranlant les bases de lĠŽdifice social : en ne la tolŽrant point, on croit dŽfendre la cause de Dieu, ou bien celle de la sociŽtŽ ; motifs extrmement respectables, et auxquels il nĠy aurait rien ˆ opposer, si les pŽrils quĠils supposent Žtaient rŽels. CĠest ce que nous examinerons ; mais pour que la question soit bien posŽe, il est indispensable de sĠarrter ˆ deux observations prŽliminaires.

Premirement, il faut se souvenir que nous ne raisonnons point dans lĠhypothse dĠune religion exclusive, et de lĠinterdiction absolue de toutes les doctrines hors une seule, de tous les cultes hors celui que lĠƒtat prŽfre. Nous supposons, au contraire, que chacun professe sa religion particulire avec une Žgale libertŽ, et obtient pour son culte la mme protection. Or, accorder ainsi ˆ plusieurs de nos concitoyens le droit de ne point professer la religion de lĠƒtat, et leur ravir celui dĠexpliquer pourquoi ils ne la professent point, ce serait leur permettre et leur interdire ˆ la fois une mme chose ; ils ne jouiraient certainement pas dĠune libertŽ Žgale ˆ la n™tre, nĠobtiendraient pas la mme protection, si, privŽs de la facultŽ de justifier publiquement leur incrŽdulitŽ ou leur croyance, ils se voyaient condamnŽs ˆ sĠentendre dire chaque jour quĠils ont tort, sans pouvoir jamais essayer de prouver quĠils ont raison.

En second lieu, nous recherchons ici quelles doivent tre les garanties sociales, non dans certains pays seulement, mais chez tous les peuples, y compris ceux o une fausse religion est celle de lĠƒtat. Lˆ, sans doute, lĠinterdiction des Žcrits contraires au culte national, ne garantirait que lĠerreur, que la perpŽtuitŽ des maux quĠelle engendre, des flŽaux quĠelle amne ; et lĠŽtablissement des missions Žtrangres prouve que nous croyons utile et lŽgitime de rŽpandre les lumires au sein de ces contrŽes malheureuses. Cependant ceux qui les gouvernent auraient ˆ leur disposition tous les arguments qui servent ˆ repousser la publication des doctrines opposŽes ˆ une religion dominante ; ils commenceraient par dŽclarer que leur religion est la vŽritable, et partiraient de ce point pour empcher de la discuter : ils allgueraient des raisons dĠƒtat, insisteraient sur les pŽrils des controverses ; et si par hasard ils Žtaient eux-mmes dŽsabusŽs des superstitions de leur pays, ils oseraient peut-tre les reprŽsenter encore comme les seules bases ˆ donner ˆ la morale dans lĠesprit grossier du vulgaire. Non, leur dirions-nous, ces croyances, si elles sont forcŽes, ne seront pas des gages de bonnes mÏurs : elles ont ŽtŽ, au contraire, les causes immŽdiates des plus frŽquents dŽsordres et des plus abominables forfaits. AssurŽment vous ne sauriez apporter trop de zle ˆ maintenir, par la contrainte, vos superstitions surannŽes, sĠil Žtait vrai que sans elles les hommes dussent commettre encore plus de crimes quĠils nĠen ont commis sous leur empire ; mais tout ce quĠon a pu faire jusquĠici dĠexpŽriences sur un tel sujet, prouve que les hommes deviennent meilleurs et plus heureux ˆ proportion quĠils sont moins crŽdules et moins esclaves ; lĠautoritŽ lŽgitime sĠaffermit dĠautant plus quĠelle confond moins le respect que lui doit la raison publique avec le crŽdit populaire quĠusurpe et que perd t™t ou tard lĠimposture. Gardez-vous dĠassocier les intŽrts du pouvoir ˆ des illusions que, malgrŽ tant de dŽpenses prodiguŽes pour leur entretien, vous ne pouvez maintenir quĠen faisant taire ceux quĠelles ne sŽduisent pas.

LĠhommage dž ˆ la religion vŽritable est de la distinguer comme la seule qui nĠait rien ˆ redouter dĠune discussion libre. Il nĠy a quĠun moyen dĠŽlever contre elle des doutes pŽrilleux, et quĠelle ait peine ˆ dissiper ; cĠest de ne pas souffrir quĠon la contredise. Vous qui la rŽvŽrez comme un bienfait du ciel, reposez-vous donc de son maintien sur sa divinitŽ, bien plus encore que sur les soins particuliers que prend chaque jour, pour entretenir son influence, lĠƒtat qui lĠa dŽclarŽe la sienne ; et puisque dĠailleurs vous souffrez que plusieurs de vos concitoyens ne la pratiquent pas, laissez-leur la facultŽ dĠexposer les motifs qui les dŽterminent ˆ sĠen abstenir. Que craignez-vous de la publicitŽ de ces motifs, vous, si convaincus de leur faiblesse extrme, vous dont la foi repose sur dĠinŽbranlables fondements ? Ce serait une Žtrange manire dĠtre sžr de la bontŽ de votre cause, que dĠimposer silence ˆ votre partie adverse. En dŽsespŽrant de triompher, si vous ne parlez tout seul, vous Žtablissez le prŽjugŽ le plus favorable ˆ vos antagonistes, et vous leur conciliez bien plus de suffrages quĠils nĠen auraient obtenu en dŽfendant une mauvaise cause.

Ajoutons que la morale publique nĠest aucunement compromise par ces controverses. En disputant sur les croyances et les pratiques nŽcessaires pour Žviter les peines et mŽriter les rŽcompenses dĠune vie future, on sĠaccorde sur les devoirs de fils, de pre, dĠŽpoux, de sujet, de citoyen, que la vie sociale exige. LĠŽquitŽ, la bienfaisance, les bonnes mÏurs ont ŽtŽ recommandŽes, prchŽes ˆ lĠenvi par presque toutes les sectes anciennes et modernes. La plupart ont aspirŽ ˆ la perfection des vertus humaines : il nĠy a gure eu que les jŽsuites qui aient tentŽ de justifier les dŽsordres et les attentats que les lois rŽpriment, et qui aient enseignŽ une thŽologie malfaitrice. Pour lĠordinaire, la morale proprement dite, celle qui intŽresse les gouvernements et les peuples, demeure saine ˆ c™tŽ des diffŽrentes doctrines thŽologiques, exceptŽ lorsquĠelles sont intolŽrantes. ïtez donc lĠintolŽrance, et tous les cultes contribueront ˆ maintenir lĠordre moral sur la terre : la vraie religion aura de plus lĠavantage de mieux enseigner le chemin du ciel, intŽrt sacrŽ, sans doute, mais dont le soin doit tre abandonnŽ ˆ nos consciences, si vous ne voulez pas transformer cette religion bienfaisante en une tyrannie exterminatrice. Puisque la foi est un don de la bontŽ divine, elle ne saurait tre une loi que la puissance humaine impose.

Observez, enfin, que lĠinterdiction des Žcrits contraires ˆ une religion privilŽgiŽe conduirait ˆ lĠasservissement absolu de la presse. Ne savez-vous pas que les thŽologiens ont prŽtendu arrter le progrs des sciences, quĠils ont anathŽmatisŽ le systme du monde, retrouvŽ par le gŽnie ; quĠils ont fait expier ˆ GalilŽe ses observations et ses dŽcouvertes ; quĠils prononcent des dŽcisions irrŽfragables sur la chronologie et les annales des anciens peuples ; quĠils prŽtendent assujettir lĠhistoire ˆ leurs traditions doctorales, et surtout asservir ˆ lĠenseignement de leurs Žcoles tous les genres de connaissances idŽologiques, morales et politiques, que le mot de philosophie dŽsigne ? Mais lĠŽloquence mme, la poŽsie, les productions purement littŽraires, que de peine nĠont-elles pas ˆ tre trouvŽes orthodoxes ! Que de livres anciens et modernes ˆ exclure des bibliothques classiques, que de pages ˆ retrancher des meilleurs livres, si rien ne doit offenser directement ni indirectement aucun des dogmes, des prŽceptes, des rites, des dŽtails innombrables qui tiennent de prs ou de loin ˆ une thŽologie dominante !

On a fort souvent fait sentir lĠimpropriŽtŽ du mot tolŽrance. Il semble nĠexprimer quĠune gr‰ce, quĠune concession provisoire : il humilie, et menace beaucoup plus quĠil ne garantit. La libertŽ des consciences serait, au contraire, une condition gŽnŽrale, honorable, irrŽvocable de lĠassociation politique ; mais, au mot prs, quĠon puisse en effet professer, sans entraves et sans pŽrils, tout genre dĠopinions, religieuses ou non religieuses ; cette justice a ŽtŽ jusquĠˆ prŽsent si rare, quĠon devra la considŽrer comme un bienfait.

 

 

 

 


 

 

CHAPITRE VI. Des gouvernements qui refusent expressŽment les garanties individuelles.

 

 

Chez les anciens, toute garantie individuelle Žtait refusŽe ˆ la partie considŽrable de la population quĠon retenait en esclavage, et lĠon sĠavisait fort peu de fixer et dĠassurer les droits individuels des autres habitants. La plupart des monarchies Žtaient absolues ; et lĠhistoire de celles o le pouvoir du prince avait reu quelques limites est pleine encore dĠactes arbitraires, et de ces troubles intŽrieurs qui indiquent toujours lĠabsence, la suspension ou lĠimperfection des garanties. Dans les rŽpubliques on sĠŽtait beaucoup plus occupŽ de la part que chacun aurait aux dŽlibŽrations et rŽsolutions politiques, que de la sžretŽ des personnes et des propriŽtŽs, que du libre exercice de lĠindustrie et de lĠindŽpendance des opinions. Tout y Žtait sacrifiŽ ˆ des intŽrts gŽnŽraux quĠon envisageait comme distincts de tous les intŽrts particuliers, et qui fort souvent en effet se conciliaient fort mal avec eux. On aspirait ˆ une sorte de grandeur nationale compatible avec le malaise domestique de la plupart des citoyens. Des dissensions perpŽtuelles et quelquefois violentes entre les classes ou entre les partis, semblaient la seule manire dĠtre qui conv”nt ˆ ces sociŽtŽs, la condition nŽcessaire de leur existence, de leur Žnergie, et de lĠŽclat dont elles aimaient ˆ se couvrir. Nous devons avouer que ce systme nĠest pas le moins propre ˆ dŽvelopper les forces morales de lĠhomme ; il peut ouvrir aux talents des carrires brillantes, et placer la vertu dans des situations hŽro•ques. Mais il y a lieu de penser que les mÏurs, les habitudes, les idŽes quĠil suppose sont perdues sans retour : des travaux plus divisŽs, une industrie plus active, un commerce plus Žtendu, des connaissances plus prŽcises, ont donnŽ dĠautres besoins, et imprimŽ une toute autre direction aux peuples actuels de lĠEurope.

Au Moyen-‰ge, il sĠest formŽ, principalement en Italie, quelques rŽpubliques o lĠexercice des droits de citŽ et une sorte de rŽgime municipal tempŽraient, limitaient, annulaient la tyrannie des seigneurs, mais en assurant aux opinions populaires ou dominantes un despotisme absolu, et en laissant les personnes et les propriŽtŽs exposŽes aux attentats de chaque faction qui venait ˆ prŽvaloir. La libertŽ est en soi si salutaire que son image, ainsi dŽfigurŽe, eut le pouvoir encore dĠentra”ner lĠindustrie et les arts ˆ des progrs quĠils ne faisaient point ailleurs. Mais tant dĠinstitutions gothiques Žtouffaient ces faibles germes dĠindŽpendance, quĠils nĠont pu se dŽvelopper assez pour jeter sur aucune de ces rŽpubliques un Žclat comparable ˆ celui dont brilleront ˆ jamais dans les annales de la terre, les rŽpubliques de lĠantiquitŽ. Du reste, en tous lieux o sont mŽconnus les droits civils, pour lesquels seuls on a besoin de droits politiques, la destinŽe de ceux-ci est de nĠamener que des orages, et de sĠŽteindre au milieu des calamitŽs. 

En exceptant ou sans excepter quelques rŽpubliques, le tableau gŽnŽral que nous offrent les sicles du Moyen-‰ge est celui de vingt peuples retenus dans les plus profonds ab”mes de la servitude, de lĠignorance et de la misre. Lˆ se dŽvoilent tous les moyens qui contribuent ˆ subjuguer pour longtemps lĠespce humaine : invasions, conqutes, usurpations, institutions fŽodales, barbarie et confusion des lois, guerres interminables, expŽditions lointaines, proscriptions, incendies, massacres, intolŽrance religieuse, et domination du pouvoir pontifical. CĠest ˆ ces conditions que les princes achtent le bonheur dĠŽteindre les lumires et les garanties, et de sĠen priver eux-mmes. Ce rŽgime de fer, qui semblait inŽbranlable, sĠest pourtant affaibli par degrŽs ; et lorsquĠon recherche les causes de sa dŽcadence, on est ramenŽ, pour dŽcouvrir les premires, aux temps mmes o il jouissait de sa plus grande force. Telles ont ŽtŽ surtout les querelles soit entre le sacerdoce et lĠempire, soit entre les monarques et les seigneurs ; tels les combats que se livraient entre elles les sectes persŽcutrices ; tels enfin ces armements insensŽs qui dŽpeuplaient lĠEurope, mais agitaient les peuples et les disposaient ˆ sĠinstruire.

Depuis le commencement du quinzime sicle, dĠautres dissensions et plusieurs dŽcouvertes ont ˆ tel point ŽclairŽ lĠesprit humain, et ranimŽ lĠactivitŽ publique, que, pour persister ˆ refuser les garanties individuelles, les gouvernements furent obligŽs ˆ donner au moins des promesses, ˆ faire des transactions ou des concessions, soit rŽelles, soit mensongres, et ˆ inventer sans cesse de nouveaux artifices pour dŽpraver les mÏurs et comprimer lĠessor de la pensŽe. Ils ne sont parvenus cependant quĠˆ rendre lĠŽmancipation des peuples plus tardive et moins complte. Lentes ou explosives, des rŽvolutions politiques, y compris celles quĠon nomme religieuses, ont rempli, presque sans interruption, le cours de ces quatre cents dernires annŽes, et manifestŽ la lutte qui ne cessait dĠexister entre les germes vivaces du nouvel Žtat social, et les restes inanimŽs des institutions du Moyen-‰ge. On cite comme lĠun des plus tranquilles un pays o depuis lĠan 1400, on a fait la pragmatique, rŽsistŽ au concordat, rejetŽ les dŽcrets du concile de Trente, proclamŽ les libertŽs de lĠŽglise nationale, accueilli le plus mal quĠon a pu des bulles qui se disaient dogmatiques ; un pays o des guerres civiles se sont allumŽes sous les noms de bien public, de ligue et de fronde ; o des dragonnades et un Ždit proscripteur nĠont pu dŽraciner le protestantisme ; o les persŽcutions ont honorŽ et perpŽtuŽ une autre secte religieuse ; o les anathmes et les arrts ont rendu plus cŽlbres les Žcrits et les Žcrivains quĠils ont frappŽs ; o des parlements exilŽs, cassŽs, renouvelŽs, rappelŽs, se sont vus toujours environnŽs dĠhommages quand ils rŽsistaient au pouvoir arbitraire, toujours dŽsavouŽs comme lui quand ils lui servaient dĠinstruments ou dĠorganes ; un pays o sur six rois, depuis 1589 jusquĠen 1793, trois ont pŽri de mort violente, victimes de fanatismes divers, sans parler dĠun quatrime dont les jours ont ŽtŽ menacŽs en 1757. Pourquoi tant dĠagitations, de discordes et dĠattentats au sein du plus doux et du plus sociable des peuples, et comment a-t-il pu se prŽcipiter enfin dans une rŽvolution terrible ? CĠest que sa sociabilitŽ mme, son industrie, ses progrs lui avaient fait sentir le besoin et peu ˆ peu concevoir lĠidŽe des garanties quĠon sĠobstinait ˆ lui refuser, et quĠil a demandŽes toutes en 1789, par des vÏux libres et calmes, authentiques et unanimes.

QuĠune vaste rŽvolution ne soit lĠouvrage que dĠun petit nombre dĠambitieux, quĠelle ait ŽclatŽ au sein dĠun grand peuple et lĠait agitŽ tout entier malgrŽ lui et sans son concours, cĠest une supposition puŽrile. Ce peuple aura fort bien pu se sentir entra”nŽ hors des bornes quĠil se serait prescrites ; il aura rŽprouvŽ les excs, regrettŽ dĠavoir consenti ˆ lĠŽtablissement et ˆ lĠagrandissement de certains pouvoirs ; mais si ses besoins, ses sentiments, ses opinions nĠavaient pas provoquŽ ou secondŽ les premiers mouvements, sĠil ežt refusŽ dĠy applaudir et dĠy participer, tout se serait nŽcessairement rŽduit ˆ des tentatives que le gouvernement aurait rŽprimŽes avec un plein succs. Tout grand changement qui sĠopre malgrŽ le gouvernement dans le systme politique dĠune nation, sans intervention de forces Žtrangres, est voulu, consommŽ, approuvŽ par elle ; et lorsquĠaprs vingt-cinq ans, on vient lui attribuer le droit de le dŽsavouer, cĠest une flatterie calomnieuse toute pareille ˆ celle que lui adressaient les promoteurs des excs et des crimes lorsquĠils y attachaient son nom. Ce qui lui appartient et nĠappartient quĠˆ elle seule, cĠest la rŽclamation des garanties individuelles ; rŽclamation toujours si vive quand elle est libre, quĠelle se confond avec les premiers efforts qui tendent ˆ la satisfaire.

Si ces observations sont justes, il en faut conclure quĠun peuple ŽclairŽ, sensible, industrieux, ˆ qui lĠon refuse ces garanties, reste dans un Žtat critique durant lequel les orages se forment, sĠamonclent, grondent ou Žclatent. La prudence veut quĠon le fasse jouir des droits quĠil rŽclame, ou, sĠil se peut, quĠon lui en fasse perdre lĠespoir ou mme lĠidŽe, en le replongeant dans les tŽnbres. Entre ces deux termes, il nĠy a que vicissitudes, jamais de stabilitŽ. On avance ou lĠon recule, et tous les pas, progressifs ou rŽtrogrades, sont des secousses ; il nĠest possible de sĠarrter en aucun point. En vain lĠon voudrait nous reporter ˆ des Žpoques quelconques, ˆ choisir depuis le milieu du quinzime sicle : nous ne pourrions pas plus nous y fixer que ne lĠont pu nos pres. Celles que nous trouverions dures provoqueraient des plaintes amres ; et les plus douces, en favorisant nos progrs, nous entra”neraient vers le terme o les garanties sont parfaites. CĠest donc au Moyen-‰ge quĠil faudrait nous ramener et nous encha”ner par des liens plus Žtroits que ceux sous lesquels ont pliŽ nos anctres ; car nous avons acquis plus de ressort, et il nĠest gure possible de nous comprimer comme eux sans nous Žcraser.

Ce Moyen-‰ge mŽrite, ˆ tous Žgards, dĠtre profondŽment ŽtudiŽ. CĠest lĠ‰ge de fer du genre humain ; cĠest lĠ‰ge dĠor des oppresseurs : il nĠa manquŽ aux tyrannies de ces temps-lˆ que lĠart de sĠaccorder entre elles, et de ne point affaiblir par leurs dissensions la ligue redoutable quĠelles avaient formŽe contre les peuples. LĠantiquitŽ, quoi quĠon en dise, nĠoffre point dĠexemple dĠun joug aussi accablant que celui quĠimposaient ˆ nos misŽrables a•eux tant dĠinstitutions despotiques, militaires, fŽodales, sacerdotales, monastiques, scolastiques, imaginŽes ou perfectionnŽes depuis le sixime sicle de lĠre vulgaire jusquĠau quatorzime. On dirait que lĠesprit humain, renonant ˆ toute autre habiletŽ, avait exclusivement consacrŽ ses facultŽs, employŽ ses forces ˆ forger ses propres cha”nes. Aussi voyons-nous les regards des oppresseurs se reporter sans cesse vers une Žpoque si regrettable. QuĠun aventurier vienne usurper la puissance suprme, il sĠempressera de recueillir les noms, les images, tous les dŽbris de ces institutions ferrugineuses, et sĠefforcera dĠen recomposer, pice ˆ pice, lĠŽdifice effroyable. Il replongera les arts eux-mmes dans cette barbarie : vous reverrez des usages, des costumes, des dŽcorations gothiques ; vous nĠentendrez parler que de Charlemagne, de paladins, de seigneurs ch‰telains, de chevaliers et de troubadours. On vous vantera la na•vetŽ des productions les plus insipides ; et des mÏurs qui rŽellement furent aussi licencieuses que serviles vous seront donnŽes pour emblmes de la courtoisie et de lĠhonneur.

Ce nĠest pas, je crois, par des doctrines quĠon rŽussirait ˆ repousser la demande des garanties individuelles. Que dire en effet aux hommes, pour leur prouver quĠils doivent tre esclaves et non sujets, possŽdŽs et non gouvernŽs, appartenir ˆ des seigneurs ou ˆ un seul ma”tre absolu ? Oserait-on mme exprimer une telle consŽquence, ˆ la suite des arguments destinŽs ˆ lĠŽtablir ?

Voici quels sont ces arguments, autant du moins que jĠai pu les comprendre :

Ç Il ne faut jamais de constitution : cĠest toujours un manifeste dĠanarchie, un signal de discorde, un obstacle invincible ˆ lĠexercice de lĠautoritŽ lŽgitime. Tout au plus pourrait-on admettre, au pluriel seulement, lĠemploi de ce mot de constitutions, en lĠappliquant aux diffŽrentes lois fondamentales dĠun ƒtat, non rŽunies en un seul code. Mais il vaut encore mieux que ces lois ne soient Žcrites nulle part, et quĠelles subsistent dĠelles-mmes dans les idŽes communes, dans les habitudes publiques, dans les Žtablissements qui ont traversŽ plusieurs sicles. Un ancien peuple est mal venu ˆ demander une constitution, puisquĠil en a une, qui, nŽe et mžrie avec lui-mme, se confond avec sa propre histoire, et se compose de traditions plus sacrŽes quĠaucun texte. Les mÏurs nationales ont reu pour toujours lĠempreinte de ces institutions antiques, et ne prendront jamais celle des opinions consignŽes dans une constitution nouvelle. Il nĠen rŽsultera quĠun dŽsaccord funeste entre les lois et les mÏurs, entre lĠexigence importune dĠun nouveau code politique, et lĠempire indestructible des anciens usages ; entre les prŽtentions des classes roturires, fondŽes sur un ignoble systme reprŽsentatif, et les droits naturels attachŽs aux grands domaines des hommes titrŽs et monarchiques ; enfin entre les vaines spŽculations dĠune philosophie tŽmŽraire, et les principes immuables dĠune religion divine. È

Je nĠentreprends point de rŽfuter de si nobles raisonnements : je dis seulement quĠils sont devenus inefficaces. SĠils supposent de hautes lumires, ce sont celles que nous nĠavons plus, et quĠon ne nous rendra point. Les conservateurs de ces doctrines ne rŽussiront point ˆ les propager ; en vain ils feront admirer leur talent ou lĠadmireront eux-mmes : lĠinutile Žminence de leur gŽnie ne serait quĠune preuve plus Žclatante de lĠirrŽparable discrŽdit de leurs doctrines.

On sait bien quĠil y a des religions qui entremlent ˆ leurs rites, ˆ leurs prŽceptes, ˆ leurs dogmes, des opinions et des institutions politiques. Mais on sait aussi que la religion chrŽtienne nĠa point ce caractre et nĠadmet point ce mŽlange ; quĠelle est restŽe durant plusieurs sicles Žtrangre aux gouvernements ; quĠelle a ŽtŽ, depuis, indistinctement professŽe dans des rŽpubliques et dans des monarchies absolues ou tempŽrŽes ; quĠelle a partout recommandŽ lĠobŽissance aux lois et aux autoritŽs lŽgitimes ; quĠelle nĠa jamais prescrit aucun genre particulier de constitution sociale. Un citoyen, qui depuis est devenu souverain pontife[2], a publiquement dŽclarŽ : Ç Que lĠƒvangile ne tend point ˆ dŽtruire la libertŽ ; quĠau contraire, il en fait concevoir la plus juste et la plus honorable idŽe ; que le gouvernement dŽmocratique, loin de rŽpugner au christianisme et dĠtre en opposition avec les maximes vŽritablement religieuses, appelle, entra”ne les peuples ˆ la pratique des vertus ŽvangŽliques ; quĠen un mot la foi du chrŽtien se concilie parfaitement avec les droits et les devoirs de lĠhomme libre, et mme du rŽpublicain. È Comment donc nous faire croire quĠil y ait de la tŽmŽritŽ, de lĠimpiŽtŽ dans la dŽclaration des garanties sociales, et dans lĠŽtablissement dĠune monarchie limitŽe par un systme reprŽsentatif ?

Ce sont les sujets de cette monarchie, et non pas son territoire, quĠil sĠagit de reprŽsenter. Qui ne sait que les possessions territoriales ne sont point, dans un pays industrieux et commerant, le seul genre de propriŽtŽs ? Persuaderez-vous ˆ un peuple immense quĠil nĠexiste que dans la plus petite des classes qui le composent, que par elle et pour elle seule ? Il y a longtemps que les hommes ne sont plus, en Europe, compris dans les domaines, et comptŽs au nombre des choses possŽdŽes. LĠŽtendue plus ou moins grande des richesses rŽelles dĠune caste, est difficile ˆ vŽrifier, et nĠaboutirait ˆ aucune consŽquence prŽcise ; tandis que le droit de tous les gouvernŽs ˆ tre protŽgŽs, et par consŽquent reprŽsentŽs, est immŽdiatement sensible.

Sans les mÏurs, il est vrai, les lois sont vaines : mais un code politique qui nĠest point en accord avec les mÏurs, et qui ne parvient pas ˆ les modifier, dispara”t en peu dĠinstants, et presque de lui-mme. SĠil faut trente ans dĠefforts, de guerres, de discussions et dĠintrigues, pour extirper un systme dĠopinions et de lois, cĠest quĠil a des racines profondes, cĠest-ˆ-dire morales, qui le reproduiraient encore aprs quĠon croirait lĠavoir aboli. Les mÏurs, en France, sĠŽtaient ŽlevŽes par degrŽs, surtout dans le cours du dix-huitime sicle, au niveau des institutions de 1789 ; les mÏurs seules ont rendu ces institutions possibles, nŽcessaires, toutes-puissantes. Ë leur tour, depuis cette Žpoque, les institutions ont tellement influŽ sur les mÏurs que, pour ne pas sĠapercevoir du nouvel aspect que celles-ci prŽsentent, il faut se confiner dans quelques salons privilŽgiŽs, et se figurer quĠon y voit rassemblŽe la nation entire, et, comme on le dit quelquefois, toute la France. Je ne remarque pas cette illusion comme ridicule, car elle est dŽsastreuse : cĠest elle qui, entretenant une opposition futile, mais irritante, et conseillant des agressions dĠautant plus inconsidŽrŽes quĠelles ne sont que des insultes, perpŽtue lĠŽtat de rŽvolution, et multiplie les catastrophes.

SĠil y a quelque peuple europŽen qui ait conservŽ durant quatorze sicles les mmes lois, le mme gouvernement, ce nĠest assurŽment point le peuple franais. Toute son histoire politique intŽrieure pourrait se rŽduire ˆ lĠŽtablissement et au progrs du rŽgime fŽodal sous les MŽrovingiens, ˆ lĠaffaiblissement momentanŽ de ce rŽgime sous Charlemagne, ˆ sa renaissance et ˆ ses dŽveloppements sous les successeurs de ce prince, ˆ sa dŽcadence lente, intermittente, et graduelle, sous la dynastie capŽtienne. Or, chaque variation de ce rŽgime a modifiŽ lĠŽtat des personnes, les droits des communes, la prŽrogative nationale, et, bien plus encore, la puissance du monarque. Quelques noms qualificatifs se maintiennent assez uniformŽment dans tout le cours de nos annales ; celui de roi se transmet successivement ˆ plus de soixante personnages : mais il a presque chaque fois une signification particulire. Il exprime tous les divers degrŽs de pouvoir qui peuvent se trouver compris entre lĠimpuissance absolue et le plein despotisme. Si vous recherchez quelle fut la mesure de lĠautoritŽ royale entre les mains de Childebert, de Charlemagne, de Louis-le-Bgue, de Hugues-Capet, de Saint Louis, de Philippe-le-Bel, de Charles VI, de Louis XI, de Henri III, et de Louis XIV, vous trouverez dix constitutions aussi diffŽrentes lĠune de lĠautre que celle qui existe aujourdĠhui peut lĠtre de celle de 1780. Aucun des anciens corps de lĠƒtat nĠa joui constamment des mmes privilges ; il nĠen est aucun qui nĠait diversement usŽ et abusŽ de ceux quĠil a conquis, aliŽnŽs, recouvrŽs, reperdus. Je ne parle pas des institutions subalternes qui ne remontaient quĠˆ des sicles peu reculŽs ; les parlements, au treizime ou mme au quatorzime, le conseil dĠƒtat ˆ la fin du seizime, les intendants au dix-septime, etc. : ce quĠil importe dĠobserver, cĠest que les relations entre le prince et la noblesse, entre celle-ci et le tiers-Žtat, entre le clergŽ et les autres ordres ; le rŽgime militaire, le systme judiciaire, lĠadministration provinciale et municipale, ont ŽprouvŽ de perpŽtuelles vicissitudes ; de sorte que si nous demandions ˆ ceux qui rŽclament si vivement lĠancienne constitution du royaume, en quoi elle consistait, sur dix mille rŽponses, nous nĠen pourrions pas obtenir deux qui fussent dĠaccord ou conciliables entre elles.

Et voilˆ pourquoi lĠon aime bien mieux que les lois fondamentales ne soient point Žcrites. On sait ˆ merveille que les traditions seront tout ce quĠon voudra, se flŽchiront au grŽ de toutes les prŽtentions et de tous les caprices. SĠil suffit de deux ou trois faits, dĠun seul peut-tre, pour Žtablir un usage, il nĠy a point de maxime, libŽrale ou servile, Žquitable ou tyrannique, quĠon ne puisse extraire de quelques pages de notre histoire, et proclamer fondamentale. Par la mme raison, cet odieux terme de constitution, quand on ne peut Žviter de lĠemployer, dŽpla”t un peu moins au pluriel quĠau singulier : une expression vague est bien plus commode quĠune expression prŽcise ; ds quĠil y a plusieurs constitutions, il est permis dĠespŽrer quĠil nĠy en aura bient™t plus du tout, et que seulement cet amas de dŽbris constitutionnels, confusŽment renversŽs lĠun sur lĠautre, deviendra un utile arsenal o lĠon pourra choisir des armes, les aiguiser ou les Žmousser ˆ volontŽ. Mais ces rŽflexions qui se prŽsentent dĠelles-mmes ˆ lĠesprit de tout usurpateur ou oppresseur, frappent non moins vivement lĠintelligence des peuples, de ces peuples si ŽclairŽs aujourdĠhui sur leurs intŽrts, quĠil nĠen reste presque plus un seul en Europe qui ne possde ou ne demande une constitution.

Renoncez donc aux arguments, aux doctrines : ne vous Žpuisez pas en instructions, nĠespŽrez pas de convertir : frappez et opprimez, si vous pouvez. LĠaudace et la violence peuvent amener des rŽtrogradations rapides : une expŽrience rŽcente a prouvŽ quĠon peut reculer, en douze ans, dĠun espace immense. Qui sait si avec plus dĠart encore, ˆ lĠaide de lĠinquisition qui rena”trait plus active et plus dŽvorante, ˆ force de cours prŽv™tales et de tribunaux spŽciaux, ˆ force de supplices, de bannissements et dĠexpropriations ; en rŽgŽnŽrant la fŽodalitŽ ; en dotant avec profusion un clergŽ innombrable, et des lŽgions monacales anciennes et nouvelles ; en rŽtablissant surtout la sociŽtŽ des jŽsuites ; en bržlant dĠailleurs tous les exemplaires de la plupart des livres et un nombre suffisant des hommes qui les ont lus ; en fermant ou en corrompant les sources de lĠinstruction, en altŽrant lĠhistoire ; en fabriquant des titres ; en abolissant lĠimprimerie ou en rŽservant exclusivement lĠusage de cet art aux autoritŽs suprmes ; en Žteignant peu ˆ peu toutes les lumires acquises ; en resserrant le commerce dans ses plus Žtroites limites, et en comprimant lĠessor de toute industrie : qui sait, dis-je, si par un habile et vigoureux emploi de tous ces moyens, on ne rŽussirait point ˆ rouvrir, pour les restes des gŽnŽrations actuelles et pour les gŽnŽrations futures, ces profonds ab”mes o jadis les peuples perdirent si longtemps tout souvenir de leur dignitŽ, tout sentiment de leur force et toute notion des garanties sociales ?

On a dĠailleurs bien assez de traditions sur ce rŽgime : on conna”t parfaitement les rgles ˆ suivre pour le maintenir.

La premire est que la populace languisse dans une misre extrme ; quĠil ne sĠaccumule point de produits dans ses mains ; quĠelle demeure privŽe des jouissances qui rendraient de lĠactivitŽ ˆ ses facultŽs, du mouvement ˆ ses idŽes, quelque Žnergie ˆ ses affections. Il suffit dĠobtenir dĠelle les travaux dont ses ma”tres ont besoin ; ses consommations doivent tre restreintes ˆ ce quĠil faut tout juste pour quĠelle ne soit pas hors dĠŽtat de pourvoir aux leurs.

La seconde rgle est de repousser, de refouler successivement dans cette populace, le plus grand nombre possible dĠhabitants, de telle sorte quĠil nĠy ait hors dĠelle que ses oppresseurs, rŽduits au nombre prŽcis o ils ont besoin dĠtre pour lĠassujettir tout entire, les uns par la force et les autres par lĠimposture ; en employant dĠailleurs, pour la contenir et lĠencha”ner, le service machinal dĠindividus pris dans son sein. Tout est ˆ craindre dĠune classe intermŽdiaire qui se formerait entre les hommes puissants et les misŽrables.

La troisime rgle est dĠinterdire ˆ tout le monde, et sĠil se peut mme aux personnages les plus Žminents, toute Žtude un peu sŽrieuse de la nature et de la sociŽtŽ, dĠŽtendre lĠempire des superstitions et des prŽjugŽs sur ceux mmes qui les exploitent ˆ leur profit, dĠeffacer les sciences morales et politiques du tableau des connaissances humaines, dĠimposer silence ˆ toutes les voix qui ne seraient pas les organes du pouvoir, les fidles interprtes de ses oracles et des saines doctrines quĠil a consacrŽes.

Il importe de veiller particulirement sur les Žtudes historiques, et dĠen prŽvenir la dangereuse influence, en les dirigeant vers les recherches les plus oiseuses que faire se pourra. Si lĠon juge ˆ propos quĠil y ait des savants, on dŽcernera ce titre ˆ ceux qui sauront vŽrifier des particularitŽs indiffŽrentes, dŽcouvrir ou expliquer ˆ lĠaventure des monuments inutiles, disserter sans fin sur toute minutie surannŽe qui ne touchera par aucun point aux destinŽes et aux intŽrts des peuples.

Le despotisme se pla”t quelquefois ˆ favoriser les belles-lettres, parce quĠen effet elles commencent dĠordinaire par lui rendre des hommages qui semblent le fortifier ; mais ce sont lˆ des sŽductions quĠil doit craindre. Ces talents, dont les flatteries lĠenivrent, finiront par rŽpandre autour de lui trop de lumires : il ferait mieux de briser ce vase dont les bords sont emmiellŽs, mais au fond duquel la vŽritŽ fermente.

Le despotisme serait plus imprudent encore, sĠil ne ramenait pas ˆ lĠinnocence et ˆ la crŽdulitŽ de lĠenfance les sciences physiques et mathŽmatiques, dont les progrs ont une influence qui, pour tre moins immŽdiate et moins sensible, nĠen devient que plus pŽrilleuse. Ces sciences troublent de trois manires le sommeil des peuples esclaves, et le repos des oppresseurs. DĠabord elles dissipent trop de prestiges par lĠobservation des phŽnomnes, par lĠexamen des lois de la nature, par lĠexposition du systme entier du monde. Ensuite elles accoutument lĠesprit humain ˆ des recherches profondes et ˆ des mŽthodes rigoureuses dont il ne manque pas de faire ˆ dĠautres objets une application tŽmŽraire. Enfin elles Žclairent les arts, les dirigent, simplifient leurs procŽdŽs, multiplient leurs productions, leur ouvrent de nouvelles routes et des carrires sans bornes. La terre elle-mme, quand les rayons de ces sciences ont lui trop longtemps sur elle, semble aussi, par son active fŽconditŽ, par la variŽtŽ, lĠordre et la richesse de ses productions, sĠaffranchir du joug des prŽjugŽs et des caprices. En un mot, ce genre de connaissances, le plus hardi de tous, finit par mettre les sociŽtŽs dans un Žtat aussi rŽgulier que prospre, o les choses conspirent avec les hommes contre le pouvoir arbitraire.

Il rŽsulte de ce chapitre : 1Ħ quĠun systme politique, o lĠenthousiasme national sacrifierait tous les intŽrts domestiques ˆ lĠintŽrt ou plut™t ˆ la gloire de lĠƒtat, para”t nĠtre plus ˆ notre usage ; 2Ħ quĠil est extrmement pŽrilleux de permettre des progrs aux arts et ˆ la raison, quand on ne veut point accorder ni mme reconna”tre les garanties individuelles ; 3Ħ que pour les refuser expressŽment, le seul rŽgime bien efficace et bien sžr, sĠil Žtait encore praticable, serait celui o toutes les lumires sont Žteintes, toutes les industries entravŽes, et lĠespce humaine retenue par son abrutissement dans la plus Žtroite et la plus dure servitude.

Cependant on a imaginŽ un autre systme, qui consiste ˆ proclamer solennellement ces garanties, mais ˆ les rendre illusoires par des lois dĠexception ou de circonstance ; ce sera lĠobjet du chapitre suivant.

 

 

 


 

 

CHAPITRE VII. Des gouvernements sous lesquels les garanties individuelles, quoique dŽclarŽes, demeurent fictives, Žtant perpŽtuellement annulŽes ou restreintes par des lois dĠexception ou de circonstances.

 

 

LĠhypothse dont nous allons nous occuper est celle dĠun peuple ˆ qui des lois qualifiŽes fondamentales ou constitutionnelles ont promis toutes les garanties individuelles, mais que des lois provisoires qui se succdent sans interruption, retiennent Žternellement sous le joug du pouvoir arbitraire[3].

Tous les cultes sont tolŽrŽs, mais la lŽgislation, lĠadministration, la police, et la politique extŽrieure, sont calquŽes sur un seul, de sorte que les obligations religieuses quĠil impose ˆ la conscience de ses sectateurs, sĠŽtendent peu ˆ peu aux actes civils et domestiques de ceux qui ne le professent pas. Ceux-ci mme seront tellement rŽprouvŽs ou abandonnŽs par le gouvernement, quĠil laissera quelquefois impunis les attentats les plus criminels commis contre leurs propriŽtŽs ou contre leurs personnes ; et il dira cependant que les consciences sont libres !

Il a ŽtŽ dŽclarŽ que chacun jouirait du droit de publier et dĠimprimer ses opinions ; mais le gouvernement se rŽservera les moyens dĠempcher la publication des opinions qui lui dŽplairont, et de poursuivre les auteurs qui professeront des doctrines quĠil ne trouvera pas saines ; il sĠattribuera la direction, la rŽdaction, presque la propriŽtŽ des Žcrits pŽriodiques ; il fera plus : il Žtablira ou maintiendra des rŽgisseurs gŽnŽraux de lĠindustrie typographique ; et il dira que la presse est libre !

Les propriŽtŽs sont reconnues inviolables ; mais quelques-unes, publiquement et impunŽment menacŽes par des ministres dĠƒtat, par des ministres de la religion de lĠƒtat, perdront une partie de la faible valeur que leur laisseront les imp™ts exorbitants dont elles seront ŽcrasŽes comme toutes les autres. Il sera dŽfendu, non de les attaquer, mais de sĠapercevoir quĠon les attaque ; il se prŽsentera peut-tre des occasions o le gouvernement ne les trouvera point assez solides pour y attacher je ne sais quels titres ; et pourtant il dira toujours quĠil ne met entre elles et les autres propriŽtŽs aucune diffŽrence !

Enfin la sžretŽ des personnes est solennellement consacrŽe : mais il arrivera des conjonctures o les ministres, les administrateurs, les agents supŽrieurs et subalternes du gouvernement, seront autorisŽs ˆ porter la main sur les citoyens suspects ˆ leurs yeux, et ˆ les retenir dans les fers, sans les traduire en justice. Que sais-je ! il pourrait arriver que des centaines, des milliers dĠindividus, militaires, jurisconsultes, hommes dĠƒtat, hommes de lettres, propriŽtaires, nŽgociants, artistes, fussent bannis ou dŽportŽs ˆ perpŽtuitŽ, sans aucune sorte de jugement, et peut-tre pour des faits, des opinions, des votes sur lesquels la loi fondamentale aurait expressŽment interdit toute recherche. Le gouvernement recherchera ces votes, comprendra sĠil le faut, dans la mme proscription, des votes opposŽs entre eux et contradictoires, poursuivra les proscrits au-delˆ de ses frontires, voudra quĠils ne trouvent aucun asile ; et il continuera de se dire le garant de la sžretŽ de toutes les personnes !

SĠil ne sĠagissait ici que de quelques abus accidentels de la puissance, on pourrait les croire inŽvitables au milieu des mouvements compliquŽs dĠun vaste systme dĠadministration. Ce qui est Žtrange, ce qui tient presque du prodige, cĠest que les actes qui dŽmentent textuellement la loi fondamentale, puissent porter eux-mmes le nom de lois, et se revtir de toute lĠautoritŽ dont ils la dŽpouillent. Une constitution nĠest Žvidemment rien du tout, si ce nĠest pas la loi de toutes les autres lois. Ds que celles-ci peuvent se soustraire ˆ son empire, la restreindre, la transgresser, la suspendre, elle nĠest plus quĠune fiction, quĠun mensonge. Entre toutes les lois, elle seule est inefficace, puisquĠelle ne peut rien contre les autres qui peuvent tout contre elle. On dirait quĠelle nĠexiste que pour recevoir des outrages, que pour rendre plus sensibles ˆ chaque citoyen les attentats individuels quĠelle lui avait ordonnŽ de ne plus craindre. Que signifie cette immutabilitŽ quĠon ose lui attribuer encore ? Une loi immuable est celle quĠon observe ; et lĠon commence ˆ renverser une constitution du moment o lĠon dŽsobŽit ˆ quelquĠune de ses dispositions littŽrales. Ce qui contredit la lettre dĠune loi constitutionnelle, nĠest jamais conforme ˆ son esprit ; et lĠon renverse son autoritŽ si, dans les questions quĠelle a positivement rŽsolues, on consulte autre chose que son texte.

Dans lĠhypothse dont nous parlons, il y a simultanŽment deux rŽgimes opposŽs, lĠun constitutionnel, lĠautre rŽvolutionnaire ; car ce nom barbare est le seul qui convienne ˆ des caprices suggŽrŽs par des circonstances mobiles. Le premier nĠest que de simple apparat ; il fournit des noms ˆ quelques autoritŽs, des intitulŽs ˆ leurs actes, des formes ou formules ˆ leurs dŽterminations. Le second imprime en effet les mouvements, et bien quĠil se cache le plus quĠil peut, cĠest lui seul qui se fait sentir. Si le cŽrŽmonial constitutionnel frappe encore quelquefois les regards, ce sont les volontŽs arbitraires qui rŽgissent les actions, et qui pŽntrent tout lĠintŽrieur des hommes et des choses. Mais quoique les forces soient toujours inŽgales entre lĠordre et le dŽsordre, quoique celui-ci ne puisse se perpŽtuer sans prŽvaloir, leur coexistence entra”ne entre lĠun et lĠautre une lutte journalire et scandaleuse, qui, en laissant le premier sans puissance, laisse aussi le second sans crŽdit et mme sans aveu. Ce qui reste du rŽgime rŽgulier suffit encore ˆ dŽshonorer le pouvoir arbitraire, qui, en sĠirritant de cet opprobre, sĠy plonge de plus en plus.

Vous nĠavez, quand ces deux rŽgimes existent, quĠˆ observer de prs ce qui se passe dans les administrations supŽrieures et subalternes, dans les conseils, les bureaux, les tribunaux ; vous verrez partout bien plus dĠhommes employŽs ˆ prŽparer, exŽcuter, appliquer des lois dĠexception, quĠˆ remplir des fonctions raisonnables. LorsquĠil y a deux principes dans un gouvernement, cĠest toujours le mauvais qui occupe et anime la plupart des agents de lĠautoritŽ. Les affaires dont le cours est rŽglŽ, si par hasard il sĠen prŽsente encore, sont sans intŽrt ˆ leurs yeux, et dŽdaigneusement renvoyŽes ˆ des moments dĠun plus grand loisir. Ils croient ne plus gouverner ni administrer, sĠils nĠimpriment ou ne reoivent des secousses ; ils redoutent lĠordre, non seulement comme ordre, mais comme ennui. Notez dĠailleurs quĠau moment o cesserait le rŽgime arbitraire, la moitiŽ des employŽs deviendrait superflue, et le gouvernement bien moins prodigue de salaires et de gratifications. Aussi devez-vous compter parmi les causes qui perpŽtuent ce rŽgime, les intŽrts quĠil satisfait, les cupiditŽs quĠil alimente, par consŽquent lĠŽnorme surcro”t de dŽpenses publiques quĠil exige ; car la tyrannie et lĠimposture sont fort chres. DŽpouiller tout un peuple des garanties individuelles est un mŽtier lucratif qui devient lĠunique industrie, le seul savoir-faire des milliers de fonctionnaires et dĠemployŽs qui lĠexercent.

Quant au gouvernement qui les soudoie, il nĠy gagne assurŽment rien du tout. Ce double rŽgime, loin de tourner ˆ son profit, le retient dans une position fausse et pŽrilleuse, le constitue dans un Žtat habituel dĠinfidŽlitŽ, le condamne ˆ reproduire sans cesse de misŽrables sophismes, dont lĠabsurditŽ frappe les esprits les moins exercŽs, et lĠexpose alternativement, quelquefois simultanŽment, aux ressentiments et aux attaques de tous les partis frappŽs tour ˆ tour de ces armes illŽgitimes, aprs sĠen tre tour ˆ tour emparŽs. Prenant au sein des factions ses instruments et ses victimes, le systme arbitraire ou rŽvolutionnaire ranime leur fanatisme, Žternise leurs vengeances, nourrit les gouvernants comme les gouvernŽs de dŽfiances, dĠinquiŽtudes, dĠapprŽhensions vagues, dĠespŽrances chimŽriques, et les entra”ne, ˆ travers des malaises provisoires, aux plus dŽplorables catastrophes.

Les effets de ce rŽgime sur lĠordre reprŽsentatif et sur lĠordre judiciaire mŽritent dĠtre particulirement observŽs.

Pour rendre les garanties purement fictives, il faut de nŽcessitŽ faire en sorte que la reprŽsentation nationale ne soit quĠun vain simulacre. On abolit donc les droits de citŽ ; on dŽsigne les Žlecteurs, on les nomme dĠoffice ; on attache cette fonction ˆ des faveurs arbitrairement distribuŽes. Tant™t on ne leur laisse que le droit de prŽsenter des candidats entre lesquels des courtisans, rŽunis en corps, sont chargŽs de choisir ceux qui leur ressemblent le mieux ; tant™t, si les Žlecteurs doivent faire immŽdiatement des nominations dŽfinitives, on emploie tous les moyens dĠintrigues, de corruption, de violence, pour quĠils les fassent telles quĠon les veut, telles quĠon les a dŽterminŽes dĠavance par des listes ministŽrielles. On obtient ainsi une prŽtendue assemblŽe reprŽsentative o le gouvernement seul est reprŽsentŽ ; il lĠest par ses plus chres crŽatures, par ses agents les plus affidŽs, nobles et privilŽgiŽs dĠancienne ou de nouvelle date, ministres, conseillers dĠƒtat, administrateurs gŽnŽraux et particuliers, prŽsidents et conseillers de cour de justice, lieutenants, procureurs et avocats du prince. Aucun soin nĠest omis pour que les gouvernŽs nĠaient lˆ, sĠil se peut, personne qui les reprŽsente, personne dont les intŽrts soient les leurs, personne qui puisse y porter leurs opinions, leurs sentiments, leurs votes. Lˆ, quand le silence absolu nĠest pas commandŽ, les accents de lĠadulation se font seuls entendre en pleine libertŽ : si par hasard quelques voix sĠŽlvent pour invoquer les garanties promises, pour signaler de monstrueux abus, elles sont interrompues, couvertes par des clameurs, et bient™t mme on refuse expressŽment dĠentendre ce langage de la raison et de la patrie.

Veut-on faire semblant dĠinstituer des conseils dĠadministration locale ? On donnera ce nom ˆ des commissions dont les membres seront directement nommŽs par lĠautoritŽ suprme, sans aucune participation des administrŽs, et qui, en exprimant les volontŽs quĠon leur aura dictŽes, ou celles que leur suggreront les intŽrts particuliers de leur caste, passeront pour avoir dŽclarŽ le vÏu public dĠune citŽ, dĠun arrondissement, dĠune province. Les jurŽs, si lĠon ne parvient pas ˆ Žteindre cette institution incommode, si lĠon est forcŽ dĠen conserver au moins le nom, les jurŽs seront aussi des commissaires dŽsignŽs par des intendants et des prŽsidents, selon lĠintŽrt que les gouvernants prendront aux causes dont on aura, prŽalablement ˆ ce choix, dressŽ le tableau. On abolira dĠailleurs le jury dĠaccusation ; et cependant lĠon se dŽfiera encore ˆ tel point du vain simulacre dĠun jury de jugement, quĠon lui soustraira la connaissance de la plupart des affaires criminelles, soit sous prŽtexte que les faits ˆ vŽrifier ne sont que des dŽlits qui nĠentra”nent pas des peines afflictives ou infamantes, soit parce quĠon aura crŽŽ, pour beaucoup de crimes, des tribunaux dĠexception.

En effet on a besoin dĠaltŽrer tous les ŽlŽments, tous les ressorts de lĠordre judiciaire, quand on a rŽsolu de rŽduire ˆ des mots vides de sens les garanties quĠon a proclamŽes. Avant de tourner contre elles le ministre des juges ordinaires instituŽs pour les dŽfendre, on commence volontiers par crŽer des tribunaux rŽvolutionnaires, des cours prŽv™tales, des cours spŽciales permanentes, extraordinaires, ou autres, des conseils de guerre, des commissions militaires. Presque tous ces noms lˆ du moins avertissent assez de ce quĠil faut attendre ; chacun sait de reste, que ce nĠest point ˆ protŽger lĠinnocence, ni ˆ affermir des garanties, quĠon emploie une telle justice. Les gouvernants se h‰tent de sĠen servir pour se dŽbarrasser de leurs ennemis, ou de ceux quĠil leur a plu de dŽclarer tels ; et lorsque le cours des vengeances est devenu si rapide, le nombre des victimes si exorbitant, lĠiniquitŽ si palpable et si rŽvoltante, quĠils en sont effrayŽs eux-mmes, ils se dŽterminent, non sans regret, ˆ briser quelques-uns de ces instruments de proscription, et ˆ les remplacer par des cours, tribunaux ou conseils, dont lĠapparence soit plus rŽgulire. LĠune des idŽes dont ils sĠavisent quelquefois est de donner des attributions judiciaires ˆ un conseil dĠƒtat que la loi fondamentale ne reconna”t point, qui peut bien exister dans une monarchie absolue, mais qui nĠa point de place dans un vŽritable systme reprŽsentatif, parce que, nĠŽtant ni responsable ni indŽpendant, remplissant ˆ la fois et confondant des fonctions de toute espce, lŽgislatives, ministŽrielles, administratives, et enfin judiciaires, il est rŽellement indŽfinissable, et incompatible par sa nature avec une constitution proprement dite, comme il lĠest par la dŽpense inutile quĠil entra”ne et quĠil provoque, avec toute sage Žconomie. Quand ce conseil est employŽ comme tribunal, cĠest le gouvernement qui juge, et le plus souvent dans sa propre cause. Cependant, comme il est difficile de ne pas limiter cette juridiction aulique ˆ certains genres dĠaffaires, les gouvernants ne croiraient pas juger assez, sĠils ne disposaient des tribunaux ordinaires ou constitutionnels ; et pour que ceux-ci ne se montrent pas indociles, en se prŽvalant de leur inamovibilitŽ, on sĠapplique ˆ la rendre illusoire comme tout le reste. La nomination des juges ne sera donc que provisoire, tant quĠils ne seront pas instituŽs ; et on ne les instituera quĠaprs avoir pris, pour les diriger, les Žprouver, les Žpurer, un dŽlai de plusieurs annŽes. Avant lĠexpiration de ce dŽlai, on fera dans lĠorganisation judiciaire quelque changement, dĠailleurs superflu ou nuisible, mais qui annulera les nominations prŽcŽdemment faites, en autorisera de nouvelles, et reculera de plus en plus lĠinstitution fatale. Aprs mme quĠelle sera consommŽe, une rŽorganisation restera toujours possible, toujours annoncŽe, toujours lĠobjet des craintes et des espŽrances de chaque juge, toujours le motif de sa docilitŽ, de sa complaisance : il nĠoubliera jamais quĠil peut, dans cette hypothse, se voir destituŽ avec ou sans pension, ou bien promu ˆ un grade supŽrieur. Voilˆ comment les jugements criminels, et mme civils, auxquels les gouvernants prendront intŽrt, nĠŽmaneront, en dernire analyse, que dĠeux-mmes, comment ils subjugueront un pouvoir qui devait rester indŽpendant et impartial. Sans doute lĠautoritŽ souveraine doit avoir dans les tribunaux des officiers qui lui soient propres, qui soient en effet dignes dĠelle par la dŽcence et la gravitŽ de leurs discours, qui jamais ne se croient dispensŽs par leur charge dĠobŽir ˆ leur conscience, ni autorisŽs ˆ transformer une accusation publique en un tissu de sophismes dŽcrŽditŽs, de fictions calomnieuses, dĠobservations satiriques ou dĠimprŽcations violentes. Mais ˆ c™tŽ, au-dessus mme de ces organes du gouvernement, la loi a aussi les siens : ce sont les juges ; et tout vestige dĠordre et dĠŽquitŽ dispara”trait dĠun tribunal, si le premier des juges qui le composent se constituait, sans le moindre dŽguisement, la partie adverse des accusŽs ; sĠil menaait les dŽfenseurs, sĠil circonscrivait les dŽfenses ; si, trouvant le secret dĠtre injuste mme envers des coupables, il ne faisait dans tout le cours des dŽbats que prononcer, avec lĠaccent de la colre et de la vengeance, lĠarrt qui les doit terminer. En vain de pareilles sentences se rŽpŽteraient par Žcho de degrŽ en degrŽ, dans plusieurs cours : lĠopinion publique les rŽprouverait toutes dĠune voix unanime et calme, que les juges seuls auraient le malheur de ne pas entendre ; parce que, ne prtant lĠoreille quĠˆ la voix des hommes dont ils dŽpendent, et de ceux quĠils tiennent sous leur propre dŽpendance, ils sĠentretiendraient dans des illusions de parti depuis longtemps dissipŽes au sein de la sociŽtŽ entire. Il se prononce assurŽment beaucoup de sentences injustes sous le pur despotisme. Mais si quelquĠun Žcrivait jamais les annales des iniquitŽs judiciaires, les Žpoques qui fourniraient le plus de matŽriaux ˆ cette horrible histoire, seraient encore celles o des gouvernements infidles rendaient illusoires les garanties quĠils avaient promises. Ce rŽgime, quelque couleur et quelque direction quĠil prenne, quĠil soit dŽmagogique ou dictatorial, rŽvolutionnaire ou rŽactionnaire, est, par son essence, celui du mensonge, de lĠeffronterie, et de la cruautŽ : cĠest alors que, sans aucune exception, toutes les questions se dŽcident, non par lĠexamen des faits, mais par lĠidŽe quĠon a des sentiments politiques de chaque prŽvenu ; et tandis que les forfaits les plus avŽrŽs demeurent impunis, ds quĠils sont censŽs commis pour la cause qualifiŽe bonne, les opinions contraires ˆ celles des gouvernants sont des crimes irrŽmissibles. Les procs dĠƒtat se multiplient sans mesure, plus arbitraires, plus irrŽguliers que sous la monarchie absolue ; et lĠon est tentŽ de regretter les procŽdures secrtes, qui couvraient au moins tant de scandales.

Il nĠest jamais difficile de prŽvoir comment doit finir le rŽgime frauduleux dont nous parlons : il faut quĠil aboutisse ou ˆ la destruction radicale des garanties, ou ˆ des troubles qui dĠordinaire ne les rendent point. Ce qui doit Žtonner, cĠest quĠil puisse sĠŽtablir, cĠest quĠun peuple, assez ŽclairŽ pour rŽclamer des droits individuels, et assez fort pour obtenir quĠon les reconnaisse, porte lĠirrŽflexion et lĠinsouciance jusquĠˆ souffrir quĠon les rŽduise ˆ des illusions puŽriles. Mais qui ne conna”t lĠempire que les mots, les formules, les apparences commencent toujours par exercer ? Des articles constitutionnels o ces droits sont proclamŽs, des corps instituŽs pour les dŽfendre, un sŽnat, un tribunat, des dŽputŽs, des Žlecteurs, des jurŽs, des juges dits inamovibles, lĠappareil, enfin, dĠun systme reprŽsentatif, frappe tous les regards, tranquillise les esprits, et dŽcrŽdite les premires alarmes du petit nombre de citoyens quĠil nĠa pu sŽduire. LĠespace de temps dont lĠopinion publique a besoin pour se former, est employŽ au dŽveloppement de tous les moyens dĠusurpation et dĠimposture, ˆ corrompre les hommes qui restent chargŽs de fonctions publiques, ˆ priver les autres de toute influence, ˆ Žtablir dans les diffŽrentes classes de la sociŽtŽ, les habitudes et les mÏurs qui conviennent ˆ un tel gouvernement, jusquĠˆ ce que ses excs, et, ce qui est pis, ses imprudences, amnent des revers qui lĠŽbranlent et des orages qui le dŽracinent. Sa chute est rapide, parce que les premiers sympt™mes qui lĠannoncent dissipent les illusions, et rendent ˆ lĠopinion publique ses lumires, sa libertŽ, sa puissance. On rougit dĠavoir appelŽ lĠimpudence Žnergie, et le charlatanisme habiletŽ ; de nĠavoir longtemps osŽ dire ce quĠon en pensait, et de sĠtre laissŽ prendre ˆ des piges rŽellement dŽcouverts.

Nul ne fait moins de progrs dans lĠart de gouverner que celui qui lĠexerce arbitrairement : le moyen de devenir un joueur habile nĠest pas de sĠaccoutumer ˆ tricher ; toute fraude vient dĠimpŽritie. Cependant vous verrez des hommes dĠƒtat contracter ˆ tel point le besoin des fraudes politiques, je veux dire des lois dĠexception et des actes arbitraires, quĠils finiront par se persuader de bonne foi quĠil est impossible de gouverner autrement. Ils nĠenvisagent quĠavec effroi lĠinstant o ils manqueraient de ces moyens extraordinaires dont ils usent tous les jours. Ils rŽclament le maintien du rŽgime inconstitutionnel, moins pour faire du mal que pour tre en Žtat de faire quelque chose : renonant au dŽsordre, ils se croiraient condamnŽs ˆ lĠinaction ; un gouvernement rŽgulier nĠest, ˆ leurs yeux, quĠun gouvernement dŽsarmŽ. Bient™t mme, ils sĠapplaudissent dĠavoir conu une idŽe si transcendante de la nature de leurs fonctions, et prennent en pitiŽ les esprits vulgaires qui persŽvrent ˆ conseiller la franchise, lĠordre, la justice. Ils rougiraient de redescendre dans la sphre des hommes ˆ principes, des spŽculateurs sans expŽrience, des partisans de thŽories abstraites. Ë leur dire, le respect pour les maximes constitutionnelles est le sympt™me dĠune intelligence Žtroite, dĠune extrme inaptitude aux fonctions publiques ; et ˆ force de leur entendre prononcer cette sentence, bien des gens, imbus encore des maximes loyales, sĠefforcent dĠy renoncer, de peur de passer pour inhabiles.

Sans contredit la politique est une science expŽrimentale, et il est absurde dĠy Žriger en principe ce que lĠexpŽrience contredit. Une thŽorie est le systme ou lĠensemble des rgles dĠun art : si ces rgles sont impraticables, ou si elles nĠaboutissent quĠˆ une pratique vicieuse, elles ne composent quĠune fort mauvaise thŽorie, ou plut™t ce nĠest point lˆ, ˆ proprement parler, une thŽorie. LĠexpŽrience doit donc tre ici le seul guide, lĠunique ma”tre ; mais o sont, je vous prie, les faits qui montrent lĠutilitŽ, la nŽcessitŽ des lois dĠexception et des mesures arbitraires ? Quels rŽsultats ont-elles jamais amenŽs, sinon des injustices et des infortunes particulires, des troubles publics, des dissensions, des rŽvolutions, des dŽtr™nements, des calamitŽs ? Quelle couronne ont-elles affermie ? Quel peuple ont-elles rendu sage, heureux, tranquille ? Au moins lĠabsolu despotisme peut se vanter de quelque succs ; on lĠa vu en certains pays, ˆ certaines Žpoques, se maintenir assez longtemps calme et solide. Mais ce bizarre amalgame de lois fondamentales et de caprices rŽvolutionnaires, ˆ qui donc a-t-il jamais rŽussi ? Quelle page de lĠhistoire dŽpose en son honneur ? Quel triomphe a-t-il obtenu, qui nĠait ŽtŽ incertain et bient™t expiŽ par des malheurs ? Quand nĠa-t-il pas perdu ce quĠil prŽtendait sauver ? Quelle nation nĠa-t-il pas conduite ˆ la servitude ou ˆ lĠanarchie ? Et vous voulez que nous admirions votre sagesse profonde, parce que, plus tŽmŽraires que vos prŽdŽcesseurs, vous recueillez leurs traditions sans tre effrayŽs de leur chute ; parce que, dŽdaignant toutes les leons, et mŽprisant tous les exemples, vous vous Žlevez dans des rŽgions orageuses o toutes les chances sont contre vous ! Ah ! je conviens que le devoir de remplir ses promesses, dĠtre fidle ˆ ses engagements, est une notion bien vulgaire, et qui nĠa rien du tout de transcendant : elle rŽsulte immŽdiatement du sens des mots et de la nature des choses ; mais elle nĠen est pas moins un conseil de lĠexpŽrience, un rŽsultat de toutes les observations positives. De gr‰ce, pourquoi pensez-vous quĠil nĠy ait de clairvoyance et dĠhabiletŽ que dans la mauvaise foi et quĠen des pratiques frauduleuses ? De quel droit assurez-vous que tant de sages, qui dans le cours des sicles prŽcŽdents ont appliquŽ la morale ˆ la politique, nĠŽtaient que des rveurs oisifs qui nĠavaient rien essayŽ, rien observŽ, rien recueilli ? Ils ont connu avant nous et mieux que nous le danger des spŽculations abstraites ; mais ils avaient ŽtudiŽ le cÏur humain, approfondi lĠhistoire des sociŽtŽs, suivi de prs le cours des affaires politiques de leur temps, recherchŽ les causes et les effets des rŽvolutions antŽrieures. SĠils nous ont dit quĠil est aussi pŽrilleux que honteux de violer les lois fondamentales quĠon vient dĠŽtablir, ce nĠest pas leur faute ; cĠest un rŽsultat quĠils ont trouvŽ, quĠils nĠont point inventŽ, et que vous confirmerez t™t ou tard par de nouveaux exemples si vous persistez ˆ vous croire trop ŽclairŽs pour le mettre ˆ profit.

Mais, dites-vous, les circonstances ! Quoi ! ce refrain surannŽ aurait encore quelque crŽdit ! Quand, au nom du peuple et de sa libertŽ, dĠinsensŽs dŽmagogues rgnent par la terreur, et couvrent tout un pays de sang et de cendres, ils disent que cet Žpouvantable brigandage est exigŽ par les circonstances ! Quand un usurpateur rŽduit toutes les institutions ˆ de vains simulacres, tous les droits aux faveurs quĠil dispense, et toutes les lois ˆ ses volontŽs propres, il prŽtend quĠil nĠy a pas dĠautres moyens de pourvoir aux besoins des circonstances. Quand des factions redevenues puissantes signalent leurs triomphes par les reprŽsailles de toutes les injustices quĠelles ont endurŽes, quand elles imitent de point en point les artifices, les infidŽlitŽs, les violences dont elles se sont plaintes, elles font semblant dĠobŽir, en se vengeant, ˆ la nŽcessitŽ des circonstances. Toujours donc des circonstances, pour quĠil nĠy ait jamais de constitution, jamais de garanties pour personne ! Oui, certes ! les circonstances demeurent ou deviennent critiques, toutes les fois quĠune constitution est aux prises avec un rŽgime inconstitutionnel, et tant que les sžretŽs promises par les lois fondamentales sont dŽmenties et annulŽes par des lois rŽvolutionnaires. LĠobstination ˆ ne pas sortir de ce systme irrŽgulier, est au fond la seule circonstance pŽrilleuse ; tous les autres dangers dŽcoulent de celui-lˆ : vous employez comme remde le principe mme du mal ; cĠest votre mŽdecine qui a crŽŽ et qui entretient la maladie. NĠest-il pas sensible que le refus des bienfaits solennellement octroyŽs, doit prolonger lĠagitation des esprits, lĠanimositŽ des mŽcontents, les manÏuvres des malveillants, les craintes et les espŽrances des factions ? Le bon sens ne dit-il pas quĠil ne faut compter ni sur lĠaffection des partis quĠon menace, ni sur la fidŽlitŽ de celui dont on ne seconde quĠˆ moitiŽ les prŽtentions et les efforts ? Ne devient-il pas clair pour tout le monde que ces mesures arbitraires sont des essais dĠune tyrannie timide encore, des prŽparatifs de subversion, des rŽtractations artificieuses et graduelles de toutes les promesses que lĠon a faites ? Qui ne sait que les lois rŽgulires, les actes rŽguliers des pouvoirs publics, suffiraient pleinement ˆ la rŽpression de toute entreprise rŽelle contre un gouvernement Žtabli ; que les seuls coups redoutables ˆ la rŽbellion et profitables ˆ lĠautoritŽ, sont ceux que la justice frappe dĠune main sage et rŽglŽe ; que les proscriptions Žbranlent les proscripteurs bien plus quĠelles nĠaccablent les proscrits ; quĠelles laissent ˆ ceux-ci de lĠespoir et du ressort tant quĠils vivent, du renom, du crŽdit et des vengeurs quand ils ne sont plus ? Encore une fois, ce ne sont pas lˆ des abstractions, des spŽculations, des principes ; ce sont des documents fournis, ˆ toute Žpoque, par trop dĠexpŽriences.

Cependant plus le rŽgime arbitraire a durŽ, plus ceux qui lĠont entretenu craignent de sĠen priver. Une longue absence de la libertŽ leur fait apprŽhender son brusque retour comme un pŽril extrme ; et cette frayeur, de jour en jour plus vive, les fait avancer ˆ grands pas dans une route obscure et tortueuse qui nĠa que deux issues, lĠab”me du despotisme, ou lĠab”me dĠune rŽvolution. Ils vont disant que les circonstances sont graves, et le disant avec raison, puisquĠen effet ils les rendent telles par les lois dĠexception quĠils accumulent. Mais cet Žtat si alarmant pour la nation entire, et pour ceux qui la gouvernent, cesserait sans nul doute, si le rŽgime imprudent qui en est la cause unique venait ˆ dispara”tre tout ˆ coup, ou du moins ˆ sĠŽteindre par degrŽs. 

Les hommes peuvent se rŽsigner ˆ souffrir le despotisme absolu, quand il est si fermement Žtabli quĠil nĠy aurait, en y rŽsistant, dĠautre chance ˆ courir que dĠen aggraver le joug. Iront-ils se briser la tte contre les murs et les barreaux de leurs prisons ? DĠailleurs un long et profond esclavage Žteint en eux toute lumire, toute activitŽ, et leur fait perdre jusquĠˆ lĠidŽe dĠune meilleure manire dĠtre ; ils regardent comme inflexible la destinŽe quĠils subissent en ce monde ; et leurs espŽrances, sĠils sont en Žtat dĠen concevoir encore, se portent vers une autre vie. Une telle tyrannie nĠa plus rien du tout ˆ craindre de ses victimes : les causes de sa destruction nĠexistent plus quĠen elle-mme ou dans ses rivales. Elle succombera un jour, affaiblie par ses propres excs, ou accablŽe par des voisines plus puissantes quĠelle. Mais un peuple qui a compris en quoi les garanties individuelles consistent, ˆ qui mme on les a promises, ˆ qui lĠon continue de les promettre, nĠy renonce pas volontiers. JĠavoue quĠˆ force de les restreindre par des lois dĠexception, on parvient quelquefois ˆ lĠen dŽpouiller tout ˆ fait : voilˆ, je le sais bien, la fin dernire de ces lois, et le seul aspect sous lequel on puisse les trouver bonnes ˆ quelque chose. Mais si elles nĠatteignent pas ce but en fort peu de temps, elles le manquent : pour une telle Ïuvre, tous les moyens de sŽduction, de corruption et de terreur, doivent tre combinŽs avec une habiletŽ peu commune, et employŽs avec une rapiditŽ qui permette ˆ peine ˆ ce peuple de saisir les dŽtails de tant dĠillusions, et de sentir les progrs de la mŽtamorphose quĠelles lui font subir. PassŽ deux ou trois ans, les succs quĠon nĠa point obtenus par lĠimposture et lĠeffronterie sont ˆ peu prs dŽsespŽrŽs ; et lĠon a besoin, pour consommer lĠasservissement gŽnŽral, de courir les hasards des mesures les plus violentes, de tenter de brusques entreprises, et dĠopŽrer des catastrophes soudaines.

De plus longs dŽveloppements ne nous paraissent pas nŽcessaires pour montrer quels effets produisent sur les particuliers, sur les gouvernements, sur lĠautoritŽ suprme, sur tout lĠƒtat, les lois de circonstances et les mesures arbitraires qui dŽmentent les promesses dĠune loi fondamentale.

DĠabord elles plongent et retiennent les citoyens dans le plus grand malaise politique quĠil soit possible dĠimaginer : car elles les trouvent Žminemment sensibles ˆ toutes leurs atteintes, et disposŽs ˆ considŽrer comme autant dĠiniquitŽs, tous les maux dont elles les accablent chaque jour. Nous supportons les flŽaux naturels, parce que nous savons que le cours et lĠordre mme des choses les amne inŽvitablement ; la nature ne sĠest point engagŽe ˆ nous les Žpargner. Aprs avoir fait usage, pour nous en prŽserver, des moyens quĠelle a mis en notre pouvoir, la patience est encore une ressource quand ils nous frappent. Cette rŽsignation qui honore et console les infortunŽs, parce quĠelle leur donne le sentiment des forces morales qui leur restent, un sage pourrait lĠavoir aussi sous le joug fatal et inflexible de la tyrannie toute-puissante. Mais lorsque nous promettant toujours de veiller ˆ la sžretŽ de nos propriŽtŽs et de nos personnes, au maintien de nos libertŽs, vous ne cessez vous-mmes dĠy porter atteinte par des exceptions quotidiennes ˆ vos lois immuables, nous ne savons plus o trouver des motifs de patience, et notre raison, loin de tempŽrer notre sensibilitŽ, ne sert quĠˆ lĠaigrir.

En second lieu, le rŽgime arbitraire dŽprave et tourmente les gouvernants. En effet, ou bien, en violant la loi fondamentale, ils tendent rŽellement ˆ la renverser, ce qui serait le comble de la mauvaise foi, bien plus quĠun indice dĠhabiletŽ ; ou bien, ils ne sĠavouent pas cette intention ˆ eux-mmes, et alors jĠose dire quĠils nĠen ont aucune dont ils puissent se rendre compte. Ils errent, sans boussole, au grŽ de ces conjonctures dont ils nous parlent sans cesse, et nĠont en effet que des caprices aussi variables que les occasions qui les leur suggrent. De tels ministres, quelque rŽprŽhensibles quĠon les trouve, sont encore bien plus ˆ plaindre. Aux soucis insŽparables de lĠexercice dĠun grand pouvoir, la mobilitŽ de leurs intŽrts et de leurs passions ajoute des anxiŽtŽs bien plus cuisantes. ObservŽs de prs, lĠun aprs lĠautre, dans tout le cours de ce rŽgime, ˆ demi constitutionnel, ˆ demi rŽvolutionnaire, ils nĠoffrent, comme lui, que des sympt™mes dĠinquiŽtude et de souffrances ; leurs jours se flŽtrissent et se consument ˆ travers tant de vicissitudes et de crises : ni le faste, ni lĠopulence, ni les plaisirs, ni le travail mme, nĠadoucissent lĠamertume des chagrins dont les abreuve chaque irrŽgularitŽ nouvelle.

Troisimement, ce rŽgime nuit ˆ lĠautoritŽ souveraine. Sans lui, les sentiments de confiance, de respect, dĠamour, quĠinspire une loi fondamentale qui a promis les garanties individuelles, environneraient toujours le tr™ne, consacreraient surtout la puissance dĠun prince dont cette loi serait lĠouvrage, et qui aurait signalŽ son avnement par un tel bienfait. Nul nĠest plus intŽressŽ que lui ˆ ce quĠelle se maintienne inviolable. Il recevrait le contrecoup de toutes les atteintes quĠelle subirait. Non, il ne saurait avoir dĠennemis plus perfides, ou, si lĠon veut, dĠamis plus imprudents que ceux qui oseraient la modifier, la tourmenter sans cesse, la subordonner aux fantaisies et aux mŽtŽores de chaque journŽe : ˆ la longue, ces fluctuations Žbranleraient le tr™ne le plus solide, celui mme qui nĠaurait encore jamais vacillŽ, puisquĠelles dŽplaceraient perpŽtuellement les bases sur lesquelles il doit reposer. O sont les nouveaux soutiens que lui donneront des lois dĠexception, quand elles lui ravissent le plus sacrŽ de tous, celui quĠil avait acquis en confondant ses intŽrts avec ceux de tous les citoyens, ses garanties avec les leurs ? 

Enfin, dans le systme que nous achevons dĠexaminer, lĠƒtat se divise au moins en trois partis fort distincts. Le premier, si toutefois on peut considŽrer comme un parti le corps entier dĠune nation, veut la loi fondamentale. Le second, composŽ des ministres, de leurs agents, de leurs crŽatures, veut des lois dĠexception. Le troisime, formŽ de corporations jadis privilŽgiŽes, veut, ˆ tout prix, ressusciter des institutions gothiques, dont tous les ressorts sont brisŽs, dont le souvenir est presque aboli : on le voit flotter entre les lois constitutionnelles et les lois de circonstances, rŽprouver et invoquer tant™t les unes, tant™t les autres, selon quĠil les croit nuisibles ou utiles ˆ ses vains projets. Ce serait dŽjˆ bien assez de ces trois partis immŽdiatement visibles ; mais il nĠest jamais sžr quĠil nĠen existe pas quelques autres : chacune de ces trois couleurs, si tranchantes, peut cacher dĠautres intŽrts et plus dĠune entreprise particulire. Tant quĠil y a des lois dĠexception, il reste probable que les anciennes factions qui ne se montrent plus, subsistent et agissent encore. On nĠobtient de sŽcuritŽ contre elles que par lĠempire absolu et inflexible de la loi fondamentale. Cet empire peut seul dŽsarmer tous les partis, y compris celui qui le rŽclame. Mais en attendant, tout languit dans lĠƒtat, tout se dŽcolore, et sĠaltre. Des actes arbitraires, des intrigues politiques, des craintes et des prŽvoyances de toute espce, ralentissent le cours des affaires privŽes, diminuent le nombre des productions, des transactions, des Žchanges, rŽtrŽcissent les sources de la richesse nationale. La force publique se dŽcompose, et lĠindŽpendance de lĠƒtat demeure sans garantie.

Il y a deux manires de compromettre cette indŽpendance : lĠune est dĠabuser dĠune grande force, pour commettre au-dehors des injustices rŽvoltantes qui ne peuvent rester impunies ; lĠautre est de perpŽtuer au-dedans un rŽgime irrŽgulier, capricieux, tellement indŽcis, quĠau-dedans et au-dehors chacun le croit purement provisoire. Plus quĠaucun autre flŽau, le rŽgime arbitraire lutte contre la vigueur naturelle du corps politique, qui dĠelle-mme fermerait en peu de mois les plaies les plus profondes ; il prolonge les revers, laisse le pays et le peuple quĠil afflige, ˆ la merci des amis ou ennemis extŽrieurs de lĠƒtat ; autorise, invite les Žtrangers ˆ prŽvoir quelque explosion nouvelle des discordes intestines quĠil entretient, justifie leurs dŽfiances, leurs inquiŽtudes, peut-tre leurs exactions. Une grande nation, pour conserver ou recouvrer son indŽpendance, nĠa jamais besoin que dĠtre juste et libre ; mais il nĠest point dĠagression que nĠait ˆ redouter un peuple sur lequel on Žtend ˆ la fois le simulacre dĠune constitution garantissante, et la main vagabonde du pouvoir arbitraire.

Concluons que le pur et plein despotisme qui refuse expressŽment toutes les garanties individuelles, est au fond moins dŽraisonnable, moins tŽmŽraire, quelquefois aussi moins dur, et moins dŽsastreux, que le rŽgime infidle qui les promet et les ravit, les proclame et les mŽconna”t, les dŽclare immuables pour les violer chaque jour. Mais le seul systme sage et sžr, quoiquĠil soit le moins usitŽ, est de les accorder rŽellement, et de les maintenir de bonne foi.

 

 

 


 

 

CHAPITRE VIII. Des gouvernements qui donnent rŽellement les garanties individuelles.

 

 

Le mot gouvernement a ŽtŽ, comme bien dĠautres, employŽ dans des sens trs divers. Tant™t il ne dŽsigne que le pouvoir chargŽ de lĠexŽcution des lois ; tant™t il embrasse tous les pouvoirs supŽrieurs, concentrŽs ou divisŽs, exercŽs par une seule personne ou par plusieurs ; tant™t, enfin, il devient presque synonyme du mot constitution, et sĠapplique non ˆ lĠexercice des pouvoirs, mais au systme de leur organisation. NĠayant ici nul besoin de le dŽfinir avec une prŽcision rigoureuse, nous lui laisserons la signification la plus Žtendue : il reprŽsentera la puissance suprme, en tant quĠelle se compose et de la loi fondamentale de lĠƒtat, et des lois particulires, et des volontŽs quelconques qui font, exŽcutent, et appliquent toutes ces lois. Si, comme le suppose le titre de ce chapitre, cette puissance suprme donne les garanties individuelles et les rend inviolables, il nĠest pas nŽcessaire de sĠenquŽrir dĠo elle vient, comment elle sĠest Žtablie, formŽe, construite, organisŽe. LĠeffet Žtant si bon, la cause, quelle quĠelle soit, est excellente ; le but de la sociŽtŽ est rempli. LĠabsence ou lĠimperfection de ces garanties est la seule critique raisonnable ˆ faire dĠun gouvernement ; et celui qui Žchappe ˆ ce reproche, nĠen peut mŽriter aucun qui soit de quelque importance.

Mais pour quĠun systme politique atteigne ce but, nĠy a-t-il pas certains ŽlŽments, certaines combinaisons quĠil doit indispensablement offrir ? Oui, sans doute, et nous avons dŽjˆ remarquŽ trois institutions sans lesquelles il para”t impossible quĠil existe. La premire est celle du jury, cĠest-ˆ-dire, lĠintervention de citoyens appelŽs, comme personnes privŽes, ˆ vŽrifier les faits qui constituent des dŽlits ou des crimes. La seconde consiste dans lĠinamovibilitŽ et la parfaite indŽpendance des juges ; la troisime, dans une assemblŽe de reprŽsentants dont le consentement soit nŽcessaire ˆ lĠŽtablissement de tout imp™t, ˆ lĠouverture de tout emprunt, ˆ la promulgation de toute loi nouvelle. Mais cette troisime institution en prŽsuppose une autre, savoir, lĠŽlection libre, rŽgulire, et pŽriodique, des rŽprŽsentants par tous les vŽritables actionnaires de la sociŽtŽ.

Les conditions requises pour lĠexercice du droit de citŽ sont ˆ dŽterminer dĠaprs des circonstances propres ˆ chaque pays et ˆ chaque population. Mais les modes et les procŽdŽs des Žlections Žtant une fois rŽglŽs pour plusieurs annŽes, par la loi, lĠinfluence quelconque que les ministres du pouvoir suprme prŽtendraient exercer sur le choix des reprŽsentants, dŽtruirait immŽdiatement toutes les garanties individuelles. En effet, il sĠagit dĠune chambre ˆ former dans lĠintŽrt des gouvernŽs, point du tout dans celui des gouvernants, si ceux-ci ont le malheur dĠen avoir un qui leur soit propre. Or, ils ont, et ils annoncent quĠils ont quelque intŽrt anti-national, ds quĠils se mlent des Žlections publiques : tout est dit lorsque leurs intrigues ont du succs, on est sorti de lĠhypothse ˆ laquelle nous avons consacrŽ ce chapitre ; il nĠy a plus rien dĠinviolable ; les Žlecteurs qui ont bien voulu subir cette influence ministŽrielle mŽritent tous les maux qui ne manquent pas de leur en advenir.

En rentrant dans notre hypothse, nous avons ˆ considŽrer, 1Ħ lĠassemblŽe ou chambre nationale reprŽsentative ; 2Ħ les autres assemblŽes ou personnes publiques ˆ qui le caractre reprŽsentatif peut aussi appartenir ; 3Ħ les agents ou fonctionnaires responsables ; 4Ħ les gouvernŽs et reprŽsentŽs qui ne sont ni agents ni reprŽsentants.

I. Examiner les projets de loi dans leurs rapports avec les garanties individuelles, voilˆ lĠattribution principale de lĠassemblŽe lŽgislative qui reprŽsente la nation entire ; et il pourrait mme se faire que cette attribution fžt strictement lĠunique. Dans une monarchie, il est ˆ dŽsirer que cette chambre se montre fort peu jalouse dĠexercer aucune initiative, et quĠelle nĠaccueille quĠavec infiniment de rŽserve les propositions nŽes dans son sein. Si, au lieu dĠapprouver ou de rejeter les projets que le gouvernement lui prŽsente, elle se plaisait ˆ les modifier, si elle dŽlibŽrait sur des amendements, sur des articles additionnels que nĠaurait point expressŽment adoptŽs le pouvoir au nom duquel ces projets lui sont apportŽs, on ne devrait attendre dĠelle que de bien mauvaises lois, et de bien mŽdiocres services en ce qui concerne les garanties, objet essentiel de son institution.

Je crois aussi que lĠexamen des pŽtitions qui lui seraient adressŽes de toutes parts pourrait la distraire fort dangereusement de ses travaux ; exceptŽ pourtant dans les cas de quelque atteinte grave et manifeste au droit dĠŽlection, ˆ la libertŽ des consciences ou de la presse, ˆ lĠexercice dĠune industrie, ˆ la sžretŽ des propriŽtŽs et surtout des personnes. Dans ces cas mme, cĠest bien moins lĠintŽrt particulier dĠun pŽtitionnaire, que lĠintŽrt social gŽnŽralement considŽrŽ, qui doit provoquer et diriger la sollicitude de cette assemblŽe. Quant aux dŽtails dĠadministration qui ne touchent point immŽdiatement ˆ ces garanties sacrŽes, il est Žvident quĠil ne lui appartient, en aucune manire, de sĠen occuper.

La qualification de reprŽsentants nĠŽtant ici que collective, il est fort abusif de lĠappliquer singulirement ˆ chacun des membres de lĠassemblŽe ; et il sĠensuivrait surtout un dŽsordre extrme, si chacun dĠeux venait ˆ se considŽrer comme un solliciteur dĠaffaires locales ou personnelles. Quelque utiles, quelque honorables que puissent tre ces dŽmarches considŽrŽes dans toutes leurs circonstances et dans tous leurs rŽsultats, toujours est-il f‰cheux que ce soit en qualitŽ de dŽputŽ quĠon se porte ˆ rendre de pareils services : on sĠexpose au moins, en faisant ainsi quelque bien particulier, ˆ perdre la facultŽ de coopŽrer, avec une pleine indŽpendance, au bien gŽnŽral, cĠest-ˆ-dire au maintien des garanties communes, qui est, je le rŽpte, le principal ou lĠunique but de cette mission.

QuoiquĠil puisse para”tre indiffŽrent de dire quĠune assemblŽe reprŽsentative fait partie ou ne fait pas partie dĠun gouvernement, il est beaucoup plus exact de lĠen distinguer : elle en est la limite extŽrieure, elle tient la place de tous les gouvernŽs ; et si elle est organisŽe de telle sorte quĠelle les reprŽsente en effet, non seulement elle Žpouse leurs intŽrts communs, mais ces intŽrts sont les siens propres. Elle ne gouverne point, nĠempche point de gouverner, elle empche dĠopprimer. Par lĠhypothse, les garanties existent et ne sont pas violŽes encore. Comment le seront-elles ? Ce ne sera ni par des lois, puisque la chambre des reprŽsentants y mettrait obstacle ; ni par dĠautres actes arbitraires, puisque rien, dans les lois, ne les autoriserait ; puisquĠil y aurait des jurŽs et des juges indŽpendants ; puisquĠenfin, si besoin Žtait, lĠassemblŽe reprŽsentative refuserait lĠimp™t ˆ un gouvernement qui voudrait devenir oppresseur ; qui, par exemple, ne lui donnerait pas satisfaction entire, relativement aux pŽtitions quĠelle aurait jugŽes dignes dĠune attention sŽrieuse.

Je ne prŽtends point assurŽment quĠil nĠy ait pas beaucoup dĠautres observations ˆ faire sur la manire la plus heureuse dĠŽtablir, de combiner, et dĠanimer les pouvoirs politiques : ces questions ne sont pas de mon sujet. Mais je suis persuadŽ que, par le concours des conditions qui viennent dĠtre exposŽes, les garanties individuelles demeureraient intactes, et que, ce point obtenu, on aurait un gouvernement dŽjˆ si bon, quĠil y aurait de la folie ˆ ne pas le soutenir, et quĠil serait mme difficile, peut-tre impossible de lĠŽbranler.

Les seuls abus essentiels et tenaces, sont ceux qui compromettent les propriŽtŽs, la sžretŽ et la libertŽ des personnes. Tous les autres sont des imperfections plus ou moins insŽparables des choses humaines, et que dĠailleurs un gouvernement nĠa aucun intŽrt ˆ perpŽtuer, quand il nĠen prend point ˆ violer les garanties. CĠest de lui, plus que dĠailleurs, quĠon peut espŽrer lĠamŽlioration de tous les dŽtails dont se composent les lois et lĠadministration : lui seul peut bien sentir et apprŽcier ce qui manque, ce qui est superflu, ce qui retarde, ce qui embarrasse. Sur de tels points, son expŽrience est la plus vive et la plus sžre des lumires. Toutes les notions relatives ˆ ce qui ne se fait point assez bien, et aux moyens de mieux faire, il les possde ou les appelle ˆ lui ds quĠil lui pla”t. Pourvu quĠil ne dispose pas des affaires privŽes, les affaires publiques sont les siennes, et il ne peut trop en rester lĠunique ma”tre. Tout consiste dans la distinction de ces deux genres dĠaffaires. Si le gouvernement attente ˆ lĠindŽpendance des premires, il y a despotisme : sĠil ne rŽgit pas pleinement les secondes, il y a commencement dĠanarchie. Il faut que chacun soit ma”tre chez soi, et que le gouvernement le soit dans lĠƒtat. Hors le cas de la violation des garanties, tout provocateur ardent de rŽformes politiques, de modifications aux lois qui concernent les Žlections publiques et qui rglent lĠexercice des droits de citŽ ; de changements dans la nature, la distribution, et les dŽpositaires du pouvoir, est, ˆ coup sžr, un ambitieux, ou lĠorgane, le complice, ou lĠinstrument passif de quelque faction. Si ses concitoyens ont lĠimprudence de le seconder, il va les ramener, ˆ travers les dŽsordres et les dŽsastres, ˆ la servitude.

Mais jĠose croire que, dans lĠhypothse sur laquelle je raisonne, les ambitieux les plus turbulents et les plus habiles ne parviendraient ˆ exciter aucun mouvement rapide ; et que, tandis quĠils se consumeraient en efforts pour associer le public ˆ leur cause, le gouvernement aurait tout le temps de les rŽprimer. Pour Žmouvoir, agiter une nation, il a toujours fallu quĠelle ežt quelque rŽel sujet de plainte. Quand les intŽrts particuliers sont pleinement assurŽs, on est peu disposŽ ˆ croire quĠil y ait un intŽrt public qui pŽriclite. Qui veut Žgarer les hommes, doit commencer par leur dire ce quĠils sentent et disent eux-mmes : lĠimposture a besoin de trouver des points dĠappui dans les pensŽes et les sentiments de ceux quĠelle entreprend de sŽduire, et le succs nĠest promis au mensonge que lorsquĠil peut se faire prŽcŽder par quelques vŽritŽs.

Partout donc o lĠon voit subsister des factions, des partis, des sectes politiques, une opposition constante, il y a lieu de croire quĠil reste des garanties individuelles ˆ Žtablir ou ˆ raffermir, quĠon nĠen jouit pas, ou quĠon est menacŽ de les perdre, ce qui est presque les avoir dŽjˆ perdues. Si elles existaient rŽellement, des dissentiments habituels, des contradictions perpŽtuelles, ne tendraient quĠˆ les anŽantir t™t ou tard. Un gouvernement qui nĠopprime personne peut bien commettre encore des erreurs ; mais que ses actes et ses projets aient toujours les mmes partisans, toujours les mmes censeurs, ce nĠest point lˆ le cours naturel des choses ; une telle rŽgularitŽ est, ˆ mon avis, un dŽsordre extrme. Des hommes publics ou privŽs, rŽsolus dĠavance ˆ contredire en tout point le pouvoir, sont infailliblement ou les ennemis de la tranquillitŽ de lĠƒtat, ou des ambitieux liguŽs contre des ministres auxquels ils sont impatiens de succŽder, ou de misŽrables intrigants qui mendient des emplois par des menaces, et demandent des gr‰ces ˆ main armŽe. Quand on prŽconise cet Žtrange systme comme lĠune des garanties sociales, cĠest quĠon manque plus ou moins de celles qui le rendraient ridicule ou mme impossible.

Mais, dira-t-on, il ne suffit point dĠavoir obtenu les garanties personnelles ; il faut veiller ˆ leur maintien. DĠaccord, et si lĠopposition ne consiste quĠˆ les prŽserver des atteintes dont elles viendraient ˆ tre menacŽes, on ne la peut trop encourager. Je dirai seulement que sĠil y a lieu de combattre sans cesse pour elles, cette hypothse nĠest point celle o, pleinement Žtablies, elles se conservent surtout par lĠusage que chacun en fait chaque jour pour son propre compte. On a imaginŽ beaucoup dĠinstitutions pour imposer aux peuples des habitudes et des mÏurs Žtrangres ou contraires aux intŽrts de lĠindustrie privŽe et de la vie domestique : lorsquĠon ne songera plus quĠˆ garantir ces intŽrts et non ˆ les diriger, le problme deviendra beaucoup plus simple, et lĠon reconna”tra probablement quĠil y a plusieurs manires de le rŽsoudre. Trois conditions sont ˆ remplir : dŽclarer les garanties individuelles, Žtablir des moyens efficaces de les dŽfendre, et faire en sorte que ceux ˆ qui ces moyens seront confiŽs, aient toujours la volontŽ de les employer ˆ cet usage. Presque toutes les constitutions qui ont ŽtŽ faites depuis 1789 ont satisfait ˆ la premire de ces conditions, et mme aussi ˆ la seconde. Quant ˆ la troisime, il y a lieu de penser quĠelle ne saurait tre pleinement assurŽe par aucune sorte de combinaisons politiques et de dispositions lŽgislatives. Elle suppose un trs bon choix de reprŽsentants, et ce choix dŽpend des lumires publiques, de lĠŽtat des opinions politiques et des sentiments sociaux. Si lĠassemblŽe reprŽsentative est tellement composŽe quĠelle consente ˆ la violation des garanties, ou quĠelle veuille exercer un autre pouvoir que celui de les maintenir, on sortira infailliblement de lĠordre constitutionnel ; or, toutes les manires dĠen sortir sont funestes.

Le principal corps de reprŽsentants consiste sans doute dans lĠassemblŽe ou chambre nationale qui consent ou sĠoppose aux projets dĠemprunts, dĠimp™ts et de lois ; mais les membres de cette assemblŽe ne sont pas les seuls ˆ qui le caractre reprŽsentatif appartienne. CĠest ce qui rŽsultera, je crois, des observations qui vont suivre.

II. Des commis, des mandataires, ou procureurs, ou dŽlŽguŽs, ne reprŽsentent point ceux dont ils font les affaires : ils sont tenus de se conformer aux instructions, aux ordres quĠils ont reus ; leurs opinions et leurs volontŽs ne sont pas censŽes tre, de plein droit, celles des personnes dont ils ont ˆ stipuler les intŽrts : tout au contraire, le caractre essentiel des reprŽsentants est de nĠavoir ni mandat ni responsabilitŽ ; on les doit supposer tellement dŽsignŽs ou choisis, quĠils aient en effet par eux-mmes, et de leur propre fonds, les intŽrts, les opinions, les volontŽs des reprŽsentŽs ; or, telle pourra tre, mme hors de la chambre lŽgislative, la condition de diffŽrents ordres dĠhommes publics.

DĠabord, si les membres de cette chambre nĠont pas ŽtŽ Žlus immŽdiatement par tous les actionnaires de la sociŽtŽ, les Žlecteurs nommŽs ou dŽsignŽs pour les choisir ont exercŽ cette fonction comme reprŽsentants.

Le mme nom sĠappliquerait aussi ˆ des membres dĠassemblŽes provinciales ou municipales, qui ne seraient chargŽs dĠaucun acte administratif proprement dit, mais quĠon aurait Žtablis pour exprimer des opinions sur les besoins dĠune province ou dĠune commune, sur la manire dont elle est ou devrait tre administrŽe. Quant aux agents chargŽs en chaque lieu de lĠexŽcution des lois, ce sont les instruments du gouvernement, et non les reprŽsentants des gouvernŽs. Les faire Žlire par le peuple est une idŽe qui ne devient admissible que dans une constitution plus ou moins fŽdŽrative, ou bien lorsquĠil sĠagit dĠaffaiblir ou dĠabolir quelque ancien systme fŽodal. Dans un ƒtat qui conserve ou reprend une parfaite unitŽ, les agents dont il sĠagit sont toujours, quelques noms quĠils portent, les bras et les mains de lĠautoritŽ centrale et suprme. Mais, plus lĠempire aura dĠŽtendue, plus il importera au gouvernement et au peuple que les administrateurs locaux soient surveillŽs et contr™lŽs par les reprŽsentants particuliers de chaque province et de chaque commune. Il y a donc lieu ˆ des conseils ou assemblŽes dont les membres ne sauraient tre Žlus par les gouvernants, sans une confusion dĠidŽes Žgale ˆ celle qui ferait Žlire les agents dĠexŽcution par les gouvernŽs. CĠest ˆ des collges particuliers dĠŽlecteurs provinciaux et communaux quĠappartient lĠŽlection des membres de ces conseils, et cĠest ainsi que peut se distribuer, selon tous les degrŽs de fortune ou dĠintŽrt ˆ lĠordre social, lĠexercice des droits de citŽ. Du reste, les fonctions des assemblŽes reprŽsentatives locales dont nous parlons ici, se borneraient, dĠune part, ˆ des observations ou remontrances rŽgulirement publiŽes, de lĠautre, ˆ la rŽpartition des imp™ts, ˆ laquelle elles procŽderaient en qualitŽ de jurys.

Les jurŽs prs les tribunaux reprŽsentent aussi le public qui a pris ou qui viendrait ˆ prendre connaissance dĠun fait rŽputŽ crime ou dŽlit ; il serait mme possible quĠils fussent dŽsignŽs de telle sorte quĠils reprŽsentassent particulirement les citoyens les plus ŽclairŽs sur la nature des faits dont il sĠagira, et les plus intŽressŽs ˆ les dŽclarer dans lĠexacte vŽritŽ.

Dans les monarchies, une chambre de patriciens hŽrŽditaires, intŽressŽe ou disposŽe ˆ maintenir tout ˆ la fois les garanties individuelles et les anciennes institutions qui ne les offensent pas, doit tre considŽrŽe comme reprŽsentative et conservatrice ; elle perdrait visiblement lĠun et lĠautre de ces caractres, si elle prenait lĠinitiative des bouleversements politiques, si elle tentait dĠaltŽrer lĠorganisation de lĠautre chambre, et de dŽpouiller du droit dĠŽlire des classes industrieuses de citoyens.

Enfin, dans les monarchies, le premier et le plus auguste des reprŽsentants est le monarque lui-mme, Žlecteur des ministres, et, directement ou indirectement, de tous les autres fonctionnaires responsables ; dispensateur des gr‰ces, rŽgulateur suprme des affaires intŽrieures et extŽrieures de lĠƒtat, et au nom duquel les lois sont proposŽes, promulguŽes, exŽcutŽes. 

Pour refuser, comme on le fait quelquefois, au monarque et aux pairs ou patriciens, la qualitŽ de reprŽsentants, il faut ou les dŽclarer simples mandataires, agents responsables, ce qui est Žvidemment inadmissible, ou prŽtendre quĠils forment dans lĠƒtat une troisime classe dĠhommes publics, quĠil serait impossible de dŽfinir. Sans doute, dans les rŽpubliques purement dŽmocratiques, il nĠy a de reprŽsentants que ceux quĠune Žlection a revtus de ce caractre ; mais il est, ce me semble, de la nature dĠune constitution mixte, dĠadmettre des reprŽsentants nŽs ou hŽrŽditaires ; et cĠest, ˆ mon avis, lĠidŽe la plus juste et la plus utile quĠune famille rŽgnante et une chambre des pairs puissent prendre de leurs droits et de leurs pouvoirs. On doit supposer que leur position mme, et, sinon leurs anciennes traditions, du moins leurs habitudes nouvelles, tendront ˆ confondre leurs intŽrts personnels avec lĠintŽrt national ; et le moyen le plus efficace pour que cette supposition se rŽalise de plus en plus, est de la toujours faire et de lĠŽriger en maxime. Ds quĠun systme politique garantit la libertŽ, il faut lĠŽtablir et le maintenir avec franchise, conserver religieusement la puretŽ des notions, et lĠempire mme des fictions lŽgales sur lesquelles il repose, sĠabstenir dĠy transporter les donnŽes ou les thŽories propres ˆ dĠautres systmes.

Ë lĠexception du monarque dont le tr™ne est un Žtablissement national, les fonctions de tous les reprŽsentants, hŽrŽditaires ou Žlectifs, sont essentiellement gratuites : leur caractre ne peut manquer de sĠaltŽrer, si les indemnitŽs quĠelles peuvent accidentellement entra”ner, excdent la mesure prŽcise des frais de dŽplacement, du surcro”t rŽel de dŽpenses quĠelles occasionnent. Je ne sais rien de plus contraire au dŽveloppement et au maintien du systme reprŽsentatif, que ce quĠon a nommŽ, dans un tout autre sens, reprŽsentation, prŽtendue considŽration qui sĠacquiert, dit-on, par le faste, en remplacement de lĠestime qui sĠobtient par des services honorables. Je ne dis pas que tout soit perdu, si les membres de la chambre nationale, des conseils provinciaux ou communaux, portent des costumes ; mais se distinguer par cet appareil de ceux dont on tient la place, se revtir dĠune livrŽe de gouvernants, nĠest pas, ce me semble, un moyen de mieux reprŽsenter ou rendre prŽsents les gouvernŽs. Il importe, au contraire, de ne rien laisser, dans les usages, dans les dŽtails, dans le langage, qui ne contribue ˆ donner une juste idŽe du caractre des reprŽsentants, et ˆ les distinguer des autres classes dĠhommes publics.

III. Tous les fonctionnaires non compris dans les diffŽrents ordres que nous venons de parcourir, mais chargŽs, en un rang quelconque, de lĠexŽcution ou de lĠapplication des lois, employŽs ˆ quelque service ou Žtablissement public, sont des commis salariŽs et responsables ; mais pour que cette responsabilitŽ ne devienne pas illusoire, il importe de ne pas lĠŽtendre au-delˆ de ses limites, et de bien distinguer les cas o elle est purement morale, de ceux o elle aboutit ˆ des poursuites rigoureuses.

Dans la vie privŽe, il y a deux sortes dĠactions rŽprŽhensibles : les unes, parce quĠelles sont ou semblent dŽraisonnables, les autres, parce quĠelles offensent des lois expresses. Les premires exposent ˆ perdre la confiance et lĠestime, les autres ˆ subir des peines. La mme distinction a lieu dans les actes publics ou politiques. Il en est qui, bien que blessant quelque intŽrt national, nĠont pourtant pas ŽtŽ formellement interdites ; dĠautres, au contraire, sont des infractions matŽrielles dĠune loi positive. LĠeffet naturel des premires est de provoquer des plaintes, des destitutions mme, sĠil sĠagit dĠemplois amovibles ; mais il nĠy a que les secondes quĠon ait droit de traiter comme des dŽlits ou comme des crimes. Des ministres auront nommŽ ou fait nommer un administrateur inhabile ou infidle, un gŽnŽral tŽmŽraire ou perfide : si ce gŽnŽral, cet administrateur, nĠavaient point les conditions dĠŽligibilitŽ que les lois exigent, les ministres sont coupables ; mais autrement vous ne pouvez leur reprocher quĠune erreur, alors mme que vous souponneriez davantage. Ds que le fait se rŽduit ˆ une opinion fausse, mais que la loi permettait dĠavoir, il ne donne lieu ˆ aucune accusation proprement dite.

La plupart des inculpations officielles et des poursuites juridiques dirigŽes contre des ministres, nĠont produit que des Žmotions dangereuses, que des dissensions funestes, soit parce quĠil sĠagissait dĠactes que la loi nĠavait pas dŽclarŽs criminels, et auxquels le seul esprit de faction ou de vengeance imposait cette qualification ; soit parce que les faits qui lĠauraient rŽellement mŽritŽe, sĠils avaient ŽtŽ prouvŽs, pouvaient tre dissimulŽs avec adresse, contestŽs avec justice ou avec succs. LĠhabitude de ces accusations est un sympt™me sinistre, et ne remŽdie jamais au mal extrme quĠelle indique.

Nous avons dit que les attentats privŽs devaient tre rŽprimŽs et non prŽvenus par lĠautoritŽ, attendu quĠon ne saurait lui laisser les moyens de les prŽvenir sans lui donner ceux de violer les garanties individuelles. Ë lĠŽgard des attentats ˆ commettre dans lĠexercice des fonctions ministŽrielles, cĠest prŽcisŽment tout le contraire : le systme reprŽsentatif ne peut presque rien pour les rŽprimer Žquitablement et utilement ; il peut tout pour les prŽvenir, puisquĠil peut repousser les lois qui les rendraient possibles : sauf bien peu dĠexceptions, le germe de ces attentats a toujours ŽtŽ dans les lois mmes. On nĠa gure vu de ministres violer les droits personnels, que lorsque les lois leur en offraient ou leur en indiquaient les moyens. Contre cette espce de crimes publics, de toutes la plus grave, et contre les autres malversations des hommes puissants, le remde est dans la puretŽ de la lŽgislation, dans la rectitude et lĠŽnergie de lĠopinion publique, beaucoup plus que dans ces procs dĠƒtat o pour lĠordinaire la force tient lieu dĠŽquitŽ ; o, soit accusŽs, soit accusateurs, ce sont presque toujours les coupables qui triomphent.

Une prŽcaution facile ˆ prendre est de ne consentir ˆ lĠŽtablissement ou ˆ lĠentretien dĠaucune administration essentiellement nuisible. Telle est, comme nous lĠavons vu, une direction gŽnŽrale de lĠimprimerie et de la librairie. Tel est aussi un ministre de la police gŽnŽrale, dont le service habituel est de faire ou dĠexŽcuter des lois dĠexception. Tel est encore un conseil dĠƒtat considŽrŽ comme une autoritŽ administrative ou judiciaire. Que pour prŽparer des lois rŽgulires, des ordonnances, des dŽcisions ministŽrielles, le gouvernement veuille sĠaider des lumires et des travaux dĠhommes instruits, habiles, expŽrimentŽs, rien nĠest plus sage. Mais ces conseillers doivent rester privŽs, invisibles, nĠavoir de relations quĠavec le gouvernement qui les emploie, nĠexercer directement aucune sorte de pouvoirs publics. On conoit bien moins encore ce que seraient des ministres dĠƒtat sans ministre et sans responsabilitŽ. CĠest de ce confus amas dĠagents indŽfinissables, dont les fonctions nĠont rien de dŽterminŽ, que rŽsultent nŽcessairement lĠexcs des dŽpenses, lĠembarras de tous les genres dĠaffaires, la complication de tous les mouvements politiques, le progrs enfin des dŽsordres et des discordes dont les peuples sont les victimes.

IV. LĠunique force dĠun peuple pour maintenir les lois constitutionnelles et les garanties quĠelles consacrent, consiste dans ce que nous avons appelŽ opinion publique. Il sĠagit toujours de savoir si cette opinion exercera son empire contre les premiers essais dĠactes et surtout de lois arbitraires ; si elle secondera victorieusement la rŽsistance quĠy opposeront des reprŽsentants fidles. Tout est compromis, sacrifiŽ, perdu, si la nation se rŽsigne aux premires atteintes qui seront portŽes ˆ la sžretŽ des personnes, aux propriŽtŽs, ˆ la libertŽ de la presse, ˆ lĠindŽpendance des Žlections, au maintien des droits acquis aux Žlecteurs ; et si elle ne ferme pas chaque plaie au moment mme o lĠon commence ˆ lĠouvrir. Un jour viendra o ceux qui nĠauront pas voulu apercevoir le mal ds son origine, se rŽcrieront plus haut que les autres contre ses derniers progrs, quand il ne restera plus pour le guŽrir que des remdes aussi funestes que ce mal mme. CĠest peu quĠun gouvernement loyal et sage ait proclamŽ les garanties individuelles ; il faut que la nation sente assez le prix dĠun bienfait si rare, quĠelle en soit assez reconnaissante pour le recueillir, le saisir tout entier, et proclamer ˆ son tour quĠelle nĠen veut rien perdre.

LĠeffet des garanties individuelles, ds quĠelles sont franchement Žtablies, est de tourner les idŽes et lĠactivitŽ des citoyens vers les affaires domestiques, dont le soin assidu devient alors le vŽritable patriotisme, le gage de la tranquillitŽ de lĠƒtat comme de sa prospŽritŽ. CĠest une situation fort critique que celle o presque tous aspirent ˆ tre employŽs ou salariŽs par le gouvernement. LĠordre Žminemment social, est celui o les travaux privŽs offrent gŽnŽralement plus davantage que les fonctions publiques, o celles-ci sont ˆ peu prs considŽrŽes comme des imp™ts dont chacun paye fidlement sa quote-part, mais aprs lesquels on ne court pas ; o, enfin, les affaires de lĠƒtat nĠexcitent gure que sous lĠaspect Žconomique lĠattention des particuliers. CĠest alors que le gouvernement sĠaffermit, et que la vraie libertŽ se consolide, sans quĠil soit sans cesse question dĠelle, et prŽcisŽment parce quĠon ne la met plus en question. Quand les dŽbats politiques remplissent tous les entretiens, ce nĠest point lˆ, quoi quĠon en dise, un bon sympt™me : les gens qui se portent bien ne parlent pas perpŽtuellement de mŽdecine, lors mme quĠils sont mŽdecins.

Un usurpateur a osŽ dire, il ose rŽpŽter, que personne en France ne veut la libertŽ, que cĠest ˆ lĠŽgalitŽ que tous aspirent, et pour se conformer ˆ cette disposition universelle, pour satisfaire cet amour extrme de lĠŽgalitŽ, il instituait des ordres, des titres nobiliaires, et des majorats. La consŽquence pouvait sembler Žtrange ; mais lĠhypothse Žtait la plus injurieuse quĠon pžt former sur les sentiments et les mÏurs politiques dĠun grand peuple.

La libertŽ est la pleine jouissance des garanties individuelles. Ne pas la vouloir, cĠest trouver bon que les personnes demeurent exposŽes ˆ des arrestations, dŽtentions, exils et bannissements arbitraires ; les propriŽtŽs, ˆ des spoliations irrŽmŽdiables ; lĠindustrie, ˆ tous les genres dĠentraves ; les facultŽs intellectuelles et morales, aux plus dures contraintes, et au plus stupide engourdissement. O sont les charmes, les dŽlices dĠun tel rŽgime ? Par quels attraits peut-il sŽduire une nation tout entire ? Et comment supposer que dans un sicle auquel on reproche ses lumires, trente millions dĠhommes puissent devenir ˆ ce point ennemis dĠeux-mmes et de leur postŽritŽ ?

Quant ˆ lĠŽgalitŽ, si elle est autre chose que la libertŽ mme, je ne conois aucunement en quoi elle peut consister. Je comprends ˆ merveille que tous ont droit aux mmes garanties. Mais tout autre niveau est impossible, si ce nĠest celui de la servitude. La nature, lĠordre social, le cours des affaires privŽes et publiques, sĠopposent invinciblement ˆ toute autre espce dĠŽgalitŽ ; et sur ce point les faits sont si manifestes, et lĠexpŽrience si constante, quĠil serait superflu de sĠy arrter.

Ce nĠest jamais quĠen un sens fort abstrait, fort gŽnŽral, quĠon peut dire que tous les citoyens Ç sont Žgalement admissibles aux emplois È. Car il sĠŽtablit presque toujours des conditions dĠaptitude ou dĠŽligibilitŽ aux fonctions reprŽsentatives ; et ˆ lĠŽgard des emplois qui nĠont pas ce caractre, et dont le gouvernement doit seul disposer, il arrive lĠune de ces deux choses, ou que le gouvernement nĠa dĠautres rgles ˆ suivre que celle quĠil lui pla”t de se prescrire ˆ lui-mme, ce qui est, je crois, le meilleur parti ; ou que la loi dŽtermine elle-mme lĠidonŽitŽ, et prononce des exclusions, ce qui, dĠordinaire, entra”ne des inconvŽnients assez graves. Mais dans lĠun et lĠautre cas, lĠŽgale admissibilitŽ de tout le monde ˆ tous les emplois, Žprouve des restrictions, ou tout au moins des interprŽtations qui la rŽduisent ˆ une pure abstraction mŽtaphysique.

Ce qui importe ˆ chacun, cĠest dĠtre bien reprŽsentŽ et bien gouvernŽ ; car on ne peut quĠˆ ces deux conditions jouir en effet des garanties individuelles. Mais si telle pouvait tre la disposition gŽnŽrale des esprits, que le premier vÏu, le plus impatient besoin de chacun, fžt dĠtre reprŽsentant, gouvernant, ou employŽ des gouvernants, il faudrait, ou ramener peu ˆ peu les citoyens ˆ des idŽes plus justes de leurs vŽritables intŽrts, ou renoncer ˆ Žtablir jamais, parmi eux, un systme reprŽsentatif, un gouvernement, et des garanties.

Il nĠy a rien dĠimpossible ˆ une extrme habiletŽ dans lĠart des dŽfinitions. JĠignore pourtant si lĠon parviendrait ˆ bien rŽsoudre le problme qui serait proposŽ en ces termes : dŽfinir lĠŽgalitŽ de telle sorte quĠelle ne se confonde pas avec la libertŽ, et quĠelle soit dĠailleurs compatible avec les distinctions sociales, spŽcialement avec une chambre de patriciens, ˆ laquelle est rŽservŽ, dans les monarchies, un tiers de la puissance lŽgislative. Tout ce que jĠen veux dire, cĠest que cette chambre, loin de menacer les garanties, doit en devenir lĠun des soutiens, et mŽriter, ˆ ce titre, la plus haute vŽnŽration publique, aprs celle qui est due au tr™ne. Ce serait une calamitŽ que de la voir renoncer aux hommages du peuple, en accueillant avec prŽcipitation des propositions perturbatrices, en se dŽclarant lĠennemie de la constitution qui lĠa crŽŽe elle-mme, lĠhŽritire des prŽtentions que lĠŽquitŽ nationale a rŽprouvŽes, ou lĠexŽcutrice du testament politique dĠun usurpateur.

Outre le patriciat, noblesse politique et partie intŽgrante de la puissance lŽgislative, il peut exister encore, dans les monarchies, une noblesse purement nominale, qui, tant quĠelle est dŽnuŽe de tout privilge, ne doit porter aucun ombrage. Il ne sĠagit lˆ que de noms, prŽnoms et surnoms quĠil est dŽraisonnable de refuser ou dĠenvier ˆ ceux qui veulent bien se trouver heureux de les avoir acquis. Il y a presque autant de vanitŽ ˆ sĠirriter contre ces titres innocents, quand on ne les a pas, quĠˆ sĠen targuer lorsquĠon les possde ; et la vanitŽ, qui nĠest pas lĠhonneur, qui nĠest pas mme lĠorgueil, est un des plus actifs dissolvants de la sociŽtŽ.

 

 


 

 

CHAPITRE IX. Comment les garanties individuelles peuvent devenir inviolables dans un pays o elles ne lĠont jamais ŽtŽ.

 

 

La premire condition pour que les garanties deviennent inviolables, est quĠelles aient ŽtŽ reconnues et dŽclarŽes en termes clairs et prŽcis, non comme des propositions gŽnŽrales ni mme comme des maximes dĠƒtat, mais comme des rgles positives imposŽes ˆ toute autoritŽ publique. Cependant, quelque solennelle que soit cette promulgation, nous savons trop quĠelle ne suffit pas, non plus que les serments prtŽs en consŽquence par les plus Žminents personnages. Vraiment il semble que lĠhonneur devrait consister surtout ˆ remplir avec une fidŽlitŽ scrupuleuse les promesses que lĠon a faites, les engagements que lĠon a pris, et ˆ ne jamais recourir, pour les Žluder, ˆ des sophismes, ˆ des subterfuges, ˆ de misŽrables subtilitŽs ; mais lĠexpŽrience ne permet pas de se rassurer sur la conscience ni sur la pudeur des hommes puissants.

Aprs avoir mis les garanties individuelles au nombre des lois fondamentales, on a quelquefois conu lĠidŽe dĠinstituer un corps permanent, je ne sais quel sŽnat plŽnipotentiaire, dont lĠunique fonction devait tre de veiller ˆ la conservation de ces lois. Mais il est encore prouvŽ, par les faits comme par la nature des choses, quĠun tel corps ne songe jamais quĠˆ se conserver lui-mme ; quĠil a peur de compromettre sa propre existence en sĠefforant de maintenir les autres institutions ; quĠil se h‰te de les sacrifier pour ne pas tomber avec elles, et que cĠest lui qui leur porte les premiers coups. Il prŽtend que le moyen de les conserver est de les amender sans cesse, et le soin quĠil prend de les amŽliorer ne tarde point ˆ les dŽtruire. Les garanties particulires dont ses membres jouissent, les trŽsors qui sĠaccumulent entre leurs mains, les rendent trs indiffŽrents sur ces garanties vulgaires que tous les citoyens rŽclament. Des plaintes quĠils ne craignent pas dĠavoir ˆ former eux-mmes, ne leur sont quĠimportunes ; ils font en sorte de ne pas les entendre ; et sĠil arrive que, reniant enfin un tyran quĠil ne leur est plus possible de soutenir, ils entreprennent de renouveler la constitution de lĠƒtat, ils oseront y stipuler encore leurs propres intŽrts pŽcuniaires, et les placer au nombre des fondements de lĠordre social. AssurŽment aucun peuple ne doit moins compter sur des garanties, que celui qui en confierait le maintien ˆ ceux auxquels il donnerait en mme temps dĠautres besoins et dĠautres sŽcuritŽs. Proscrire et conscrire, moissonner chaque annŽe une gŽnŽration nouvelle, dŽsorganiser les Žlections publiques et la reprŽsentation nationale, annuler des dŽclarations de jury, anŽantir toute rŽsistance au pouvoir absolu, fonder le despotisme, le nourrir et le bŽnir, se charger de son opprobre et sĠenrichir de ses faveurs : voilˆ le rŽsumŽ de lĠhistoire de tous les sŽnats.

En renonant ˆ cette institution monstrueuse, on demandera sĠil nĠy a pas moyen de distribuer, combiner, balancer les pouvoirs publics, de telle sorte quĠils ne puissent jamais tendre tous ˆ la fois au renversement des garanties, et quĠil en reste toujours au moins un qui ait la force et la volontŽ de les maintenir. DiffŽrentes solutions de ce problme ont ŽtŽ proposŽes ou essayŽes dans les temps anciens et modernes ; aucune encore nĠa ŽtŽ, en Europe, pleinement satisfaisante. CĠest que les passions humaines, surtout les passions politiques, sont naturellement si actives et si capricieuses, quĠon ne les encha”ne que par de longues habitudes, et quĠil est difficile quĠune constitution, tant quĠelle est encore rŽcente, leur imprime des directions assez fortes pour quĠelles ne puissent pas sĠen Žcarter.

Ds le lendemain de la promulgation dĠune loi fondamentale, on ouvrira peut-tre les dŽlibŽrations dĠun corps lŽgislatif, en dŽclarant que rŽprimer, cĠest prŽvenir ; et que pour jouir du droit de publier et dĠimprimer ses opinions, octroyŽ ˆ tout le monde, il faudra leur donner un volume et un poids dŽterminŽs. Il se pourra que le dŽbut dĠune seconde session soit dĠautoriser expressŽment les arrestations arbitraires, et dĠinvestir de ce pouvoir des milliers de fonctionnaires publics, mme des derniers grades ; il est possible quĠune autre fois on commence par demander que les Žcrits pŽriodiques restent pendant trois ans sous la direction des ministres, ou bien quĠon annonce des lois conformes (apparemment comme celles-lˆ), non plus au texte, mais ˆ lĠesprit de la constitution. Alors, sans doute, nous serons assez avertis de nous rŽsigner aux interprŽtations les plus capricieuses, et par consŽquent ˆ lĠanŽantissement des garanties, puisque toute garantie est nulle quand elle nĠest pas littŽrale. Que faudra-t-il penser dĠune constitution tant de fois abjurŽe ? Pourra-t-on dire quĠelle existe encore ? Il est trop vrai quĠelle ne rŽgnera plus ; mais enfin, tant que son nom ne sera point effacŽ, tant quĠil sera permis de le prononcer, les amis de la tranquillitŽ publique trouveront en elle un point de ralliement, des rgles de conduite, peut-tre mme des moyens de ralentir au moins les progrs du despotisme, et dĠempcher quĠil ne provoque et ne ramne lĠanarchie. Leur devoir est de persŽvŽrer ˆ rŽclamer contre toute violation, ancienne et nouvelle, des garanties que le texte de la loi fondamentale exprime. De telles rŽclamations sont trop justes et trop honorables pour nĠtre pas ˆ la fin victorieuses, lorsquĠelles sont Žnergiques et dŽcentes, paisibles et opini‰tres. Or, si, t™t ou tard, elles parvenaient ˆ dŽconcerter le rŽgime arbitraire, la constitution, en reprenant lĠempire quĠil a usurpŽ, forte de ce triomphe, serait bien mieux affermie quĠavant dĠavoir eu besoin de lĠobtenir. Il ne sĠagit donc que de combattre en son nom et pour elle seule, avec les seules armes quĠelle avoue et quĠelle fournit, ˆ la clartŽ du jour que ses principes et ses dispositions rŽpandent.

Loin de placer quelque espoir dans les manÏuvres et lĠagitation des partis politiques, jĠai dŽjˆ dit quĠelles sont toujours pernicieuses. Jamais un parti ne veut de garanties pour ses adversaires, et par cela mme il Žbranle les siennes propres. Sous le nom dĠopposition, il nĠaspire quĠˆ sĠemparer du pouvoir, peut-tre pour lĠexercer plus mal encore. Il veut le triomphe de quelque thŽorie administrative, ou plut™t de certains personnages : son intŽrt, son but unique, est de renverser des ministres et de les remplacer par ses propres chefs. Que sĠil conoit des desseins plus vastes, ds lors il devient tout ˆ fait une faction : contre lui, autour de lui, dĠautres factions sĠŽlvent, dont le choc, les dŽfaites, les victoires, les reprŽsailles, amnent et prolongent les rŽvolutions, ˆ travers lesquelles on rŽclame souvent, et lĠon espre toujours, les garanties individuelles, sans jamais les obtenir ni les respecter.

Ces garanties ne deviennent inviolables quĠaprs avoir ŽtŽ longtemps intactes. Une longue possession, de vieilles habitudes, les consacrent, et lĠon finit par se persuader quĠen effet il nĠest plus possible de les renverser. CĠest dans cette persuasion que leur soliditŽ consiste : alors, sans discussion des prŽtendus avantages quĠon trouverait ˆ les violer, tout projet de les restreindre est ŽcartŽ par un seul mot, cela ne se peut pas ; et il nĠy a plus quĠune catastrophe opŽrŽe par une force Žtrangre qui les puisse Žbranler : encore inspirent-elles ˆ une nation depuis longtemps accoutumŽe ˆ les chŽrir, un courage intrŽpide qui la rend infailliblement victorieuse, quand elle ne combat que pour les dŽfendre. Mais tant quĠelles sont rŽcentes ou nouvelles encore, tant quĠon se souvient du temps o elles nĠexistaient point, elles conservent des ennemis au sein de lĠƒtat, et y courent des pŽrils. Il faut, pour les maintenir, des volontŽs plus nombreuses et plus fortes que celles qui les menacent.

Il y a ici quatre volontŽs ˆ distinguer, celle de la nation, celle de lĠassemblŽe reprŽsentative, celle du gouvernement, et celle des castes privilŽgiŽes.

Si la nation ne voulait pas ces garanties, personne assurŽment ne voudrait ni ne pourrait mme les lui donner ou les lui conserver malgrŽ elle ou ˆ son insu. Or elle ne les veut pleinement que lorsquĠelle en a conu une idŽe juste, et bien apprŽciŽ la valeur ; ce qui suppose un assez grand dŽveloppement de lĠindustrie et de lĠinstruction. Cette volontŽ ne saurait na”tre chez un peuple ignorant et grossier, ni sĠaffermir chez celui qui resterait plus occupŽ de dŽbats politiques que dĠaffaires privŽes. CĠest le vif intŽrt quĠon prend ˆ celles-ci qui fait sentir le besoin et tout le prix des sžretŽs individuelles. Quoi quĠil en soit, nous supposons ici que la nation les veut en effet ; et cette hypothse, bien que souvent douteuse, est la seule dans laquelle nous ayons ˆ raisonner.

Si ˆ cette volontŽ nationale ne se joint aucune des trois autres volontŽs que nous avons distinguŽes, elle demeure, sinon sans force, du moins sans direction, et par consŽquent sans effet salutaire ; cĠest un volcan qui ne produit que des secousses, des commotions violentes, des rŽvolutions dŽsastreuses. Mais si elle est secondŽe et dirigŽe par lĠune des trois autres, nĠimporte laquelle, il y a tout lieu de croire que les garanties sĠŽtabliront et sĠaffermiront pour toujours.

Il ne faudrait gure compter sur le concours des castes ou corporations qui, jouissant ou ayant joui de privilges incompatibles avec ces garanties, se croiraient intŽressŽes ˆ imposer certaines doctrines, ˆ interdire certaines opinions, ˆ menacer certaines propriŽtŽs. On doit sĠattendre de leur part ˆ une opposition vive, surtout si, au milieu de longs troubles, elles ont ŽtŽ victimes elles-mmes de pouvoirs arbitraires. Il est vrai que cette considŽration devrait, au contraire, les porter ˆ rŽclamer un rŽgime constitutionnel, qui, les admettant ou les appelant ˆ beaucoup de faveurs et de distinctions, deviendrait pour elles aussi honorable que tutŽlaire. Il laisserait un champ bien vaste encore, non pas aux entreprises politiques des nobles, mais ˆ leurs jouissances, ˆ leur opulence, ˆ leur ambition civile. Rien de ce que nous avons supposŽ ne les empcherait de conserver ce quĠils peuvent avoir de titres ˆ la prŽdilection du gouvernement, de parvenir de prŽfŽrence, et presque seuls, aux plus hautes fonctions, aux dignitŽs les plus Žminentes, mme de sĠen rendre dignes par des talents et des vertus, de rajeunir lĠŽclat de leurs noms antiques par de nouveaux et vŽritables services, et dĠobtenir ainsi quelque jour une grande part dans la gloire nationale. Seulement ils y gagneraient des garanties, dont ils Žtaient privŽs eux-mmes, et mal dŽdommagŽs par des privilges prŽcaires et dĠodieuses usurpations ; garanties que leur rendent particulirement nŽcessaires des orages rŽcents ˆ peine calmŽs, toujours menaants, tant que le systme constitutionnel ne sĠŽtablit pas. Sans doute, sĠils pouvaient sĠaccoutumer ˆ supporter ce rŽgime, ils finiraient par le chŽrir et le dŽfendre comme le plus propre ˆ les couvrir dĠune pure et vŽritable grandeur. Mais le temps seul peut leur inspirer ces dispositions, et nous parlons dĠune Žpoque o ils ne sauraient les avoir encore.

Le concours que ces castes ne promettent pas, jusquĠˆ quel point est-il permis de lĠespŽrer du gouvernement ?

Un usurpateur ne peut ni ne veut donner de garanties : il a besoin, pour se soutenir, de la violence et de la fraude par lesquelles il sĠest ŽlevŽ. Mais un pouvoir lŽgitime ne trouve sa propre sžretŽ que dans celle de tous les sujets quĠil gouverne. Il conna”trait bien mal ses intŽrts sĠil les associait aux prŽtentions dĠune caste. Comment aimerait-il mieux rŽgner et sĠappuyer sur quelques milliers de privilŽgiŽs, que sur plusieurs millions dĠhommes libres ? Cependant il peut arriver quĠimmŽdiatement entourŽ de seigneurs et de prŽlats, il prenne leurs vains regrets et leurs folles espŽrances pour les sentiments de tout un peuple, et que le danger de cette erreur sĠaggrave par le penchant de ses ministres ˆ un systme arbitraire, dont ils auraient, sous un rgne prŽcŽdent, contractŽ lĠhabitude, recueilli les traditions, ŽtudiŽ ou enseignŽ les pratiques.

En ce cas, il ne resterait ˆ la volontŽ nationale dĠautre auxiliaire que la volontŽ de lĠassemblŽe reprŽsentative ; et si, par malheur, dĠanciens privilŽgiŽs ou de nouvelles crŽatures du gouvernement, ses agents, ses conseillers, ses ministres, dominaient dans cette assemblŽe, il est aisŽ de voir combien les garanties personnelles demeureraient compromises, jusquĠˆ lĠŽpoque o des Žlections rŽgulires, libres et nationales, auraient pu la renouveler en grande partie. Un trs bon choix de reprŽsentants, voilˆ le principal, et presque lĠunique moyen dĠobtenir des garanties rŽelles, dans un pays o il nĠy en a que de fictives. Il faut une assemblŽe composŽe dĠhommes qui les rŽclament Žnergiquement ; nĠayant, pour leur compte, dĠautres intŽrts politiques que ceux quĠils sont chargŽs de dŽfendre.

La constitution norvŽgienne porte que les conseillers dĠƒtat et les employŽs de leurs bureaux, ceux qui ont des charges ˆ la cour, et ceux qui y sont pensionnŽs, ne peuvent tre Žlus reprŽsentants. Cette disposition est bien rigoureuse ; elle semble offenser la libertŽ des suffrages publics, et elle peut exclure des hommes dĠautant plus dignes de la confiance publique, quĠils lĠauraient mŽritŽe en des postes o il est plus ordinaire de la perdre. Ne suffit-il pas que, sur un tel point, la nation soit dirigŽe par le sentiment de ses intŽrts ? Si elle veut tre effectivement reprŽsentŽe, elle comprendra bien assez dĠelle-mme quĠelle ne le serait aucunement par une assemblŽe o elle laisserait affluer ceux qui sont employŽs ˆ la gouverner. LĠunique service quĠelle espre de ses reprŽsentants est de prŽserver ses garanties des atteintes de la puissance gouvernante. Gouverner et reprŽsenter sont deux fonctions trop distinctes pour quĠelle prenne, de prŽfŽrence, dans la liste des hommes qui exercent la premire, ceux quĠelle chargera de la seconde. Elle saura bien, surtout si elle a eu le malheur dĠen faire lĠexpŽrience, que rien ne ressemble moins ˆ un corps de reprŽsentants quĠun club de privilŽgiŽs et de gouvernants.

Dans un pays o tous les droits de citŽ sont rŽduits ˆ celui dĠŽlire des dŽputŽs qui ne peuvent ni proposer ni modifier des projets de lois, mais seulement les rejeter aprs un mžr et paisible examen, des ministres qui prŽtendraient influer sur les Žlections, les diriger, les retarder, les entraver, les soumettre ˆ des rŽvisions arbitraires, annonceraient trop ouvertement quĠils ont rŽsolu dĠŽteindre tout vestige de libertŽ publique : et ce projet deviendrait plus manifeste encore, si lĠon essayait ensuite de modifier le droit dĠŽlection, de le refuser aux contribuables les plus industrieux, et de multiplier les chances favorables aux anciens privilŽgiŽs ; surtout si aucune apparence de dŽsordre ne servait de prŽtexte ˆ ces propositions, et si on les faisait seulement parce que de ces urnes nationales, que les ministres auraient essayŽ de remplir des noms de leurs affidŽs, seraient sortis avec Žclat des noms chers ˆ la patrie, recommandŽs par des talents, par des vertus privŽes et publiques, par dĠŽminents services, par la reconnaissance des peuples, par les hommages des deux mondes.

Si une nation, au lieu dĠuser sagement et librement du droit dĠŽlire, abandonne ˆ des ministres, ˆ une caste, ˆ une faction, le choix de ses dŽputŽs ; si elle accepte et transcrit des listes dictŽes par des intŽrts opposŽs aux siens, il en faut conclure quĠelle ne sait point encore vouloir fermement et efficacement les garanties sociales ; et lĠabsence de cette volontŽ est un malheur extrme, auquel je ne connais dĠautre remde que la propagation des lumires. Les Žlections donnent la mesure des lumires publiques, et dŽcident du sort des garanties. Une assemblŽe rŽellement nationale aura bient™t, en affermissant les bases du pouvoir lŽgitime, dŽracinŽ jusquĠaux derniers germes du pouvoir arbitraire. Elle ne prŽtendra ni menacer les autoritŽs supŽrieures ou infŽrieures, ni dŽplacer des ministres, ni amender des projets de lois, ni Žtendre ses attributions, ni usurper une part du gouvernement : elle saura remplir, avec une rigueur inflexible, son devoir essentiel, celui de repousser toute loi contraire aux droits individuels des gouvernŽs.

QuĠimporte, direz-vous, quĠon ne puisse plus faire de nouvelles lois dĠexception, sĠil en existe dŽjˆ cinquante que lĠassemblŽe reprŽsentative nĠaura pas le pouvoir dĠabroger ? JĠose rŽpondre que ces lois, quel quĠen soit le nombre, cinquante ou cinq cents, par cela seul quĠon nĠen ferait plus de semblables, tomberaient dans un opprobre dont le gouvernement craindrait de rester entachŽ lui-mme, sĠil ne sĠempressait dĠen effacer toutes les traces. DĠailleurs lĠexamen des lois nouvelles amnerait naturellement, non pas des votes de lĠassemblŽe sur les anciennes, mais ce qui serait plus rŽgulier, et suffirait presque toujours, une discussion libre et retentissante, une censure irrŽsistible de ce quĠelles contiendraient dĠincompatible avec les lois fondamentales. LĠopinion publique, appuyŽe sur des dispositions constitutionnelles, et proclamŽe ˆ la tribune dĠune assemblŽe reprŽsentative, serait nŽcessairement victorieuse de tous les restes honteux dĠune lŽgislation frauduleuse et oppressive. SĠil le fallait enfin, et sĠil nĠy avait pas dĠautre moyen de sortir de ce vieux chaos de lois de circonstances, le corps des reprŽsentants ajournerait le vote de lĠimp™t jusquĠˆ lĠŽpoque o le gouvernement les aurait fait dispara”tre. Car, aprs tout, lĠimp™t est le prix des garanties ; il nĠest dž que par ceux qui les obtiennent, il est extorquŽ de ceux ˆ qui on les refuse.

Mais, pour les reprŽsentants comme pour les reprŽsentŽs, la seule bonne manire de vouloir ces garanties, est de ne vouloir rien autre chose, ni catastrophe, ni bouleversement, ni dŽplacement dĠhommes ou de choses, ni triomphe de secte, ni nouveau systme dĠadministration, ni constitution nouvelle, ni rŽforme ou amendement quelconque dĠaucun des articles de la constitution que lĠon a, mme en ce quĠon croirait y remarquer de dŽfectueux, ni enfin aucun autre gouvernement que celui qui a renoncŽ solennellement aux actes arbitraires, et quĠon prŽserverait efficacement du pŽril dĠen renouveler le scandale. Peu importerait quĠil subsist‰t encore parmi des courtisans ou dans une caste, quelques vestiges de faction, de parti ou de coterie politique, pourvu quĠil ne rest‰t dans la masse des gouvernŽs quĠun seul vÏu national, celui du maintien et de la plus grande puissance dĠun gouvernement limitŽ par les garanties individuelles, et par le systme reprŽsentatif instituŽ pour les dŽfendre.

CĠest en les refusant quĠon provoque lĠanarchie ; par la licence du despotisme, on ramne celle des sŽditions. Ces deux excs, en apparence si opposŽs, naissent toujours lĠun de lĠautre, et fort souvent une rŽvolution est le but secret de ceux qui encouragent le pouvoir arbitraire ; ils lĠaident ˆ sĠŽlever ˆ une hauteur dĠo ils savent quĠil doit tomber, et entra”ner dans sa chute le pouvoir lŽgitime. Tout au moins est-il imprudent de se plaindre de lĠanarchie quand la tyrannie rgne, et de reprocher la licence ˆ ceux quĠon prive de la libertŽ quĠon leur a promise. Si vous redoutez en effet les orages, entrez donc enfin dans le port que vous avez indiquŽ vous-mme, et, par la fidle et constante observation de vos lois fondamentales, rendez impossible tout renouvellement dĠagitations populaires et de catastrophes politiques.

SĠil nĠy avait dĠopposition ˆ lĠŽtablissement des garanties que de la part des anciens privilŽgiŽs redemandant les us de nos pres et les superstitions de nos a•eules, cette lutte aujourdĠhui ne serait pas sŽrieuse, et, le gouvernement sĠabstenant dĠy intervenir, elle pourrait sans danger se prolonger pour lĠamusement du public.

Si lĠopposition ne consistait que dans les efforts des gouvernants pour maintenir et multiplier les lois dĠexception ou de circonstances, ce second systme, dŽcrŽditŽ par tant dĠexcs, devenu plus odieux que le premier nĠest ridicule, ne rŽsisterait pas longtemps ˆ lĠinfluence dĠune constitution proclamŽe, et ˆ lĠempire dĠune opinion sage, paisible et persŽvŽrante.

Une troisime hypothse, qui pourrait sembler plus alarmante, serait la coexistence des deux oppositions dont je viens de parler ; encore y aurait-il des chances pour les voir se contrarier et sĠaffaiblir lĠune lĠautre ; la guerre Žclaterait de temps en temps entre elles, et il serait possible que les dŽfenseurs de la constitution les eussent tour ˆ tour pour auxiliaires.

Mais si elles parvenaient ˆ se concerter et ˆ ne plus former en apparence quĠune seule faction, si la seconde acceptait le but de la premire, et celle-ci les moyens et le rŽgime provisoire de la seconde, le pŽril deviendrait dĠautant plus grave, que cette connivence ne serait jamais quĠune trve, et couvrirait une multitude de rivalitŽs personnelles, dĠambitions inconciliables, de ressentiments implacables, dont lĠŽclat devrait amener un jour de nouvelles calamitŽs publiques. Toutefois, jusque dans cette quatrime hypothse, il resterait ˆ une nation ŽclairŽe, ˆ son assemblŽe reprŽsentative, mme ˆ une partie de cette assemblŽe, assez de puissance encore pour intimider et dissoudre peu ˆ peu une ligue incohŽrente, ŽphŽmre, et assujettie, par sa nature mme, ˆ suivre sans honneur une marche tortueuse et pŽnible.

Ainsi, pour que des garanties dŽclarŽes deviennent inviolables et cessent enfin dĠtre fictives, tout se rŽduit ˆ un seul point, savoir, que la nation veuille en effet en jouir, et se donne des reprŽsentants qui aient la mme volontŽ.

 

 

 


 

 

CONCLUSION.

 

 

Un peuple qui, aprs plusieurs sicles de souffrances, entreprend de secouer le joug du despotisme, peut para”tre dĠabord moins occupŽ des garanties individuelles que de lĠorganisation politique dont elles doivent tre les rŽsultats. Son attention se dirige presque exclusivement sur la distribution des pouvoirs, sur la forme du gouvernement, sur lĠexercice des droits de citŽ ; et ces institutions, qui nĠont rŽellement dĠimportance que par leurs rapports avec la libertŽ civile, devenues lĠobjet immŽdiat des dŽbats populaires, partagent bient™t en sectes, partis ou factions, ceux dont elle Žtait le but commun et le vÏu unanime. De telles dissensions peuvent, il est vrai, exalter le patriotisme, le rendre victorieux de tous les obstacles Žtrangers, porter au plus haut terme lĠindŽpendance et la puissance nationale, abolir radicalement les institutions les plus pernicieuses, en faire Žclore de salutaires, et marquer au moins le but que lĠon nĠatteint pas encore. Mais aussi, pour peu que ces mouvements se prolongent, ils amnent, au lieu des sžretŽs que donne la justice, les pŽrils que multiplie la discorde, les flŽaux quĠenfantent lĠambition, le fanatisme et la vengeance. Tant de dŽsastres signalent cette premire Žpoque dĠune rŽvolution, quĠon ne remarque point assez les illusions qui se propagent et les mauvaises habitudes qui se contractent durant ces troubles. De tous les effets quĠils produisent, lĠun des plus funestes est de disposer chaque citoyen ˆ nĠattacher de prix quĠˆ lĠactivitŽ politique, ˆ ne chercher de garanties que dans lĠexercice du pouvoir, ˆ considŽrer enfin les fonctions publiques comme la meilleure branche dĠindustrie.

Ces dŽsordres peuvent aboutir ˆ lĠŽlŽvation de quelque aventurier, ˆ qui la fortune, toute-puissante en de pareils temps, aura ouvert une carrire brillante et aplani la route du pouvoir suprme. LĠinstinct de lĠusurpation et de la tyrannie lui suffira pour tirer un grand parti des illusions fatales et des dispositions vicieuses dont je viens de parler. Il ne trouvera que trop de personnages qui auront perdu, ˆ travers les troubles, presque tout ce quĠils avaient dĠopinions franches et de sentiments gŽnŽreux, et qui sĠempresseront de lui en vendre les derniers restes. Il leur persuadera aisŽment quĠils nĠont jamais voulu que des richesses, des honneurs, des dignitŽs : indiffŽrent entre les partis, il en aura bient™t enr™lŽ presque tous les chefs dans le sien propre, et, ma”tre de la fortune publique, disposant de tous les emplois, il parviendra en effet ˆ sĠattacher un grand nombre dĠhommes par des faveurs proportionnŽes ˆ ce quĠil leur supposera dĠinfluence, de renom et de cupiditŽ. SĠil peut aussi concentrer en lui seul la force et la gloire acquises par la nation durant lĠŽpoque prŽcŽdente, il deviendra, au-dehors autant quĠau-dedans, un potentat formidable dont les princes flatteront lĠorgueil, couronneront la tte impure, et rechercheront lĠignoble alliance. Sous son rgne sĠeffacera tout vestige, toute notion des garanties sociales ; il ne restera du systme reprŽsentatif que des ombres inanimŽes, de vains fant™mes qui sĠaminciront et sĠŽvanouiront par degrŽs. Les vieilles impostures reprendront leur empire ; on verra sĠouvrir un nouveau Moyen-‰ge, dont les tŽnbres et les cha”nes sĠŽtendraient sur une longue suite de gŽnŽrations si, par des excs prŽmaturŽs, par une tyrannie rapidement exaltŽe jusquĠˆ la dŽmence, lĠennemi du monde, rŽvoltant ˆ la fois ses sujets et ses voisins, ha• de ses proches, trahi par ses serviteurs, ne se prŽcipitait pas lui-mme, du fa”te de cette puissance artificielle, dans la profonde ignominie de ses propres vices.

Ë cet horrible rgne succde une troisime Žpoque, que le souvenir et lĠinfluence des deux premires doivent rendre encore fort critique. En effet, dĠune part, les dŽsordres et les malheurs de la premire, semblent recommander les institutions quĠelle a renversŽes, prŽsenter comme un port lĠab”me quĠelle a fermŽ, accrŽditer les prŽtentions insociales des anciens privilŽgiŽs, et tout au moins remettre en question les progrs et les triomphes de la raison publique. DĠun autre c™tŽ, la seconde Žpoque laisse une ample provision de mauvaises lois, de mesures arbitraires, dĠhabitudes serviles, de traditions et dĠinstitutions perverses, de ressorts et dĠustensiles tyranniques. Ë vrai dire, pour consommer lĠasservissement de la nation, il nĠy aurait quĠˆ continuer lĠÏuvre que ce rŽgime intermŽdiaire a si fort avancŽe : ses errements seraient prŽfŽrables mme au rŽgime qui a prŽcŽdŽ les premiers troubles ; ils tendraient plus sžrement ˆ lĠabolition de toute garantie individuelle ; mais si le despotisme hŽsite entre ces deux systmes, sĠil passe et repasse de lĠun ˆ lĠautre, ou sĠil prŽtend les suivre ˆ la fois tous les deux, sa marche incertaine peut enhardir la libertŽ publique, et lĠaider ˆ rena”tre du sein des lumires quĠil nĠa pas eu le temps dĠŽteindre.

La question est de savoir si lĠopinion publique reprendra assez dĠascendant pour ne laisser un libre cours ni ˆ de nouveaux brigandages rŽvolutionnaires, entrepris en sens inverse des premiers, ni ˆ de nouvelles fourberies politiques, qui, abusant encore une fois les peuples par le vain simulacre dĠune loi fondamentale, les replaceraient sous le joug des lois dĠexception et des actes arbitraires. De cette question, qui se confond avec celle de savoir si cette troisime Žpoque sera la dernire, dŽpend la destinŽe des gŽnŽrations contemporaines, et de celles qui les suivront : elle est, je lĠavoue, problŽmatique ; et il nĠy a quĠune profonde estime pour la nation quĠelle intŽresse, qui autorise ˆ regarder la solution la plus heureuse comme la plus probable. Mais si en effet cette nation a conservŽ durant les deux premires pŽriodes la franchise et la noblesse de son caractre ; si elle a plus gŽmi des abus que lĠon a faits de sa puissance que des malheurs quĠils ont attirŽs sur elle ; si, au sein mme de ses revers courageusement subis, elle a redemandŽ la libertŽ et repris le rang Žminent que lui assignaient, entre les peuples, les progrs de sa civilisation, de son industrie, et de ses lumires, il faudra beaucoup dĠhabiletŽ, dĠefforts et de bonheur, soit pour la frustrer des garanties quĠon lui a promises, et renouveler des illusions pareilles ˆ celles quĠune expŽrience rŽcente a dissipŽes, soit pour relever, au milieu dĠelle, de gothiques Žtablissements qui Žtaient dŽjˆ caduques lorsquĠelle a commencŽ dĠen dŽmolir lĠŽdifice, et dont le ridicule seul est restŽ ineffaable ˆ ses yeux. Or, si le despotisme ne parvient ni ˆ lĠune ni ˆ lĠautre de ces deux fins ; si le succs ne couronne ni les plagiaires des artifices de la seconde Žpoque, ni les preux adversaires des triomphes de la premire, devenus les imitateurs de ses plus horribles excs, la troisime semblera dĠautant mieux appelŽe ˆ Žtablir, avec franchise et en rŽalitŽ, les garanties individuelles, quĠelles sont, comme nous lĠavons vu, le plus vŽritable intŽrt et du prince, et des ministres, et des grands, et du corps entier des gouvernŽs.

QuĠauraient en effet ces garanties de si redoutable au pouvoir, de si nuisible aux hommes puissants ? Et quĠest-ce, aprs tout, quĠelles exigent ?

QuĠon ne puisse tre arrtŽ ni dŽtenu que pour tre rŽgulirement jugŽ dans le plus bref dŽlai possible ;

Que les propriŽtŽs consacrŽes par les lois soient ˆ lĠabri de toute atteinte, de toute extorsion arbitraire ;

Que lĠindustrie, si elle nĠest pas dŽlivrŽe de toutes ses entraves, nĠait plus ˆ craindre au moins celles qui ont ŽtŽ abolies ;

Que lĠinjure, la calomnie et la sŽdition soient poursuivies comme des dŽlits ou des crimes ; et que toute autre opinion, manifestŽe de vive voix, ou par Žcrit, ou par la presse, soit affranchie de toute censure prŽalable ou subsŽquente, et de toute direction administrative ;

Que le culte privilŽgiŽ, entretenu aux frais de tous les citoyens, mme de ceux qui ne le professent pas, ne restreigne en aucun sens, ni en aucune manire, la libertŽ des autres croyances religieuses quelconques.

Voilˆ les seuls points ˆ garantir, et, pour y parvenir, voici les seules institutions qui soient strictement nŽcessaires :

Que tous les juges, y compris les prŽsidents et vice-prŽsidents des cours ou tribunaux, soient, comme juges, pleinement inamovibles ; quĠils ne puissent tre ni transfŽrŽs ni dŽplacŽs contre leur grŽ, et quĠils demeurent indestituables hors le cas de forfaiture jugŽe ;

Que tous les faits ˆ punir, comme crimes ou comme dŽlits, soient prŽalablement vŽrifiŽs et dŽclarŽs par des jurŽs que lĠautoritŽ suprme nĠait pas choisis, ni fait choisir par ses agents, et sur le choix desquels les prŽsidents de tribunaux ou de cours nĠaient ˆ exercer non plus aucun pouvoir ;

Enfin, quĠune assemblŽe de reprŽsentants rŽgulirement et librement Žlus, sans influence ministŽrielle, exprime, avec une parfaite indŽpendance, le consentement de la nation ˆ tout imp™t, ˆ tout emprunt, ˆ toute loi nouvelle.

Or, de telles barrires dŽfendent le pouvoir suprme encore plus quĠelles ne le circonscrivent. Car que lui interdisent-elles, sinon des violences, des vols, des fraudes, des attentats, ou mŽfaits pareils ˆ ceux quĠil rŽprime ? Ce sont ces barrires qui distinguent la puissance lŽgitime, de la force tyrannique ou usurpŽe : celle-ci nĠobtient de sŽcuritŽ quĠen retenant un peuple superstitieux et dŽgradŽ, dans les tŽnbres et dans la misre ; au contraire, la puissance lŽgitime a pour garanties toutes celles quĠelle donne, les lumires quĠelle laisse briller autour dĠelle, les industries quĠelle anime, les propriŽtŽs quĠelle protge et quĠelle respecte. LĠhomme qui repousse les garanties individuelles, quelle que soit sa position, sa condition actuelle ou passŽe, quĠil soit plŽbŽien, noble, ministre, ou mme prince, mŽconna”t ses intŽrts les plus immŽdiats et les plus chers : apparemment il trouve si doux lĠespoir de nuire ˆ autrui, quĠil consent, pour le conserver, ˆ courir les risques dĠtre opprimŽ, persŽcutŽ, proscrit lui-mme. Cette manire de sentir, qui ne diffre aucunement de celle des malfaiteurs de lĠautre espce, savoir des brigands qui commettent les attentats particuliers que les lois punissent, ne saurait, je crois, devenir ou rester commune au sein dĠune nation qui a subi les dures Žpreuves des deux premires Žpoques dont jĠai parlŽ ; et il me para”t permis dĠespŽrer que lĠŽtablissement rŽel des garanties immortalisera la troisime.

 

 

 

 

 



[1] On rŽpugne ˆ faire mention dĠun autre genre de mauvais livres ; et peut-tre quĠen effet il ne serait pas nŽcessaire de le dŽsigner dans les lois dĠun peuple libre, au sein duquel des institutions sages et garantissantes amneraient la noblesse des sentiments et la puretŽ des mÏurs : les livres obscnes ne se rŽpandent que chez les peuples dŽgradŽs par des habitudes serviles. On pourrait, dĠailleurs, trouver quelques difficultŽs ˆ caractŽriser assez bien cette espce de livres, pour en distinguer certaines productions peu sŽvres, o les gr‰ces de lĠexpression semblent tempŽrer la licence des idŽes : La Fontaine, Voltaire, Parny et dĠautres Žcrivains en ont publiŽ de pareilles ; et quelle que soit la rigueur des jugements quĠon en voudra porter, il est certainement devenu impossible dĠen empcher aujourdĠhui la circulation. Mais lĠItalie, au seizime sicle, en a vu na”tre dĠabominables, qui, bien que prohibŽes, circulaient fort ˆ lĠaise sous les yeux des prŽlats, quelquefois entre leurs mains, et dont il a ŽtŽ fait, en dĠautres langues, des copies inf‰mes. CĠest un dŽsordre qui ne saurait tre tolŽrŽ dans un pays policŽ. Il faut que lĠautoritŽ puisse immŽdiatement empcher lĠexposition publique et la distribution de ces turpitudes, mais sans quĠil en rŽsulte aucune poursuite judiciaire contre les personnes, ˆ moins que celles-ci ne rŽclament expressŽment contre la saisie : en ce cas, ce serait encore ˆ des jurŽs quĠil appartiendrait de reconna”tre le fait de lĠobscŽnitŽ ; et sur leur dŽclaration, les distributeurs seraient condamnŽs ˆ de trs fortes amendes.

[2] Omilia del Cittadino-Cardinate Chiaramonti, etc. Imota, dattastamperia Nazionale, lĠanno sesto della Libertˆ (1798), in-4Ħ.

[3] On a fait en divers temps et en divers pays des essais de ce rŽgime. Il ne sĠest jamais mieux Žtabli en France que depuis 1800 jusquĠau mois de mars 1814. Alors il ne restait des garanties sociales et du systme reprŽsentatif, dĠautres vestiges que leurs noms. Des commissions de la libertŽ individuelle et de la libertŽ de la presse, se renouvelaient pŽriodiquement au sein dĠun sŽnat, tandis quĠen effet il Žtait devenu impossible de publier librement une seule ligne, et de rŽsister un seul instant aux actes arbitraires. Ce sŽnat, et un prŽtendu corps lŽgislatif, donnaient ˆ la volontŽ dĠun seul homme lĠapparence dĠun vÏu national, et ˆ la nation entire lĠexemple de la plus profonde servitude. On vit dispara”tre successivement toutes les institutions garantissantes, et se remonter, lĠun aprs lĠautre, tous les ressorts de la tyrannie. Quoique ce gouvernement ait commis dĠŽpouvantables attentats, nous devons avouer que les persŽcutions ont ŽtŽ plus sanguinaires, les proscriptions plus vastes, en 1793 et 1794, ainsi quĠen 1815 et 1816 ; mais lĠŽpoque de 1800 ˆ 1814 est celle o lĠon a le plus avancŽ lĠÏuvre de lĠasservissement gŽnŽral de la France et mme de lĠEurope, o lĠon a le plus habilement travaillŽ ˆ Žteindre toute lumire dans les esprits, toute Žnergie dans les caractres, tout germe de libertŽ publique et dĠindŽpendance personnelle.