DENIS DIDEROT
LA RELIGIEUSE
Prcd dĠune introduction sur le caractre
libral
de ce roman, par Benot Malbranque
Paris
Institut Coppet. 2021
Rpondant lĠinavouable dsir de sensationnel et de pornographie littraire, dĠos et dĠinterdit, La Religieuse de Diderot sĠest attir une notorit jamais dmentie. Traduit dans des dizaines de langues, port au cinma et au thtre, et analys sous tous les angles, le roman dveloppe une thse simple et peut-tre trop rbarbative pour rsister lĠattrait comparatif du piquant.
Cet aspect l, cependant, qui semble seul lui attirer ses lecteurs, est fort minime, dcevant presque, en comparaison de la force vocative de la thse de la libert, qui coule aussi dans ce livre. LĠrotisme, dans La Religieuse, est dĠabord quantitativement limit ; il sĠexprime en outre dans des scnes feutres qui, au vu des pratiques, avaient peine de quoi scandaliser la bonne socit du XVIIIe sicle. Quant au reproche dĠanticlricalisme, galement port et qui est sens solidifier le qualificatif de sulfureux, il est l encore relativement exagr. Dans le roman, travers tous ses efforts pour se librer de la contrainte des clotres, lĠhrone nĠaccuse jamais la foi, elle ne renie jamais Dieu ; dans la souffrance et lĠisolement, cĠest mme lui que, par la prire, elle ose demander chaque fois le chemin du salut. [1]
Ce qui intresse habituellement ne nous intressera donc pas ici. Pas plus ne reviendrons-nous ici sur la gense du roman (compos partir de 1760, complt et termin vers 1780) : sur le drame de la vraie Nicole Simonin et lĠempathie de son protecteur de circonstance, le marquis de Croismare. Ceci non seulement nous emmnerait trop loin, nous forcerait rpter des dtails qui se trouvent dans toutes les ditions de La Religieuse, mais surtout lĠaffaire nĠa pas de consquence sur mon propos. Le roman peut bien avoir t conu pour sortir un ami de sa retraite et pour divertir son monde, il nĠen est pas moins devenu pour tous ceux qui le lisent un tmoignage, un rcit nouveau qui a sa vie propre et qui doit tre jug indpendamment, sur la base de ce quĠil nous enseigne et des motions quĠil fait natre en nous. [2]
En lĠoccurrence, que lĠÏuvre offre un formidable plaidoyer en faveur de la libert, contre les forces abrutissantes de la coercition, compte pour nous bien davantage. Ce sera lĠobjet de cette courte tude.
La Religieuse raconte comment une jeune femme, Suzanne Simonin, est destine par sa famille au couvent, et pourquoi ; il conte sa rsignation premire, sa bonne volont, et lĠnervement progressif de ses sens et de sa tte, jusquĠ la rbellion et plus tard lĠvasion qui doit lui rouvrir les portes du monde libre. On la voit prononcer ses vÏux, sĠen morfondre, et de Longchamp Saint-Eutrope subir les mfaits de la squestration et de la tyrannie.
Diffrents thmes de nature librale sont ainsi successivement balays dans le livre : la nature et les bornes du consentement, la force du libre arbitre, les mthodes de la tyrannie sur lĠesprit et sur le corps, ou encore la lente dgradation de lĠtre face lĠinflexibilit de la squestration. Nous les retrouverons tous en procdant un survol du rcit insistant sur le caractre libral du roman.
Les bornes du consentement
Suzanne Simonin est donc mise au couvent par sa famille. DĠabord cela ne lĠmeut pas. Ç JĠtais si mal la maison, raconte-elle, que cet vnement ne mĠaffligea point ; et jĠallai Sainte-Marie, cĠest mon premier couvent, avec beaucoup de gaiet. È [3] Quand cette installation se fixa dans la dure et quĠon rclama dĠelle un engagement appuy, elle eut bien, vrai dire, quelques scrupules. Ç Je ne me sentais aucun got pour lĠtat religieux È. [4] LĠheure de la rception en bonne et due forme nĠen advint pas moins pour autant, sous la pression conjointe des parents et des hauts responsables du couvent, qui soutenaient paisiblement que la libert ne valait rien et que lĠengagement rigoureux lĠglise ne souffrait pas de difficult mme pour les jeunes femmes les moins zles pour la religion.
Le rcit que dresse Suzanne cette occasion appuie sur le caractre anti-libral de lĠaffaire, dans un passage o nous soulignons : Ç Cette crmonie nĠest pas gaie par elle-mme ; ce jour-l elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses sĠempressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se drober, et je me vis prte tomber sur les marches de lĠautel. Je nĠentendais rien, je ne voyais rien, jĠtais stupide ; on me menait, et jĠallais ; on mĠinterrogeait, et lĠon rpondait pour moi. Cependant cette cruelle crmonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de mĠassocier. È [5]
La validit du contrat moral et physique par lequel Suzanne se lia ainsi apparat dĠemble fortement compromise, de par lĠabsence marque du consentement. Tout dans cette dmarche apparat contraint, conduit par dĠautres, organis par dĠautres la place de lĠintresse.
Ë cette absence de consentement ferme sĠajoute, ds les premires semaines de la vie au couvent, une progressive haine de cet tat et lĠaffirmation trs clatante du choix de le quitter. LĠchange avec la suprieure, lĠinstallation peine faite, est tout fait clair sur ce point :
Ç Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ?
Ñ Non, madame.
Ñ Vous ne vous sentez aucun got pour lĠtat religieux ?
Ñ Non, madame.
Ñ Vous nĠobirez point vos parents ?
Ñ Non, madame.
Ñ Que voulez-vous donc devenir ?
Ñ Tout, except religieuse. Je ne le veux pas tre, je ne le serai pas. È [6]
La famille toutefois resta inflexible et le couvent lui-mme sĠmut peu de ces refus, dont il avait sans doute fait lĠexprience avec mille autres jeunes filles avant elle. Aussi les protestations restaient-elles sans consquence. Ç Je rsistai tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne ngligea rien pour obtenir mon consentement ; mais quand on vit quĠil tait inutile de le solliciter, on prit le parti de sĠen passer. È [7]
Une tape supplmentaire est donc franchie : aprs avoir organis le consentement de Suzanne malgr elle, on ludera purement et simplement sa ncessit. Ç De ce moment, je fus renferme dans ma cellule ; on mĠimposa le silence ; je fus spare de tout le monde, abandonne moi-mme ; et je vis clairement quĠon tait rsolu disposer de moi sans moi. È [8] Et aprs un pisode douloureux de privations et de souffrances morales, la seule chappatoire qui vienne lĠesprit de Suzanne est de sĠengager quand mme. Ç Mon dessein tait de finir cette perscution avec clat, et de protester publiquement contre la violence quĠon mditait : je dis donc quĠon tait matre de mon sort, quĠon en pouvait disposer comme on voudrait ; quĠon exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. È [9]
La prparation des vÏux, toute dans lĠanxit, ne fit que renforcer sa rsolution de combattre un engagement quĠelle ne souhaitait pas et quĠon cherchait obtenir malgr elle. Ç Je nĠen sentis que mieux que je manquais de tout ce quĠil fallait avoir pour tre une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. LorsquĠil fallut entrer dans le lieu o je devais prononcer le vÏu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; jĠavais la tte renverse sur une dĠelles, et je me tranais. Je ne sais ce qui se passait dans lĠme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante quĠon portait lĠautel, et il sĠchappait de toutes parts des soupirs et des sanglots. È [10]
Se droule alors une premire scne de rbellion o Suzanne, contre tous les coaliss qui organisent son asservissement, a le grand courage de dire non.
Ç Ñ Est-ce de votre plein gr et de votre libre volont que vous tes ici ? È
Je rpondis, Ç non È ; mais celles qui mĠaccompagnaient rpondirent pour moi, Ç oui È.
Ç Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous Dieu chastet, pauvret et obissance ? È
JĠhsitai un moment ; le prtre attendit ; et je rpondis : Ç Non, monsieur. È
Il recommena : Ç Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous Dieu chastet, pauvret et obissance ? È
Je lui rpondis dĠune voix plus ferme : Ç Non, monsieur, non. È
Il sĠarrta et me dit : Ç Mon enfant, remettez-vous, et coutez-moi.
Ñ Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets Dieu chastet, pauvret et obissance ; je vous ai bien entendu, et je vous rponds que nonÉ È
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il sĠtait lev un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :
Ç Messieurs, et vous surtout mon pre et ma mre, je vous prends tous tmoinÉ È
Ë ces mots une des sÏurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis quĠil tait inutile de continuer. Les religieuses mĠentourrent, mĠaccablrent de reproches ; je les coutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, o lĠon mĠenferma sous la clef. È[11]
Il fallut alors pour Suzanne passer six mois enferme ainsi, ce qui toutefois ne changea pas sa rsolution. LĠhrone resta tout aussi inflexible lĠannonce qui lui faite de ce que ses parents se promettaient de lĠabandonner, de la laisser survivre par ses propres moyens, si elle refusait la vie religieuse. Suzanne resta stoquement attache son dsir de libert :
Ç Si vous perdez vos parents, lui dit-on, vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-tre regretterez-vous de nĠy pas tre.
Ñ Cela ne se peut, monsieur ; je ne demande rien.
Ñ Vous ne savez pas ce que cĠest que la peine, le travail, lĠindigence.
Ñ Je connais du moins le prix de la libert, et le poids dĠun tat auquel on nĠest point appele. È [12]
Alors Suzanne multiplia les protestations et, toujours sans solution, se tourna vers la prire, qui finalement la guida vers la soumission. Ç Je me renfermai dans ma petite prison. Je rvai ce que ma mre mĠavait dit ; je me jetai genoux, je priai Dieu quĠil mĠinspirt ; je priai longtemps ; je demeurai le visage coll contre terre ; on nĠinvoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait quoi se rsoudre ; et il est rare quĠalors elle ne nous conseille pas dĠobir. Ce fut le parti que je pris. È [13] Suzanne alors se rsigna entrer au couvent et prononcer les vÏux. Elle affirma la chose distinctement, mais sans espoir. Ç Je pensais que je venais de signer mon arrt de mort. È [14]
Suzanne entra alors Longchamp o elle se prpara aux vÏux pendant deux ans, avant la crmonie finale, dont le rcit reprend une nouvelle fois la critique du consentement vici :
Ç La mre des novices et mes compagnes entrrent ; on mĠta les habits de religion, et lĠon me revtit des habits du monde ; cĠest un usage que vous connaissez. Je nĠentendis rien de ce quĠon disait autour de moi ; jĠtais presque rduite lĠtat dĠautomate ; je ne mĠaperus de rien ; jĠavais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce quĠil fallait faire ; on tait souvent oblig de me le rpter, car je nĠentendais pas de la premire fois, et je le faisais ; ce nĠtait pas que je pensasse autre chose, cĠest que jĠtais absorbe ; jĠavais la tte lasse comme quand on sĠest excd de rflexionsÉ
Cependant les cloches sonnrent ; je descendis. LĠassemble tait peu nombreuse. Je fus prche bien ou mal, je nĠentendis rien : on disposa de moi pendant toute cette matine qui a t nulle dans ma vie, car je nĠen ai jamais connu la dure ; je ne sais ni ce que jĠai fait, ni ce que jĠai dit. On mĠa sans doute interroge, jĠai sans doute rpondu ; jĠai prononc des vÏux, mais je nĠen ai nulle mmoire, et je me suis trouve religieuse aussi innocemment que je fus faite chrtienne ; je nĠai pas plus compris toute la crmonie de ma profession quĠ celle de mon baptme, avec cette diffrence que lĠune confre la grce et que lĠautre la suppose. È [15]
Les vÏux, raliss de cette manire, Suzanne bientt ne les croit plus mme rels, elle doute que lĠaffaire se soit passe et en demande la confirmation. Ç Je demandai sĠil tait bien vrai que jĠeusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vÏux : il fallut joindre ces preuves le tmoignage de toute la communaut, celui de quelques trangers quĠon avait appels la crmonie. MĠadressant plusieurs fois la suprieure, je lui disais : ÔCela est donc bien vrai ?ÉĠ et je mĠattendais toujours quĠelle mĠallait rpondre : ÔNon, mon enfant ; on vous trompeÉĠ È [16]
Squestration et rbellion
Le sjour au couvent se transforma alors en bagne interminable o, dans la ligne du rflexe un peu lgiste de la vrification de la signature, Suzanne sĠattacha la lettre du rglement pour se garantir quĠau moins on ne lui fasse pas faire ce pour quoi elle ne sĠtait pas proprement et dfinitivement engage. Ç Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cÏur ; si lĠon mĠordonnait quelque chose, ou qui nĠy ft pas exprim clairement, ou qui nĠy ft pas, ou qui mĠy part contraire, je mĠy refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : ÔVoil les engagements que jĠai pris, et je nĠen ai point pris dĠautres.Ġ È[17]
Cette rbellion, quĠon peut dire douce, ou mme ngative, car elle ne porte pas encore sur le contenu de lĠengagement initial, ne fut toutefois pas sans effet. Ç Mes discours en entranrent quelques-unes [des religieuses du couvent]. LĠautorit des matresses se trouva trs borne ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scne dĠclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et jĠtais toujours pour la rgle contre le despotisme. È [18]
Du ct des matresses, cette rbellion fut contenue par la seule chose que le despotisme connaisse : la contrainte. Ç On sĠoccupa me rendre la vie dure, raconte Suzanne. On dfendit aux autres religieuses de mĠapprocher ; et bientt je me trouvai seule ; jĠavais des amies en petit nombreÉ ; on nous pia : on me surprit, tantt avec lĠune, tantt avec une autre ; lĠon fit de cette imprudence tout ce quĠon voulut, et jĠen fus chtie de la manire la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entires passer lĠoffice genoux, spare du reste, au milieu du chÏur ; vivre de pain et dĠeau ; demeurer enferme dans ma cellule ; satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles quĠon appelait mes complices nĠtaient gure mieux traites. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on mĠen supposait ; on me donnait la fois des ordres incompatibles, et lĠon me punissait dĠy avoir manqu ; on avanait les heures des offices, des repas ; on drangeait mon insu toute la conduite claustrale, et avec lĠattention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et jĠtais tous les jours punie. È [19]
Naturellement cet excs de rigueur fora Suzanne lĠobissance ou du moins la passivit. Ç JĠai du courage ; mais il nĠen est point qui tienne contre lĠabandon, la solitude et la perscution. È [20]
On lui entrouvrit la porte du suicide sans le dire, on la vexa, la poussa bout jusquĠ ce que cette dernire alternative sĠimpost elle. Mais quoique lĠide sĠen prsenta, Suzanne nĠen eut jamais la force et son sjour au couvent continua sans que cette faon de sĠen chapper ne se matrialise.
Dos au mur, Suzanne songea alors faire rsilier ses vÏux. On lui prdit le pire, on souligna devant elle que les filles quittant ainsi le couvent nĠtaient vues dans la socit que comme des perverses, dont les passions dvorantes appelaient au dehors. De ceci notre prisonnire sĠinquita peu : Ç je ne vois personne, je ne connais personne È dit-elle. [21] Sa rclamation tait assez claire par ailleurs pour ne pas risquer dĠtre mal interprte. Ç Je demande tre libre, parce que le sacrifice de ma libert nĠa pas t volontaire. È [22] Les avertissements sur son manque de ressources ne la perturbaient pas davantage. Ç Je ne cours pas aprs ma dot : je ne demande que la libert È[23], ce quoi elle ajoutait, courageuse : Ç lĠindigence nĠest pas ce que je crains le plus È[24].
En attendant que la rsiliation puisse sĠeffectuer, la seule volont de quitter le couvent fit entourer Suzanne de dfiance et les mauvais procds se multiplirent. Ç On me regarda comme une rprouve, ma dmarche fut traite dĠapostasie ; et lĠon dfendit, sous peine de dsobissance, toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de mĠapprocher, et de toucher mme aux choses qui mĠauraient servi. Ces ordres furent excuts la rigueur. Nos corridors sont troits ; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine passer de front : si jĠallais, et quĠune religieuse vnt moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vtement, de crainte quĠil ne frottt contre le mien. Si lĠon avait quelque chose recevoir de moi, je le posais terre, et on le prenait avec un linge ; si lĠon avait quelque chose me donner, on me le jetait. Si lĠon avait eu le malheur de me toucher, lĠon se croyait souille, et lĠon allait sĠen confesser et sĠen faire absoudre chez la suprieure. È [25]
Ë cette poque on ne lui apporta plus manger ou si on lui accordait quelque chose, cĠtait des mets de la plus vile espce, Ç quĠon aurait eu honte de prsenter des animaux È[26]. La maltraitance se poursuivit sur dĠautres terrains : Ç Si je passais sous des fentres, jĠtais oblige de fuir, ou de mĠexposer recevoir les immondices des cellules. Quelques sÏurs mĠont crach au visage. JĠtais devenue dĠune malpropret hideuse. È [27] Rien ne paraissant devoir vaincre la rsolution de Suzanne, les mauvais traitements allrent mme croissants. Ç On redoubla de mchancets : on ne me donna dĠaliments que ce quĠil en fallait pour mĠempcher de mourir de faim ; on mĠexcda de mortifications ; on multiplia autour de moi les pouvantes ; on mĠta tout fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la sant et troubler lĠesprit, on le mit en Ïuvre ; ce fut un raffinement de cruaut dont vous nĠavez pas dĠide. È [28] Ç On exposait, la nuit, dans les endroits o je devais passer, des obstacles ou mes pieds, ou la hauteur de ma tte ; je me suis blesse cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tue. È [29]
Aprs des journes passes Ç mesurer des yeux la hauteur des murs È[30], Suzanne eut enfin une occasion de quitter son couvent : on la transfra de Longchamp Saint-Eutrope. CĠest ici que commencrent ses rapports avec la nouvelle suprieure, notre recluse recevant des marques dĠaffection bien particulires. Ç Je me laissais aller toutes ces caresses È[31], note Suzanne. La dmarche tait, de son ct, trs ambivalente. On a du mal parler de contrainte, et en mme temps le consentement plein et entier nĠest nulle part dans ces scnes de partage des corps. Le vocabulaire employ permet de tracer la dmarcation : aprs Ç se laisser aller È, on lit plus loin une autre indication : Ç Je mĠtais dj accuse des premires caresses que ma suprieure mĠavait faites ; le directeur mĠavait trs expressment dfendu de mĠy prter davantage ; mais le moyen de se refuser des choses qui font grand plaisir une autre dont on dpend entirement, et auxquelles on nĠentend soi-mme aucun mal ? È [32] Finalement, aprs un nime recours la prire, Suzanne arrta dans son esprit que ces pratiques taient dviantes, immorales et dgradantes, et elle se proposa de nĠy prendre plus aucune part. LĠabsence de son consentement fut dsormais clairement affiche :
Ç Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.
Ç Non, lui dis-je, chre mre, non, je me le suis promis ; cĠest le mieux pour vous et pour moi ; jĠoccupe trop de place dans votre me, cĠest autant de perdu pour Dieu qui vous la devez tout entire.
Ñ Est-ce vous me le reprocher ?É È
Je tchais, en lui parlant, dgager ma main de la sienne.
Ç Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle.
Ñ Non, chre mre, non.
Ñ Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne ? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas : vous me ferez mourirÉ È
Ces derniers mots mĠinspirrent un sentiment tout contraire celui quĠelle se proposait ; je retirai ma main avec vivacit, et je mĠenfuis. È[33]
Ces errements nĠaffaiblirent en rien la rsolution de la fuite, laquelle prit mme corps quelque temps plus tard, grce une intervention extrieure. Suzanne reut une corde, passa au-dessus du mur et y trouva un carrosse pour lĠemmener vers Paris. Elle se mit travailler auprs dĠune blanchisseuse. CĠest alors quĠelle composa les mmoires qui forment ce livre, demandant au marquis de Croismare une place de femme de chambre ou de simple domestique, o, dsormais libre, elle pourrait servir, mais avec consentement.
Conclusion
La conclusion de ce petit roman, rare par lĠorigine et tout autant par le thme, est bien que la libert est une denre prcieuse, primitive et absolue, quĠune socit police ne peut refuser aucun de ses membres. Par lĠexemple dĠune religieuse, Suzanne Simonin, traque, squestre, maltraite, pour avoir voulu os refuser lĠenrgimentement du couvent, Diderot nous fait bien davantage que le procs dĠune institution chrtienne malfaisante : cĠest un hymne la libert, au libre arbitre, contre tous les systmes tyranniques. Ceux-ci nĠayant pas tous disparu notre poque, on peut lgitimement placer nouveau ici la phrase quĠcrivait en 1886 le grand libral Yves Guyot dans sa rdition de la Religieuse : Ç Le livre de Diderot est toujours de lĠactualit. CĠest triste. È [34]
Benot Malbranque
Institut Coppet
La rponse de M. le marquis de C***, sĠil mĠen fait une, me fournira les premires lignes de ce rcit. Avant que de lui crire, jĠai voulu le connatre. CĠest un homme du monde ; il sĠest illustr au service ; il est g ; il a t mari ; il a une fille et deux fils quĠil aime et dont il est chri. Il a de la naissance, des lumires, de lĠesprit, de la gaiet, du got pour les beaux-arts, et surtout de lĠoriginalit. On mĠa fait lĠloge de sa sensibilit, de son honneur et de sa probit, et jĠai jug par le vif intrt quĠil a pris mon affaire, et par tout ce quĠon mĠen a dit, que je ne mĠtais point compromise en mĠadressant lui ; mais il nĠest pas prsumer quĠil se dtermine changer mon sort sans savoir qui je suis ; et cĠest ce motif qui me rsout vaincre mon amour-propre et ma rpugnance, en entreprenant ces mmoires o je peins une partie de mes malheurs sans talent et sans art, avec la navet dĠun enfant de mon ge et la franchise de mon caractre. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-tre la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps o des faits loigns auraient cess dĠtre prsents ma mmoire, jĠai pens que lĠabrg qui les termine et la profonde impression qui mĠen restera tant que je vivrai suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.
Mon pre tait avocat. Il avait pous ma mre dans un ge assez avanc ; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune quĠil nĠen fallait pour les tablir solidement ; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse ft galement partage, et il sĠen manque bien que jĠen puisse faire cet loge. Certainement je valais mieux que mes sÏurs par les agrments de lĠesprit et de la figure, le caractre et les talents, et il semblait que mes parents en fussent affligs. Ce que la nature et lĠapplication mĠavaient accord dĠavantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin dĠtre aime, chrie, fte, excuse toujours comme elles lĠtaient, ds mes plus jeunes ans jĠai dsir de leur ressembler. SĠil arrivait quĠon dt ma mre : Vous avez des enfants charmants, jamais cela ne sĠentendait de moi. JĠtais quelquefois bien venge de cette injustice, mais les louanges que jĠavais reues me cotaient si cher quand nous tions seuls, que jĠaurais autant aim de lĠindiffrence ou mme des injures. Plus les trangers mĠavaient marqu de prdilection, plus on avait dĠhumeur lorsquĠils taient sortis. ï combien jĠai pleur de fois de nĠtre pas ne laide, bte, sotte, orgueilleuse, en un mot avec tous les travers qui leur russissaient auprs de nos parents ! Je me suis demand dĠo venait cette bizarrerie dans un pre, une mre, dĠailleurs honntes, justes et pieux ; vous lĠavouerai-je, Monsieur ? Quelques discours chapps mon pre dans sa colre, car il tait violent, quelques circonstances rassembles diffrents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets mĠen ont fait souponner une raison qui les excuserait un peu. Peut-tre mon pre avait-il quelque incertitude sur ma naissance ; peut-tre rappelais-je ma mre une faute quĠelle avait commise, et lĠingratitude dĠun homme quĠelle avait trop cout ; que sais-je ? Mais quand ces soupons seraient mal fonds, que risquerais-je vous les confier ? Vous brlerez cet crit, et je vous promets de brler vos rponses. Comme nous tions venues au monde peu de distance les unes des autres, nous devnmes grandes toutes les trois ensemble. Il se prsenta des partis. Ma sÏur ane fut recherche par un jeune homme charmant. Je mĠaperus quĠil me distinguait et quĠelle ne serait incessamment que le prtexte de ses assiduits ; je pressentis tout ce que ses attentions pourraient mĠattirer de chagrins, et jĠen avertis ma mre. CĠest peut-tre la seule chose que jĠai faite en ma vie qui lui ait t agrable, et voici comment jĠen fus rcompense. Quatre jours aprs, ou du moins peu de jours, on me dit quĠon avait arrt ma place dans un couvent, et ds le lendemain jĠy fus conduite. JĠtais si mal la maison, que cet vnement ne mĠaffligea point ; et jĠallai Sainte-Marie, cĠest mon premier couvent, avec beaucoup de gaiet. Cependant lĠamant de ma sÏur ne me voyant plus mĠoublia et devint son poux. Il sĠappelle M. K***. Il est notaire et demeure Corbeil, o il fait un assez mauvais mnage. Ma seconde sÏur fut accorde un M. Bauchon, marchand de soieries Paris, rue Quincampoix, et vit bien avec lui.
Mes deux sÏurs tablies, je crus quĠon penserait moi et que je ne tarderais pas sortir du couvent. JĠavais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considrables mes sÏurs ; je me promettais un sort gal au leur, et ma tte sĠtait remplie de projets sduisants, lorsquĠon me fit demander au parloir. CĠtait le pre Sraphin, directeur de ma mre ; il avait t aussi le mien, ainsi il nĠeut pas dĠembarras mĠexpliquer le motif de sa visite. Il sĠagissait de mĠengager prendre lĠhabit. Je me rcriai sur cette trange proposition, et je lui dclarai nettement que je ne me sentais aucun got pour lĠtat religieux. Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dpouills pour vos sÏurs, et je ne vois plus ce quĠils pourraient pour vous dans la situation troite o ils se sont rduits. Rflchissez-y, Mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou sĠen aller dans quelque couvent de province o lĠon vous recevra pour une modique pension et dĠo vous ne sortirez quĠ la mort de vos parents qui peut se faire attendre longtempsÉ Je me plaignis avec amertume et je versai un torrent de larmes. La suprieure tait prvenue, elle mĠattendait au retour du parloir. JĠtais dans un dsordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit : Et quĠavez-vous, ma chre enfant ? (Elle savait mieux que moi ce que jĠavais.) Comme vous voil ! Mais on nĠa jamais vu un dsespoir pareil au vtre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu M. votre pre ou madame votre mre ? Ñ Je pensai lui rpondre, en me jetant entre ses bras : Eh ! plt Dieu !É je me contentai de mĠcrier : hlas ! je nĠai ni pre, ni mre ; je suis une malheureuse quĠon dteste et quĠon veut enterrer ici toute vive. Ñ Elle laissa passer le torrent, elle attendit le moment de la tranquillit. Je lui expliquai plus clairement ce quĠon venait de mĠannoncer. Elle parut avoir piti de moi, elle me plaignit, elle mĠencouragea ne point embrasser un tat pour lequel je nĠavais aucun got ; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. ï Monsieur, combien ces suprieures de couvent sont artificieuses ! vous nĠen avez point dĠide. Elle crivit en effet. Elle nĠignorait pas les rponses quĠon lui ferait ; elle me les communiqua ; et ce nĠest quĠaprs bien du temps que jĠai appris douter de sa bonne foi. Cependant le terme quĠon avait mis ma rsolution arriva ; elle vint mĠen instruire avec la tristesse la mieux tudie. DĠabord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisration dĠaprs lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scne de dsespoir ; je nĠen aurai gure dĠautres vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vrit je crois que ce fut en pleurant : Eh bien, mon enfant, vous allez donc nous quitter ! chre enfant, nous ne vous reverrons plus !É et dĠautres propos que je nĠentendis pas. JĠtais renverse sur une chaise ; ou je gardais le silence ou je sanglotais ; ou jĠtais immobile, ou je me levais, ou jĠallais tantt mĠappuyer contre les murs, tantt exhaler ma douleur sur son sein. Voil ce qui sĠtait pass lorsquĠelle ajouta : Mais que ne faites-vous une chose ? coutez, et nĠallez pas dire au moins que je vous en ai donn le conseil ; je compte sur une discrtion inviolable de votre part ; car pour toute chose au monde, je ne voudrais pas quĠon et un reproche me faire. QuĠest-ce quĠon demande de vous ? Que vous preniez le voile. Eh bien, que ne le prenez-vous ? Ë quoi cela vous engage-t-il ? rien, demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, cĠest du temps, il peut arriver bien des choses en deux ansÉ Elle joignit ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations dĠamiti, tant de faussets douces ; je savais o jĠtais, je ne savais o lĠon me mnerait, et je me laissai persuader. Elle crivit donc mon pre ; sa lettre tait trs bien ; oh pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes rclamations nĠy taient point dissimules ; je vous assure quĠune fille plus fine que moi y aurait t trompe ; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle clrit tout fut prpar ! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la crmonie arriv sans que jĠaperoive aujourdĠhui le moindre intervalle entre ces choses. JĠoubliais de vous dire que je vis mon pre et ma mre, que je nĠpargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. lĠabb Blin, docteur de Sorbonne, qui mĠexhorta, et M. lĠvque dĠAlep qui me donna lĠhabit. Cette crmonie nĠest pas gaie par elle-mme, ce jour-l elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses sĠempressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se drober et je me vis prte tomber sur les marches de lĠautel. Je nĠentendais rien, je ne voyais rien, jĠtais stupide : on me menait et jĠallais, on mĠinterrogeait et lĠon rpondait pour moi. Cependant cette cruelle crmonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de mĠassocier. Mes compagnes mĠont entoure, elles mĠembrassent et se disent : Mais voyez donc, ma sÏur ; comme elle est belle ! Comme ce voile relve la blancheur de son teint ! Comme ce bandeau lui sied, comme il lui arrondit le visage, comme il tend ses joues ! Comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !É Je les coutais peine ; jĠtais dsole ; cependant il faut que jĠen convienne, quand je fus seule dans ma cellule je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus mĠempcher de les vrifier mon petit miroir, et il me sembla quĠelles nĠtaient pas tout fait dplaces. Il y a des honneurs attachs ce jour, on les exagra pour moi, mais jĠy fus peu sensible, et lĠon affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiquĠil ft clair quĠil nĠen tait rien. Le soir, au sortir de la prire, la suprieure se rendit dans ma cellule. En vrit, me dit-elle aprs mĠavoir un peu considre, je ne sais pourquoi vous avez tant de rpugnance pour cet habit, il vous fait merveille et vous tes charmante ; sÏur Suzanne est une trs belle religieuse ; on vous en aimera davantage. a, voyons un peu, marchezÉ Vous ne vous tenez pas assez droite, il ne faut pas tre courbe comme celaÉ Elle me composa la tte, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leon de Marcel sur les grces monastiques, car chaque tat a les siennes. Ensuite elle sĠassit et me dit : CĠest bien, mais prsent parlons un peu srieusement. Voil donc deux ans de gagns ; vos parents peuvent changer de rsolution, vous-mme vous voudrez peut-tre rester ici quand ils voudront vous en tirer, cela ne serait point du tout impossible. Ñ Madame, ne le croyez pas. Ñ Vous avez t longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie, elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceursÉ Ñ Vous vous doutez bien tout ce quĠelle put ajouter du monde et du clotre, cela est crit partout et partout de la mme manire, car grce Dieu on mĠa fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont dbit de leur tat quĠils connaissent bien et quĠils dtestent, contre le monde quĠils aiment, quĠils dchirent et quĠils ne connaissent pas.
Je ne vous ferai pas le dtail de mon noviciat. Si lĠon observait toute son austrit, on nĠy rsisterait pas, mais cĠest le temps le plus doux de la vie monastique. Une mre des novices est la sÏur la plus indulgente quĠon a pu trouver. Son tude est de vous drober toutes les pines de lĠtat ; cĠest un cours de sduction la plus subtile et la mieux apprte. CĠest elle qui paissit les tnbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine : la ntre sĠattacha moi particulirement. Je ne pense pas quĠil y ait aucune me jeune et sans exprience lĠpreuve de cet art funeste. Le monde a ses prcipices, mais je nĠimagine pas quĠon y arrive par une pente aussi facile. Si jĠavais ternu deux fois de suite, jĠtais dispense de lĠoffice, du travail, de la prire ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la rgle cessait pour moi. Imaginez, Monsieur, quĠil y avait des jours o je soupirais aprs lĠinstant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fcheuse dans le monde quĠon ne vous en parle ; on arrange les vraies ; on en fait de fausses ; et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grces Dieu qui nous met couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait ce temps que jĠavais quelquefois ht par mes dsirs. Alors je devins rveuse, je sentis mes rpugnances se rveiller et sĠaccrotre. Je les allais confier la suprieure ou notre mre des novices. Ces femmes se vengent bien de lĠennui que vous leur portez ; car il ne faut pas croire quĠelles sĠamusent du rle hypocrite quĠelles jouent et des sottises quĠelles sont forces de vous rpter ; cela devient la fin si us et si maussade pour elles, mais elles sĠy dterminent, et cela pour un millier dĠcus quĠil en revient leur maison. Voil lĠobjet important pour lequel elles mentent toute leur vie et prparent de jeunes innocentes un dsespoir de quarante, de cinquante annes et peut-tre un malheur ternel ; car il est sr, Monsieur, que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnes, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant.
Il arriva un jour quĠil sĠen chappa une de ces dernires de la cellule o on la tenait renferme. Je la vis. Voil lĠpoque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, Monsieur, la manire dont vous en userez avec moi. Je nĠai jamais rien vu de si hideux. Elle tait chevele et presque sans vtement ; elle tranait des chanes de fer ; ses yeux taient gars ; elle sĠarrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings ; elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-mme et les autres des plus terribles imprcations ; elle cherchait une fentre pour se prcipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortune, et sur-le-champ, il fut dcid dans mon cÏur que je mourrais mille fois plutt que de mĠy exposer. On pressentit lĠeffet que cet vnement pourrait faire sur mon esprit, on crut devoir le prvenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient : quĠelle avait dj lĠesprit drang quand on lĠavait reue ; quĠelle avait eu un grand effroi dans un temps critique ; quĠelle tait devenue sujette des visions ; quĠelle se croyait en commerce avec les anges ; quĠelle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient gt lĠesprit ; quĠelle avait entendu des novateurs dĠune morale outre qui lĠavaient si fort pouvante des jugements de Dieu, que sa tte en avait t renverse ; quĠelle ne voyait plus que des dmons, lĠenfer et des gouffres de feu ; quĠelles taient bien malheureuses ; quĠil tait inou quĠil y et jamais eu un pareil sujet dans la maison ; que sais-je quoi encore ? Cela ne prit point auprs de moi ; tout moment ma religieuse folle me revenait lĠesprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vÏu.
Le voici pourtant arriv ce moment o il sĠagissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin aprs lĠoffice, je vis entrer la suprieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage tait celui de la tristesse et de lĠabattement ; les bras lui tombaient ; il semblait que sa main nĠet pas la force de soulever cette lettre ; elle me regardait, des larmes semblaient rouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi ; elle attendait que je parlasse la premire ; jĠen fus tente, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais ; que lĠoffice avait t bien long aujourdĠhui : que jĠavais un peu touss, que je lui paraissais indispose. Ë tout cela je rpondis : Non, ma chre Mre. Elle tenait toujours sa lettre dĠune main pendante ; au milieu de ces questions elle la posa sur ses genoux et sa main la cachait en partie ; enfin aprs avoir tourn autour de quelques questions sur mon pre, sur ma mre, voyant que je ne lui demandais point ce que cĠtait que ce papier, elle me dit : Voil une lettreÉ Ë ce mot, je sentis mon cÏur se troubler, et jĠajoutai dĠune voix entrecoupe et avec des lvres tremblantes : Elle est de ma mre. Ñ Vous lĠavez dit ; tenez, lisezÉ Ñ Je me remis un peu, je pris la lettre ; je la lus dĠabord avec assez de fermet ; mais mesure que jĠavanais, la frayeur, lĠindignation, la colre, le dpit, diffrentes passions se succdant en moi, jĠavais diffrentes voix, je prenais diffrents visages, et je faisais diffrents mouvements. Quelquefois je tenais peine ce papier, ou je le tenais comme si jĠeusse voulu le dchirer, ou je le serrais violemment comme si jĠavais t tente de le froisser et de le jeter loin de moi. Eh bien, mon enfant, que rpondrons-nous cela ? Ñ Madame, vous le savez. Ñ Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux ; votre famille a souffert des pertes ; les affaires de vos sÏurs sont dranges ; elles ont lĠune et lĠautre beaucoup dĠenfants ; on sĠest puis pour elles en les mariant ; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible quĠon vous fasse un certain sort ; vous avez pris lĠhabit ; on sĠest constitu en dpenses ; par cette dmarche vous avez donn des esprances ; le bruit de votre profession prochaine sĠest rpandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je nĠai jamais attir personne en religion, cĠest un tat o Dieu nous appelle, et il est trs dangereux de mler sa voix la sienne. Je nĠentreprendrai point de parler votre cÏur si la grce ne lui dit rien ; jusquĠ prsent je nĠai point me reprocher le malheur dĠune autre ; voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui mĠtes si chre ? Je nĠai point oubli que cĠest ma persuasion que vous avez fait les premires dmarches, et je ne souffrirai point quĠon en abuse pour vous engager au-del de votre volont. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous ne vous sentez aucun got pour lĠtat religieux ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous nĠobirez point vos parents ? Ñ Non, Madame. Ñ Que voulez-vous donc devenir ? Ñ Tout, except religieuse. Je ne le veux pas tre, je ne le serai pas. Ñ Eh bien, vous ne le serez pas ; mais, arrangeons une rponse votre mreÉ Ñ Nous convnmes de quelques ides. Elle crivit et me montra sa lettre qui me parut encore trs bien. Cependant on me dpcha le directeur de la maison ; on mĠenvoya le docteur qui mĠavait prche ma prise dĠhabit, on me recommanda la mre des novices ; je vis M. lĠvque dĠAlep ; jĠeus des lances rompre avec des femmes pieuses qui se mlrent de mon affaire sans que je les connusse ; cĠtaient des confrences continuelles avec des moines et des prtres ; mon pre vint ; mes sÏurs mĠcrivirent ; ma mre parut la dernire ; je rsistai tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne ngligea rien pour obtenir mon consentement, mais quand on vit quĠil tait inutile de le solliciter, on prit le parti de sĠen passer.
De ce moment, je fus renferme dans ma cellule ; on mĠimposa le silence ; je fus spare de tout le monde, abandonne moi-mme, et je vis clairement quĠon tait rsolu disposer de moi sans moi. Je ne voulais point mĠengager, cĠtait un point rsolu, et toutes les terreurs vraies ou fausses quĠon me jetait sans cesse ne mĠbranlaient pas. Cependant jĠtais dans un tat dplorable, je ne savais point ce quĠil pouvait durer ; et sĠil venait cesser, je savais encore moins ce qui pouvait mĠarriver. Au milieu de ces incertitudes je pris un parti dont vous jugerez, Monsieur, comme il vous plaira. Je ne voyais plus personne, ni la suprieure, ni la mre des novices, ni mes compagnes. Je fis avertir la premire, et je feignis de me rapprocher de la volont de mes parents ; mais mon dessein tait de finir cette perscution avec clat et de protester publiquement contre la violence quĠon mditait. Je dis donc quĠon tait matre de mon sort, quĠon en pouvait disposer comme on voudrait, quĠon exigeait que je fisse profession et que je la ferais. Voil la joie rpandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la sduction. Ç Dieu avait parl mon cÏur ; personne nĠtait plus faite pour lĠtat de perfection que moi. Il tait impossible que cela ne ft pas, on sĠy tait toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant dĠdification et de constance quand on nĠy est pas vraiment destine. La mre des novices nĠavait jamais vu dans aucune de ses lves de vocation mieux caractrise ; elle tait toute surprise du travers que jĠavais pris, mais elle avait toujours bien dit notre mre suprieure quĠil fallait tenir bon et que cela passerait ; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-l, que cĠtaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsquĠil tait sur le point de perdre sa proie ; que jĠallais lui chapper, quĠil nĠy aurait plus que des roses pour moi ; que les obligations de la vie religieuse me paratraient dĠautant plus supportables que je me les tais plus fortement exagres ; que cet appesantissement subit du joug tait une grce du Ciel qui se servait de ce moyen pour lĠallger. È Il me paraissait assez singulier que la mme chose vnt de Dieu ou du diable, selon quĠil leur plaisait de lĠenvisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion ; et ceux qui mĠont console mĠont souvent dit de mes penses, les uns que cĠtaient autant dĠinstigations de Satan, et les autres autant dĠinspirations de Dieu. Le mme mal vient ou de Dieu qui nous prouve ou du diable qui nous tente.
Je me conduisis avec discrtion. Je crus pouvoir me rpondre de moi. Je vis mon pre, il me parla froidement ; je vis ma mre, elle mĠembrassa ; je reus des lettres de congratulation de mes sÏurs et de beaucoup dĠautres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de lĠUniversit, qui recevrait mes vÏux. Tout alla bien jusquĠ la veille du grand jour, except quĠayant appris que la crmonie serait clandestine, quĠil y aurait trs peu de monde, et que la porte de lĠglise ne serait ouverte quĠaux parents, jĠappelai par la tourire toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies ; jĠeus la permission dĠcrire quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne sĠattendait gure se prsenta, il fallut le laisser entrer, et lĠassemble fut telle peu prs quĠil la fallait pour mon projet.
ï Monsieur, quelle nuit que celle qui prcda ! Je ne me couchai point, jĠtais assise sur mon lit. JĠappelais Dieu mon secours, jĠlevais mes mains au Ciel, je le prenais tmoin de la violence quĠon me faisait. Je me reprsentais mon rle au pied des autels, une jeune fille protestant haute voix contre une action laquelle elle parat avoir consenti ; le scandale des assistants, le dsespoir des religieuses, la fureur de mes parents. ï Dieu ! que vais-je devenir ?É En prononant ces mots, il me prit une dfaillance gnrale, je tombai vanouie sur mon traversin ; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit succda cette dfaillance, ce frisson une chaleur terrible. Mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de mĠtre dshabille, ni dĠtre sortie de ma cellule ; cependant on me trouva nue en chemise, tendue par terre la porte de la suprieure sans mouvement et presque sans vie. JĠai appris ces choses depuis. On mĠavait rapporte dans ma cellule ; et le matin, mon lit fut environn de la suprieure, de la mre des novices et de celles quĠon appelle les assistantes. JĠtais fort abattue. On me fit quelques questions ; on vit par mes rponses que je nĠavais aucune connaissance de ce qui sĠtait pass, et lĠon ne mĠen parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte rsolution, et si je me sentais en tat de supporter la fatigue du jour. Je rpondis que oui, et contre leur attente rien ne fut drang.
On avait tout dispos ds la veille. On sonna les cloches pour apprendre tout le monde quĠon allait faire une malheureuse. Le cÏur me battit encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilette. Ë prsent que je me rappelle toutes ces crmonies, il me semble quĠelles auraient quelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocente que son penchant nĠentranerait point ailleurs. On me conduisit lĠglise, on clbra la sainte messe. Le bon vicaire qui me souponnait une rsignation que je nĠavais point, me fit un long sermon o il nĠy avait pas un mot qui ne fut contresens ; cĠtait quelque chose de bien ridicule que tout ce quĠil me disait de mon bonheur, de la grce, de mon courage, de mon zle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments quĠil me supposait. Ce contraste de son loge et de la dmarche que jĠallais faire me troubla, jĠeus des moments dĠincertitude, mais qui durrent peu. Je nĠen sentis que mieux que je manquais de tout ce quĠil fallait avoir pour tre une bonne religieuse. Cependant le moment terrible arriva. LorsquĠil fallut entrer dans le lieu o je devais prononcer le vÏu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras, jĠavais la tte renverse sur une dĠelles et je me tranais. Je ne sais ce qui se passait dans lĠme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante quĠon portait lĠautel, et il sĠchappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sre que ceux de mon pre et de ma mre ne se firent point entendre. Tout le monde tait debout, il y avait de jeunes personnes montes sur des chaises et attaches aux barreaux de la grille, et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui prsidait ma profession me dit : Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vrit ? Ñ Je le promets. Ñ Est-ce de votre plein gr et de votre libre volont que vous tes ici ? Ñ Je rpondis, non, mais celles qui mĠaccompagnaient rpondirent pour moi, oui. Ñ Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous Dieu chastet, pauvret et obissance ? Ñ JĠhsitai un moment, le prtre attendit, et je rpondis : Non, Monsieur. Ñ Il recommena : Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous Dieu chastet, pauvret et obissance ? Ñ Je lui rpondis dĠune voix plus ferme : Non, Monsieur, non. Ñ Il sĠarrta et me dit : Mon enfant, remettez-vous et coutez-moi. Ñ Monsieur, lui dis-je, vous me demandez si je promets Dieu chastet, pauvret et obissance, je vous ai bien entendu, et je vous rponds que nonÉ Et me tournant ensuite vers les assistants entre lesquels il sĠtait lev un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis : Ç Messieurs, et vous surtout mon pre et ma mre, je vous prends tous tmoinÉÈ Ë ces mots une des sÏurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis quĠil tait inutile de continuer. Les religieuses mĠentourrent, mĠaccablrent de reproches ; je les coutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule o lĠon mĠenferma sous la clef.
L, seule, livre mes rflexions, je commenai rassurer mon me ; je revins sur ma dmarche, et je ne mĠen repentis point. Je vis quĠaprs lĠclat que jĠavais fait il tait impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-tre on nĠoserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce quĠon ferait de moi, mais je ne voyais rien de pis que dĠtre religieuse malgr soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce ft. Celles qui mĠapportaient manger entraient, mettaient mon dner terre et sĠen allaient en silence. Au bout dĠun mois on me donna des habits de sculire, je quittai ceux de la maison ; la suprieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusquĠ la porte conventuelle, l je montai dans une voiture o je trouvai ma mre seule qui mĠattendait ; je mĠassis sur le devant, et le carrosse partit. Nous restmes lĠune vis--vis de lĠautre quelque temps sans mot dire ; jĠavais les yeux baisss, je nĠosais la regarder. Je ne sais ce qui se passa dans mon me, mais tout coup je me jetai ses pieds et je penchai ma tte sur ses genoux ; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et jĠtouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas ; le sang me vint au nez, je saisis une de ses mains, malgr quĠelle en et, et lĠarrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main je la baisais et je lui disais : Vous tes toujours ma mre, je suis toujours votre enfantÉ Elle me rpondit (en me poussant encore plus rudement et en arrachant sa main dĠentre les miennes) : Relevez-vous, malheureuse, relevez-vousÉ Je lui obis, je me rassis et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant dĠautorit et de fermet dans le son de sa voix, que je crus devoir me drober ses yeux. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mlaient ensemble, descendaient le long de mes bras et jĠen tais toute couverte sans que je mĠen aperusse. Ë quelques mots quĠelle dit je conus que sa robe et son linge en avaient t tachs, et que cela lui dplaisait. Nous arrivmes la maison, o lĠon me conduisit tout de suite une petite chambre quĠon mĠavait prpare. Je me jetai encore ses genoux sur lĠescalier, je la retins par son vtement, mais tout ce que jĠen obtins, ce fut de se retourner de mon ct et de me regarder avec un mouvement dĠindignation de la tte, de la bouche et des yeux que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.
JĠentrai dans ma nouvelle prison o je passai six mois sollicitant tous les jours inutilement la grce de lui parler, de voir mon pre ou de leur crire. On mĠapportait manger, on me servait, une domestique mĠaccompagnait la messe les jours de fte et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois, et cĠest ainsi que mes journes se passaient. Un sentiment secret me soutenait, cĠest que jĠtais libre et que mon sort, quelque dur quĠil ft, pouvait changer. Mais il tait dcid que je serais religieuse et je le fus. Tant dĠinhumanit, tant dĠopinitret de la part de mes parents ont achev de me confirmer ce que je souponnais de ma naissance. Je nĠai jamais pu trouver dĠautres moyens de les excuser. Ma mre craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens, que je ne redemandasse ma lgitime, et que je nĠassociasse un enfant naturel des enfants lgitimes ; mais ce qui nĠtait quĠune conjecture va se tourner en certitude.
Tandis que jĠtais enferme la maison je faisais peu dĠexercices extrieurs de religion, cependant on mĠenvoyait confesse la veille des grandes ftes. Je vous ai dit que jĠavais le mme directeur que ma mre. Je lui parlai, je lui exposai toute la duret de la conduite quĠon avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mre surtout avec amertume et ressentiment. Ce prtre tait entr tard dans lĠtat religieux, il avait de lĠhumanit. Il mĠcouta tranquillement et me dit : Mon enfant, plaignez votre mre, plaignez-la plus encore que vous ne la blmez. Elle a lĠme bonne, soyez sre que cĠest malgr elle quĠelle en use ainsi. Ñ Malgr elle, Monsieur ! et quĠest-ce qui peut lĠy contraindre ? Ne mĠa-t-elle pas mise au monde, et quelle diffrence y a-t-il entre mes sÏurs et moi ? Ñ Beaucoup. Ñ Beaucoup ! Je nĠentends rien votre rponseÉ JĠallais entrer dans la comparaison de mes sÏurs et de moi, lorsquĠil mĠarrta et me dit : Allez, allez, lĠinhumanit nĠest pas le vice de vos parents. Tchez de prendre votre sort en patience et de vous en faire du moins un mrite devant Dieu. Je verrai votre mre, et soyez sre que jĠemploierai pour vous servir, tout ce que je puis avoir dĠascendant sur son espritÉ Ce beaucoup quĠil mĠavait rpondu fut un trait de lumire pour moi, je ne doutai plus de la vrit de ce que jĠavais pens sur ma naissance.
Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, la chute du jour, la servante qui mĠtait attache monta et me dit : Madame votre mre ordonne que vous vous habilliezÉ Une heure aprs : Madame veut que vous descendiez avec moiÉ Je trouvai la porte un carrosse o nous montmes la domestique et moi, et jĠappris que nous allions aux Feuillants chez le pre Sraphin. Il nous attendait ; il tait seul. La domestique sĠloigna et moi jĠentrai dans le parloir. Je mĠassis inquite et curieuse de ce quĠil avait me dire. Voici comme il me parla : Mademoiselle, lĠnigme de la conduite svre de vos parents va sĠexpliquer pour vous, jĠen ai obtenu la permission de Madame votre mre. Vous tes sage, vous avez de lĠesprit, de la fermet ; vous tes dans un ge o lĠon pourrait vous confier un secret mme qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que jĠai exhort pour la premire fois Madame votre mre vous rvler celui que vous allez apprendre, elle nĠa jamais pu sĠy rsoudre ; il est dur pour une mre dĠavouer une faute grave son enfant. Vous connaissez son caractre, il ne va gure avec la sorte dĠhumiliation dĠun certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener ses desseins ; elle sĠest trompe, elle en est fche, elle revient aujourdĠhui mon conseil, et cĠest elle qui mĠa charg de vous annoncer que vous nĠtiez pas la fille de M. SimoninÉ Je lui rpondis sur-le-champ : Je mĠen tais douteÉ Voyez prsent, Mademoiselle, considrez, pesez, jugez si Madame votre mre peut sans le consentement, mme avec le consentement de M. votre pre, vous unir des enfants dont vous nĠtes point la sÏur ; si elle peut avouer M. votre pre un fait sur lequel il nĠa dj que trop de soupons. Ñ Mais, Monsieur, qui est mon pre ? Ñ Mademoiselle, cĠest ce quĠon ne mĠa pas confi. Il nĠest que trop certain, Mademoiselle, ajouta-t-il, quĠon a prodigieusement avantag vos sÏurs, et quĠon a pris toutes les prcautions imaginables par les contrats de mariage, par le dnaturer des biens, par les stipulations, par les fidicommis et autres moyens de rduire rien votre lgitime dans le cas que vous pussiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-tre regretterez-vous de nĠy pas tre. Ñ Cela ne se peut, Monsieur, je ne demande rien. Ñ Vous ne savez pas ce que cĠest que la peine, le travail, lĠindigence. Ñ Je connais du moins le prix de la libert et le poids dĠun tat auquel on nĠest point appele. Ñ Je vous ai dit ce que jĠavais vous dire, cĠest vous, Mademoiselle, faire vos rflexionsÉ Ensuite il se levaÉ Ñ Mais, Monsieur, encore une question. Ñ Tant quĠil vous plaira. Ñ Mes sÏurs savent-elles ce que vous mĠavez appris ? Ñ Non, Mademoiselle. Ñ Comment ont-elles donc pu se rsoudre dpouiller leur sÏur, car cĠest ce quĠelles me croientÉ Ñ Ah ! Mademoiselle, lĠintrt ! lĠintrt ! Elles nĠauraient point obtenu les partis considrables quĠelles ont trouvs. Chacun songe soi dans ce monde, et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez perdre vos parents ; soyez sre quĠon vous disputera jusquĠ une obole la petite portion que vous aurez partager avec elles. Elles ont beaucoup dĠenfants ; ce prtexte sera trop honnte pour vous rduire la mendicit. Et puis elles ne peuvent plus rien, ce sont les maris qui font tout. Si elles avaient quelques sentiments de commisration, les secours quĠelles vous donneraient lĠinsu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-l, ou des enfants abandonns, ou des enfants mme lgitimes, secourus aux dpens de la paix domestique. Et puis, Mademoiselle, le pain quĠon reoit est bien dur. Si vous mĠen croyez, vous vous rconcilierez avec vos parents, vous ferez ce que votre mre doit attendre de vous, vous entrerez en religion ; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous clerai pas que lĠabandon apparent de votre mre, son opinitret vous renfermer et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que jĠai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre pre le mme effet que sur vous ; votre naissance lui tait suspecte, elle ne le lui est plus, et sans tre dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant que par la loi qui les attribue celui qui porte le titre dĠpoux. Allez, Mademoiselle, vous tes bonne et sage, pensez ce que vous venez dĠapprendre.
Je me levai, je me mis pleurer ; je vis quĠil tait lui-mme attendri, il leva doucement les yeux au Ciel et me reconduisit. Je repris la domestique qui mĠavait accompagne, nous remontmes en voiture et nous rentrmes la maison.
Il tait tard. Je rvai une partie de la nuit ce quĠon venait de me rvler, jĠy rvai encore le lendemain. Je nĠavais point de pre, le scrupule mĠavait t ma mre ; des prcautions prises pour que je ne pusse prtendre aux droits de ma naissance lgale ; une captivit domestique fort dure ; nulle esprance, nulle ressource. Peut-tre que si lĠon se ft expliqu plus tt avec moi, aprs lĠtablissement de mes sÏurs, on mĠet garde la maison qui ne laissait pas que dĠtre frquente, il se serait trouv quelquĠun qui mon caractre, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante. La chose nĠtait pas encore impossible, mais lĠclat que jĠavais fait en couvent la rendait plus difficile. On ne conoit gure comment une fille de dix-sept dix-huit ans a pu se porter cette extrmit sans une fermet peu commune. Les hommes louent beaucoup cette qualit, mais il me semble quĠils sĠen passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs pouses. CĠtait pourtant une ressource tenter avant que de songer un autre parti. Je pris celui de mĠen ouvrir ma mre, et je lui fis demander un entretien qui me fut accord.
CĠtait dans lĠhiver. Elle tait
assise dans un fauteuil devant le feu ; elle avait le visage svre, le regard
fixe et les traits immobiles. Je mĠapprochai dĠelle, je me jetai ses pieds et
je lui demandai pardon de tous les torts que jĠavais. CĠest, me rpondit-elle,
par ce que vous mĠallez dire que vous le mriterez. Levez-vous. Votre pre est
absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le pre
Sraphin, vous savez enfin qui vous tes et ce que vous pouvez attendre de moi,
si votre projet nĠest pas de me punir toute ma vie dĠune faute que je nĠai dj
que trop expie. Eh bien, Mademoiselle, que me voulez-vous ? QuĠavez-vous
rsolu ? Ñ Maman, lui rpondis-je, je sais que je nĠai rien et que je ne dois
prtendre rien. Je suis loigne dĠajouter vos peines de quelque nature
quĠelles soient. Peut-tre mĠauriez-vous trouve plus soumise vos volonts,
si vous mĠeussiez instruite plus tt de quelques circonstances quĠil tait
difficile que je souponnasse ; mais enfin je sais ; je me connais, et il ne me
reste quĠ me conduire en consquence de mon tat. Je ne suis plus surprise des
distinctions quĠon a mises entre mes sÏurs et moi, jĠen reconnais la justice,
jĠy souscris, mais je suis toujours votre enfant, vous mĠavez porte dans votre
sein, et jĠespre que vous ne lĠoublierez pas. Ñ Malheur moi, ajouta-t-elle
vivement, si je ne vous avouais pas autant quĠil est en mon pouvoir ! Ñ Eh
bien, Maman, lui dis-je, rendez-moi vos bonts, rendez-moi votre prsence,
rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon pre. Ñ Peu sĠen faut,
ajouta-t-elle, quĠil ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi.
Je ne vous vois jamais ct de lui sans entendre ses reproches, il me les
adresse par la duret dont il en use avec vous. NĠesprez point de lui les
sentiments dĠun pre tendre. Et puis, vous lĠavouerai-je ? Vous me rappelez une
trahison, une ingratitude si odieuse de la part dĠun autre, que je nĠen puis
supporter lĠide. Cet homme se montre sans cesse entre vous et moi, il me
repousse, et la haine que je lui dois se rpand sur vous. Ñ Quoi ! lui dis-je,
ne puis-je esprer que vous me traitiez vous et M. Simonin comme une trangre,
une inconnue que vous auriez accueillie par humanit ? Ñ Nous ne le pouvons ni
lĠun ni lĠautre. Ma fille, nĠempoisonnez pas ma vie plus longtemps ; si vous
nĠaviez point de sÏurs, je sais ce que jĠaurais faire, mais vous en avez
deux, et elles ont lĠune et lĠautre une famille nombreuse. Il y a longtemps que
la passion qui me soutenait sĠest teinte, la conscience a repris ses droits. Ñ
Mais celui qui je dois la vieÉ ? Ñ Il nĠest plus ; il est mort sans se
ressouvenir de vous, et cĠest le moindre de ses forfaitsÉ En cet endroit son
visage sĠaltra, ses yeux sĠallumrent, lĠindignation sĠempara de son visage ;
elle voulait parler, mais elle nĠarticulait plus, le tremblement de ses lvres
lĠen empchait. Elle tait assise, elle pencha sa tte sur ses mains pour me
drober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque
temps dans cet tat, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans
mot dire ; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle
disait : Le monstre ! Il nĠa pas dpendu de lui quĠil ne vous ait touffe
dans mon sein par toutes les peines quĠil mĠa causes ; mais Dieu nous a
conserves lĠune et lĠautre pour que la mre expit sa faute par lĠenfantÉ Ma
fille, vous nĠavez rien, vous nĠaurez jamais rien ; le peu que je puis faire
pour vous, je le drobe vos sÏurs ; voil les suites dĠune faiblesse.
Cependant jĠespre nĠavoir rien me reprocher en mourant, jĠaurai gagn votre
dot par mon conomie. Je nĠabuse point de la facilit de mon poux, mais je
mets tous les jours part ce que jĠobtiens de temps en temps de sa libralit.
JĠai vendu ce que jĠavais de bijoux et jĠai obtenu de lui de disposer mon gr
du prix qui mĠen est revenu. JĠaimais le jeu, je ne joue plus ; jĠaimais les
spectacles, je mĠen suis prive ; jĠaimais la compagnie, je vis retire ;
jĠaimais le faste, jĠy ai renonc. Si vous entrez en religion comme cĠest ma
volont et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je
prends sur moi tous les jours. Ñ Mais, Maman, lui dis-je, il vient encore ici
quelques gens de bien ; peut-tre sĠen trouvera-t-il un qui, satisfait de ma
personne, nĠexigera pas mme les pargnes que vous avez destines mon
tablissement. Ñ Il nĠy faut plus penser, votre clat vous
a perdue. Ñ Le mal est-il sans ressource ? Ñ Sans ressource. Ñ Mais si je ne
trouve point un poux, est-il ncessaire que je mĠenferme dans un couvent ? Ñ Ë
moins que vous ne veuillez perptuer ma douleur et mes remords jusquĠ ce que
jĠaie les yeux ferms. Il faut que jĠy vienne. Vos sÏurs dans ce moment
terrible seront autour de mon lit ; voyez si je pourrai vous voir au milieu
dĠelles. Quel serait lĠeffet de votre prsence dans ces derniers moments ! Ma
fille, car vous lĠtes malgr moi, vos sÏurs ont obtenu des lois un nom que
vous tenez du crime ; nĠaffligez pas une mre qui expire, laissez-la descendre
paisiblement au tombeau ; quĠelle puisse se dire elle-mme, lorsquĠelle sera
sur le point de paratre devant le grand juge, quĠelle a rpar sa faute autant
quĠil tait en elle ; quĠelle puisse se flatter quĠaprs sa mort vous ne
porterez point le trouble dans la maison et que vous ne revendiquerez point des
droits que vous nĠavez point. Ñ Maman, lui dis-je, soyez tranquille l-dessus.
Faites venir un homme de loi, quĠil dresse un acte de renonciation et je
souscrirai tout ce quĠil vous plaira. Ñ Cela ne se peut ; un enfant ne se
dshrite pas lui-mme ; cĠest le chtiment dĠun pre et dĠune mre justement
irrits. SĠil plaisait Dieu de mĠappeler demain ; demain il faudrait que jĠen
vinsse cette extrmit et que je mĠouvrisse mon mari, afin de prendre de
concert les mmes mesures. Ne mĠexposez point une indiscrtion qui me rendrait
odieuse ses yeux et qui entranerait des suites qui vous dshonoreraient. Si
vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans tat ;
malheureuse, dites-moi ce que vous deviendrez ; quelles ides voulez-vous que
jĠemporte en mourant ? Il faudra donc que je dise votre preÉ que lui
dirai-je ? que vous nĠtes pas son enfant !É Ma fille, sĠil ne fallait que se
jeter vos pieds pour obtenir de vousÉ mais vous ne sentez rien, vous avez
lĠme inflexible de votre preÉ Ñ En ce moment M. Simonin entra. Il vit le
dsordre de sa femme, il lĠaimait, il tait violent ; il sĠarrta tout court,
et tournant des regards terribles sur moi, il me dit : SortezÉ SĠil et
t mon pre je ne lui aurais pas obi, mais il ne lĠtait pas. Il ajouta en
parlant au domestique qui mĠclairait : Dites-lui quĠelle ne reparaisse
plus.
Je me renfermai dans ma petite prison. Je rvai ce que ma mre mĠavait dit. Je me jetai genoux, je priai Dieu quĠil mĠinspirt ; je priai longtemps, je demeurai le visage coll contre terre. On nĠinvoque presque jamais la voix du Ciel que quand on ne sait quoi se rsoudre, et il est rare quĠalors elle ne nous conseille pas dĠobir. Ce fut le parti que je pris. On veut que je sois religieuse, peut-tre est-ce aussi la volont de Dieu, eh bien, je le serai ; puisquĠil faut que je sois malheureuse, quĠimporte o je le sois ? Je recommandai celle qui me servait de mĠavertir quand mon pre serait sorti. Ds le lendemain je sollicitai un entretien avec ma mre ; elle me fit rpondre quĠelle avait promis le contraire M. Simonin, mais que je pouvais lui crire avec un crayon quĠon me donna. JĠcrivis donc sur un bout de papier (ce fatal papier sĠest retrouv et lĠon ne sĠen est que trop bien servi contre moi). Ç Maman, je suis fche de toutes les peines que je vous ai causes, je vous en demande pardon, mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi tout ce quĠil vous plaira ; si cĠest votre volont que jĠentre en religion, je souhaite que ce soit aussi celle de DieuÉÈ La servante prit cet crit et le porta ma mre. Elle remonta un moment aprs et elle me dit avec transport : Mademoiselle, puisquĠil ne fallait quĠun mot pour faire le bonheur de votre pre, de votre mre et le vtre, pourquoi lĠavoir diffr si longtemps ? Monsieur et Madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici ; ils se querellaient sans cesse votre sujet, Dieu merci, je ne verrai plus celaÉ Tandis quĠelle me parlait je pensais que je venais de signer mon arrt de mort, et ce pressentiment, Monsieur, se vrifiera si vous mĠabandonnez. Quelques jours se passrent sans que jĠentendisse parler de rien ; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte sĠouvrit brusquement. CĠtait M. Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que je savais quĠil nĠtait pas mon pre sa prsence ne me causait que de lĠeffroi. Je me levai, je lui fis la rvrence. Il me sembla que jĠavais deux cÏurs ; je ne pouvais penser ma mre sans mĠattendrir, sans avoir envie de pleurer ; il nĠen tait pas ainsi de M. Simonin. Il est sr quĠun pre inspire une sorte de sentiments quĠon nĠa pour personne au monde que lui ; on ne sait pas cela, sans sĠtre trouve comme moi vis--vis dĠun homme qui a port longtemps et qui vient de perdre cet auguste caractre, les autres lĠignoreront toujours. Si je passais de sa prsence celle de ma mre, il me semblait que jĠtais une autre. Il me dit : Suzanne, reconnaissez-vous ce billet ? Ñ Oui, Monsieur. Ñ LĠavez-vous crit librement ? Ñ Je ne saurais dire que oui. Ñ ĉtes-vous du moins rsolue excuter ce quĠil promet ? Ñ Je le suis. Ñ NĠavez-vous de prdilection pour aucun couvent ? Ñ Non, ils me sont indiffrents. Ñ Il suffit.
Voil ce que je rpondis, mais malheureusement cela ne fut point crit. Pendant une quinzaine dĠune entire ignorance de ce qui se passait, il me parut quĠon sĠtait adress diffrentes maisons religieuses et que le scandale de ma premire dmarche avait empch quĠon ne me ret postulante. On fut moins difficile Longchamp, et cela sans doute parce quĠon insinua que jĠtais musicienne et que jĠavais de la voix. On mĠexagra bien les difficults quĠon avait eues et la grce quĠon me faisait de mĠaccepter dans cette maison ; on mĠengagea mme crire la suprieure. Je ne sentais pas les suites de ce tmoignage crit quĠon exigeait ; on craignait apparemment quĠun jour je ne revinsse contre mes vÏux, on voulait avoir une attestation de ma propre main quĠils avaient t libres ; sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la suprieure, aurait-elle pass dans la suite entre les mains de mes beaux-frres ? Mais fermons vite les yeux l-dessus, ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir ; il nĠest plus.
Je fus conduite Longchamp, ce fut ma mre qui mĠaccompagna. Je ne demandai point dire adieu M. Simonin, jĠavoue que la pense ne mĠen vint quĠen chemin. On mĠattendait. JĠtais annonce et par mon histoire et par mes talents ; on ne me dit rien de lĠune, mais on fut trs press de voir si lĠacquisition quĠon faisait en valait la peine. LorsquĠon se fut entretenu de beaucoup de choses indiffrentes, car aprs ce qui mĠtait arriv vous pensez bien quĠon ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et quĠon ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments ; la suprieure dit : Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez ; nous avons un clavecin, si vous vouliez, nous irions dans notre parloir. JĠavais lĠme serre, mais ce nĠtait pas le moment de marquer de la rpugnance. Ma mre passa, je la suivis, la suprieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosit avait attires. CĠtait le soir ; on apporta des bougies, je mĠassis, je me mis au clavecin, je prludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tte que jĠen ai pleine et nĠen trouvant point. Cependant la suprieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau mĠtait familier : Tristes apprts, ples flambeaux, jour plus affreux que les tnbres... Je ne sais ce que cela produisit, mais on ne mĠcouta pas longtemps, on mĠinterrompit par des loges que je fus bien surprise dĠavoir mrits si promptement et si peu de frais. Ma mre me remit entre les mains de la suprieure, me donna sa main baiser et sĠen retourna.
Me voil donc dans une autre maison religieuse et postulante et avec toutes les apparences de postuler de mon plein gr. Mais vous, Monsieur, qui connaissez jusquĠ ce moment tout ce qui sĠest pass, quĠen pensez-vous ? La plupart de ces choses ne furent point allgues lorsque je voulus revenir contre mes vÏux ; les unes, parce que cĠtaient des vrits destitues de preuves ; les autres, parce quĠelles mĠauraient rendue odieuse sans me servir ; on nĠaurait vu en moi quĠun enfant dnatur qui fltrissait la mmoire de ses parents pour obtenir sa libert. On avait la preuve de ce qui tait contre moi ; ce qui tait pour ne pouvait ni sĠallguer ni se prouver. Je ne voulus pas mme quĠon insinut aux juges le soupon de ma naissance ; quelques personnes trangres aux lois me conseillrent de mettre en cause le directeur de ma mre et le mien ; cela ne se pouvait, et quand la chose aurait t possible, je ne lĠaurais pas soufferte. Mais propos, de peur que je ne lĠoublie et que lĠenvie de me servir ne vous empche dĠen faire la rflexion ; sauf votre meilleur avis, je crois quĠil faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin ; il nĠen faudrait pas davantage pour me dceler ; lĠostentation de ces talents ne va point avec lĠobscurit et la scurit que je cherche ; celles de mon tat ne savent point ces choses et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de mĠexpatrier jĠen ferai ma ressource. MĠexpatrier ! Mais dites-moi pourquoi cette ide mĠpouvante ? CĠest que je ne sais o aller ; cĠest que je suis jeune et sans exprience ; cĠest que je crains la misre, les hommes et le vice ; cĠest que jĠai toujours vcu renferme et que si jĠtais hors de Paris, je me croirais perdue dans le monde. Tout cela nĠest peut-tre pas vrai, mais cĠest ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas o aller ni que devenir, cela dpend de vous.
Les suprieures Longchamp ainsi que dans la plupart des maisons religieuses changent de trois ans en trois ans. CĠtait une madame de Moni qui entrait en charge lorsque je fus conduite dans la maison. Je ne puis vous en dire trop de bien ; cĠest pourtant sa bont qui mĠa perdue. CĠtait une femme de sens, qui connaissait le cÏur humain ; elle avait de lĠindulgence, quoique personne nĠen et moins besoin ; nous tions tous ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes quĠelle ne pouvait sĠempcher dĠapercevoir ou dont lĠimportance ne lui permettait pas de fermer les yeux. JĠen parle sans intrt, jĠai fait mon devoir avec exactitude, et elle me rendrait la justice que je nĠen commis aucune dont elle et me punir ou quĠelle et me pardonner. Si elle avait de la prdilection, elle lui tait inspire par le mrite ; aprs cela, je ne sais sĠil me convient de vous dire quĠelle mĠaima tendrement et que je ne fus pas des dernires entre ses favorites. Je sais que cĠest un grand loge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez lĠimaginer, ne lĠayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimes de la suprieure. Si jĠavais quelque dfaut reprocher madame de Moni, cĠest que son got pour la vertu, la pit, la franchise, la douceur, les talents, lĠhonntet lĠentranait ouvertement, et quĠelle nĠignorait pas que celles qui nĠy pouvaient prtendre nĠen taient que plus humilies. Elle avait aussi le don, qui est peut-tre plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il tait rare quĠune religieuse qui ne lui plaisait pas dĠabord lui plt jamais. Elle ne tarda pas me prendre en gr et jĠeus tout dĠabord la dernire confiance en elle ; malheur celles dont elle ne lĠattirait pas sans effort, il fallait quĠelles fussent mauvaises, sans ressource et quĠelles se lĠavouassent. Elle mĠentretint de mon aventure Sainte-Marie ; je la lui racontai sans dguisement comme vous, je lui dis tout ce que je viens de vous crire ; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait mes peines, rien ne fut oubli. Elle me plaignit, me consola, me fit esprer un avenir plus doux.
Cependant le temps du postulat se passa, celui de prendre lĠhabit arriva et je le pris. Je fis mon noviciat sans dgot ; je passe rapidement sur ces deux annes, parce quĠelles nĠeurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je mĠavanais pas pas vers lĠentre dĠun tat pour lequel je nĠtais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force, mais aussitt je recourais ma bonne suprieure qui mĠembrassait, qui dveloppait mon me, qui mĠexposait fortement ses raisons et qui finissait toujours par me dire : Et les autres tats nĠont-ils pas aussi leurs pines ? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous genoux et prionsÉ Alors elle se prosternait, elle priait haut, mais avec tant dĠonction, dĠloquence, de douceur, dĠlvation et de force quĠon et dit que lĠesprit de Dieu lĠinspirait. Ses penses, ses expressions, ses images pntraient jusquĠau fond du cÏur ; dĠabord on lĠcoutait, peu peu on tait entran, on sĠunissait elle, lĠme tressaillait et lĠon partageait ses transports. Son dessein nĠtait pas de sduire, mais certainement cĠest ce quĠelle faisait. On sortait de chez elle avec un cÏur ardent, la joie et lĠextase taient peintes sur le visage, on versait des larmes si douces ! CĠtait une impression quĠelle prenait elle-mme, quĠelle gardait longtemps et quĠon conservait. Ce nĠest pas ma seule exprience que je mĠen rapporte, cĠest celle de toutes les religieuses. Quelques-unes mĠont dit quĠelles sentaient natre en elles le besoin dĠtre consoles comme celui dĠun trs grand plaisir, et je crois quĠil ne mĠa manqu quĠun peu plus dĠhabitude pour en venir l. JĠprouvai cependant lĠapproche de ma profession une mlancolie si profonde quĠelle mit ma bonne suprieure de terribles preuves ; son talent lĠabandonna, elle me lĠavoua elle-mme. Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi, il me semble quand vous venez que Dieu se retire et que son esprit se taise ; cĠest inutilement que je mĠexcite, que je cherche des ides, que je veux exalter mon me, je me trouve une femme ordinaire et borne ; je crains de parlerÉ Ah ! chre Mre, lui dis-je, quel pressentiment ! Si cĠtait Dieu qui vous rendt muette !É Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, jĠallai dans sa cellule, ma prsence lĠinterdit dĠabord ; elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne que le sentiment profond que je portais en moi tait au-dessus de ses forces, et elle ne voulait pas lutter sans la certitude dĠtre victorieuse. Cependant elle mĠentreprit, elle sĠchauffa peu peu, mesure que ma douleur tombait son enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement genoux, je lĠimitai. Je crus que jĠallais partager son transport, je le souhaitais ; elle pronona quelques mots, puis tout coup elle se tut. JĠattendis inutilement. Elle ne parla plus ; elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : Ah ! chre enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opr sur moi ! Voil qui est fait, lĠEsprit sĠest retir, je le sens ; allez, que Dieu vous parle lui-mme, puisquĠil ne lui plat pas de se faire entendre par ma bouche. En effet je ne sais ce qui sĠtait pass en elle, si je lui avais inspir une mfiance de ses forces qui ne sĠest plus dissipe, si je lĠavais rendue timide, ou si jĠavais vraiment rompu son commerce avec le Ciel, mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession jĠallai la voir, elle tait dĠune mlancolie gale la mienne ; je me mis pleurer, elle aussi, je me jetai ses pieds, elle me bnit, me releva, mĠembrassa et me renvoya en me disant : Je suis lasse de vivre, je souhaite de mourir ; jĠai demand Dieu de ne point voir ce jour, mais ce nĠest pas sa volont. Allez, je parlerai votre mre ; je passerai la nuit en prires, priez aussi, mais couchez-vous, je vous lĠordonne. Permettez, lui rpondis-je, que je mĠunisse vousÉ Je vous le permets depuis neuf heures et demie jusquĠ onze, pas davantage. Ë neuf heures et demie je commencerai prier et vous aussi, mais onze vous me laisserez prier seule et vous vous reposerez. Allez, chre enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais, et cependant cette sainte femme allait dans les corridors, chaque porte veillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans lĠglise. Toutes sĠy rendirent, et lorsquĠelles y furent elle les invita sĠadresser au ciel pour moi. Cette prire se fit dĠabord en silence, ensuite elle teignit les lumires, toutes rcitrent ensemble le Miserere, except la suprieure qui prosterne au pied des autels, se macrait cruellement en disant : ï Dieu ! si cĠest par quelque faute que jĠai commise que vous vous tes retir de moi, accordez-mĠen le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous mĠavez t, mais que vous vous adressiez vous-mme cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez ses parents, et pardonnez-moi.
Le lendemain elle entra de bonne
heure dans ma cellule. Je ne lĠentendis point, je nĠtais pas encore veille.
Elle sĠassit ct de mon lit ; elle avait pos lgrement une de ses mains
sur mon front ; elle me regardait ; lĠinquitude, le trouble et la douleur se
succdaient sur son visage, et cĠest ainsi quĠelle mĠapparut lorsque jĠouvris
les yeux. Elle ne me parla point de ce qui sĠtait pass pendant la nuit, elle
me demanda seulement si je mĠtais couche de bonne heure. Je lui rpondis,
lĠheure que vous mĠavez ordonne. Ñ Si jĠavais repos. Ñ Profondment. Ñ Je mĠy
attendaisÉ Comment je me trouvais. Ñ Fort bien. Et vous chre Mre ? Ñ Hlas !
me dit-elle, je nĠai vu aucune personne entrer en religion sans inquitude,
mais je nĠai prouv sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais
bien que vous fussiez heureuse. Ñ Si vous mĠaimez toujours, je le serai. Ñ Ah !
sĠil ne tenait quĠ cela ! NĠavez-vous pens rien pendant la nuit ? Ñ Non. Ñ
Vous nĠavez fait aucun rve ? Ñ Aucun. Ñ QuĠest-ce qui se passe prsent dans
votre me ? Ñ Je suis stupide ; jĠobis mon sort sans rpugnance et sans got
; je sens que la ncessit mĠentrane et je me laisse aller. Ah ! ma chre
Mre, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement,
de cette mlancolie, de cette douce inquitude que jĠai quelquefois remarque
dans celles qui se trouvaient au moment o je suis. Je suis imbcile, je ne
saurais mme pleurer. On le veut, il le faut est la seule ide qui me vienneÉ
Mais vous ne me dites rien. Ñ Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais
pour vous voir et pour vous couter. JĠattends votre mre. Tchez de ne pas
mĠmouvoir ; laissez les sentiments sĠaccumuler dans mon me, quand elle en
sera pleine je vous quitterai. Il faut que je me taise, je me connais ; je nĠai
quĠun jet, mais il est violent, et ce nĠest pas avec vous quĠil doit sĠexhaler.
Reposez-vous encore un moment, que je vous voie ; dites-moi seulement quelques
mots et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. JĠirai et Dieu fera
le resteÉ Ñ Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes
mains quĠelle prit. Elle paraissait mditer, et mditer profondment ; elle
avait les yeux ferms avec effort, quelquefois elle les ouvrait, les portait en
haut et les ramenait sur moi ; elle sĠagitait, son me se remplissait de
tumulte, se composait et se ragitait ensuite. En vrit cette femme tait ne
pour tre prophtesse, elle en avait le visage et le caractre. Elle avait t
belle, mais lĠge en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis avait
encore ajout de la dignit sa physionomie ; elle avait les yeux petits, mais
ils semblaient ou regarder en elle-mme, ou traverser les objets voisins et
dmler au-del, une grande distance ; toujours dans le pass ou dans
lĠavenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda
brusquement quelle heure il tait. Ñ Il est bientt six heures. Ñ Adieu, je
mĠen vais. On va venir vous habiller ; je nĠy veux pas tre, cela me
distrairait. Je nĠai plus quĠun souci, cĠest de garder de la modration dans
les premiers moments.
Elle tait peine sortie, que la mre des novices et mes compagnes entrrent ; on mĠta les habits de religion ; et lĠon me revtit des habits du monde ; cĠest un usage que vous connaissez. Je nĠentendis rien de ce quĠon disait autour de moi, jĠtais presque rduite lĠtat dĠautomate, je ne mĠaperus de rien. JĠavais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce quĠil fallait faire ; on tait souvent oblig de me le rpter, car je nĠentendais pas de la premire fois, et je le faisais ; ce nĠtait pas que je pensasse autre chose, cĠest que jĠtais absorbe, jĠavais la tte lasse comme quand on sĠest excd de rflexion. Cependant la suprieure sĠentretenait avec ma mre. Je nĠai jamais su ce qui sĠtait pass dans cette entrevue qui dura longtemps ; on mĠa dit seulement que, quand elles se sparrent, ma mre tait si trouble quĠelle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle tait entre, et que la suprieure tait sortie les mains fermes et appuyes contre le front.
Cependant les cloches sonnrent ; je descendis. LĠassemble tait peu nombreuse ; je fus prche bien ou mal, je nĠentendis rien. On disposa de moi pendant toute cette matine qui a t nulle dans ma vie, car je nĠen ai jamais connu la dure ; je ne sais ni ce que jĠai fait, ni ce que jĠai dit. On mĠa sans doute interroge, jĠai sans doute rpondu, jĠai prononc des vÏux, mais je nĠen ai nulle mmoire, et je me suis trouve religieuse aussi innocemment que je fus faite chrtienne : je nĠai pas plus compris toute la crmonie de ma profession quĠ celle de mon baptme, avec cette diffrence que lĠune confre la grce et que lĠautre la suppose. Eh bien, Monsieur, quoique je nĠaie pas rclam Longchamp comme jĠavais fait Sainte-Marie, me croyez-vous plus engage ? JĠen appelle votre jugement, jĠen appelle au jugement de Dieu. JĠtais dans un tat dĠabattement si profond que quelques jours aprs, lorsquĠon mĠannona que jĠtais de chÏur, je ne sus ce quĠon voulait dire. Je demandai sĠil tait bien vrai que jĠeusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vÏux ; il fallut joindre ces preuves le tmoignage de toute la communaut, celui de quelques trangers quĠon avait appels la crmonie. MĠadressant plusieurs fois la suprieure, je lui disais : Cela est donc bien vrai ?É et je mĠattendais toujours quĠelle mĠallait rpondre : Non, mon enfant, on vous trompeÉ Son assurance ritre ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans lĠintervalle dĠun jour entier aussi tumultueux, aussi vari, si plein de circonstances singulires et frappantes je ne mĠen rappelasse aucune, pas mme le visage ni de celles qui mĠavaient servie, ni celui du prtre qui mĠavait prche, ni de celui qui avait reu mes vÏux ; le changement de lĠhabit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne ; depuis cet instant jĠai t ce quĠon appelle physiquement aline. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet tat ; et cĠest la longueur de cette espce de convalescence que jĠattribue lĠoubli profond de ce qui sĠest pass ; cĠest comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parl avec jugement, qui ont reu les sacrements et qui rendus la sant, nĠen ont aucune mmoire. JĠen ai vu plusieurs exemples dans la maison, et je me suis dit moi-mme, voil apparemment ce qui mĠest arriv le jour que jĠai fait profession. Mais il reste savoir si ces actions sont de lĠhomme, et sĠil y est, quoiquĠil paraisse y tre.
Je fis dans la mme anne trois pertes intressantes : celle de mon pre ou plutt de celui qui passait pour tel, il tait g, il avait beaucoup travaill, il sĠteignit ; celle de ma suprieure et celle de ma mre.
Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher ; elle se condamna au silence ; elle fit porter sa bire dans sa chambre. Elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits mditer et crire ; elle a laiss quinze Mditations qui me semblent moi de la plus grande beaut. JĠen ai une copie ; si quelque jour vous tiez curieux de voir les ides que cet instant suggre, je vous les communiquerais ; elles sont intitules Les Derniers Instants de la sÏur de Moni.
Ë lĠapproche de sa mort elle se fit habiller ; elle tait tendue sur son lit ; on lui administra les derniers sacrements, elle tenait un Christ entre ses bras. CĠtait la nuit, la lueur des flambeaux clairait cette scne lugubre. Nous lĠentourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout coup ses yeux brillrent ; elle se releva brusquement, elle parla, sa voix tait presque aussi forte que dans lĠtat de sant ; le don quĠelle avait perdu lui revint, elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur ternel. Mes enfants, votre douleur vous en impose. CĠest l, cĠest l, disait-elle en montrant le Ciel, que je vous servirai : mes yeux sĠabaisseront sans cesse sur cette maison, jĠintercderai pour vous et je serai exauce. Approchez toutes que je vous embrasse ; venez recevoir ma bndiction et mes adieuxÉ CĠest en prononant ces dernires paroles que trpassa cette femme rare qui a laiss aprs elle des regrets qui ne finiront point.
Ma mre mourut au retour dĠun petit voyage quĠelle fit sur la fin de lĠautomne chez une de ses filles. Elle eut du chagrin : sa sant avait t fort affaiblie. Je nĠai jamais su ni le nom de mon pre ni lĠhistoire de ma naissance. Celui qui avait t son directeur et le mien me remit de sa part un petit paquet ; cĠtaient cinquante louis avec un billet, envelopps et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet : Ç Mon enfant, cĠest peu de chose, mais ma conscience ne me permet pas de disposer dĠune plus grande somme. CĠest le reste de ce que jĠai pu conomiser sur les petits prsents de M. Simonin. Vivez saintement, cĠest le mieux mme pour votre bonheur en ce monde. Priez pour moi. Votre naissance est la seule faute importante que jĠaie commise ; aidez-moi lĠexpier, et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considration des bonnes Ïuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille ; et quoique le choix de lĠtat que vous avez embrass nĠait pas t aussi volontaire que je lĠaurais dsir, craignez dĠen changer. Que nĠai-je t renferme dans un couvent pendant toute ma vie ! Je ne serais pas si trouble de la pense quĠil faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mre dans lĠautre monde dpend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci ; Dieu qui voit tout mĠappliquera dans sa justice tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne ; ne demandez rien vos sÏurs, elles ne sont pas en tat de vous secourir ; nĠesprez rien de votre pre, il mĠa prcde ; il a vu le grand jour, il mĠattend, ma prsence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah ! malheureuse mre ! Ah ! malheureuse enfant ! Vos sÏurs sont arrives, je ne suis pas contente dĠelles ; elles prennent, elles emportent : elles ont sous les yeux dĠune mre qui se meurt des querelles dĠintrt qui mĠaffligent. Quand elles sĠapprochent de mon lit, je me retourne de lĠautre ct ; que verrais-je en elles ? deux cratures en qui lĠindigence a teint le sentiment de la nature. Elles soupirent aprs le peu que je laisse, elles font au mdecin et la garde des questions indcentes qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment o je mĠen irai et qui les saisira de tout ce qui mĠenvironne. Elles ont souponn, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent cach entre mes matelas ; il nĠy a rien quĠelles nĠaient mis en Ïuvre pour me faire lever et elles y ont russi ; mais heureusement mon dpositaire tait venu la veille et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre quĠil a crite sous ma dicte. Brlez la lettre, et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos vÏux car je dsire toujours que vous demeuriez en religion ; lĠide de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achverait de troubler mes derniers instants. È
Mon pre mourut le 5 janvier ; ma suprieure sur la fin du mme mois, et ma mre la seconde fte de Nol.
Ce fut la sÏur Sainte-Christine qui succda la mre de Moni. Ah ! Monsieur, quelle diffrence de lĠune lĠautre ! Je vous ai dit quelle femme cĠtait que la premire. Celle-ci avait le caractre petit, une tte troite et brouille de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle confrait avec des sulpiciens, des jsuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui lĠavait prcde ; en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de mdisances, dĠaccusations, de calomnies et de perscutions. Il fallut sĠexpliquer sur des questions de thologie o nous nĠentendions rien, souscrire des formules, se plier des pratiques singulires. La mre de Moni nĠapprouvait point ces exercices de pnitence qui se font sur le corps ; elle ne sĠtait macre que deux fois en sa vie, une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pnitences quĠelles ne corrigeaient dĠaucun dfaut, et quĠelles ne servaient quĠ donner de lĠorgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien et quĠelles eussent le corps sain et lĠesprit serein. La premire chose, lorsquĠelle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines et de dfendre dĠaltrer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir dĠaucun de ces instruments. La seconde au contraire renvoya chaque religieuse son cilice et sa discipline et fit retirer le Nouveau et lĠAncien Testament. Les favorites du rgne antrieur ne sont jamais les favorites du rgne qui suit. Je fus indiffrente, pour ne rien dire de pis, la suprieure actuelle, par la raison que sa prcdente mĠavait chrie ; mais je ne tardai pas empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence ou fermet selon le coup dĠÏil sous lequel vous les considrerez. La premire, ce fut de mĠabandonner toute la douleur que je ressentais de la perte de notre premire suprieure, dĠen faire lĠloge en toute circonstance ; dĠoccasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui nĠtaient pas favorables celle-ci ; de peindre lĠtat de la maison sous les annes passes ; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, lĠindulgence quĠon avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle quĠon nous administrait alors ; et dĠexalter les mÏurs, les sentiments, le caractre de la sÏur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice et de me dfaire de ma discipline, de prcher mes amies l-dessus et dĠen engager quelques-unes suivre mon exemple. La troisime, de me pourvoir dĠun Ancien et dĠun Nouveau Testament. La quatrime, de rejeter tout parti, de mĠen tenir au titre de chrtienne sans accepter le nom de jansniste ou de moliniste. La cinquime, de me renfermer rigoureusement dans la rgle de la maison, sans vouloir rien faire ni en del ni en de, consquemment de ne me prter aucune action surrogatoire, celles dĠobligation ne me paraissant dj que trop dures ; de ne monter lĠorgue que les jours de fte, de ne chanter que quand je serais de chÏur ; de ne plus souffrir quĠon abust de ma complaisance et de mes talents et quĠon me mt tout et tous les jours. Je lus les Constitutions, je les relus, je les savais par cÏur. Si lĠon mĠordonnait quelque chose ou qui nĠy ft pas exprim clairement, ou qui nĠy ft pas, ou qui mĠy part contraire, je mĠy refusais fermement ; je prenais le livre et je disais : Ç Voil les engagements que jĠai pris et je nĠen ai point pris dĠautres. È Mes discours en entranrent quelques-unes. LĠautorit des matresses se trouva trs borne ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scne dĠclat. Dans les cas incertains mes compagnes me consultaient, et jĠtais toujours pour la rgle contre le despotisme. JĠeus bientt lĠair et peut-tre un peu le jeu dĠune factieuse. Les grands vicaires de M. lĠarchevque taient sans cesse appels ; je comparaissais, je me dfendais, je dfendais mes compagnes, et il nĠest pas arriv une seule fois quĠon mĠait condamne, tant jĠavais dĠattention mettre la raison de mon ct. Il tait impossible de mĠattaquer du ct de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grces quĠune suprieure est toujours libre de refuser ou dĠaccorder, je nĠen demandais point ; je ne paraissais point au parloir et les visites, ne connaissant personne, je nĠen recevais point ; mais jĠavais brl mon cilice et jet ma discipline ; jĠavais conseill la mme chose dĠautres ; je ne voulais entendre parler jansnisme et molinisme ni en bien ni en mal. Quand on me demandait si jĠtais soumise la Constitution, je rpondais que je lĠtais lĠglise ; si jĠacceptais la BulleÉ que jĠacceptais lĠvangile. On visita ma cellule, on y dcouvrit lĠAncien et le Nouveau Testament. Je mĠtais chappe en propos indiscrets sur lĠintimit suspecte de quelques-unes des favorites ; la suprieure avait des tte--tte longs et frquents avec un jeune ecclsiastique, et jĠen avais dml la raison et le prtexte. Je nĠomis rien de ce qui pouvait me faire craindre, har, me perdre, et jĠen vins bout. On ne se plaignit plus de moi aux suprieurs, mais on sĠoccupa me rendre la vie dure. On dfendit aux autres religieuses de mĠapprocher, et bientt je me trouvai seule. JĠavais des amies en petit nombre, on se douta quĠelles chercheraient se ddommager la drobe de la contrainte quĠon leur imposait ; et que ne pouvant sĠentretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou des heures dfendues ; on nous pia, lĠon me surprit tantt avec lĠune, tantt avec une autre, lĠon fit de cette imprudence tout ce quĠon voulut, et jĠen fus chtie de la manire la plus inhumaine : on me condamna des semaines entires passer lĠoffice genoux, spare du reste, au milieu du chÏur, vivre de pain et dĠeau, demeurer enferme dans ma cellule, satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles quĠon appelait mes complices nĠtaient gure mieux traites. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on mĠen supposait ; on me donnait la fois des ordres incompatibles, et lĠon me punissait dĠy avoir manqu ; on avanait les heures des offices, des repas, on drangeait mon insu toute la conduite claustrale, et avec lĠattention la plus grande je me trouvais coupable tous les jours, et jĠtais tous les jours punie. JĠai du courage, mais il nĠen est point qui tienne contre lĠabandon, la solitude et la perscution. Les choses en vinrent au point que lĠon se fit un jeu de me tourmenter, cĠtait lĠamusement de cinquante personnes ligues. Il mĠest impossible dĠentrer dans tout le petit dtail de ces mchancets ; on mĠempchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vtement ; une autre fois cĠtait mes clefs ou mon brviaire ; ma serrure se trouvait embarrasse ; ou lĠon mĠempchait de bien faire, ou lĠon drangeait les choses que jĠavais bien faites ; on me supposait des discours et des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie tait une suite continuelle de dlits rels ou simuls et de chtiments. Ma sant ne tint point des preuves si longues et si dures, je tombai dans lĠabattement, le chagrin et la mlancolie. JĠallais dans les commencements chercher de la force au pied des autels, et jĠy en trouvais quelquefois. Je flottais entre la rsignation et le dsespoir, tantt me soumettant toute la rigueur de mon sort, tantt pensant mĠen affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois jĠy suis alle ! Combien jĠy ai regard de fois ! Il y avait ct un banc de pierre ; combien de fois je mĠy suis assise, la tte appuye sur les bords de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes ides, me suis-je leve brusquement et rsolue finir mes peines ! QuĠest-ce qui mĠa retenue ? Pourquoi prfrais-je alors de pleurer, de crier haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de mĠarracher les cheveux et de me dchirer le visage avec les ongles ? Si cĠtait Dieu qui mĠempchait de me perdre, pourquoi ne pas arrter aussi tous ces autres mouvements ? Je vais vous dire une chose qui vous paratra fort trange peut-tre et qui nĠen est pas moins vraie, cĠest que je ne doute point que mes visites frquentes vers ce puits nĠaient t remarques, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattes quĠun jour jĠaccomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cÏur. Quand jĠallais de ce ct, on affectait de sĠen loigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois jĠai trouv la porte du jardin ouverte des heures o elle devait tre ferme, singulirement les jours o lĠon avait multipli sur moi les chagrins, lĠon avait pouss bout la violence de mon caractre et lĠon me croyait lĠesprit alin ; mais aussitt que je crus avoir devin que ce moyen de sortir de la vie tait pour ainsi dire offert mon dsespoir, quĠon me conduisait ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prt me recevoir, je ne mĠen souciai plus. Mon esprit se tourna vers dĠautres cts. Je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fentres ; le soir, en me dshabillant, jĠessayais, sans y penser, la force de mes jarretires ; un autre jour je refusais le manger ; je descendais au rfectoire et je restais le dos appuy contre la muraille, les mains pendantes mes cts, les yeux ferms, et je ne touchais pas aux mets quĠon avait servis devant moi. Je mĠoubliais si parfaitement dans cet tat, que toutes les religieuses taient sorties et que je restais ; on affectait alors de se retirer sans bruit et lĠon me laissait l ; puis on me punissait dĠavoir manqu aux exercices. Que vous dirai-je ? on me dgota de presque tous les moyens de mĠter la vie, parce quĠil me sembla que loin de sĠy opposer, on me les prsentait. Nous ne voulons pas apparemment quĠon nous pousse hors de ce monde, et peut-tre nĠy serais-je plus, si elles avaient fait semblant de mĠy retenir. Quand on sĠte la vie, peut-tre cherche-t-on dsesprer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire. Ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vrit, sĠil est possible que je me rappelle mon tat quand jĠtais ct du puits, il me semble que je criais au-dedans de moi ces malheureuses qui sĠloignaient pour favoriser un forfait : Faites un pas de mon ct, montrez-moi le moindre dsir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sres que vous arriverez trop tard. En vrit, je ne vivais que parce quĠelles souhaitaient ma mort. LĠacharnement tourmenter et perdre se lasse dans le monde, il ne se lasse point dans les clotres.
JĠen tais l, lorsque revenant sur ma vie passe, je songeai faire rsilier mes vÏux. JĠy rvai dĠabord lgrement ; seule, abandonne, sans appui, comment russir dans un projet si difficile, mme avec tous les secours qui me manquaient ? Cependant cette ide me tranquillisa, mon esprit se rassit, je fus plus moi. JĠvitai des peines et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement et lĠon en fut tonn. La mchancet sĠarrta tout court, comme un ennemi lche qui vous poursuit et qui lĠon fait face au moment o il ne sĠy attend pas. Une question, Monsieur, que jĠaurais vous faire, cĠest pourquoi travers toutes les ides funestes qui passent par la tte dĠune religieuse dsespre celle de mettre le feu la maison ne lui vient point. Je ne lĠai point eue, ni dĠautres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile excuter ; il ne sĠagit un jour de grand vent que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bcher, dans un corridor. Il nĠy a point de couvents de brls, et cependant dans ces vnements les portes sĠouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas quĠon craint le pril pour soi et pour celles quĠon aime, et quĠon ddaigne un secours qui nous est commun avec celles quĠon hait ? Cette dernire ide est bien subtile, pour tre vraie.
Ë force de sĠoccuper dĠune chose on en sent la justice et mme lĠon en croit la possibilit ; on est bien fort quand on en est l. Ce fut pour moi lĠaffaire dĠune quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi sĠagissait-il ? De dresser un mmoire et de le donner consulter ; lĠun et lĠautre nĠtaient pas sans danger. Depuis quĠil sĠtait fait une rvolution dans ma tte on mĠobservait avec plus dĠattention que jamais, on me suivait de lĠÏil ; je ne faisais pas un pas qui ne ft clair, je ne disais pas un mot quĠon ne le pest. On se rapprocha de moi, on chercha me sonder. On mĠinterrogeait, on affectait de la commisration et de lĠamiti ; on revenait sur ma vie passe, on mĠaccusait faiblement, on mĠexcusait ; on esprait une meilleure conduite, on me flattait dĠun avenir plus doux. Cependant on entrait tout moment dans ma cellule le jour, la nuit, sous des prtextes, brusquement, sourdement ; on entrouvrait mes rideaux et lĠon se retirait. JĠavais pris lĠhabitude de coucher habille, jĠen avais une autre, cĠtait celle dĠcrire ma confession. Ces jours-l qui sont marqus jĠallais demander de lĠencre et du papier la suprieure qui ne mĠen refusait pas. JĠattendis donc le jour de confession, et en lĠattendant je rdigeai dans ma tte ce que jĠavais proposer ; cĠtait en abrg, tout ce que je viens de vous crire ; seulement, je mĠexpliquais sous des noms emprunts. Mais je fis trois tourderies ; la premire, de dire la suprieure que jĠaurais beaucoup de choses crire, et de lui demander sous ce prtexte plus de papier quĠon nĠen accorde ; la seconde, de mĠoccuper de mon mmoire et de laisser l ma confession ; et la troisime, nĠayant point fait de confession et nĠtant point prpare cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal quĠun instant. Tout cela fut remarqu, et lĠon en conclut que le papier que jĠavais demand avait t employ autrement que je ne lĠavais dit. Mais sĠil nĠavait pas servi ma confession, comme il tait vident, quel usage en avais-je fait ? Sans savoir quĠon prendrait ces inquitudes, je sentis quĠil ne fallait pas quĠon trouvt chez moi un crit de cette importance. DĠabord je pensai le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis le cacher dans mes vtements, lĠenfouir dans le jardin, le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus presse de lĠcrire et combien jĠen fus embarrasse quand il fut crit. DĠabord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et jĠallai lĠoffice qui sonnait. JĠtais dans une inquitude qui se dcelait mes mouvements. JĠtais assise ct dĠune jeune religieuse qui mĠaimait : quelquefois je lĠavais vue me regarder en piti et verser des larmes, elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je rsolus de lui confier mon papier. Dans un moment dĠoraison o toutes les religieuses se mettent genoux, sĠinclinent et sont comme plonges dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein et je le lui tendis derrire moi. Elle le prit et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux quĠelle mĠavait rendus ; mais jĠen avais reu beaucoup dĠautres, elle sĠtait occupe pendant des mois entiers lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles quĠon apportait mes devoirs pour avoir droit de me chtier ; elle venait frapper ma porte quand il tait lĠheure de sortir, elle rarrangeait ce quĠon drangeait, elle allait sonner ou rpondre quand il le fallait, elle se trouvait partout o je devais tre. JĠignorais tout cela.
Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortmes du chÏur, la suprieure me dit : SÏur Suzanne, suivez-moi. Je la suivis ; puis sĠarrtant dans le corridor une autre porte, voil, me dit-elle, votre cellule, cĠest la sÏur Saint-Jrome qui occupera la vtre. JĠentrai et elle avec moi. Nous tions toutes deux assises sans parler, lorsquĠune religieuse parut avec des habits quĠelle posa sur une chaise ; et la suprieure me dit : SÏur Suzanne, dshabillez-vous et prenez ce vtement. JĠobis en sa prsence. Cependant elle tait attentive tous mes mouvements. La sÏur qui avait apport les habits tait la porte, elle rentra, emporta ceux que jĠavais quitts, sortit et la suprieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procds et je ne la demandai point. Cependant on avait cherch partout dans ma cellule, on avait dcousu lĠoreiller et les matelas, on avait dplac tout ce qui pouvait lĠtre ou lĠavoir t ; on marcha sur mes traces, on alla au confessionnal, lĠglise, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre ; je vis une partie de ces recherches, je souponnai le reste. On ne trouva rien, mais on nĠen resta pas moins convaincu quĠil y avait quelque chose. On continua de mĠpier pendant plusieurs jours, on allait o jĠtais alle, on regardait partout, mais inutilement. Enfin la suprieure crut quĠil nĠtait possible de savoir la vrit que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule et elle me dit : SÏur Suzanne, vous avez des dfauts, mais vous nĠavez pas celui de mentir, dites-moi donc la vrit ; quĠavez-vous fait de tout le papier que je vous ai donn ? Ñ Madame, je vous lĠai dit. Ñ Cela ne se peut, car vous mĠen avez demand beaucoup et vous nĠavez t quĠun moment au confessionnal. Ñ Il est vrai. Ñ QuĠen avez-vous donc fait ? Ñ Ce que je vous ai dit. Ñ Eh bien, jurez-moi par la sainte obissance que vous avez voue Dieu que cela est, et malgr les apparences je vous croirai. Ñ Madame, il ne vous est pas permis dĠexiger un serment pour une chose si lgre, et il ne mĠest pas permis de le faire. Je ne saurais jurer. Ñ Vous me trompez, sÏur Suzanne, et vous ne savez pas quoi vous vous exposez. QuĠavez-vous fait du papier que je vous ai donn ? Ñ Je vous lĠai dit. Ñ O est-il ? Ñ Je ne lĠai plus. Ñ QuĠen avez-vous fait ? Ñ Ce que lĠon fait de ces sortes dĠcrits qui sont inutiles aprs quĠon sĠen est servi. Ñ Jurez-moi par la sainte obissance quĠil a t tout employ crire votre confession et que vous ne lĠavez plus. Ñ Madame, je vous le rpte, cette seconde chose nĠtant pas plus importante que la premire, je ne saurais jurer. Ñ Jurez, me dit-elle, ouÉ Ñ Je ne jurerai point. Ñ Vous ne jurerez point ? Ñ Non, Madame. Ñ Vous tes donc coupable ? Ñ Et de quoi puis-je tre coupable ? Ñ De tout. Il nĠy a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affect de louer celle qui mĠa prcde pour me rabaisser, de mpriser les usages quĠelle avait proscrits, les lois quĠelle avait abolies et que jĠai cru devoir rtablir ; de soulever toute la communaut ; dĠenfreindre les rgles ; de diviser les esprits ; de manquer tous vos devoirs ; de me forcer vous punir et punir celles que vous avez sduites, la chose qui me cote le plus. JĠaurais pu svir contre vous par les voies les plus dures, je vous ai mnage ; jĠai cru que vous reconnatriez vos torts, que vous reprendriez lĠesprit de votre tat, et que vous reviendriez moi, vous ne lĠavez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui nĠest pas bien, vous avez des projets ; lĠintrt de la maison exige que je les connaisse et je les connatrai, cĠest moi qui vous en rpondsÉ SÏur Suzanne, dites-moi la vrit. Ñ Je vous lĠai dite. Ñ Je vais sortir, craignez mon retour. Je mĠassieds, je vous donne encore un moment pour vous dterminer. Vos papiers, sĠils existentÉ Ñ Je ne les ai plusÉ Ñ Ou le serment quĠils ne contenaient que votre confession. Ñ Je ne saurais le faire. Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites ; elles avaient lĠair gar et furieux. Je me jetai leurs pieds, jĠimplorai leur misricorde. Elles criaient toutes ensemble : Point de misricorde, Madame, ne vous laissez pas toucher, quĠelle donne ses papiers, ou quĠelle aille en paixÉ JĠembrassais les genoux tantt de lĠune, tantt de lĠautre ; je leur disais en les nommant par leurs noms : SÏur Sainte-Agns, sÏur Sainte-Julie, que vous ai-je fait ? Pourquoi irritez-vous ma suprieure contre moi ? Est-ce ainsi que jĠen ai us ? Combien de fois nĠai-je pas suppli pour vous ? vous ne vous en souvenez plus ; vous tiez en faute, et je nĠy suis pas. La suprieure immobile me regardait et me disait : Donne tes papiers, malheureuse, ou rvle ce quĠils contenaient. Ñ Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus ; vous tes trop bonne, vous ne la connaissez pas, cĠest une me indocile dont on ne peut venir bout que par des moyens extrmes ; cĠest elle qui vous y porte, tant pis pour elle. Ñ Ma chre Mre, lui disais-je, je nĠai rien fait qui puisse offenser ni Dieu ni les hommes, je vous le jure. Ñ Ce nĠest pas l le serment que je veux. Ñ Elle aura crit contre vous, contre nous quelque mmoire au grand vicaire, lĠarchevque, Dieu sait comment elle aura peint lĠintrieur de la maison ; on croit aisment le mal. Madame, il faut disposer de cette crature, si vous ne voulez pas quĠelle dispose de nous. Ñ La suprieure ajouta : SÏur Suzanne, voyez. Ñ Je me levai brusquement et je lui dis : Madame, jĠai tout vu, je sens que je me perds, mais un moment plus tt ou plus tard ne vaut pas la peine dĠy penser. Faites de moi ce quĠil vous plaira ; coutez leur fureur, consommez votre injusticeÉ et lĠinstant je leur tendis les bras. Ses compagnes sĠen saisirent ; on mĠarracha mon voile, on me dpouilla sans pudeur ; on trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne suprieure, on sĠen saisit ; je suppliai quĠon me permt de le baiser encore une fois, on me refusa ; on me jeta une chemise, on mĠta mes bas, lĠon me couvrit dĠun sac, et lĠon me conduisit la tte et les pieds nus travers les corridors. Je criais, jĠappelais mon secours, mais on avait sonn la cloche pour avertir que personne ne part. JĠinvoquais le Ciel, jĠtais terre et lĠon me tranait ; quand jĠarrivai au bas des escaliers jĠavais les pieds ensanglants et les jambes meurtries, jĠtais dans un tat toucher des mes de bronze. Cependant lĠon ouvrit avec de grosses clefs la porte dĠun petit lieu souterrain, obscur, o lĠon me jeta sur une natte que lĠhumidit avait demi pourrie. L, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche dĠeau avec quelques vaisseaux ncessaires et grossiers. La natte roule par un bout formait un oreiller ; il y avait sur un bloc de pierre une tte de mort avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me dtruire. Je portai mes mains ma gorge, je dchirai mon vtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux, je hurlai comme une bte froce. Je me frappai la tte contre les murs, je me mis toute en sang, je cherchai me dtruire jusquĠ ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. CĠest l que jĠai pass trois jours ; je mĠy croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes excutrices venait et me disait : Obissez notre suprieure et vous sortirez dĠici. Ñ Je nĠai rien fait, je ne sais ce quĠon me demande. Ah ! SÏur Saint-Clment, il est un DieuÉ
Le troisime jour, sur les neuf heures du soir on ouvrit la porte, cĠtaient les mmes religieuses qui mĠavaient conduite. Aprs lĠloge des bonts de notre suprieure, elles mĠannoncrent quĠelle me faisait grce et quĠon allait me mettre en libert. Ñ Il est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. Ñ Cependant elles mĠavaient releve et elles mĠentranaient ; on me conduisit dans ma cellule o je trouvai la suprieure : JĠai consult Dieu sur votre sort et il a touch mon cÏur, il veut que jĠaie piti de vous, et je lui obis ; mettez-vous genoux et demandez-lui pardonÉ Je me mis genoux et je dis : Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que jĠai faites, comme vous le demandtes sur la croix pour moi. Ñ Quel orgueil ! sĠcrirent-elles ; elle se compare Jsus-Christ et elle nous compare aux Juifs qui lĠont crucifi. Ñ Ne me considrez pas, leur dis-je, mais considrez-vous et jugez. Ñ Ce nĠest pas tout, me dit la suprieure ; jurez-moi par la sainte obissance que vous ne parlerez jamais de ce qui sĠest pass. Ñ Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que jĠen garderai le silence ? Personne nĠen saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure. Ñ Vous le jurez ? Ñ Oui, je vous le jure. Ñ Cela fait, elles me dpouillrent des vtements quĠelles mĠavaient donns et elles me laissrent me rhabiller des miens.
JĠavais pris de lĠhumidit ; jĠtais dans une circonstance critique ; jĠavais tout le corps meurtri, depuis plusieurs jours je nĠavais pris que quelques gouttes dĠeau avec un peu de pain, je crus que cette perscution serait la dernire que jĠaurais souffrir. CĠest lĠeffet momentan de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes. Je revins en trs peu de temps, et je trouvai, quand je reparus, toute la communaut persuade que jĠavais t malade ; je repris les exercices de la maison et ma place lĠglise. Je nĠavais pas oubli mon papier ni la jeune sÏur qui je lĠavais confi ; jĠtais sre quĠelle nĠavait point abus de ce dpt, mais quĠelle ne lĠavait pas gard sans inquitude. Quelques jours aprs ma sortie de prison, au chÏur, au moment mme o je le lui avais donn, cĠest--dire lorsque nous nous mettons genoux et quĠinclines les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe, je tendis la main et lĠon me donna un billet qui ne contenait que ces mots : Ç Combien vous mĠavez inquite ! Et ce cruel papier, que faut-il que jĠen fasse ?É. È Aprs avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes mains et je lĠavalai. Tout cela se passait au commencement du carme. Le temps approchait o la curiosit dĠentendre appelle Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. JĠavais la voix trs belle, jĠen avais peu perdu. CĠest dans les maisons religieuses quĠon est attentif aux plus petits intrts. On eut quelque mnagement pour moi, je jouis dĠun peu plus de libert, les sÏurs que jĠinstruisais au chant purent approcher de moi sans consquence. Celle qui jĠavais confi mon mmoire en tait une ; dans les heures de rcration que nous passions au jardin, je la prenais lĠcart, je la faisais chanter, et pendant quĠelle chantait, voici ce que je lui dis : Vous connaissez beaucoup de monde, moi, je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez, jĠaimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupon de mĠavoir servie : mon amie, vous seriez perdue, je le sais ; cela ne me sauverait pas, et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut, ce prix. Ñ Laissons cela, me dit-elle ; de quoi sĠagit-il ? Ñ Il sĠagit de faire passer srement cette consultation quelque habile avocat, sans quĠil sache de quelle maison elle vient, et dĠen obtenir une rponse que vous me rendrez lĠglise ou ailleurs. Ñ Ë propos, me dit-elle, quĠavez-vous fait de mon billet ? Ñ Soyez tranquille, je lĠai aval. Ñ Soyez tranquille vous-mme, je penserai votre affaireÉ Ñ Vous remarquerez, Monsieur, que je chantais tandis quĠelle me parlait, quĠelle chantait tandis que je lui rpondais, et que notre conversation tait entrecoupe de traits de chant. Cette jeune personne, Monsieur, est encore dans la maison, son bonheur est entre vos mains ; si lĠon venait dcouvrir ce quĠelle a fait pour moi, il nĠy a sorte de tourments auxquels elle ne ft expose. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte dĠun cachot, jĠaimerais mieux y rentrer. Brlez donc ces lettres, Monsieur ; si vous en sparez lĠintrt que vous voulez bien prendre mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine dĠtre conserv. Voil ce que je vous disais alors ; mais hlas elle nĠest plus, et je reste seule.
Elle ne tarda pas me tenir parole et mĠen informer notre manire accoutume. La semaine sainte arriva, le concours nos Tnbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que lĠon donne vos comdiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais tre entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres o lĠon clbre la mmoire de son fils attach sur la croix pour lĠexpiation des crimes du genre humain. Mes jeunes lves taient bien prpares, quelques-unes avaient de la voix, presque toutes de lĠexpression et du got, et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir et que la communaut tait satisfaite du succs de mes soins.
Vous savez, Monsieur, que le Jeudi lĠon transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier o il reste jusquĠau Vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses qui se rendent au reposoir les unes aprs les autres ou deux deux. Il y a un tableau qui indique chacune son heure dĠadoration ; que je fus contente dĠy lire la sÏur Sainte-Suzanne et la sÏur Sainte-Ursule depuis deux heures du matin jusquĠ trois ! Je me rendis au reposoir lĠheure marque, ma compagne y tait, nous nous plames lĠune ct de lĠautre sur les marches de lĠautel, nous nous prosternmes ensemble, nous adormes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant : Nous nĠaurons peut-tre jamais lĠoccasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement ; Dieu connat la contrainte o nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je nĠai pas lu votre mmoire, mais il nĠest pas difficile de deviner ce quĠil contient. JĠen aurai incessamment la rponse ; mais si cette rponse vous autorise poursuivre la rsiliation de vos vÏux, ne voyez-vous pas quĠil faudra ncessairement que vous confriez avec des gens de loi ? Ñ Il est vrai. Ñ Que vous aurez besoin de libert ? Ñ Il est vrai. Ñ Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions prsentes pour vous en procurer ? Ñ JĠy ai pens. Ñ Vous le ferez donc ? Ñ Je verrai. Ñ Autre chose ; si votre affaire sĠentame, vous demeurerez ici abandonne toute la fureur de la communaut ; avez-vous prvu les perscutions qui vous attendent ? Ñ Elles ne seront pas plus grandes que celles que jĠai souffertes. Ñ Je nĠen sais rien. Ñ Pardonnez-moi ; dĠabord on nĠosera disposer de ma libert. Ñ Et pourquoi cela ? Ñ Parce quĠalors je serai sous la protection des lois ; il faudra me reprsenter, je serai pour ainsi dire entre le monde et le clotre. JĠaurai la bouche ouverte, la libert de me plaindre, je vous attesterai toutes, on nĠosera avoir des torts dont je pourrais me plaindre, on nĠaura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux quĠon en ust mal avec moi, mais on ne le fera pas, soyez sre quĠon prendra une conduite tout oppose. On me sollicitera, on me reprsentera le tort que je vais me faire moi-mme et la maison, et comptez quĠon nĠen viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la sduction ne pourront rien, et quĠon sĠinterdira les voies de force. Ñ Mais il est incroyable que vous ayez tant dĠaversion pour un tat dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs. Ñ Je la sens cette aversion, je lĠapportai en naissant et elle ne me quittera pas. Je finirais par tre une mauvaise religieuse, il faut prvenir ce moment. Ñ Mais si par malheur vous succombez ? Ñ Si je succombe, je demanderai changer de maison ou je mourrai dans celle-ci. Ñ On souffre longtemps avant que de mourir. Ah ! mon amie, votre dmarche me fait frmir. Je tremble, que vos vÏux soient rsilis, et quĠils ne le soient pas. SĠils le sont, que deviendrez-vous ? que ferez-vous dans le monde ? Vous avez de la figure, de lĠesprit et des talents, mais on dit que cela ne mne rien avec de la vertu, et je sais que vous ne vous dpartirez pas de cette dernire qualit. Ñ Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas la vertu, cĠest sur elle seule que je compte. Plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit tre considre. Ñ On la loue, mais on ne fait rien pour elle. Ñ CĠest elle qui mĠencourage et qui me soutient dans mon projet ; quoi quĠon mĠobjecte, on respectera mes mÏurs ; on ne dira pas du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entrane hors de mon tat par une passion drgle. Je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande tre libre, parce que le sacrifice de ma libert nĠa pas t volontaire. Avez-vous lu mon mmoire ? Ñ Non ; jĠai ouvert le paquet que vous mĠavez donn, parce quĠil tait sans adresse et que jĠai d penser quĠil tait pour moi, mais les premires lignes mĠont dtrompe et je nĠai pas t plus loin. Que vous ftes bien inspire de me lĠavoir remis ! Un moment plus tard on lĠaurait trouv sur vous. Mais lĠheure qui finit notre station approche ; prosternons-nous ; que celles qui vont nous succder nous trouvent dans la situation o nous devons tre. Demandez Dieu quĠil vous claire et quĠil vous conduise, je vais unir ma prire et mes soupirs aux vtresÉ Ñ JĠavais lĠme un peu soulage. Ma compagne priait droite, moi, je me prosternai, mon front tait appuy contre la dernire marche de lĠautel et mes bras taient tendus sur les marches suprieures. Je ne crois pas mĠtre jamais adresse Dieu avec plus de consolation et de ferveur, le cÏur me palpitait avec violence, jĠoubliai en un instant tout ce qui mĠenvironnait. Je ne sais combien je restai dans cette position ni combien jĠy serais encore reste, mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai je crus tre seule, je me trompais, elles taient toutes les trois places derrire moi, debout et fondant en larmes, elles nĠavaient os mĠinterrompre, elles attendaient que je sortisse de moi-mme de lĠtat de transport et dĠeffusion o elles me voyaient. Quand je me retournai de leur ct mon visage avait sans doute un caractre bien imposant, si jĠen juge par lĠeffet quĠil produisit sur elles et par ce quĠelles ajoutrent ; que je ressemblais alors notre ancienne suprieure lorsquĠelle nous consolait, et que ma vue leur avait caus le mme tressaillement. Si jĠavais eu quelque penchant lĠhypocrisie ou au fanatisme et que jĠeusse voulu jouer un rle dans la maison, je ne doute point quĠil ne mĠet russi ; mon me sĠallume facilement, sĠexalte, se touche, et cette bonne suprieure mĠa dit cent fois en mĠembrassant que personne nĠaurait aim Dieu comme moi ; que jĠavais un cÏur de chair et les autres un cÏur de pierre. Il est sr que jĠprouvais une facilit extrme partager son extase, et que dans les prires quĠelle faisait haute voix, quelquefois il mĠarrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses ides et de rencontrer, comme dĠinspiration, une partie de ce quĠelle aurait dit elle-mme. Les autres lĠcoutaient en silence ou la suivaient ; moi, je lĠinterrompais, ou je la devanais, ou je parlais avec elle ; je conservais trs longtemps lĠimpression que jĠavais prise, et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose, car, si lĠon discernait dans les autres quĠelles avaient convers avec elle, on discernait en elle quĠelle avait convers avec moi. Mais quĠest-ce que cela signifie, quand la vocation nĠy est pas ? Notre station finie, nous cdmes la place celles qui nous succdaient, nous nous embrassmes bien tendrement ma jeune compagne et moi avant que de nous sparer.
La scne du reposoir fit bruit dans la maison ; ajoutez cela le succs de nos Tnbres du Vendredi saint, je chantai, je touchai de lĠorgue, je fus applaudie. ï ttes folles de religieuses ! Je nĠeus presque rien faire pour me rconcilier avec toute la communaut, on vint au-devant de moi, la suprieure la premire. Quelques personnes du monde cherchrent me connatre, cela cadrait trop bien avec mon projet pour mĠy refuser. Je vis M. le premier prsident, madame de Soubise et une foule dĠhonntes gens, des moines, des prtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde, et parmi tout cela cette sorte dĠtourdis que vous appelez des talons rouges, et que jĠeus bientt congdis. Je ne cultivai de connaissances que celles quĠon ne pouvait mĠobjecter, jĠabandonnai le reste celles de nos religieuses qui nĠtaient pas si difficiles.
JĠoubliais de vous dire que la premire marque de bont quĠon me donna, ce fut de me rtablir dans ma cellule. JĠeus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne suprieure, et lĠon nĠeut pas celui de me le refuser. Il a repris sa place sur mon cÏur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins mon premier mouvement est dĠlever mon me Dieu, le second est de le baiser ; lorsque je veux prier et que je me sens lĠme froide, je le dtache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde et il mĠinspire. CĠest bien dommage que nous nĠayons pas connu les saints personnages dont les simulacres sont exposs notre vnration, ils feraient bien une autre impression sur nous, ils ne nous laisseraient pas leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.
JĠeus la rponse mon mmoire, elle tait dĠun M. Manouri ; ni favorable ni dfavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre dĠclaircissements auxquels il tait difficile de satisfaire sans se voir ; je me nommai donc et jĠinvitai M. Manouri se rendre Longchamp. Ces messieurs se dplacent difficilement, cependant il vint ; nous nous entretnmes trs longtemps, nous convnmes dĠune correspondance par laquelle il me ferait parvenir srement ses demandes et je lui renverrais mes rponses. JĠemployai de mon ct tout le temps quĠil donnait mon affaire disposer les esprits, intresser mon sort et me faire des protections. Je me nommai ; je rvlai ma conduite dans la premire maison que jĠavais habite, ce que jĠavais souffert dans la maison domestique, les peines quĠon mĠavait faites en couvent, ma rclamation Sainte-Marie, mon sjour Longchamp, ma prise dĠhabit, ma profession, la cruaut avec laquelle jĠavais t traite depuis que jĠavais consomm mes vÏux. On me plaignit, on mĠoffrit du secours ; je retins la bonne volont que lĠon me tmoignait pour le temps o je pourrais en avoir besoin, sans mĠexpliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison ; jĠavais obtenu de Rome la permission de rclamer contre mes vÏux ; incessamment lĠaction allait tre intente, quĠon tait l-dessus dans une scurit profonde. Je vous laisse donc penser quelle fut la surprise de ma suprieure lorsquĠon lui signifia au nom de sÏur Marie-Suzanne Simonin une protestation contre ses vÏux avec la demande de quitter lĠhabit de religion et de sortir du clotre pour disposer dĠelle comme elle le jugerait propos.
JĠavais bien prvu que je trouverais plusieurs sortes dĠoppositions, celle des lois, celle de la maison religieuse et celle de mes beaux-frres et sÏurs alarms. Ils avaient eu tout le bien de la famille, et libre, jĠaurais eu des reprises considrables faire sur eux. JĠcrivis mes sÏurs, je les suppliai de nĠapporter aucune opposition ma sortie, jĠen appelai leur conscience sur le peu de libert de mes vÏux. Je leur offris un dsistement par acte authentique de toutes mes prtentions la succession de mon pre et de ma mre ; je nĠpargnai rien pour leur persuader que ce nĠtait ici une dmarche ni dĠintrt, ni de passion. Je ne mĠen imposai point sur leurs sentiments ; cet acte que je leur proposais, fait tandis que jĠtais encore engage en religion, devenait invalide, et il tait trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre. Puis leur convenait-il dĠaccepter mes propositions ? Laisseront-elles une sÏur sans asile et sans fortune ? Jouiront-elles de son bien ? Que dira-t-on dans le monde ? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous ? SĠil lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte dĠhomme quĠelle pousera ? Et si elle a des enfants ?É Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative. Voil ce quĠelles se dirent et ce quĠelles firent.
Ë peine la suprieure eut-elle reu lĠacte juridique de ma demande, quĠelle accourut dans ma cellule. Comment, sÏur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter ? Ñ Oui, Madame. Ñ Et vous allez appeler de vos vÏux ? Ñ Oui, Madame. Ñ Ne les avez-vous pas faits librement ? Ñ Non, Madame. Ñ Et qui est-ce qui vous y a contrainte ? Ñ Tout. Ñ Monsieur votre pre ? Ñ Mon pre. Ñ Madame votre mre ? Ñ Elle-mme. Ñ Et pourquoi ne pas rclamer au pied des autels ? Ñ JĠtais si peu moi, que je ne me rappelle pas mme dĠy avoir assist. Ñ Pouvez-vous parler ainsi ? Ñ Je dis la vrit. Ñ Quoi, vous nĠavez pas entendu le prtre vous demander : sÏur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous Dieu obissance, chastet et pauvret ? Ñ Je nĠen ai pas mmoire. Ñ Vous nĠavez pas rpondu que oui ? Ñ Je nĠen ai pas mmoire. Ñ Et vous imaginez que les hommes vous en croiront ? Ñ Ils mĠen croiront ou non, mais le fait nĠen sera pas moins vrai. Ñ Chre enfant, si de pareils prtextes taient couts, voyez quels abus il sĠensuivrait ! Vous avez fait une dmarche inconsidre, vous vous tes laisse entraner par un sentiment de vengeance, vous avez cÏur les chtiments que vous mĠavez oblige de vous infliger ; vous avez cru quĠils suffisaient pour rompre vos vÏux, vous vous tes trompe, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes, que vous lĠavez dj commis dans votre cÏur et que vous allez le consommer. Ñ Je ne serai point parjure, je nĠai rien jur. Ñ Si lĠon a eu quelques torts avec vous, nĠont-ils pas t rpars ? Ñ Ce ne sont point ces torts qui mĠont dtermine. Ñ QuĠest-ce donc ? Ñ Le dfaut de vocation, le dfaut de libert dans mes vÏux. Ñ Si vous nĠtiez point appele, si vous tiez contrainte, que ne me le disiez-vous quand il en tait temps ? Ñ Et quoi cela mĠaurait-il servi ? Ñ Que ne montriez-vous la mme fermet que vous etes Sainte-Marie ? Ñ Est-ce que la fermet dpend de nous ? Je fus ferme la premire fois, la seconde, jĠtais imbcile. Ñ Que nĠappeliez-vous un homme de loi ? Que ne protestiez-vous ? Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret. Ñ Savais-je rien de ces formalits ? Quand je les aurais sues, tais-je en tat dĠen user ? Quand jĠaurais t en tat dĠen user, lĠaurais-je pu ? Quoi, Madame, ne vous tes-vous pas aperue vous-mme de mon alination ? Si je vous prends tmoin, jurerez-vous que jĠtais saine dĠesprit ? Ñ Je le jurerai. Ñ Eh bien, Madame, cĠest vous et non pas moi qui serez parjure. Ñ Mon enfant, vous allez faire un clat inutile ; revenez vous, je vous en conjure par votre propre intrt, par celui de la maison. Ces sortes dĠaffaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses. Ñ Ce ne sera pas ma faute. Ñ Les gens du monde sont mchants ; on fera les suppositions les plus dfavorables votre esprit, votre cÏur, vos mÏurs, on croiraÉ Ñ Tout ce quĠon voudra. Ñ Mais parlez-moi cÏur ouvert ; si vous avez quelque mcontentement secret, quel quĠil soit, il y a du remde. Ñ JĠtais, je suis et je serai toute ma vie mcontente de mon tat. Ñ LĠesprit sducteur qui nous environne sans cesse et qui cherche nous perdre, aurait-il profit de la libert trop grande quĠon vous a accorde depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste ? Ñ Non, Madame, vous savez que je ne fais pas un serment sans peine, jĠatteste Dieu que mon cÏur est innocent et quĠil nĠy eut jamais aucun sentiment honteux. Ñ Cela ne se conoit pas. Ñ Rien cependant, madame, nĠest plus facile concevoir. Chacun a son caractre et jĠai le mien. Vous aimez la vie monastique et je la hais ; vous avez reu de Dieu les grces de votre tat et elles me manquent toutes ; vous vous seriez perdue dans le monde, et vous assurez ici votre salut, je me perdrais ici, et jĠespre me sauver dans le monde ; je suis et je serai une mauvaise religieuse. Ñ Et pourquoi ? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous. Ñ Mais cĠest avec peine et contrecÏur. Ñ Vous en mritez davantage. Ñ Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mrite, et je suis force de mĠavouer quĠen me soumettant tout, je ne mrite rien ; je suis lasse dĠtre une hypocrite ; en faisant ce qui sauve les autres je me dteste et je me damne. En un mot, Madame, je ne connais de vritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur got pour la retraite et qui y resteraient quand elles nĠauraient autour dĠelles ni grilles ni murailles qui les retinssent. Il sĠen manque bien que je sois de ce nombre, mon corps est ici, mais mon cÏur nĠy est pas, il est au-dehors, et sĠil fallait opter entre la mort et la clture perptuelle, je ne balancerais pas mourir. Voil mes sentiments. Ñ Quoi, vous quitterez sans remords ce voile, ces vtements qui vous ont consacre Jsus-Christ ! Ñ Oui, Madame, parce que je les ai pris sans rflexion et sans libertÉ Je lui rpondis avec bien de la modration, car ce nĠtait pas l ce que mon cÏur me suggrait, il me disait : Oh ! que ne suis-je au moment o je pourrai les dchirer et les jeter loin de moi !É Cependant ma rponse lĠaltra, elle plit, elle voulut encore parler, mais ses lvres tremblaient, elle ne savait pas trop ce quĠelle avait encore me dire. Je me promenais grands pas dans ma cellule, et elle sĠcriait : ï mon Dieu ! Que diront nos sÏurs ! ï Jsus ! Jetez sur elle un regard de piti ! SÏur Sainte-Suzanne ? Ñ Madame. Ñ CĠest donc un parti pris ? Vous voulez nous dshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre ! Ñ Je veux sortir dĠici. Ñ Mais si ce nĠest que la maison qui vous dplaiseÉ Ñ CĠest la maison, cĠest mon tat, cĠest la religion ; je ne veux tre enferme ni ici ni ailleurs. Ñ Mon enfant, vous tes possde du dmon, cĠest lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte ; rien nĠest plus vrai, voyez dans quel tat vous tes. Ñ En effet, je jetai les yeux sur moi et je vis que ma robe tait en dsordre, que ma guimpe sĠtait tourne presque sens devant derrire et que mon voile tait tomb sur mes paules. JĠtais ennuye des propos de cette mchante suprieure qui nĠavait avec moi quĠun ton radouci et faux, et je lui dis avec dpit : Non, Madame, non, je ne veux plus de ce vtement, je nĠen veux plusÉ Cependant je tchais de rajuster mon voile, mes mains tremblaient, et plus je mĠefforais lĠarranger, plus je le drangeais ; impatiente, je le saisis avec violence, je lĠarrachai, je le jetai par terre, et je restai vis--vis de ma suprieure le front ceint dĠun bandeau et la tte chevele. Cependant elle, incertaine si elle devait rester ou sortir, allait et venait en disant : ï Jsus ! Elle est possde, rien nĠest plus vrai, elle est possdeÉ et lĠhypocrite se signait avec la croix de son rosaire. Je ne tardai pas revenir moi. Je sentis lĠindcence de mon tat et lĠimprudence de mes discours. Je me composai de mon mieux, je ramassai mon voile et je le remis, puis me tournant vers elle, je lui dis : Madame, je ne suis ni folle, ni possde, je suis honteuse de mes violences et je vous en demande pardon, mais jugez par l combien la vie du clotre me convient peu et combien il est juste que je cherche mĠen tirer si je puis. Ñ Elle, sans mĠcouter, rptait : Que dira le monde ? Que diront nos sÏurs ? Ñ Madame, lui dis-je, voulez-vous viter un clat ? il y aurait un moyen : je ne cours point aprs ma dot, je ne demande que la libert ; je ne dis point que vous mĠouvriez les portes, mais faites seulement aujourdĠhui, demain, aprs, quĠelles soient mal gardes, et ne vous apercevez de mon vasion que le plus tard que vous pourrez. Ñ Malheureuse ! QuĠosez-vous me proposer ? Ñ Un conseil quĠune bonne et sage suprieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison, et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs ; il faut que jĠen sorte ou que jĠy prisseÉ Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assur, coutez-moi ; si les lois auxquelles je me suis adresse trompaient mon attente, et que pousse par des mouvements dĠun dsespoir que je ne connais que tropÉ vous avez un puitsÉ il y a des fentres dans la maisonÉ partout on a des murs devant soiÉ on a un vtement quĠon peut dpecerÉ des mains dont on peut userÉ Ñ Arrtez, malheureuse ! vous me faites frmir ; quoi, vous pourriezÉ Ñ Je pourrais, au dfaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments ; on est matre de boire et de manger ou de nĠen rien faireÉ SĠil arrivait, aprs ce que je viens de vous dire, que jĠeusse le courage, et vous savez que je nĠen manque pas et quĠil en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir ; transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la suprieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable ?É Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien la maison ; pargnez-moi un forfait, pargnez-vous de longs remords, concertons ensembleÉ Ñ Y pensez-vous, sÏur Sainte-Suzanne, que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilge ! Ñ Le vrai sacrilge, Madame, cĠest moi qui le commets tous les jours en profanant par le mpris les habits sacrs que je porte. ïtez-les-moi, jĠen suis indigne ; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre, et que la clture me soit entrouverte. Ñ Et o irez-vous pour tre mieux ? Ñ Je ne sais o jĠirai, mais on nĠest mal quĠo Dieu ne nous veut point, et Dieu ne me veut point ici. Ñ Vous nĠavez rien. Ñ Il est vrai, mais lĠindigence nĠest pas ce que je crains le plus. Ñ Craignez les dsordres auxquels elle entrane. Ñ Le pass me rpond de lĠavenir. Si jĠavais voulu couter le crime, je serais libre ; mais sĠil me convient de sortir de cette maison, ce sera ou de votre consentement, ou par lĠautorit des lois. Vous pouvez opter.
Cette conversation avait dur ; en me la rappelant je rougis des choses indiscrtes et ridicules que jĠavais faites et dites, mais il tait trop tard. La suprieure en tait encore ses exclamations, que dira le monde ? que diront nos sÏurs ? lorsque la cloche qui nous appelait lĠoffice vint nous sparer. Elle me dit en me quittant : SÏur Sainte-Suzanne, vous allez lĠglise, demandez Dieu quĠil vous touche et quĠil vous rende lĠesprit de votre tat ; interrogez votre conscience et croyez ce quĠelle vous dira, il est impossible quĠelle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.
Nous descendmes presque ensemble ; lĠoffice sĠacheva. Ë la fin de lĠoffice, lorsque toutes les sÏurs taient sur le point de se sparer, elle frappa sur son brviaire et les arrta. Mes sÏurs, leur dit-elle, je vous invite vous jeter au pied des autels et implorer la misricorde de Dieu sur une religieuse quĠil a abandonne, qui a perdu le got et lĠesprit de la religion et qui est sur le point de se porter une action sacrilge aux yeux de Dieu et honteuse aux yeux des hommes.
Je ne saurais vous peindre la surprise gnrale ; en un clin dĠÏil chacune sans se remuer eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant dmler la coupable son embarras. Toutes se prosternrent et prirent en silence. Au bout dĠun espace de temps assez considrable la prieure entonna voix basse le Veni Creator et toutes continurent voix basse le Veni Creator ; puis aprs un second silence la prieure frappa sur son pupitre et lĠon sortit.
Je vous laisse penser le murmure qui sĠleva dans la communaut : Qui est-ce ? qui nĠest-ce pas ? QuĠa-t-elle fait ? que veut-elle faire ? ... Ces soupons ne durrent pas longtemps. Ma demande commenait faire du bruit dans le monde ; je recevais des visites sans fin. Les uns mĠapportaient des reproches, dĠautres mĠapportaient des conseils ; jĠtais approuve des uns, jĠtais blme de quelques autres. Je nĠavais quĠun moyen de me justifier tous, cĠtait de les instruire de la conduite de mes parents, et vous concevez quel mnagement jĠavais garder sur ce point ; il nĠy avait que quelques personnes qui me restrent sincrement attaches et M. Manouri qui sĠtait charg de mon affaire qui je pusse mĠouvrir entirement. Lorsque jĠtais effraye des tourments dont jĠtais menace ; ce cachot o jĠavais t trane une fois se reprsentait mon imagination dans toute son horreur, je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes M. Manouri, et il me dit : Il est impossible de vous viter toutes sortes de peines, vous en aurez, vous avez d vous y attendre ; il faut vous armer de patience et vous soutenir par lĠespoir quĠelles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous nĠy rentrerez jamais ; cĠest mon affaire. En effet, quelques jours aprs il apporta un ordre la suprieure de me reprsenter toutes et quantes fois quĠelle en serait requise.
Le lendemain, aprs lĠoffice, je fus encore recommande aux prires publiques de la communaut ; lĠon pria en silence et lĠon dit voix basse le mme hymne que la veille. Mme crmonie le troisime jour, avec cette diffrence que lĠon mĠordonna de me placer debout au milieu du chÏur, et que lĠon rcita les prires pour les agonisants, les litanies des saints avec le refrain, Ora pro ea. Le quatrime jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractre bizarre de la suprieure. Ë la fin de lĠoffice, on me fit coucher dans une bire au milieu du chÏur ; on plaa des chandeliers mes cts avec un bnitier ; on me couvrit dĠun suaire, et lĠon rcita lĠoffice des morts, aprs lequel chaque religieuse en sortant me jeta de lĠeau bnite en disant, Requiescat in pace. Il faut entendre la langue des couvents pour connatre lĠespce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevrent le suaire et me laissrent l trempe jusquĠ la peau de lĠeau dont elles mĠavaient malicieusement arrose. Mes habits se schrent sur moi, je nĠavais pas de quoi me rechanger.
Cette mortification fut suivie dĠune autre. La communaut sĠassembla ; on me regarda comme une rprouve, ma dmarche fut traite dĠapostasie, et lĠon dfendit sous peine de dsobissance toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de mĠapprocher et de toucher mme aux choses qui mĠauraient servi. Ces ordres furent excuts la rigueur. Nos corridors sont troits, deux personnes ont en quelques endroits de la peine passer de front ; si jĠallais et quĠune religieuse vnt moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur tenant son voile et son vtement, de crainte quĠil ne flottt contre le mien. Si lĠon avait quelque chose recevoir de moi, je le posais terre et on le prenait avec un linge ; si lĠon avait quelque chose me donner, on me le jetait. Si lĠon avait eu le malheur de me toucher, lĠon se croyait souille, et lĠon allait sĠen confesser et sĠen faire absoudre chez la suprieure. On a dit que la flatterie tait vile et basse, elle est encore bien cruelle et bien ingnieuse lorsquĠelle se propose de plaire par les mortifications quĠelle invente. Combien de fois, je me suis rappel le mot de ma cleste suprieure de Moni. Entre toutes ces cratures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien, mon enfant, il nĠy en a presque pas une, non presque pas une dont je ne pusse faire une bte froce, trange mtamorphose pour laquelle la disposition est dĠautant plus grande, quĠon est entre plus jeune dans une cellule et que lĠon connat moins la vie sociale. Ce discours vous tonne ; Dieu vous prserve dĠen prouver la vrit. SÏur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le clotre quelque grande faute expier.
Je fus prive de tous les emplois. Ë lĠglise on laissait une stalle vide chaque ct de celle que jĠoccupais. JĠtais seule une table au rfectoire ; on ne mĠy servait pas, jĠtais oblige dĠaller dans la cuisine demander ma portion. La premire fois la sÏur cuisinire me cria : NĠentrez pas, loignez-vousÉ Je lui obis. Que voulez-vous ? Ñ Ë manger. Ñ Ë manger ! vous nĠtes pas digne de vivreÉ Quelquefois je mĠen retournais et je passais la journe sans rien prendre. Quelquefois jĠinsistais, et lĠon me mettait sur le seuil des mets quĠon aurait eu honte de prsenter des animaux ; je les ramassais en pleurant et je mĠen allais. Arrivais-je quelquefois la porte du chÏur la dernire ? Je la trouvais ferme ; je mĠy mettais genoux, et l jĠattendais la fin de lĠoffice ; si cĠtait au jardin, je mĠen retournais dans ma cellule. Cependant mes forces sĠaffaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualit de celle que je prenais, et plus encore par la peine que jĠavais supporter tant de marques ritres dĠinhumanit, je sentis que si je persistais souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procs ; je me dterminai donc parler la suprieure. JĠtais moiti morte de frayeur. JĠallai cependant frapper doucement sa porte, elle ouvrit. Ë ma vue, elle recula plusieurs pas en arrire en me criant : Apostate, loignez-vousÉ Je mĠloignai. Ñ Encore. Ñ Je mĠloignai encore. Ñ Que voulez-vous ? Ñ Puisque ni Dieu ni les hommes ne mĠont point condamne mourir, je veux, madame, que vous ordonniez quĠon me fasse vivre. Ñ Vivre ? me dit-elle, en me rptant le propos de la sÏur cuisinire, en tes-vous digne ? Ñ Il nĠy a que Dieu qui le sache, mais je vous prviens que si lĠon me refuse la nourriture, je serai force dĠen porter mes plaintes ceux qui mĠont accepte sous leur protection. Je ne suis ici quĠen dpt jusquĠ ce que mon sort et mon tat soient dcids. Ñ Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards. JĠy pourvoiraiÉ Ñ Je mĠen allai et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je nĠen fus gure mieux soigne ; on se faisait un mrite de lui dsobir. On me jetait les mets les plus grossiers, encore les gtait-on avec de la cendre et toutes sortes dĠordures.
Voil la vie que jĠai mene tant que mon procs a dur. Le parloir ne me fut pas tout fait interdit. On ne pouvait mĠter la libert de confrer avec mes juges ni avec mon avocat, encore celui-ci fut-il oblig dĠemployer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une sÏur mĠaccompagnait ; elle se plaignait si je parlais bas, elle sĠimpatientait si je restais trop ; elle mĠinterrompait, me dmentait, me contredisait, rptait la suprieure mes discours, les altrait, les empoisonnait, mĠen supposait mme que je nĠavais pas tenus, que sais-je ? On en vint jusquĠ me voler, me dpouiller, mĠter mes chaises, mes couvertures et mes matelas ; on ne me donnait plus de linge blanc, mes vtements se dchiraient, jĠtais presque sans bas et sans souliers ; jĠavais peine obtenir de lĠeau, jĠai plusieurs fois t oblige dĠen aller chercher moi-mme au puits, ce puits dont je vous ai parl ; on me cassa mes vaisseaux, alors jĠen tais rduite boire lĠeau que jĠavais tire, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fentres, jĠtais oblige de fuir, ou de mĠexposer recevoir les immondices des cellules. Quelques sÏurs mĠont crach au visage. JĠtais devenue dĠune malpropret hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pouvais faire nos directeurs, la confession me fut interdite. Un jour de grande fte, cĠtait, je crois, le jour de lĠAscension, on embarrassa ma serrure, je ne pus aller la messe, et jĠaurais peut-tre manqu tous les autres offices sans la visite de M. Manouri qui lĠon dit dĠabord que lĠon ne savait pas ce que jĠtais devenue, quĠon ne me voyait plus et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant force de me tourmenter jĠabattis ma serrure et je me rendis la porte du chÏur que je trouvai ferme, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premires. JĠtais couche terre, la tte et le dos appuys contre un des murs, les bras croiss sur la poitrine, et le reste de mon corps tendu fermait le passage, lorsque lĠoffice finit et que les religieuses se prsentrent pour sortir. La premire sĠarrta tout court, les autres arrivrent sa suite ; la suprieure se douta de ce que cĠtait, et dit : Ç Marchez sur elle, ce nĠest quĠun cadavre. È Quelques-unes obirent et me foulrent aux pieds, dĠautres furent moins inhumaines, mais aucune nĠosa me tendre la main pour me relever. Tandis que jĠtais absente on enleva de ma cellule mon prie-Dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix, et il ne me resta que celui que je portais mon rosaire, quĠon ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus ncessaires, force de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accuse le matin de troubler le repos de la maison, dĠerrer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fentres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait lĠtage au-dessus, descendait lĠtage au-dessous, et celles qui nĠtaient pas du complot disaient quĠil se passait dans ma chambre des choses tranges, quĠelles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chanes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits, quĠil fallait que jĠeusse fait un pacte, et quĠil faudrait incessamment dserter de mon corridor. Il y a dans les communauts des ttes faibles, cĠest mme le grand nombre ; celles-l croyaient ce quĠon leur disait, nĠosaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination trouble avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix ma rencontre et sĠenfuyaient en criant : Satan ! loignez-vous de moi ; mon Dieu, venez mon secoursÉ Une des plus jeunes tait au fond du corridor, jĠallais elle, et il nĠy avait pas moyen de mĠviter. La frayeur la plus terrible la prit ; dĠabord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant dĠune voix tremblante : Mon Dieu ! mon Dieu ! Jsus ! Marie ! Jsus ! Marie !É Cependant jĠavanais ; quand elle me sentit prs dĠelle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir ; sĠlance de mon ct ; se prcipite avec violence entre mes bras, et sĠcrie : Ë moi ; moi. Misricorde ! je suis perdue ! SÏur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal, sÏur Sainte-Suzanne, ayez piti de moiÉ et en disant ces mots la voil qui tombe renverse moiti morte sur le carreau. On accourt ses cris, on lĠemporte, et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie. On en fit lĠhistoire la plus criminelle ; on dit que le dmon de lĠimpuret sĠtait empar de moi, on me supposa des desseins, des actions que je nĠose nommer et des dsirs bizarres auxquels on attribua le dsordre vident dans lequel la jeune religieuse sĠtait trouve. En vrit, je ne suis pas un homme et je ne sais ce quĠon peut imaginer dĠune femme et dĠune autre femme, et moins encore dĠune femme seule ; cependant comme mon lit tait sans rideaux et quĠon entrait dans ma chambre toute heure, que vous dirai-je, Monsieur, il faut quĠavec toute leur retenue extrieure, la modestie de leurs regards, la chastet de leur expression, ces femmes aient le cÏur bien corrompu, elles savent du moins quĠon commet seule des actions dshonntes, et moi je ne le sais pas ; aussi nĠai-je jamais bien compris ce dont elles mĠaccusaient, et elles sĠexprimaient en des termes si obscurs, que je nĠai jamais su ce quĠil y avait leur rpondre. Je ne finirais point, si je voulais suivre ce dtail de perscutions. Ah ! Monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur prparez si vous souffrez quĠils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus dcide. QuĠon est injuste dans le monde, on permet un enfant de disposer de sa libert un ge o il ne lui est pas permis de disposer dĠun cu. Tuez plutt votre fille que de lĠemprisonner dans un clotre malgr elle, oui, tuez-la. Combien jĠai dsir de fois dĠavoir t touffe par ma mre en naissant ! Elle et t moins cruelle. Croirez-vous bien quĠon mĠta mon brviaire et quĠon me dfendit de prier Dieu ? Vous pensez bien que je nĠobis pas ; hlas ! cĠtait mon unique consolation. Je levais mes mains vers le Ciel, je poussais des cris, et jĠosais esprer quĠils taient entendus du seul ĉtre qui voyait toute ma misre. On coutait ma porte, et un jour que je mĠadressais lui dans lĠaccablement de mon cÏur et que je lĠappelais mon aide, on me dit : Vous appelez Dieu en vain, il nĠy a plus de Dieu pour vous ; mourez dsespre et soyez damneÉ DĠautres ajoutrent : Amen sur lĠapostate, Amen sur elle.
Mais voici un trait qui vous paratra bien plus trange quĠaucun autre. Je ne sais si cĠest mchancet ou illusion, cĠest que quoique je ne fisse rien qui marqut un esprit drang, plus forte raison un esprit obsd de lĠesprit infernal, elles dlibrrent entre elles sĠil ne fallait pas mĠexorciser, et il fut conclu la pluralit des voix que jĠavais renonc mon chrme et mon baptme, que le dmon rsidait en moi et quĠil mĠloignait des offices divins. Une autre ajouta quĠ certaines prires je grinais les dents et que je frmissais dans lĠglise ; quĠ lĠlvation du Saint-Sacrement je me tordais les bras ; une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (quĠon mĠavait vol) ; que je profrais des blasphmes que je nĠose vous rpter ; toutes, quĠil se passait en moi quelque chose qui nĠtait pas naturel, et quĠil fallait en donner avis au grand vicaire ; ce qui fut fait.
Ce grand vicaire tait un M. Hbert, homme dĠge et dĠexprience, brusque, mais juste, mais clair. On lui fit le dtail du dsordre de la maison, et il est sr quĠil tait grand, et que si jĠen tais la cause, cĠtait une cause bien innocente. Vous vous doutez bien quĠon nĠomit pas dans le mmoire qui lui fut envoy mes courses de nuit, mes absences du chÏur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que lĠune avait vu, ce quĠune autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphmes, les actions obscnes quĠon mĠimputait ; pour lĠaventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce quĠon voulut. Les accusations taient si fortes et si multiplies, quĠavec tout son bon sens M. Hbert ne put sĠempcher dĠy donner en partie et de croire quĠil y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante pour sĠen instruire par lui-mme. Il fit annoncer sa visite et vint en effet accompagn de deux jeunes ecclsiastiques quĠon avait attachs sa personne et qui le soulageaient dans ses pnibles fonctions.
Quelques jours auparavant, la nuit, jĠentendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, jĠattendis quĠon me parlt, et lĠon mĠappelait dĠune voix basse et tremblante : SÏur Sainte-Suzanne, dormez-vous ? Ñ Non, je ne dors pas. Qui est-ce ? Ñ CĠest moi. Ñ Qui vous ? Ñ Votre amie qui se meurt de peur et qui sĠexpose se perdre pour vous donner un conseil peut-tre inutile. coutez : il y a demain ou aprs visite du grand vicaire ; vous serez accuse, prparez-vous vous dfendre. Adieu, ayez du courage et que le Seigneur soit avec vousÉ Ñ Cela dit, elle sĠloigna avec la lgret dĠune ombre. Vous voyez, il y a partout, mme dans les maisons religieuses, quelques mes compatissantes que rien nĠendurcit.
Cependant mon procs se suivait avec chaleur. Une foule de personnes de tout tat, de tout sexe, de toutes conditions que je ne connaissais pas sĠintressrent mon sort et sollicitrent pour moi. Vous ftes de ce nombre, et peut-tre lĠhistoire de mon procs vous est-elle mieux connue quĠ moi, car sur la fin je ne pouvais confrer avec M. Manouri, on lui dit que jĠtais malade. Il se douta quĠon le trompait, il trembla quĠon ne mĠet jete dans le cachot ; il sĠadressa lĠarchevch o lĠon ne daigna pas lĠcouter, on y tait prvenu que jĠtais folle ou peut-tre quelque chose de pis. Il se retourna du ct des juges, il insista sur lĠexcution de lĠordre signifi la suprieure de me reprsenter morte ou vive quand elle en serait somme. Les juges sculiers entreprirent les juges ecclsiastiques ; ceux-ci sentirent les consquences que cet incident pouvait avoir, si on nĠallait au-devant, et ce fut l ce qui acclra apparemment la visite du grand vicaire, car ces messieurs fatigus des tracasseries ternelles de couvent, ne se pressent pas communment de sĠen mler ; ils savent par exprience que leur autorit est toujours lude et compromise.
Je profitai de lĠavis de mon amie pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon me et prparer ma dfense. Je ne demandais au ciel que le bonheur dĠtre interroge et entendue sans partialit. Je lĠobtins, mais vous allez apprendre quel prix.
SĠil tait de mon intrt de paratre devant mon juge innocente et sage, il nĠimportait pas moins ma suprieure quĠon me vt mchante, obsde du dmon, coupable et folle. Aussi tandis que je redoublais de ferveur et de prires, on redoubla de mchancets : on ne me donna dĠaliments que ce quĠil en fallait pour mĠempcher de mourir de faim, on mĠexcda de mortifications, on multiplia autour de moi les pouvantes ; on mĠta tout fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la sant et troubler lĠesprit, on le mit en Ïuvre : ce fut un raffinement de cruaut dont vous nĠavez pas dĠide. Jugez du reste par ce trait. Un jour que je sortais de ma cellule pour aller lĠglise ou ailleurs, je vis une pincette terre en travers dans le corridor ; je me baissai pour la ramasser et la placer de manire que celle qui lĠavait gare la retrouvt facilement. La lumire mĠempcha de voir quĠelle tait presque rouge ; je la saisis, mais en la laissant retomber elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dpouille. On exposait la nuit dans les endroits o je devais passer des obstacles ou mes pieds ou la hauteur de ma tte ; je me suis blesse cent fois, je ne sais comment je ne me suis pas tue. Je nĠavais pas de quoi mĠclairer, et jĠtais oblige dĠaller en tremblant les mains devant moi. On semait des verres casss sous mes pieds. JĠtais bien rsolue de dire tout cela, et je me tins parole peu prs. Je trouvais la porte des commodits ferme, et jĠtais oblige de descendre plusieurs tages et de courir au fond du jardin, quand la porte en tait ouverte. Quand elle ne lĠtait pasÉ Ah ! Monsieur, les mchantes cratures que des femmes recluses qui sont bien sres de seconder la haine de leur suprieure et qui croient servir Dieu en vous dsesprant ! Il tait temps que lĠarchidiacre arrivt, il tait temps que mon procs fint.
Voici le moment le plus terrible de ma vie, car songez bien, Monsieur, que jĠignorais absolument sous quelles couleurs on mĠavait peinte aux yeux de cet ecclsiastique, et quĠil venait avec la curiosit de voir une fille possde ou qui le contrefaisait. On crut quĠil nĠy avait quĠune forte terreur qui pt me montrer dans cet tat, et voici comment on sĠy prit pour me la donner.
Le jour de sa visite, ds le grand matin, la suprieure entra dans ma cellule, elle tait accompagne de trois sÏurs ; lĠune portait un bnitier, lĠautre un crucifix, une troisime des cordes. La suprieure me dit avec une voix forte et menaante : Levez-vous. Mettez-vous genoux et recommandez votre me Dieu. Ñ Madame, lui dis-je, avant que de vous obir pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez dcid de moi, et ce quĠil faut que je demande Dieu ? Une sueur froide se rpandit sur tout mon corps : je tremblais, je sentais mes genoux plier ; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes. Elles taient debout, sur une mme ligne, le visage sombre, les lvres serres et les yeux ferms. La frayeur avait spar chaque mot de la question que jĠavais faite, je crus au silence quĠon gardait que je nĠavais pas t entendue. Je recommenai les derniers mots de cette question, car je nĠeus pas la force de la rpter tout entire, je dis donc avec une voix faible et qui sĠteignait : Ç Quelle grce faut-il que je demande Dieu ? È Ñ On me rpondit : Demandez-lui pardon des pchs de toute votre vie, parlez-lui comme si vous tiez au moment de comparatre devant luiÉ Ñ Ë ces mots je crus quĠelles avaient tenu conseil et quĠelles avaient rsolu de se dfaire de moi. JĠavais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux quĠils jugeaient, quĠils condamnaient et quĠils suppliciaient ; je ne croyais pas quĠon et jamais exerc cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes ; mais il y avait tant dĠautres choses que je nĠavais pas devines et qui sĠy passaient ! Ë cette ide de mort prochaine, je voulus crier, mais ma bouche tait ouverte et il nĠen sortait aucun son. JĠavanais vers la suprieure des bras suppliants et mon corps dfaillant se renversait en arrire. Je tombai, mais ma chute ne fut pas dure ; dans ces moments de transe o la force abandonne insensiblement, les membres se drobent, sĠaffaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres, et la nature ne pouvant se soutenir, semble chercher dfaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment ; jĠentendais seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines ; soit quĠelles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet tat, mais jĠen fus tire par une fracheur subite qui me causa une convulsion lgre et qui mĠarracha un profond soupir. JĠtais traverse dĠeau, elle coulait de mes vtements terre, cĠtait celle dĠun grand bnitier quĠon mĠavait rpandu sur le corps. JĠtais couche sur le ct, tendue dans cette eau, la tte appuye contre le mur, la bouche entrouverte et les yeux demi morts et ferms. Je cherchai les ouvrir et regarder, mais il me sembla que jĠtais enveloppe dĠun air pais travers lequel je nĠentrevoyais que des vtements flottants auxquels je cherchais mĠattacher sans le pouvoir ; je faisais effort du bras sur lequel je nĠtais pas soutenue, je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant. Mon extrme faiblesse diminua peu peu ; je me soulevai, je mĠappuyai le dos contre le mur ; jĠavais les deux mains dans lĠeau, la tte penche sur la poitrine, et je poussais une plainte inarticule, entrecoupe et pnible. Ces femmes me regardaient dĠun air qui marquait la ncessit, lĠinflexibilit et qui mĠtait le courage de les implorer. La suprieure dit : QuĠon la mette deboutÉ On me prit sous les bras et on me releva. Elle ajouta : PuisquĠelle ne veut pas se recommander Dieu, tant pis pour elle. Vous savez ce que vous avez faire, achevezÉ Je crus que ces cordes quĠon avait apportes taient destines mĠtrangler ; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix baiser, on me le refusa ; je demandai les cordes baiser, on me les prsenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la suprieure et je le baisai. Je dis : Mon Dieu, ayez piti de moi, mon Dieu, ayez piti de moi. Chres sÏurs, tchez de ne me pas faire souffrirÉ et je prsentai mon cou. Je ne saurais vous dire ce que je devins ni ce quĠon me fit. Il est sr que ceux quĠon mne au supplice, et je mĠy croyais, sont morts avant que dĠtre excuts. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras lis derrire le dos, assise, avec un grand Christ de fer sur mes genouxÉ Monsieur le marquis, je vois dĠici tout le mal que je vous cause, mais vous avez voulu savoir si je mritais un peu la compassion que jĠattends de vous.
Ce fut alors que je sentis la supriorit de la religion chrtienne sur toutes les religions du monde ; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que lĠaveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans lĠtat o jĠtais de quoi mĠaurait servi lĠimage dĠun lgislateur heureux et combl de gloire ? Je voyais lĠinnocent le flanc perc, le front couronn dĠpines, les mains et les pieds percs de clous et expirant dans les souffrances, et je me disais : Voil mon Dieu, et jĠose me plaindre !É Je mĠattachai cette ide et je sentis la consolation renatre dans mon cÏur. Je connus la vanit de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre avant que dĠavoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes annes, je trouvais que jĠavais peine vingt ans, et je soupirais ; jĠtais trop affaiblie, trop abattue pour que mon esprit pt sĠlever au-dessus des terreurs de la mort ; en pleine sant, je crois que jĠaurais pu me rsoudre avec plus de courage.
Cependant la suprieure et ses satellites revinrent. Elles me trouvrent plus de prsence dĠesprit quĠelles ne sĠy attendaient et quĠelles ne mĠen auraient voulu. Elles me levrent debout, on mĠattacha mon voile sur le visage ; deux me prirent sous les bras, une troisime me poussait par-derrire, et la suprieure mĠordonnait de marcher. JĠallai sans savoir o jĠallais, mais croyant aller au supplice, et je disais : Mon Dieu, ayez piti de moi, mon Dieu, ne mĠabandonnez pas, mon Dieu, pardonnez-moi si je vous ai offens.
JĠarrivai dans lĠglise. Le grand vicaire y avait clbr la messe. La communaut y tait assemble. JĠoubliais de vous dire que quand je fus la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et mĠentranaient les unes par les bras tandis que dĠautres me retenaient par-derrire, comme si jĠavais rsist et que jĠeusse rpugn entrer dans lĠglise, cependant il nĠen tait rien. On me conduisit vers les marches de lĠautel ; jĠavais peine me tenir debout, et lĠon me tirait genoux comme si je refusais de mĠy mettre ; on me tenait comme si jĠavais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni Creator, on exposa le Saint-Sacrement, on donna la bndiction ; au moment de la bndiction o lĠon sĠincline par vnration, celles qui mĠavaient saisie par les bras me courbrent comme de force, et les autres mĠappuyaient les mains sur les paules. Je sentais tous ces diffrents mouvements, mais il mĠtait impossible dĠen deviner la fin. Enfin tout sĠclaircit.
Aprs la bndiction le grand vicaire se dpouilla de sa chasuble, se revtit seulement de son aube et de son tole, et sĠavana vers les marches de lĠautel o jĠtais genoux ; il tait entre les deux ecclsiastiques, le dos tourn lĠautel sur lequel le Saint-Sacrement tait expos, et le visage de mon ct. Il sĠapprocha de moi et me dit : SÏur Suzanne, levez-vousÉ Les sÏurs qui me tenaient me levrent brusquement, dĠautres mĠentouraient et me tenaient embrasse par le milieu du corps comme si elles eussent craint que je ne mĠchappasse. Il ajouta : QuĠon la dlieÉ On ne lui obissait pas, on feignait de voir de lĠinconvnient ou mme du pril me laisser libre ; mais je vous ai dit que cet homme tait brusque, il rpta dĠune voix ferme et dure : QuĠon la dlieÉ On obit. Ë peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aigu qui le fit plir, et les religieuses hypocrites qui mĠapprochaient sĠcartrent comme effrayes. Il se remit, les sÏurs revinrent comme en tremblant, je demeurais immobile, et il me dit : QuĠavez-vous ?É Je ne lui rpondis quĠen lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me les avait garrotts mĠtait entre presque entirement dans les chairs, et ils taient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui sĠtait extravas. Il conut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit : QuĠon lui lve son voileÉ On lĠavait cousu en diffrents endroits sans que je mĠen aperusse, et lĠon apporta encore bien de lĠembarras et de la violence une chose qui nĠen exigeait que parce quĠon y avait pourvu ; il fallait que ce prtre me vt obsde, possde ou folle ; cependant force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se dchirrent en dĠautres, et lĠon me vit. JĠai la figure intressante, la profonde douleur lĠavait altre, mais ne lui avait rien t de son caractre ; jĠai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est celle de la vrit. Ces qualits runies firent une forte impression de piti sur les jeunes acolytes de lĠarchidiacre ; pour lui, il ignorait ces sentiments, il tait juste, mais peu sensible ; il tait du nombre de ceux qui sont assez malheureusement ns pour pratiquer la vertu sans en prouver la douceur, ils font le bien par esprit dĠordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son tole et me la posant sur la tte, il me dit : SÏur Suzanne, croyez-vous en Dieu pre, fils et Saint-Esprit ? Je rpondis : JĠy crois. Ñ Croyez-vous en notre mre Sainte glise ? Ñ JĠy crois. Ñ Renoncez-vous Satan et ses Ïuvres ?É Au lieu de rpondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son tole se spara de ma tte. Il se troubla, ses compagnons plirent ; entre les sÏurs, les unes sĠenfuirent, et les autres qui taient dans leurs stalles les quittrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe quĠon se rapaist. Cependant il me regardait, il sĠattendait quelque chose dĠextraordinaire. Je le rassurai en lui disant : Monsieur, ce nĠest rien, cĠest une de ces religieuses qui mĠa pique vivement avec quelque chose de pointuÉ et levant les yeux et les mains au Ciel, jĠajoutai en versant un torrent de larmes : CĠest quĠon mĠa blesse au moment o vous me demandiez si je renonais Satan et ses pompes, et je vois bien pourquoi. Toutes protestrent par la bouche de la suprieure quĠon ne mĠavait pas touche. LĠarchidiacre me remit le bas de son tole sur la tte ; les religieuses allaient se rapprocher, mais il leur fit signe de sĠloigner, et il me redemanda si je renonais Satan et ses Ïuvres, et je lui rpondis fermement, jĠy renonce, jĠy renonceÉ Il se fit apporter un Christ et me le prsenta baiser, et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du ct. Il mĠordonna de lĠadorer voix haute ; je le posai terre, et je dis genoux : Mon Dieu, mon Sauveur, vous qui tes mort sur la croix pour mes pchs et pour tous ceux du genre humain, je vous adore ; appliquez-moi les mrites des tourments que vous avez soufferts, faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez rpandu, et que je sois purifie. Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne tous mes ennemisÉ Il me dit ensuite : Faites un acte de foiÉ et je le fis. Faites un acte dĠamourÉ et je le fis. Faites un acte dĠespranceÉ et je le fis. Faites un acte de charitÉ et je le fis. Je ne me souviens point en quels termes ils taient conus, mais je pense quĠapparemment ils taient pathtiques, car jĠarrachai des sanglots de quelques religieuses, que les deux jeunes ecclsiastiques en versrent des larmes, et que lĠarchidiacre tonn me demanda dĠo jĠavais tir les prires que je venais de rciter. Je lui dis : Du fond de mon cÏur, ce sont mes penses et mes sentiments. JĠen atteste Dieu qui nous coute partout et qui est prsent sur cet autel. Je suis chrtienne, je suis innocente ; si jĠai fait quelques fautes, Dieu seul les connat, et il nĠy a que lui qui soit en droit de mĠen demander compte et de les punirÉ Ë ces mots il jeta un regard terrible sur la suprieure.
Le reste de cette crmonie o la majest de Dieu venait dĠtre insulte, les choses les plus saintes profanes et le ministre de lĠglise bafou, sĠacheva et les religieuses se retirrent, except la suprieure et moi et les jeunes ecclsiastiques. LĠarchidiacre sĠassit, et tirant le mmoire quĠon lui avait prsent contre moi, il le lut haute voix et mĠinterrogea sur les articles quĠil contenait. Ñ Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point ? Ñ CĠest quĠon mĠen empche. Ñ Pourquoi nĠapprochez-vous point des sacrements ? Ñ CĠest quĠon mĠen empche. Ñ Pourquoi nĠassistez-vous ni la messe ni aux offices divins ? Ñ CĠest quĠon mĠen empcheÉ Ñ La suprieure voulut prendre la parole, mais il lui dit avec son ton : Madame, taisez-vousÉ Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule ? Ñ CĠest quĠon mĠa prive dĠeau, de pot lĠeau et de tous les vaisseaux ncessaires aux besoins de la nature. Ñ Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule ? Ñ CĠest quĠon sĠoccupe mĠter le reposÉ Ñ La suprieure voulut encore parler ; il lui dit pour la seconde fois : Madame, je vous ai dj dit de vous taire ; vous rpondrez quand je vous interrogeraiÉ QuĠest-ce quĠune jeune religieuse quĠon a arrache de vos mains et quĠon a trouve renverse terre dans le corridor ? Ñ CĠest la suite de lĠhorreur quĠon lui avait inspire de moi. Ñ Est-elle votre amie ? Ñ Non, monsieur. Ñ NĠtes-vous jamais entre dans sa cellule ? Ñ Jamais. Ñ Ne lui avez-vous jamais rien fait dĠindcent soit elle, soit dĠautres ? Ñ Jamais. Ñ Pourquoi vous a-t-on lie ? Ñ Je lĠignore. Ñ Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas ? Ñ CĠest que jĠen ai bris la serrure. Ñ Pourquoi lĠavez-vous brise ? Ñ Pour ouvrir la porte et assister lĠoffice le jour de lĠAscension. Ñ Vous vous tes donc montre lĠglise ce jour-l ? Ñ Oui, MonsieurÉ La suprieure dit : Monsieur, cela nĠest pas vrai, toute la communautÉ Je lĠinterrompis : Assurera que la porte du chÏur tait ferme, quĠelles mĠont trouve prosterne cette porte, et que vous leur avez ordonn de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait, mais je leur pardonne et vous, Madame, de lĠavoir ordonn. Je ne suis pas venue pour accuser, mais pour me dfendre. Ñ Pourquoi nĠavez-vous ni rosaire, ni crucifix ? Ñ CĠest quĠon me les a ts. Ñ O est votre brviaire ? Ñ On me lĠa t. Ñ Comment priez-vous donc ? Ñ Je fais ma prire de cÏur et dĠesprit, quoiquĠon mĠait dfendu de prier. Ñ Qui est-ce qui vous a fait cette dfense ? Ñ MadameÉ Ñ La suprieure allait encore parler. Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez dfendu de prier ? Dites oui ou non. Ñ Je croyais et jĠavais raison de croireÉ Ñ Il ne sĠagit pas de cela. Lui avez-vous dfendu de prier, oui ou non ? Ñ Je lui ai dfendu, maisÉ Ñ Elle allait continuer ; maisÉ reprit lĠarchidiacre, mais sÏur Suzanne, pourquoi tes-vous nu-pieds ? Ñ CĠest quĠon ne me fournit ni bas ni souliers. Ñ Pourquoi votre linge et vos vtements sont-ils dans cet tat de vtust et de malpropret ? Ñ CĠest quĠil y a plus de trois mois quĠon me refuse du linge et que je suis force de coucher avec mes vtements. Ñ Pourquoi couchez-vous avec vos vtements ? Ñ CĠest que je nĠai ni rideaux, ni matelas, ni couverture, ni draps, ni linge de nuit. Ñ Pourquoi nĠen avez-vous point ? Ñ CĠest quĠon me les a ts. Ñ ĉtes-vous nourrie ? Ñ Je demande lĠtre. Ñ Vous ne lĠtes donc pas ? Ñ Je me tus, et il ajouta : Il est incroyable quĠon en ait us avec vous si svrement sans que vous ayez commis quelque faute qui lĠait mrit. Ñ Ma faute est de nĠtre point appele lĠtat religieux et de revenir contre des vÏux que je nĠai pas faits librement. Ñ CĠest aux lois dcider cette affaire, et de quelque manire quĠelles prononcent, il faut en attendant que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse. Ñ Personne, Monsieur, nĠy est plus exacte que moi. Ñ Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes. Ñ CĠest tout ce que je demande. Ñ NĠavez-vous vous plaindre de personne ? Ñ Non, Monsieur, je vous lĠai dit, je ne suis point venue pour accuser, mais pour me dfendre. Ñ Allez. Ñ Monsieur, o faut-il que jĠaille ? Ñ Dans votre celluleÉ Ñ Je fis quelques pas, puis je revins et je me prosternai aux pieds de la suprieure et de lĠarchidiacre. Ñ Eh bien, me dit-il, quĠest-ce quĠil y a ? Ñ Je lui dis en lui montrant ma tte meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglants, mes bras livides et sans chair, mon vtement sale et dchir : Vous voyez !É Ñ Je vous entends vous, Monsieur le marquis et la plupart de ceux qui liront ces mmoires, Ç des horreurs si multiplies, si varies, si continues ! Une suite dĠatrocits si recherches dans des mes religieuses ! Cela nĠest pas vraisemblable È, diront-ils, dites-vous ; et jĠen conviens ; mais cela est vrai. Et puisse le Ciel que jĠatteste me juger dans toute sa rigueur, et me condamner aux feux ternels, si jĠai permis la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus lgre. Quoique jĠaie longtemps prouv combien lĠaversion dĠune suprieure tait un violent aiguillon la perversit naturelle, surtout lorsque celle-ci pouvait se faire un mrite, sĠapplaudir, et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne mĠempchera point dĠtre juste. Plus jĠy rflchis, plus je me persuade que ce qui mĠarrive nĠtait point encore arriv, et nĠarriverait peut-tre jamais. Une fois (et plt Dieu que ce soit la premire et la dernire !) il plut la Providence dont les voies nous sont inconnues de rassembler sur une seule infortune, toute la masse de cruauts, rparties dans ses impntrables dcrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui lĠavaient prcde dans un clotre et qui devaient lui succder. JĠai souffert. JĠai beaucoup souffert, mais le sort de mes perscutrices me parat et mĠa toujours paru plus plaindre que le mien. JĠaimerais mieux, jĠaurais mieux aim mourir que de quitter mon rle, la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je lĠespre de vos bonts. La mmoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusquĠ lĠheure dernire. Elles sĠaccusent dj, nĠen doutez pas. Elles sĠaccuseront toute leur vie, et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, Monsieur le marquis, ma situation prsente est dplorable, la vie mĠest charge ; je suis une femme, jĠai lĠesprit faible comme celles de mon sexe ; Dieu peut mĠabandonner, je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que jĠai support. Monsieur le marquis, craignez quĠun fatal moment ne revienne ; quand vous useriez vos yeux pleurer sur ma destine ; quand vous seriez dchir de remords, je ne sortirais pas pour cela de lĠabme o je serais tombe, il se fermerait jamais sur une dsespreÉ
Allez, me dit lĠarchidiacre. Un des ecclsiastiques me donna la main pour me relever, et lĠarchidiacre ajouta : Je vous ai interroge, je vais interroger votre suprieure, et je ne sortirai point dĠici que lĠordre nĠy soit rtabli. Ñ Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes ; toutes les religieuses taient sur le seuil de leurs cellules, elles se parlaient dĠun ct du corridor lĠautre ; aussitt que je parus elles se retirrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes aprs les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule, je me mis genoux contre le mur et je priai Dieu dĠavoir gard la modration avec laquelle jĠavais parl lĠarchidiacre, et de lui faire connatre mon innocence et la vrit.
Je priais, lorsque lĠarchidiacre, ses deux compagnons et la suprieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que jĠtais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-Dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couverture, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermt, presque sans vitre entire mes fentres. Je me levai, et lĠarchidiacre sĠarrtant tout court et tournant des yeux dĠindignation sur la suprieure, lui dit : Eh bien, Madame ? Ñ Elle rpondit : Je lĠignorais. Ñ Vous lĠignoriez ! Vous mentez. Avez-vous pass un jour sans entrer ici, et nĠen descendiez-vous pas quand vous tes venue ? SÏur Suzanne, parlez, Madame nĠest-elle pas entre ici dĠaujour-dĠhui ? É Je ne rpondis rien. Il nĠinsista pas, mais les jeunes ecclsiastiques laissant tomber leurs bras, la tte baisse et les yeux comme fixs en terre, dcelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous, et jĠentendis lĠarchidiacre qui disait la suprieure dans le corridor : Vous tes indigne de vos fonctions, vous mriteriez dĠtre dpose, jĠen porterai mes plaintes Monseigneur. Que tout ce dsordre soit rpar avant que je sois sortiÉ et continuant de marcher, et branlant sa tte, il ajoutait : Cela est horrible. Des chrtiennes ! des religieuses ! des cratures humaines ! Cela est horrible.
Depuis ce moment je nĠentendis plus parler de rien, mais jĠeus du linge, dĠautres vtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon brviaire, mes livres de pit, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot tout ce qui me rtablissait dans lĠtat commun des religieuses ; la libert du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.
Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mmoire qui fit peu de sensation. Il y avait trop dĠesprit, pas assez de pathtique, presque point de raisons. Il ne faut pas sĠen prendre tout fait cet habile avocat ; je ne voulais point absolument quĠil attaqut la rputation de mes parents, je voulais quĠil mnaget lĠtat religieux et surtout la maison o jĠtais ; je ne voulais pas quĠil peignt de couleurs trop odieuses mes beaux-frres et sÏurs. Je nĠavais en ma faveur quĠune premire protestation, solennelle la vrit, mais faite dans un autre couvent et nullement renouvele depuis. Quand on donne des bornes si troites ses dfenses et quĠon a faire des parties qui nĠen mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et lĠinjuste, qui avancent et nient avec la mme impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupons, ni de la mdisance, ni de la calomnie, il est difficile de lĠemporter, surtout des tribunaux o lĠhabitude et lĠennui des affaires ne permettent presque pas quĠon examine avec quelque scrupule les plus importantes, et o les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardes dĠun Ïil dfavorable par lĠhomme politique qui craint que sur le succs dĠune religieuse rclamant contre ses vÏux, une infinit dĠautres ne soient engages dans la mme dmarche. On sent secrtement que si lĠon souffrait que les portes de ces prisons sĠabattissent en faveur dĠune malheureuse, la foule sĠy porterait et chercherait les forcer ; on sĠoccupe nous dcourager et nous rsigner toutes notre sort par le dsespoir de le changer. Ç Il me semble pourtant que dans un tat bien gouvern ce devrait tre le contraire, entrer difficilement en religion et en sortir facilement ; et pourquoi ne pas ajouter ce cas tant dĠautres o le moindre dfaut de formalits anantit une procdure mme juste dĠailleurs ? Les couvents sont-ils donc si essentiels la constitution dĠun tat ? Jsus-Christ, a-t-il institu des moines et des religieuses ? LĠglise ne peut-elle absolument sĠen passer ? Quel besoin a lĠpoux de tant de vierges folles, et lĠespce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la ncessit de rtrcir lĠouverture de ces gouffres o les races futures vont se perdre ? Toutes les prires de routine qui se font l valent-elles une obole que la commisration donne au pauvre ? Dieu qui a cr lĠhomme sociable, approuve-t-il quĠil se renferme ? Dieu qui lĠa cr si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la tmrit de ses vÏux ? Ces vÏux qui heurtent la pente gnrale de la nature, peuvent-ils jamais tre bien observs que par quelques cratures mal organises en qui les germes des passions sont fltris, et quĠon rangerait bon droit parmi les monstres, si nos lumires nous permettaient de connatre aussi facilement et aussi bien la structure intrieure de lĠhomme que sa forme extrieure ? Toutes ces crmonies lugubres quĠon observe la prise dĠhabit et la profession quand on consacre un homme ou une femme la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire, ne se rveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et lĠoisivet avec une violence inconnue aux gens du monde quĠune foule de distractions emportent ? O est-ce quĠon voit des ttes obsdes par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? O est-ce quĠon voit cet ennui profond, cette pleur, cette maigreur, tous ces symptmes de la nature qui languit et se consume ? O les nuits sont-elles troubles par des gmissements, les jours tremps de larmes verses sans cause et prcdes dĠune mlancolie quĠon ne sait quoi attribuer ? O est-ce que la nature rvolte dĠune contrainte pour laquelle elle nĠest point faite, brise les obstacles quĠon lui oppose, devient furieuse, jette lĠconomie animale dans un dsordre auquel il nĠy a plus de remde ? En quel endroit le chagrin et lĠhumeur ont-ils ananti toutes les qualits sociales ? O est-ce quĠil nĠy a ni pre, ni mre, ni frre, ni sÏur, ni parents, ni amis ? O est-ce que lĠhomme ne se considrant que comme un tre dĠun instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde comme un voyageur les objets quĠil rencontre, sans attachement ? O est le sjour de la gne, du dgot et des vapeurs ? O est le lieu de la servitude et du despotisme ? O sont les haines qui ne sĠteignent point ? O sont les passions couves dans le silence ? O est le sjour de la cruaut et de la curiosit ? On ne sait pas lĠhistoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. È Il ajoutait dans un autre endroit, Ç faire vÏu de pauvret, cĠest sĠengager par serment tre paresseux et voleur. Faire vÏu de chastet, cĠest promettre Dieu lĠinfraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois. Faire vÏu dĠobissance, cĠest renoncer la prrogative inalinable de lĠhomme, la libert. Si lĠon observe ces vÏux, on est criminel ; si on ne les observe pas on est parjure. La vie claustrale est dĠun fanatique ou dĠun hypocrite È.
Une fille demanda ses parents la permission dĠentrer parmi nous, son pre lui dit quĠil y consentait, mais quĠil lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure la jeune personne pleine de ferveur, cependant il fallut sĠy soumettre. Sa vocation ne sĠtant point dmentie, elle retourna son pre et elle lui dit que les trois ans taient couls. Voil qui est bien, mon enfant, lui rpondit-il ; je vous ai accord trois ans pour vous prouver, jĠespre que vous voudrez bien mĠen accorder autant pour me rsoudreÉ Cela parut encore beaucoup plus dur ; il y eut des larmes de rpandues, mais le pre tait un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six annes elle entra, elle fit profession. CĠtait une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte tous ses devoirs, mais il arriva que les directeurs abusrent de sa franchise pour sĠinstruire au tribunal de la pnitence de ce qui se passait dans la maison. Nos suprieures sĠen doutrent ; elle fut enferme, prive des exercices de la religion, elle en devint folle ; et comment la tte rsisterait-elle aux perscutions de cinquante personnes qui sĠoccupent depuis le commencement du jour jusquĠ la fin vous tourmenter ? Auparavant, on avait tendu sa mre un pige qui marque bien lĠavarice des clotres. On inspira la mre de cette recluse le dsir dĠentrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille ; elle sĠadressa aux grands vicaires qui lui accordrent la permission quĠelle sollicitait. Elle entra, elle courut la cellule de son enfant, mais quel fut son tonnement de nĠy voir que les quatre murs tout nus ! On en avait tout enlev ; on se doutait bien que cette mre tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet tat. En effet, elle la remeubla, la remit en vtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiosit lui cotait trop cher pour lĠavoir une seconde fois, et que trois ou quatre visites par an comme celle-l ruineraient ses frres et ses sÏurs. CĠest l que lĠambition et le luxe se sacrifient une portion des familles pour faire celle qui reste un sort plus avantageux. CĠest la sentine o lĠon jette le rebut de la socit. Combien de mres comme la mienne expient un crime secret par un autre !É
M. Manouri publia un second mmoire qui fit un peu plus dĠeffet. On sollicita vivement. JĠoffris encore mes sÏurs de leur laisser la possession entire et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment o mon procs prit le tour le plus favorable et o jĠesprai la libert ; je nĠen fus que plus cruellement trompe. Mon affaire fut plaide lĠaudience et perdue ; toute la communaut en tait instruite que je lĠignorais. CĠtait un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des alles, des venues chez la suprieure et des religieuses les unes chez les autres. JĠtais toute tremblante, je ne pouvais ni rester dans ma cellule ni en sortir ; pas une amie entre les bras de qui jĠallasse me jeter. ï la cruelle matine que celle du jugement dĠun grand procs ! Je voulais prier, je ne pouvais pas, je me mettais genoux, je me recueillais, je commenais une oraison, mais bientt mon esprit tait emport malgr moi au milieu de mes juges. Je les voyais, jĠentendais les avocats, je mĠadressais eux, jĠinterrompais le mien ; je trouvais ma cause mal dfendue. Je ne connaissais aucun des magistrats, cependant je mĠen faisais des images de toute espce, les unes favorables, les autres sinistres, dĠautres indiffrentes. JĠtais dans une agitation, dans un trouble dĠides qui ne se conoit pas. Le bruit fit place un profond silence. Les religieuses ne se parlaient plus. Il me parut quĠelles avaient au chÏur la voix plus brillante quĠ lĠordinaire, du moins celles qui chantaient ; les autres ne chantaient pas. Au sortir de lĠoffice elles se retirrent en silence. Je me persuadais que lĠattente les inquitait autant que moi. Mais lĠaprs-midi le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout ct ; jĠentendis des portes sĠouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis lĠoreille ma serrure, mais il me parut quĠon se taisait en passant et quĠon marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que jĠavais perdu mon procs ; je nĠen doutai pas un instant. Je me mis tourner dans ma cellule sans parler, jĠtouffais, je ne pouvais me plaindre. Je croisais mes bras sur ma tte ; je mĠappuyais le front tantt contre un mur, tantt contre lĠautre ; je voulais me reposer sur mon lit, mais jĠen tais empche par un battement de cÏur, il est sr que jĠentendais battre mon cÏur et quĠil faisait soulever mon vtement. JĠen tais l lorsque lĠon me vint dire que lĠon me demandait. Je descendis ; je nĠosais avancer. Celle qui mĠavait avertie tait si gaie que je pensai que la nouvelle quĠon mĠapportait ne pouvait tre que fort triste ; jĠallai pourtant. Arrive la porte du parloir, je mĠarrtai tout court et je me jetai dans le recoin des deux murs, je ne pouvais me soutenir. Cependant jĠentrai ; il nĠy avait personne, jĠattendis. On avait empch celui qui mĠavait fait appeler de paratre avant moi ; on se doutait bien que cĠtait un missaire de mon avocat, on voulait savoir ce qui se passerait entre nous ; on sĠtait rassembl pour entendre. LorsquĠil se montra, jĠtais assise, la tte penche sur mon bras et appuye contre les barreaux de la grille. CĠest de la part de M. Manouri, me dit-il. Ñ CĠest, lui rpondis-je, pour mĠapprendre que jĠai perdu mon procs. Madame, je nĠen sais rien, mais il mĠa donn cette lettre ; il avait lĠair afflig quand il mĠen a charg, et je suis venu toute bride comme il me lĠa recommandÉ DonnezÉ Il me tendit la lettre et je la pris sans me dplacer et sans le regarder, je la posai sur mes genoux et je demeurai comme jĠtais. Cependant cet homme me demanda : NĠy a-t-il point de rponse ?É Non, lui dis-je, allez. Il sĠen alla, et je gardai la mme place, ne pouvant me remuer ni me rsoudre sortir.
Il nĠest permis en couvent ni dĠcrire ni de recevoir des lettres sans la permission de la suprieure, on lui remet et celles quĠon reoit et celles quĠon crit. Il fallait donc lui porter la mienne ; je me mis en chemin pour cela ; je crus que je nĠarriverais jamais ; un patient qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation ne marche ni plus lentement, ni plus abattu ; cependant me voil sa porte. Les religieuses mĠexaminaient de loin, elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La suprieure tait avec quelques autres religieuses, je mĠen aperus au bas de leurs robes, car je nĠosai jamais lever les yeux ; je lui prsentai ma lettre dĠune main vacillante, elle la prit, la lut et me la rendit. Je mĠen retournai dans ma cellule, je me jetai sur mon lit, ma lettre ct de moi, et jĠy restai sans la lire, sans me lever pour aller dner, sans faire aucun mouvement jusquĠ lĠheure de lĠoffice de lĠaprs-midi ; trois heures et demie la cloche mĠavertit de descendre. Il y avait dj quelques religieuses dĠarrives, la suprieure tait lĠentre du chÏur, elle mĠarrta, mĠordonna de me mettre genoux en dehors, le reste de la communaut entra, et la porte se ferma. Aprs lĠoffice elles sortirent toutes, je les laissai passer, je me levai pour les suivre la dernire ; je commenai ds ce moment me condamner tout ce quĠon voudrait. On venait de mĠinterdire lĠglise, je mĠinterdis de moi-mme le rfectoire et la rcration. JĠenvisageais ma condition par tous les cts, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contente de lĠespce dĠoubli o lĠon me laissa durant plusieurs jours. JĠeus quelques visites, mais celle de M. Manouri fut la seule quĠon me permt de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, prcisment comme jĠtais quand je reus son missaire, la tte pose sur les bras et les bras appuys contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il nĠosait ni me regarder, ni me parler. Madame, me dit-il sans se dranger, je vous ai crit, vous avez lu ma lettre. Ñ Je lĠai reue, mais je ne lĠai pas lue. Ñ Vous ignorez doncÉ Ñ Non, monsieur, je nĠignore rien ; jĠai devin mon sort, et jĠy suis rsigne. Ñ Comment en use-t-on avec vous ? Ñ On ne songe pas encore moi, mais le pass mĠapprend ce que lĠavenir me prpare. Je nĠai quĠune consolation, cĠest que prive de lĠesprance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que jĠai dj souffert, je mourrai. La faute que jĠai commise nĠest pas de celles quĠon pardonne en religion ; je ne demande point Dieu dĠamollir le cÏur de celles la discrtion desquelles il lui plat de mĠabandonner, mais de mĠaccorder la force de souffrir, de me sauver du dsespoir et de mĠappeler lui promptement. Ñ Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez t ma propre sÏur que je nĠaurais pas mieux faitÉ Cet homme a le cÏur sensible ; Madame, ajouta-t-il, si je puis vous tre utile quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier prsident, jĠen suis considr ; je verrai les grands vicaires et lĠarchevque. Ñ Monsieur, ne voyez personne, tout est fini. Ñ Mais si lĠon pouvait vous faire changer de maison ? Ñ Il y a trop dĠobstacles. Ñ Mais quels sont donc ces obstacles ? Ñ Une permission difficile obtenir, une dot nouvelle faire, ou lĠancienne retirer cette maison. Et puis que trouverai-je dans un autre couvent ? Mon cÏur inflexible, des suprieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures quĠici, les mmes devoirs, les mmes peines. Il vaut mieux que jĠachve ici mes jours, ils y seront plus courts. Ñ Mais, Madame, vous avez intress beaucoup dĠhonntes gens, la plupart sont opulents. On ne vous arrtera pas ici quand vous en sortirez sans rien emporter. Ñ Je le crois. Ñ Une religieuse qui sort ou qui meurt augmente le bien-tre de celles qui restent. Ñ Mais ces honntes gens, ces gens opulents ne pensent plus moi, et vous les trouverez bien froids lorsquĠil sĠagira de me doter leurs dpens. Pourquoi voulez-vous quĠil soit plus facile aux gens du monde de tirer du clotre une religieuse sans vocation quĠaux personnes pieuses dĠy en faire entrer une bien appele ? Dote-t-on facilement ces dernires ? Eh ! Monsieur, tout le monde sĠest retir, depuis la perte de mon procs je ne vois plus personne. Ñ Madame, chargez-moi seulement de cette affaire, jĠy serai plus heureux. Ñ Je ne demande rien, je nĠespre rien, je ne mĠoppose rien ; le seul ressort qui me restait est bris. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me changet, et que les qualits de lĠtat religieux succdassent dans mon me lĠesprance de le quitter que jĠai perdueÉ mais cela ne se peut, ce vtement sĠest attach ma peau, mes os, et ne mĠen gne que davantage. Ah ! quel sort ! tre religieuse jamais, et sentir quĠon ne sera jamais que mauvaise religieuse, passer toute sa vie se frapper la tte contre les barreaux de sa prison !É En cet endroit je me mis pousser des cris ; je voulais les touffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit : Madame, oserais-je vous faire une question ? Ñ Faites, Monsieur. Ñ Une douleur aussi violente nĠaurait-elle pas quelque motif secret ? Ñ Non, Monsieur, je hais la vie solitaire, je sens l que je la hais, je sens que je la harai toujours. Je ne saurais mĠassujettir toutes les misres qui remplissent la journe dĠune recluse, cĠest un tissu de purilits que je mprise. JĠy serais faite, si jĠavais pu mĠy faire. JĠai cherch cent fois mĠen imposer, me briser l-dessus ; je ne saurais. JĠai envi, jĠai demand Dieu lĠheureuse imbcillit dĠesprit de mes compagnes, je ne lĠai point obtenue, il ne me lĠaccordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers. Le dfaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit ; jĠinsulte tout moment la vie monastique. On appelle orgueil mon inaptitude, on sĠoccupe mĠhumilier, les fautes et les punitions se multiplient lĠinfini, et les journes se passent mesurer des yeux la hauteur des murs. Ñ Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose. Ñ Monsieur, ne tentez rien. Ñ Il faut changer de maison, je mĠen occuperai, je viendrai vous revoir. JĠespre quĠon ne vous clera pas. Vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sre que si vous y consentez, je russirai vous tirer dĠici. Si lĠon en usait trop svrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.
Il tait tard quand M. Manouri sĠen alla. Je retournai dans ma cellule. LĠoffice du soir ne tarda pas sonner. JĠarrivai des premires : je laissai passer les religieuses et je me tins pour dit quĠil fallait demeurer la porte ; en effet la suprieure la ferma sur moi. Le soir, souper, elle me fit signe en entrant de mĠasseoir terre au milieu du rfectoire, je lui obis, et lĠon ne me servit que du pain et de lĠeau. JĠen mangeai un peu que jĠarrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil, toute la communaut fut appele mon jugement, et lĠon me condamna tre prive de rcration, entendre pendant un mois lĠoffice la porte du chÏur, manger terre au milieu du rfectoire, faire amende honorable trois jours de suite, renouveler ma prise dĠhabit et mes vÏux, prendre le cilice, jener de deux jours lĠun, et me macrer aprs lĠoffice du soir tous les vendredis. JĠtais genoux, le voile baiss, tandis que cette sentence mĠtait prononce.
Ds le lendemain la suprieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe dĠtoffe grossire dont on mĠavait revtue lorsque je fus conduite dans le cachot. JĠentendis ce que cela signifiait ; je me dshabillai, ou plutt on mĠarracha mon voile, on me dpouilla et je pris cette robe. JĠavais la tte nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes paules, et tout mon vtement se rduisait ce cilice que lĠon me donna, une chemise trs dure, et cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusquĠaux pieds. Ce fut ainsi que je restai vtue pendant la journe et que je comparus tous les exercices.
Le soir, lorsque je fus rentre dans ma cellule, jĠentendis quĠon sĠen approchait en chantant les litanies ; cĠtait toute la maison range sur deux lignes. On entra, je me prsentai. On me passa une corde au cou, on me mit dans la main une torche allume et une discipline dans lĠautre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intrieur consacr sainte Marie. On tait venu en chantant voix basse, on sĠen retourna en silence. Quand je fus arrive ce petit oratoire qui tait clair de deux lumires, on mĠordonna de demander pardon Dieu et la communaut du scandale que jĠavais donn ; cĠtait la religieuse qui me conduisait qui me disait ce quĠil fallait que je rptasse, et je le rptais mot mot. Aprs cela on mĠta la corde, on me dshabilla jusquĠ la ceinture, on prit mes cheveux qui taient pars sur mes paules, on les rejeta sur un des cts de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et lĠon commena le Miserere. Je compris ce que lĠon attendait de moi et je lĠexcutai. Le Miserere fini, la suprieure me fit une courte exhortation. On teignit les lumires, les religieuses se retirrent, et je me rhabillai.
Quand je fus rentre dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds. JĠy regardai, ils taient tout ensanglants des coupures de morceaux de verre que lĠon avait eu la mchancet de rpandre sur mon chemin.
Je fis amende honorable de la mme manire les deux jours suivants ; seulement le dernier on ajouta un psaume au Miserere.
Le quatrime jour, on me rendit lĠhabit de religieuse peu prs avec la mme crmonie quĠon le prend cette solennit quand elle est publique.
Le cinquime, je renouvelai mes vÏux. JĠaccomplis pendant un mois le reste de la pnitence quĠon mĠavait impose, aprs quoi je rentrai peu prs dans lĠordre commun de la communaut ; je repris ma place au chÏur et au rfectoire, et je vaquai mon tour aux diffrentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui sĠintressait mon sort ! Elle me parut presque aussi change que moi. Elle tait dĠune maigreur effrayer, elle avait sur son visage la pleur de la mort, les lvres blanches et les yeux presque teints. SÏur Ursule, lui dis-je tout bas, quĠavez-vous ? Ñ Ce que jĠai ? me rpondit-elle. Je vous aime, et vous me le demandez ! Il tait temps que votre supplice fint ; jĠen serais morte.
Si les deux derniers jours de mon amende honorable je nĠavais point eu les pieds blesss, cĠtait elle qui avait eu lĠattention de balayer furtivement les corridors et de rejeter droite et gauche les morceaux de verre. Les jours o jĠtais condamne jener au pain et lĠeau, elle se privait dĠune partie de sa portion quĠelle enveloppait dĠun linge blanc et quĠelle jetait dans ma cellule. On avait tir au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort tait tomb sur elle ; elle eut la fermet dĠaller trouver la suprieure et de lui protester quĠelle se rsoudrait plutt mourir quĠ cette infme et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille tait dĠune famille considre, elle jouissait dĠune pension forte quĠelle employait au gr de la suprieure, et elle trouva pour quelques livres de sucre et de caf une religieuse qui prit sa place. Je nĠoserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne, elle est devenue folle et elle est enferme ; mais la suprieure vit, gouverne, tourmente, et se porte bien.
Il tait impossible que ma sant rsistt de si longues et de si dures preuves ; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la sÏur Ursule montra bien toute lĠamiti quĠelle avait pour moi. Je lui dois la vie. Ce nĠtait pas un bien quĠelle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-mme, cependant il nĠy avait sorte de services quĠelle ne me rendt les jours quĠelle tait dĠinfirmerie. Les autres jours je nĠtais pas nglige, grce lĠintrt quĠelle prenait moi et aux petites rcompenses quĠelle distribuait celles qui me veillaient, selon que jĠen avais t plus ou moins satisfaite. Elle avait demand me garder la nuit, et la suprieure le lui avait refus sous le prtexte quĠelle tait trop dlicate pour suffire cette fatigue ; ce fut un vritable chagrin pour elle. Tous ses soins nĠempchrent point les progrs du mal ; je fus rduite toute extrmit, je reus les derniers sacrements. Quelques moments auparavant je demandai voir la communaut assemble, ce qui me fut accord. Les religieuses entourrent mon lit, la suprieure tait au milieu dĠelles, ma jeune amie occupait mon chevet et me tenait une main quĠelle arrosait de ses larmes. On prsuma que jĠavais quelque chose dire ; on me souleva et lĠon me soutint sur mon sant lĠaide de deux oreillers. Alors mĠadressant la suprieure, je la priai de mĠaccorder sa bndiction et lĠoubli des fautes que jĠavais commises. Je demandai pardon toutes mes compagnes du scandale que je leur avais donn. JĠavais fait apporter ct de moi une infinit de bagatelles ou qui paraient ma cellule ou qui taient mon usage particulier, et je priai la suprieure de me permettre dĠen disposer ; elle y consentit, et je les donnai celles qui lui avaient servi de satellites lorsquĠon mĠavait jete dans le cachot. Je fis approcher la religieuse qui mĠavait conduite par la corde le jour de mon amende honorable, et je lui dis en lĠembrassant et en lui prsentant mon rosaire et mon christ : Chre sÏur, souvenez-vous de moi dans vos prires et soyez sre que je ne vous oublierai pas devant DieuÉ Et pourquoi Dieu ne mĠa-t-il pas prise dans ce moment ? JĠallais lui sans inquitude. CĠest un si grand bonheur, et qui est-ce qui peut se le promettre deux fois ? Qui sait ce que je serai au dernier moment ? Il faudra pourtant que jĠy vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines et me lĠaccorder aussi tranquille que je lĠavais. Je voyais les cieux ouverts et ils lĠtaient sans doute, car la conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une flicit ternelle.
Aprs avoir t administre, je tombai dans une espce de lthargie. On dsespra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me tter le pouls ; je sentais des mains se promener sur mon visage, et jĠentendais diffrentes voix qui disaient comme dans le lointain : Il remonteÉ Son nez est froidÉ Elle nĠira pas demainÉ Le rosaire et le christ vous resterontÉ et une autre voix courrouce qui disait : loignez-vous ! loignez-vous ! Laissez-la mourir en paix ; ne lĠavez-vous pas assez tourmente ?É Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise et que je rouvris les yeux, de me retrouver entre les bras de mon amie. Elle ne mĠavait point quitte, elle avait pass la nuit me secourir, rpter les prires des agonisants, me faire baiser le christ et lĠapprocher de ses lvres aprs lĠavoir spar des miennes. Elle crut en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que cĠtait le dernier, et elle se mit jeter des cris, et mĠappeler son amie, dire : Mon Dieu, ayez piti dĠelle et de moi ; mon Dieu, recevez son me. Chre amie, quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sÏur UrsuleÉ Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main. M. B.É arriva dans ce moment, cĠest le mdecin de la maison. Cet homme est habile, ce quĠon dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il carta mon amie avec violence ; il me tta le pouls et la peau. Il tait accompagn de la suprieure et de ses favorites ; il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui sĠtait pass, il rpondit : Elle sĠen tireraÉ et regardant la suprieure qui ce mot ne plaisait pas, Oui, madame, lui dit-il, elle sĠen tirera, la peau est bonne, la fivre est tombe, et la vie commence poindre dans les yeuxÉ Ë chacun de ces mots la joie se dployait sur le visage de mon amie, et sur celui de la suprieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal. Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas vivre. Tant pis, me rpondit-ilÉ Puis il ordonna quelque chose et sortit. On dit que pendant ma lthargie jĠavais dit plusieurs fois : Chre Mre, je vais donc vous rejoindre, je vous dirai toutÉ CĠtait apparemment mon ancienne suprieure que je mĠadressais, je nĠen doute pas. Je ne donnai son portrait personne, je dsirais de lĠemporter avec moi sous la tombe.
Le pronostic de M. BÉ se vrifia ; la fivre diminua, des sueurs abondantes achevrent de lĠemporter, et lĠon ne douta plus de ma gurison. Je guris en effet, mais jĠeus une convalescence trs longue.
Il tait dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines quĠil est possible dĠprouver. Il y avait eu de la malignit dans ma maladie. La sÏur Ursule ne mĠavait presque point quitte. Lorsque je commenais prendre des forces les siennes se perdirent ; ses digestions se drangrent ; elle tait attaque lĠaprs-midi de dfaillances qui duraient quelquefois un quart dĠheure. Dans cet tat elle tait comme morte, sa vue sĠteignait, une sueur froide lui couvrait le front et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues ; ses bras sans mouvement pendaient ses cts ; on ne la soulageait un peu quĠen la dlaant et quĠen relchant ses vtements. Quand elle revenait de cet vanouissement, sa premire ide tait de me chercher ses cts, et elle mĠy trouvait toujours ; quelquefois mme, lorsquĠil lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour dĠelle, sans ouvrir les yeux. Cette action tait si peu quivoque, que quelques religieuses sĠtant offertes cette main qui ttonnait et nĠen tant pas reconnues, parce que alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient : SÏur Suzanne, cĠest vous quĠelle en veut, approchez-vous doncÉ Je me jetais ses genoux, jĠattirais sa main sur mon front et elle y demeurait pose jusquĠ la fin de son vanouissement ; quand il tait fini elle me disait : Eh bien, sÏur Suzanne, cĠest moi qui mĠen irai et cĠest vous qui resterez ; cĠest moi qui la reverrai la premire, je lui parlerai de vous, elle ne mĠentendra pas sans pleurer (sĠil y a des larmes amres, il en est aussi de bien douces) ; et si lĠon aime l-haut, pourquoi nĠy pleurerait-on pas ? Alors elle penchait sa tte sur mon cou, elle en rpandait avec abondance et elle ajoutait : Adieu, sÏur Suzanne, adieu, mon amie. Qui est-ce qui partagera vos peines, quand je nĠy serai plus ? Qui est-ce quiÉ Ah ! chre amie, que je vous plains ! Je mĠen vais, je le sens, je mĠen vais. Si vous tiez heureuse, combien jĠaurais de regret mourir !
Son tat mĠeffrayait ; je parlai la suprieure. Je voulais quĠon la mt lĠinfirmerie, quĠon la dispenst des offices et des autres exercices pnibles de la maison, quĠon appelt un mdecin, mais on me rpondait toujours que ce nĠtait rien, que ces dfaillances se passeraient toutes seules : et la chre sÏur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire ses devoirs et suivre la vie commune. Un jour, aprs les matines auxquelles elle avait assist, elle ne reparut point. Je pensai quĠelle tait bien mal. LĠoffice du matin fini, je volai chez elle. Je la trouvai couche sur son lit tout habille. Elle me dit : Vous voil, chre amie ? Je me doutais que vous ne tarderiez pas venir, et je vous attendais. coutez-moi. Que jĠavais dĠimpatience que vous vinssiez ! Ma dfaillance a t si forte et si longue, que jĠai cru que jĠy resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voil la clef de mon oratoire ; vous en ouvrirez lĠarmoire, vous enlverez une petite planche qui spare en deux parties le tiroir dĠen bas, vous trouverez derrire cette planche un paquet de papiers ; je nĠai jamais pu me rsoudre mĠen sparer, quelque danger que je courusse les garder et quelque douleur que je ressentisse les lire : hlas ! ils sont presque effacs de mes larmes. Quand je ne serai plus, vous les brlerezÉ Elle tait si faible et si oppresse, quĠelle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours, elle sĠarrtait presque chaque syllabe, et puis elle parlait si bas que jĠavais peine lĠentendre, quoique mon oreille ft presque colle sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt lĠoratoire, et elle me fit signe de la tte que oui. Ensuite pressentant que jĠallais la perdre, et persuade que sa maladie tait une suite ou de la mienne, ou de la peine quĠelle avait prise, ou des soins quĠelle mĠavait donns, je me mis pleurer et me dsoler de toute ma force ; je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains, je lui demandai pardon. Cependant elle tait comme distraite ; elle ne mĠentendait pas ; une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait ; je crois quĠelle ne me voyait plus, peut-tre mme me croyait-elle sortie, car elle mĠappela : SÏur Suzanne ? Ñ Je lui dis : Me voil. Ñ Quelle heure est-il ? Ñ Il est onze heures et demie. Ñ Onze heures et demie ? Allez-vous-en dner ; allez, vous reviendrez tout de suiteÉ Ñ Le dner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus la porte, elle me rappela ; je revins. Elle fit un effort pour me prsenter ses joues, je les baisai ; elle me prit la main, elle me la tenait serre, il semblait quĠelle ne voulait pas, quĠelle ne pouvait me quitter ; cependant il le faut, dit-elle en me lchant, Dieu le veut. Adieu, sÏur Suzanne. Donnez-moi mon crucifixÉ Je le lui mis entre les mains, et je mĠen allai.
On tait sur le point de sortir de table. Je mĠadressai la suprieure, je lui parlai en prsence de toutes les religieuses du danger de la sÏur Ursule, je la pressai dĠen juger par elle-mme. Ç Eh bien, dit-elle, il faut la voir. È Elle y monta accompagne de quelques autres, je les suivis ; elles entrrent dans sa cellule ; la pauvre sÏur nĠtait plus. Elle tait tendue sur son lit toute vtue, la tte incline sur son oreiller, la bouche entrouverte, les yeux ferms et le christ entre ses mains. La suprieure la regarda froidement et dit : Ç Elle est morte ! Qui lĠaurait crue si proche de sa fin ? CĠtait une excellente fille. QuĠon aille sonner pour elle et quĠon lĠensevelisse. È
Je restai seule son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur ; cependant jĠenviais son sort ; je mĠapprochai dĠelle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage dont les traits commenaient sĠaltrer. Ensuite je songeai excuter ce quĠelle mĠavait recommand ; pour nĠtre point interrompue dans cette occupation, jĠattendis que tout le monde ft lĠoffice. JĠouvris lĠoratoire, jĠabattis la planche, et je trouvai un rouleau de papier assez considrable que je brlai ds le soir. Cette jeune fille avait toujours t mlancolique, et je nĠai pas mmoire de lĠavoir vue sourire, except une fois dans sa maladie.
Me voil donc seule dans cette maison, dans le monde, car je ne connaissais pas un tre qui sĠintresst moi. Je nĠavais plus entendu parler de lĠavocat Manouri ; je prsumais ou quĠil avait t rebut par les difficults, ou que distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services quĠil mĠavait faites taient bien loin de sa mmoire, et je ne lui en savais pas trs mauvais gr ; jĠai le caractre port lĠindulgence, je puis tout pardonner aux hommes, except lĠinjustice, lĠingratitude et lĠinhumanit. JĠexcusais donc lĠavocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montr tant de vivacit dans le cours de mon procs et pour qui je nĠexistais plus, et vous-mme, Monsieur le marquis ; lorsque nos suprieurs ecclsiastiques firent une visite dans la maison.
Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses ; ils se font rendre compte de lĠadministration temporelle et spirituelle, et selon lĠesprit quĠils apportent leurs fonctions, ils rparent ou ils augmentent le dsordre. Je revis donc lĠhonnte et dur M. Hbert avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelrent apparemment lĠtat dplorable o jĠavais autrefois comparu devant eux, leurs yeux sĠhumectrent, et je remarquai sur leurs visages lĠattendrissement et la joie. M. Hbert sĠassit et me fit asseoir vis--vis de lui, ses deux compagnons se tinrent debout derrire sa chaise, leurs regards taient attachs sur moi. M. Hbert me dit : Eh bien, sÏur Suzanne, comment en use-t-on prsent avec vous ? Ñ Je lui rpondis : Monsieur, on mĠoublie. Ñ Tant mieux. Ñ Et cĠest aussi tout ce que je souhaite ; mais jĠaurais une grce importante vous demander, cĠest dĠappeler ici ma Mre suprieure. Ñ Et pourquoi ? Ñ CĠest que sĠil arrive quĠon vous fasse quelque plainte dĠelle, elle ne manquera pas de mĠen accuser. Ñ JĠentends ; mais dites-moi toujours ce que vous en savez. Ñ Monsieur, je vous supplie de la faire appeler et quĠelle entende elle-mme vos questions et mes rponses. Ñ Dites toujours. Ñ Monsieur, vous mĠallez perdre. Ñ Non, ne craignez rien. De ce jour, vous nĠtes plus sous son autorit ; avant la fin de la semaine vous serez transfre Sainte-Eutrope, prs dĠArpajon. Vous avez un bon ami. Ñ Un bon ami, Monsieur ! je ne mĠen connais point. Ñ CĠest votre avocat. Ñ M. Manouri ? Ñ Lui-mme. Ñ Je ne croyais pas quĠil se souvnt encore de moi. Ñ Il a vu vos sÏurs, il a vu M. lĠarchevque, le premier prsident, toutes les personnes connues par leur pit ; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer, et vous nĠavez plus quĠun moment rester ici. Ainsi si vous avez connaissance de quelque dsordre, vous pouvez mĠen instruire sans vous compromettre, et je vous lĠordonne par la sainte obissance. Ñ Je nĠen connais point. Ñ Quoi ! on a gard quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procs ? Ñ On a cru et lĠon a d croire que jĠavais commis une faute en revenant contre mes vÏux, et lĠon mĠen a fait demander pardon Dieu. Ñ Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoirÉ et en disant ces mots il secouait la tte, il fronait les sourcils, et je conus quĠil ne tenait quĠ moi de renvoyer la suprieure une partie des coups de discipline quĠelle mĠavait fait donner ; mais ce nĠtait pas mon dessein. LĠarchidiacre vit bien quĠil ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce quĠil mĠavait confi de ma translation Sainte-Eutrope dĠArpajon. Comme le bonhomme Hbert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournrent et me salurent dĠun air trs affectueux et trs doux. Je ne sais qui ils sont, mais Dieu veuille leur conserver ce caractre tendre et misricordieux qui est si rare dans leur tat, et qui convient si fort aux dpositaires de la faiblesse de lĠhomme et aux intercesseurs de la misricorde de Dieu. Je croyais M. Hbert occup consoler, interroger ou rprimander quelque autre religieuse, lorsquĠil rentra dans ma cellule. Il me dit : DĠo connaissez-vous M. Manouri ? Ñ Par mon procs. Ñ Qui est-ce qui vous lĠa donn ? Ñ CĠest Mme la Prsidente ***. Ñ Il a fallu que vous confrassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire. Ñ Non, Monsieur, je lĠai peu vu. Ñ Comment lĠavez-vous instruit ? Ñ Par quelques mmoires crits de ma main. Ñ Vous avez des copies de ces mmoires ? Ñ Non, Monsieur. Ñ Qui est-ce qui lui remettait ces mmoires ? Ñ Mme la Prsidente ***. Ñ Et dĠo la connaissiez-vous ? Ñ Je la connaissais par la sÏur Ursule, mon amie et sa parente. Ñ Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procs ? Ñ Une fois. Ñ CĠest bien peu. Il ne vous a point crit ? Ñ Non, monsieur. Ñ Vous ne lui avez point crit ? Ñ Non, Monsieur. Ñ Il vous apprendra sans doute ce quĠil a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir, et, sĠil vous crit soit directement, soit indirectement, de mĠenvoyer sa lettre sans lĠouvrir, entendez-vous, sans lĠouvrir. Ñ Oui, Monsieur, et je vous obirai. Soit que la mfiance de M. Hbert me regardt ou mon bienfaiteur, jĠen fus blesse.
M. Manouri vint Longchamp dans la soire mme. Je tins parole lĠarchidiacre, je refusai de lui parler. Le lendemain il mĠcrivit par son missaire ; je reus sa lettre, et je lĠenvoyai sans lĠouvrir M. Hbert. CĠtait le mardi, autant quĠil mĠen souvient. JĠattendais toujours avec impatience lĠeffet de la promesse de lĠarchidiacre, et des mouvements de M. Manouri ; le mercredi, le jeudi, le vendredi se passrent sans que jĠentendisse parler de rien. Combien ces journes me parurent longues ! Je tremblais quĠil ne ft survenu quelque obstacle qui et tout drang. Je ne recouvrais pas ma libert, mais je changeais de prison, et cĠest quelque chose ; un premier vnement heureux fait germer en nous lĠesprance dĠun second, et cĠest peut-tre l lĠorigine du proverbe : quĠun bonheur ne vient point sans un autre.
Je connaissais les compagnes que je quittais, et je nĠavais pas de peine supposer que je gagnerais quelque chose vivre avec dĠautres prisonnires ; quelles quĠelles fussent, elles ne pouvaient tre ni plus mchantes, ni plus mal intentionnes. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison ; il faut bien peu de chose pour mettre des ttes de religieuses en lĠair. On allait, on venait, on se parlait bas, les portes des dortoirs sĠouvraient et se fermaient ; cĠest, comme vous lĠavez pu voir jusquĠici, le signal des rvolutions monastiques. JĠtais seule dans ma cellule ; jĠattendais ; le cÏur me battait ; jĠcoutais ma porte, je regardais par ma fentre ; je me dmenais sans savoir ce que je faisais ; je me disais moi-mme en tressaillant de joie : CĠest moi quĠon vient chercher ; tout lĠheure je nĠy serai plusÉ et je ne me trompais pas.
Deux figures inconnues se prsentrent moi, cĠtaient une religieuse et la tourire dĠArpajon ; elles mĠinstruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui mĠappartenait, je le jetai ple-mle dans le tablier de la tourire qui le mit en paquets. Je ne demandai point voir la suprieure ; la sÏur Ursule nĠtait plus ; je ne quittais personne ; je descends ; on mĠouvre les portes, aprs avoir visit ce que jĠemportais, je monte dans un carrosse et me voil partie.
LĠarchidiacre et ses deux jeunes ecclsiastiques, Mme la Prsidente *** et M. Manouri, sĠtaient rassembls chez la suprieure, o on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse mĠentretint de la maison, et la tourire ajoutait pour refrain chaque phrase de lĠloge quĠon mĠen faisait : CĠest la pure vrit. Elle se flicitait du choix quĠon avait fait dĠelle pour mĠaller prendre et voulait tre mon amie ; en consquence elle me confia quelques secrets et me donna quelques conseils sur ma conduite ; ces conseils taient apparemment son usage, mais ils ne pouvaient tre au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent dĠArpajon. CĠest un btiment carr, dont un des cts regarde sur le grand chemin, et lĠautre sur la campagne et les jardins. Il y avait chaque fentre de la premire faade une, deux, ou trois religieuses ; cette seule circonstance mĠen apprit sur lĠordre qui rgnait dans la maison plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne mĠen avaient dit. On connaissait apparemment la voiture o nous tions, car en un clin dĠÏil toutes ces ttes voiles disparurent, et jĠarrivai la porte de ma nouvelle prison. La suprieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, mĠembrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de communaut o quelques religieuses mĠavaient devance et o dĠautres accoururent.
Cette suprieure sĠappelle madame ***. Je ne saurais me refuser lĠenvie de vous la peindre avant que dĠaller plus loin. CĠest une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements ; sa tte nĠest jamais sise sur ses paules ; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vtement ; sa figure est plutt bien que mal ; ses yeux dont lĠun, cĠest le droit, est plus haut et plus grand que lĠautre, sont pleins de feu et distraits ; quand elle marche elle jette ses bras en avant et en arrire ; veut-elle parler, elle ouvre la bouche avant que dĠavoir arrang ses ides, aussi bgaye-t-elle un peu ; est-elle assise, elle sĠagite sur son fauteuil comme si quelque chose lĠincommodait. Elle oublie toute biensance, elle lve sa guimpe pour se frotter la peau, elle croise ses jambes ; elle vous interroge, vous lui rpondez, et elle ne vous coute pas ; elle vous parle et elle se perd, sĠarrte tout court, ne sait plus o elle en est, se fche et vous appelle grosse bte, stupide, imbcile, si vous ne la remettez pas sur la voie. Elle est tantt familire jusquĠ tutoyer, tantt imprieuse et fire jusquĠau ddain ; ses moments de dignit sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure. Sa figure dcompose marque tout le dcousu de son esprit et toute lĠingalit de son caractre ; aussi lĠordre et le dsordre se succdent-ils dans la maison. Il y avait des jours o tout tait confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses ; o lĠon courait dans les chambres les unes des autres ; o lĠon prenait ensemble du th, du caf, du chocolat, des liqueurs ; o lĠoffice se faisait avec la clrit la plus indcente ; au milieu de ce tumulte le visage de la suprieure change subitement, la cloche sonne, on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et lĠon croirait que tout est mort subitement ; une religieuse alors manque-t-elle la moindre chose, elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec duret, lui ordonne de se dshabiller et de se donner vingt coups de discipline ; la religieuse obit, se dshabille, prend sa discipline et se macre, mais peine sĠest-elle donn quelques coups, que la suprieure, devenue compatissante, lui arrache lĠinstrument de pnitence, se met pleurer ; quĠelle est bien malheureuse dĠavoir punir ! lui baise le front, les yeux, la bouche, les paules, la caresse, la loue : mais quĠelle a la peau blanche et douce ! le bel embonpoint ! le beau cou ! le beau chignon ! SÏur Sainte-Augustine, mais tu es folle dĠtre honteuse, laisse tomber ce linge, je suis femme et ta suprieureÉ Oh la belle gorge ! quĠelle est ferme !É et je souffrirais que cela ft dchir par des pointes ! non, non, il nĠen sera rienÉ Elle la baise encore, la relve, la rhabille elle-mme, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices et la renvoie dans sa cellule. On est trs mal avec ces femmes-l, on ne sait jamais ce qui leur plaira ou dplaira, ce quĠil faut viter ou faire ; il nĠy a rien de rgl : ou lĠon est servie profusion, ou lĠon meurt de faim ; lĠconomie de la maison sĠembarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou ngliges. On est toujours trop prs ou trop loin des suprieures de ce caractre ; il nĠy a ni vraie distance, ni mesure ; on passe de la disgrce la faveur et de la faveur la disgrce sans quĠon sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne dans une petite chose un exemple gnral de son administration ? Dix fois dans lĠanne elle courait de cellule en cellule et faisait jeter par les fentres toutes les bouteilles de liqueur quĠelle y trouvait, et quatre jours aprs, elle-mme en renvoyait la plupart de ses religieuses. Voil celle qui jĠavais fait le vÏu solennel dĠobissance, car nous portons nos vÏux dĠune maison dans une autre.
JĠentrai avec elle ; elle me conduisait en me tenant embrasse par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains, de confitures. Le grave archidiacre commena mon loge quĠelle interrompit par : On a eu tort, on a eu tort, je le saisÉ Le grave archidiacre voulut continuer, et la suprieure lĠinterrompit par : Comment sĠen sont-elles dfaites ? CĠest la modestie et la douceur mme. On dit quĠelle est remplie de talentsÉ Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots, la suprieure lĠinterrompit encore en me disant bas lĠoreille : Je vous aime la folie, et quand ces pdants-l seront sortis je ferai venir nos sÏurs, et vous nous chanterez un petit air, nĠest-ce pas ?É Il me prit une envie de rire, le grave M. Hbert fut un peu dconcert ; ses deux compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hbert revint son caractre et ses manires accoutumes, lui ordonna brusquement de sĠasseoir et lui imposa silence. Elle sĠassit, mais elle nĠtait pas son aise ; elle se tourmentait sa place ; elle se grattait la tte ; elle rajustait son vtement o il nĠtait pas drang ; elle billait ; et cependant lĠarchidiacre prorait sensment sur la maison que jĠavais quitte, sur les dsagrments que jĠy avais prouvs ; sur celle o jĠentrais ; sur les obligations que jĠavais aux personnes qui mĠavaient servieÉ En cet endroit je regardai M. Manouri ; il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus gnrale, le silence pnible impos la suprieure cessa. Je mĠapprochai de M. Manouri, je le remerciai des services quĠil mĠavait rendus ; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre ; mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car jĠtais vraiment touche, un mlange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je nĠaurais pu faire. Sa rponse ne fut pas plus arrange que mon discours, il fut aussi troubl que moi ; je ne sais ce quĠil me disait, mais jĠentendais quĠil serait trop rcompens, sĠil avait adouci la rigueur de mon sort ; quĠil se ressouviendrait de ce quĠil avait fait avec plus de plaisir encore que moi ; quĠil tait bien fch que les occupations qui lĠattachaient au Palais de Paris ne lui permissent pas de visiter souvent le clotre dĠArpajon, mais quĠil esprait de M. lĠarchidiacre et de madame la suprieure la permission de sĠinformer de ma sant et de ma situation. LĠarchidiacre nĠentendit pas cela, mais la suprieure rpondit : Monsieur, tant que vous voudrez ; elle fera tout ce qui lui plaira. Nous tcherons de rparer ici les chagrins quĠon lui a donnsÉ et puis tout bas moi : Mon enfant, tu as donc bien souffert ! Mais comment ces cratures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter ? JĠai connu ta suprieure, nous avons t pensionnaires ensemble Port-Royal, cĠtait la bte noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir, tu me raconteras tout celaÉ et en disant ces mots elle prenait une de mes mains quĠelle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclsiastiques me firent aussi leur compliment. Il tait tard ; M. Manouri prit cong de nous ; lĠarchidiacre et ses compagnons allrent chez M.*** seigneur dĠArpajon, o ils taient invits, et je restai seule avec la suprieure, mais ce ne fut pas pour longtemps. Toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent ple-mle, en un instant je me vis entoure dĠune centaine de personnes. Je ne savais qui entendre, ni qui rpondre, cĠtaient des figures de toute espce et des propos de toutes couleurs ; cependant je discernai quĠon nĠtait mcontente ni de mes rponses ni de ma personne.
Quand cette confrence importune eut dur quelque temps et que la premire curiosit eut t satisfaite, la foule diminua, la suprieure carta le reste, et elle vint elle-mme mĠinstaller dans ma cellule. Elle mĠen fit les honneurs sa mode : elle me montrait lĠoratoire et disait : CĠest l que ma petite amie priera Dieu ; je veux quĠon lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blesssÉ Il nĠy a point dĠeau bnite dans ce bnitier, cette sÏur Dorothe oublie toujours quelque choseÉ Essayez ce fauteuil, voyez sĠil vous sera commodeÉ et tout en parlant ainsi elle mĠassit, me pencha la tte sur le dossier et me baisa le front. Cependant elle alla la fentre pour sĠassurer que les chssis se levaient et se baissaient facilement ; mon lit, et elle en tira et retira les rideaux pour voir sĠils fermaient bien. Elle examina les couverturesÉ elles sont bonnes. Elle prit le traversin, et le faisant bouffer elle disait : Cette chre tte sera fort bien l-dessusÉ Ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communautÉ Ces matelas sont bonsÉ Cela fait, elle vient moi, mĠembrasse et me quitte. Pendant cette scne je disais en moi-mme : ï la folle crature ! Et je mĠattendis de bons et de mauvais jours.
Je mĠarrangeai dans ma cellule. JĠassistai lĠoffice du soir, au souper, la rcration qui suivit. Quelques religieuses sĠapprochrent de moi, dĠautres sĠen loignrent ; celles-l comptaient sur ma protection auprs de la suprieure ; celles-ci, taient dj alarmes de la prdilection quĠelle mĠavait accorde. Ces premiers moments se passrent en loges rciproques, en questions sur la maison que jĠavais quitte, en essais de mon caractre, de mes inclinations, de mes gots, de mon esprit ; on vous tte partout ; cĠest une suite de petites embches quĠon vous tend et dĠo lĠon tire les consquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de mdisance, et lĠon vous regarde ; on entame une histoire, et lĠon attend que vous en redemandiez la suite ou que vous la laissiez. Si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiquĠon sache bien quĠil nĠen est rien ; on vous loue ou lĠon vous blme dessein. On cherche dmler vos penses les plus secrtes ; on vous interroge sur vos lectures, on vous offre des livres sacrs et profanes, on remarque votre choix. On vous invite de lgres infractions de la rgle ; on vous fait des confidences ; on vous jette des mots sur les travers de la suprieure ; tout se recueille et se redit. On vous quitte, on vous reprend ; on sonde vos sentiments sur les mÏurs, sur la pit, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout ; il rsulte de ces expriences ritres, une pithte qui vous caractrise et quĠon attache en surnom celui que vous portez. Ainsi je fus appele Sainte-Suzanne la rserve.
Le premier soir, jĠeus la visite de la suprieure ; elle vint mon dshabiller. Ce fut elle qui mĠta mon voile et ma guimpe et qui me coiffa de nuit, ce fut elle qui me dshabilla. Elle me tint cent propos doux et me fit mille caresses qui mĠembarrassrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je nĠy entendais rien, ni elle non plus, et prsent mme que jĠy rflchis, quĠaurions-nous pu y entendre ? Cependant jĠen parlai mon directeur qui traita cette familiarit, qui me paraissait innocente et qui me le parat encore, dĠun ton fort srieux et me dfendit gravement de mĠy prter davantage. Elle me baisa le cou, les paules, les bras, elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit ; elle releva mes couvertures dĠun et dĠautre ct, me baisa les yeux, tira mes rideaux et sĠen alla. JĠoubliais de vous dire quĠelle supposa que jĠtais fatigue, et quĠelle me permit de rester au lit tant que je voudrais.
JĠusai de sa permission ; cĠest, je crois la seule bonne nuit que jĠaie passe dans le clotre, et si je nĠen suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, jĠentendis frapper doucement ma porte. JĠtais encore couche ; je rpondis ; on entra ; cĠtait une religieuse qui me dit dĠassez mauvaise humeur quĠil tait tard et que la mre suprieure me demandait. Je me levai, je mĠhabillai la hte et jĠallai. Bonjour, mon enfant, me dit-elle ; avez-vous bien pass la nuit ? Voil du caf qui vous attend depuis une heure ; je crois quĠil sera bon, dpchez-vous de le prendre, et puis aprs nous causeronsÉ Et tout en disant cela, elle tendait un mouchoir sur la table, en dployait un autre sur moi, versait le caf et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je djeunais elle mĠentretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son got ; me fit mille amitis, mille questions sur la maison que jĠavais quitte, sur mes parents, sur les dsagrments que jĠavais eus ; loua, blma sa fantaisie, nĠentendit jamais ma rponse jusquĠau bout. Je ne la contredis point ; elle fut fort contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrtion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisime, puis une quatrime, une cinquime. On parla des oiseaux de la mre celle-ci ; des tics de la sÏur *** celle-l ; de tous les petits ridicules des absentes ; on se mit en gaiet. Il y avait une pinette dans un coin de la cellule, jĠy posai les doigts par distraction, car nouvelle arrive dans la maison et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne mĠamusait gure, et quand jĠaurais t plus au fait, cela ne mĠaurait pas amuse davantage ; il faut trop dĠesprit pour bien plaisanter, et puis qui est-ce qui nĠa pas un ridicule ? Tandis que lĠon riait, je faisais des accords, peu peu jĠattirai lĠattention. La suprieure vint moi, et me frappant un petit coup sur lĠpaule, allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous ; joue dĠabord et puis aprs tu chanterasÉ Je fis ce quĠelle me disait, jĠexcutai quelques pices que jĠavais dans les doigts ; je prludai de fantaisie, et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville. Voil qui est fort bien, me dit la suprieure, mais nous avons de la saintet lĠglise tant quĠil nous plat. Nous sommes seules ; celles-ci sont mes amies et elles seront aussi les tiennes ; chante-nous quelque chose de plus gaiÉ Quelques-unes des religieuses dirent : Mais elle ne sait peut-tre que cela ; elle est fatigue de son voyage, il faut la mnager ; en voil bien assez pour une foisÉ Non, non, dit la suprieure, elle sĠaccompagne merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne lĠai pas laide, cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilit que de force et dĠtendue). Je ne la tiendrai quitte quĠelle ne nous ait dit autre choseÉ JĠtais un peu offense du propos des religieuses ; je rpondis la suprieure que cela nĠamusait plus ces sÏurs. Mais cela mĠamuse encore moiÉ Je me doutais de cette rponse. Je chantai donc une chansonnette assez dlicate, et toutes battirent des mains, me lourent, mĠembrassrent, me caressrent, mĠen demandrent une seconde : petites minauderies fausses dictes par la rponse de la suprieure ; il nĠy en avait presque pas une l qui ne mĠet t ma voix et rompu les doigts, si elle lĠavait pu. Celles qui nĠavaient peut-tre entendu de musique de leur vie, sĠavisrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que dplaisants qui ne prirent point auprs de la suprieure ; taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux quĠelle vienne ici tous les jours ; jĠai su un peu de clavecin autrefois, et je veux quĠelle mĠy remette. Ñ Ah ! Madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on nĠa pas tout oubliÉ Trs volontiers ; cde-moi ta place. Elle prluda, elle joua des choses folles, bizarres, dcousues comme ses ides, mais je vis travers tous les dfauts de son excution quĠelle avait la main infiniment plus lgre que moi ; je le lui dis, car jĠaime louer, et jĠai rarement perdu lĠoccasion de le faire avec vrit, cela est si doux ! Les religieuses sĠclipsrent les unes aprs les autres, et je restai presque seule avec la suprieure parler musique. Elle tait assise, jĠtais debout ; elle me prenait les mains et elle me disait en les serrant : Mais outre quĠelle joue bien, elle a les plus jolis doigts du monde. Voyez donc, sÏur ThrseÉ SÏur Thrse baissait les yeux, rougissait et bgayait ; cependant que jĠeusse les doigts jolis ou non, que la suprieure et tort ou raison de lĠobserver, quĠest-ce que cela faisait cette sÏur ? La suprieure mĠembrassait par le milieu du corps et elle trouvait que jĠavais la plus jolie taille. Elle mĠavait tire elle, elle me fit asseoir sur ses genoux ; elle me relevait la tte avec les mains et mĠinvitait la regarder ; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint ; je ne rpondais rien, jĠavais les yeux baisss, et je me laissais aller toutes ces caresses comme une idiote ; sÏur Thrse tait distraite, inquite ; se promenait droite et gauche ; touchait tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne ; regardait par la fentre ; croyait avoir entendu frapper la porte ; et la suprieure lui dit : Sainte-Thrse, tu peux tĠen aller, si tu tĠennuies. Ñ Madame, je ne mĠennuie pas. Ñ CĠest que jĠai mille choses demander cette enfant. Ñ Je le crois. Ñ Je veux savoir toute son histoire. Comment rparerai-je les peines quĠon lui a faites, si je les ignore ? Je veux quĠelle me les raconte sans rien omettre. Je suis sre que jĠen aurai le cÏur dchir et que jĠen pleurerai, mais nĠimporte. Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout ? Ñ Madame, quand vous lĠordonnerez. Ñ Je tĠen prierais tout lĠheure, si nous en avions le temps ; quelle heure est-il ? SÏur Thrse rpondit : Madame, il est cinq heures, et les vpres vont sonner. Ñ QuĠelle commence toujours. Ñ Mais, Madame, vous mĠaviez promis un moment de consolation avant vpres. JĠai des penses qui mĠinquitent ; je voudrais bien ouvrir mon cÏur Maman. Si je vais lĠoffice sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite. Ñ Non, non, dit la suprieure ; tu es folle avec tes ides. Je gage que je sais ce que cĠest, nous en parlerons demain. Ñ Ah ! chre Mre, dit sÏur Thrse en se jetant aux pieds de la suprieure et fondant en larmes, que ce soit tout lĠheure. Ñ Madame, dis-je la suprieure en me levant de sur ses genoux o jĠtais reste, accordez ma sÏur ce quĠelle vous demande, ne laissez pas durer sa peine ; je vais me retirer. JĠaurai toujours le temps de satisfaire lĠintrt que vous voulez bien prendre moi ; et quand vous aurez entendu ma sÏur Thrse, elle ne souffrira plusÉ Je fis un mouvement vers la porte pour sortir, la suprieure me retenait dĠune main, sÏur Thrse genoux sĠtait empare de lĠautre, la baisait et pleurait ; et la suprieure lui disait : En vrit, Sainte-Thrse, tu es bien incommode avec tes inquitudes ; je te lĠai dj dit, cela me dplat, cela me gne ; je ne veux pas tre gne. Ñ Je le sais, mais je ne suis pas la matresse de mes sentiments ; je voudrais et je ne sauraisÉ Ñ Cependant je mĠtais retire et jĠavais laiss avec la suprieure la jeune sÏur. Je ne pus mĠempcher de la regarder lĠglise ; il lui restait de lĠabattement et de la tristesse ; nos yeux se rencontrrent plusieurs fois, et il me sembla quĠelle avait de la peine soutenir mon regard. Pour la suprieure, elle sĠtait assoupie dans sa stalle.
LĠoffice fut dpch en un clin dĠÏil. Le chÏur nĠtait pas, ce quĠil me parut, lĠendroit de la maison o lĠon se plaisait le plus ; on en sortit avec la vitesse et le babil dĠune troupe dĠoiseaux qui sĠchapperaient dĠune volire ; et les sÏurs se rpandaient les unes chez les autres en courant, en riant, en parlant. La suprieure se renferma dans sa cellule, et la sÏur Thrse sĠarrta sur la porte de la sienne, mĠpiant comme si elle et t curieuse de savoir ce que je deviendrais ; je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la sÏur Thrse ne se referma que quelque temps aprs et se referma doucement. Il me vint en ide que cette jeune fille tait jalouse de moi et quĠelle craignait que je ne lui ravisse la place quĠelle occupait dans les bonnes grces et lĠintimit de la suprieure. Je lĠobservai plusieurs jours de suite, et lorsque je me crus suffisamment assure de mon soupon par ses petites colres, ses puriles alarmes, sa persvrance me suivre la piste, mĠexaminer, se trouver entre la suprieure et moi, briser nos entretiens, dprimer mes qualits, faire sortir mes dfauts, plus encore sa pleur, sa douleur, ses pleurs, au drangement de sa sant et mme de son esprit, je lĠallai trouver et je lui dis : Chre amie, quĠavez-vous ? Ñ Elle ne me rpondit pas ; ma visite la surprit et lĠembarrassa, elle ne savait ni que dire, ni que faire. Ñ Vous ne me rendez pas assez de justice ; parlez-moi vrai : vous craignez que je nĠabuse du got que notre Mre a pris pour moi, que je ne vous loigne de son cÏur. Rassurez-vous, cela nĠest pas dans mon caractre. Si jĠtais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son espritÉ Ñ Vous aurez tout celui quĠil vous plaira ; elle vous aime, elle fait aujourdĠhui pour vous prcisment ce quĠelle a fait pour moi dans les commencements. Ñ Eh bien, soyez sre que je ne me servirai de la confiance quĠelle mĠaccordera que pour vous rendre plus chrie. Ñ Et cela dpendra-t-il de vous ? Ñ Et pourquoi cela nĠen dpendrait-il pas ? Ñ Au lieu de me rpondre, elle se jeta mon cou, et elle me dit en soupirant : Ce nĠest pas votre faute, je le sais bien, je me le dis tout moment ; mais promettez-moiÉ Ñ Que voulez-vous que je vous promette ? Ñ QueÉ Ñ Achevez. Je ferai tout ce qui dpendra de moi. Ñ Elle hsita, se couvrit les yeux de ses mains, et dĠune voix si basse quĠ peine je lĠentendais : Que vous la verrez le moins souvent que vous pourrezÉ Ñ Cette demande me parut si trange, que je ne pus mĠempcher de lui rpondre : Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre suprieure ? Je ne suis point fche que vous la voyiez sans cesse, moi ; vous ne devez pas tre plus fche que jĠen fasse autant ; ne suffit-il pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprs dĠelle ni vous, ni personne ? Elle ne me rpondit que par ces mots quĠelle pronona dĠune manire douloureuse en se sparant de moi et en se jetant sur son lit : Je suis perdue. Ñ Perdue ! Et pourquoi ? Mais il faut que vous me croyiez la plus mchante crature qui soit au monde.
Nous en tions l, lorsque la suprieure entra. Elle avait pass ma cellule, elle ne mĠy avait point trouve : elle avait parcouru presque toute la maison, inutilement ; il ne lui vint pas en pense que jĠtais chez Sainte-Thrse ; lorsquĠelle lĠeut appris par celles quĠelle avait envoyes ma dcouverte, elle accourut. Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage, mais toute sa personne tait si rarement ensemble ! Sainte-Thrse tait en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis : Ma chre Mre, je vous demande pardon dĠtre venue ici sans votre permission. Ñ Il est vrai, me rpondit-elle, quĠil et t mieux de la demander. Ñ Mais cette chre sÏur mĠa fait compassion, jĠai vu quĠelle tait en peine. Ñ Et de quoi ? Ñ Vous le dirai-je ? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas ? CĠest une dlicatesse qui fait tant dĠhonneur son me et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les tmoignages de bont que vous mĠavez donns ont alarm sa tendresse, elle a craint que je nĠobtinsse dans votre cÏur la prfrence sur elle ; ce sentiment de jalousie si honnte dĠailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chre Mre, tait, ce quĠil mĠa sembl, devenu cruel pour ma sÏur, et je la rassurais. Ñ La suprieure aprs mĠavoir coute prit un air svre et imposant et lui dit : SÏur Thrse, je vous ai aime et je vous aime encore ; je nĠai point me plaindre de vous, et vous nĠaurez point vous plaindre de moi, mais je ne saurais souffrir ces prtentions exclusives ; dfaites-vous-en, si vous craignez dĠteindre ce qui me reste dĠattachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la sÏur AgatheÉ Puis se tournant vers moi, elle me dit : CĠest cette grande brune que vous voyez au chÏur vis--vis de moiÉ (Car je me rpandais si peu, il y avait si peu de temps que jĠtais dans la maison, jĠtais si nouvelle que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta : Je lĠaimais, lorsque sÏur Thrse entra ici et que je commenai la chrir. Elle eut les mmes inquitudes, elle fit les mmes folies ; je lĠen avertis, elle ne se corrigea point, et je fus oblige dĠen venir des voies svres qui ont dur trop longtemps et qui sont trs contraires mon caractre, car elles vous diront toutes que je suis bonne et que je ne punis jamais quĠ contrecÏurÉ Puis sĠadressant Sainte-Thrse, elle ajouta : Mon enfant, je ne veux point tre gne, je vous lĠai dj dit ; vous me connaissez, ne me faites point sortir de mon caractreÉ Ensuite elle me dit en sĠappuyant dĠune main sur mon paule : Venez, Sainte-Suzanne, reconduisez-moi. Nous sortmes. Sainte-Thrse voulut nous suivre, mais la suprieure dtournant la tte ngligemment par-dessus mon paule, lui dit dĠun ton de despotisme : Rentrez dans votre cellule, et nĠen sortez pas que je ne vous le permetteÉ Elle obit, ferma sa porte avec violence et sĠchappa en quelques discours qui firent frmir la suprieure, je ne sais pourquoi, car ils nĠavaient pas de sens. Je vis sa colre, et je lui dis : Chre Mre, si vous avez quelque bont pour moi, pardonnez ma sÏur Thrse ; elle a la tte perdue, elle ne sait ce quĠelle dit, elle ne sait ce quĠelle fait. Ñ Que je lui pardonne ? Je le veux bien, mais que me donnerez-vous ? Ñ Ah ! Chre Mre, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plt et qui vous apaist ? Ñ Elle baissa les yeux, rougit et soupira ; en vrit, cĠtait comme un amant. Elle me dit ensuite en se rejetant nonchalamment sur moi et comme si elle et dfailli : Approchez votre front que je le baiseÉ Je me penchai et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitt quĠune religieuse avait fait quelque faute, jĠintercdais pour elle, et jĠtais sre dĠobtenir sa grce par quelque faveur innocente ; cĠtait toujours un baiser ou sur le front, ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche, elle trouvait que jĠavais lĠhaleine pure, les dents blanches et les lvres fraches et vermeilles. En vrit, je serais bien belle, si je mritais la plus petite partie des loges quĠelle me donnait ; si cĠtait mon front, il tait blanc, uni et dĠune forme charmante ; si cĠtaient mes yeux, ils taient brillants ; si cĠtaient mes joues, elles taient vermeilles et douces ; si cĠtaient mes mains, elles taient petites et poteles ; si cĠtait ma gorge, elle tait dĠune fermet de pierre et dĠune forme admirable ; si cĠtaient mes bras, il tait impossible de les avoir mieux tourns et plus ronds ; si cĠtait mon cou, aucune des sÏurs ne lĠavait mieux fait et dĠune beaut plus exquise et plus rare ; que sais-je tout ce quĠelle me disait. Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; jĠen rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois en me regardant de la tte aux pieds avec un air de complaisance que je nĠai jamais vu aucune autre femme, elle me disait : Non, cĠest le plus grand bonheur que Dieu lĠait appele dans la retraite ; avec cette figure-l dans le monde elle aurait damn autant dĠhommes quĠelle en aurait vu, et elle se serait damne avec eux. Dieu fait bien tout ce quĠil fait.
Cependant nous nous avancions vers sa cellule, je me disposais la quitter, mais elle me prit par la main et elle me dit : Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp, mais entrez, vous me donnerez une petite leon de clavecinÉ Je la suivis ; en un moment elle eut ouvert le clavecin, prpar un livre, approch une chaise, car elle tait vive. Je mĠassis ; elle pensa que je pourrais avoir froid, elle dtacha de dessus les chaises un coussin quĠelle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds quĠelle mit dessus, ensuite elle alla se placer derrire la chaise et sĠappuyer sur le dossier. Je fis dĠabord des accords, ensuite je jouai quelques pices de Couperin, de Rameau, de Scarlatti ; cependant elle avait lev un coin de mon linge de cou, sa main tait place sur mon paule nue et lĠextrmit de ses doigts pose sur ma gorge. Elle soupirait, elle paraissait oppresse, son haleine sĠembarrasser ; la main quĠelle tenait sur mon paule dĠabord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle et t sans force et sans vie, et sa tte tombait sur la mienne. En vrit, cette folle-l tait dĠune sensibilit incroyable et avait le got le plus vif pour la musique ; je nĠai jamais connu personne sur qui elle et produit des effets si singuliers.
Nous nous amusions ainsi dĠune manire aussi simple que douce lorsque tout coup la porte sĠouvrit avec violence ; jĠen eus frayeur et la suprieure aussi. CĠtait cette extravagante de Sainte-Thrse ; son vtement tait en dsordre, ses yeux taient troubls, elle nous parcourait lĠune et lĠautre avec lĠattention la plus bizarre ; les lvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint elle et se jeta aux pieds de la suprieure, je joignis ma prire la sienne, et jĠobtins encore son pardon ; mais la suprieure lui protesta de la manire la plus ferme que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sortmes toutes deux ensemble.
En retournant nos cellules je lui dis : Chre sÏur, prenez garde, vous indisposerez notre Mre. Je ne vous abandonnerai pas, mais vous userez mon crdit auprs dĠelle, et je serai dsespre de ne pouvoir plus rien ni pour vous, ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos ides ?É Point de rponseÉ Que craignez-vous de moi ?É Point de rponseÉ Est-ce que notre Mre ne peut pas nous aimer galement toutes deux ? Ñ Non, non, me rpondit-elle avec violence, cela ne se peut ; bientt je lui rpugnerai, et jĠen mourrai de douleur. Ah ! pourquoi tes-vous venue ici ? Vous nĠy serez pas heureuse longtemps, jĠen suis sre, et je serai malheureuse pour toujours. Ñ Mais, lui dis-je, cĠest un grand malheur, je le sais, que dĠavoir perdu la bienveillance de sa suprieure, mais jĠen connais un plus grand, cĠest de lĠavoir mrit ; vous nĠavez rien vous reprocher ? Ñ Ah ! plt Dieu ! Ñ Si vous vous accusez en vous-mme de quelque faute, il faut la rparer, et le moyen le plus sr, cĠest dĠen supporter patiemment la peine. Ñ Je ne saurais, je ne saurais ; et puis est-ce elle mĠen punir ? Ñ Ë elle ! SÏur Thrse, elle ! Est-ce quĠon parle ainsi dĠune suprieure ? Cela nĠest pas bien, vous vous oubliez ; je suis sre que cette faute est plus grave quĠaucune de celles que vous vous reprochez. Ñ Ah ! plt Dieu, me dit-elle encore, plt Dieu !É Et nous nous sparmes, elle pour aller se dsoler dans sa cellule, moi pour aller rver dans la mienne la bizarrerie des ttes de femmes. Voil lĠeffet de la retraite. LĠhomme est n pour la socit. Sparez-le, isolez-le, ses ides se dsuniront, son caractre se tournera, mille affections ridicules sĠlveront dans son cÏur, des penses extravagantes germeront dans son esprit comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une fort, il y deviendra froce ; dans un clotre o lĠide de ncessit se joint celle de servitude, cĠest pis encore : on sort dĠune fort, on ne sort plus dĠun clotre ; on est libre dans la fort, on est esclave dans le clotre. Il faut peut-tre plus de force dĠme encore pour rsister la solitude quĠ la misre ; la misre avilit, la retraite dprave. Vaut-il mieux vivre dans lĠabjection que dans la folie ? CĠest ce que je nĠoserais dcider, mais il faut viter lĠune et lĠautre.
Je voyais crotre de jour en jour la tendresse que la suprieure avait conue pour moi. JĠtais sans cesse dans sa cellule ou elle tait dans la mienne ; pour la moindre indisposition elle mĠordonnait lĠinfirmerie, elle me dispensait des offices, elle mĠenvoyait coucher de bonne heure ou mĠinterdisait lĠoraison du matin. Au chÏur, au rfectoire, la rcration elle trouvait moyen de me donner des marques dĠamiti ; au chÏur, sĠil se rencontrait un verset qui contint quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me lĠadressant, ou elle me regardait sĠil tait chant par une autre ; au rfectoire, elle mĠenvoyait toujours quelque chose de ce quĠon lui servait dĠexquis ; la rcration, elle mĠembrassait par le milieu du corps, elle me disait les choses les plus douces et les plus obligeantes. On ne lui faisait aucun prsent que je ne le partageasse, chocolat, sucre, caf, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce ft ; elle avait dpar sa cellule dĠestampes, dĠustensiles, de meubles et dĠune infinit de choses agrables ou commodes pour en orner la mienne ; je ne pouvais presque pas mĠen absenter un moment quĠ mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. JĠallais lĠen remercier chez elle, et elle ressentait une joie qui ne se peut exprimer ; elle mĠembrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, mĠentretenait des choses les plus secrtes de la maison, et se promettait, si je lĠaimais, une vie mille fois plus heureuse que celle quĠelle aurait passe dans le monde ; aprs cela elle sĠarrtait, me regardait avec des yeux attendris et me disait : SÏur Suzanne, mĠaimez-vous ? Ñ Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer ? Il faudrait que jĠeusse lĠme bien ingrate. Ñ Cela est vrai. Ñ Vous avez tant de bontÉ Ñ Dites de got pour vousÉ et en prononant ces mots elle baissait les yeux, la main dont elle me tenait embrasse me serrait plus fortement, celle quĠelle avait appuye sur mon genou pressait davantage, elle mĠattirait sur elle, mon visage se trouvait plac sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait, on et dit quĠelle avait me confier quelque chose quĠelle nĠosait, elle versait des larmes, et puis elle me disait : Ah ! SÏur Suzanne, vous ne mĠaimez pas ! Ñ Je ne vous aime pas, chre Mre ? Ñ Non. Ñ Et dites-moi ce quĠil faut que je fasse pour vous le prouver. Ñ Il faudrait que vous le devinassiez. Ñ Je cherche, je ne devine rienÉ Cependant elle avait lev son linge de cou et elle avait mis une de mes mains sur sa gorge, elle se taisait, je me taisais aussi ; elle paraissait goter le plus grand plaisir ; elle mĠinvitait lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche, et je lui obissais, je ne crois pas quĠil y et du mal cela. Cependant son plaisir sĠaccroissait, et comme je ne demandais pas mieux que dĠajouter son bonheur dĠune manire aussi innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main quĠelle avait pose sur mon genou se promenait sur tous mes vtements depuis lĠextrmit de mes pieds jusquĠ ma ceinture, me pressant tantt dans un endroit, tantt en un autre ; elle mĠexhortait en bgayant et dĠune voix altre et basse redoubler mes caresses, je les redoublais ; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, o elle devint ple comme la mort, ses yeux se fermrent, tout son corps sĠtendit avec violence, ses lvres se fermrent dĠabord, elles taient humectes comme dĠune mousse lgre, puis sa bouche sĠentrouvrit, et elle me parut mourir en poussant un grand soupir. Je me levai brusquement, je crus quĠelle se trouvait mal, je voulais sortir, appeler. Elle entrouvrit faiblement les yeux et me dit dĠune voix teinte : Innocente, ce nĠest rien ; quĠallez-vous faire ? ArrtezÉ Je la regardais avec de grands yeux hbts, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux, elle ne pouvait plus parler du tout ; elle me fit signe dĠapprocher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi, je craignais, je tremblais, le cÏur me palpitait, jĠavais de la peine respirer, je me sentais trouble, oppresse, agite, jĠavais peur, il me semblait que les forces mĠabandonnassent et que jĠallais dfaillir ; cependant je ne saurais dire que ce ft de la peine que je ressentisse. JĠallai prs dĠelle, elle me fit signe encore de la main de mĠasseoir sur ses genoux, je mĠassis. Elle tait comme morte, et moi comme si jĠallais mourir ; nous demeurmes assez longtemps lĠune et lĠautre dans cet tat singulier ; si quelque religieuse ft survenue, en vrit elle et t bien effraye ; on aurait imagin ou que nous nous tions trouves mal ou que nous nous tions endormies. Cependant cette bonne suprieure, car il est impossible dĠtre si sensible et de nĠtre pas bonne, me parut revenir elle ; elle tait toujours renverse sur sa chaise, ses yeux taient toujours ferms, mais son visage sĠtait anim des plus belles couleurs ; elle prenait une de mes mains quĠelle baisait, et moi je lui disais : Ah ! chre Mre, vous mĠavez bien fait peurÉ Elle sourit doucement sans ouvrir les yeux. Mais est-ce que vous nĠavez pas souffert ? Ñ Non. Ñ Je lĠai cru. Ñ LĠinnocente ! Ah ! la chre innocente ! QuĠelle me plat !É Et en disant ces mots elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle me dit : Quel ge avez-vous ? Ñ Je nĠai pas encore dix-neuf ans. Ñ Cela ne se conoit pas. Ñ Chre Mre, rien nĠest plus vrai. Ñ Je veux savoir toute votre vie ; vous me la direz ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Toute ? Ñ Toute. Ñ Mais on pourrait venir, allons nous mettre au clavecin, vous me donnerez leonÉ Nous y allmes ; mais je ne sais comment cela se fit, les mains me tremblaient, le papier ne me montrait quĠun amas confus de notes ; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit rire ; elle prit ma place, mais ce fut pis encore, peine pouvait-elle soutenir ses bras. Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu nĠes gure en tat de montrer ni moi dĠapprendre ; je suis un peu fatigue, il faut que je me repose. Adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui sĠest pass dans cette chre petite me-l. AdieuÉ Les autres fois quand je sortais elle mĠaccompagnait jusquĠ sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusquĠ la mienne, elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que quand jĠtais rentre chez moi ; cette fois-ci, peine se leva-t-elle, ce fut tout ce quĠelle put faire que de gagner le fauteuil qui tait ct de son lit ; elle sĠassit, pencha la tte sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains, ses yeux se fermrent, et je mĠen allai.
Ma cellule tait presque vis--vis de la cellule de Sainte-Thrse ; la sienne tait ouverte, elle mĠattendait. Elle mĠarrta et me dit : Ah ! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre Mre. Ñ Oui, lui dis-je. Ñ Vous y tes demeure longtemps. Ñ Autant quĠelle lĠa voulu. Ñ Ce nĠest pas l ce que vous mĠaviez promis. Oseriez-vous bien me dire ce que vous y avez fait ? Ñ Quoique ma conscience ne me reprocht rien, je vous avouerai cependant, Monsieur le marquis, que sa question me troubla ; elle sĠen aperut, elle insista, et je lui rpondis : Chre sÏur, peut-tre ne mĠen croiriez-vous pas, mais vous en croirez peut-tre notre chre Mre, et je la prierai de vous en instruire. Ñ Ma chre Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacit, gardez-vous-en bien ; vous ne voulez pas me rendre malheureuse, elle ne me le pardonnerait jamais. Vous ne la connaissez pas, elle est capable de passer de la plus grande sensibilit jusquĠ la frocit ; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire. Ñ Vous le voulez ? Ñ Je vous le demande genoux. Je suis dsespre ; je vois bien quĠil faut se rsoudre, je me rsoudrai. Promettez-moi de ne lui rien direÉ Ñ Je la relevai, je lui donnai ma parole, elle y compta et elle eut raison ; et nous nous renfermmes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.
Rentre chez moi, je me trouvai rveuse. Je voulus prier et je ne le pus pas. Je commenai un ouvrage que je quittai pour un autre que je quittai pour un autre encore, mes mains sĠarrtaient dĠelles-mmes et jĠtais comme imbcile. Jamais je nĠavais prouv rien de pareil ; mes yeux se fermrent dĠeux-mmes, je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais de jour. Rveille, je mĠinterrogeai sur ce qui sĠtait pass entre la suprieure et moi ; je mĠexaminai, je crus entrevoir en mĠexaminant encoreÉ mais cĠtaient des ides si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi ; le rsultat de mes rflexions, cĠest que cĠtait peut-tre une maladie laquelle elle tait sujette ; puis il mĠen vint une autre, cĠest que peut-tre cette maladie se gagnait, que Sainte-Thrse lĠavait prise, et que je la prendrais aussi.
Le lendemain, aprs lĠoffice du matin, notre suprieure me dit : Sainte-Suzanne, cĠest aujourdĠhui que jĠespre savoir tout ce qui vous est arriv ; venezÉ JĠallai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil ct de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse ; je la dominais un peu parce que je suis plus grande et que jĠtais plus leve. Elle tait si proche de moi que mes deux genoux taient entrelacs dans les siens et elle tait accoude sur son lit. Aprs un petit moment de silence, je lui dis : Quoique je sois bien jeune, jĠai eu bien de la peine ; il y aura bientt vingt ans que je suis au monde et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout et si vous aurez le cÏur de lĠentendre. Peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout ; chre Mre, par o voulez-vous que je commence ? Ñ Par les premires. Ñ Mais, lui dis-je, chre Mre, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps. Ñ Ne crains rien, jĠaime pleurer, cĠest un tat dlicieux pour une me tendre que celui de verser des larmes. Tu dois aimer pleurer aussi, tu essuieras mes larmes, jĠessuierai les tiennes, et peut-tre nous serons heureuses au milieu du rcit de tes souffrances ; qui sait jusquĠo lĠattendrissement peut nous mener ?É Et en prononant ces derniers mots elle me regarda de bas en haut avec des yeux dj humides, elle me prit les deux mains, elle sĠapprocha de moi plus prs encore, en sorte quĠelle me touchait et que je la touchais. Raconte, mon enfant, dit-elle, jĠattends, je me sens les dispositions les plus pressantes mĠattendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueuxÉ Je commenai donc mon rcit peu prs comme je viens de vous lĠcrire. Je ne saurais vous dire lĠeffet quĠil produisit sur elle, les soupirs quĠelle poussa, les pleurs quĠelle versa, les marques dĠindignation quĠelle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp : je serais bien fche quĠil leur arrivt la plus petite partie des maux quĠelle leur souhaita : je ne voudrais pas avoir arrach un cheveu de la tte de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle mĠinterrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait sa place ; dĠautres fois elle levait les yeux et les mains au Ciel, et puis elle se cachait la tte entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scne du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris ; quand je fus la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps pench sur son lit, le visage cach dans sa couverture et les bras tendus au-dessus de sa tte ; et moi je lui disais : Chre Mre, je vous demande pardon de toute la peine que je vous ai cause, je vous en avais prvenue, mais cĠest vous qui lĠavez vouluÉ Et elle ne me rpondait que par ces mots : Les mchantes cratures ! Les horribles cratures ! Il nĠy a que dans les couvents o lĠhumanit puisse sĠteindre ce point. Lorsque la haine vient sĠunir la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus o les choses seront portes. Heureusement je suis douce, jĠaime toutes mes religieuses ; elles ont pris les unes plus, les autres moins de mon caractre, et elles sĠaiment entre elles. Mais comment cette faible sant a-t-elle pu rsister tant de tourments ? Comment tous ces petits membres nĠont-ils pas t briss ? Comment toute cette machine dlicate nĠa-t-elle pas t dtruite ? Comment lĠclat de ces yeux ne sĠest-il pas teint dans les larmes ? Les cruelles ! Serrer ces bras avec des cordes !É et elle me prenait les bras et elle les baisaitÉ Noyer de larmes ces yeux !É et elle les baisaitÉ Arracher la plainte et les gmissements de cette bouche !É et elle la baisaitÉ Condamner ce visage charmant et serein se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !É et elle le baisaitÉ Faner les roses de ces joues !É et elle les flattait de la main et elle les baisaitÉ Dparer cette tte ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci !É et elle baisait ma tte, mon front, mes cheveuxÉ Oser entourer ce cou dĠune corde, et dchirer ces paules avec des pointes aigus !É et elle cartait mon linge de cou et de tte, elle entrouvrait le haut de ma robe, mes cheveux tombaient pars sur mes paules dcouvertes, ma poitrine tait demi nue, et ses baisers se rpandaient sur mon cou, sur mes paules dcouvertes et sur ma poitrine demi nue. Je mĠaperus alors au tremblement qui la saisit, au trouble de son discours, lĠgarement de ses yeux et de ses mains, son genou qui se pressait entre les miens, lĠardeur dont elle me serrait et la violence dont ses bras mĠenlaaient, que sa maladie ne tarderait pas la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi, mais jĠtais saisie dĠune frayeur, dĠun tremblement et dĠune dfaillance qui me vrifiaient le soupon que jĠavais eu que son mal tait contagieux. Je lui dis : Chre Mre, voyez dans quel dsordre vous mĠavez mise ; si lĠon venait ! Ñ Reste, reste, me disait-elle dĠune voix oppresse, on ne viendra pasÉ Cependant je faisais effort pour me lever et mĠarracher dĠelle, et je lui disais : Chre Mre, prenez garde, voil votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je mĠloigneÉ Je voulais mĠloigner, je le voulais, cela est sr, mais je ne le pouvais pas, je ne me sentais aucune force, mes genoux se drobaient sous moi. Elle tait assise, jĠtais debout, elle mĠattirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser ; je mĠassis sur le bord de son lit, et je lui dis : Chre Mre, je ne sais ce que jĠai, je me trouve mal. Ñ Et moi aussi, me dit-elle ; mais repose-toi un moment, cela passera ; ce ne sera rien. En effet ma suprieure reprit du calme et moi aussi. Nous tions lĠune et lĠautre abattues, moi, la tte penche sur son oreiller, elle, la tte pose sur un de mes genoux, le front plac sur une de mes mains ; nous restmes quelques moments dans cet tat. Je ne sais ce quĠelle pensait ; pour moi, je ne pensais rien, je ne le pouvais, jĠtais dĠune faiblesse qui mĠoccupait tout entire. Nous gardions le silence, lorsque la suprieure le rompit la premire, elle me dit : Suzanne, il mĠa paru par ce que vous mĠavez dit de votre premire suprieure quĠelle vous tait fort chre. Ñ Beaucoup. Ñ Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle tait mieux aime de vousÉ Vous ne me rpondez pas ? Ñ JĠtais malheureuse, et elle adoucissait mes peines. Ñ Mais dĠo vient votre rpugnance pour la vie religieuse ? Suzanne, vous ne mĠavez pas tout dit. Ñ Pardonnez-moi, Madame. Ñ Quoi ! il nĠest pas possible, aimable comme vous lĠtes, car, mon enfant, vous lĠtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne vous lĠait dit. Ñ On me lĠa dit. Ñ Et celui qui vous le disait ne vous dplaisait pas ? Ñ Non. Ñ Et vous vous tes prise de got pour lui ? Ñ Point du tout. Ñ Quoi ! votre cÏur nĠa jamais rien senti ? Ñ Rien. Ñ Quoi ! ce nĠest pas une passion ou secrte ou dsapprouve de vos parents qui vous a donn de lĠaversion pour le couvent ? Confiez-moi cela, je suis indulgente. Ñ Je nĠai, chre Mre, rien vous confier l-dessus. Ñ Mais, encore une fois, dĠo vient votre rpugnance pour la vie religieuse ? Ñ De la vie mme. JĠen hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte ; il me semble que je suis appele autre chose. Ñ Mais quoi cela vous semble-t-il ? Ñ Ë lĠennui qui mĠaccable. Je mĠennuie. Ñ Ici mme ? Ñ Oui, chre Mre, ici mme, malgr toute la bont que vous avez pour moi. Ñ Mais est-ce que vous prouvez en vous-mme des mouvements, des dsirs ? Ñ Aucun. Ñ Je le crois ; vous me paraissez dĠun caractre tranquille. Ñ Assez. Ñ Froid mme. Ñ Je ne sais. Ñ Vous ne connaissez pas le monde ? Ñ Je le connais peu. Ñ Quel attrait peut-il donc avoir pour vous ? Ñ Cela ne mĠest pas bien expliqu ; mais il faut pourtant quĠil en ait. Ñ Est-ce la libert que vous regrettez ? Ñ CĠest cela, et peut-tre beaucoup dĠautres choses. Ñ Et ces autres choses, quelles sont-elles ? Mon amie, parlez-moi cÏur ouvert ; voudriez-vous tre marie ? Ñ Je lĠaimerais mieux que dĠtre ce que je suis, cela est certain. Ñ Pourquoi cette prfrence ? Ñ Je lĠignore. Ñ Vous lĠignorez ? Mais dites-moi, quelle impression fait sur vous la prsence dĠun homme ? Ñ Aucune. SĠil a de lĠesprit et quĠil parle bien, je lĠcoute avec plaisir ; sĠil est dĠune belle figure, je le remarque. Ñ Et votre cÏur est tranquille ? Ñ JusquĠ prsent il est rest sans motion. Ñ Quoi ! lorsquĠils ont attach leurs regards anims sur les vtres, vous nĠavez pas ressenti ?É Ñ Quelquefois de lĠembarras, ils me faisaient baisser les yeux. Ñ Sans aucun trouble ? Ñ Aucun. Ñ Et vos sens ne vous disaient rien ? Ñ Je ne sais pas ce que cĠest que le langage des sens. Ñ Ils en ont un cependant. Ñ Cela se peut. Ñ Et vous ne le connaissez pas ? Ñ Point du tout. Ñ Quoi ! vousÉ CĠest un langage bien doux. Et voudriez-vous le connatre ? Ñ Non, chre Mre ; quoi cela me servirait-il ? Ñ Ë dissiper votre ennui. Ñ Ë lĠaugmenter peut-tre. Et puis que signifie ce langage des sens sans objet ? Ñ Quand on parle, cĠest toujours quelquĠun, cela vaut mieux sans doute que de sĠentretenir seule, quoique ce ne soit pas tout fait sans plaisir. Ñ Je nĠentends rien cela. Ñ Si tu voulais, chre enfant, je te deviendrais plus claire. Ñ Non, chre Mre, non. Je ne sais rien, et jĠaime mieux ne rien savoir que dĠacqurir des connaissances qui me rendraient peut-tre plus plaindre que je ne le suis. Je nĠai point de dsirs, et je nĠen veux point chercher que je ne pourrais satisfaire. Ñ Et pourquoi ne le pourrais-tu pas ? Ñ Et comment le pourrais-je ? Ñ Comme moi. Ñ Comme vous ! Mais il nĠy a personne dans cette maisonÉ Ñ JĠy suis, chre amie, vous y tes. Ñ Eh bien, que vous suis-je ? Que mĠtes-vous ? Ñ QuĠelle est innocente ! Ñ Oh, il est vrai, chre Mre, que je le suis beaucoup, et que jĠaimerais mieux mourir que de cesser de lĠtreÉ Ñ Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fcheux pour elle, mais ils la firent tout coup changer de visage ; elle devint srieuse, embarrasse ; sa main quĠelle avait pose sur un de mes genoux cessa dĠabord de le presser, et puis se retira ; elle tenait ses yeux baisss. Je lui dis : Ma chre Mre, quĠest-ce qui mĠest arriv ? Est-ce quĠil me serait chapp quelque chose qui vous aurait offense ? Pardonnez-moi. JĠuse de la libert que vous mĠavez accorde ; je nĠtudie rien de ce que jĠai vous dire, et puis quand je mĠtudierais, je ne dirais pas autrement, peut-tre plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si trangres !É Pardonnez-moiÉ En disant ces derniers mots je jetai mes deux bras autour de son cou et je posai ma tte sur son paule. Elle jeta les deux siens autour de moi et me serra fort tendrement ; nous demeurmes ainsi quelques instants ; ensuite reprenant sa tendresse et sa srnit, elle me dit : Suzanne, dormez-vous bien ? Ñ Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps. Ñ Vous endormez-vous tout de suite ? Ñ Assez communment. Ñ Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, quoi pensez-vous ? Ñ Ë ma vie passe, celle qui me reste, ou je prie Dieu, ou je pleure, que sais-je ? Ñ Et le matin, quand vous vous veillez de bonne heure ? Ñ Je me lve. Ñ Tout de suite ? Ñ Tout de suite. Ñ Vous nĠaimez pas rver ? Ñ Non. Ñ Ë vous reposer sur votre oreiller ? Ñ Non. Ñ Ë jouir de la douce chaleur du lit ? Ñ Non. Ñ JamaisÉ Elle sĠarrta ce mot et elle eut raison, ce quĠelle avait me demander nĠtait pas bien, et peut-tre ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais jĠai rsolu de ne rien celerÉ Jamais vous nĠavez t tente de regarder avec complaisance combien vous tes belle ? Ñ Non, chre Mre. Je ne sais pas si je suis si belle que vous dites, et puis quand je le serais, cĠest pour les autres quĠon est belle et non pour soi. Ñ Jamais vous nĠavez pens promener vos mains sur cette gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches ? Ñ Oh, pour cela, non, il y a du pch cela, et si cela mĠtait arriv, je ne sais comment jĠaurais fait pour lĠavouer confesseÉ Ñ Je ne sais ce que nous dmes encore, lorsquĠon vint lĠavertir quĠon la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dpit et quĠelle aurait mieux aim continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valt gure la peine dĠtre regrett. Cependant nous nous sparmes.
Jamais la communaut nĠavait t plus heureuse que depuis que jĠy tais entre. La suprieure paraissait avoir perdu lĠingalit de son caractre, on disait que je lĠavais fixe ; elle donna mme en ma faveur plusieurs jours de rcration et ce quĠon appelle des ftes ; ces jours on est un peu mieux servies quĠ lĠordinaire, les offices sont plus courts et tout le temps qui les spare est accord la rcration. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.
La scne que je viens de peindre fut suivie dĠun grand nombre dĠautres semblables que je nglige. Voici la suite de la prcdente.
LĠinquitude commenait sĠemparer de la suprieure ; elle perdait sa gaiet, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison tait dans le silence, elle se leva. Aprs avoir err quelque temps dans les corridors elle vint ma cellule ; jĠai le sommeil lger, je crus la reconnatre. Elle sĠarrta ; en sĠappuyant le front apparemment contre ma porte elle fit assez de bruit pour me rveiller si jĠavais dormi. Je gardai le silence. Il me sembla que jĠentendais une voix qui se plaignait, quelquĠun qui soupirait ; jĠeus dĠabord un lger frisson, ensuite je me dterminai dire Ave ; au lieu de me rpondre, on sĠloignait pas lger. On revint quelque temps aprs ; les plaintes et les soupirs recommencrent ; je dis encore Ave et lĠon sĠloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, je mĠendormis. Pendant que je dormais on entra, on sĠassit ct de mon lit, mes rideaux taient entrouverts, on tenait une petite bougie dont la lumire mĠclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir, ce fut du moins ce que jĠen jugeai son attitude lorsque jĠouvris les yeux ; et cette personne, cĠtait la suprieure. Je me levai subitement ; elle vit ma frayeur, elle me dit : Suzanne, rassurez-vous, cĠest moi. Je me remis la tte sur mon oreiller et je lui dis : Chre Mre, que faites-vous ici lĠheure quĠil est ? QuĠest-ce qui peut vous avoir amene ? Pourquoi ne dormez-vous pas ? Ñ Je ne saurais dormir, me rpondit-elle, je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fcheux qui me tourmentent. Ë peine ai-je les yeux ferms, que les peines que vous avez souffertes se retracent mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux pars sur votre visage ; je vous vois les pieds ensanglants, la torche au poing, la corde au cou, je crois quĠelles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble, une sueur froide se rpand sur tout mon corps ; je veux aller votre secours ; je pousse des cris ; je mĠveille, et cĠest inutilement que jĠattends que le sommeil revienne. Voil ce qui mĠest arriv cette nuit. JĠai craint que le Ciel ne mĠannont quelque malheur arriv mon amie ; je me suis leve, je me suis approche de votre porte, jĠai cout, il mĠa sembl que vous ne dormiez pas ; vous avez parl, je me suis retire. Je suis revenue, vous avez encore parl et je me suis encore loigne. Je suis revenue une troisime fois, et lorsque jĠai cru que vous dormiez, je suis entre. Il y a dj quelque temps que je suis ct de vous et que je crains de vous veiller. JĠai balanc dĠabord si je tirerais vos rideaux, je voulais mĠen aller, crainte de troubler votre repos, mais je nĠai pu rsister au dsir de voir si ma chre Suzanne se portait bien. Je vous ai regarde ; que vous tes belle voir, mme quand vous dormez ! Ñ Ma chre Mre, que vous tes bonne ! Ñ JĠai pris du froid, mais je sais que je nĠai rien craindre de fcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui donnaiÉ Que son pouls est tranquille ! QuĠil est gal ! Rien ne lĠmeut ! Ñ JĠai le sommeil assez paisible. Ñ Que vous tes heureuse ! Ñ Chre Mre, vous continuerez de vous refroidir. Ñ Vous avez raison. Adieu, belle amie, adieu, je mĠen vaisÉ Cependant elle ne sĠen allait point, elle continuait me regarder ; deux larmes coulaient de ses yeux. Chre Mre, lui dis-je, quĠavez-vous ? vous pleurez ; que je suis fche de vous avoir entretenue de mes peinesÉ Ñ Ë lĠinstant elle ferma ma porte, elle teignit sa bougie et elle se prcipita sur moi. Elle me tenait embrasse, elle tait couche sur ma couverture ct de moi, son visage tait coll sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues, elle soupirait et elle me disait dĠune voix plaintive et entrecoupe : Chre amie, ayez piti de moi. Ñ Chre Mre, lui dis-je, quĠavez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez mal ? Que faut-il que je fasse ? Ñ Je tremble, me dit-elle, je frissonne, un froid mortel sĠest rpandu sur moi. Ñ Voulez-vous que je me lve et que je vous cde mon lit ? Ñ Non, me dit-elle, il ne serait pas ncessaire que vous vous levassiez ; cartez seulement un peu la couverture, que je mĠapproche de vous, que je me rchauffe et que je gurisse. Ñ Chre Mre, lui dis-je, cela est dfendu. Que dirait-on, si on le savait ? JĠai vu mettre en pnitence des religieuses pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie une religieuse dĠaller la nuit dans la cellule dĠune autre, cĠtait sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal quĠon en pensait. Le directeur mĠa demand quelquefois si lĠon ne mĠavait jamais propos de venir dormir ct de moi, et il mĠa srieusement recommand de ne le pas souffrir. Je lui ai mme parl des caresses que vous me faisiez, je les trouve trs innocentes, mais lui, il nĠen pense pas ainsi ; je ne sais comment jĠai oubli ses conseils, je mĠtais bien propos de vous en parler. Ñ Chre amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne nĠen saura rien. CĠest moi qui rcompense ou qui punis ; et quoi quĠen dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a une amie recevoir ct dĠelle une amie que lĠinquitude a saisie, qui sĠest veille et qui est venue pendant la nuit et malgr la rigueur de la saison, voir si sa bien-aime nĠtait dans aucun pril. Suzanne, nĠavez-vous jamais partag le mme lit chez vos parents avec une de vos sÏurs ? Ñ Non, jamais. Ñ Si lĠoccasion sĠen tait prsente, ne lĠauriez-vous pas fait sans scrupule ? Si votre sÏur alarme et transie de froid tait venue vous demander place ct de vous, lĠauriez-vous refuse ? Ñ Je crois que non. Ñ Et ne suis-je pas votre chre Mre ? Ñ Oui, vous lĠtes, mais cela est dfendu. Ñ Chre amie, cĠest moi qui le dfends aux autres et qui vous le permets et vous le demande. Que je me rchauffe un moment et je mĠen irai. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui donnaiÉ Tenez, me dit-elle, ttez, voyez, je tremble, je frissonne, je suis comme un marbreÉ et cela tait vrai. Oh ! la chre Mre, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais mĠloigner jusque sur le bord et vous vous mettrez dans lĠendroit chaudÉ Je me rangeai de ct, je levai la couverture et elle se mit ma place. Oh quĠelle tait mal ! Elle avait un tremblement gnral dans tous les membres ; elle voulait me parler, elle voulait sĠapprocher de moi, elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait voix basse : Suzanne, mon amie, rapprochez-vous un peuÉ Elle tendit ses bras ; je lui tournais le dos ; elle me prit doucement, elle me tira vers elle, elle passa son bras droit sous mon corps et lĠautre dessus, et elle me dit : Je suis glace ; jĠai si froid, que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. Ñ Chre Mre, ne craignez rien. Ñ Aussitt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et lĠautre autour de ma ceinture. Ses pieds taient poss sous les miens et je les pressais pour les rchauffer, et la chre Mre me disait : Ah, chre amie, voyez comme mes pieds se sont promptement rchauffs, parce quĠil nĠy a rien qui les spare des vtres. Ñ Mais, lui dis-je, qui empche que vous ne vous rchauffiez partout de la mme manire ? Ñ Rien, si vous voulez. Ñ Je mĠtais retourne ; elle avait cart son linge ; et jĠallais carter le mien, lorsque tout coup on frappa deux coups violents la porte. Effraye, je me jette sur-le-champ hors du lit dĠun ct, et la suprieure de lĠautre ; nous coutons, et nous entendons quelquĠun qui regagnait sur la pointe du pied la cellule voisine. Ah, lui dis-je, cĠest ma sÏur Sainte-Thrse ; elle vous aura vue passer dans le corridor et entrer chez moi ; elle nous aura coutes, elle aura surpris nos discours ; que dira-t-elle ?É JĠtais plus morte que vive. Ñ Oui, cĠest elle, me dit la suprieure dĠun ton irrit, cĠest elle, je nĠen doute pas, mais jĠespre quĠelle se ressouviendra longtemps de sa tmrit. Ñ Ah, chre Mre, lui dis-je, ne lui faites point de mal. Ñ Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir. Recouchez-vous, dormez bien ; je vous dispense de lĠoraison. Je vais chez cette tourdie. Donnez-moi votre mainÉ Je la lui tendis dĠun bord du lit lĠautre ; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant, sur toute sa longueur depuis lĠextrmit des doigts jusquĠ lĠpaule ; et elle sortit en protestant que la tmraire qui avait os la troubler sĠen ressouviendrait. Aussitt je mĠavanai promptement lĠautre bord de ma couche, vers la porte et jĠcoutai. Elle entra chez sÏur Thrse. Je fus tente de me lever et dĠaller mĠinterposer entre la sÏur Sainte-Thrse et la suprieure, sĠil arrivait que la scne devnt violente ; mais jĠtais si trouble et si mal mon aise, que jĠaimai mieux rester dans mon lit, mais je nĠy dormis pas. Je pensai que jĠallais devenir lĠentretien de la maison, que cette aventure qui nĠavait rien en soi que de bien simple serait raconte avec les circonstances les plus dfavorables ; quĠil en serait ici pis encore quĠ Longchamp o je fus accuse de je ne sais quoi ; que notre faute parviendrait la connaissance des suprieurs, que notre Mre serait dpose et que nous serions lĠune et lĠautre svrement punies. Cependant jĠavais lĠoreille au guet ; jĠattendais avec impatience que notre Mre sortt de chez sÏur Thrse. Cette affaire fut difficile accommoder apparemment, car elle y passa presque toute la nuit. Que je la plaignais ! Elle tait en chemise, toute nue et transie de colre et de froid.
Le matin, jĠavais bien envie de profiter de la permission quĠelle mĠavait donne et de demeurer couche ; cependant il me vint en esprit quĠil nĠen fallait rien faire. Je mĠhabillai bien vite et je me trouvai la premire au chÏur o la suprieure et Sainte-Thrse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premirement, parce que jĠaurais eu de la peine soutenir la prsence de cette sÏur sans embarras ; secondement, cĠest que puisquĠon lui avait permis de sĠabsenter de lĠoffice, elle avait apparemment obtenu un pardon quĠon ne lui aurait accord quĠ des conditions qui devaient me tranquilliser. JĠavais devin ; peine lĠoffice fut-il achev, que la suprieure mĠenvoya chercher. JĠallai la voir. Elle tait encore au lit, elle avait lĠair abattu. Elle me dit : JĠai souffert, je nĠai point dormi. Sainte-Thrse est folle, si cela lui arrive encore, je lĠenfermerai. Ñ Ah, chre Mre, lui dis-je, ne lĠenfermez jamais. Ñ Cela dpendra de sa conduite ; elle mĠa promis quĠelle serait meilleure et jĠy compte. Et vous, chre Suzanne, comment vous portez-vous ? Ñ Bien, chre Mre. Ñ Avez-vous un peu repos ? Ñ Fort peu. Ñ On mĠa dit que vous aviez t au chÏur ; pourquoi nĠtes-vous pas reste sur votre traversin ? Ñ JĠy aurais t mal, et puis jĠai pens quĠil valait mieuxÉ Ñ Non, il nĠy avait point dĠinconvnient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller, je vous conseille dĠen aller faire autant chez vous, moins que vous nĠaimiez mieux accepter une place ct de moi. Ñ Chre Mre, je vous suis infiniment oblige. JĠai lĠhabitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre. Ñ Allez donc. Je ne descendrai point au rfectoire dner, on me servira ici ; peut-tre ne me lverai-je pas du reste de la journe. Vous viendrez avec quelques autres que jĠai fait avertir. Ñ Et sÏur Sainte-Thrse en sera-t-elle ? lui demandai-je. Ñ Non, me rpondit-elle. Ñ Je nĠen suis pas fche. Ñ Et pourquoi ? Ñ Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer. Ñ Rassurez-vous, mon enfant ; je te rponds quĠelle a plus de frayeur de toi que tu nĠen dois avoir dĠelle.
Je la quittai, jĠallai me reposer. LĠaprs-midi je me rendis chez la suprieure o je trouvai une assemble assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et sĠtaient retires. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, Monsieur le marquis, que cĠtait un assez agrable tableau voir. Imaginez un atelier de dix douze personnes dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans et la plus ge nĠen avait pas vingt-trois ; une suprieure qui touchait la quarantaine, blanche, frache, pleine dĠembonpoint, moiti leve sur son lit, avec deux mentons quĠelle portait dĠassez bonne grce, des bras ronds comme sĠils avaient t tourns, des doigts en fuseau et tous parsems de fossettes, des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entirement ouverts, demi ferms, comme si celle qui les possdait et prouv quelque fatigue les ouvrir, des lvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tte fort agrable enfonce dans un oreiller profond et mollet, les bras tendus mollement ses cts, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. JĠtais assise sur le bord de son lit et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil avec un petit mtier broder sur ses genoux ; dĠautres vers les fentres faisaient de la dentelle ; il y en avait terre assises sur les coussins quĠon avait ts des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes taient blondes, dĠautres brunes : aucune ne se ressemblait, quoiquĠelles fussent toutes belles ; leurs caractres taient aussi varis que leurs physionomies : celles-ci taient sereines, celles-l gaies, dĠautres srieuses, mlancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, except moi, comme je vous lĠai dit. Il nĠtait pas difficile de discerner les amies des indiffrentes et des ennemies ; les amies sĠtaient places ou lĠune ct de lĠautre ou en face, et tout en faisant leur ouvrage elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts sous prtexte de se donner une pingle, une aiguille, des ciseaux. La suprieure les parcourait des yeux ; elle reprochait lĠune son application, lĠautre son oisivet, celle-ci son indiffrence, celle-l sa tristesse ; elle se faisait apporter lĠouvrage, elle louait ou blmait ; elle raccommodait lĠune son ajustement de tte : Ce voile est trop avancÉ Ce linge prend trop du visageÉ On ne vous voit pas assez les jouesÉ Voil des plis qui font malÉ elle distribuait chacune ou de petits reproches ou de petites caresses.
Tandis quĠon tait occup, jĠentendis frapper doucement la porte ; jĠy allai. La suprieure me dit : Sainte-Suzanne, vous reviendrez ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ NĠy manquez pas, car jĠai quelque chose dĠimportant vous communiquer. Ñ Je vais rentrer. CĠtait cette pauvre Sainte-Thrse. Elle demeura un petit moment sans parler et moi aussi ; ensuite je lui dis : Chre sÏur, est-ce moi que vous en voulez ? Ñ Oui. Ñ Ë quoi puis-je vous servir ? Ñ Je vais vous le dire. JĠai encouru la disgrce de notre chre Mre, je croyais quĠelle mĠavait pardonn et jĠavais quelque raison de le penser ; cependant vous tes toutes assembles chez elle, je nĠy suis pas, et jĠai ordre de demeurer chez moi. Ñ Est-ce que vous voudriez entrer ? Ñ Oui. Ñ Est-ce que vous souhaiteriez que jĠen sollicitasse la permission ? Ñ Oui. Ñ Attendez, chre amie, jĠy vais. Ñ Sincrement, vous lui parlerez pour moi ? Ñ Sans doute, et pourquoi ne vous le promettrais-je pas ? Et pourquoi ne le ferais-je pas aprs vous lĠavoir promis ? Ñ Ah ! me dit-elle en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le got quĠelle a pour vous, cĠest que vous possdez tous les charmes, la plus belle me et le plus beau corpsÉ. Ñ JĠtais enchante dĠavoir ce petit service lui rendre. Je rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence, sur le bord du lit de la suprieure, tait penche vers elle, le coude appuy entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage ; la suprieure, les yeux presque ferms, lui disait oui et non sans presque la regarder, et jĠtais debout ct dĠelle sans quĠelle sĠen apert. Cependant elle ne tarda pas revenir de sa lgre distraction ; celle qui sĠtait empare de ma place me la rendit, je me rassis, ensuite me penchant doucement vers la suprieure qui sĠtait un peu releve sur ses oreillers, je me tus ; mais je la regardai comme si jĠavais une grce lui demander. Eh bien, me dit-elle, quĠest-ce quĠil y a ? Parlez ; que voulez-vous ? Est-ce quĠil est en moi de vous refuser quelque chose ? Ñ La sÏur Sainte-ThrseÉ Ñ JĠentendsÉ JĠen suis trs mcontente, mais Sainte-Suzanne intercde pour elle, et je lui pardonne ; allez lui dire quĠelle peut entrerÉ Ñ JĠy courus. La pauvre petite sÏur attendait la porte ; je lui dis dĠavancer, elle le fit en tremblant. Elle avait les yeux baisss ; elle tenait un long morceau de mousseline attach sur un patron qui lui chappa des mains au premier pas. Je le ramassai, je la pris par un bras et la conduisis la suprieure. Elle se jeta genoux, elle saisit une de ses mains quĠelle baisa en poussant quelques soupirs et en versant une larme, puis elle sĠempara dĠune des miennes quĠelle joignit celle de la suprieure et les baisa lĠune et lĠautre. La suprieure lui fit signe de se lever et de se placer o elle voudrait ; elle obit. On servit une collation. La suprieure se leva. Elle ne sĠassit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tte de lĠune, la renversant doucement en arrire et lui baisant le front ; levant le linge de cou une autre, plaant sa main dessus et demeurant appuye sur le dos de son fauteuil ; passant une troisime en laissant aller sur elle une de ses mains ou la plaant sur sa bouche ; gotant du bout des lvres aux choses quĠon avait servies, et les distribuant celle-ci, celle-l. Aprs avoir circul ainsi un moment, elle sĠarrta en face de moi me regardant avec des yeux trs affectueux et trs tendres ; cependant les autres les avaient baisss comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la sÏur Sainte-Thrse. La collation faite, je me mis au clavecin et jĠaccompagnai deux sÏurs qui chantrent sans mthode, avec du got, de la justesse et de la voix ; je chantai aussi et je mĠaccompagnai. La suprieure tait assise au pied du clavecin et paraissait goter le plus grand plaisir mĠentendre et me voir ; les autres coutaient debout sans rien faire, ou sĠtaient remises lĠouvrage. Cette soire fut dlicieuse.
Cela fait, toutes se retirrent ; je mĠen allais avec les autres, mais la suprieure mĠarrta. Quelle heure est-il ? me dit-elle. Ñ Tout lĠheure six heures. Ñ Quelques-unes de nos discrtes vont entrer. JĠai rflchi sur ce que vous mĠavez dit de votre sortie de Longchamp ; je leur ai communiqu mes ides, elles les ont approuves, et nous avons une proposition vous faire. Il est impossible que nous ne russissions pas, et si nous russissons, cela fera un petit bien la maison et quelque douceur pour vousÉ Ñ Ë six heures les discrtes entrrent ; la discrtion des maisons religieuses est toujours bien dcrpite et bien vieille. Je me levai, elles sĠassirent, et la suprieure me dit : SÏur Sainte-Suzanne, ne mĠavez-vous pas appris que vous deviez la bienfaisance de M. Manouri la dot quĠon vous a faite ici ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Je ne me suis donc pas trompe ; et les sÏurs de Longchamp sont restes en possession de la dot que vous leur avez paye en entrant chez elles ? Ñ Oui, chre Mre. Ñ Elles ne vous en ont rien rendu ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Elles ne vous en font point de pension ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Cela nĠest pas juste. CĠest ce que jĠai communiqu nos discrtes, et elles pensent comme moi que vous tes en droit de demander contre elles ou que cette dot vous soit restitue au profit de notre maison, ou quĠelles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de lĠintrt que M. Manouri a pris votre sort nĠa rien de commun avec ce que les sÏurs de Longchamp vous doivent ; ce nĠest point leur acquit quĠil a fourni votre dot. Ñ Je ne le crois pas ; mais pour sĠen assurer, le plus court, cĠest de lui crire. Ñ Sans doute ; mais au cas que sa rponse soit telle que nous la dsirons, voici les propositions que nous avons vous faire. Nous entreprendrons le procs en votre nom contre la maison de Longchamp, la ntre fera les frais qui ne seront pas considrables, puisquĠil y a bien de lĠapparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire ; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moiti par moiti le fonds ou la rente. QuĠen pensez-vous, chre sÏur ?É Vous ne me rpondez pas ; vous rvez. Ñ Je rve que ces sÏurs de Longchamp mĠont fait beaucoup de mal, et que je serais au dsespoir quĠelles imaginassent que je me venge. Ñ Il ne sĠagit pas de vous venger, il sĠagit de redemander ce qui vous est d. Ñ Se donner encore une fois en spectacleÉ Ñ CĠest le plus petit inconvnient ; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communaut est pauvre et celle de Longchamp est riche ; vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez. Nous nĠavons pas besoin de ce motif pour nous intresser votre conservation, nous vous aimons toutesÉ Et toutes les discrtes la fois : Et qui est-ce qui ne lĠaimerait pas ? elle est parfaiteÉ Je puis cesser dĠtre dĠun moment lĠautre ; une autre suprieure nĠaurait pas peut-tre pour vous les mmes sentiments que moi, oh non srement elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins ; il est fort doux de possder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-mme, ou pour obliger les autres. Ñ Chres Mres, leur dis-je, ces considrations ne sont pas ngliger puisque vous avez la bont de les faire ; il y en a dĠautres qui me touchent davantage, mais il nĠy a point de rpugnance que je ne sois prte vous sacrifier ; la seule grce que jĠaie vous demander, chre Mre, cĠest de ne rien commencer sans en avoir confr en ma prsence avec M. Manouri. Ñ Rien nĠest plus convenable. Voulez-vous lui crire vous-mme ? Ñ Chre Mre, comme il vous plaira. Ñ crivez-lui ; et pour ne pas revenir deux fois l-dessus, car je nĠaime pas ces sortes dĠaffaires, elles mĠennuient prir, crivez lĠinstantÉ Ñ On me donna une plume, de lĠencre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter Arpajon aussitt que ses occupations le lui permettraient, que jĠavais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assembl lut cette lettre, lĠapprouva, et elle fut envoye.
M. Manouri vint quelques jours aprs. La suprieure lui exposa ce dont il sĠagissait, il ne balana pas un moment tre de son avis, on traita mes scrupules de ridiculits ; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignes ds le lendemain. Elles le furent ; et voil que malgr que jĠen aie, mon nom reparat dans des mmoires, des factums, lĠaudience, et cela avec des dtails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une crature dfavorable ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, Monsieur le marquis, est-ce quĠil est permis aux avocats de calomnier tant quĠil leur plat ? Est-ce quĠil nĠy a point de justice contre eux ? Si jĠavais pu prvoir toutes les amertumes que cette affaire entranerait, je vous proteste que je nĠaurais jamais consenti ce quĠelle sĠentamt. On eut lĠattention dĠenvoyer plusieurs religieuses de notre maison les pices quĠon publia contre moi. Ë tout moment elles venaient me demander les dtails dĠvnements horribles qui nĠavaient pas lĠombre de la vrit ; plus je montrais dĠignorance, plus on me croyait coupable ; parce que je nĠexpliquais rien, que je nĠavouais rien, que je niais tout, on croyait que tout tait vrai ; on souriait ; on me disait des mots entortills, mais trs offensants ; on haussait les paules mon innocence. Je pleurais, jĠtais dsole.
Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps dĠaller confesse arriva. Je mĠtais dj accuse des premires caresses que ma suprieure mĠavait faites ; le directeur mĠavait trs expressment dfendu de mĠy prter davantage ; mais le moyen de se refuser des choses qui font grand plaisir une autre dont on dpend entirement, et auxquelles on nĠentend soi-mme aucun mal ?
Ce directeur devant jouer un grand rle dans le reste de mes mmoires, je crois quĠil est propos que vous le connaissiez.
CĠest un cordelier ; il sĠappelle le pre Le Moine ; il nĠa pas plus de quarante-cinq ans. CĠest une des plus belles physionomies quĠon puisse voir : elle est douce, sereine, ouverte, riante, agrable, quand il nĠy pense pas ; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austre. Je ne connais pas deux hommes plus diffrents que le pre Le Moine lĠautel et le pre Le Moine au parloir, et le pre Le Moine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont l, et moi-mme je me suis surprise plusieurs fois, sur le point dĠaller la grille, arrte tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma dmarche, et me faisant un maintien et une modestie dĠemprunt qui duraient plus ou moins selon les personnes avec lesquelles jĠavais parler. Le pre Le Moine est grand, bien fait, gai, trs aimable quand il sĠoublie ; il parle merveille ; il a dans sa maison la rputation dĠun grand thologien et dans le monde celle dĠun grand prdicateur ; il converse ravir ; cĠest un homme trs instruit dĠune infinit de connaissances trangres son tat ; il a la plus belle voix ; il sait la musique, lĠhistoire et les langues ; il est docteur de Sorbonne ; quoiquĠil soit jeune, il a pass par les dignits principales de son ordre ; je le crois sans intrigue et sans ambition ; il est aim de ses confrres. Il avait sollicit la supriorit de la maison dĠtampes comme un poste tranquille o il pourrait se livrer sans distractions quelques tudes quĠil avait commences, et on la lui avait accorde. CĠest une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix dĠun confesseur ; il faut tre diriges par un homme important et de marque : on fit tout pour avoir le pre Le Moine, et on lĠeut du moins par extraordinaire.
On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes ftes et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communaut ; comme on tait joyeuse ; comme on se renfermait ; comme on travaillait son examen ; comme on se prparait lĠoccuper le plus longtemps quĠil serait possible.
CĠtait la veille de la Pentecte ; il tait attendu. JĠtais inquite ; la suprieure sĠen aperut, elle mĠen parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci. Elle mĠen parut plus alarme encore que moi, quoiquĠelle ft tout pour me le celer ; elle traita le pre Le Moine dĠhomme ridicule, se moqua de mes scrupules ; me demanda si le pre Le Moine en savait plus sur lĠinnocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui rpondis que non. Eh bien, me dit-elle, je suis votre suprieure, vous me devez lĠobissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises ; il est inutile que vous alliez confesse, si vous nĠavez que des bagatelles lui dire.
Cependant le pre Le Moine arriva, et je me disposais la confession tandis que de plus presses sĠen taient empares ; mon tour approchait, lorsque la suprieure vint moi, me tira lĠcart et me dit : Sainte-Suzanne, jĠai pens ce que vous mĠavez dit. Retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez confesse aujourdĠhui. Ñ Et pourquoi, lui rpondis-je, chre Mre ? CĠest demain un grand jour, cĠest jour de communion gnrale ; que voulez-vous quĠon pense, si je suis la seule qui nĠapproche point de la sainte table ? Ñ NĠimporte, on dira tout ce quĠon voudra, mais vous nĠirez point confesse. Ñ Chre Mre, lui dis-je, sĠil est vrai que vous mĠaimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en grce. Ñ Non, non, cela ne se peut, vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-l, et je nĠen veux point avoir. Ñ Non, chre Mre, je ne vous en ferai point. Ñ Promettez-moi doncÉ Cela est inutile ; vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez moi ; vous nĠavez commis aucune faute dont je ne puisse vous rconcilier et vous absoudre, et vous communierez avec les autres. AllezÉ Ñ Je me retirai donc, et jĠtais dans ma cellule, triste, inquite, rveuse, ne sachant quel parti prendre, si jĠirais au pre Le Moine malgr ma suprieure, si je mĠen tiendrais son absolution le lendemain, et si je ferais mes dvotions avec le reste de la maison ou si je mĠloignerais des sacrements, quoi quĠon en pt dire, lorsquĠelle rentra. Elle sĠtait confesse, et le pre Le Moine lui avait demand pourquoi il ne mĠavait point aperue, si jĠtais malade ; je ne sais ce quĠelle lui avait rpondu, mais la fin de cela, cĠest quĠil mĠattendait au confessionnal. Allez-y donc, me dit-elle, puisquĠil le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez. JĠhsitais, elle insistait : Eh ! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu quĠil y ait taire ce quĠil nĠy a point eu de mal faire ? Ñ Et quel mal y a-t-il le dire ? lui rpondis-je. Ñ Aucun, mais il y a de lĠinconvnient ; qui sait lĠimportance que cet homme peut y mettre ? Assurez-moi doncÉ Je balanai encore, mais enfin je mĠengageai ne rien dire sĠil ne me questionnait pas et jĠallai.
Je me confessai, je me tus, mais le directeur mĠinterrogea et je ne dissimulai rien ; il me fit mille demandes singulires auxquelles je ne comprends rien encore prsent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence, mais il sĠexprima sur la suprieure dans des termes qui me firent frmir, il lĠappela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, me corrompue, et mĠenjoignit sous peine de pch mortel de ne me trouver jamais seule avec elle et de ne souffrir aucune de ses caresses. Ñ Mais, mon Pre, lui dis-je, cĠest ma suprieure ; elle peut entrer chez moi, mĠappeler chez elle quand il lui plat. Ñ Je le sais, je le sais, et jĠen suis dsol. Chre enfant, me dit-il, lou soit Dieu qui vous a prserve jusquĠ prsent ! Sans oser mĠexpliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-mme le complice de votre indigne suprieure, et de faner par le souffle empoisonn qui sortirait malgr moi de mes lvres une fleur dlicate quĠon ne garde frache et sans tache jusquĠ lĠge o vous tes que par une protection spciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre suprieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte surtout la nuit, de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgr vous, dĠaller dans le corridor, dĠappeler sĠil le faut, de descendre toute nue jusquĠau pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que lĠamour de Dieu, la crainte du crime, la saintet de votre tat et lĠintrt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se prsentait vous et vous poursuivait ; oui, mon enfant, Satan, cĠest sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre suprieure ; elle est enfonce dans lĠabme du crime, elle cherche vous y plonger, et vous y seriez dj peut-tre avec elle, si votre innocence mme ne lĠavait remplie de terreur et ne lĠavait arrteÉ Puis levant les yeux au Ciel, il sĠcria : Mon Dieu, continuez de protger cette enfant !É Dites avec moi : Satana, vade retro ; apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, rptez-lui mon discours ; dites quĠil vaudrait mieux quĠelle ne ft pas ne ou quĠelle se prcipitt seule aux enfers par une mort violente. Ñ Mais, mon Pre, lui rpliquai-je, vous lĠavez entendue elle-mme tout lĠheure. Ñ Il ne me rpondit rien, mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal et appuya sa tte dessus comme un homme pntr de douleur ; il demeura quelque temps dans cet tat. Je ne savais que penser, les genoux me tremblaient, jĠtais dans un trouble, un dsordre que je ne conois pas ; tel serait un voyageur qui marcherait dans les tnbres entre des prcipices quĠil ne verrait pas, et qui serait frapp de tous cts par des voix souterraines qui lui crieraient : CĠest fait de toi. Me regardant ensuite avec un air tranquille mais attendri, il me dit : Avez-vous de la sant ? Ñ Oui, mon Pre. Ñ Ne seriez-vous point trop incommode dĠune nuit que vous passeriez sans dormir ? Ñ Non, mon Pre. Ñ Eh bien, me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci. Aussitt aprs votre collation vous irez dans lĠglise, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en prires ; vous ne savez pas le danger que vous avez couru, vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie, et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les religieuses. Je ne vous donne pour pnitence que de tenir loin de vous votre suprieure et que de repousser ses caresses empoisonnes. Allez. Je vais de mon ct unir mes prires aux vtres. Combien vous mĠallez causer dĠinquitudes ! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne, mais je vous le dois et je me le dois moi-mme. Dieu est le matre, et nous nĠavons quĠune loi.
Je ne me rappelle, Monsieur, que trs imparfaitement tout ce quĠil me dit. Ë prsent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter avec lĠimpression terrible quĠil me fit, je nĠy trouve pas de comparaison, mais cela vient de ce quĠil est bris, dcousu, quĠil y manque beaucoup de choses que je nĠai pas retenues, parce que je nĠy attachais aucune ide distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance des choses sur lesquelles il se rcriait avec le plus de violence. Par exemple, quĠest-ce quĠil trouvait de si trange dans la scne du clavecin ? NĠy a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression ? On mĠa dit moi-mme que certains airs, certaines modulations changeaient entirement ma physionomie ; alors jĠtais tout fait hors de moi, je ne savais presque ce que je devenais. Je ne crois pas que jĠen fusse moins innocente. Pourquoi nĠen et-il pas t de mme de ma suprieure, qui tait certainement, malgr toutes ses folies et ses ingalits, une des femmes les plus sensibles quĠil y et au monde ? Elle ne pouvait entendre un rcit un peu touchant sans fondre en larmes ; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un tat faire piti. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisration ? Et la scne de la nuit dont il attendait lĠissue avec une frayeur mortelleÉ Certainement cet homme est trop svre.
Quoi quĠil en soit, jĠexcutai ponctuellement ce quĠil mĠavait prescrit et dont il avait sans doute prvu la suite immdiate. Tout au sortir du confessionnal jĠallai me prosterner au pied des autels ; jĠavais la tte trouble dĠeffroi, jĠy demeurai jusquĠ souper. La suprieure inquite de ce que jĠtais devenue, mĠavait fait appeler, on lui avait rpondu que jĠtais en prire. Elle sĠtait montre plusieurs fois la porte du chÏur, mais jĠavais fait semblant de ne la point apercevoir. LĠheure du souper sonna, je me rendis au rfectoire. Je soupai la hte, et le souper fini, je revins aussitt lĠglise. Je ne parus point la rcration du soir ; lĠheure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La suprieure nĠignorait pas ce que jĠtais devenue. La nuit tait fort avance, tout tait en silence dans la maison, lorsquĠelle descendit auprs de moi. LĠimage sous laquelle le directeur me lĠavait montre se retraa mon imagination, le tremblement me prit, je nĠosai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux et tout enveloppe de flammes, et je disais au-dedans de moi : Satana, vade retro, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, loignez de moi ce dmonÉ
Elle se mit genoux, et aprs avoir pri quelque temps, elle me dit : Sainte-Suzanne, que faites-vous ici ? Ñ Madame, vous le voyez. Ñ Savez-vous lĠheure quĠil est ? Ñ Oui, Madame. Ñ Pourquoi nĠtes-vous pas rentre chez vous lĠheure de la retraite ? Ñ CĠest que je me disposais clbrer demain le grand jour. Ñ Votre dessein tait donc de passer ici la nuit ? Ñ Oui, Madame. Ñ Et qui est-ce qui vous lĠa permis ? Ñ Le directeur me lĠa ordonn. Ñ Le directeur nĠa rien ordonner contre la rgle de la maison ; et moi je vous ordonne de vous aller coucher. Ñ Madame, cĠest la pnitence quĠil mĠa impose. Ñ Vous la remplacerez par dĠautres Ïuvres. Ñ Cela nĠest pas mon choix. Ñ Allons, me dit-elle, mon enfant, venez ; la fracheur de lĠglise pendant la nuit vous incommodera, vous prierez dans votre celluleÉ Aprs cela elle voulut me prendre par la main, mais je mĠloignai avec vitesse. Ñ Vous me fuyez, me dit-elle. Ñ Oui, Madame, je vous fuisÉ Rassure par la saintet du lieu, par la prsence de la divinit, par lĠinnocence de mon cÏur jĠosai lever les yeux sur elle, mais peine lĠeus-je aperue, que je poussai un grand cri et que je me mis courir dans le chÏur comme une insense en criant : Loin de moi, Satan !É Elle ne me suivait point, elle restait sa place, et elle me disait en tendant doucement ses deux bras vers moi et de la voix la plus touchante et la plus douce : QuĠavez-vous ? DĠo vient cet effroi ? Arrtez ; je ne suis point Satan ; je suis votre suprieure et votre amieÉ Je mĠarrtai, je retournai encore la tte vers elle, et je vis que jĠavais t effraye par une apparence bizarre que mon imagination avait ralise ; cĠest quĠelle tait place par rapport la lampe de lĠglise de manire quĠil nĠy avait que son visage et que lĠextrmit de ses mains qui fussent clairs et que le reste tait dans lĠombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue moi, je me jetai dans une stalle ; elle sĠapprocha, elle allait sĠasseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaai dans la stalle au-dessous, je voyageai ainsi de stalle en stalle et elle aussi jusquĠ la dernire. L, je mĠarrtai et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi. Je le veux bien, me dit-elle. Nous nous assmes toutes deux, une stalle nous sparait. Alors la suprieure prenant la parole me dit : Pourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, dĠo vient lĠeffroi que ma prsence vous cause ? Ñ Chre Mre, lui dis-je, pardonnez-moi, ce nĠest pas moi, cĠest le pre Le Moine. Il mĠa reprsent la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je nĠentends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il mĠa ordonn de vous fuir, de ne plus entrer chez vous seule, de sortir de ma cellule si vous y veniez ; il vous a peinte mon esprit comme le dmon, que sais-je ce quĠil ne mĠa pas dit l-dessus. Ñ Vous lui avez donc parl ? Ñ Non, chre Mre, mais je nĠai pu mĠempcher de lui rpondre. Ñ Me voil donc bien horrible vos yeux ? Ñ Non, chre Mre, je ne saurais mĠempcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bonts, de vous prier de me les continuer, mais jĠobirai mon directeur. Ñ Vous ne viendrez donc plus me voir ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Vous ne me recevrez plus chez vous ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Vous repousserez mes caresses ? Ñ Il mĠen cotera beaucoup, car je suis ne caressante et jĠaime tre caresse ; mais il le faudra, je lĠai promis mon directeur, et jĠen ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manire dont il sĠexpliqueÉ cĠest un homme pieux, cĠest un homme clair ; quel intrt a-t-il me montrer du pril o il nĠy en a point ? loigner le cÏur dĠune religieuse du cÏur de sa suprieure ? Mais peut-tre reconnat-il dans des actions trs innocentes de votre part et de la mienne un germe de corruption secrte quĠil croit tout dvelopp en vous et quĠil craint que vous ne dveloppiez en moi. Je ne vous cacherai pas quĠen revenant sur les impressions que jĠai quelquefois ressentiesÉ DĠo vient, chre Mre, quĠau sortir dĠauprs de vous, en rentrant chez moi, jĠtais agite, rveuse ? DĠo vient que je ne pouvais ni prier, ni mĠoccuper ? DĠo vient une espce dĠennui que je nĠavais jamais prouv ? Pourquoi moi, qui nĠai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil ? Je croyais que cĠtait en vous une maladie contagieuse dont lĠeffet commenait sĠoprer en moi. Le pre Le Moine voit cela bien autrement. Ñ Et comment voit-il cela ? Ñ Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consomme, la mienne projete ; que sais-je ? Ñ Allez, me dit-elle, votre pre Le Moine est un visionnaire ; ce nĠest pas la premire algarade de cette nature quĠil mĠait cause. Il suffit que je mĠattache quelquĠune dĠune amiti tendre pour quĠil sĠoccupe lui tourner la cervelle ; peu sĠen est fallu quĠil nĠait rendu folle cette pauvre Sainte-Thrse. Cela commence mĠennuyer, et je me dferai de cet homme-l ; aussi bien il demeure dix lieues dĠici, cĠest un embarras que de le faire venir, on ne lĠa pas quand on veut. Mais nous parlerons de cela plus lĠaise. Vous ne voulez donc pas remonter ? Ñ Non, chre Mre, je vous demande en grce de me permettre de passer ici la nuit ; si je manquais ce devoir, demain je nĠoserais approcher des sacrements avec le reste de la communaut. Mais vous, chre Mre, communierez-vous ? Ñ Sans doute. Ñ Mais le pre Le Moine ne vous a donc rien dit ? Ñ Non. Ñ Mais comment cela sĠest-il fait ? Ñ CĠest quĠil nĠa point t dans le cas de me parler. On ne va confesse que pour sĠaccuser de ses pchs, et je nĠen vois point aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. SĠil y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se rpandre galement sur toutes celles qui composent la communaut, mais cela ne dpend pas de moi ; je ne saurais mĠempcher de distinguer le mrite o il est et de mĠy porter dĠun got de prfrence. JĠen demande pardon Dieu, et je ne conois pas comment votre pre Le Moine voit ma damnation ternelle scelle dans une partialit si naturelle et dont il est si difficile de se garantir. Je tche de faire le bonheur de toutes ; mais il y en a que jĠestime et que jĠaime plus que dĠautres parce quĠelles sont plus aimables et plus estimables. Voil tout mon crime avec vous ; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous si grand ? Ñ Non, chre Mre. Ñ Allons, chre enfant, faisons encore chacune une petite prire et retirons-nous. Ñ Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans lĠglise ; elle y consentit condition que cela nĠarriverait plus, et elle se retira.
Je revins sur ce quĠelle mĠavait dit. Je demandai Dieu de mĠclairer. Je rflchis et je conclus, tout bien considr, que quoique des personnes fussent dĠun mme sexe il pouvait y avoir du moins de lĠindcence dans la manire dont elles se tmoignaient leur amiti ; que le pre Le Moine, homme austre, avait peut-tre outr les choses, mais que le conseil dĠviter lĠextrme familiarit de ma suprieure par beaucoup de rserve tait bon suivre, et je me le promis.
Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chÏur elles me trouvrent ma place. Elles approchrent toutes de la sainte table et la suprieure leur tte, ce qui acheva de me persuader son innocence sans me dtacher du parti que jĠavais pris. Et puis il sĠen manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout lĠattrait quĠelle prouvait pour moi. Je ne pouvais mĠempcher de la comparer ma premire suprieure ; quelle diffrence ! Ce nĠtait ni la mme pit, ni la mme gravit, ni la mme dignit, ni la mme ferveur, ni le mme esprit, ni le mme got de lĠordre.
Il arriva dans lĠintervalle de peu de jours deux grands vnements, lĠun, cĠest que je gagnai mon procs contre les religieuses de Longchamp ; elles furent condamnes payer la maison de Sainte-Eutrope o jĠtais une pension proportionne ma dot ; lĠautre, cĠest le changement de directeur. Ce fut la suprieure qui mĠapprit elle-mme ce dernier.
Cependant je nĠallais plus chez elle quĠaccompagne, et elle ne venait plus seule chez moi ; elle me cherchait toujours, mais je lĠvitais ; elle sĠen apercevait et mĠen faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette me, mais il fallait que ce ft quelque chose dĠextraordinaire. Elle se levait la nuit et elle se promenait dans les corridors, surtout dans le mien ; je lĠentendais passer et repasser, sĠarrter ma porte, se plaindre, soupirer. Je tremblais et je me renfonais dans mon lit. Le jour, si jĠtais la promenade, dans la salle de travail ou dans la chambre de rcration de manire que je ne pusse lĠapercevoir, elle passait des heures entires me considrer. Elle piait toutes mes dmarches : si je descendais, je la trouvais au bas des degrs ; elle mĠattendait au haut quand je remontais. Un jour elle mĠarrta ; elle se mit me regarder sans mot dire, des pleurs coulrent abondamment de ses yeux, puis tout coup se jetant terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit : SÏur cruelle, demande-moi ma vie et je te la donnerai, mais ne mĠvite pas, je ne saurais plus vivre sans toiÉ Son tat me fit piti : ses yeux taient teints ; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs ; cĠtait ma suprieure, elle tait mes pieds, la tte appuye contre mon genou quĠelle tenait embrass. Je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait, et puis elle les baisait encore et me regardait encore. Je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine marcher, je la reconduisis sa cellule ; quand la porte fut ouverte elle me prit par la main et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder. Non, lui dis-je, chre Mre, non, je me le suis promis, cĠest le mieux pour vous et pour moi. JĠoccupe trop de place dans votre me, cĠest autant de perdu pour Dieu qui vous la devez tout entire. Ñ Est-ce vous me le reprocher ? Ñ Je tchais en lui parlant dgager ma main de la sienne. Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle. Ñ Non, chre Mre, non. Ñ Vous ne le voulez pas ? Sainte-Suzanne, vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas ; vous me ferez mourirÉ Ñ Ces derniers mots mĠinspirrent un sentiment tout contraire celui quĠelle se proposait ; je retirai ma main avec vivacit et je mĠenfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit pousser les plaintes les plus aigus. Je les entendis, elles me pntrrent ; je fus un moment incertaine si je continuerais de mĠloigner ou si je retournerais, cependant je ne sais par quel mouvement dĠaversion je mĠloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de lĠtat o je la laissais : je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je mĠy trouvai mal mon aise. Je ne savais quoi mĠoccuper ; je fis quelques tours en long et en large, distraite et trouble ; je sortis, je rentrai ; enfin jĠallai frapper la porte de Sainte-Thrse ma voisine. Elle tait en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies ; je lui dis : Chre sÏur, je suis fche de vous interrompre, mais je vous prie de mĠcouter un moment, jĠaurais un mot vous direÉ Elle me suivit chez moi, et je lui dis : Je ne sais ce quĠa notre Mre suprieure, elle est dsole ; si vous alliez la trouver, peut-tre la consoleriez-vousÉ Elle ne me rpondit pas, elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte et courut chez notre suprieure.
Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour ; elle devint mlancolique et srieuse ; la gaiet qui depuis mon arrive dans la maison nĠavait pas cess disparut tout coup. Tout rentra dans lĠordre le plus austre ; les offices se firent avec la dignit convenable ; les trangers furent presque entirement exclus du parloir ; dfense aux religieuses de frquenter les unes chez les autres ; les exercices reprirent avec lĠexactitude la plus scrupuleuse ; plus dĠassembles chez la suprieure, plus de collation ; les fautes les plus lgres furent svrement punies ; on sĠadressait encore moi quelquefois pour obtenir grce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette rvolution ne fut ignore de personne. Les anciennes nĠen taient pas fches ; les jeunes sĠen dsespraient, elles me regardaient de mauvais Ïil. Pour moi, tranquille sur ma conduite, je ngligeais leur humeur et leurs reproches.
Cette suprieure que je ne pouvais ni soulager ni mĠempcher de plaindre, passa successivement de la mlancolie la pit, et de la pit au dlire. Je ne la suivrai point dans le cours de ses diffrents progrs, cela me jetterait dans un dtail qui nĠaurait point de fin ; je vous dirai seulement que dans son premier tat tantt elle me cherchait, tantt elle mĠvitait ; nous traitait quelquefois les autres et moi avec sa douceur accoutume, quelquefois aussi elle passait subitement la rigueur la plus outre ; elle nous appelait et nous renvoyait ; donnait rcration et rvoquait ses ordres un moment aprs ; nous faisait appeler au chÏur, et lorsque tout tait en mouvement pour lui obir, un second coup de cloche renfermait la communaut. Il est difficile dĠimaginer le trouble de la vie quĠon menait ; la journe se passait sortir de chez soi et y rentrer, prendre son brviaire et le quitter, monter et descendre, baisser son voile et le relever. La nuit tait presque aussi interrompue que le jour.
Quelques religieuses sĠadressrent moi et tchrent de me faire entendre quĠavec un peu plus de complaisance et dĠgards pour la suprieure tout reviendrait lĠordre ; elles auraient d dire au dsordre accoutum ; je leur rpondais tristement : Je vous plains, mais dites-moi clairement ce quĠil faut que je fasseÉ Les unes sĠen retournaient en baissant la tte et sans me rpondre ; dĠautres me donnaient des conseils quĠil mĠtait impossible dĠarranger avec ceux de notre directeur, je parle de celui quĠon avait rvoqu, car pour son successeur, nous ne lĠavions pas encore vu.
La suprieure ne sortait plus de nuit. Elle passait des semaines entires sans se montrer ni lĠoffice, ni au chÏur, ni au rfectoire, ni la rcration ; elle demeurait renferme dans sa chambre ; elle errait dans les corridors ou elle descendait lĠglise, elle allait frapper aux portes de ses religieuses et elle leur disait dĠune voix plaintive : SÏur une telle, priez pour moi ; sÏur une telle, priez pour moi. Le bruit se rpandit quĠelle se disposait une confession gnrale.
Un jour que je descendis la premire lĠglise, je vis un papier attach au voile de la grille, je mĠen approchai et je lus : Ç Chres sÏurs, vous tes invites prier pour une religieuse qui sĠest gare de ses devoirs et qui veut retourner DieuÉ È Je fus tente de lĠarracher, cependant je le laissai. Quelques jours aprs, cĠen tait un autre sur lequel on avait crit : Ç Chres sÏurs, vous tes invites implorer la misricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses garements. Ils sont grandsÉ È Un autre jour, cĠtait une autre invitation qui disait : Ç Chres sÏurs, vous tes pries de demander Dieu dĠloigner le dsespoir dĠune religieuse qui a perdu toute confiance dans la misricorde divineÉ È
Toutes ces invitations o se peignaient les cruelles vicissitudes de cette me en peine mĠattristaient profondment. Il mĠarriva une fois de demeurer comme un terme vis--vis dĠun de ces placards. Je mĠtais demand moi-mme quĠest-ce que cĠtait que ces garements quĠelle se reprochait, dĠo venaient les transes de cette femme, quels crimes elle pouvait avoir se reprocher ; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, jĠy cherchais un sens, je nĠy en trouvais point, et je demeurais comme absorbe. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles, et si je ne me suis point trompe, elles me regardaient comme incessamment menace des mmes terreurs.
Cette pauvre suprieure ne se montrait que son voile baiss ; elle ne se mlait plus des affaires de la maison ; elle ne parlait personne ; elle avait de frquentes confrences avec le nouveau directeur quĠon nous avait donn. CĠtait un jeune bndictin. Je ne sais sĠil lui avait impos toutes les mortifications quĠelle pratiquait : elle jenait trois jours de la semaine ; elle se macrait ; elle entendait lĠoffice dans les stalles infrieures ; il fallait passer devant sa porte pour aller lĠglise : l, nous la trouvions prosterne le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il nĠy avait plus personne ; les nuits, elle y descendait en chemise et nu-pieds ; si Sainte-Thrse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosterne, les bras tendus et la face contre terre, et elle me dit : Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds, je ne mrite pas un autre traitement.
Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communaut eut le temps de ptir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les dsagrments dĠune religieuse quĠon hait dans sa maison, vous en devez tre instruit prsent. Je sentis peu peu renatre le dgot de mon tat ; je portai ce dgot et mes peines dans le sein du nouveau directeur. Il sĠappelle Dom Morel ; cĠest un homme dĠun caractre ardent ; il touche la quarantaine. Il parut mĠcouter avec attention et avec intrt. Il dsira connatre les vnements de ma vie ; il me fit entrer dans les dtails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractre, les maisons o jĠavais t, celle o jĠtais, sur ce qui sĠtait pass entre ma suprieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre la conduite de la suprieure avec moi la mme importance que le pre Le Moine ; peine daigna-t-il me jeter l-dessus quelques mots, il regarda cette affaire comme finie ; la chose qui le touchait le plus, cĠtaient mes dispositions secrtes sur la vie religieuse. Ë mesure que je mĠouvrais, sa confiance faisait les mmes progrs ; si je me confessais lui, il se confessait moi ; ce quĠil me disait de ses peines avait la plus grande conformit avec les miennes : il tait entr en religion malgr lui, il supportait son tat avec mon dgot. Mais, chre sÏur, ajoutait-il, que faire cela ? Il nĠy a plus quĠune ressource, cĠest de rendre notre condition la moins fcheuse quĠil sera possibleÉ Et puis il me donnait les mmes conseils quĠil suivait, ils taient sages ; Ç avec cela, ajoutait-il, on nĠvite pas les chagrins ; on se rsout seulement les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses quĠautant quĠelles se font un mrite devant Dieu de leurs croix ; alors elles sĠen rjouissent, elles vont au-devant des mortifications ; plus elles sont amres et frquentes, plus elles sĠen flicitent. CĠest un change quĠelles ont fait de leur bonheur prsent contre un bonheur venir, elles sĠassurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-l. Quand elles ont bien souffert, elles disent : Amplius, Domine, Seigneur, encore davantageÉ et cĠest une prire que Dieu ne manque gure dĠexaucer ; mais si leurs peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous promettre la mme rcompense ; nous nĠavons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la rsignation ; cela est triste. Hlas ! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je nĠai pas ! Cependant sans cela nous nous exposons tre perdus dans lĠautre vie, aprs avoir t bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pnitences nous nous damnons presque aussi srement que les gens du monde au milieu des plaisirs ; nous nous privons, ils jouissent, et aprs cette vie les mmes supplices nous attendent. Que la condition dĠun religieux, dĠune religieuse qui nĠest point appele est fcheuse ! CĠest la ntre pourtant, et nous ne pouvons la changer. On nous a chargs de chanes pesantes que nous sommes condamns secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre ; tchons, chre sÏur, de les traner. Allez. Je reviendrai vous voir. È
Il revint quelques jours aprs. Je le vis au parloir ; je lĠexaminai de plus prs. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne une infinit de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance ; il avait subi les mmes perscutions domestiques et religieuses. Je ne mĠapercevais pas que la peinture de ses dgots tait peu propre dissiper les miens, cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dgots produisait le mme effet en lui. CĠest ainsi que la ressemblance des caractres se joignant celle des vnements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions lĠun lĠautre ; lĠhistoire de ses moments, cĠtait lĠhistoire des miens ; lĠhistoire de ses sentiments, cĠtait lĠhistoire des miens ; lĠhistoire de son me, cĠtait lĠhistoire de la mienne.
Lorsque nous nous tions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres et surtout de la suprieure. Sa qualit de directeur le rendait trs rserv, cependant jĠaperus travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas ; quĠelle luttait contre elle-mme, mais en vain, et quĠil arriverait de deux choses lĠune, ou quĠelle reviendrait incessamment ses premiers penchants, ou quĠelle perdrait la tte. JĠavais la plus forte curiosit dĠen savoir davantage. Il aurait bien pu mĠclairer sur des questions que je mĠtais faites et auxquelles je nĠavais jamais pu me rpondre, mais je nĠosais lĠinterroger ; je me hasardai seulement lui demander sĠil connaissait le pre Le Moine. Ñ Oui, me dit-il, je le connais ; cĠest un homme de mrite, il en a beaucoup. Ñ Nous avons cess de lĠavoir dĠun moment lĠautre. Ñ Il est vrai. Ñ Ne pourriez-vous point me dire comment cela sĠest fait ? Ñ Je serais fch que cela transpirt. Ñ Vous pouvez compter sur ma discrtion. Ñ On a, je crois, crit contre lui lĠarchevch. Ñ Et quĠa-t-on pu dire ? Ñ QuĠil demeurait trop loin de la maison, quĠon ne lĠavait pas quand on voulait ; quĠil tait dĠune morale trop austre ; quĠon avait quelque raison de le souponner des sentiments des novateurs ; quĠil semait la division dans la maison, et quĠil loignait lĠesprit des religieuses de leur suprieure. Ñ Et dĠo savez-vous cela ? Ñ De lui-mme. Ñ Vous le voyez donc ? Ñ Oui, je le vois ; il mĠa parl de vous quelquefois. Ñ QuĠest-ce quĠil vous en a dit ? Ñ Que vous tiez bien plaindre ; quĠil ne concevait pas comment vous aviez rsist toutes les peines que vous aviez souffertes ; que quoiquĠil nĠait eu lĠoccasion de vous entretenir quĠune fois ou deux, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse ; quĠil avait dans lĠespritÉ Ñ L, il sĠarrta tout court, et moi jĠajoutai : QuĠavait-il dans lĠesprit ? Ñ Dom Morel me rpondit : Ceci est une affaire de confiance trop particulire pour quĠil me soit libre dĠachever. Ñ Je nĠinsistai pas, jĠajoutai seulement : Il est vrai que cĠest le pre Le Moine qui mĠa inspir de lĠloignement pour ma suprieure. Ñ Il a bien fait. Ñ Et pourquoi ? Ñ Ma sÏur, me rpondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en ses conseils et tchez dĠen ignorer la raison tant que vous vivrez. Ñ Mais il me semble que si je connaissais le pril, je serais dĠautant plus attentive lĠviter. Ñ Peut-tre aussi serait-ce le contraire. Ñ Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi. Ñ JĠai de vos mÏurs et de votre innocence lĠopinion que jĠen dois avoir, mais croyez quĠil y a des lumires funestes que vous ne pourriez acqurir sans y perdre. CĠest votre innocence mme qui en a impos votre suprieure ; plus instruite, elle vous aurait moins respecte. Ñ Je ne vous entends pas. Ñ Tant mieux. Ñ Mais que la familiarit et les caresses dĠune femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme ? Ñ Point de rponse de la part de Dom Morel. Ñ Ne suis-je pas la mme que jĠtais en entrant ici ? Ñ Point de rponse de la part de Dom Morel. Ñ NĠaurais-je pas continu dĠtre la mme ? O est donc le mal de sĠaimer, de se le dire, de se le tmoigner ? Cela est si doux ! Ñ Il est vrai, dit Dom Morel, en levant ses yeux sur moi quĠil avait toujours tenus baisss tandis que je parlais. Ñ Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses ? Ma pauvre suprieure ! dans quel tat elle est tombe ! Ñ Il est fcheux, et je crains bien quĠil nĠempire ; elle nĠtait pas faite pour son tat, et voil ce qui en arrive tt ou tard. Quand on sĠoppose au penchant gnral de la nature, cette contrainte la dtourne des affections drgles qui sont dĠautant plus violentes quĠelles sont moins fondes ; cĠest une espce de folie. Ñ Elle est folle ! Ñ Oui, elle lĠest, et elle le deviendra davantage. Ñ Et vous croyez que cĠest l le sort qui attend ceux qui sont engags dans un tat auquel ils nĠtaient point appels ? Ñ Non pas tous. Il y en a qui meurent auparavant ; il y en a dont le caractre flexible se prte la longue ; il y en a que des esprances vagues soutiennent quelque temps. Ñ Et quelles esprances pour une religieuse ? Ñ Quelles ? DĠabord celle de faire rsilier ses vÏux. Ñ Et quand on nĠa plus celle-l ? Ñ Celle quĠon trouvera les portes ouvertes un jour ; que les hommes reviendront de lĠextravagance dĠenfermer dans des spulcres de jeunes cratures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis ; que le feu prendra la maison ; que les murs de la clture tomberont ; que quelquĠun les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tte ; on regarde en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs en sont bien hauts ; si lĠon est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille et on les branle doucement de distraction ; si lĠon a la rue sous ses fentres, on y regarde ; si lĠon entend passer quelquĠun, le cÏur palpite, on soupire sourdement aprs un librateur ; sĠil sĠlve quelque tumulte dont le bruit pntre jusque dans la maison, on espre ; on compte sur une maladie qui nous approchera dĠun homme ou qui nous enverra aux eaux. Ñ Il est vrai, il est vrai, mĠcriai-je, vous lisez au fond de mon cÏur ; je me suis fait, je me fais sans cesse encore ces illusions. Ñ Et lorsquĠon vient les perdre en y rflchissant, car ces vapeurs salutaires que le cÏur envoie vers la raison en sont par intervalles dissipes, alors on voit toute la profondeur de sa misre ; on se dteste soi-mme, on dteste les autres ; on pleure, on gmit, on crie, on sent les approches du dsespoir ; alors les unes courent se jeter aux genoux de leurs suprieures et vont y chercher de la consolation ; dĠautres se prosternent ou dans leurs cellules ou au pied des autels et appellent le Ciel leur secours ; dĠautres dchirent leurs vtements et sĠarrachent les cheveux ; dĠautres cherchent un puits profond, des fentres bien hautes, un lacet et le trouvent quelquefois ; dĠautres aprs sĠtre tourmentes longtemps tombent dans une espce dĠabrutissement et restent imbciles ; dĠautres qui ont des organes faibles et dlicats se consument de langueur ; il y en a en qui lĠorganisation se drange, lĠimagination se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les illusions consolantes renaissent, et les bercent presque jusquĠau tombeau ; leur vie se passe dans les alternatives de lĠerreur et du dsespoir. Ñ Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment en poussant un profond soupir, celles qui prouvent successivement tous ces tats ?É Ah ! mon Pre, que je suis fche de vous avoir entendu ! Ñ Et pourquoi ? Ñ Je ne me connaissais pas, je me connais ; mes illusions dureront moins. Dans les momentsÉ Ñ JĠallais continuer, lorsquĠune autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisime, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint gnrale. Les unes regardaient le directeur ; dĠautres lĠcoutaient en silence et les yeux baisss ; plusieurs lĠinterrogeaient la fois ; toutes se rcriaient sur la sagesse de ses rponses. Cependant je mĠtais retire dans un angle o je mĠabandonnais une rverie profonde. Au milieu de cet entretien o chacune cherchait se faire valoir et fixer la prfrence de lĠhomme saint par son ct avantageux, on entendit arriver quelquĠun pas lents, sĠarrter par intervalles et pousser des soupirs ; on couta ; lĠon dit voix basse : CĠest elle, cĠest notre suprieure ; ensuite lĠon se tut, et puis lĠon sĠassit en rond. Ce lĠtait en effet. Elle entra ; son voile lui tombait jusquĠ la ceinture, ses bras taient croiss sur sa poitrine et sa tte penche. Je fus la premire quĠelle aperut, lĠinstant elle dgagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se dtournant un peu de ct, de lĠautre main elle nous fit signe toutes de sortir. Nous sortmes en silence et elle demeura seule avec Dom Morel.
Je prvois, Monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi, mais puisque je nĠai point eu honte de ce que jĠai fait, pourquoi rougirais-je de lĠavouer ? Et puis comment supprimer dans ce rcit un vnement qui nĠa pas laiss que dĠavoir des suites ? Disons donc que jĠai un tour dĠesprit bien singulier ; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accrotre votre commisration, jĠcris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilit incroyables ; mon me est gaie ; lĠexpression me vient sans peine ; mes larmes coulent avec douceur ; il me semble que vous tes prsent, que je vous vois et que vous mĠcoutez. Si je suis force au contraire de me montrer vos yeux sous un aspect dfavorable, je pense avec difficult, lĠexpression se refuse, la plume va mal, le caractre mme de mon criture sĠen ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrtement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un.
Lorsque toutes nos sÏurs furent retiresÉ Ñ Eh bien, que fites-vous ? Ñ Vous ne devinez pas ?É Non, vous tes trop honnte pour cela. Je descendis sur la pointe du pied et je vins me placer doucement la porte du parloir et couter ce qui se disait lÉ Cela est fort mal, direz-vousÉ Oh pour cela oui, cela est fort mal ; je me le dis moi-mme, et mon trouble, les prcautions que je pris pour nĠtre pas aperue, les fois que je mĠarrtai, la voix de ma conscience qui me pressait chaque pas de mĠen retourner ne me permettaient pas dĠen douter ; cependant la curiosit fut la plus forte et jĠallai. Mais sĠil est mal dĠavoir t surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, nĠest-il pas plus mal encore de vous les rendre ? Voil encore un de ces endroits que jĠcris parce que je me flatte que vous ne le lirez pas ; cependant cela nĠest pas vrai, mais il faut que je me le persuade.
Le premier mot que jĠentendis aprs un assez long silence me fit frmir, ce fut : Mon Pre, je suis damneÉ Je me rassurai. JĠcoutais, le voile qui jusquĠalors mĠavait drob le pril que jĠavais couru se dchirait, lorsquĠon mĠappela. Il fallut aller, jĠallai donc ; mais, hlas ! je nĠen avais que trop entendu. Quelle femme, Monsieur le marquis ! Quelle abominable femme ! ...
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Ici les mmoires de la sÏur Suzanne sont interrompus ; ce qui suit ne sont plus que les rclames de ce quĠelle se promettait apparemment dĠemployer dans le reste de son rcit. Il parat que sa suprieure devint folle et que cĠest son tat malheureux quĠil faut rapporter les fragments que je vais transcrire.
Aprs cette confession nous emes quelques jours de srnit. La joie rentre dans la communaut, et lĠon mĠen fait des compliments que je rejette avec indignation.
Elle ne me fuyait plus, elle me regardait, mais ma prsence ne me paraissait plus la troubler.
Je mĠoccupais lui drober lĠhorreur quĠelle mĠinspirait depuis que par une heureuse ou fatale curiosit jĠavais appris la mieux connatre.
Bientt elle devient silencieuse, elle ne dit plus que oui ou non ; elle se promne seule.
Elle se refuse les aliments. Son sang sĠallume, la fivre la prend et le dlire succde la fivre.
Seule, dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle mĠinvite mĠapprocher ; elle mĠadresse les propos les plus tendres.
Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle sĠcrie : CĠest elle qui passe, cĠest son pas, je la reconnais ; quĠon lĠappelleÉ Non, non, quĠon la laisse.
Une chose singulire, cĠest quĠil ne lui arrivait jamais de se tromper et de prendre une autre pour moi.
Elle riait aux clats, le moment dĠaprs elle fondait en larmes. Nos sÏurs lĠentouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.
Elle disait tout coup : Je nĠai point t lĠglise, je nĠai point pri Dieu. Je veux sortir de ce lit ; je veux mĠhabiller, quĠon mĠhabille. Si lĠon sĠy opposait, elle ajoutait : Donnez-moi du moins mon brviaireÉ On le lui donnait ; elle lĠouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt et elle continuait de les tourner lors mme quĠil nĠy en avait plus. Cependant elle avait les yeux gars.
Une nuit, elle descendit seule lĠglise ; quelques-unes de nos sÏurs la suivirent. Elle se prosterna sur les marches de lĠautel, elle se mit gmir, soupirer, prier tout haut ; elle sortit, elle rentra ; elle dit : QuĠon lĠaille chercher ; cĠest une me si pure ! CĠest une crature si innocente ! Si elle joignait ses prires aux miennesÉ Puis sĠadressant toute la communaut et se tournant vers des stalles qui taient vides, elle criait : Sortez, sortez toutes, quĠelle reste seule avec moi. Vous nĠtes pas dignes dĠen approcher, si vos voix se mlaient la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. QuĠon sĠloigne, quĠon sĠloigneÉ Puis elle mĠexhortait demander au Ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu, le ciel lui paraissait se sillonner dĠclairs, sĠentrouvrir et gronder sur sa tte, des anges en descendaient en courroux, les regards de la divinit la faisaient trembler ; elle courait de tous cts ; elle se renfonait dans les angles obscurs de lĠglise ; elle demandait misricorde ; elle se collait la face contre terre, elle sĠy assoupissait. La fracheur humide du lieu lĠavait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte.
Cette terrible scne de la nuit, elle lĠignorait le lendemain. Elle disait : O sont nos sÏurs ? Je ne vois plus personne ; je suis reste seule dans cette maison, elles mĠont toutes abandonne, et Sainte-Thrse aussi ; elles ont bien faitÉ Puisque Sainte-Suzanne nĠy est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas. Ah ! si je la rencontrais ! Mais elle nĠy est plus, nĠest-ce pas ? NĠest-ce pas quĠelle nĠy est plus ?É Heureuse la maison qui la possde !É Elle dira tout sa nouvelle suprieure ; que pensera-t-elle de moi ?É Est-ce que Sainte-Thrse est morte ? JĠai entendu sonner en mort toute la nuit. La pauvre fille ! Elle est perdue jamais, et cĠest moi, cĠest moiÉ Un jour je lui serai confronte ; que lui dirai-je ? que lui rpondrai-je ? Malheur elle ! Malheur moi !
Dans un autre moment elle disait : Nos sÏurs sont-elles revenues ? Dites-leur que je suis bien maladeÉ Soulevez mon oreillerÉ Dlacez-moiÉ je sens l quelque chose qui mĠoppresseÉ La tte me brle ; tez-moi mes coiffesÉ Je veux me laverÉ Apportez-moi de lĠeau. Versez, versez encoreÉ Elles sont blanches, mais la souillure de lĠme est resteÉ. Je voudrais tre morte, je voudrais nĠtre point ne ; je ne lĠaurais point vue.
Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, chevele, hurlant, cumant et courant autour de sa cellule, les mains poses sur ses oreilles, les yeux ferms et le corps press contre la muraille. loignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? ce sont les enfers ; il sĠlve de cet abme profond des feux que je vois ; du milieu des feux jĠentends des voix confuses qui mĠappellentÉ Mon Dieu, ayez piti de moi !É Allez vite, sonnez, assemblez la communaut ; dites quĠon prie pour moi, je prierai aussiÉ Mais peine fait-il jour, nos sÏurs dorment. Je nĠai pas ferm lĠÏil de la nuit, je voudrais dormir, et je ne saurais.
Une de nos sÏurs lui disait : Madame, vous avez quelque peine, confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-tre. Ñ SÏur Agathe coutez, approchez-vous de moiÉ plus prsÉ plus prs encoreÉ il ne faut pas quĠon nous entende ; je vais tout rvler, tout, mais gardez-moi le secret. Vous lĠavez vue ? Ñ Qui, Madame ? Ñ NĠest-il pas vrai que personne nĠa la mme douceur ? Comme elle marche ! quelle dcence ! quelle noblesse ! quelle modestie !É Allez elle, dites-luiÉ Eh ! non, ne dites rien, nĠallez pas, vous nĠen pourriez approcher. Les anges du ciel la gardent, ils veillent autour dĠelle ; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effraye comme moi. RestezÉ si vous alliez, que lui diriez-vous ? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas !É Ñ Mais, Madame, si vous consultiez notre directeur ? Ñ OuiÉ mais ouiÉ Non, non ; je sais ce quĠil me dira ; je lĠai tant entenduÉ De quoi lĠentretiendrai-je ? Si je pouvais perdre la mmoire ! Si je pouvais rentrer dans le nant ou renatre !É NĠappelez point le directeur. JĠaimerais mieux quĠon me lt la Passion de notre Seigneur Jsus-Christ. LisezÉ Je commence respirerÉ Il ne faut quĠune goutte de ce sang pour me purifierÉ Voyez, il sĠlance en bouillonnant de son ctÉ Inclinez cette plaie sacre sur ma tteÉ Son sang coule sur moi et ne sĠy attache pasÉ Je suis perdue !É loignez ce christÉ Rapportez-le-moiÉ On le lui rapportait. Elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait : Ce sont ses yeux, cĠest sa bouche ; quand la reverrai-je ?É SÏur Agathe, dites-lui que je lĠaime, peignez-lui bien mon tat, dites-lui que je meurs.
Elle fut saigne, on lui donna les bains, mais son mal semblait sĠaccrotre par les remdes. Je nĠose vous dcrire toutes les actions indcentes quĠelle fit, vous rpter tous les discours malhonntes qui lui chapprent dans son dlire. Ë tout moment elle portait sa main son front comme pour en carter des ides importunes, des images, que sais-je quelles images ! elle se renfonait la tte dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. CĠest le Tentateur, disait-elle, cĠest lui. Quelle forme bizarre il a prise ! Prenez de lĠeau bnite, jetez de lĠeau bnite sur moiÉ Cessez, cessez, il nĠy est plus.
On ne tarda pas la squestrer, mais sa prison ne fut pas si bien garde quĠelle ne russt un jour sĠen chapper. Elle avait dchir ses vtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue pendaient de ses deux bras ; elle criait : Je suis votre suprieure, vous en avez toutes fait le serment, quĠon mĠobisse. Vous mĠavez emprisonne ; malheureuses ! Voil donc la rcompense de mes bonts ! Vous mĠoffensez parce que je suis trop bonne ; je ne le serai plusÉ Au feu !É Au meurtre !É Au voleur !É Ë mon secours !É Ë moi, sÏur Thrse !É Ë moi, sÏur Suzanne !É
Cependant on lĠavait saisie et on la reconduisait dans sa prison et elle disait : Vous avez raison, vous avez raison ; je suis devenue folle, je le sens.
Quelquefois elle paraissait obsde du spectacle de diffrents supplices. Elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains lies sur le dos ; elle en voyait avec des torches la main, elle se joignait celles qui faisaient amende honorable ; elle se croyait conduite la mort, elle disait aux bourreaux : JĠai mrit mon sort ; je lĠai mrit. Encore, si ce tourment tait le dernier ; mais une ternit ! une ternit de feux !
Je ne dis rien qui ne soit vrai, et tout ce que jĠaurais encore dire de vrai ne me revient pas ou je rougirais dĠen souiller ces papiers.
Aprs avoir vcu plusieurs mois dans cet tat dplorable, elle mourut. Quelle mort, Monsieur le marquis ! Je lĠai vue, je lĠai vue la terrible image du dsespoir et du crime sa dernire heure. Elle se croyait entoure dĠesprits infernaux, ils attendaient son me pour la saisir ; elle disait dĠune voix touffe : Les voil ! les voilÉ et leur opposant de droite et de gauche un christ quĠelle tenait la main, elle hurlait, elle criait : Mon Dieu !É Mon Dieu !É La sÏur Thrse la suivit de prs ; et nous emes une autre suprieure ge et pleine dĠhumeur et de superstition.
On mĠaccuse dĠavoir ensorcel sa devancire ; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent.
Le nouveau directeur est galement perscut de ses suprieurs, et me persuade de me sauver de la maison.
Ma fuite est projete. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi, elles se cassent et je tombe ; jĠai les jambes dpouilles et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisime tentative mĠlve au haut du mur ; je descends. Quelle est ma surprise ! Au lieu dĠune chaise de poste dans laquelle jĠesprais dĠtre reue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voil sur le chemin de Paris avec un jeune bndictin ; je ne tardai pas mĠapercevoir au ton indcent quĠil prenait et aux liberts quĠil se permettait quĠon ne tenait avec moi aucune des conditions que jĠavais stipules. Alors je regrettai ma cellule et je sentis toute lĠhorreur de ma situation.
CĠest ici que je peindrai ma scne dans le fiacre. Quelle scne ! Quel homme !
Je crie ; le cocher vient mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine.
JĠarrive Paris. La voiture arrte dans une petite rue, une porte troite qui sĠouvrait dans une alle obscure et malpropre. La matresse du logis vient au-devant de moi, et mĠinstalle lĠtage le plus lev dans une petite chambre o je trouve peu prs les meubles ncessaires. Je reois des visites de la femme qui occupait le premierÉ Ç Vous tes jeune ; vous devez vous ennuyer, Mademoiselle. Descendez chez moi ; vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes pas toutes aussi aimables mais presque aussi jeunes que vous ; on cause, on joue, on chante, on danse, nous runissons toutes les sortes dĠamusements. Si vous tournez la tte tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames nĠen seront ni jalouses, ni fches. Venez, MademoiselleÉ È Celle qui me parlait ainsi tait dĠun certain ge. Elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos trs insinuant.
Je passe une quinzaine dans cette maison, expose toutes les instances de mon perfide ravisseur et toutes les scnes tumultueuses dĠun lieu suspect, piant chaque instant lĠoccasion de mĠchapper.
Un jour enfin je la trouvai ; la nuit tait avance.
Si jĠeusse t voisine de mon couvent, jĠy retournais. Je cours sans savoir o je vais. Je suis arrte par des hommes ; la frayeur me saisit, je tombe vanouie de fatigue sur le seuil de la boutique dĠun chandelier. On me secourt. En revenant moi, je me trouve tendue sur un grabat, environne de plusieurs personnes ; on me demanda qui jĠtais ; je ne sais ce que je rpondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire ; je prends son bras, nous marchons ; nous avions dj fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit : Mademoiselle, vous savez apparemment o nous allons ? Ñ Non, mon enfant ; lĠHpital, je crois. Ñ Ë lĠHpital ! Est-ce que vous seriez hors de maison ? Ñ Hlas ! oui. Ñ QuĠavez-vous donc fait pour avoir t chasse lĠheure quĠil est ? É Mais nous voil la porte de Sainte-Catherine, voyons si nous pourrions nous faire ouvrir ; en tout cas ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi.
Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante lorsquĠelle voit mes jambes dpouilles de leur peau par la chute que jĠavais faite en sortant du couvent. JĠy passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne Sainte-Catherine ; jĠy demeure trois jours, au bout desquels on mĠannonce quĠil faut ou me rendre lĠHpital gnral, ou prendre la premire condition qui sĠoffrira.
Danger que je courus Sainte-Catherine de la part des hommes et des femmes ; car cĠest l, ce quĠon mĠa dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. LĠattente de la misre ne donna aucune force aux sductions grossires auxquelles jĠy fus expose. Je vends mes hardes et jĠen choisis de plus conformes mon tat.
JĠentre au service dĠune blanchisseuse chez laquelle je suis actuellement. Je reois le linge et je le repasse. Ma journe est pnible, je suis mal nourrie, mal loge, mal couche, mais en revanche traite avec humanit. Le mari est cocher de place ; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais esprer dĠen jouir paisiblement.
JĠai appris que la police sĠtait saisie de mon ravisseur et lĠavait remis entre les mains de ses suprieurs. Le pauvre homme ! Il est plus plaindre que moi. Son attentat a fait bruit, et vous ne savez pas la cruaut avec laquelle les religieux punissent les fautes dĠclat : un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie ; cĠest aussi le sjour qui mĠattend, si je suis reprise, mais il y vivra plus longtemps que moi.
La douleur de ma chute se fait sentir. Mes jambes sont enfles et je ne saurais faire un pas ; je travaille assise, car jĠaurais peine me tenir debout. Cependant jĠapprhende le moment de ma gurison ; alors quel prtexte aurai-je pour ne point sortir ? et quel pril ne mĠexposerai-je pas en me montrant ? Mais heureusement jĠai encore du temps devant moi.
Mes parents qui ne peuvent douter que je ne sois Paris, font srement toutes les perquisitions imaginables. JĠavais rsolu dĠappeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il nĠtait plus.
Je vis dans des alarmes continuelles. Au moindre bruit que jĠentends dans la maison, sur lĠescalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et lĠouvrage me tombe des mains.
Je passe presque toutes les nuits sans fermer lĠÏil ; si je dors, cĠest dĠun sommeil interrompu ; je parle, jĠappelle, je crie. Je ne conois pas comment ceux qui mĠentourent ne mĠont pas encore devine.
Il parat que mon vasion est publique. Je mĠy attendais. Une de mes camarades mĠen parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses et les rflexions les plus propres dsoler ; par bonheur elle tendait sur des cordes le linge mouill, le dos tourn la lampe, et mon trouble nĠen pouvait tre aperu. Cependant ma matresse ayant remarqu que je pleurais, mĠa dit : Marie, quĠavez-vous ? Ñ Rien, lui ai-je rpondu. Ñ Quoi donc, a-t-elle ajout, est-ce que vous seriez assez bte pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse, sans mÏurs, sans religion, et qui sĠamourache dĠun vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent ? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle nĠavait quĠ boire, manger, prier Dieu et dormir ; elle tait bien o elle tait ; que ne sĠy tenait-elle ? Si elle avait t seulement trois ou quatre fois la rivire par le temps quĠil fait, cela lĠaurait raccommode avec son tat. Ñ Ë cela jĠai rpondu quĠon ne connaissait bien que ses peines. JĠaurais mieux fait de me taire, car elle nĠaurait pas ajout : Allez, cĠest une coquine que Dieu puniraÉ Ë ce propos je me suis penche sur ma table et jĠy suis reste jusquĠ ce que ma matresse mĠait dit : Mais, Marie, quoi rvez-vous donc ? Tandis que vous dormez l, lĠouvrage nĠavance pas.
Je nĠai jamais eu lĠesprit du clotre et il parat assez ma dmarche, mais je me suis accoutume en religion certaines pratiques que je rpte machinalement ; par exemple : une cloche vient-elle sonner ? ou je fais le signe de la croix, ou je mĠagenouille ; frappe-t-on la porte ? je dis : Ave ; mĠinterroge-t-on ? cĠest toujours une rponse qui finit par oui ou non, chre Mre, ou ma sÏur ; sĠil survient un tranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la rvrence, je mĠincline. Mes compagnes se mettent rire et croient que je mĠamuse contrefaire la religieuse ; mais il est impossible que leur erreur dure, mes tourderies me dcleront et je serai perdue.
Monsieur, htez-vous de me secourir. Vous me direz sans doute, enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici ; mon ambition nĠest pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou mme de simple domestique, pourvu que je vcusse ignore dans une campagne, au fond dĠune province, chez dĠhonntes gens qui ne reussent pas un grand monde. Les gages nĠy feront rien ; de la scurit, du repos, du pain et de lĠeau. Soyez trs assur quĠon sera satisfait de mon service ; jĠai appris dans la maison de mon pre travailler et au couvent obir. Je suis jeune, jĠai le caractre trs doux. Quand mes jambes seront guries jĠaurai plus de force quĠil nĠen faut pour suffire lĠoccupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir ; quand jĠtais dans le monde je raccommodais moi-mme mes dentelles, et jĠy serai bientt remise ; je ne suis maladroite rien, et je saurai mĠabaisser tout. JĠai de la voix, je sais la musique et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mre qui en aurait le got, et jĠen pourrais mme donner leon ses enfants ; mais je craindrais dĠtre trahie par ces marques dĠune ducation recherche. SĠil fallait apprendre coiffer, jĠai du got, je prendrais un matre, et je ne tarderais pas me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable sĠil se peut, ou une condition telle quelle, cĠest tout ce quĠil me faut et je ne souhaite rien au-del. Vous pouvez rpondre de mes mÏurs, malgr les apparences jĠen ai, jĠai mme de la pit. Ah ! Monsieur, tous mes maux seraient finis et je nĠaurais plus rien craindre des hommes, si Dieu ne mĠavait arrte. Ce puits profond situ au bout du jardin de la maison, combien je lĠai visit de fois ! Si je ne mĠy suis pas prcipite, cĠest quĠon mĠen laissait lĠentire libert. JĠignore quel est le destin qui mĠest rserv, mais sĠil faut que je rentre un jour dans un couvent quel quĠil soit, je ne rponds de rien, il y a des puits partout. Monsieur, ayez piti de moi, et ne vous prparez pas vous-mme de longs regrets.
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Post. Scpt. Je suis accable de fatigues, la terreur mĠenvironne et le repos me fuit. Ces mmoires que jĠcrivais la hte je viens de les relire tte repose, et je me suis aperue que sans en avoir eu le moindre projet, je mĠtais montre chaque ligne aussi malheureuse la vrit que je lĠtais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles la peinture de nos peines quĠ lĠimage de nos charmes, et nous promettrions-nous encore plus de facilit les sduire quĠ les toucher ? Je les connais trop peu et je ne me suis pas assez tudie pour savoir cela. Cependant si le marquis, qui lĠon accorde le tact le plus dlicat, venait se persuader que ce nĠest pas sa bienfaisance mais son vice que je mĠadresse, que penserait-il de moi ? Cette rflexion mĠinquite. En vrit il aurait bien tort de mĠimputer personnellement un instinct propre tout mon sexe. Je suis une femme, peut-tre un peu coquette, que sais-je ? mais cĠest naturellement et sans artifice.
[1] Voir par exemple infra, p. 45, p. 63, p. 76 (dition Îuvres compltes, DPV, t. XI, 1975, p. 111, p. 132, p. 147). Suzanne dclare encore distinctement sa vraie foi page 102 (DPV, p. 174). Plus loin, lors de lĠAscension, elle brise la serrure de sa cellule pour aller assister lĠoffice (p. 104 ; DPV, p. 177). Enfin elle revient vers la prire pour claircir ses scrupules sur ses pratiques homosexuelles (p. 182 ; DPV, p. 260). Ñ Il est vrai que le roman est plus touchant encore avec une croyante quĠavec une athe.
[2] Les problmatiques de cohrence interne ne doivent pas nous occuper non plus. Il est vrai par exemple que Diderot a mlang en composant La Religieuse le mode de lĠcriture rtrospective et celui du rcit des faits au jour le jour. Cela fabrique des ambiguts et des maladresses dans son roman, mais ne touche en rien notre sujet.
[3] Infra, p. 23 ; Îuvres compltes, DPV, t. XI, p. 85.
[4] Ibid. ; DPV, p. 86.
[5] Infra, p. 25-26 ; DPV, p. 89.
[6] Ibid., p. 30-31 ; DPV, p. 95.
[7] Infra, p. 31 ; DPV, p. 96.
[8] Ibid., p. 31 ; DPV, p. 96.
[9] Ibid., p. 31-32 ; DPV, p. 96.
[10] Infra, p. 34 ; DPV, p. 100.
[11] Infra, p. 35 ; DPV, p. 100-101.
[12] Ibid., p. 39 ; DPV, p. 106.
[13] Ibid., p. 45 ; DPV, p. 111.
[14] Infra, p. 46 ; DPV, p. 112.
[15] Ibid., p. 54-55 ; DPV, p. 123-124.
[16] Infra, p. 55-56 ; DPV, p. 124.
[17] Ibid., p. 60-61 ; DPV, p. 129-130.
[18] Infra, p. 61 ; DPV, p. 130.
[19] Ibid., p. 62 ; DPV, p. 131.
[20] Ibid. ; DPV, p. 131.
[21] Infra, p. 76 ; DPV, p. 146.
[22] Ibid. ; DPV, p. 146.
[23] Ibid., p. 84 ; DPV, p. 155.
[24] Ibid., p. 85 ; DPV, p. 156.
[25] Infra, p. 88 ; DPV, p. 159-160.
[26] Ibid., p. 89 ; DPV, p. 160.
[27] Ibid., p. 90 ; DPV, p. 162.
[28] Ibid., p. 96 ; DPV, p. 168.
[29] Ibid. ; DPV, p. 168.
[30] Infra, p. 117 ; DPV, p. 192.
[31] Ibid., p. 140 ; DPV, p. 217.
[32] Ibid., p. 172-173 ; DPV, p. 251.
[33] Infra, p. 184-185 ; DPV, p. 262.
[34] Yves Guyot, prface lĠdition de 1886 de la Religieuse, Madame de Carlire et Les Deux amis de Bourbonne (p. xxxvi)