JESÚS HUERTA DE SOTO

 

L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

MARCHÉ ET CRÉATIVITÉ ENTREPRENEURIALE


Traduit de l’espagnol par Rosine Létinier

 

 

Ouvrage publié avec le soutien
et concours de M. Lionel Marcialis




Paris, 2019

Institut Coppet

 


 

Préface. 4

INTRODUCTION.. 5

1. PRINCIPES ESSENTIELS DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE. 6

1.1. Théorie autrichienne de l’action et théorie néoclassique de la décision. 6

1.2. Subjectivisme autrichien et objectivisme néoclassique. 8

1.3. Entrepreneur autrichien et homo economicus néoclassique. 9

1.4. Possibilité d’erreur entrepreneuriale pure (autrichiens)  et rationalisation a posteriori de toutes les décisions (néoclassiques) 9

1.5. Information subjective autrichienne  et information objective néoclassique. 9

1.6. Processus entrepreneurial de coordination autrichien  et modèles d’équilibre (général et/ou partiel) néoclassiques 10

1.7. Caractère subjectif des coûts chez les autrichiens  et coût objectif des néoclassiques. 11

1.8. Formalisme verbal des autrichiens  et formalisation mathématique des néoclassiques. 12

1.9. Connexion de la théorie avec le monde empirique :  sens différent du concept de « prédiction ». 12

1.10. Conclusion. 14

2. CONNAISSANCE ET FONCTION ENTREPRENEURIALE. 16

2.1. Définition de la fonction entrepreneuriale. 16

2.2. Information, connaissance et entrepreneuriat 16

2.3. Connaissance subjective et pratique, non scientifique. 17

2.4. Connaissance personnelle et éparpillée. 18

2.5. Connaissance tacite non exprimable. 18

2.6. Caractère essentiellement créatif de la fonction entrepreneuriale. 19

2.7. Création d’information. 19

2.8. Transmission d’information. 19

2.9. Effet d’apprentissage : coordination et adaptation. 20

2.10. Le principe essentiel 21

2.11. Concurrence et fonction entrepreneuriale. 21

2.12. Conclusion : le concept de société  de l’École Autrichienne d’Économie. 22

3. CARL MENGER ET LES PRÉCURSEURS DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE. 24

3.1. Introduction. 24

3.2. Les scolastiques du Siècle d’Or espagnol,  précurseurs de l’École Autrichienne. 24

3.3. La décadence de la tradition scolastique  et l’influence négative d’Adam Smith. 27

3.4. Menger et la perspective subjectiviste de l’École Autrichienne :  la conception de l’action comme ensemble d’étapes subjectives,  la théorie subjective de la valeur et la loi de l’utilité marginale. 29

3.5. Menger et la théorie économique des institutions sociales. 31

3.6. La Methodenstreit, ou polémique des méthodes 32

4. BÖHM-BAWERK ET LA THÉORIE DU CAPITAL. 34

4.1. Introduction. 34

4.2. L’action humaine, ensemble d’étapes subjectives. 34

4.3. Capital et biens d’investissement 35

4.4. Le taux d’intérêt 38

4.5. Böhm-Bawerk contre Marshall 39

4.6. Böhm-Bawerk contre Marx. 40

4.7. Böhm-Bawerk contre John Bates Clark  et son concept mythique du capital 40

4.8. Wieser et le concept subjectif du coût d’opportunité. 43

4.9. Le triomphe du modèle d’équilibre  et du formalisme positiviste. 43

5. LUDWIG VON MISES ET LA CONCEPTION DYNAMIQUE DU MARCHÉ. 45

5.1. Introduction. 45

5.2. Brève notice biographique. 45

5.3. Théorie de la monnaie, du crédit et des cycles économiques. 46

5.4. Théorème de l’impossibilité du socialisme. 47

5.5. Théorie de la fonction entrepreneuriale. 50

5.6. Méthode de l’économie politique. 50

5.7. Conclusion. 52

6. F. A. HAYEK ET L’ORDRE SPONTANÉ DU MARCHÉ. 53

6.1. Introduction biographique. 53

6.2. Recherches sur le cycle économique :  l’incoordination intertemporelle. 55

6.3. Polémiques avec Keynes et l’École de Chicago. 57

6.4. Le débat avec les socialistes et la critique de l’ingénierie sociale. 60

6.5. Droit, législation et liberté. 62

7. RENAISSANCE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE. 66

7.1. Crise de l’analyse de l’équilibre  et du formalisme mathématique. 66

7.2. Rothbard, Kirzner  et la renaissance de l’École Autrichienne. 69

7.3. Programme actuel de recherche de l’École Autrichienne  et sa prévisible contribution à l’évolution et au développement  futur de la Science Économique. 70

7.4. Réponses à quelques critiques et commentaires 73

7.5. Conclusion : une évaluation comparative  du paradigme autrichien. 75

BIBLIOGRAPHIE. 78


 

Préface

 

 

La science économique, réputée aride, voire rébarbative, quand elle est jargonneuse et composée d’une série de développements mathématiques, retrouve dans les productions de l’École autrichienne d’économie une face naturelle et aimable. Les grandes questions qui agitent notre temps s’y trouvent nommées par leur nom et traitées avec méthode jusqu’à ce que des propositions porteuses de sens en soient déduites. La science sociale toute entière, vue dans la globalité dont elle ne peut être privée sans danger, y repose sur l’homme réel et parle ainsi à tous.

De cela, il ne faut pas déduire qu’entrer pour la première fois dans le dédale des conceptions théoriques approfondies et complexes des auteurs autrichiens soit une marche dénuée d’embuches. La masse littéraire accumulée depuis la naissance de cette tradition de pensée, au cours de la décennie 1870, couvre les champs les plus divers. À la faire défiler en soi-même, par la pensée, on en conclut à la richesse de l’École autrichienne, sans en être plus avancé.

Déterminer et expliquer les idées-forces, les auteurs et les textes cardinaux, telle est l’utilité des livres d’introduction à l’école autrichienne. Ils peuvent être et ils sont en effet diversement écrits, plus ou moins savants, plus ou moins techniques, plus ou moins partisans. Rares sont cependant ceux qui, comme celui que nous donnons ici au lecteur, joignent au mérite d’être clair, didactique et précis, la supériorité unique qui lui vient d’avoir été composé par l’un des plus importants représentants actuels de l’École autrichienne.

Jesús Huerta de Soto, professeur à l’Université Juan Carlos de Madrid, a publié de très nombreux travaux qui ont lui valu plusieurs distinctions de rang et l’estime unanime des partisans de l’École autrichienne d’économie à travers le monde. Ses thèses sur le crédit bancaire, les réserves fractionnaires et les crises, que le public français a pu découvrir dans une traduction parue en 2011 (Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques), ont attiré l’attention des économistes autrichiens sur une question qui reste l’une des plus débattues. Son introduction à l’école autrichienne d’économie, quant à elle, fut publiée en 2000 et a déjà été traduite dans cinq langues. Elle est ici proposée dans l’élégante traduction réalisée par Mme Rosine Létinier.

 

Benoît Malbranque

Institut Coppet

 


 


 

INTRODUCTION

 

 

Le présent ouvrage se propose d’expliquer de manière synthétique, mais avec la profondeur nécessaire, le contenu et les caractéristiques les plus importantes de l’École Autrichienne d’Économie, par rapport au paradigme qui a dominé jusqu’ici dans notre science. Il analyse également l’évolution de la pensée de l’École Autrichienne depuis ses origines jusqu’à nos jours, et indique dans quelle mesure il est prévisible que la contribution de l’École Autrichienne puisse rendre plus féconde l’évolution future de la Science Économique.

Comme, en général, les éléments essentiels de l’École Autrichienne sont mal connus, le chapitre premier explique de façon comparative quels sont les principes essentiels de la conception dynamique du marché que défendent les autrichiens, ainsi que les différences importantes existant entre leur point de vue et celui du paradigme néoclassique qui, jusqu’à maintenant, et malgré ses déficiences, est celui qu’on étudie, de manière générale, dans nos universités. Le deuxième chapitre expose l’essentiel de la tendance coordinatrice qui, sous l’impulsion de la fonction entrepreneuriale, explique, au dire des autrichiens, d’une part, l’apparition de l’ordre spontané du marché, et deuxièmement, l’existence de la série de lois de tendance qui constituent l’objet de recherche de la Science Économique. Au troisième chapitre, commence l’étude proprement dite de l’évolution de l’histoire de la pensée économique de l’École Autrichienne. Elle débute officiellement avec Carl Menger, même si les théoriciens de l’École de Salamanque, durant le Siècle d’Or espagnol, peuvent être considérés comme précurseurs dans de nombreux domaines chers aux autrichiens. Le quatrième chapitre est entièrement consacré à la figure de Böhm-Bawerk et à l’analyse de la théorie du capital, dont l’étude est, à tort, absente des programmes de théorie économique de nos universités. Les chapitres quatre et cinq traitent, respectivement, des contributions des deux économistes autrichiens les plus importants du XXe siècle : Ludwig von Mises et Friedrich A. Hayek. On ne peut pas comprendre comment s’est formée l’École Autrichienne moderne d’Économie et ce qu’elle a représenté dans le monde, si l’on ne connaît pas les contributions de ces deux théoriciens. Enfin, le chapitre sept s’intéresse à la renaissance de l’École Autrichienne. Cette renaissance est due à la crise du paradigme dominant et à l’initiative d’un groupe important de jeunes chercheurs des différentes universités européennes et américaines. Notre livre s’achève à la fois par un exposé du programme de recherche de l’École Autrichienne moderne et de son apport prévisible à l’évolution et au développement futur de notre Science, et par la réponse aux critiques les plus communes qui sont adressées à l’école, le plus souvent par ignorance et incompréhension.

Il convient de préciser qu’il n’est pas possible de présenter ici une vision complète et détaillée de tous les aspects qui caractérisent l’École Autrichienne. On prétend seulement offrir de façon claire et suggestive, un résumé de ses principaux apports. C’est pourquoi, le présent ouvrage ne doit être considéré que comme une simple introduction faite pour tous ceux qui s’intéressent à l’École Autrichienne ; s’ils désirent approfondir certains de ses éléments concrets, ils devront avoir recours à la bibliographie choisie et incluse à la fin du livre. C’est aussi pour cette raison qu’on a éliminé les citations, innombrables, qui auraient pu être incorporées au texte pour élargir, illustrer et expliquer mieux encore son contenu. L’objectif prioritaire de l’auteur est de présenter de façon attrayante le paradigme autrichien à toute une série de lecteurs potentiels probablement peu familiarisés avec lui, afin qu’ils puissent, à partir de cette lecture, se décider à approfondir un point de vue qui leur paraîtra certainement aussi novateur que passionnant.


 


1. PRINCIPES ESSENTIELS DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

 

 

Une des principales carences des programmes de nos Facultés d’Économie est de n’avoir pas offert, jusqu’à présent, aux étudiants espagnols et français une vision complète et intégrée des éléments théoriques essentiels qui constituent les apports de l’École Autrichienne moderne d’Économie. Le présent chapitre prétend combler cette importante lacune, et préciser les différences entre la théorie autrichienne et la théorie de l’École Néoclassique de l’équilibre. Sa lecture préparera l’étude des découvertes initiées par les principaux économistes de l’École Autrichienne. Le tableau 1.1 présente, de façon claire et simple, les différences essentielles entre l’École Autrichienne et le paradigme dominant (néoclassique) enseigné de manière générale dans nos universités. Il permet de saisir d’un simple coup d’œil les différences d’approche et d’organiser la présentation des principaux concepts forgés par l’École Autrichienne. Il s’agit d’utiliser la connaissance des résultats de l’École Néoclassique pour s’introduire par contraste à la pensée autrichienne.

 

1.1. Théorie autrichienne de l’action et théorie néoclassique de la décision

 

Les théoriciens autrichiens conçoivent la Science Économique comme une théorie de l’action plus que de la décision, et c’est là une des caractéristiques qui les séparent et les distinguent le plus de leurs collègues néoclassiques. En effet, le concept d’action humaine contient et dépasse largement le concept de décision individuelle. En premier lieu, le concept important d’action comprend, pour l’École Autrichienne, non seulement le processus hypothétique de décision dans un contexte de connaissance « donnée » des fins et des moyens, mais surtout, et c’est le plus important, « la perception même du système de fins et de moyens » (Kirzner, 1998 : 48) au sein duquel se produit l’assignation économique que les néoclassiques tendent à étudier de façon exclusive. D’autre part, ce qui importe aux autrichiens n’est pas la prise d’une décision, mais que celle-ci se fasse sous la forme d’une action humaine dont le processus (qui peut éventuellement se terminer ou pas) suppose une série d’interactions et d’actes de coordination, dont l’étude constitue précisément, pour les autrichiens, l’objet de la Science Économique. C’est pourquoi, la Science Économique, loin d’être un ensemble de théories sur le choix ou la décision, est, aux yeux de l’École Autrichienne, un corpus théorique concernant les processus d’interaction sociale ; ceux-ci peuvent être plus ou moins coordonnés selon la perspicacité démontrée par les acteurs impliqués dans l’exercice de l’action entrepreneuriale.



Tableau 1.1. Différences essentielles entre l’École Autrichienne et la néoclassique



Points de
comparaison

Paradigme autrichien

Paradigme néoclassique

1. Concept d’économie (principe essentiel)

Théorie de l’action humaine entendue comme processus dynamique (praxéologie).

Théorie de la décision : maximisation restreinte (concept strict de « rationalité »).

2. Point de vue méthodologique :

Subjectivisme.

Stéréotype de l’individualisme méthodologique (objectiviste) et naïf.

3. Protagoniste des processus sociaux :

Entrepreneur créatif.

Homo economicus.

4. Possibilité d’erreur a priori des acteurs et nature du profit entrepreneurial :

On conçoit la possibilité d’erreurs entrepreneuriales pures que plus de perspicacité quant aux opportunités de gain aurait permis d’éviter.

On ne conçoit pas d’erreurs que l’on puisse regretter, car toutes les décisions passées se rationalisent en termes de coûts et de profits. Les profits de l’entreprise sont considérés comme le revenu d’un facteur supplémentaire de production.

5. Conception de l’information :

La connaissance et l’information sont subjectives, se trouvent dispersées et changent constamment (créativité entrepreneuriale). Distinction radicale entre connaissance scientifique (objective) et pratique (subjective).

On présuppose une information complète (en termes de certitude ou de probabilité) sur les fins et les moyens, objective et stable. On ne distingue pas entre connaissance pratique (entrepreneuriale) et scientifique.

6. Domaine de référence :

Processus général à tendance coordinatrice. Pas de distinction entre la micro et la macro : on étudie tous les problèmes économiques en relation les uns avec les autres.

Modèle d’équilibre (général ou partiel). Séparation entre micro et macroéconomie.

7. Concept
de « concurrence » :

Processus de rivalité entrepreneuriale.

Situation ou modèle de « concurrence parfaite ».

8. Concept de coût :

Subjectif (dépend de la perspicacité entrepreneuriale pour découvrir de nouvelles fins alternatives).

Objectif et constant (on peut le connaître par un tiers et le mesurer).

9. Formalisme :

Logique verbale (abstraite et formelle) qui admet le temps subjectif et la créativité humaine.

Formalisme mathématique (langage symbolique propre à l’analyse de phénomènes atemporels et constants.

10. Relation avec le monde empirique :

Raisonnements aprioristiques- déductifs : Séparation radicale et, à la fois, coordination entre théorie (science) et histoire (art). L’histoire ne peut pas servir à vérifier des théories.

Vérification empirique des hypothèses (du moins de façon rhétorique).

11. Possibilités de prédiction spécifique :

Impossible, car ce qui se produira dépend d’une connaissance entrepreneuriale future encore inexistante. Seules sont possibles des prédictions de principe : pattern predictions, de type qualitatif et théorique sur les conséquences (négatives sur la coordination) de l’interventionnisme.

La prédiction est un objectif délibérément recherché.

12. Responsable de la prédiction :

L’entrepreneur.

L’analyste économique (ingénieur social).

13. État actuel du paradigme :

Renaissance importante durant les 25 dernières années (en particulier après la crise du keynésianisme et la chute du socialisme réel).

Situation de crise et de changement accéléré.

14. Quantité de « capital humain » investi :

Minoritaire, mais croissant.

Majoritaire, montrant signes de dispersement et de désagrégation.

15. Type de « capital humain » investi :

Théoriciens et philosophes multidisciplinaires. Libéraux radicaux.

Spécialistes en interventions économiques (piecemeal social engineering). Degré très variable d’engagement envers la liberté.

16. Apports les plus récents :

-   Analyse critique de la contrainte institutionnelle (socialisme et interventionnisme).

-   Théorie de la banque libre et des cycles économiques.

-   Théorie évolutive des institutions (juridiques, morales).

-   Théorie de la fonction entrepreneuriale.

-   Analyse critique de la « Justice Sociale ».

-   Théorie des Choix Publics

-   Analyse économique de la famille

-   Analyse économique du droit

-   Nouvelle macroéconomie classique

-   Théorie économique de l’« information » (economics of information).

-   Nouveaux keynésiens.

17. Position relative de différents
auteurs

Rothbard, Mises, Hayek, Kirzner.

Coase, Friedman, Becker, Samuelson, Stiglitz.


 

Les autrichiens critiquent spécialement la conception étroite de l’économie liée à Robbins et à la fameuse définition qu’il en donne, la considérant comme une science qui étudie l’utilisation de moyens limités susceptibles d’utilisations alternatives pour la satisfaction des besoins humains (Robbins, 1932 : 12). La conception de Robbins suppose, de manière implicite, une connaissance donnée des fins et des moyens, de sorte que le problème économique se trouve réduit à un problème technique de simple assignation, maximisation ou optimisation, soumis à des restrictions que l’on suppose également connues. Autrement dit, la conception de l’économie chez Robbins correspond à l’essentiel du paradigme néoclassique et peut être considérée comme absolument étrangère à la méthodologie de l’École Autrichienne telle qu’on l’entend aujourd’hui. En effet, l’homme de Robbins est un automate ou une simple caricature de l’être humain qui se limite à réagir passivement devant les évènements. Face à cette conception de Robbins, il faut souligner la position de Mises, de Kirzner et des autres économistes autrichiens, qui considèrent que, plutôt que d’assigner des moyens donnés à des fins également données, l’homme, en réalité, cherche constamment de nouvelles fins et de nouveaux moyens, tout en apprenant du passé et en usant de son imagination pour découvrir et créer (par l’action) le futur. C’est pourquoi, l’économie, pour les autrichiens, se trouve absorbée ou intégrée à l’intérieur d’une science beaucoup plus vaste et générale, une théorie générale de l’action humaine (et non de la décision ou du choix humains). Si un nom est nécessaire pour désigner cette science générale de l’action humaine, Hayek estime que le terme de sciences praxéologiques, défini par Ludwig von Mises, est le plus approprié (Hayek, 1955 : 209).

 

1.2. Subjectivisme autrichien et objectivisme néoclassique

 

Il y a pour les autrichiens un deuxième aspect d’importance capitale : le subjectivisme. Pour l’École Autrichienne, la conception subjectiviste est essentielle et consiste précisément à essayer de construire la Science Économique toujours à partir de l’être humain fait de chair et d’os, considéré comme acteur créatif et initiateur de tous les processus sociaux. C’est pourquoi, pour Mises, « la théorie économique ne porte pas sur des choses et des objets matériels ; elle traite des hommes, de leurs appréciations et, par conséquent, des actions humaines en dérivant. Les biens, marchandises, les richesses et toutes les autres notions de la conduite ne sont pas des éléments de la nature, mais des éléments de l’esprit et de la conduite humaine. Qui désire entrer dans ce second univers doit oublier le monde extérieur et concentrer son attention sur
la signification des actions que poursuivent les hommes » (Mises, 1995 : 111-112). Ainsi, contrairement aux néoclassiques, les théoriciens de l’École Autrichienne estiment que les restrictions en économie ne sont pas imposées par des phénomènes objectifs ou des facteurs matériels du monde extérieur (par exemple, les réserves de pétrole), mais par la connaissance (la découverte d’un carburateur qui parviendrait à doubler l’efficience des moteurs à explosion aurait le même effet économique que la duplication du total de réserves physiques de pétrole). C’est pourquoi la production n’est pas, pour l’École Autrichienne, un fait physique naturel et externe, mais, au contraire, un phénomène intellectuel et spirituel.


1.3. Entrepreneur autrichien et homo economicus néoclassique

La fonction entrepreneuriale, dont traite une grande partie du chapitre suivant, est centrale dans la théorie économique autrichienne alors qu’elle brille par son absence dans l’économie néoclassique. Elle n’existe que dans un monde réel qui est toujours en déséquilibre et ne peut avoir aucun rôle dans les modèles d’équilibre néoclassiques. De plus, les néoclassiques considèrent que c’est un facteur supplémentaire de production qui peut être affecté en fonction des profits et des coûts espérés, sans se rendre compte qu’en analysant ainsi l’entrepreneur, ils tombent dans une contradiction logique insoluble : demander des ressources entrepreneuriales en fonction de ses profits et coûts espérés implique de croire que l’on dispose d’une information aujourd’hui (valeur probable des profits et des coûts futurs) avant que celle-ci n’ait été créée par la propre fonction entrepreneuriale. C’est-à-dire que la fonction principale de l’entrepreneur, comme on le verra plus loin, consiste à créer et à découvrir une nouvelle information qui n’existait pas auparavant et, en attendant la réalisation de ce processus d’information, celle-ci n’existe ni ne peut être connue, de sorte qu’il est impossible de prendre au préalable aucune décision d’assignation de type néoclassique sur la base des profits et coûts espérés.

D’autre part, presque tous les économistes autrichiens considèrent aujourd’hui qu’il est faux de croire que le profit entrepreneurial découle de la simple prise de risques. Le risque, au contraire, n’engendre qu’une augmentation du coût du processus de production, qui n’a rien à voir avec le profit entrepreneurial pur se produisant quand un entrepreneur découvre une occasion de gain qu’il n’avait pas encore remarquée et agit de façon à en tirer parti (Mises, 1995 : 953-955).

 

1.4. Possibilité d’erreur entrepreneuriale pure (autrichiens)
et rationalisation a posteriori de toutes les décisions (néoclassiques)

 

On ne remarque habituellement pas le rôle très différent que joue le concept d’erreur dans l’École Autrichienne et dans l’École Néoclassique. Pour les autrichiens, la possibilité d’erreurs entrepreneuriales « pures » existe chaque fois que les entrepreneurs méconnaissent une occasion de gain dans le marché. C’est précisément l’existence de ce genre d’erreur qui permet, une fois découverte et éliminée, le « profit entrepreneurial pur ». Pour les auteurs néoclassiques, au contraire, il n’existe jamais de véritables erreurs entrepreneuriales dont on ait à se repentir a posteriori. Et cela parce que les néoclassiques rationalisent toutes les décisions prises dans le passé en termes d’une prétendue analyse coût-profit faite dans le cadre d’une opération de maximisation mathématique sous contrainte. On comprend ainsi que les profits entrepreneuriaux purs n’aient pas de raison d’être dans l’univers néoclassique et que ceux-ci, quand on les mentionne, soient simplement considérés comme le paiement des services d’un facteur de production de plus, ou comme le revenu découlant de la prise d’un risque.

 

1.5. Information subjective autrichienne
et information objective néoclassique

 

Les entrepreneurs engendrent constamment de nouvelles informations, d’un caractère essentiellement subjectif, pratique, dispersé et difficilement exprimable (Huerta de Soto, 1992 : 52-67 et 104-110). La perception subjective de l’information est donc un élément essentiel de la méthodologie autrichienne. Elle est absente dans l’économie néoclassique, qui a tendance à toujours traiter l’information de façon objective. Il faut dire que la majorité des économistes ne se rendent pas compte que lorsque autrichiens et néoclassiques utilisent le terme information, ils parlent de réalités radicalement distinctes. En effet, l’information, pour les néoclassiques, est quelque chose d’objectif qui, de même que les marchandises, s’achète et se vend sur le marché par suite d’une décision maximisatrice. Cette « information », stockable sur des supports divers, n’est nullement l’information dans le sens subjectif dont parlent les autrichiens : connaissance pratique, importante, interprétée subjectivement, possédée et utilisée par l’acteur dans le contexte d’une action concrète. C’est pourquoi les économistes autrichiens reprochent à Stiglitz et à d’autres théoriciens néoclassiques de l’information de n’avoir pas été capables d’intégrer à leur théorie de l’information la fonction entrepreneuriale. L’entrepreneur génère et initie pourtant cette information, comme les lignes qui suivent vont le montrer. De plus, pour les autrichiens, Stiglitz n’arrive pas à comprendre que l’information soit toujours essentiellement subjective et que les marchés qu’il considère « imparfaits », plus qu’engendrer des « inefficiences » (dans le sens néoclassique), permettent l’apparition d’occasions potentielles de gain entrepreneurial tendant à être découvertes et saisies par les entrepreneurs dans le processus de coordination entrepreneurial qu’ils promeuvent continuellement dans le marché (Thomsen, 1992).

 

1.6. Processus entrepreneurial de coordination autrichien
et modèles d’équilibre (général et/ou partiel) néoclassiques

 

Les économistes néoclassiques ignorent généralement dans leurs modèles d’équilibre la force coordinatrice que possède pour les autrichiens la fonction entrepreneuriale. Celle-ci, en effet, non seulement crée et transmet de l’information mais, et ceci est encore plus important, elle favorise la coordination entre les comportements désordonnés qui se produisent au sein de la société. Comme on le verra au chapitre suivant, toute discoordination sociale se concrétise en une occasion de gain qui demeure latente jusqu’à ce qu’elle soit découverte par les entrepreneurs. Quand l’entrepreneur se rend compte de cette occasion de gain et agit de façon à en profiter, celle-ci disparaît et il se produit un processus spontané de coordination ; celui-ci explique l’existence de la tendance à l’équilibre dans toute économie réelle de marché. De plus, le caractère coordinateur de la fonction entrepreneuriale est le seul qui permette l’existence de la théorie économique comme science, entendue comme un corpus théorique de lois de coordination constituant les processus sociaux.

Ce point de vue explique que les économistes autrichiens s’intéressent à l’étude du concept dynamique de concurrence (entendu comme un mécanisme de rivalité), tandis que les économistes néoclassiques se concentrent exclusivement sur les modèles d’équilibre propres à la statique comparative (concurrence « parfaite », monopole, concurrence « imparfaite » ou monopolistique). Pour les autrichiens, il est donc insensé de construire la Science Économique sur la base du modèle d’équilibre, en supposant que toute l’information importante pour construire les fonctions correspondantes d’offre et de demande est considérée « donnée ». Les autrichiens étudient, par contre, de préférence le processus de marché conduisant éventuellement à un équilibre qui n’est finalement jamais atteint. Et on en est même arrivé à parler de modèle du big bang social, qui permet la croissance illimitée de la connaissance et de la civilisation d’une manière aussi correcte et harmonieuse (c’est-à-dire, coordonnée) que possible dans chaque circonstance historique. Il en est ainsi parce que le progrès entrepreneurial de coordination sociale ne s’arrête ni ne s’épuise jamais. C’est-à-dire que l’acte entrepreneurial consiste fondamentalement à créer et à transmettre une nouvelle   information qui doit modifier nécessairement la perception générale d’objectifs et de moyens de tous les acteurs impliqués dans la société. Cela donne lieu à son tour à l’apparition de nouveaux désajustements qui supposent de nouvelles occasions de gain entrepreneurial tendant à être découvertes et coordonnées par les entrepreneurs. Ce processus dynamique ne finit jamais, s’étend continuellement et promeut la civilisation (modèle de big bang social coordonné) (Huerta de Soto, 1992 : 78-79).

Le problème économique fondamental que se pose, par conséquent, l’École Autrichienne est très différent de celui qu’analysent les économistes néoclassiques. Il consiste à étudier le processus dynamique de coordination sociale au cours duquel les différents êtres humains créent et diffusent de nouvelles informations (qui ne sont donc jamais « données »), en recherchant les fins et les moyens les plus appropriés au contexte de chaque action, et en établissant ainsi inconsciemment un processus spontané de coordination. Pour les autrichiens, le problème économique fondamental n’est donc pas de nature technique ou technologique, comme le conçoivent habituellement les théoriciens du modèle néoclassique, en supposant que les fins et les moyens sont donnés, et en posant le problème économique comme s’il s’agissait d’un simple problème technique d’optimisation. Pour l’École Autrichienne, le problème économique fondamental ne consiste pas en une maximisation d’une fonction objective connue soumise à des restrictions également connues, mais il est, au contraire, strictement économique : il apparaît quand les fins et les moyens sont nombreux, rivalisent entre eux, que leur connaissance n’est pas donnée, mais  se trouve éparpillée dans l’esprit d’innombrables êtres humains qui, constamment, la créent et l’engendrent ex novo et ne peuvent donc même pas connaître toutes les possibilités et les solutions alternatives existantes, ni l’intensité relative avec laquelle on veut rechercher chacune d’elles.

Il faut bien comprendre que même les actions humaines qui nous semblent n’être que de simples actions maximisatrices et optimisatrices présentent toujours une composante entrepreneuriale, car l’acteur qui y est impliqué doit s’être rendu compte auparavant que tel déroulement d’action, même automatique, mécanique et réactif, est le plus convenable étant donné les circonstances concrètes du cas où il se trouve. C’est-à-dire que la conception néoclassique n’est qu’un cas particulier, relativement peu important, qui se trouve englobé et absorbé dans la conception autrichienne ; conception finalement beaucoup plus générale, riche et explicative de la réalité sociale.

Les théoriciens de l’École Autrichienne estiment de plus que la conception néoclassique habituelle n’a pas de sens. Il est préférable d’étudier les problèmes économiques conjointement, en interrelation les uns avec les autres, sans faire de distinction entre leurs parties micro et macro. La séparation radicale entre les aspects « micro » et « macro » de la Science Économique est une des insuffisances les plus caractéristiques des livres de classe et des manuels d’introduction modernes d’Économie Politique ; au lieu de fournir un traitement unitaire des problèmes économiques, comme Mises et les économistes autrichiens s’y efforcent constamment, ils ne cessent de présenter la Science Économique divisée en deux disciplines distinctes (la « micro » et la « macroéconomie ») qui manquent de connexion entre elles et peuvent donc être étudiées séparément. Comme l’indique Mises, cette séparation vient de l’utilisation de concepts qui, comme le niveau général des prix, ignorent l’application de la théorie subjective et marginaliste de la valeur à la monnaie et restent ancrés dans l’étape préscientifique de l’économie où l’on essayait encore d’effectuer l’analyse en termes de catégories globales ou ensembles de biens, plus qu’en termes d’unités supplémentaires ou marginales de ceux-ci. Cela explique pourquoi on a développé toute une « discipline malheureuse » fondée sur l’étude des relations mécaniques supposées entre ensembles macroéconomiques dont la connexion avec l’action humaine est très difficile ou impossible à comprendre (Mises, 1995 : 482).

Les économistes néoclassiques ont donc mis au centre de leur recherche le modèle d’équilibre. Dans ce modèle, toute l’information est supposée donnée (en termes de certitude ou de probabilité). Il théorise alors les conditions d’existence d’un ajustement parfait entre les différentes variables de chaque modèle. Du point de vue de l’École Autrichienne, le principal inconvénient de cette méthode modèle est qu’en supposant l’existence d’un ajustement parfait entre les variables et les paramètres de chaque modèle, l’on peut facilement aboutir à des conclusions erronées sur les relations de cause-effet existant entre les différents phénomènes économiques. Ainsi, d’après les autrichiens, l’équilibre agirait comme une espèce de voile ; il empêcherait le théoricien de découvrir les vraies relations de cause et effet existant entre les faits, autrement dit les lois économiques. Car pour les économistes néoclassiques, plus que des lois de tendance unidirectionnelles, il existe une détermination mutuelle (circulaire) de type fonctionnel entre les différents phénomènes, dont l’origine première (l’action humaine) demeure cachée ou sans intérêt.

 

1.7. Caractère subjectif des coûts chez les autrichiens
et coût objectif des néoclassiques

 

La conception purement subjective des coûts est un autre élément essentiel de la méthodologie de l’École Autrichienne. De nombreux auteurs considèrent que cette idée peut s’insérer sans grande difficulté dans le paradigme dominant néoclassique. Néanmoins, les théoriciens néoclassiques n’incluent le caractère subjectif des coûts qu’en paroles et finalement, quoiqu’ils mentionnent l’importance du « coût d’opportunité », ils l’incluent toujours dans leurs modèles de façon objectivée. Pour les autrichiens, le coût est la valeur subjective que donne l’acteur aux fins auxquelles il renonce quand il décide d’agir. Cela signifie qu’il n’existe pas de coûts objectifs, mais que ceux-ci devront être continuellement découverts dans chaque circonstance suivant la perspicacité entrepreneuriale de chaque acteur. En effet, il se peut que beaucoup de possibilités alternatives passent inaperçues. Une fois découvertes par un entrepreneur, elles changent radicalement ses conceptions subjectives des coûts. Il n’existe donc pas de coûts objectifs tendant à déterminer la valeur des fins. Le contraire, en revanche, est vrai. Les coûts, en tant que valeurs subjectives, s’assument (et sont donc déterminés) en fonction de la valeur subjective que les fins réellement poursuivies (biens finals de consommation) représentent pour l’acteur. C’est pourquoi, pour les économistes autrichiens, ce sont les prix des biens finals de consommation qui, comme concrétisation sur le marché des évaluations subjectives, déterminent les coûts qu’on est disposé à assumer pour les produire, et non pas l’inverse, comme les économistes néoclassiques l’ont si souvent laissé entendre dans leurs modèles.

 

1.8. Formalisme verbal des autrichiens
et formalisation mathématique des néoclassiques

 

La position différente des deux écoles à l’égard de l’utilisation du formalisme mathématique dans l’analyse économique est un autre aspect digne d’intérêt. Déjà dès l’origine, le fondateur de l’École Autrichienne, Carl Menger, prit soin de signaler que l’avantage du langage verbal consiste en ce qu’il peut recueillir les essences (das Wesen) des phénomènes économiques, ce que ne permet pas le langage mathématique. En effet, Menger se demandait dans une lettre qu’il écrivit à Walras en 1884 : « Comment pourra-t-on parvenir à connaître l’essence, par exemple, de la valeur, du revenu de la terre, du profit de l’entreprise, de la division du travail, du bimétallisme, etc., par des méthodes mathématiques ? » (Walras, 1965 : vol. II, 3). Car le formalisme mathématique est particulièrement propre à recueillir les états d’équilibre qu’étudient les économistes néoclassiques, mais il ne permet pas d’inclure la réalité subjective du temps (durée), et moins encore la créativité entrepreneuriale, caractéristiques essentielles du discours analytique des théoriciens de l’École Autrichienne. Hans Mayer a peut-être résumé mieux que personne les insuffisances de l’utilisation du formalisme mathématique en économie en écrivant qu’« en essence, il se produit au cœur des théories mathématiques de l’équilibre une fiction immanente, plus ou moins camouflée : en effet, toutes mettent en rapport, au moyen d’équations simultanées, des grandeurs non simultanées, qui n’apparaissent que dans une séquence génétique causale, comme si elles coexistaient à tout moment. Ainsi, le point de vue statique synchronise les évènements, alors que ce qui existe en réalité est un processus dynamique ; cependant, on ne peut pas considérer un processus génétique en termes statiques sans éliminer précisément sa caractéristique la plus intime » (Mayer, 1994 : 92).

Les considérations précédentes expliquent que, pour les membres de l’École Autrichienne, beaucoup des théories et des conclusions de l’analyse néoclassique de la consommation et de la production manquent de véritable sens économique. Ainsi, la loi dite « de l’égalité des utilités marginales pondérées par les prix », par exemple, a des fondements théoriques douteux. En effet, cette loi suppose que l’acteur est capable d’évaluer simultanément l’utilité de tous les biens à sa disposition, ignorant que toute action est séquentielle et créative, et que les biens ne s’évaluent pas ensemble en mettant sur un pied d’égalité leur utilité marginale supposée, mais l’un après l’autre, dans le contexte d’étapes et d’actions différentes, pour chacune desquelles l’utilité marginale correspondante non seulement peut être différente, mais n’est même pas comparable (Mayer, 1994 : 81-83). En somme, pour les autrichiens, l’usage des mathématiques en économie est mauvais parce que celles-ci unissent synchroniquement des grandeurs qui sont hétérogènes du point de vue temporel et de la créativité entrepreneuriale. Pour la même raison, les critères axiomatiques de rationalité qu’utilisent leurs collègues néoclassiques n’ont pas de sens non plus pour les économistes autrichiens. En effet, si un acteur préfère A à B et B à C, il peut parfaitement préférer C à A, sans pour autant cesser d’être « rationnel » ou cohérent, s’il a simplement changé d’avis (même si ce n’est que pendant la centième de seconde que dure l’exposé du problème dans son propre raisonnement). Car, pour les économistes autrichiens, les critères néoclassiques de rationalité confondent le concept de constance avec celui de cohérence (Mises, 1995 : 123-124).

 

1.9. Connexion de la théorie avec le monde empirique :
sens différent du concept de « prédiction »

 

Enfin, le modèle de l’École Autrichienne s’oppose radicalement à celui de l’École Néoclassique, enseigné de façon générale dans nos universités, à propos de la relation avec le monde empirique et des possibilités de la prédiction. En effet, pour les autrichiens, le fait que le scientifique « observateur » ne puisse pas obtenir l’information subjective, que les acteurs-entrepreneurs « observés » et initiateurs du processus social créent et découvrent continuellement de manière décentralisée, justifient leur croyance en l’impossibilité théorique de faire des démonstrations empiriques en matière économique. En fait, les autrichiens considèrent que les raisons qui déterminent l’impossibilité théorique du socialisme, analysées aux chapitres 5 et 6, sont les mêmes que celles qui expliqueraient que l’empirisme aussi bien que l’analyse coût-profit ou l’utilitarisme dans son interprétation la plus stricte ne soient pas viables dans notre science. Il importe peu que ce soit un scientifique ou un gouvernant qui essaie en vain d’obtenir l’information pratique importante dans chaque cas pour démontrer des théories ou donner un contenu coordinateur à leurs ordres. Si cela était possible, on pourrait aussi bien utiliser cette information pour coordonner la société par des ordres contraignants (ingénierie sociale propre du socialisme et de l’interventionnisme) que pour démontrer empiriquement les théories économiques. Cependant, pour les mêmes raisons, primo, à cause du volume immense d’information dont il s’agit ; secundo, de la nature de l’information importante (éparse, subjective et tacite) ; tertio, du caractère dynamique du processus entrepreneurial (on ne peut pas transmettre l’information non encore engendrée par les entrepreneurs dans un processus de création innovatrice constante) ; et quarto, de l’effet de la contrainte et de la propre « observation » scientifique (qui dénature, corrompt, complique ou simplement empêche la création entrepreneuriale d’information), l’idéal socialiste tout comme l’idéal positiviste ou le strictement utilitariste seraient impossibles du point de vue de la théorie économique de l’École Autrichienne.

Ces mêmes arguments, analysés en détail un peu plus bas avec l’histoire de la polémique sur l’impossibilité du calcul économique socialiste, sont également applicables pour justifier la croyance des autrichiens en l’impossibilité théorique de faire des prédictions de détail (c’est-à-dire se rapportant à des coordonnées de temps et de lieu déterminés et ayant un contenu empirique concret) en matière économique. Ce qui aura lieu demain ne peut pas être scientifiquement connu aujourd’hui, car cela dépend en grande partie d’une connaissance et d’une information pas encore découvertes par les entrepreneurs. Elle n’est pas disponible aujourd’hui et l’économiste ne peut tout juste faire que des « prédictions de principe » de caractère général, qu’Hayek appelle pattern predictions. Ces prédictions seront de natures exclusivement qualitative et théorique et relatives, tout au plus, à la prévision des désajustements et des effets de discoordination sociale que produit la contrainte institutionnelle (socialisme et interventionnisme) exercée au sein du marché.

De plus, il faut rappeler l’inexistence de faits objectifs directement observables dans le monde extérieur. Cela est dû au fait qu’en accord avec la conception subjectiviste, les objets de recherche en Science Économique ne sont que les idées que d’autres possèdent sur ce qu’ils prétendent et font. Ces idées ne sont jamais observables directement, mais ne peuvent être interprétées qu’en termes historiques. Pour interpréter la réalité sociale qui forme l’histoire, il faut avoir une théorie préalable, et aussi un jugement non scientifique (verstehen ou compréhension), lequel n’est pas objectif mais peut varier d’un historien à un autre et transforme sa discipline (l’histoire) en un art véritable.

Enfin, les autrichiens considèrent que les phénomènes empiriques sont continuellement variables, de sorte qu’il n’existe ni paramètres ni constantes dans les évènements sociaux, et qu’il n’y a, au contraire, que des « variables » ; cela rend très difficile, sinon impossible, l’objectif traditionnel de l’économétrie et le programme méthodologique positiviste dans n’importe quelle de ses versions (depuis le vérificationnisme le plus naïf jusqu’au falsificationnisme poppérien le plus sophistiqué). Face à l’idéal positiviste des néoclassiques, les économistes autrichiens prétendent construire leur discipline de manière aprioristique et déductive. Il s’agit, en somme, de créer tout un arsenal logico-déductif à partir de connaissances autoévidentes (axiomes comme le concept subjectif d’action humaine avec ses éléments essentiels qui, ou bien résultent
de l’introspection de l’expérience intime du scientifique, ou bien sont considérés autoévidents parce que personne n’a pu les contester sans s’autocontredire) (Hoppe, 1995 ; Caldwell, 1994 : 117-138). Cet arsenal théorique est nécessaire, selon les autrichiens, pour interpréter convenablement ce magma de phénomènes historiques compliqués et sans rapports apparents que forme le monde social, de même que pour faire une histoire vers le passé ou une prospection d’évènements vers le futur (mission propre de l’entrepreneur) avec un minimum de cohérence, de garanties et de possibilités de réussite. On comprend maintenant la grande importance que les autrichiens en général donnent à l’histoire comme discipline, et leur effort pour la distinguer de la théorie économique, tout en la mettant correctement en rapport avec elle (Mises, 1975).

Hayek nomme « scientisme » (scientisme) l’application indue de la méthode propre aux sciences de la nature dans le domaine des sciences sociales (Hayek, 1955). Ainsi, il existe, dans le monde de la nature, des constantes et des relations fonctionnelles permettant l’application du langage mathématique et la réalisation d’expériences quantitatives en laboratoire. Cependant, pour les économistes autrichiens, dans la Science Économique, et à la différence de ce qui se passe dans le monde de la physique, du génie et des sciences naturelles, il n’existe pas de relations fonctionnelles (ni, donc, de fonctions d’offre, de demande, de coûts, ni aucune autre). Rappelons que mathématiquement, et selon la théorie des ensembles, une fonction n’est qu’une correspondance ou une projection entre les éléments de deux ensembles dits « ensemble d’origine » et « ensemble image ». Or, étant donné la capacité créative innée de l’homme, qui engendre et découvre continuellement une information nouvelle dans chaque circonstance concrète où il agit en ce qui concerne les fins qu’il poursuit et les moyens qu’il croit à sa portée pour les atteindre, il est évident qu’en économie on ne trouve aucun des trois éléments nécessaires pour qu’apparaisse une relation fonctionnelle : a) les éléments de l’ensemble d’origine ne sont ni donnés ni constants ; b) les éléments formant l’image d’ensemble ne sont ni donnés ni constants , et c) et cela est le plus important, les correspondances entre les éléments de l’un ou de l’autre ensemble ne sont pas non plus données, mais varient continuellement par suite de l’action et de la capacité créative de l’être humain. De sorte que dans notre Science, et selon les autrichiens, l’utilisation de fonctions exige l’introduction d’une hypothèse de constance dans l’information qui élimine absolument l’initiateur de tout processus social : l’être humain, c’est-à-dire l’être doué d’une capacité d’entreprise créative et innée. Le grand mérite des autrichiens consiste à avoir démontré qu’il est parfaitement possible d’élaborer tout le corpus de la théorie économique de façon logique et en introduisant le temps et la créativité (praxéologie), c’est-à-dire, sans besoin d’utiliser de fonctions ni d’établir d’hypothèses de constance qui ne s’accordent pas avec la nature créative de l’homme, qui est la véritable et unique cause de tous les processus sociaux formant l’objet de recherche de la Science Économique.

Même les économistes néoclassiques les plus illustres ont dû admettre qu’il existe d’importantes lois économiques (comme la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle) qui ne sont pas vérifiables empiriquement (Rosen, 1997). Les théoriciens autrichiens ont spécialement insisté sur les insuffisances des études empiriques en ce qui concerne le développement de la théorie économique. En effet, les études empiriques peuvent fournir tout au plus quelque information, historiquement contingente, sur certains éléments des résultats des processus sociaux qui se sont produits, mais ne fournissent pas d’information sur la structure formelle de ces processus, dont la connaissance constitue précisément l’objet de recherche de la théorie économique. Cela signifie que les statistiques et les études empiriques ne peuvent fournir aucune connaissance théorique (l’erreur où tombèrent les historicistes de l’école allemande du XIXe siècle et que refont, dans une large mesure, les économistes de l’École Néoclassique consistait précisément, comme on le verra plus loin, à croire le contraire). De plus, et comme l’a souligné Hayek dans son discours de réception du Prix Nobel, les ensembles mesurables en termes statistiques n’ont souvent pas de sens théorique, et à l’inverse, de nombreux concepts ayant un sens théorique transcendant ne sont pas mesurables et ne permettent pas un traitement empirique (Hayek, 1976b : 9-32).

 

1.10. Conclusion

 

Les principales critiques que les économistes autrichiens font aux néoclassiques sont les suivantes : premièrement, le fait de s’en tenir exclusivement à des états d’équilibre à travers un modèle maximisateur qui suppose « donnée » l’information nécessaire aux agents en ce qui concerne leurs fonctions objectif et leurs restrictions ; deuxièmement, le choix, souvent arbitraire, de variables et de paramètres, aussi bien quant à la fonction objectif que quant aux restrictions, et la tendance à inclure les aspects les plus évidents, et à en laisser de côté d’autres très importants, mais dont le traitement empirique présente plus de difficulté (valeurs morales, habitudes et traditions, institutions, etc.) ; troisièmement, s’axer sur des modèles d’équilibre qui utilisent le formalisme des mathématiques et cachent les véritables rapports de cause et d’effet, et quatrièmement, élever au niveau de conclusions théoriques de simples interprétations de la réalité historique qui peuvent être importantes dans quelques circonstances concrètes, mais dont on ne peut pas admettre qu’elles aient une valeur théorique universelle, car elles ne comportent qu’une connaissance historiquement contingente.

Les considérations précédentes ne signifient pas que toutes les conclusions apparues jusqu’à maintenant dans l’analyse néoclassique soient erronées. On peut en récupérer une grande partie et la considérer valable. Les théoriciens autrichiens prétendent seulement souligner que la valeur des conclusions des économistes néoclassiques n’offre pas de garantie, de sorte qu’on peut aboutir de façon plus profitable et plus sûre à celles qui sont valables par l’analyse dynamique que préconisent les autrichiens et qui permet, en plus, d’isoler les théories erronées (très nombreuses aussi) ; celle-ci met en lumière les vices et les erreurs actuellement cachés par la méthode empirique basée sur le modèle d’équilibre qu’utilisent les économistes du paradigme dominant.



2. CONNAISSANCE ET FONCTION ENTREPRENEURIALE

 

 

Nous expliquerons dans ce chapitre le concept et les caractéristiques de la fonction entrepreneuriale. L’entrepreneur a une importance fondamentale pour l’École Autrichienne. Il est le pivot de son analyse économique. D’où la grande importance qu’il y a à expliquer son essence et son rôle dans la production et la diffusion de connaissance. On pourra seulement ainsi comprendre la tendance à la coordination qui existe sur les marchés, ainsi que l’apport de l’École Autrichienne à la pensée économique.

 

2.1. Définition de la fonction entrepreneuriale

 

Pour les autrichiens, la fonction d’entrepreneur, au sens large, coïncide avec l’action humaine elle-même. En ce sens, on pourrait affirmer qu’exerce la fonction d’entrepreneur toute personne agissant en vue de modifier le présent et d’atteindre ses objectifs dans le futur. Bien que cette définition puisse, à première vue, sembler trop large et non conforme aux usages linguistiques actuels, il faut tenir compte du fait qu’elle est absolument conforme au sens étymologique originel du mot entreprise. En effet, l’expression espagnole empresa (entreprise) tout comme les acceptions française et anglaise entrepreneur viennent étymologiquement du verbe latin in pre-hendo-endi-ensum, qui signifie découvrir, voir, percevoir, se rendre compte de, saisir ; et l’expression latine in prehensa contient clairement l’idée d’action, voulant dire prendre, saisir. En somme, entreprise est synonyme d’action, et ainsi, en France, le mot entrepreneur s’employait depuis très longtemps, au Moyen Âge, pour désigner les personnes chargées d’effectuer des actions importantes, liées généralement à la guerre, ou de réaliser les grands projets concernant la construction des cathédrales. Dans notre langue castillane, l’un des sens du mot entreprise, selon le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole, est celui d’« action ardue et difficile commencée avec courage ». On a commencé aussi à utiliser ce mot à partir du Moyen Âge pour désigner les enseignes de certains ordres de chevalerie qui indiquaient l’engagement, pris sous serment, de réaliser une certaine action importante. Or, le mot entreprise entendu comme action est nécessairement et inexorablement lié à une attitude entreprenante, consistant précisément à essayer sans cesse de chercher, de découvrir, de créer ou de voir de nouveaux objectifs et de nouveaux moyens (tout cela en accord avec le sens étymologique déjà vu de in prehendo).

La fonction entrepreneuriale, au sens strict, consiste essentiellement à découvrir et à apprécier (prehendo) les occasions d’atteindre un but ou, si l’on veut, d’obtenir un gain ou profit qui se présente, en agissant de façon à les saisir. Kirzner dit que l’exercice de l’entrepreneurialité implique une vigilance (alertness) particulière, c’est-à-dire un état d’alerte continu, qui permet à l’homme de découvrir ce qui se passe autour de lui et de s’en rendre compte (Kirzner, 1998 : 49 et 79). Kirzner utilise peut-être le mot anglais alertness parce que le mot entrepreneurship (« fonction entrepreneuriale ») est d’origine française et n’implique pas immédiatement dans la langue anglo-saxonne l’idée de prehendo qu’il a dans les langues romanes continentales. De toutes façons, en espagnol, le qualificatif perspicaz (perspicace) est tout à fait adapté pour la fonction entrepreneuriale, car il s’applique, selon le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole, à la « vue ou regard très perçant qui va loin ». De même, le mot spéculateur, vient étymologiquement du latin specula, terme utilisé pour désigner des tours d’où les sentinelles pouvaient voir de loin ce qui venait. Par conséquent, ces idées s’accordent parfaitement avec l’attitude de l’entrepreneur quand il décide quelles seront ses actions, qu’il évalue leur effet dans le futur et qu’il les entreprend. L’expression être en état d’alerte définit bien l’entrepreneur car elle implique l’idée d’attention ou de vigilance, mais elle semble un peu moins adaptée que celle qui comporte le qualificatif « perspicace », peut-être parce que cette dernière implique nettement une attitude un peu moins statique.

2.2. Information, connaissance et entrepreneuriat

 

On ne peut pas saisir en profondeur la nature de la fonction entrepreneuriale telle que l’École Autrichienne l’aborde, si l’on ne comprend pas comment l’entrepreneur modifie ou fait changer l’information ou connaissance que possède l’acteur. D’une part, créer, percevoir ou se rendre compte de nouvelles fins et de nouveaux moyens suppose une modification de la connaissance de l’acteur, en ce sens qu’il découvre une information nouvelle, qu’il n’avait pas auparavant. D’autre part, cette découverte modifie toutes les données ou contexte d’information ou connaissance que possède le sujet acteur. Or, il doit se poser la question suivante : quelles caractéristiques importantes présente l’information ou connaissance pour l’exercice de la fonction d’entrepreneur ? Nous allons étudier maintenant en détail les six caractéristiques fondamentales de la connaissance entrepreneuriale du point de vue de l’École Autrichienne : 1° c’est une connaissance subjective pratique, non scientifique ; 2° c’est une connaissance personnelle ; 3° éparpillée dans l’esprit de tous les hommes ; 4° c’est une connaissance en grande partie tacite et, donc, pas exprimable ; 5° elle se crée ex nihilo, à partir de rien, précisément par l’exercice de la fonction entrepreneuriale ; 6° elle est transmissible, en grande partie de façon non consciente, au travers de processus sociaux très complexes, dont l’étude, d’après les autrichiens, constitue précisément l’objet de recherche de la Science Économique.

 

2.3. Connaissance subjective et pratique, non scientifique

 

En premier lieu, la connaissance que nous analysons, la plus importante pour l’exercice de l’action humaine, est avant tout une connaissance subjective pratique et non scientifique. Connaissance pratique signifie tout ce que qu’on ne peut pas représenter d’une manière formelle, mais que le sujet acquiert ou apprend par la pratique, c’est-à-dire à partir de l’action humaine elle-même, exercée dans ses contextes correspondants. Il s’agit, comme le dit Hayek, de la connaissance importante concernant toutes sortes de circonstances particulières de temps et de lieu. (Hayek, 1972 : 51 et 91). Nous parlons, en somme, d’une connaissance portant sur des estimations humaines concrètes, c’est-à-dire aussi bien des buts que poursuit l’acteur, que de sa connaissance des buts qu’il croit poursuivis par d’autres acteurs. Il s’agit aussi d’une connaissance pratique des moyens que l’acteur croit avoir à sa portée pour atteindre ses buts, et, en particulier, de toutes les circonstances, personnelles ou pas, que l’acteur considère éventuellement importantes dans le contexte de chaque action concrète.

Il faut signaler que l’on doit à Michael Oakeshott (Oakeshott, 1991 : 12 et 15)  la  distinction  entre  les  concepts  de  « connaissance  pratique »  et de « connaissance scientifique » et qu’elle est parallèle à la distinction hayekienne entre « connaissance éparpillée » et « connaissance centralisée », à celle faite par Michael Polanyi entre « connaissance tacite » et « connaissance explicite » (Polanyi, 1959 : 24-25), et à celle de Mises entre la connaissance d’ « évènements uniques » et la connaissance concernant le comportement de toute une « catégorie de phénomènes » (Mises, 1995 : 130-137). L’approche de ces différents types fondamentaux de connaissance, à partir des points de vue de ces quatre auteurs, peut se résumer dans le tableau 2.1.

 

Tableau 2.1 Deux types différents de connaissance

 

 

Type A

Type B

Oakeshott

Pratique (traditionnel)

Scientifique (ou technique)

Hayek

Éparpillée

Centralisée

Polanyi

Tacite

Explicite

Mises

D’« évènements uniques »

De « catégories »

Text Box: ÉCONOMIE
(connaissances type B 
sur connaissances 
type A)

 

 

 

 

 

Les relations entre ces deux types différents de connaissance sont complexes. D’une part, toute connaissance scientifique (type B) a une base tacite non exprimable (type A). Et les progrès scientifiques et techniques (type B) se matérialisent immédiatement en de nouvelles connaissances pratiques (type A), plus fécondes et plus puissantes. La Science Économique, de son côté, serait un ensemble de connaissances du type B (scientifiques) portant sur les processus de création et de transmission de la connaissance pratique (type A). On comprend maintenant que, pour Hayek, le risque principal de l’économie comme science résulterait du fait qu’elle finisse par croire que ses spécialistes (« scientifiques de l’Économie » ou « ingénieurs sociaux ») puissent, en quelque sorte, arriver à posséder le contenu spécifique des connaissances pratiques du type A, constamment crées et utilisées par les hommes à niveau entrepreneurial. Ou, ce qui est pire encore, que l’on en arrive à ignorer complètement le contenu spécifique de la connaissance pratique, comme l’a si justement critiqué Oakeshott, pour qui le rationalisme, dans sa version la plus dangereuse, exagérée et erronée, consisterait à croire « que ce que j’ai appelé connaissance pratique n’est absolument pas une connaissance, c’est-à-dire qu’au sens le plus propre, il n’y a pas d’autre connaissance que la connaissance technique » (Oakeshott, 1991 : 15).

 

2.4. Connaissance personnelle et éparpillée

 

La connaissance pratique est une connaissance de type personnel et éparpillé. Cela signifie que chaque homme-acteur ne possède, pour ainsi dire, que des « atomes » ou « bits » de l’information qui se crée et se transmet globalement au niveau social, mais que, paradoxalement, lui seul possède, c’est-à-dire que lui seul connaît et interprète de façon consciente. Par conséquent, tout homme qui agit et exerce la fonction entrepreneuriale le fait d’une manière strictement personnelle et unique, puisqu’il essaie d’atteindre des fins ou objectifs d’après une vision et une connaissance du monde qu’il est seul à posséder dans toute sa richesse et sa variété de nuances, et dont on ne peut trouver une réplique identique chez personne d’autre. C’est pourquoi la connaissance dont nous parlons n’est pas quelque chose de donné, de disponible pour tout le monde dans un moyen matériel de stockage d’information (comme les journaux, les revues spécialisées, les livres, les statistiques, les ordinateurs, etc.). En revanche, la connaissance importante pour l’action humaine est une connaissance nettement entrepreneuriale de type pratique, qu’on ne trouve que disséminée dans l’esprit de tous et de chacun des hommes et des femmes agissant entrepreneurialement, qui forment l’humanité.

 

2.5. Connaissance tacite non exprimable

 

La connaissance pratique est, en grande partie, une connaissance de type tacite non exprimable. Cela signifie que l’acteur sait comment faire ou effectuer certaines actions (know how), mais ne sait pas quels sont les éléments ou parties de ce qu’il fait, ni s’ils sont vrais ou faux (know that). Ainsi, par exemple, quand quelqu’un apprend à jouer au golf, il n’apprend pas un ensemble de normes objectives de type scientifique qui lui permettent de faire les mouvements nécessaires comme résultat de l’application d’une série de formules de physique mathématique, mais le processus d’apprentissage consiste plutôt à acquérir une série d’habitudes pratiques de conduite. On peut également citer, comme Polanyi, l’exemple de celui qui prétend monter à bicyclette et qui maintient son équilibre en bougeant le guidon du côté où il commence à tomber, et en créant ainsi une force centrifuge qui tend à maintenir la bicyclette debout, et tout cela sans que presque aucun cycliste ne connaisse les principes physiques sur lesquels se fonde son habileté, ni n’en soit conscient. En revanche, le cycliste utilise plutôt son « sens de l’équilibre », qui lui indique comment il doit se comporter à tout moment pour ne pas tomber. Polanyi va jusqu’à affirmer que la connaissance tacite est, en fait, le principe dominant de toute connaissance (Polanyi, 1959 : 24-25). Même la connaissance la plus hautement formalisée et scientifique est toujours le résultat d’une intuition ou d’un acte de création, qui ne sont rien d’autre que des manifestations de la connaissance tacite. Sans compter que la nouvelle connaissance formalisée que nous pouvons acquérir grâce aux formules, aux livres, aux graphiques, aux cartes, etc., est importante surtout parce qu’elle aide à réorganiser tout notre contexte d’information pratique entrepreneuriale à partir de différents points de vue, de plus en plus riches et féconds, ce qui ouvre de nouvelles possibilités pour l’exercice de l’intuition créative. L’impossibilité d’articuler la connaissance pratique se manifeste non seulement « statiquement », en ce sens que toute affirmation apparemment explicite ne comporte d’information que dans la mesure où elle est interprétée grâce à un ensemble de croyances et de connaissances préalables non exprimables, mais aussi « dynamiquement », car le processus mental utilisé pour faire un essai d’articulation formalisée est essentiellement, en lui-même, une connaissance tacite et non exprimable. Un autre type de connaissance non exprimable et qui joue un rôle essentiel dans le développement de la société est l’ensemble des habitudes, des traditions, des institutions et des normes juridiques et morales qui forment le droit, rendent possible la société ; et nous, les hommes, apprenons à obéir, sans être capables de théoriser ou d’articuler en détail le rôle précis que remplissent ces normes et ces institutions dans les différents situations et processus sociaux où elles interviennent. On peut dire la même chose à propos du langage et, par exemple, aussi de la comptabilité financière et des coûts, qu’utilise l’entrepreneur pour faire le calcul économique qui guide son action ; celle-ci n’est qu’un ensemble de connaissances ou techniques pratiques qui, utilisé dans un certain contexte d’économie de marché, sert de guide d’action généralisée aux entrepreneurs pour les aider à atteindre leurs objectifs, mais sans que ceux-ci, pour la plupart, soient capables de formuler une théorie scientifique de la comptabilité ni encore moins d’expliquer comment elle peut aider dans les processus compliqués de coordination qui rendent possible la vie économique et sociale. On peut, donc, conclure que l’exercice de la fonction entrepreneuriale, telle que la considèrent les théoriciens de l’École Autrichienne (capacité innée pour découvrir et apprécier des occasions de gain en adoptant un comportement conscient pour en profiter), consiste en une connaissance de type fondamentalement tacite non exprimable.

 

2.6. Caractère essentiellement créatif de la fonction entrepreneuriale

 

La fonction entrepreneuriale n’a besoin d’aucun moyen pour se réaliser. C’est-à-dire que l’action entrepreneuriale ne suppose aucun coût et est donc essentiellement créative. Ce caractère créatif de la fonction entepreneuriale se concrétise en ce qu’elle donne lieu à des profits qui, en un certain sens, naissent du néant et peuvent donc s’appeler profits entrepreneuriaux purs. Pour obtenir des profits entrepreneuriaux, on n’a, par conséquent, pas besoin de disposer d’un moyen préalable quelconque, mais il est seulement nécessaire de bien exercer la fonction d’entrepreneur.

Cela dit, il faut spécialement souligner que se produisent, comme conséquence de tout acte entrepreneurial, trois effets d’une extraordinaire importance. D’une part, la fonction d’entrepreneur crée une information nouvelle, inexistante auparavant. Deuxièmement, cette information se transmet dans le marché. Et, troisièmement, comme conséquence de l’acte entrepreneurial, les agents économiques impliqués apprennent à agir chacun en fonction des besoins des autres. Ces conséquences de l’action entrepreneuriale, telles qu’elles ont été élaborées analytiquement par les auteurs de l’École Autrichienne, sont si importantes qu’elles valent la peine d’être étudiées chacune en détail.

 

2.7. Création d’information

 

Tout acte entrepreneurial implique la création ex nihilo d’une nouvelle information ou connaissance. Cette création a lieu dans l’esprit de la personne qui exerce, la première, la fonction d’entrepreneur. En effet, quand une personne « C » se rend compte qu’il existe une possibilité de gain, il se crée dans sa tête une nouvelle information qu’elle n’avait pas auparavant. Mais, de plus, une fois que « C » entreprend l’action et prend contact, par exemple, avec « A » et « B », achetant bon marché à « B » un bien qu’il a en trop et le vendant plus cher à « A » qui en a un besoin urgent, une nouvelle information se crée également dans les têtes de « A » et de « B ». Ainsi « A », par exemple, se rend compte que ce bien, dont il manquait et dont il avait tant besoin pour atteindre son but, est disponible ailleurs sur le marché en plus grande quantité qu’il ne l’imaginait et que, par conséquent, il peut entreprendre sans problèmes l’action qu’il ne commençait pas par manque dudit produit. De son côté, « B » s’aperçoit que ce bien, qu’il avait en si grande abondance, et auquel il n’attachait pas de valeur, est très recherché par d’autres personnes et qu’il doit donc le conserver et le garder car il peut le vendre à un bon prix.

 

2.8. Transmission d’information

 

La création entrepreneuriale d’information implique sa transmission simultanée dans le marché. En fait, transmettre quelque chose à quelqu’un c’est faire que cette personne engendre ou crée dans son esprit une partie de l’information qui avait été préalablement créée ou découverte par d’autres êtres humains.

Dans l’exemple antérieur, non seulement l’idée que son bien est important et ne doit pas être gaspillé est transmise strictement à « B », et l’idée qu’il peut poursuivre le but qu’il se proposait et ne pouvait réaliser par manque de ce bien est transmise à « A », mais les prix respectifs de marché, qui  sont un système de transmission très puissant car ils transmettent beaucoup d’information à un coût très bas, communiquent par vagues successives, à tout le marché, le message que le bien en question doit être gardé et économisé car il est demandé ; et, en même temps, que tous ceux qui n’entreprennent pas d’action en pensant que ce bien n’existe pas, peuvent l’obtenir et poursuivre leurs plans d’action. Naturellement, l’information importante est toujours subjective et n’existe pas en dehors des personnes capables de l’interpréter ou de la découvrir, de sorte que ce sont toujours les êtres humains qui créent, perçoivent et transmettent l’information. L’idée erronée selon laquelle l’information est quelque chose d’objectif vient en partie du fait que l’information subjective créée par les entrepreneurs se concrétise « objectivement » en signes (prix, institutions, normes, « signatures », etc.) ; ceux-ci peuvent être découverts et interprétés subjectivement par beaucoup dans le contexte de leurs actions particulières, ce qui facilite la création de nouvelles informations subjectives de plus en plus riches et complètes. Cependant, et malgré les apparences, la transmission d’information sociale est fondamentalement tacite et subjective, c’est-à-dire ni exprimée ni explicite, et, en même temps, très résumée, car, en fait, elle ne fait que se transmettre et capter subjectivement le minimum nécessaire pour coordonner le processus social ; cela permet, par ailleurs, de profiter le mieux possible de la capacité limitée de l’esprit humain à créer, découvrir et transmettre constamment une nouvelle information de type entrepreneurial.

 

2.9. Effet d’apprentissage : coordination et adaptation

 

Il faut enfin souligner comment les agents sociaux apprennent à agir en fonction les uns des autres. Ainsi, par exemple, par suite de l’action entrepreneuriale engagée par « C », « B » en vient à ne pas dilapider ou gaspiller le bien dont il disposait, mais, obéissant à son intérêt particulier, le garde et le conserve. « A », de son côté, disposant de ce bien, peut atteindre son objectif et entreprendre l’action qu’il ne réalisait pas auparavant. L’un et l’autre, par conséquent, apprennent à agir de façon coordonnée, c’est-à-dire à modifier et à discipliner leur comportement en fonction des nécessités de l’autre. Et, de plus, ils apprennent de la meilleure façon qu’on puisse imaginer : sans se rendre compte qu’ils apprennent et de plein gré, c’est-à-dire volontairement et dans le contexte d’un plan où chacun poursuit ses objectifs et ses intérêts particuliers. C’est là la base du processus, aussi merveilleux que simple et effectif, qui rend possible la vie en société. On doit enfin remarquer que l’adoption de la fonction d’entrepreneur par « C » permet non seulement une action coordonnée entre « A » et « B » qui n’existait pas auparavant, mais, en plus, que ceux-ci effectuent un calcul économique dans le contexte de leurs actions respectives, avec des données ou informations dont ils ne disposaient pas auparavant ; et celles-ci leur permettent de pouvoir atteindre beaucoup plus facilement leurs objectifs respectifs. En somme, le calcul économique, entendu comme tout jugement d’estimation de la valeur des différentes possibilités ou courants d’action, peut se réaliser précisément grâce à l’information engendrée dans le processus entrepreneurial. Autrement dit : si l’exercice de la fonction entrepreneuriale ne s’effectue pas librement dans une économie de marché, l’information nécessaire pour que chaque acteur puisse calculer ou estimer correctement la valeur de chaque courant d’action possible ne se crée pas. C’est-à-dire que sans entrepreneur, il n’y a pas de calcul économique possible. C’est là une des conclusions les plus importantes auxquelles aboutit l’analyse économique de l’École Autrichienne, et elle se trouve au cœur du théorème de l’impossibilité du calcul économique socialiste, tel que l’ont découvert Mises et Hayek, et sur lequel nous reviendrons dans les prochains chapitres.

Les observations précédentes constituent, à la fois, les enseignements les plus importants et les plus élémentaires de
la science sociale, et permettent de conclure que la fonction d’entrepreneur est, sans aucun doute, la fonction sociale par excellence, puisqu’en adaptant et en coordonnant le comportement individuel de ses membres, elle rend possible la vie en société. Sans fonction entrepreneuriale, l’existence de la vie en société n’est même pas concevable.

 

2.10. Le principe essentiel

 

Cela dit, ce qui importe véritablement, du point de vue de la théorie de l’École Autrichienne, n’est pas de savoir qui exerce concrètement la fonction entrepreneuriale (quoique ce soit précisément le plus important dans la pratique), mais le fait que, n’existant pas de restrictions institutionnelles ou légales à son libre exercice, chaque homme puisse exercer le mieux possible ses dons entrepreneuriaux en créant une information nouvelle et en profitant de l’information pratique de type personnel qu’il aura pu découvrir à chaque moment. Que les théoriciens de l’École Autrichienne soient, dans le domaine politique, de façon générale et majoritaire, des philosophes libéraux profondément engagés dans la défense de l’économie de marché non réglementée n’est donc pas une simple coïncidence.

Il n’appartient pas à l’économiste, mais plutôt au psychologue, d’étudier en détail l’origine de la force innée de l’homme qui le meut, du point de vue entrepreneurial, dans tous ses domaines d’action. Il n’importe, ici et maintenant, que de souligner le principe essentiel suivant : l’être humain tend à découvrir l’information qui l’intéresse, de sorte que, si la liberté d’atteindre ses objectifs et de satisfaire ses intérêts existe, ceux-ci agiront comme stimulants, et permettront que celui qui exerce la fonction entrepreneuriale motivée par ces stimulants perçoive et découvre sans cesse l’information pratique importante nécessaire à l’obtention des fins poursuivies. Au contraire, si, pour une raison quelconque, on restreint ou on ferme le domaine d’exercice de l’entrepreneur dans un certain secteur de la vie sociale (par des restrictions de type légal, institutionnel ou traditionnel, ou par des mesures interventionnistes de l’État en matière économique), les hommes ne considèreront même pas la possibilité de réussir à atteindre des objectifs dans ces secteurs interdits ou limités, de sorte que, l’objectif n’étant pas possible, il n’agira pas comme stimulant, et, en conséquence, on ne percevra ni ne découvrira l’information pratique nécessaire à son obtention. Et de plus, les personnes affectées ne seront même pas conscientes, dans ces cas-là, de la valeur énorme et du grand nombre d’objectifs qui cessent d’être accessibles par suite de l’imposition de cette situation de restriction institutionnelle (interventionnisme ou socialisme).

Enfin, il faut considérer que chaque homme-acteur possède des atomes d’information pratique qu’il tend, comme on l’a vu, à découvrir et à utiliser pour atteindre un objectif ; information que, malgré son importance sociale, il est seul à avoir ou à posséder, c’est-à-dire que lui seul connaît et interprète consciemment. Nous savons que nous parlons de la connaissance explicite dans les revues spécialisées, les livres, les journaux, les ordinateurs, les statistiques, etc. La seule information ou connaissance importante sur le plan social est celle que quelqu’un connaît consciemment à chaque moment historique, bien que, le plus souvent, ce soit seulement de façon tacite. Ensuite, chaque fois que l’homme agit ou exerce la fonction entrepreneuriale, il le fait d’une manière caractéristique, particulière, c’est-à-dire personnelle et unique qui naît de l’essai d’atteindre des objectifs ou une vision du monde qui agissent comme stimulants et que lui seul possède dans leurs diverses caractéristiques et circonstances. Cela permet à chaque être humain d’obtenir des connaissances ou informations qu’il ne découvre qu’en fonction de ses objectifs et de ses circonstances particulières, qui ne peuvent se reproduire de façon identique en aucun autre individu.

Il en découle qu’il est très important de ne gaspiller la fonction entrepreneuriale de personne. Même les personnes les plus humbles, les moins considérées socialement, ou les moins formées du point de vue de la connaissance explicite, possèderont en exclusivité (au moins) des petits fragments ou parcelles de connaissance et d’information qui peuvent avoir une valeur décisive dans le déroulement des évènements sociaux. De ce point de vue, le caractère essentiellement humaniste de la conception de l’entrepreneur, que nous expliquons, et qui fait de l’économie, telle que l’École Autrichienne l’entend et la cultive, une science humaniste par excellence, paraît évident.

 

2.11. Concurrence et fonction entrepreneuriale

 

Le terme « concurrence » (en espagnol competencia) procède étymologiquement du latin cum petitio (coïncidence de demandes multiples portant sur une même chose, à laquelle il faut attribuer un propriétaire) formé de cum, avec, et petere, demander, attaquer, chercher. Le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole définit la concurrence comme « la rivalité entre au moins deux personnes aspirant à obtenir la même chose ». La concurrence consiste donc en un processus dynamique de rivalité et non pas dans le « modèle » dit « de concurrence parfaite », dans lequel de nombreux offrants font la même chose et vendent tous au même prix, c’est-à-dire, dans lequel, paradoxalement, personne ne fait de concurrence (Huerta de Soto,1994 : 56-58).

La fonction entrepreneuriale, de par sa nature et sa définition, est toujours concurrentielle. Cela signifie qu’une fois que l’acteur a découvert une occasion de gain et agit de façon à en profiter, cette occasion de gain tend à disparaître, de sorte qu’elle ne peut être ni évaluée ni utilisée par d’autres acteurs. Et de même, si l’occasion de gain ne se découvre que partiellement, ou si, découverte en totalité, l’acteur n’en profite que partiellement, une partie de cette occasion restera latente jusqu’à sa découverte et son utilisation par d’autres acteurs. Le processus social est donc nettement concurrentiel, en ce sens que les différents acteurs rivalisent les uns avec les autres consciemment et inconsciemment, pour évaluer et mettre à profit, avant les autres, les occasions de gain.

Tout acte entrepreneurial découvre, coordonne et élimine des discoordinations sociales et fait, en fonction de son caractère essentiellement concurrentiel, que ces discoordinations, une fois découvertes et coordonnées, ne puissent plus être perçues et éliminées par aucun autre entrepreneur. On pourrait penser à tort que le processus social mu par l’entrepreneur pourrait arriver par sa propre dynamique à s’arrêter ou à disparaître, une fois que la force de la fonction d’entrepreneur aurait découvert et épuisé toutes les possibilités d’ajustement social existantes. Cependant, le processus entrepreneurial de coordination sociale ne s’arrête et ne s’épuise jamais. Et cela parce que l’acte coordinateur élémentaire consiste essentiellement à créer et à transmettre une information nouvelle qui doit modifier obligatoirement la perception générale d’objectifs et de moyens de tous les entrepreneurs impliqués. Cela donne lieu, à son tour, à l’apparition illimitée de nouveaux désajustements faisant apparaître de nouvelles occasions de gain entrepreneurial, et ainsi de suite, au cours d’un processus dynamique qui ne termine jamais et fait avancer sans cesse la civilisation. C’est-à-dire que la fonction entrepreneuriale non seulement rend possible la vie en société en coordonnant le comportement désajusté de ses membres, mais aussi favorise le développement de la civilisation, en créant continuellement de nouveaux objectifs et des connaissances nouvelles qui se répandent par vagues successives au sein de toute la société ; de plus, et cela est très important, elle permet également que ce développement soit aussi correct et harmonieux que possible dans chaque circonstance historique, car les désajustements qui se créent constamment au fur et à mesure du développement de la civilisation et de l’apparition d’une nouvelle information entrepreneuriale, tendent, à leur tour, à être découverts et éliminés par la propre force de l’action humaine. C’est-à-dire que la fonction entrepreneuriale est la force qui donne cohésion à la société et permet son développement harmonieux, étant donné que les désajustements, qu’un tel processus de développement produit forcément, tendent à être également coordonnés par elle.

Le processus entrepreneurial produit donc une espèce de big bang social continuel qui permet la croissance illimitée de la connaissance. Ainsi, comme on l’a vu, face au modèle d’équilibre général ou partiel des néoclassiques, l’École Autrichienne propose, comme solution alternative, un paradigme fondé sur le « processus dynamique général » ou, si on le préfère, « big bang » social, en expansion continuelle et tendant à la coordination. On a même calculé que la limite maximum d’expansion de la connaissance sur la terre est de 10 puissance 64 bits (Barrow et Tipler, 1986 : 658-677) ; d’où il serait possible d’augmenter de plus de cent milliards de fois les limites physiques de croissance considérées jusqu’ici. Les mêmes auteurs ont démontré mathématiquement qu’une civilisation humaine possédant une base de lancement pourrait étendre sa connaissance, sa richesse et sa population de façon illimitée.

Tous deux s’appuient sur les principaux apports de l’École Autrichienne en général et de Hayek en particulier ; ils ont conclu que les physiciens ignorants en économie ont écrit de nombreuses sottises sur les limites physiques de la croissance économique. Une analyse correcte des limites physiques de la croissance n’est possible que si l’on considère la contribution de Hayek ; d’après elle, un système économique ne produit pas tant des choses matérielles qu’une connaissance immatérielle (Tipler, 1988 : 4-5).

 

2.12. Conclusion : le concept de société
de l’École Autrichienne d’Économie

 

En somme, on peut conclure en définissant la société comme un processus (c’est-à-dire une structure dynamique) de type spontané, c’est-à-dire, consciemment dessiné par personne ; très complexe, car il est formé de millions et de millions de personnes, présentant une variété infinie d’objectifs, de goûts, de jugements et de connaissances pratiques, changeant tous continuellement ; d’interactions humaines (ce sont fondamentalement des relations d’échange souvent concrétisées en prix monétaires et se réalisant suivant des normes, des habitudes, ou des règles de conduite) ; toutes stimulées par la force de la fonction entrepreneuriale, qui, sans cesse, crée, découvre et transmet information et connaissance, en adaptant et en coordonnant de façon concurrentielle les plans contradictoires des hommes, et en permettant leur vie en commun avec un nombre et une richesse de nuances et d’éléments toujours croissants.

Précisément, l’objet de la Science Économique consisterait à étudier ce processus social tel qu’il a été défini. Ainsi, les économistes autrichiens considèrent que l’objectif essentiel de l’économie consiste à analyser comment nous tirons profit, grâce à l’ordre social spontané, d’un volume énorme d’information pratique, qui n’est disponible nulle part sous forme centralisée, mais se trouve éparpillée ou disséminée dans l’esprit de millions de personnes. L’objet de l’économie consiste à étudier ce processus dynamique de découverte et de transmission d’information, continuellement stimulé par la fonction entrepreneuriale et qui tend à adapter et à coordonner les plans des hommes, rendant ainsi possible leur vie en société. Le problème économique fondamental est celui-là et pas un autre, de sorte que nous devons faire une critique spéciale de l’étude du modèle d’équilibre des spécialistes du paradigme dominant néoclassique et qui, pour Hayek manque d’intérêt scientifique, car on y part de l’hypothèse que toute l’information est donnée et que le problème économique fondamental a donc déjà été résolu (Hayek, 1972 : 51 et 91).


 


3. CARL MENGER ET LES PRÉCURSEURS DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

 

 

3.1. Introduction

Bien qu’on admette généralement que l’École Autrichienne d’Économie soit née en 1878, avec la publication du livre de Carl Menger (1840-1921) intitulé Principes d’économie politique (Menger, 1997), en réalité le principal mérite de cet auteur consiste à avoir su recueillir et promouvoir une tradition de la pensée catholique de l’Europe continentale qui remonte aux origines de la pensée philosophique en Grèce et, avec plus d’intensité encore, à la plus ancienne tradition de la pensée juridique, philosophique et politique de la Rome classique.

En effet, la Rome classique a découvert que le droit est fondamentalement coutumier et que les institutions juridiques (de même que les linguistiques et les économiques) émanent d’un long processus d’évolution ayant permis d’amasser une quantité considérable d’information et de connaissances qui dépasse de loin la capacité mentale de n’importe quel gouvernant, si savant ou si bon soit-il. Ainsi savons-nous, grâce à Cicéron (De republica, II, 1-2), que, pour Caton, « la raison pour laquelle notre système politique fut supérieur à ceux de tous les autres pays est la suivante : les systèmes politiques des autres pays avaient été créés en introduisant des lois et des institutions suivant l’opinion personnelle d’individus particuliers tels que Minos en Crète et Lycurgue à Sparte... Par contre, notre république romaine n’est pas due à la création personnelle d’un homme, mais de beaucoup. Elle ne s’est pas fondée pendant la vie d’un individu particulier, mais au cours d’une série de siècles et de générations. Parce qu’il n’y a jamais eu dans le monde un homme assez intelligent pour tout prévoir, et même si nous pouvions réunir tous les cerveaux dans la tête d’un même homme, il lui serait impossible de tenir compte de tout en même temps, sans avoir accumulé l’expérience issue de la pratique au cours d’une longue période de l’histoire ». Nous le verrons, l’essentiel de cette idée fondamentale constituera la base de l’argument de Ludwig von Mises à propos de l’impossibilité théorique de la planification socialiste ; elle dure et se renforce au Moyen Âge grâce à l’humanisme chrétien et à la philosophie thomiste du droit naturel conçu comme un corps éthique antérieur et supérieur au pouvoir de chaque gouvernement terrestre. Pierre Jean Olivi, Saint Bernardin de Sienne et Saint Antonin de Florence, entre autres, théorisent sur le rôle essentiel de la capacité entrepreneuriale et créative de l’être humain comme moteur de l’économie de marché et de la civilisation (Rothbard, 1999 : 31-209). Mais le témoin principal de ce courant de pensée sera repris, suivi et perfectionné par ces grands théoriciens que furent nos scolastiques du Siècle d’Or espagnol et que l’on doit, sans aucun doute, considérer comme les principaux précurseurs de l’École Autrichienne d’Économie.

 

3.2. Les scolastiques du Siècle d’Or espagnol,
précurseurs de l’École Autrichienne

 

Selon Friedrich A. Hayek, les principes théoriques de l’économie de marché, de même que les éléments fondamentaux du libéralisme économique, n’ont pas été conçus, comme on le croit généralement, par les calvinistes et les protestants écossais, mais sont, au contraire, le résultat de l’effort doctrinal des dominicains et des jésuites membres de l’École de Salamanque au cours du Siècle d’Or espagnol (Hayek, 1988 : 288-289). Hayek est même allé jusqu’à citer deux de nos scolastiques, Luis de Molina et Juan de Lugo, dans son discours de réception comme prix Nobel d’économie en 1974 (Hayek, 1976c : 19-20). Cet économiste autrichien commença à croire à l’origine catholique et espagnole de l’analyse économique autrichienne à partir des années cinquante, grâce à l’influence du professeur italien Bruno Leoni. Leoni convainquit Hayek que les racines de la conception dynamique et subjectiviste de l’économie étaient d’origine continentale,
et qu’on devait, donc, les chercher dans l’Europe méditerranéenne et dans la tradition grecque, romaine et thomiste, plus que dans la tradition des philosophes écossais du XVIIIe siècle (Leoni, 1995 : 95-112). Hayek eut en outre la chance que, durant ces années-là, l’une de ses meilleures élèves, Marjorie Grice-Hutchinson, se spécialise en latin et en littérature espagnole et exécute, sous sa direction, un travail de recherche sur les contributions des scolastiques espagnols en matière économique, qui est devenu un petit classique (Grice-Hutchinson, 1952, 1982 et 1995).

Qui furent ces précurseurs intellectuels de l’École Autrichienne moderne d’Économie ? La plupart d’entre eux furent des dominicains et des jésuites, professeurs de morale et de théologie dans des universités qui, comme celles de Salamanque et de Coïmbre, furent les centres intellectuels les plus importants à l’époque du Siècle d’Or espagnol (Chafuen, 1986). Analysons maintenant, de manière synthétique, quelles furent leurs principales contributions à ce qui plus tard seraient les éléments fondamentaux de l’analyse économique autrichienne.

Il faut, peut-être, citer en premier lieu Diego de Covarrubias y Leyva. Covarrubias (1512-1577), fils d’un célèbre architecte, devint évêque de la ville de Ségovie (il est enterré dans sa cathédrale), et fut plusieurs années ministre du roi Philippe II. En 1555, Covarrubias exposa, mieux que personne ne l’avait fait jusque là, l’essence de la théorie subjective de la valeur, sur laquelle se base l’analyse économique de l’École Autrichienne, qui affirme que « la valeur d’une chose ne dépend pas de sa nature objective mais de l’appréciation subjective des hommes, même si cette appréciation est insensée » ; il ajoute pour illustrer sa thèse qu’« aux Indes le blé a plus de valeur qu’en Espagne parce que les hommes l’y apprécient davantage, et cela malgré que la nature objective du blé soit la même aux deux endroits » (Covarrubias, 1604 : 131). Covarrubias a écrit également un ouvrage sur l’évolution historique de la diminution du pouvoir d’achat du maravedi ; il y anticipa sur beaucoup des conclusions théoriques concernant la théorie quantitative de l’argent qu’exposèrent plus tard Martín de Azpilcueta et Juan de Mariana, entre autres. L’ouvrage de Covarrubias contient de nombreuses statistiques sur l’évolution des prix au siècle qui précéda le sien ; il fut publié en latin sous le titre Veterum collatio numismatum. Cette œuvre de Covarrubias est très significative, non seulement parce qu’elle a été citée et louée dans les siècles suivants par les italiens Davanzati et Galiani, mais surtout parce qu’elle est l’un des livres cités par Carl Menger dans ses Principes d’Économie Politique (Menger, 1997 : 325).

La tradition subjectiviste amorcée par Covarrubias est continuée par un autre scolastique célèbre, Luis Saravia de la Calle, le premier à avoir éclairci la véritable relation existant entre prix et coûts sur le marché, en ce sens que ce sont les coûts qui tendent, en tout cas, à suivre les prix et non l’inverse ; il réfuta ainsi, avant les autres, les erreurs de la théorie objective de la valeur, développée plus tard par les théoriciens de l’école classique anglo-saxonne, et qui devait devenir le fondement de la théorie de l’exploitation de Karl Marx et de ses successeurs socialistes. Ainsi, Saravia de la Calle a écrit dans son Instrucción de mercaderes, publiée en espagnol à Medina del Campo vers 1544, que « ceux qui mesurent le juste prix de la chose d’après le travail, les frais et les risques de celui qui fait le commerce de la marchandise ou la fabrique se trompent beaucoup ; parce que le juste prix naît de l’abondance ou du manque de marchandises, de marchands et d’argent, et non des frais, des travaux et des risques » (Saravia de la Calle, 1949 : 53). En outre, tout le livre de Saravia de la Calle est axé sur la fonction de l’entrepreneur, qu’il appelle « marchand » (mercader), suivant ainsi, en ce qui concerne le rôle dynamisateur de l’entrepreneur, la tradition scolastique mentionnée plus haut et qui remonte à Pierre Jean Olivi, Saint Antonin de Florence et surtout Saint Bernardin de Sienne (Rothbard, 1999 : 113-211).

Il faut noter une autre contribution importante de nos scolastiques : l’introduction du concept dynamique de la concurrence (en latin concurrentium) entendue comme processus entrepreneurial de rivalité qui anime le marché et favorise le développement de la société. Cette idée, qui allait devenir le cœur de la théorie du marché de l’École Autrichienne, est en parfait contraste avec les modèles d’équilibre de concurrence parfaite, de concurrence de monopole et de monopole qu’analysent les néoclassiques, et a amené aussi les scolastiques à conclure que les prix du modèle d’équilibre (qu’ils appelèrent « prix mathématiques »), que les théoriciens néoclassiques socialistes ont prétendu utiliser pour justifier l’interventionnisme et la planification du marché, ne pourraient jamais être connus. Ainsi, Raymond de Roover attribue à Luis de Molina le concept dynamique de la concurrence entendue comme « le processus de rivalité entre acheteurs qui tend à élever le prix », et qui n’a rien à voir avec le modèle statique de « concurrence parfaite », dont les « théoriciens du socialisme de marché » ont cru naïvement, à notre siècle, qu’il pourrait être simulé dans un régime sans propriété privée (Raymond de Roover, 1955 : 169). Cependant, c’est Jerónimo Castillo de Bovadilla qui expose le mieux cette conception dynamique de la libre concurrence entre entrepreneurs dans son livre Política para corregidores, publié à Salamanque en 1585, et où il indique que l’essence la plus positive de la concurrence consiste à essayer de « rivaliser » avec le concurrent (Popescu, 1987 : 141-159). Castillo de Bovadilla énonce, en outre, la loi économique suivante, fondement de la défense du marché pour tout économiste autrichien : « les prix des produits baisseront s’il y a abondance, émulation et coïncidence de vendeurs » (Castillo de Bovadilla, 1985 : 2, chap. 4, nº 49). Pour ce qui est de l’impossibilité des gouvernants ou des analystes de parvenir à connaître les prix d’équilibre et autres données dont ils ont besoin pour intervenir sur le marché, ou créer leurs modèles, l’on doit noter les contributions des cardinaux jésuites espagnols Juan de Lugo et Juan de Salas. Le premier, Juan de Lugo (1583-1660), conclut déjà en 1647, sur la question de savoir quel peut être le prix d’équilibre, qu’il dépend de tant de circonstances spécifiques que Dieu seul peut le connaître (« pretium iustum mathematicum licet soli Deo notum ») (Lugo, 1642 : vol. II, 312). Et Juan de Salas affirme en 1617, à propos des possibilités d’un gouvernant d’arriver à connaître l’information spécifique qui se crée dynamiquement, se découvre et s’utilise sur le marché, que « quas exactae comprehendere et ponderare Dei est non hominum », c’est-à-dire que Dieu seul, et pas les hommes, peut arriver à comprendre et à juger exactement l’information et la connaissance que les agents économiques utilisent dans le processus de marché avec toutes leurs circonstances particulières de temps et de lieu (Salas, 1617 : 4, nº 6, 9). Nous verrons qu’aussi bien Juan de Lugo que Juan de Salas devancent de plus de trois siècles les contributions scientifiques les plus raffinées des plus célèbres penseurs autrichiens (en particulier Mises et Hayek).

Le principe de la préférence temporelle d’après lequel, dans les mêmes circonstances, les biens présents ont plus de valeur que les biens futurs est un autre élément essentiel de ce qui sera plus tard l’analyse économique de l’École Autrichienne. Cette doctrine fut redécouverte par Martín de Azpilcueta (le célèbre docteur navarrais) en 1556 ; lui-même l’emprunta à l’un des meilleurs disciples de Saint Thomas d’Aquin, Gilles de Lessines, qui affirma déjà en 1285 que « les biens futurs n’ont pas autant de valeur que les mêmes biens disponibles dans l’immédiat, et ne présentent pas non plus la même utilité pour leurs possesseurs. C’est pourquoi il faut réduire leur valeur pour respecter la justice » (Dempsey, 1943 : 214).

Les effets de distorsion de l’inflation, celle-ci étant entendue comme toute politique étatique d’accroissement de l’offre monétaire, ont été également analysés par les scolastiques. Dans ce domaine, on remarque, en particulier, le travail du père Juan de Mariana intitulé De monetae mutatione, que son auteur a ensuite traduit en espagnol sous le titre Tratado y discurso sobre la moneda de vellón que al presente se labra en Castilla y de algunos desordenes y abusos (Mariana, 1987). Mariana critique, dans ce livre publié pour la première fois en 1605, la politique consistant à rabaisser délibérément le titre de la monnaie de vellón entreprise par les gouvernants de son époque et, bien qu’il n’emploie pas le mot « inflation », alors inconnu, il explique comment celle-ci engendre une augmentation des prix et la désorganisation générale de l’économie réelle. Mariana critique aussi la politique d’établissement de prix maxima pour lutter contre les effets de l’inflation ; il considère que cette politique est non seulement incapable de produire des effets positifs, mais en outre très nocive pour le processus productif. Ainsi s’améliore l’analyse beaucoup plus simpliste, parce qu’exclusivement macroéconomique, réalisée auparavant par Martín de Azpilcueta en 1556, et, avant lui, par Copernic dans son livre Monetae cudendae ratio ; ceux-ci exposèrent pour la première fois la version grossièrement simplifiée et mécaniciste, caractéristique de la théorie quantitative de l’argent si répandue aujourd’hui (Azpilcueta, 1965 : 74-75).

Les contributions de nos scolastiques à la théorie bancaire sont également importantes (Huerta de Soto, 1997-1998 : 141-165). Ainsi, par exemple, la critique faite par le docteur Saravia de la Calle au système bancaire de réserve fractionnaire est très claire, en ce sens que l’utilisation, pour leur propre compte, par les banquiers de l’argent déposé à vue, en accordant des prêts à des tiers, est illégitime et suppose un péché grave, doctrine qui coïncide pleinement avec celle que fondèrent, dès l’origine, les auteurs classiques du droit romain, et qui émane naturellement de l’essence, de la cause et de la nature juridique du contrat de dépôt d’argent irrégulier (Saravia de la Calle, 1949 : 180-181, 195-197). Martín de Azpilcueta et Tomás de Mercado réalisèrent aussi une analyse très rigoureuse de l’activité bancaire qui, sans atteindre le niveau de critique de Saravia de la Calle, présente un traitement impeccable des exigences à respecter dans le contrat de dépôt bancaire de monnaie, si on veut qu’il soit conforme à la justice. Les uns et les autres, par conséquent, exigent implicitement que l’exercice de la banque se réalise avec un coefficient de caisse de cent pour cent ; cette proposition deviendra un des pivots fondamentaux de l’analyse autrichienne concernant la théorie du crédit et des cycles économiques (Huerta de Soto, 1998). L’analyse de Luis de Molina et de Juan de Lugo est moins rigoureuse et, donc, plus compréhensive à l’égard du système bancaire de réserve fractionnaire ; quoique, comme le dit Dempsey, si ces auteurs avaient connu en détail le fonctionnement et les implications théoriques du système bancaire de réserve fractionnaire, comme les dévoilèrent plus tard Mises, Hayek et les autres théoriciens de l’École Autrichienne, le processus d’expansion de crédit et d’inflation fiduciaire qu’engendre le système bancaire de réserve fractionnaire aurait été considéré, même par Molina, Lesio et Lugo, comme un vaste et illégitime processus d’usure institutionnelle (Dempsey, 1943 : 225-228).

Il faut, cependant, souligner que Luis de Molina fut le premier théoricien à signaler que les dépôts et, en général, l’argent bancaire, qu’il appelle en latin chirographis pecuniarum, fait partie, comme l’argent en espèces, de l’offre monétaire. En effet, Molina exprima en 1597, bien avant Pennington en 1826, l’idée essentielle que le volume total de transactions monétaires effectuées dans une foire ne pourrait pas être payé avec la quantité d’argent en espèces qui y change de mains, si ce n’était grâce à l’utilisation de l’argent que créent les banques par les annotations de leurs dépôts et par les chèques que les déposants tirent sur eux. De sorte que l’activité financière des banques a pour résultat la création, à partir du néant, d’une nouvelle quantité d’argent, sous forme de dépôts, qui est utilisée dans les transactions (Molina, 1991 : 147).

Enfin, le père Juan de Mariana écrivit un autre livre intitulé Discurso sobre las enfermedades de la compañía, publié à titre posthume en 1625. Mariana approfondit dans ce livre l’analyse nettement autrichienne concernant l’impossibilité pour un gouvernement d’organiser la société civile au moyen d’ordres coercitifs, et cela par manque d’information. Il est en effet impossible à l’État d’obtenir l’information nécessaire pour pouvoir coordonner ses ordres, et c’est pourquoi son intervention tend à créer le désordre et le chaos. Ainsi, Mariana dit, à propos du gouvernement, que « c’est une grande bêtise que l’aveugle veuille guider celui qui voit », et il ajoute que les gouvernants « ne connaissent ni les personnes, ni les faits, tout au moins avec toutes leurs circonstances, dont dépend la réussite. Il est forcé que l’on tombe dans de nombreuses erreurs, et graves, et que cela mécontente les gens et qu’ils méprisent un gouvernement aussi aveugle » ; Mariana conclut que « le pouvoir et le commandement sont fous », et que « quand les lois sont beaucoup trop nombreuses, comme on ne peut pas obéir à toutes, ni même les connaître, on n’en respecte plus aucune » (Mariana, 1768 : 151-155, 216).

En somme, les scolastiques espagnols de notre Siècle d’Or furent déjà capables d’articuler ce qui deviendrait par la suite les principes théoriques les plus importants de l’École Autrichienne d’Économie, et, plus précisément, les suivants : premièrement, la théorie subjective de la valeur (Diego de Covarrubias y Leyva) ; deuxièmement, la découverte de la relation exacte entre prix et coûts (Luis Saravia de la Calle) ; troisièmement, la nature dynamique du marché et l’impossibilité d’atteindre le modèle d’équilibre (Juan de Lugo et Juan de Salas) ; quatrièmement, le concept dynamique de la concurrence entendue comme un processus de rivalité entre les vendeurs (Castillo de Bovadilla et Luis de Molina) ; cinquièmement, la redécouverte du principe de la préférence temporelle (Martín de Azpilcueta) ; sixièmement, le caractère de profonde distorsion exercée par l’inflation sur l’économie réelle ; septièmement, l’analyse critique du système bancaire de réserve fractionnaire (Luis Saravia de la Calle et Martín de Azpilcueta) ; huitièmement, la découverte que les dépôts bancaires font partie de l’offre monétaire (Luis de Molina et Juan de Lugo) ; neuvièmement, l’impossibilité d’organiser la société au moyen d’ordres coercitifs, à cause du manque d’information nécessaire pour les coordonner (Juan de Mariana), et dixièmement, la tradition libérale selon laquelle toute intervention injustifiée sur le marché viole le droit naturel (Juan de Mariana).

Il existe, par conséquent, de solides raisons pour conclure que la conception subjectiviste et dynamique du marché, quoique reprise et définitivement lancée par Menger en 1871, est née en Espagne. La tradition de la pensée économique de l’École Autrichienne trouve donc ses origines intellectuelles en Espagne et, plus précisément, dans une école, celle de Salamanque, qui se caractérise surtout, comme l’École Autrichienne moderne et en profonde opposition avec le paradigme néoclassique, par le grand réalisme et la rigueur de ses hypothèses analytiques.

 

 

3.3. La décadence de la tradition scolastique
et l’influence négative d’Adam Smith

 

Pour comprendre l’influence des scolastiques espagnols sur le développement ultérieur de l’École Autrichienne d’Économie, il faut, avant tout, se rappeler que l’empereur et roi d’Espagne Charles Quint envoya, au XVIe siècle, son frère Fernand I comme roi d’Autriche. « Autriche » signifie, étymologiquement, « partie est de l’Empire », Empire qui comprenait alors presque toute l’Europe continentale, la France isolée et entourée de forces espagnoles étant la seule exception importante. On comprend ainsi aisément l’origine de l’influence intellectuelle des scolastiques espagnols sur l’École Autrichienne ; et aussi qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence ou d’un caprice de l’histoire, mais qu’elle est née des intimes relations historiques, politiques et culturelles qui se développèrent entre l’Espagne et l’Autriche à partir du XVIe siècle (Bérenguer, 1993 : 133-135). Ces relations devaient durer plusieurs siècles, et l’Italie y joua un rôle très important, comme lien culturel qui a permis les relations intellectuelles entre les deux extrêmes de l’Empire (l’Espagne et l’Autriche). C’est pourquoi, il existe de solides arguments pour soutenir qu’en définitive l’École Autrichienne est, au moins à l’origine, une école de tradition espagnole.

En fait, on peut affirmer que le mérite principal de Carl Menger a été de redécouvrir et de favoriser cette tradition catholique continentale d’origine espagnole ; celle-ci était presque oubliée et tombée en décadence à cause, d’une part, du triomphe de la réforme protestante et de la légende noire espagnole et, d’autre part et surtout, à cause de l’influence extrêmement négative des contributions d’Adam Smith et de ses adeptes de l’École Classique d’Économie sur l’histoire de la pensée économique. En effet, comme l’indique Murray N. Rothbard, Adam Smith abandonna les contributions antérieures axées sur la théorie subjective de la valeur, la fonction entrepreneuriale et l’intérêt pour l’explication des prix du marché réel et les remplaça par la théorie de la valeur-travail, sur laquelle Marx bâtit ensuite, comme conclusion naturelle, toute la théorie socialiste de l’exploitation. En outre, Adam Smith se concentre spécialement sur l’explication du « prix naturel » d’équilibre à long terme, modèle d’équilibre dans lequel la fonction entrepreneuriale brille par son absence et qui présuppose que toute l’information nécessaire est déjà disponible ; c’est pourquoi les théoriciens néoclassiques de l’équilibre l’utilisèrent par la suite pour critiquer les prétendues « défaillances du marché » et justifier l’intervention de l’État sur l’économie et la société civile. D’autre part, Adam Smith imprégna la Science Économique de calvinisme, par exemple en soutenant l’interdiction de l’usure et en distinguant les activités « productives » des « improductives ». Finalement, Adam Smith rompit avec le radical laisser-faire de ses prédécesseurs jusnaturalistes du continent (espagnols, français et italiens) et introduisit dans l’histoire de la pensée un « libéralisme » très tiède et si plein d’exceptions et de nuances, que de nombreux théoriciens « social-démocrates » d’aujourd’hui pourraient même y souscrire (Rothbard, 1999 : 475-518).

L’influence négative exercée, selon l’École Autrichienne, par l’école classique anglo-saxonne sur la Science Économique s’accentue avec les successeurs d’Adam Smith et, en particulier, avec Jeremy Bentham, qui inocule à notre discipline le bacille de l’utilitarisme le plus étroit, favorisant ainsi le développement de toute une analyse pseudo-scientifique de coûts et de profits (que l’on croit pouvoir connaître), et l’apparition de toute une tradition d’« ingénieurs sociaux » qui prétendent façonner la société à leur gré, à l’aide du pouvoir coercitif de l’État. En Angleterre, Stuart Mill couronne cette tendance par son apostasie du laisser-faire et ses nombreuses concessions au socialisme, et, en France, le triomphe du rationalisme constructiviste d’origine cartésienne explique le pouvoir des interventionnistes de l’École Polytechnique et du socialisme scientifique de Saint-Simon et de Comte (Hayek, 1995 : 105-188).

Heureusement, et malgré l’impressionnant impérialisme intellectuel que les théoriciens de l’école classique anglo-saxonne ont exercé sur l’évolution de notre discipline, la tradition continentale d’origine catholique créée par nos scolastiques du Siècle d’Or espagnol n’a jamais été totalement oubliée. Ainsi, ce courant doctrinal influença deux économistes remarquables, l’un irlandais, Cantillon, et l’autre français, Turgot, que l’on peut, en grande mesure, considérer comme les véritables fondateurs de la Science Économique. En effet, Cantillon écrit, vers 1730, son Essai sur la nature du commerce en général, qui, d’après Jevons, est le premier traité systématique d’économie. Cantillon y présente la figure de l’entrepreneur comme moteur du processus de marché et explique aussi que l’augmentation de la quantité d’argent n’affecte pas tout d’un coup le niveau général des prix, mais qu’elle touche toujours l’économie réelle par étapes, c’est-à-dire successivement et à travers un processus qui affecte et distord les prix relatifs apparus sur le marché. C’est le célèbre effet Cantillon, copié par Hume, et repris ensuite par Mises et Hayek dans leurs analyses sur la théorie du capital et des cycles (Cantillon, 1978).

Plus tard, le marquis d’Argenson en 1751 et, surtout, Turgot, bien avant Adam Smith, avaient parfaitement articulé le caractère éparpillé de la connaissance que possèdent les institutions sociales, entendues comme ordres spontanés, et dont l’analyse allait devenir l’un des éléments essentiels du programme de recherche hayekien. Ainsi Turgot conclut déjà en 1759, dans son Éloge de Gournay, qu’« il est inutile de prouver que chaque particulier est le seul juge compétent de cet emploi le plus avantageux de sa terre et de ses bras. Il a seul les connaissances locales sans lesquelles l’homme le plus éclairé n’en raisonne qu’à l’aveugle. Il a seul une expérience d’autant plus sûre qu’elle est bornée à un seul objet. Il s’instruit par des essais réitérés, par ses succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont la finesse, aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin toute la théorie du spéculateur indifférent. » Dans le même sens que le père Juan de Mariana, Turgot fait allusion à « l’impossibilité absolue de diriger par des règles constantes et par une inspection continuelle une multitude d’opérations que leur immensité seule empêcherait de connaître, et qui de plus dépendent continuellement d’une foule de circonstances toujours changeantes, qu’on ne peut ni maîtriser ni même prévoir » (Turgot, 1844 : 275, 288 ou Œuvres de Turgot, 1913 : t. I, 605, 619 par Gustave Schelle).

Et même en Espagne et durant la longue décadence du XVIIIe et du XIXe siècle, la tradition de nos scolastiques ne disparut pas complètement, et cela malgré l’énorme complexe d’infériorité ressenti face au monde intellectuel anglo-saxon, si typique de l’époque. La preuve en est qu’un autre auteur espagnol de tradition catholique sut résoudre le paradoxe de la valeur et énoncer clairement la loi de l’utilité marginale vingt-sept ans avant que Carl Menger ne publie ses Principes d’Économie Politique. Il s’agit du catalan Jaime Balmes (1810-1848), qui devint durant sa courte vie le philosophe thomiste le plus important de l’Espagne de cette époque. Ainsi, il publia en 1844 un article intitulé « Verdadera idea del valor o reflexiones sobre el origen, naturaleza y variedad de los precios », dans lequel non seulement il résolut le paradoxe de la valeur, mais exposa aussi, très clairement, la loi de l’utilité marginale. Balmes se demande « Comment est-ce qu’une pierre précieuse vaut plus qu’un morceau de pain, qu’un bon vêtement, et peut-être qu’une habitation saine et agréable ? », et il répond « ce n’est pas difficile à expliquer ; la valeur d’une chose étant son utilité, ou sa capacité à satisfaire nos besoins, elle aura d’autant plus de valeur qu’elle sera plus nécessaire à leur satisfaction ; il faut considérer aussi que si le nombre des moyens augmente, la nécessité de n’importe quel d’entre eux en particulier diminue ; car si l’on peut choisir entre beaucoup, aucun n’est indispensable. Voilà pourquoi il existe une dépendance nécessaire comme une proportion entre l’augmentation et la diminution de la valeur, et la pénurie et l’abondance d’une chose. Un morceau de pain a peu de valeur, mais c’est parce qu’il est en relation nécessaire avec la satisfaction de nos besoins, parce qu’il y a une grande abondance de pain ; mais rétrécissez le cercle de l’abondance, et la valeur augmentera rapidement jusqu’à un niveau quelconque, phénomène qui se produit en temps de pénurie et se manifeste de façon plus nette encore comme une des calamités de la guerre dans une place assiégée pendant longtemps » (Balmes, 1949 : 615-624). Ainsi, Balmes a été capable de refermer le cercle de la tradition continentale et de le préparer de façon à ce que celle-ci soit complétée, perfectionnée, et relancée, quelques décennies après, par Carl Menger et les disciples de l’École Autrichienne d’Économie.

 

3.4. Menger et la perspective subjectiviste de l’École Autrichienne :
la conception de l’action comme ensemble d’étapes subjectives,
la théorie subjective de la valeur et la loi de l’utilité marginale

 

Le jeune Menger se rendit compte dès le début que la théorie classique de la détermination des prix, telle qu’Adam Smith et ses partisans anglo-saxons l’avaient bâtie, laissait beaucoup à désirer. Ses observations personnelles sur le fonctionnement du marché boursier (il fut quelque temps correspondant de bourse pour le Wiener Zeitung) et ses propres recherches l’amenèrent à écrire à trente et un ans, et, comme dit Hayek, dans un « état d’agitation fébrile » (Hayek, 1996d : 75), le livre qui devait donner officiellement naissance à l’École Autrichienne d’Économie. Son auteur prétend établir dans ce livre les nouveaux fondements sur lesquels il estime nécessaire de reconstruire toute la Science Économique. Ces principes seront, essentiellement, le développement d’une science économique toujours fondée sur l’être humain en tant qu’acteur créatif et protagoniste de tous les processus et évènements sociaux (subjectivisme), et aussi l’élaboration — basée sur le subjectivisme et pour la première fois dans l’histoire de la pensée économique — de toute une théorie formelle sur l’apparition spontanée et l’évolution de toutes les institutions sociales (économiques, juridiques et linguistiques) en tant que schémas réglés de comportement. Toutes ces idées se trouvent dans le livre intitulé Principes d’économie politique, publié par Menger en 1871, et qui allait être l’un de ceux qui ont eu le plus d’influence dans l’histoire de la pensée économique.

L’idée distinctive la plus originale et la plus importante de l’apport de Menger réside, donc, dans l’essai de bâtir toute l’économie en partant de l’homme comme acteur créatif et protagoniste de tous les processus sociaux.

Menger considère nécessaire d’abandonner « l’objectivisme » stérile de l’école classique anglo-saxonne, obsédée par la soi-disant existence de réalités externes de type objectif (classes sociales, agrégats, facteurs matériels de production), alors que l’économiste doit, au contraire, toujours se placer dans la perspective subjective de l’être humain qui agit, de sorte que cette perspective soit déterminante dans sa façon de construire toutes les théories économiques. Hayek a même écrit, à propos de cette nouvelle conception subjectiviste de Menger, qu’« il n’est probablement pas exagéré d’affirmer que tous et chacun des progrès les plus importants de la théorie économique des cent dernières années sont le résultat d’une application consistante de la conception subjectiviste » ; il ajoute que le subjectivisme « a été favorisé de la façon la plus cohérente par Ludwig von Mises, et je crois que la plupart de ses points de vue particuliers, choquants pour ses lecteurs au premier abord, sont dus au fait qu’il a appliqué le point de vue subjectiviste de façon rigoureuse, bien avant ses contemporains » (Hayek, 1955 : 31, 209-210).

Une des manifestations les plus typiques et originales de ce nouvel essor subjectiviste proposé par Menger a peut-être été sa « théorie sur les biens économiques d’ordre différent ». Menger appelle « biens économiques de premier ordre » les biens de consommation, c’est-à-dire ceux qui satisfont subjectivement et directement les besoins humains, et forment donc, dans le contexte subjectif et spécifique de chaque action, la fin ultime que recherche l’acteur. Pour atteindre ces objectifs, biens de consommation ou biens économiques de premier ordre, il faut d’abord avoir parcouru une série d’étapes intermédiaires, que Menger appelle « biens économiques d’ordre supérieur » (deuxième, troisième, quatrième et ainsi de suite) ; l’ordre de chaque étape est d’autant plus élevé que celle-ci est plus éloignée du bien final de consommation. Plus précisément, Menger affirme que « si nous disposons des biens complémentaires d’un ordre supérieur quelconque, nous devons d’abord les transformer en biens de l’ordre immédiatement inférieur et réaliser, pas à pas, ce processus, jusqu’à leur conversion en biens de premier ordre, que nous pouvons alors utiliser pour la satisfaction directe de nos besoins » (Menger, 1997 : 121).

Cette idée séminale de Menger n’est que la conséquence logique de sa conception subjectiviste, dans la mesure où tout être humain cherche à atteindre un objectif qui a, pour lui, une valeur subjective, et, en fonction de cette fin, et motivé par sa valeur subjective, il conçoit et entreprend un programme d’action formé d’une série d’étapes, qu’il considère nécessaires pour atteindre cette fin ; étapes qui acquièrent, en plus, une utilité subjective en fonction de la valeur de la fin que l’acteur espère atteindre grâce à l’utilisation des moyens économiques d’ordre supérieur. Cela revient à dire que l’utilité subjective des moyens ou biens économiques d’ordre supérieur sera déterminée, finalement, par la valeur subjective de la fin ou bien final de consommation que ces moyens permettent d’atteindre ou d’obtenir. Ainsi, du point de vue subjectif de l’acteur, on théorise, pour la première fois en Science Économique, et grâce à Menger, sur la base d’un processus d’action formé par une série d’étapes intermédiaires que l’acteur entreprend, réalise et tente de parachever jusqu’à obtenir la fin ou bien final de consommation (bien économique de premier ordre) qu’il recherche.

En effet, tout homme, lorsqu’il agit, prétend atteindre certains objectifs dont il aura découvert qu’ils sont, pour telle ou telle raison, importants pour lui. On appelle valeur l’appréciation subjective, plus ou moins intense dans son esprit, que l’acteur fait de son objectif. Le moyen est tout ce que l’acteur croit, subjectivement, être adéquat pour atteindre son objectif. On appelle utilité l’appréciation subjective que l’acteur fait du moyen, en fonction de la valeur de l’objectif qu’il pense que ce moyen lui permettra d’atteindre. En ce sens, valeur et utilité sont les deux faces d’une même médaille, puisque la valeur subjective que donne l’acteur à l’objectif poursuivi se projette sur le moyen qu’il croit utile pour l’atteindre, précisément à travers le concept d’utilité.

La conception subjectiviste de chaque processus d’action humaine, que nous devons à Menger, représente sa contribution la plus originale et la plus importante à la Science Économique ; ce n’est pas, comme on l’a cru jusqu’ici, sa découverte de la loi de l’utilité marginale, qui est indépendante et parallèle à celle de Jevons et de Walras. Il en est ainsi parce que la théorie subjective de la valeur et la découverte de la loi de l’utilité marginale ne sont que le corollaire évident de la conception subjective du processus d’action que l’on doit exclusivement à Menger et qui vient d’être exposée. En effet, l’être humain, acteur tout au long d’une série de processus, évalue les moyens en fonction de l’objectif qu’il croit que ceux-ci lui permettront d’atteindre ; cette évaluation ne se fait pas de façon globale ou par ajout, mais en fonction des différentes unités interchangeables de moyen, qui seront importantes dans le contexte de chaque action spécifique. Ainsi donc, l’acteur tendra à évaluer chacune des unités interchangeables de moyen en fonction de la valeur qu’aura la dernière d’entre elles dans son échelle de valeurs, puisque dans le cas de perte d’une unité ou de gain d’une unité supplémentaire de moyen, l’utilité correspondante, respectivement perdue ou gagnée, sera fonction de la valeur donnée, dans l’échelle de valeurs individuelle, à l’objectif qui pourra être frustré ou atteint à cause de cette dernière unité. La loi de l’utilité marginale n’a donc rien à voir, pour l’École Autrichienne, avec la satisfaction physiologique ou psychologique des besoins ; c’est, au contraire, une loi strictement praxéologique (selon la terminologie de Mises), c’est-à-dire qu’elle s’insère dans la logique propre à toute action humaine, entrepreneuriale et créative.

Il s’impose, donc, de « déshomogéneiser » la théorie de l’utilité marginale telle qu’elle a été naturellement développée par Menger, par rapport aux lois d’utilité marginale énoncées simultanément par Jevons et Walras. En effet, l’utilité marginale, chez Jevons et chez Walras, est un simple « ajout » dans un modèle mathématique d’équilibre (dans un cas, celui de Jevons, partiel, et dans l’autre, celui de Walras, général) dans lequel le processus d’action humain brille par son absence, et qui se maintient inchangé, que l’on y introduise ou non la loi de l’utilité marginale. Pour Menger, au contraire, la théorie de l’utilité marginale est une nécessité ontologique ou une conséquence essentielle de sa propre conception de l’action humaine en tant que processus dynamique (Jaffé, 1976 : 511-524).

On ne doit pas non plus s’étonner que le principal fondateur de l’école néoclassique de Chicago, Frank H. Knight, ait affirmé que la théorie de Menger sur les biens économiques de premier ordre et d’ordre supérieur soit une des contributions les moins importantes (Knight, 1950). Knight manifeste précisément, par cette affirmation, les insuffisances théoriques du paradigme néoclassique de l’équilibre, et, en particulier, de l’école de Chicago qu’il a fondée et pour laquelle le processus de production est objectif et instantané, le temps ne joue qu’un rôle purement paramétrique, et la créativité et l’incertitude propres à tout acte entrepreneurial sont radicalement éliminées par l’équilibre ricardien, sur lequel se centrent ses recherches.

 

3.5. Menger et la théorie économique des institutions sociales

 

Les Principes d’économie politique de Menger ont été un livre très en avance pour son temps : non seulement il a fait connaître le rôle important du concept de temps, de l’ignorance, de la connaissance entrepreneuriale, de l’erreur inséparable de l’action humaine, des biens complémentaires s’unissant progressivement dans le processus de marché et des déséquilibres et des changements continuels caractéristiques de tout marché réel, mais aussi toute une théorie naissante sur l’origine et l’évolution des institutions sociales, qu’Hayek s’est chargé, par la suite, de développer jusqu’à ses ultimes conséquences.

En effet, il faut considérer que le second apport essentiel de Menger est d’avoir été capable d’expliquer théoriquement l’apparition spontanée et évolutive des institutions sociales à partir de la conception subjective de l’action et de l’interaction humaines. Ainsi, ce n’est pas par caprice ni par hasard que Menger a dédié ses Principes d’économie politique à l’un des historicistes allemands les plus célèbres : Wilhelm Roscher. Car, au sein de la polémique doctrinale entre les partisans d’une conception évolutive, historique et spontanée des institutions, représentés par Savigny dans le domaine juridique et Montesquieu, Hume et Burke dans celui de la philosophie, et les tenants de la conception cartésienne étroitement rationaliste, représentés par Thibaut dans le domaine juridique et par Bentham et les utilitaristes anglais dans le domaine économique, Menger croit avoir donné, par son apport, la consécration théorique définitive que nécessitaient les premiers.

Il faut dire que la conception subjectiviste de Menger, basée sur l’être humain acteur, explique, à travers un processus évolutif où interviennent d’innombrables êtres humains, chacun avec son petit bagage propre et exclusif de connaissances subjectives, d’expériences pratiques, d’ambitions, de sensations, etc., l’apparition évolutive et spontanée d’une série de comportements réglés (institutions) rendant possible la vie sociale dans le domaine juridique, économique et linguistique. Menger découvre que l’apparition des institutions est le résultat d’un processus social constitué par une foule d’actions humaines et dirigé par une série d’êtres humains, hommes, femmes, concrets, en chair et en os, capables, dans leurs circonstances particulières de temps et de lieu, de découvrir avant les autres qu’ils atteignent plus facilement leurs objectifs en adoptant certains comportements réglés. Un processus décentralisé d’essai et d’erreur, où les comportements qui coordonnent le mieux les désajustements sociaux se met ainsi en place, de telle sorte qu’à travers ce processus inconscient d’apprentissage et d’imitation, la direction entreprise par les plus créatifs et triomphants se répand et le reste de la société la suit. Quoique Menger développe sa théorie en l’appliquant à une institution économique concrète, celle de l’apparition et de l’évolution de la monnaie (Menger, 1998 : 200-220), il mentionne aussi que le même schéma théorique essentiel peut s’appliquer, sans difficulté majeure, aux institutions juridiques et également à l’apparition et à l’évolution du langage. Menger exprime, de façon impeccable, la nouvelle question autour de laquelle il prétend établir tout son nouveau programme de recherche scientifique en économie : « Comment se fait-il que les institutions, qui servent le mieux le bien commun et sont le plus significatives pour son développement, soient apparues sans l’intervention d’une volonté commune et délibérée de les créer ? » (Menger, 1883 : 163-165, 182). C’est que, paradoxalement, les institutions les plus importantes et essentielles pour la vie de l’homme en société (linguistiques, économiques, légales et morales) sont des « conséquences non intentionnelles des actions individuelles » (ou, dans la terminologie de Menger, Unbeabsichtigte Resultante, Menger, 1883 : 182) ; l’homme n’a pas pu les créer délibérément, car il lui manque la capacité intellectuelle nécessaire pour assimiler l’énorme quantité d’information éparpillée et dynamique qu’elles supposent ; elles ont surgi, de façon spontanée et évolutive, du processus social d’interactions humaines qui, pour Menger et les autrichiens, constitue précisément le domaine qui doit devenir le principal objet de recherche de la Science Économique.

 

3.6. La Methodenstreit, ou polémique des méthodes

Menger a dû être très déçu non seulement que les professeurs de l’École Historique Allemande ne comprennent pas son apport, mais aussi qu’ils ne considèrent pas qu’elle représente un défi dangereux pour l’historicisme. En effet, au lieu de comprendre que l’apport de Menger représentait l’appui théorique que nécessitait la conception évolutionniste des processus sociaux, ils estimèrent que son caractère d’analyse abstraite et théorique était incompatible avec l’historicisme étroit qu’ils défendaient. Ainsi surgit la première et, peut-être, la plus célèbre polémique dans laquelle les autrichiens furent impliqués, la Methodenstreit, qui occupa les énergies intellectuelles de Menger durant plusieurs décennies. Les historicistes de l’École Allemande, Schmoller en tête, ont été victimes de l’hyperréalisme, comme, plus tard, les institutionnalistes américains de l’école de Thorstein Veblen ; ils ont nié qu’il existe une théorie économique à valeur universelle, et ont défendu l’idée que la seule connaissance valable est celle tirée de l’observation empirique et du recueil des données de chaque cas historique. Menger écrit, contre cette thèse, son second livre important, intitulé Recherches sur la méthode des sciences sociales et l’Économie Politique en particulier (Menger, 1883) et où il considère, en s’appuyant sur Aristote, que la connaissance de la réalité sociale a besoin de deux disciplines également importantes, mais qu’elles sont, malgré leur caractère complémentaire, radicalement et épistémologiquement différentes. D’une part, la théorie : c’est, en quelque sorte, la « forme » (dans son sens aristotélicien) qui recueille les essences des phénomènes économiques. Cette forme théorique est découverte par introspection, c’est-à-dire par la réflexion intérieure du chercheur, rendue possible par le fait que l’économie est la seule science où le chercheur a le privilège de partager la même nature que l’observé, ce qui lui procure une connaissance de première main, très précieuse. En plus, la théorie se construit de manière logico-déductive à partir de connaissances évidentes de type axiomatique. L’histoire est différente de la théorie ; elle serait, d’une certaine manière, formée par la « matière » (dans son sens aristotélicien) qui se concrétise dans les faits empiriques de chaque évènement historique. Les deux disciplines, théorie et histoire, forme et matière, sont, pour Menger, aussi nécessaires l’une que l’autre pour connaître la réalité, mais il nie, en tout cas et emphatiquement, que la théorie puisse s’extraire de l’histoire. Les relations entre l’une et l’autre vont plutôt en sens contraire, c’est-à-dire que l’histoire ne peut être interprétée, ordonnée et devenir compréhensible que si l’on dispose d’une théorie économique préalable. De cette façon, Menger établit, en s’appuyant sur des postures méthodologiques, que J.-B. Say avait déjà devinées en grande partie, les fondements de ce qui allait devenir la méthodologie « officielle » de l’École Autrichienne d’Économie.

Il faut préciser, en outre, qu’il existe au moins trois sens différents du terme « historicisme ». Le premier, identifié avec l’école historiciste du droit (Savigny, Burke) et opposé au rationalisme cartésien, est celui que défend l’École Autrichienne dans son analyse théorique sur l’apparition des institutions. Le deuxième sens est celui de l’École Historique de l’Économie des professeurs allemands du XIXe siècle et des institutionnalistes américains du XXe siècle, qui nient la possibilité de l’existence d’une théorie économique abstraite à valeur universelle, telle que la défendait Menger et l’ont ensuite développée les autres économistes autrichiens. La troisième sorte d’historicisme est celle que l’on trouve à la base du positivisme méthodologique de l’école néoclassique, qui prétend avoir recours à l’observation empirique (c’est-à-dire, en dernière instance, à l’histoire) pour vérifier la fausseté ou la justesse de théories et qui, d’après Hayek n’est qu’une manifestation de plus du rationalisme cartésien tant critiqué par les autrichiens (Cubeddu, 1997 : 29-38).

Il est intéressant de souligner que Menger et ses partisans comptèrent comme alliés naturels conjoncturels, pour leur défense de la théorie face aux historicistes allemands, les théoriciens du paradigme néoclassique de l’équilibre : Walras et Jevons parmi les marginalistes mathématiciens, et les déjà néoclassiques Alfred Marshall en Angleterre et John Bates Clark aux États-Unis. Et, quoique les représentants autrichiens de la tradition subjectiviste et dynamique de l’analyse des processus de marché aient été conscients des grandes différences entre leur point de vue et celui de ces théoriciens de l’équilibre (général ou partiel), ils ont souvent estimé que l’objectif de défaire les historicistes et de défendre le statut scientifique correct de la théorie économique justifiait leur alliance temporaire avec les théoriciens de l’équilibre. Le coût élevé de cette stratégie ne devait se manifester qu’au bout de plusieurs décennies, lorsque, dans les années trente du XXe siècle (« the years of high theory », selon l’heureuse expression de Shackle), la majorité de la profession a interprété le triomphe des défenseurs de la théorie face aux historicistes comme le triomphe de la théorie de l’équilibre formalisée mathématiquement, et non pas celui de la théorie des processus sociaux dynamiques que Menger et ses partisans s’étaient efforcés de développer et de faire prospérer.

Nous considérons, en tout cas, et à l’encontre des versions standards des livres de classe qui qualifient généralement la Methodenstreit, ou polémique sur les méthodes, de perte infructueuse d’énergies, qu’elle a permis la décantation et la conceptualisation des différences méthodologiques inévitables entre les sciences de l’action humaine et les sciences du monde de la nature ; de sorte que les graves confusions, qui persistent encore aujourd’hui dans ce domaine, sont dues, sans aucun doute, à ce que le corps des économistes n’a pas prêté l’attention suffisante aux importantes contributions de Menger dans le cadre de cette polémique (Huerta de Soto, 1982).


 


4. BÖHM-BAWERK ET LA THÉORIE DU CAPITAL

 

 

4.1. Introduction

L’élan théorique le plus important qui se soit produit au sein de l’École Autrichienne, après celui de Carl Menger, est dû à son disciple le plus brillant, Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914), professeur d’économie politique, d’abord à Innsbruck et ensuite à Vienne, et ministre du gouvernement de l’Empire austro-hongrois à plusieurs reprises. Non seulement Böhm-Bawerk a contribué au perfectionnement et à la diffusion de la théorie subjective due originairement à Menger, mais il a aussi largement étendu son application au domaine de la théorie du capital et de l’intérêt. L’on doit ainsi à Böhm-Bawerk une œuvre fondamentale, Capital et intérêt (1884-1902), parfait traité d’économie malgré son titre, dans lequel se trouve le cœur de la théorie autrichienne du capital, construite autour de la théorie subjective et dynamique des prix. Heureusement, les parties les plus importantes de ce traité ont été publiées en espagnol (Böhm-Bawerk ; 1986 et 1998), de sorte que les étudiants de notre pays pourront couvrir le gap traditionnel des plans d’études des Facultés d’Économie, dans lesquels l’analyse de la théorie du capital, indispensable pour comprendre le processus de marché, brille par son absence.

Non content de développer la théorie du capital, Böhm-Bawerk a impitoyablement critiqué toutes les théories préexistantes sur l’apparition de l’intérêt ; son analyse critique de la théorie marxiste de l’exploitation et des théories qui considèrent que l’intérêt trouve son origine dans la productivité marginale du capital est particulièrement juste. Böhm-Bawerk a, en outre, exposé toute une théorie nouvelle sur l’apparition de l’intérêt, fondée sur la réalité objective de la préférence temporelle qui, nous l’avons vu, est née des apports du thomiste Lessines, redécouverts plus tard par Martín de Azpilcueta, à la fin du XVIe siècle. Bien que l’apport de Böhm-Bawerk sur l’explication de l’intérêt ne soit pas absolument parfait, et que finalement, sans s’en rendre compte, il soit en partie tombé dans les griffes de la théorie de la productivité marginale du capital, qu’il avait si brillamment critiquée dans le premier volume de son œuvre, l’on doit cependant à Böhm-Bawerk les bases essentielles d’une théorie du capital et de l’intérêt, que, plus tard, des auteurs comme Frank A. Fetter (Fetter, 1977) et Ludwig von Mises (Mises, 1995 : 573-693) ont débarrassée de ses imperfections et menée jusqu’à ses ultimes conséquences théoriques. Nous allons examiner les principes essentiels de la théorie du capital, telle qu’elle fut développée, à l’origine, par Böhm-Bawerk et perfectionnée ensuite par ses principaux disciples.

 

4.2. L’action humaine, ensemble d’étapes subjectives

 

En principe, on peut définir l’action humaine comme tout comportement ou conduite délibérée (Mises, 1995 : 15). Nous l’avons vu, l’homme prétend, lorsqu’il agit, atteindre certains objectifs, importants pour lui, en utilisant une série de moyens qu’il considère adéquats pour atteindre son but. Valeur et utilité sont des concepts d’appréciation psychique, que l’acteur envisage par rapport aux fins et aux moyens. Les moyens doivent, par définition, être limités, puisque, si l’acteur ne les trouvait pas limités par rapport aux objectifs qu’il prétend atteindre, il n’en tiendrait même pas compte au moment d’agir. Les objectifs et les moyens ne sont pas « donnés », mais sont, au contraire, le résultat de l’activité entrepreneuriale essentielle de l’homme ; celle-ci consiste précisément, comme on l’a vu au chapitre 2, à créer, à découvrir ou, simplement, à voir quels sont les objectifs et les moyens importants pour l’acteur à chaque moment de sa vie. Une fois que l’acteur croit avoir découvert quels sont les objectifs qui valent la peine, il se fait une idée des moyens dont il croit disposer pour les atteindre, et inclut les uns et les autres, presque toujours tacitement, dans un plan d’action, qu’il décide d’entreprendre et de mettre en pratique, à la suite d’un acte de volonté.

Le plan est, par conséquent, la représentation mentale de type prospectif que l’acteur se fait des étapes, des éléments et des circonstances possibles, pouvant avoir un rapport avec son action. Car, l’action humaine se réalise toujours dans le temps, non pas pris dans son acception déterministe ou newtonienne, c’est-à-dire purement physique ou analogique, mais dans sa conception subjective, c’est-à-dire de la façon dont le temps est senti et expérimenté subjectivement par l’acteur dans le contexte de son action (O’Driscoll y Rizzo, 1996 : 52-70).

Le temps est donc une catégorie de la Science Économique, inséparable du concept d’action humaine. Une action qui ne se réaliserait pas dans le temps, qui ne durerait pas, est inconcevable. De la même manière, l’acteur ressent précisément le temps passer à mesure qu’il agit et accomplit les différentes étapes de son processus d’action. L’action humaine, qui prétend toujours atteindre un objectif ou supprimer un malaise, dure forcément un certain temps, en ce sens qu’elle exige la réalisation et l’achèvement d’une série d’étapes successives. On peut donc conclure que ce qui sépare l’acteur de l’obtention de la fin poursuivie est une période de temps, entendue comme la série successive d’étapes formant son processus d’action.

Du point de vue prospectif et subjectif de l’acteur, on peut affirmer qu’il existe toujours une tendance à ce qu’à mesure que la durée de l’action augmente (c’est-à-dire le nombre et la complexité des étapes successives qui la forment), le résultat ou fin de l’action, que l’on poursuit, acquiert une plus grande valeur pour l’acteur. La démonstration logique de cette loi économique, d’après laquelle les processus d’action humaine tendent à atteindre des objectifs d’une valeur plus grande à mesure que leur durée augmente, est très facile à comprendre. En effet, s’il n’en était pas ainsi, c’est-à-dire si l’on ne donnait pas une valeur plus importante au résultat des actions qui durent le plus longtemps, l’acteur ne les entreprendrait nullement, et choisirait des actions temporellement plus courtes. Ce qui sépare l’acteur de la fin qu’il recherche, c’est précisément un certain espace de temps (entendu comme l’ensemble d’étapes dans son processus d’action) ; d’où il est évident que l’être humain, à circonstances égales, préférera toujours atteindre ses objectifs le plus tôt possible, et ne sera disposé à en retarder la satisfaction que s’il considère subjectivement qu’il peut ainsi en atteindre de plus grande valeur.

Nous avons ouvert la porte, au paragraphe précédent et sans presque nous en apercevoir, à la catégorie logique de la préférence temporelle qui établit que, ceteris paribus, l’acteur préfère satisfaire ses besoins ou atteindre ses objectifs le plus tôt possible. Ou autrement dit, l’acteur choisira toujours, entre deux objectifs de valeur identique selon son point de vue subjectif, celui qui sera disponible le plus tôt. Ou bien, plus brièvement encore, on préfère toujours, à égalité de circonstances, les « biens présents » aux « biens futurs ». Cette loi de la préférence temporelle n’est qu’une autre façon d’exprimer le principe essentiel selon lequel tout acteur prétend, dans le processus de son action, atteindre ses objectifs le plus tôt possible. La préférence temporelle n’est donc pas une catégorie psychologique ou physiologique, mais est une exigence de la structure logique de toute action qui se trouve dans l’esprit de tout être humain. C’est pourquoi la loi de tendance exprimée plus haut, selon laquelle les acteurs entreprennent des actions de plus longue durée, en espérant par là atteindre des objectifs de plus grande valeur, et la loi de la préférence temporelle que nous venons d’énoncer, selon laquelle on préfère toujours, à égalité de circonstances, les biens les plus proches dans le temps, ne sont que deux manières différentes d’exprimer la même réalité.

 

4.3. Capital et biens d’investissement

 

On appelle biens d’investissement les étapes intermédiaires de chaque processus d’action, considérées subjectivement comme telles par l’acteur. Ou, si l’on veut, le bien d’investissement sera chacune des étapes intermédiaires, subjectivement considérée comme telle, dans lesquelles se concrétise ou se matérialise tout processus productif entrepris par l’acteur. C’est pourquoi on doit toujours considérer les biens d’investissement dans un contexte téléologique, où la fin recherchée et la perspective de l’acteur quant aux étapes nécessaires pour l’atteindre sont leurs éléments définitoires essentiels (Kirzner, 1996 : 13-122).

Les biens d’investissement sont, donc, les « biens économiques d’ordre supérieur » sur lesquels Carl Menger avait déjà théorisé, ou, si l’on préfère, les facteurs de production qui se matérialisent dans chacune des étapes intermédiaires d’un processus d’action concret. Les biens d’investissement apparaissent, en outre, comme la conjonction de trois éléments essentiels : ressources naturelles, travail et temps, tous combinés au cours d’un processus d’action entrepreneuriale créé et entrepris par l’homme.

La condition sine qua non pour produire des biens d’investissement est l’épargne, entendue comme le renoncement à la consommation immédiate. En effet, l’acteur ne pourra atteindre les étapes intermédiaires successives d’un processus d’action, de plus en plus éloignées dans le temps, que s’il a préalablement renoncé à entreprendre des actions ayant un résultat temporel plus proche ; c’est-à-dire s’il a renoncé à des objectifs satisfaisant plus tôt des besoins humains et qui sont donc temporellement plus immédiats (consommation). Dans le but d’illustrer cet aspect important, nous allons expliquer en premier lieu, comme Böhm-Bawerk, le processus d’épargne et de placement en biens d’investissement, réalisé isolément par un acteur individuel, par exemple Robinson Crusoé sur son île (Böhm-Bawerk, 1998 : 198-211).

Supposons que Robinson Crusoé vienne d’arriver sur son île et qu’il se consacre, comme unique moyen de subsistance, à la cueillette de mûres, qu’il prend directement à la main sur les arbustes. Il récolte, en consacrant tout son effort journalier à la cueillette de mûres, une quantité de fruits qui lui permet de subsister et même d’en manger quelques-unes de plus que les strictement nécessaires à sa survie quotidienne. Au bout de plusieurs semaines à ce régime, Robinson Crusoé découvre entrepreneurialement que, s’il avait une gaule de bois de plusieurs mètres de long, il pourrait arriver plus haut et plus loin, frapper les arbustes avec force et obtenir la récolte de mûres qu’il nécessite, en beaucoup plus grande abondance et beaucoup plus vite. Le seul problème est qu’il calcule pouvoir mettre cinq jour entiers à chercher l’arbre, d’où il sortira la gaule, et à la préparer, en ôtant ses branches, ses feuilles et ses imperfections ; cinq jours pendant lesquels il devra forcément interrompre la cueillette de mûres. Il doit donc, s’il veut confectionner la gaule, réduire un peu sa consommation de mûres, mettre le reste de côté dans un panier, jusqu’à ce qu’il dispose d’une quantité suffisante pour lui permettre de subsister pendant la durée de cinq jours prévue pour le processus de production de la gaule. Après avoir planifié son action, Robinson Crusoé décide de l’entreprendre ; pour ce faire, il doit d’abord économiser une partie des mûres qu’il cueille chaque jour à la main, et réduire sa consommation dans cette même proportion. Il est clair que cela suppose pour lui un sacrifice inévitable, mais il pense qu’il en vaut nettement la peine par rapport au but tant désiré qu’il s’est fixé. Et ainsi, il décide, par exemple, pendant dix jours, de réduire sa consommation (c’est-à-dire économiser), en amassant l’excédent de mûres dans un panier jusqu’à obtenir une quantité calculée suffisante à son alimentation pendant qu’il produira la gaule.

Böhm-Bawerk illustre, par cet exemple, la manière dont tout processus de placement en biens d’investissement exige l’épargne préalable, c’est-à-dire la réduction de la consommation au-dessous de son niveau potentiel. Quand Robinson Crusoé a économisé assez de mûres, il se consacre alors, pendant cinq jours, à chercher la branche dont il fera la gaule de bois, à l’arracher et à la perfectionner. Comment se nourrit-il durant les cinq jours que dure le processus productif de fabrication de la gaule, et qui le maintient forcément éloigné de la récolte quotidienne de mûres ? Tout simplement, en utilisant les mûres amassées dans le panier pendant les dix jours précédents où il a épargné, souffrant un peu de la faim, la part nécessaire de sa production de mûres faite « à la main ». De cette façon, si les calculs de Robinson Crusoé ont été corrects, il disposera, au bout des cinq jours, de la gaule (bien d’investissement) ; celle-ci n’est autre qu’une étape intermédiaire, temporellement plus éloignée (de cinq jours d’épargne) des processus de production immédiate de mûres que Robinson Crusoé entreprenait jusque là.

Il est important de comprendre que Robinson Crusoé doit coordonner le mieux possible son comportement présent en fonction de son probable comportement futur. Ainsi, doit-il éviter d’entreprendre des processus d’action trop longs par rapport à l’épargne réalisée, car il serait tragique qu’il se trouve sans mûres (c’est-à-dire, consomme ce qu’il a épargné) à mi-chemin d’un processus de fabrication d’un bien d’investissement, sans avoir atteint le but fixé. Il doit aussi éviter d’épargner trop, par rapport aux nécessités d’investissement qu’il aura ensuite, puisqu’il sacrifierait ainsi inutilement sa consommation immédiate. C’est précisément l’appréciation subjective de sa préférence temporelle qui permet à Robinson Crusoé de coordonner ou d’ajuster correctement son comportement présent en fonction de ses besoins et de ses comportements prévus pour le futur. Le fait que sa préférence temporelle ne soit pas absolue permet qu’il puisse sacrifier une partie de sa consommation présente durant une série de jours, dans l’espoir de rendre possible la production de la gaule.

Le fait que sa préférence temporelle ne soit pas nulle explique qu’il ne consacre son effort qu’à un bien d’investissement accessible dans une période de temps limité et au prix d’un sacrifice (épargne) réalisé pendant peu de jours. En tout cas, il faut comprendre que les ressources réelles épargnées, initialement matérialisées dans les mûres du panier, sont précisément celles qui permettent à Robinson Crusoé de subsister pendant la période de temps qu’il consacre à fabriquer le bien d’investissement, et où il ne pratique pas la récolte directe de mûres. Par la suite, certains biens d’investissement (les mûres économisées) sont progressivement remplacés par d’autres (la gaule de bois) à mesure que Robinson Crusoé mêle son travail et les ressources naturelles dans un processus entrepreneurial qui dure un certain temps et que Robinson Crusoé peut affronter grâce aux biens de consommation initialement épargnés.

Ainsi donc, dans une économie moderne, où il existe de multiples agents économiques qui remplissent simultanément diverses fonctions, on appelle capitaliste l’agent économique dont la fonction est justement d’épargner, c’est-à-dire de consommer moins que ce qu’il crée ou produit ; il met à la disposition des travailleurs, durant le processus productif dans lequel ils interviennent, les biens de consommation nécessaires à leur subsistance (de même que Robinson Crusoé agit en capitaliste, quand il économise les mûres lui permettant ensuite de se nourrir tandis qu’il produit la gaule de bois). Par conséquent, le capitaliste libère, en épargnant, des ressources (biens de consommation), dont peuvent vivre ces travailleurs consacrés aux étapes productives plus éloignées de la consommation finale, c’est-à-dire à la production de biens d’investissement.

À la différence de ce qui se passait avec Robinson Crusoé, la structure des processus productifs de l’économie moderne est très complexe et extrêmement étendue, du point de vue temporel. Elle est formée d’une multitude d’étapes, toutes en relation les unes avec les autres et divisées en de multiples sous-processus, qui se réalisent dans les innombrables projets d’action continuellement entrepris par les hommes.

Ainsi, par exemple, on peut considérer que la structure productive du processus de production d’une voiture est formée de centaines et même de milliers d’étapes, qui requièrent une période de temps très longue (plusieurs années, même), depuis le moment où, par exemple, on conçoit le modèle du véhicule (étape la plus éloignée de la consommation finale), en passant par la commande aux fournisseurs des matériaux correspondants, les différentes lignes de montage, la commande des diverses pièces du moteur et de tous leurs accessoires, et ainsi de suite jusqu’aux étapes les plus proches de la consommation, telles que le transport et la distribution aux concessionnaires, la réalisation de campagnes publicitaires, l’exposition et la vente au public (Skousen, 1990).

Il  est  clair  que,  de  même  que  la  différence  entre  le  Robinson Crusoé « riche » avec la gaule et le Robinson Crusoé « pauvre » sans elle résidait dans le fait que le premier disposait d’un bien d’investissement obtenu grâce à une épargne préalable, la différence essentielle entre les sociétés riches et les sociétés pauvres ne réside pas dans le fait que les premières consacrent plus d’efforts au travail, ni même qu’elles disposent de plus vastes connaissances en matière de technologie, mais fondamentalement dans le fait que les nations riches possèdent un meilleur complexe de biens d’investissement entrepreneurialement bien placés, sous forme de machines, d’outillages, d’ordinateurs, de programmes informatiques, de bâtiments, de produits semi élaborés, etc., que l’épargne préalable des citoyens a rendu possible. En outre, les biens d’investissement de ce réseau très complexe qu’est la structure productive réelle d’une économie moderne ne sont pas perpétuels, mais toujours transitoires en ce sens qu’ils se dépensent et se consomment physiquement pendant le processus productif, ou bien deviennent obsolètes. Cela signifie que l’agent économique, qui veut maintenir intact son stock de biens d’investissement, doit faire face à leur dépréciation et à leur usure, et, s’il veut augmenter encore le nombre d’étapes, prolonger les processus et les rendre plus productifs, il devra accumuler une épargne pour une quantité supérieure même au minimum nécessaire pour faire face à la stricte part d’amortissement, comme expression comptable de la dépréciation de ses biens d’investissement.

De plus, comme règle générale, et c’est là un aspect important à retenir de la théorie autrichienne des cycles économiques, on peut affirmer que les biens d’investissement sont difficilement reconvertibles, et que plus ils sont proches de l’étape finale de consommation, plus ils deviennent difficilement reconvertibles. De sorte que, si les circonstances changent, si l’acteur change d’avis, ou se rend compte qu’il a commis une erreur, il se peut que les biens d’investissement, qu’il a fabriqués jusqu’à ce moment-là, deviennent absolument inutilisables, ou ne puissent être utilisés qu’après une reconversion coûteuse.

Nous pouvons maintenant introduire le concept de capital, distinct, du point de vue économique, de celui de « biens d’investissement » (en espagnol, bienes de capital). On peut, en effet, définir le concept de capital comme la valeur des biens d’investissement à prix de marché, valeur estimée par les acteurs individuels qui achètent et qui vendent des biens d’investissement sur un marché libre. Nous voyons donc que le capital est simplement un concept abstrait ou un instrument de calcul économique ; c’est-à-dire une estimation ou un jugement subjectif sur la valeur de marché que les entrepreneurs croient que les biens d’investissement peuvent avoir, et en fonction de laquelle ils les achètent et les vendent constamment, et essaient de faire des profits entrepreneuriaux dans chaque transaction. Si ce n’était pas grâce aux prix de marché et à l’estimation subjective de la valeur-capital des biens qui forment les étapes intermédiaires des processus productifs, il serait impossible dans une société moderne d’estimer ou de calculer si la valeur finale des biens qu’on veut produire avec les biens d’investissement compense ou non le coût encouru dans les processus productifs ; il ne serait pas non plus possible de distribuer de façon coordonnée les efforts des êtres humains qui interviennent dans les différents processus d’action.

C’est pourquoi, dans une économie socialiste, où il n’y a pas de marchés libres ni de prix de marché, on ne peut pas dire que le capital existe, bien qu’on puisse considérer qu’il y a des biens d’investissement. L’absence d’un marché libre et l’intervention coercitive de l’État dans l’Économie, qui constituent l’essence du socialisme, empêchent, en plus ou moins grande mesure, l’exercice de l’entrepreneurialité dans le domaine des biens d’investissement et tendent, donc, à engendrer des désajustements systématiques de type intertemporel. C’est là, précisément, et comme on le verra plus loin, l’essence du théorème sur l’impossibilité du calcul économique socialiste, développé par les théoriciens de l’École Autrichienne. Car, sans liberté pour exercer la fonction entrepreneuriale, ni marchés libres pour les biens d’investissement et l’argent, le calcul économique nécessaire concernant l’extension horizontale et verticale des différentes étapes du processus productif ne peut pas se faire, et cela provoque un comportement d’incoordination généralisée qui désorganise la société et empêche son développement harmonieux. Dans les processus entrepreneuriaux de coordination intertemporelle, il existe un prix de marché important qui joue un rôle de premier plan : à savoir, celui des biens présents par rapport aux biens futurs, plus souvent appelé taux d’intérêt, qui règle la relation entre la consommation, l’épargne et l’investissement dans les sociétés modernes et que nous allons examiner au paragraphe suivant.

 

4.4. Le taux d’intérêt

 

Nous l’avons vu, l’être humain apprécie toujours davantage, dans son échelle de valeurs et à égalité de circonstances, les biens présents que les biens futurs. Cependant, l’intensité psychique relative de cette différence d’appréciation subjective varie beaucoup d’un être humain à l’autre, et elle peut même beaucoup changer au cours de sa vie, en fonction de ses circonstances particulières. Cette différente intensité psychique de l’appréciation des biens présents par rapport aux biens futurs, dans l’échelle de valeurs de chaque être humain, fait que, dans un marché où se trouvent beaucoup d’agents économiques, chacun d’eux ayant une préférence temporelle distincte et variable, il apparaît de multiples occasions de faire des échanges mutuellement profitables.

Ainsi, les personnes à basse préférence temporelle seront disposées à renoncer à des biens présents pour obtenir, en échange, des biens futurs d’une valeur pas beaucoup plus élevée, et ils réaliseront des échanges en donnant leurs biens présents à d’autres, qui auront une préférence temporelle plus haute et apprécieront, donc, avec plus d’intensité relative le présent que le futur. L’élan même et la perspicacité de la fonction entrepreneuriale conduit à l’existence, dans la société, d’une tendance à déterminer un prix de marché des biens présents par rapport aux biens futurs. Justement, du point de vue de l’École Autrichienne, le taux d’intérêt est le prix de marché des biens présents en fonction des biens futurs.

Le taux d’intérêt est donc le prix déterminé dans un marché où les offrants ou vendeurs de biens présents sont précisément les épargnants, c’est-à-dire tous ceux qui sont relativement plus disposés à renoncer à la consommation immédiate, pour obtenir, en échange, une plus grande valeur de biens dans le futur. Les acheteurs ou demandeurs de biens présents sont tous ceux qui consomment des biens et des services immédiats (travailleurs, propriétaires de ressources naturelles, de biens d’investissement, ou des deux combinés). Car le marché de biens présents et de biens futurs, où se fixe le prix que nous avons appelé taux d’intérêt, est formé par toute la structure productive de la société, dans laquelle les épargnants ou capitalistes renoncent à la consommation immédiate et offrent des biens présents aux propriétaires des facteurs originels de production (travailleurs et propriétaires des ressources naturelles) et aux propriétaires des biens d’investissement, afin d’acquérir, en échange, la propriété intégrale d’une valeur de biens supposée supérieure, une fois que leur production sera terminée dans le futur. L’effet positif (ou négatif) des profits (ou des pertes) éliminé, cette différence de valeur tend à coïncider justement avec le taux d’intérêt.

Il est important de comprendre comment les économistes autrichiens soulignent que ce qu’on appelle marché de crédits, où l’on peut obtenir des prêts en payant le taux d’intérêt correspondant, n’est qu’une partie, relativement peu importante, du marché général où s’échangent des biens présents pour des biens futurs, et qui est formé par toute la structure productive de la société, dans laquelle les propriétaires des facteurs originels de production et des biens d’investissement agissent comme demandeurs de biens présents, et les épargnants comme offrants. Par conséquent, le marché de prêts à court, moyen et long terme n’est qu’un sous-ensemble de ce marché, beaucoup plus vaste, où s’échangent des biens présents pour des biens futurs et par rapport auquel il n’a qu’un rôle subsidiaire et dépendant ; et tout cela malgré que, du point de vue le plus populaire, le marché de crédits soit le plus visible et évident.

Il faut dire que les seules sommes directement observables sont ce qu’on pourrait appeler le taux d’intérêt brut ou de marché (qui coïncide avec le taux d’intérêt du marché de crédit) et les profits comptables bruts de l’activité productive. Le premier est formé par le taux d’intérêt tel que nous l’avons défini (appelé, parfois aussi, taux d’intérêt originel ou naturel), plus la prime de risque correspondant à l’opération en question ; il s’agit d’une sorte de prime pour l’inflation ou la déflation espérée, c’est-à-dire pour la diminution ou l’augmentation espérée du pouvoir d’achat de l’unité monétaire avec laquelle se réalisent et se calculent les transactions entre biens présents et biens futurs.

En second lieu, les profits comptables bruts sont, eux aussi, directement observables sur le marché ; ils s’obtiennent dans l’activité productive spécifique à chaque étape du processus de production, et tendent à égaler le taux d’intérêt brut ou de marché, tel qu’on l’a défini au paragraphe précédent, plus ou moins les profits ou pertes entrepreneuriaux purs. Comme, dans tout marché, les profits et les pertes entrepreneuriales tendent à disparaître, à cause de la concurrence entre les entrepreneurs, les profits comptables de chaque activité productive par période de temps tendent à égaler le taux d’intérêt brut de marché. C’est pourquoi il est possible qu’une entreprise, même rapportant des profits comptables, souffre, en réalité, des pertes entrepreneuriales, si ces profits comptables n’atteignent pas la quantité nécessaire pour dépasser la composante implicite du taux d’intérêt brut de marché, appliqué sur les ressources investies par les capitalistes dans leur affaire, pendant l’exercice économique.

Dans une économie moderne, l’ajustement entre les comportements présents et futurs devient possible précisément grâce à la capacité exercée par la fonction entrepreneuriale dans le marché où s’échangent des biens présents pour des biens futurs et se fixe le taux d’intérêt, comme prix de marché des uns en fonction des autres. De cette façon, plus l’épargne est importante, c’est-à-dire plus l’offre ou la vente de biens présents est importante, à égalité de circonstances, plus bas sera leur prix en termes de biens futurs, et, donc, plus le taux d’intérêt de marché sera réduit ; cela indiquera aux entrepreneurs qu’il existe une plus grande disponibilité de biens présents pour augmenter la durée et la complexité des étapes du processus productif, et les rendre, si j’ose dire, plus productives. Au contraire, plus l’épargne est réduite, c’est-à-dire qu’à égalité de circonstances, moins les agents économiques sont disposés à renoncer à la consommation immédiate de biens présents, plus le taux d’intérêt de marché sera élevé. Par conséquent, un taux de marché élevé indique que l’épargne est relativement peu importante, et c’est là un signe dont les entrepreneurs doivent obligatoirement tenir compte, afin de ne pas prolonger indûment les différentes étapes du processus productif, ce qui provoquerait des incoordinations et des désajustements très dangereux pour le développement continu, sain et harmonieux de la société. En somme, le taux d’intérêt indique aux entrepreneurs quelles nouvelles étapes productives ou quels nouveaux projets d’investissement ils peuvent et doivent entreprendre ou pas, pour maintenir, dans la mesure du possible, la coordination des comportements des épargnants, des consommateurs et des investisseurs, afin d’éviter que les diverses étapes productives soient trop courtes ou ne se prolongent indûment.

Le taux d’intérêt joue, en tant que prix de marché ou taux social de préférence, un rôle décisif, dans toute économie moderne, quand il s’agit de coordonner le comportement des consommateurs, des épargnants et des producteurs. Et précisément, la théorie autrichienne sur les crises économiques, développée par Mises et Hayek, se fonde sur l’analyse théorique des effets de la manipulation monétaire du taux d’intérêt, qui produit un manque de coordination dans le comportement des agents économiques, car elle distord gravement la structure productive de la société et rend inévitable son douloureux réajustement ou reconversion sous forme de récession économique.

 

4.5. Böhm-Bawerk contre Marshall

 

Malgré l’alliance conjoncturelle, déjà mentionnée, qui eut lieu entre les théoriciens autrichiens et les néoclassiques au cours du débat sur les méthodes ou Methodenstreit, il y eut, en plus, une série de débats parallèles, de grand intérêt, menés par Böhm-Bawerk à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. La première de ces polémiques est celle que Böhm-Bawerk entretient avec Marshall. Böhm-Bawerk reproche à Marshall d’avoir empêché la pleine réception, dans le monde anglo-saxon, de la révolution subjectiviste amorcée par Menger et, en particulier, d’avoir essayé de réhabiliter le vieil objectivisme de Ricardo, du moins du côté de l’offre, à propos de la détermination des prix par des fonctions d’offre et de demande. Marshall, en effet, a utilisé la fameuse comparaison des ciseaux qui, dotés de deux bras (l’offre et la demande), fixeraient ensemble les prix (d’équilibre) dans le marché. Ainsi, de même qu’on admettait que la demande était fondamentalement déterminée par des considérations subjectives d’utilité, le côté de l’offre était avant tout déterminé, selon Marshall, par des considérations « objectives » relatives au coût historique (c’est-à-dire « donné » et connu) de production.

Böhm-Bawerk a réagi énergiquement contre la doctrine de Marshall, en répondant à l’économiste anglais qu’il ignorait en dernière instance que le coût soit aussi une valeur subjective (c’est-à-dire une appréciation subjective des fins auxquelles on renonce en agissant), et que les coûts monétaires n’étaient que les prix de marché des facteurs de production, déterminés en dernière instance, eux aussi, par les appréciations d’utilité concernant tous les biens de consommation alternatifs qu’ils permettraient de produire ; de sorte qu’il était indiscutable que non seulement une, mais les deux parties des fameux ciseaux d’Alfred Marshall se fondaient sur des considérations subjectives d’utilité (Böhm-Bawerk, 1959 : vol. III, 97-115 ; et 1962a : 303-370).

 

4.6. Böhm-Bawerk contre Marx

 

La critique démolisseuse que Böhm-Bawerk fit contre la théorie marxiste de l’exploitation ou plus-value et qui se trouve dans le volume I de Capital et intérêt est, elle aussi, importante (Böhm-Bawerk, 1987 : 101-201).

Böhm-Bawerk présente aux marxistes les arguments suivants : en premier lieu, il n’est pas certain que tous les biens économiques soient le produit du facteur travail. D’une part, il y a les biens de la nature qui, rares et utiles pour atteindre des objectifs humains, sont des biens économiques, bien qu’ils ne supposent aucun travail. D’autre part, il est évident que deux biens, même s’ils supposent une quantité de travail identique, peuvent avoir une valeur très différente sur le marché, si la durée de leur production est différente.

Deuxièmement, la valeur des biens est quelque chose de subjectif, car, on l’a déjà vu, la valeur n’est qu’une appréciation que l’homme fait lorsqu’il agit : il projette sur les moyens l’importance qu’il leur attribue pour atteindre un but déterminé. C’est pourquoi, des biens qui supposent une grande quantité de travail peuvent avoir une valeur très réduite, et même ne rien valoir sur le marché, si l’acteur se rend compte ensuite qu’ils ne sont utiles pour atteindre aucun but.

Troisièmement, les théoriciens de la valeur travail tombent dans une contradiction insoluble et dans le vice du raisonnement circulaire, puisque si le travail détermine la valeur des biens économiques et est, à son tour, déterminé, pour ce qui est de son évaluation, par la valeur des biens économiques nécessaires pour le reproduire et maintenir la capacité productive du travailleur, il se trouve qu’on finit par raisonner circulairement, sans jamais parvenir à expliquer ce qui détermine, en dernière instance, la valeur.

Et, enfin, quatrièmement, il est évident, pour Böhm-Bawerk, que les défenseurs de la théorie de l’exploitation ignorent, de façon flagrante, la loi de la préférence temporelle et, donc, la catégorie logique de ce qu’à égalité de circonstances, les biens présents ont toujours une valeur supérieure aux biens futurs. Le résultat de cette erreur est qu’ils prétendent qu’on paie le travailleur plus que ce qu’il ne produit réellement, lorsqu’ils disent qu’on lui donne, quand il réalise son travail, la valeur intégrale d’un bien qui ne sera produit qu’au bout d’une période plus ou moins longue. De sorte qu’il n’y a que deux possibilités ; soit les travailleurs décident d’attendre le temps du processus productif pour avoir la propriété intégrale du produit final (ce serait le cas des coopératives), soit ils travaillent pour un autre, auquel cas ils recevront à l’avance la valeur retenue, précisément par le taux d’intérêt, de la valeur finale du produit. Mais prétendre payer aujourd’hui aux travailleurs la valeur intégrale d’un produit, qui ne sera terminé que dans un lendemain lointain, est nettement injuste, puisque cela supposerait de payer aux travailleurs une valeur très supérieure à ce qu’ils ont réellement produit.

Böhm-Bawerk a écrit, enfin, un article consacré à manifester les inconsistances logiques et les contradictions dans lesquelles Marx était tombé, en essayant de résoudre, dans le volume III du Capital, les erreurs et les contradictions de sa théorie de l’exploitation, telle qu’elle avait été développée initialement dans le volume I du même ouvrage (Böhm-Bawerk, 1962b : 201-302 ; 2000).

 

4.7. Böhm-Bawerk contre John Bates Clark
et son concept mythique du capital

 

En général, l’École Néoclassique a suivi une tradition qui est préalable à la révolution subjectiviste et considère un système productif, dans lequel les différents facteurs de production donnent lieu, de manière homogène et horizontale, aux biens et aux services de consommation, sans tenir aucun compte de leur situation dans le temps et dans l’espace dans une structure d’étapes productives de nature temporelle, comme en tiennent compte les théoriciens de l’École Autrichienne. Ce cadre statique est celui que John Bates Clark (1847-1938), professeur d’Économie à l’Université de Colombia à New York, et dont l’énergique réaction anti-subjectiviste dans le domaine de la théorie du capital et de l’intérêt est encore aujourd’hui la base de tout l’édifice néoclassique monétariste, a retenu et poussé jusqu’à ses ultimes conséquences.

En effet, la production et la consommation sont, pour Clark, simultanées, sans qu’il y ait d’étapes dans le processus productif ni qu’il soit nécessaire d’attendre un laps de temps quelconque pour obtenir les résultats correspondants des processus de production. Clark considère que le capital est un fond permanent ou perpétuel qui engendre « automatiquement » des revenus sous forme d’intérêts. Pour Clark, plus ce fond social, que constitue le capital, sera grand, plus l’intérêt sera bas, et sans que le phénomène de la préférence temporelle influe en rien sur lui (Clark, 1893 : 302-315 ; 1895 : 257-278 ; 1907). De plus, comme on le verra au chapitre consacré à Hayek, la conception de Bates Clark est celle que suivent fidèlement Frank H. Knight, Stigler, Friedman et les autres théoriciens de l’École de Chicago.

Il est facile de voir que la conception du processus productif de Clark n’est qu’une transposition de la conception de l’équilibre de Walras au domaine de la théorie du capital. Walras, on le sait, a développé un modèle d’économie en équilibre général, décrit à travers un système d’équations simultanées, qui prétend expliquer la formation des prix de marché des différents biens et services. Selon l’optique autrichienne, la faiblesse principale de la modélisation de Walras est de faire des rapprochements, à travers un système d’équations simultanées, entre grandeurs (variables et paramètres) qui ne sont pas simultanées, mais qui se succèdent dans le temps de façon séquentielle, à mesure que le processus productif, mû par les actions des agents participant au système économique, avance. En somme, le modèle d’équilibre général de Walras est un modèle strictement statique, qui fait des rapprochements entre des grandeurs hétérogènes du point de vue temporel, et ne tient pas compte du cours du temps, mais décrit de façon synchronisée des relations réciproques entre variables et paramètres différents, qui ne sont jamais simultanés dans la vie réelle.

Il est impossible, naturellement, d’expliquer les processus économiques réels en se servant d’une conception de l’économie dépourvue de dimension temporelle et dans laquelle l’étude de la génération séquentielle des processus de marché brille par son absence. Il est surprenant qu’une théorie comme celle que défend Clark ait été, cependant, de manière générale, la plus enracinée dans la Science Économique jusqu’à nos jours, et apparaisse dans la plupart des livres d’introduction qu’étudient nos élèves. Dans presque tous, en effet, on commence par expliquer le modèle dit de « flux circulaire du revenu », qui décrit l’interdépendance existant entre la production, la consommation et les échanges entre les différents agents économiques (économies domestiques, entreprises, etc.), et on fait abstraction totale du rôle que joue le temps dans le déroulement des évènements économiques. C’est-à-dire qu’on suppose, dans ce modèle, que tout se passe à la fois, supposition « simplificatrice » fausse et infondée, qui, outre qu’elle empêche de répondre aux problèmes importants de l’économie réelle, constitue un obstacle quasiment incontournable à ce qu’ils soient découverts et analysés par les spécialistes de notre science.

Böhm-Bawerk a immédiatement réagi face à la posture objectiviste de Clark et de son école. Il a ainsi qualifié de mythique et mythologique le concept de capital de Clark, et indiqué que tout processus productif se réalise non pas comme conséquence de la participation d’un fonds homogène mystérieux, mais comme résultat de la coopération de biens d’investissement concrets, qui doivent toujours être préalablement conçus, produits, sélectionnés et combinés par les entrepreneurs, au cours d’un processus qui prend du temps. Böhm-Bawerk dit, en plus, que le capital est, pour Clark, une espèce de « value-jelly », ou concept fictif, et prophétise que son utilisation donnera lieu à des erreurs fatales dans le développement futur de la théorie économique. En effet, Böhm-Bawerk signale, avec une prescience remarquable, que, si la vision statique et circulaire de Clark devait prévaloir, les doctrines de la sous-consommation, réfutées depuis longtemps par les économistes, resurgiraient inévitablement, comme cela s’est effectivement produit, quand sont apparus Keynes et son école (Böhm-Bawerk, 1985 : 113-131).

Böhm-Bawerk considère également fausses les théories qui, comme celle de Clark, basent l’intérêt sur la productivité marginale du capital. Pour Böhm-Bawerk, en effet, les théoriciens qui croient que l’intérêt est déterminé par la productivité marginale du capital ne peuvent pas expliquer, entre autres choses, pourquoi la concurrence entre les différents entrepreneurs ne fait pas que la valeur présente des biens d’investissement sur le marché tende à être identique à celle de leur produit espéré correspondant, auquel cas il ne resterait aucun différentiel de valeur entre coûts et produit tout au long de la période de production. Il faut dire que les théories basées sur la productivité ne sont, comme le remarque Böhm-Bawerk à juste titre, qu’un reste de la conception objectiviste de la valeur, d’après laquelle celle-ci serait déterminée par le coût historique encouru dans le processus productif des différents biens et services. Cependant, ce sont les prix qui déterminent les coûts, et non pas l’inverse, comme nous le savons, au moins depuis Luis Saravia de la Calle. C’est-à-dire qu’on encourt des coûts, parce que les agents économiques pensent pouvoir obtenir, pour les biens de consommation qu’ils produiront, une valeur supérieure à la leur. Il en est de même pour la productivité marginale de chaque bien d’investissement ; celle-ci est déterminée en dernière instance par la valeur future des biens et services de consommation qu’il aide à produire et donne lieu, à travers un processus d’escompte, à la valeur actuelle de marché du bien d’investissement en question (qui n’a rien à voir avec son coût de production).

L’intérêt doit donc avoir une existence et une genèse autonomes par rapport aux biens d’investissement et fondées, comme on l’a déjà dit, sur les appréciations subjectives de préférence temporelle des êtres humains. On comprend facilement pourquoi les théoriciens de l’école de Clark-Knight ont commis l’erreur de considérer que le taux d’intérêt est déterminé par la productivité marginale du capital, simplement en observant qu’intérêt et productivité marginale du capital deviennent égaux dans les circonstances suivantes : premièrement, un contexte d’équilibre parfait, où il ne se produit aucun changement ; deuxièmement, une conception du capital comme fonds mythique qui s’autoreproduit tout seul, sans qu’il y ait besoin de prendre des décisions entrepreneuriales spécifiques sur son amortissement ; troisièmement, une conception de la production comme « processus » instantané qui, donc, ne dure pas dans le temps. Si ces trois circonstances, aussi absurdes qu’éloignées de la réalité, se produisent, le revenu du bien d’investissement est toujours égal au taux d’intérêt. On saisit alors parfaitement que les théoriciens imbus de la conception synchronique et instantanée du capital se soient laissé tromper par l’égalité mathématique entre revenu et intérêt, qui se réalise dans ces hypothèses irréelles, et qu’ils se soient lancés à faire cette affirmation théorique inadmissible, selon laquelle c’est la productivité qui détermine le taux d’intérêt, et non pas l’inverse, comme l’indiquent précisément les autrichiens. Pour ceux-ci, la productivité marginale plus ou moins élevée (c’est-à-dire la valeur du flux futur de revenus) ne détermine que le prix de marché de chaque bien d’investissement, qui tendra à égaler la valeur actuelle escomptée (par le taux d’intérêt) dudit flux de revenus espérés. Parallèlement, une augmentation (ou diminution) du taux d’intérêt (déterminé par la préférence temporelle) produira une diminution (ou augmentation) de la valeur actuelle (prix de marché) de chaque bien d’investissement (indépendamment de son coût historique de production), à travers le processus d’escompte correspondant (en utilisant le taux d’intérêt) du flux futur de revenus espérés, et précisément jusqu’au niveau où il coïncide avec le taux d’intérêt (et la part nécessaire d’amortissement) (Böhm-Bawerk, 1986 : 132-213 ; Mises, 1995 : 624).

En somme, et face à l’hyperréalisme des historicistes, Böhm-Bawerk dénonce maintenant l’hyporéalisme, ou mieux encore, l’absence totale de réalisme de la conceptualisation statique du capital de Clark et de ses partisans. Tout processus de production prend du temps, et avant qu’il ne se termine, il faut passer par une série d’étapes qui se matérialisent en un ensemble très hétérogène et variable de biens d’investissement ; ceux-ci ne s’autoreproduisent tout seuls et automatiquement en aucun cas, mais se forment par suite d’actions entrepreneuriales concrètes et d’une série de décisions qui, si elles ne sont pas prises, donneront même lieu à la consommation et à la disparition des biens d’investissement existants.

En outre, et comme on l’a déjà dit, le prix des biens d’investissement, selon Böhm-Bawerk, n’est pas déterminé par leur coût historique de production, mais par l’estimation escomptée par le taux d’intérêt de la valeur de leur future productivité, de sorte que c’est la productivité qui tend toujours à suivre l’intérêt (déterminé par la préférence temporelle), et non pas l’inverse.

Les économistes néoclassiques pensent que le taux d’intérêt en équilibre est déterminé de façon simultanée par l’offre et la demande de capital ; l’offre serait ainsi déterminée par des considérations subjectives relatives à la préférence temporelle, tandis que la demande serait effectuée par les entrepreneurs en fonction de la productivité marginale du capital (c’est-à-dire en fonction de considérations essentiellement objectives). Ce point de vue, parallèle à celui de Marshall, lorsqu’il explique la détermination des prix sur le marché, est rejeté par Böhm-Bawerk et les économistes autrichiens ; ceux-ci soulignent que les entrepreneurs demandent des fonds comme simples intermédiaires des travailleurs et des propriétaires des facteurs de production, qui sont les demandeurs finals des biens présents sous forme de salaires et de revenus en échange du transfert aux entrepreneurs de la propriété d’une valeur, éventuellement supérieure, de biens futurs (qui seront disponibles seulement à la fin du processus productif).

C’est pourquoi, pour les économistes autrichiens, les deux côtés, aussi bien l’offre que la demande de biens d’investissement, seront déterminés par des considérations subjectives de préférence temporelle ; argumentation qui, dans le domaine de la détermination du taux d’intérêt, est parallèle à celle que développa Böhm-Bawerk contre Marshall, quand il critiqua son désir de maintenir, tout au moins pour un côté du processus de détermination des prix, la vieille conception objectiviste et ricardienne de l’École Classique d’Économie.

 

4.8. Wieser et le concept subjectif du coût d’opportunité

 

Un autre théoricien de l’École Autrichienne, fréquemment cité, est Friedrich von Wieser (1851-1926), beau-frère de Böhm-Bawerk et, lui aussi, professeur, d’abord à Prague, puis à Vienne. Bien que nous devions à Wieser quelques apports intéressants, parmi lesquels on doit citer le développement de la conception subjectiviste du coût, en tant que valeur subjective que donne l’acteur aux objectifs auxquels il renonce quand il agit (concept subjectif de coût d’opportunité), conception due à Menger, de même que le terme « utilité marginale », grenznutzen, de grenz, « frontière », et nutzen, « utilité », qu’il fut le premier à employer, cependant les dernières recherches ont montré que Wieser était un théoricien plutôt influencé par l’École de Genève que par l’École Autrichienne elle-même. Mises, en effet, a même écrit que « Wieser n’a pas été un penseur créatif et, en général, il a fait plus de mal que de bien. Il n’a jamais véritablement compris le fond de la conception subjectiviste de l’École Autrichienne, défaut qui lui a fait commettre des erreurs malheureuses. Ainsi, sa théorie de l’imputation est indéfendable. Ses idées sur le calcul de la valeur donnent le droit de conclure que, plus qu’un membre de l’École Autrichienne, il doit être considéré comme un membre de l’École de Lausanne, c’est-à-dire de l’école de Walras et de ceux qui ont développé le concept d’équilibre économique » (Mises, 1978 : 38).

 

4.9. Le triomphe du modèle d’équilibre
et du formalisme positiviste

 

Jusqu’aux années trente du XXe siècle, les économistes avaient plutôt utilisé le modèle d’équilibre comme un outil intellectuel auxiliaire qui devait faciliter, par contraste, la théorisation sur les processus réels de marché. Cependant, on a cessé, durant les années trente, de considérer l’équilibre comme un simple outil auxiliaire et, peu à peu, il est devenu, exclusivement, le seul objet de recherche important et intéressant pour la plupart des économistes. Durant cette période, l’équilibre devient, à l’initiative des économistes néoclassiques, l’objet central de recherche, et, en général, on ne s’intéresse plus à l’étude des processus dynamiques de marché ; les économistes autrichiens demeurent, de ce fait, isolés dans leur programme de recherche, sans être souvent conscients du changement important qui se produit dans le courant dominant de la discipline. Ainsi, Hicks a même affirmé qu’en réalité les autrichiens n’étaient pas une secte particulière, étrangère au courant économique principal, mais qu’ils représentaient, avant ces années-là, le courant économique principal, alors que les autres (le néoclassicisme naissant, défenseur de l’équilibre) se trouvaient hors du courant dominant (Hicks, 1973 : 12).

Il est vrai que, durant plusieurs années, la tension entre l’équilibre entendu comme outil auxiliaire ou comme objet central de recherche est restée latente. La preuve en est le cas de Pareto, qui, en 1906, a reconnu le caractère purement auxiliaire de l’équilibre par son affirmation que « la solution du système d’équations décrivant l’équilibre allait, dans la pratique, au-delà de la capacité de l’analyse de l’équilibre, et que, dans ce cas, un changement de rôles était nécessaire, puisque les mathématiques ne pourraient plus venir au secours de l’économie politique, et que ce serait, au contraire, l’économie politique qui viendrait au secours des mathématiques. En d’autres termes, même si toutes les équations étaient connues dans la réalité, la seule manière de les résoudre serait d’observer la solution réelle donnée par le marché » (Pareto, 1906 : paragraphe 217). Cela dit, Pareto conclut, en même temps, dans ce même ouvrage (Pareto, 1906 : paragraphe 57) et à propos du concept de courbe d’indifférence introduit préalablement par Edgeworth, que, pour déterminer l’équilibre économique, le processus réel du marché et même l’« être humain peuvent disparaître pourvu qu’il nous laisse en héritage la photographie de ses goûts, représentée par le tableau de courbes d’indifférence correspondant ».

Cette tension (ou plutôt contradiction) entre le réalisme et le modèle d’équilibre est illustrée de façon encore plus dramatique, si l’on considère l’ensemble de l’œuvre de Pareto, qui fut, on le sait, non seulement un théoricien de l’équilibre général, mais aussi un remarquable sociologue, inspirateur même de toute une école sociologique, au sein de la discipline des finances publiques italienne.

Le triomphe du panphysicalisme et du monisme méthodologique inspirés par Schlick, Mach et les autres positivistes du « Cercle de Vienne », qui réclamaient l’application de la méthode de la Physique, avec ses relations fonctionnelles constantes et ses expériences de laboratoire, à toutes les sciences, l’Économie y comprise, a beaucoup à voir dans cette évolution de la pensée économique. Cet objet méthodologique, que Walras avait déclaré, auparavant, embrasser de façon explicite, après avoir lu le traité du physicien Poinsot, a été suivi aussi intégralement et sans aucune nuance par Schumpeter, depuis 1908 déjà, dans son livre sur L’essence et le contenu essentiel de l’économie politique comme science (Schumpeter, 1908).

Wieser, qui continuait de défendre la position de l’École Autrichienne, tout au moins dans le domaine de la méthodologie, a fait un compte rendu profondément critique du panphysicalisme de Schumpeter (Wieser, 1911). Wieser reproche à Schumpeter, en particulier, d’être tombé dans l’instrumentalisme méthodologique (adopté ensuite par Milton Friedman et les positivistes de l’École de Chicago) et d’avoir voulu appliquer à l’économie la méthode — étrangère à elle — de la physique et de la mécanique (vice qu’Hayek baptisa plus tard « scientisme »). Le cas de Léon Walras illustre particulièrement bien ce vice : il y tomba après avoir lu d’affilée le traité du physicien Louis Poinsot, où cet auteur décrivait les différentes parties des systèmes physiques interconnectées et en équilibre par l’action de forces opposées. Walras raconte qu’il lut le livre de Poinsot en quelques jours et décida de l’utiliser comme modèle pour son programme de recherche. Son objectif serait, à partir de ce moment-là, de faire pour l’économie la même chose que ce qu’avait fait Poinsot pour la physique et la mécanique (Mirowoski, 1991).

Il n’est pas étonnant que ce procédé de recherche ait paru extrêmement mauvais aux théoriciens de l’École Autrichienne, préoccupés de construire une théorie sur les processus réels et dynamiques qui ont lieu dans le marché, et ne sont jamais en situation d’équilibre. Wieser reproche, en outre, aux panphysicalistes de ne pas reconnaître que les lois de l’économie théorique doivent être forcément génético-causales et non pas fonctionnelles, car on connaît l’origine des phénomènes par introspection et les relations fonctionnelles sont, comme on l’a déjà indiqué, simultanées, elles ne tiennent pas compte du phénomène du temps et de la créativité entrepreneuriale, et mettent en rapport des quantités hétérogènes du point de vue temporel.

Cependant, il faudra attendre les apports de Mises et d’Hayek pour que les théoriciens de l’École Autrichienne soient pleinement conscients de l’abîme méthodologique qui les sépare de leurs collègues néoclassiques de l’équilibre, ce qui s’est produit à l’occasion de deux autres polémiques importantes, dans lesquelles ont été impliqués les autrichiens : la polémique sur l’impossibilité du socialisme, et celle entre Hayek et Keynes. Nous allons étudier en détail, dans les prochains chapitres, les principaux apports de Mises et d’Hayek, et la grande importance qu’ont eu ces polémiques pour le développement ultérieur du paradigme autrichien.



5. LUDWIG VON MISES
ET LA CONCEPTION DYNAMIQUE DU MARCHÉ

 

 

 

5.1. Introduction

 

Ludwig von Mises a été capable, mieux qu’aucun autre membre de l’École Autrichienne, d’extraire l’essence du paradigme créé par Menger, et de l’appliquer à une série de secteurs économiques nouveaux, qui devaient donner un élan définitif à l’École Autrichienne au XXe siècle. Pour Mises, en effet, « ce qui distingue l’École Autrichienne et lui vaudra une célébrité immortelle est précisément d’avoir développé une théorie de l’action économique et non pas de la « non action » ou « équilibre économique » » (Mises, 1978 : 36). Mises a appliqué, mieux que quiconque, cette conception dynamique du marché à de nouveaux secteurs auxquels on n’avait pas encore appliqué le point de vue analytique de l’École Autrichienne ; il a favorisé son développement dans le domaine de la théorie de la monnaie, du crédit et des cycles économiques, a développé une théorie raffinée de la fonction entrepreneuriale comme moteur coordinateur dans le marché, et a épuré les fondements méthodologiques de l’École et la théorie dynamique comme solution de remplacement face aux conceptions fondées sur l’équilibre, et tout cela de façon intellectuellement féconde et suggestive. Avec Mises, l’École Autrichienne reçoit, donc, l’élan théorique définitif à partir duquel ses disciples, Hayek le premier, seront les protagonistes de la renaissance de l’École Autrichienne, amorcée dans les dernières décennies du XXe siècle.

 

5.2. Brève notice biographique

 

Ludwig Edler von Mises est né le 29 septembre 1881 à Lemberg, qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois. La ville natale de Mises s’appelle aujourd’hui Lvov et appartient à la République Indépendante d’Ukraine. Le père de Ludwig fit ses études à l’École Polytechnique de Zürich et fut un ingénieur important, spécialisé dans la construction de chemins de fer. Ludwig était l’aîné de trois frères ; l’un d’eux mourut enfant, et l’autre, Richard, devint un mathématicien et un logicien positiviste prestigieux, avec qui Ludwig n’entretint que de froides relations personnelles.

Mises a avoué qu’il était devenu économiste après avoir lu, à Noël 1903, les Principes d’économie politique de Carl Menger (Mises, 1978 : 33) ; reçu docteur en Droit le 20 février 1906, il assista jusqu’en 1914 au séminaire d’Économie qu’Eugène von Böhm-Bawerk dispensait à l’Université de Vienne. Mises se montra bientôt, avec J. A. Schumpeter, le participant le plus brillant de ce séminaire ; Mises a toujours considéré celui-ci comme un théoricien confus et superficiel, toujours désireux d’« épater », et qui avait abandonné la tradition inégalée de l’École Autrichienne pour tomber dans les griffes du scientisme néoclassique.

Mises commença à enseigner en 1906 ; il enseigna d’abord, pendant six ans, l’Économie à l’École de Commerce pour filles de Vienne, et ensuite, à partir de 1913 et pendant vingt ans, comme professeur à l’Université de Vienne. Il fut nommé, en 1934, professeur titulaire de chaire d’Économie Internationale à l’Institut Universitaire de Hautes Études Internationales de Genève, en Suisse, et, fuyant Hitler, il partit au début de la seconde guerre mondiale pour les États-Unis ; il prit la nationalité américaine et fut nommé professeur de l’Université de New York, poste qu’il occupa jusqu’à sa retraite en 1969.

Entre 1920 et 1934, Mises a organisé, dirigé et dispensé un célèbre séminaire d’Économie (Privatseminar) dans son bureau officiel de la Chambre de Commerce de Vienne ; il y était directeur de son Département d’Économie et secrétaire général ; cela lui a permis d’exercer une grande influence sur la politique économique de son pays. Les assistants aux réunions de ce séminaire, qui avaient lieu le vendredi après-midi, comprenaient non seulement les étudiants qui préparaient leur thèse sous la direction de Mises, mais aussi, et sur invitation, de célèbres économistes du monde entier. Parmi les participants de langue allemande, Friedrich A. Hayek, Fritz Machlup, Gottfried von Haberler, Oskar Morgenstern, Paul L. M. Rosenstein-Rodan, Felix Kaufmann, Alfred Schütz, Richard von Strigl, Karl Menger (le fils mathématicien de Carl Menger, fondateur de l’École Autrichienne) et Erich Voegelin ont assisté régulièrement aux réunions du séminaire.  Du Royaume-Uni et des États-Unis Lionel Robins, Hugh Gaitskell, Ragnar Nurkse et Albert G. Hart, entre autres. Plus tard, aux États-Unis, Mises reprit son séminaire à l’Université de New York ; les réunions se tenaient le jeudi après-midi, et durèrent de l’automne 1948 au printemps 1969. Durant cette seconde étape, on signalera, d’entre les nombreux participants, ceux qui allaient devenir les professeurs Murray N. Rothbard et Israël M. Kirzner.

Ludwig von Mises fut nommé docteur honoris causa de l’Université de New York, et, à la demande de Hayek, de l’Université de Fribourg (Brisgovie, Allemagne) ; il fut également décoré, en 1962, de la médaille d’honneur des sciences et des arts de la République d’Autriche, et nommé Distinguished Fellow de l’American Economic Association en 1969. Von Mises mourut à New York le 10 octobre 1973 (juste un an avant que son meilleur disciple, F. A. Hayek, ne reçoive le prix Nobel d’Économie pour ses contributions à la Science Économique), après avoir publié 22 livres et des centaines d’articles et de monographies sur des sujets économiques, catalogués et commentés dans deux gros volumes par Bettina Bien Greaves et Robert McGee (Bien Greaves et McGee, 1993, 1995).

Mises a eu la chance d’avoir une très longue vie académique de presque soixante-dix années du XXe siècle ; il a été reconnu, de son vivant, comme un économiste de renommée universelle (Rothbard, 1985). Ainsi, Henry C. Simons le considérait déjà en 1944 comme « le plus grand professeur d’Économie vivant ». De son côté, Milton Friedman, économiste positiviste de l’École de Chicago, nullement suspect de sympathie à l’égard des postures théoriques de Mises, le définit, peu après sa mort en 1973, comme « l’un des grands économistes de tous les temps » (Mises, 1995 : 1). Un autre prix Nobel d’Économie, Maurice Allais, a écrit que Mises fut « un homme d’une intelligence exceptionnelle dont les contributions à la Science Économique ont toutes été de premier ordre » (Allais, 1989 : 307). Enfin, Robbins, évoquant le souvenir de Mises dans son autobiographie intellectuelle, conclut « je ne comprends pas que quiconque qui ne soit pas aveuglé par des préjugés d’ordre politique et qui lise les contributions de Mises à l’économie et son magistral traité d’économie L’action humaine, n’apprécie pas immédiatement sa qualité rare et n’expérimente pas une stimulation intellectuelle de premier ordre » (Robbins, 1971 : 108).

 

5.3. Théorie de la monnaie, du crédit et des cycles économiques

 

Dès le début de sa vie académique, lorsque Mises a commencé à assister au séminaire de Böhm-Bawerk, il s’est rendu compte qu’il fallait, d’une part, appliquer la conception subjectiviste de l’économie, que Menger avait reprise, en matière de monnaie et de crédit, et, d’autre part, analyser les effets des manipulations de la monnaie et du crédit sur la structure de biens d’investissement, telle que Böhm-Bawerk l’avait étudiée. Ainsi, Mises publia en 1912, à l’âge de trente et un ans, la première édition de son livre La théorie de la monnaie et du crédit (Mises, 1997), qui allait bientôt devenir le traité de théorie monétaire standard dans tout le continent européen.

Ce premier apport séminal de Mises dans le domaine monétaire a supposé un grand pas en avant et fait progresser le subjectivisme et la conception dynamique de l’École Autrichienne : il les a appliqués en matière monétaire et expliqué la valeur de la monnaie en se fondant sur la théorie de l’utilité marginale. En outre, Mises a résolu, le premier, le problème, apparemment insoluble, du raisonnement circulaire au sujet de l’application de la théorie de l’utilité marginale à la monnaie. En effet, le prix ou pouvoir d’achat de la monnaie est déterminé par son offre et sa demande ; la demande de monnaie est faite par les hommes, qui ne se basent pas sur l’utilité directe que procure la monnaie, mais la font précisément en fonction de son pouvoir d’achat. Mises a résolu, justement, ce raisonnement apparemment circulaire avec son théorème régressif de la monnaie (Mises, 1995 : 491- 500). Selon ce théorème, la demande de monnaie est déterminée non pas par le pouvoir d’achat d’aujourd’hui (ce qui entraînerait le raisonnement circulaire), mais par la connaissance qu’a l’acteur grâce à son expérience du pouvoir d’achat que la monnaie a eu hier. Le pouvoir d’achat d’hier est, à son tour, déterminé par une demande d’argent qui s’est faite sur la base de la connaissance que l’on avait de son pouvoir d’achat d’avant-hier. Et ainsi de suite, jusqu’au moment de l’histoire où, pour la première fois, une certaine marchandise (or ou argent) a commencé à être demandée aussi comme moyen d’échange. On voit, donc, que le théorème régressif de la monnaie n’est qu’une application, en remontant dans le temps, de la théorie de Menger sur l’apparition évolutive de l’unité monétaire.

La théorie de la monnaie et du crédit, comme on l’a déjà dit, est vite devenue l’ouvrage standard en matière monétaire, et a été utilisée comme tel dans toutes les universités importantes du continent européen. Et nous disons du continent européen, car, n’ayant pas été traduite en anglais avant les années trente, elle a eu, lamentablement, peu d’importance dans le monde anglo-saxon. Ainsi, par exemple, Keynes a lui-même reconnu que « j’aurais fait plus souvent allusion au travail de Mises et d’Hayek si leurs livres, que je ne connais que par les échos de la presse, avaient paru quand le développement de ma propre pensée en était à ses débuts, et si ma connaissance de l’allemand n’était pas si pauvre (je ne comprends en allemand, que ce que je sais déjà, de sorte que les idées nouvelles me sont inaccessibles à cause de la langue) » (Keynes, 1996 : 181).

Le livre de Mises a inclus également, quoique de façon embryonnaire, le développement d’une théorie des cycles économiques tout à fait remarquable, qui plus tard serait universellement connue sous le nom de « théorie autrichienne du cycle économique ». Mises, en effet, s’est rendu compte, en appliquant les théories monétaires de la Currency School aux théories subjectivistes du capital et de l’intérêt de Böhm-Bawerk, commentées plus haut, que la création expansive de crédits et de dépôts sans l’appui d’épargne effective (moyens fiduciaires), que produisait le système bancaire basé sur un coefficient de réserve fractionnaire dirigé par une banque centrale, non seulement engendrait une croissance cyclique et incontrôlée de l’offre monétaire, mais aussi entraînait, inévitablement, en se concrétisant dans la création ex nihilo de crédits à taux d’intérêt artificiellement réduits, une « prolongation » artificielle et insoutenable des processus productifs ; ceux-ci tendaient ainsi indûment à être excessivement intensifs en capital.

D’après Mises, l’amplification de tout processus inflationniste par l’expansion de crédit fera marche arrière, tôt ou tard, de façon spontanée et inexorable, et produira une crise ou récession économique, où les erreurs commises au niveau de l’inversion se manifesteront ; il y aura un chômage massif et il faudra liquider et réassigner toutes les ressources erronément investies. Mises propose, pour éliminer l’apparition récurrente de cycles économiques, d’établir un système bancaire avec un coefficient de caisse de cent pour cent pour les dépôts à vue, et il termine son livre par l’affirmation suivante : « Il est évident que la seule façon d’éliminer l’influence humaine sur le système de crédit est de supprimer toute émission ultérieure de moyens fiduciaires. L’idée fondamentale de la loi de Peel reste en vigueur, et il faut inclure, dans l’interdiction législative, l’émission de crédit sous forme de soldes bancaires, de manière encore plus complète que dans l’Angleterre de son époque. Ce serait une erreur de supposer que l’organisation moderne de l’échange puisse continuer ainsi. Elle porte en elle le germe de sa propre destruction ; le développement des moyens fiduciaires conduira inévitablement à son effondrement » (Mises, 1997 : 377-379).

Le développement, par Mises, de la théorie du cycle a permis, en plus, l’intégration, pour la première fois, des aspects « micro » et « macro » de la théorie économique ; ceux-ci étaient jusqu’alors restés séparés, car on croyait impossible d’appliquer la théorie de l’utilité marginale à la monnaie et, donc, de développer toute la théorie monétaire sur la base de concepts agrégés tels que le niveau général des prix et d’autres. Mises a fourni, en outre, l’instrument analytique capable d’expliquer les phénomènes récurrents d’essor et de récession qui touchent les marchés et qui sont intervenus depuis qu’existe le système bancaire moderne de réserve fractionnaire, y compris les grandes récessions inflationnistes des années soixante et la récente crise financière et économique des marchés asiatiques (Huerta de Soto, 1998 : 375-392). Il n’est donc pas étonnant que Mises ait été le promoteur principal de la création de l’Institut Autrichien d’Études de la Conjoncture Économique où il y plaça F. A. Hayek, au début, comme directeur, et que cet Institut ait été le seul capable de prédire la Grande Dépression de 1929 comme résultat inexorable des excès monétaires et de crédit des « heureuses » années vingt qui suivirent la Première Guerre Mondiale (Skousen, 1993 : 247-284). Il faut également souligner que Mises et ses disciples épurèrent la théorie des cycles parallèlement à l’analyse de l’impossibilité du socialisme, que l’on commentera au paragraphe suivant ; et l’on peut, en fait, considérer que la théorie autrichienne des crises n’est qu’une application particulière des effets d’incoordination produits par l’intervention des gouvernements en matière fiscale, monétaire et de crédit. Celle-ci fait toujours naître une incoordination systématique (intra et intertemporelle) dans la structure productive réelle de l’économie.

 

5.4. Théorème de l’impossibilité du socialisme

 

Le troisième grand apport de Mises est sa théorie de l’impossibilité du socialisme.

Pour Mises, une telle impossibilité, du point de vue subjectiviste autrichien, est quelque chose d’évident, et si les auteurs néoclassiques ne s’en sont pas rendu compte, c’est, fondamentalement, à cause de l’approche méthodologique erronée, adoptée dans leurs travaux de recherche, et, en particulier, du fait qu’ils ont modélisé des états d’équilibre, en supposant disponible toute l’information nécessaire : « L’erreur, selon laquelle il peut exister un ordre rationnel de la gestion économique dans une société fondée sur la propriété publique des moyens de production, a son origine dans la théorie erronée de la valeur, formulée par les économistes classiques, tout comme dans l’incapacité tenace de nombreux économistes modernes à saisir le théorème fondamental de la théorie subjective et à comprendre jusqu’au bout tout ce qui en découle. La vérité est que seules les erreurs de ces écoles faisaient prospérer les idées socialistes » (Mises, 1995 : 250).

Pour Mises, si la source de toutes les volitions, évaluations et connaissances se trouve dans la capacité créative de l’être humain acteur, tout système fondé sur l’exercice de la contrainte violente contre la liberté d’agir, comme c’est le cas du socialisme, et, dans une moindre mesure, de l’interventionnisme, empêchera l’apparition, dans l’esprit des acteurs individuels, de l’information nécessaire pour coordonner la société. Mises s’est rendu compte que le calcul économique, entendu comme tout jugement de valeur sur le résultat en termes d’évaluation des différents courants d’action alternatifs s’ouvrant à l’acteur, doit disposer d’une information de première main et devient impossible dans un système qui, comme le socialiste, se fonde sur la coercition et empêche, dans une plus ou moins grande mesure, l’échange volontaire (dans lequel se concrétisent, se découvrent et se créent les évaluations individuelles) et l’utilisation libre de l’argent, entendu comme moyen d’échange volontairement et communément accepté.

Le concept et l’analyse du calcul économique, et leur importance dans le domaine de la théorie économique, sont l’un des aspects essentiels de la pensée de Mises. Le mérite de Mises, dans ce domaine, est peut-être d’avoir su établir théoriquement la connexion existante entre le monde subjectif des évaluations individuel (ordinal) et le monde externe des estimations de prix de marché fixés en unités monétaires (monde cardinal propre du calcul économique). Le « pont » entre un monde et l’autre devient possible chaque fois que s’effectue une action d’échange interpersonnelle qui, suscitée par les différentes évaluations subjectives des parties, se concrétise en un prix monétaire de marché ou relation historique d’échange en unités monétaires ; celle-ci a une existence réelle quantitative déterminée et peut être utilisée ultérieurement par l’entrepreneur comme information précieuse pour évaluer l’évolution future des évènements et prendre des décisions (calcul économique). Il apparaît donc comme évident que, si l’on entrave, par la force, la liberté humaine d’action, les échanges volontaires interpersonnels n’auront pas lieu ; le pont ou connexion qu’ils supposent entre le monde subjectif de la création d’information et des évaluations directes (ordinal) et le monde externe des prix (cardinal) disparaîtra, et tout calcul économique deviendra, de ce fait, impossible (Rothbard, 1991 : 64-65).

Mises conclut donc que là où la liberté de marché, prix de marché et/ou monnaie n’existent pas, il ne peut y avoir aucune sorte de calcul économique « rationnel », si l’on entend par « rationnel » le calcul réalisé en disposant de l’information nécessaire (pas arbitraire) pour l’effectuer.

Les idées essentielles de Mises sur le socialisme ont été systématisées et incluses dans son grand traité critique sur ce système social, dont la première édition en allemand date de 1922 ; il a été traduit, par la suite, en anglais, en français, et finalement en espagnol, sous le titre Socialismo : analisis économico et sociologico (Mises, 1989).

Le Socialisme de Mises a connu également une popularité extraordinaire en Europe et a eu pour résultat, entre autres conséquences, de réussir à ce que des théoriciens de l’envergure de F. A. Hayek, au départ socialiste fabien, Wilhelm Röpke et Lionel Robbins changent d’opinion après l’avoir lu et se convertissent au libéralisme. Cet ouvrage est, en outre, à l’origine de la troisième grande polémique (après la Methodenstreit et la polémique autour du concept de capital) dans laquelle ont été impliqués les théoriciens de l’École Autrichienne : la polémique sur l’impossibilité du calcul économique socialiste. Cette polémique représente l’un des débats les plus importants de l’histoire de la pensée économique, elle a duré plusieurs décennies et a été fondamentale pour le développement et la dépuration des divers aspects différentiels de l’École Autrichienne d’Économie. On reconnaît, en outre, aujourd’hui et de façon générale (même les anciens théoriciens socialistes), que les membres de l’École Autrichienne ont gagné le débat sur l’impossibilité du socialisme. Ainsi, par exemple, Robert L. Heilbroner a affirmé que « Mises était dans le vrai... Le socialisme a été la grande tragédie de ce siècle » (Heilbroner, 1990 : 1110-1111). De même, les disciples d’Oscar Lange, Brus et Laski ont conclu que Lange et les théoriciens socialistes « n’ont jamais réussi à répondre au défi des autrichiens » (Brus et Laski, 1985 : 60 ; Huerta de Soto, 1992).

Il est important, pour conclure ce paragraphe, de souligner que l’argument de Mises sur l’impossibilité du socialisme est un argument théorique relatif à l’erreur intellectuelle qu’implique toute idée socialiste : on ne peut pas organiser la société par voie d’ordres coercitifs, étant donné l’impossibilité pour l’organe de contrôle d’obtenir l’information nécessaire à cela. L’argument de Mises est donc un argument théorique sur l’impossibilité pratique du socialisme. Ou, si l’on préfère, l’argument théorique par antonomase, car la théorie n’est qu’une analyse abstraite, formelle et qualitative de la réalité, mais qui ne doit jamais perdre contact avec elle ; elle doit être, au contraire, aussi importante que possible pour les cas et les processus qui se présentent dans la réalité. Il est donc tout à fait incorrect de penser que l’analyse de Mises concerne l’impossibilité du socialisme du point de vue du modèle formel de l’équilibre ou « logique pure du choix », comme l’ont cru à tort de nombreux et illustre auteurs néoclassiques, incapables de distinguer entre « théorie » et analyse de l’équilibre. Mises lui-même, en effet, prit soin dès 1920 de nier expressément que son théorème soit applicable au modèle de l’équilibre, qui, en présupposant dans son énoncé que toute l’information nécessaire doit être disponible, fait que le problème économique fondamental que pose le socialisme est considéré par définition résolu ab initio et passe donc inaperçu pour le théoricien néoclassique. Le problème, d’après Mises, vient au contraire de ce que l’organe de contrôle manque, lorsqu’il émet un ordre favorable ou contraire à un projet économique déterminé, de l’information nécessaire pour savoir s’il a agi correctement ou pas et ne peut donc faire aucun calcul ou estimation économique. Si l’on suppose que l’organe de contrôle dispose de toute l’information nécessaire et qu’en plus il n’y a pas de changements, il est évident qu’aucun problème de calcul économique ne se pose, puisqu’on considère au départ qu’un tel problème n’existe pas. Ainsi, Mises a écrit que « l’économie en état d’équilibre peut se passer de calcul économique, étant donné qu’en de telles circonstances les évènements économiques se répètent de façon récurrente ; et si nous supposons que le point de départ d’une économie socialiste de caractère statique coïncide avec l’état final d’une économie concurrentielle, on pourrait concevoir un système socialiste de production rationnellement contrôlé du point de vue économique. Cependant, cette possibilité n’a qu’un caractère conceptuel, étant donné qu’il ne peut pas y avoir d’état d’équilibre dans la vie réelle, où l’information économique change constamment ; c’est pourquoi le modèle statique n’est qu’une hypothèse théorique sans connexion avec les circonstances de la vie réelle » (Mises, 1935 : 109).

L’argument de Mises est donc un argument de type théorique concernant l’impossibilité logique du socialisme, mais c’est une théorie et une logique concernant l’action humaine et les processus sociaux, dynamiques et spontanés de type réel qu’elle entraîne, et non une logique ou une théorie construites sur l’action mécanique exercée dans un cadre d’équilibre parfait par des êtres « omniscients », aussi inhumains qu’éloignés de la réalité. Ou, comme Mises l’a mieux expliqué encore dans son livre sur le socialisme, « dans la société stationnaire il n’existe plus rien à résoudre qui ait besoin du calcul économique, parce que ce qui aurait dû être résolu, l’a déjà été auparavant. Pour employer des expressions très courantes, souvent un peu fausses, nous pourrions dire : le calcul économique est un problème de l’économie dynamique et non pas de l’économie statique » (Mises, 1989 : 120-121). Cette affirmation de Mises coïncide parfaitement avec la tradition la plus caractéristique de l’École Autrichienne, telle que Menger l’avait initiée, que Böhm-Bawerk l’avait ensuite développée, et que Mises lui-même l’a fait progresser, à la troisième génération. Il ne faut donc pas s’étonner, puisqu’il n’y a besoin d’aucun calcul économique dans l’équilibre, que seuls les adeptes d’une école qui, comme l’Autrichienne, ont centré leur programme de recherche scientifique sur l’analyse théorique des processus dynamiques de type réel existant sur le marché, et non pas sur le développement de modèles d’équilibre mécanicistes plus ou moins partiels ou généraux, aient été capables de découvrir le théorème de l’impossibilité du calcul économique socialiste.

Par conséquent, pour les théoriciens néoclassiques qui, comme ceux de l’École de Chicago, identifient la théorie et l’analyse statique des modèles d’équilibre, le socialisme ne semble poser aucun problème théorique, dans la mesure où ils supposent, dans leurs modèles, que toute l’information nécessaire est disponible. Nous pouvons ainsi, par exemple et comme échantillon, citer de nouveau le fondateur de l’École de Chicago, Frank H. Knight, qui a même affirmé que « le socialisme est un problème politique, dont il faut discuter en termes de sociologie sociale et politique, mais au sujet duquel la théorie économique n’a pas grand-chose à dire » (Knight, 1938 : 267-268). Les économistes socialistes néoclassiques, comme Oskar Lange et ses partisans (Lippincot, Dickinson, Durbin, Taylor, Lerner) sont tombés dans la même erreur, lorsqu’ils ont argumenté que l’analyse économique de l’équilibre « démontrait » que Mises s’était « trompé », puisque le système d’équations simultanées de Walras démontrait qu’il existait une solution au problème de coordination économique que Mises avait posé. Aucun de ces théoriciens de l’équilibre n’a compris en quoi consistait le défi de Mises et de Hayek, et ils ne se sont pas rendu compte que, n’adoptant pas la position dynamique de ceux-ci, ils n’étaient absolument pas capables de voir les problèmes théoriques qu’ils avaient découverts. Les effets dévastateurs de la méthodologie néoclassique et positiviste, qui ont empêché des théoriciens de grande valeur d’apprécier les problèmes véritablement intéressants du monde économique réel, ne se sont peut-être manifestés en aucun autre domaine de la Science Économique de façon aussi claire.

 

5.5. Théorie de la fonction entrepreneuriale

 

Considérer l’être humain comme protagoniste inévitable de tout processus social constitue l’essence du quatrième apport fondamental de Mises dans le domaine de la Science Économique. Mises, en effet, se rend compte que l’Économie, centrée au départ autour d’un type idéal historique dans le sens de Max Weber, l’homo economicus, se généralise et devient, grâce à la conception subjectiviste de Menger, toute une théorie générale sur l’action et l’interaction humaines (praxéologie, dans la terminologie de Mises). Les caractéristiques et les implications essentielles de l’action et de l’interaction humaines sont étudiées très en détail et constituent l’objet fondamental de recherche du très complet traité d’économie que Mises a écrit et intitulé, précisément, L’action humaine (Mises, 1995). Mises considère que toute action a une composante entrepreneuriale et spéculative ; il développe une théorie de la fonction entrepreneuriale, en tant que capacité de l’être humain de créer et de se rendre compte des occasions subjectives de gain ou de profit apparaissant autour de lui et d’agir de façon à en profiter.

Ainsi, Mises manifeste expressément que l’élément essentiel de la fonction entrepreneuriale réside dans sa capacité créative : « Seul est créatif l’esprit humain qui dirige l’action et la production » (Mises, 1995 : 169). De même, il critique durement les erreurs populaires selon lesquelles le profit entrepreneurial ne provient que de la simple prise de risques, alors que le risque n’engendre qu’un coût supplémentaire du processus productif, qui n’a rien à voir avec le profit entrepreneurial (Mises, 1995 : 953-954). Il fait également référence à l’idée, essentiellement fausse, que la fonction entrepreneuriale est un facteur de gestion de production qui peut être acheté et vendu sur le marché par suite d’une décision maximisatrice. Pour Mises, au contraire, « aucun titre universitaire n’est nécessaire pour triompher dans le monde des affaires. Les écoles et les facultés préparent du personnel subalterne pour remplir des fonctions routinières, mais ne produisent pas d’entrepreneurs ; on ne peut pas enseigner l’art d’être entrepreneur. L’homme devient entrepreneur en sachant profiter d’occasions et en occupant des créneaux » (Mises, 1995 : 380).

La théorie de la fonction entrepreneuriale de Mises a été considérablement développée ces dernières années par un de ces disciples les plus brillants, Israël M. Kirzner, professeur d’Économie à l’Université de New York, dont nous aurons l’occasion de commenter les apports au chapitre 7.

En outre, la capacité entrepreneuriale de l’être humain n’explique pas seulement sa recherche et sa création constantes d’information nouvelle en ce qui concerne les objectifs et les moyens, mais elle est aussi la clé permettant de comprendre la tendance coordinatrice qui apparaît dans le marché de façon spontanée et continue si on n’y exerce pas un contrôle coercitif. C’est cette capacité coordinatrice de la fonction entrepreneuriale qui, comme on l’a expliqué aux chapitres 1 et 2, rend possible l’élaboration d’un corpus logique de théorie économique sans besoin de tomber dans les vices de l’analyse scientiste (mathématique et statistique) qui, fondée sur des postulats de constance, émane et est une mauvaise imitation du monde étranger de la Physique et des autres Sciences Naturelles (Mirowski, 1991).

 

5.6. Méthode de l’économie politique

 

Mises est enfin, et en cinquième lieu, le théoricien de l’École Autrichienne qui a traité, de la façon la plus systématique et intégrée, de la méthode de l’économie politique. Les sciences sociales ou, si l’on préfère, les sciences de l’action humaine comprennent, selon Mises, deux grandes branches : la praxéologie (théorie générale de l’action humaine, dont la partie la plus développée est l’Économie) et l’histoire. Le domaine de la praxéologie est l’application de la catégorie conceptuelle d’« action humaine » ; il suffit simplement de déduire les théorèmes praxéologiques de l’essence de l’action humaine. De sorte que la théorie économique se construit d’une manière apriorique et déductive à partir du concept et catégorie d’action. On part, pour ce faire, d’un petit nombre d’axiomes fondamentaux qui sont inclus dans le concept d’action. Le plus important d’entre eux est la catégorie même d’action, en ce sens que tous les hommes choisissent leurs objectifs en tâtonnant et cherchent des moyens adéquats pour les atteindre, et tout cela selon leurs échelles de valeurs. Un autre axiome nous dit que les moyens, s’ils sont limités, seront d’abord consacrés à atteindre les objectifs les plus estimés et, ensuite seulement, à la satisfaction d’autres moins urgents (« loi de l’utilité marginale décroissante »). Troisièmement, de deux biens de caractéristiques identiques, disponibles à des moments différents, on préfèrera toujours le bien le plus rapidement disponible (« loi de la préférence temporelle »). D’autres éléments essentiels du concept d’action humaine sont que l’action se déroule toujours dans le temps, que le temps est limité, et que les personnes agissent dans le but de passer d’un certain état à un autre qui les satisfasse davantage.

Cela étant, Mises s’est fondé sur des raisonnements logico-déductifs et a construit, en partant de ces axiomes, la théorie économique centrée sur les problèmes de la vie réelle ; il a introduit, au bon endroit, dans la chaîne correspondante de raisonnements logico-déductifs, les faits intéressants tirés de l’expérience. Ainsi, les faits résultants de l’expérience, que l’on connaît et que l’on interprète à la lumière de la théorie de l’action humaine, sont ensuite réutilisés par elle sous forme d’« hypothèses » pour construire des théorèmes plus importants pour la vie réelle.

L’expérience, selon Mises, s’utilise donc exclusivement pour orienter la curiosité du chercheur vers certains problèmes. Il nous dit quelles recherches nous devrions faire, mais ne nous indique pas le chemin méthodologique à suivre pour rechercher notre connaissance. Et il faut en tout cas, d’après Mises, être bien persuadé, premièrement, qu’on ne peut connaître aucun phénomène de la réalité, sans, auparavant, avoir interprété celle-ci au moyen des concepts et des théorèmes de l’action humaine ; et, deuxièmement, que seule la pensée, et en aucun cas l’expérience, peut orienter la recherche vers ces catégories hypothétiques d’actions humaines et de problèmes dont on peut penser, pour une raison quelconque, qu’ils pourront être importants dans le futur, sans l’avoir jamais été dans le passé.

La seconde branche des sciences de l’action humaine est l’histoire. L’histoire n’est que la collection et l’étude systématique des faits tirés de l’expérience concernant l’action humaine. Elle traite donc du contenu concret de l’action humaine dans le passé.

C’est pourquoi l’historien doit, pour cultiver sa discipline, disposer d’un corps théorique qui lui permette d’interpréter la réalité. Il a aussi besoin d’un jugement spécial d’appréciation qui lui indique les aspects les plus importants des faits du passé qu’il étudie (Verstehen ou compréhension), jugement d’appréciation qui convertit sa discipline en un véritable art.

Ces jugements de valeur et de compréhension sont ceux qu’utilise aussi l’acteur, chaque fois qu’il doit faire une prédiction sur l’évolution de son environnement, qui concerne les actions concrètes auxquelles il est mêlé. Cependant, en économie, on ne peut pas faire, d’après Mises, de prédictions « scientifiques », c’est-à-dire semblables à celles que l’on fait dans les sciences de la nature. Par contre, les lois de notre discipline sont purement logico-déductives et, si l’on veut, ne peuvent établir que des prédictions de nature « qualitative ». Cela dit, de telles prédictions n’ont rien à voir avec celles que l’on fait dans le domaine de la physique ou du génie civil et on ne peut naturellement pas établir avec précision de prédictions sur le futur de faits concrets. Il est vrai que l’homme est constamment contraint, au quotidien, de préparer son action et d’agir en tenant compte de certaines croyances sur l’évolution des évènements futurs. Dans le but de faire de telles « prédictions », l’homme utilise, comme moyen, ses connaissances théoriques pour interpréter les faits de la réalité immédiate, et, se servant toujours de la compréhension, c’est-à-dire de sa connaissance des circonstances particulières du cas où il se trouve, « prédit » quelle sera, à son avis, l’évolution des évènements qui pourront concerner son action.

L’incertitude où se trouve l’être humain par rapport aux faits futurs est donc très grande ; il peut seulement la réduire, sans jamais parvenir à l’annuler, s’il a de bonnes connaissances de théorie et une profonde expérience des jugements de valeur et des motivations qui conduisent les hommes à réaliser certaines actions et à manifester certains comportements. Ainsi, c’est un fait expérimenté, certaines personnes sont mieux préparées que d’autres pour organiser entrepreneurialement leur action future. Et, en particulier, l’entrepreneur est quiconque agit en tenant compte de ce qu’il croit que sera l’évolution des faits à venir. En ce sens, nous sommes tous, d’après Mises, des entrepreneurs, car tous les hommes doivent entreprendre, chaque jour, des actions en tenant compte de ce qu’ils croient qu’il se produira dans le futur. Il correspond, donc, à l’homme en général, doté d’une capacité entrepreneuriale innée, de faire des prédictions sur l’évolution des évènements concrets, en utilisant ses connaissances théoriques et son expérience. Mais l’économiste, en tant que scientifique, ne peut en aucun cas faire une quelconque prédiction concrète, c’est-à-dire de nature quantitative, géographique et temporelle déterminée. Si l’économiste s’obstine à faire de telles prédictions, il abandonne naturellement, au même instant, le domaine scientifique de l’Économie pour passer dans le domaine humain et entrepreneurial de la prédiction. Selon Mises, forcer l’économie à fournir des prédictions scientifiques du même ordre que celles que fournissent les Sciences Naturelles implique une méconnaissance profonde du monde où nous vivons et de la nature humaine en général, ainsi qu’une conception méthodologique erronée de la Science Économique en particulier (Mises, 1995 : 142).

 

5.7. Conclusion

 

Ludwig von Mises est considéré comme le plus grand économiste de l’École Autrichienne au XXe siècle. Il a, en plus, été capable de réaliser le traité d’Économie complet et systématique le plus important de l’École, et dans lequel sont développées toutes les contributions importantes de la carrière de Mises dans le domaine de la Science Économique. Le titre de cet ouvrage est L’action humaine : Traité d’Économie, dont la première version allemande fut écrite lorsque Mises enseignait à Genève durant les années précédant de la Seconde Guerre mondiale. La première édition en anglais fut publiée le 14 septembre 1949, c’est-à-dire il y a un peu plus de cinquante ans. Depuis lors l’ouvrage, de mille pages, qui traite de tous les aspects essentiels de la Science Économique du point de vue de la conception subjectiviste et dynamique de l’École Autrichienne, a été traduit en huit langues différentes, l’anglais, l’allemand, l’italien, le français, l’espagnol, le portugais, le japonais et le chinois ; il a été, en outre, un des traités les plus amplement cités dans notre discipline, surtout dans les monographies et les articles spécialisés sur des sujets d’économie en général, et sur la méthodologie de la Science Économique et l’analyse économique du socialisme en particulier. On peut considérer qu’on a imprimé, jusqu’à ce jour, plus de cent cinquante mille exemplaires de ce véritable monument de la Science Économique, que toute personne désireuse de connaître plus à fond l’École Autrichienne d’Économie devrait commencer par lire (Huerta de Soto, 1995 : l-lvii ; Salerno, 1999).

 


6. F. A. HAYEK ET L’ORDRE SPONTANÉ DU MARCHÉ

 

 

 

6.1. Introduction biographique

F. A. Hayek a été l’une des figures intellectuelles les plus importantes du XXe siècle. Philosophe multidisciplinaire, grand penseur libéral et prix Nobel d’Économie en 1974, Hayek est l’auteur d’une œuvre très étendue qui exerce une grande influence dans les domaines les plus variés, non seulement économiques, mais aussi philosophiques et politiques, à tel point qu’on a récemment affirmé qu’on pourrait, sans aucun doute, qualifier les prochaines années d’« ère Hayek » dans l’histoire de la pensée économique, politique et sociale.

Hayek est né le 8 mai 1899 au sein d’une famille d’universitaires et de hauts fonctionnaires, qui avait en grande estime la vie intellectuelle et universitaire. Cependant, le jeune Hayek n’a pas été un étudiant brillant : une grande curiosité intellectuelle, mais désordonnée, l’empêchait de se concentrer sur les diverses matières. Il a avoué que, s’il prenait des notes, il ne pouvait pas comprendre ce qu’il entendait, et était incapable d’apprendre par cœur les explications de ses professeurs ; ce qui l’obligeait à reproduire ex novo et à grande peine les raisonnements qu’il voulait exposer. Comme il l’indique dans son article Two types of mind (Hayek, 1978b : 50-56), Hayek a toujours attribué sa féconde capacité intellectuelle précisément au processus mental, apparemment désordonné et intuitif qui le caractérisait et qui contrastait tellement avec la mentalité d’autres théoriciens de l’École Autrichienne qui, comme Böhm-Bawerk ou Mises lui-même, dominaient absolument leur matière et étaient capables de l’exposer verbalement avec une grande rigueur et une grande clarté.

À la fin de la Première Guerre Mondiale, et à son retour du front (où Hayek a contracté le paludisme et appris un peu d’italien), notre personnage est entré à l’Université de Vienne, qui était à cette époque une fourmilière de courants et de discussions intellectuels sans égale dans le monde (il manque encore une analyse rigoureuse des raisons de l’apparition de ce phénomène dans la Vienne d’après-guerre). Hayek s’est demandé, pendant quelque temps, s’il devait faire des études de psychologie et, de fait, il a publié plus tard un livre de psychologie intitulé The sensory order (« L’ordre sensoriel »), très important, car il établit les fondements de sa conception épistémologique (Hayek, 1952). Cependant, il s’est finalement décidé pour les Sciences Juridiques et Sociales, et s’est spécialisé en Économie Politique sous la direction de Friedrich von Wieser, qui est peut-être, comme on l’a déjà indiqué, le représentant le plus confus et éclectique de la deuxième génération de l’École Autrichienne d’Économie.

Hayek a avoué que, durant ces années-là, il ne se distinguait pas beaucoup, du point de vue des idées politiques, du reste de ses camarades : c’était un socialiste « fabien » qui, marchant sur les pas de son maître Wieser, pensait qu’une intervention modérée de l’État était capable d’améliorer l’ordre social. C’est la lecture de l’analyse critique du Socialisme, publiée par Mises en 1922, qui a décidé Hayek à abandonner les idées socialistes qu’il avait adoptées dans sa première jeunesse. Hayek a initié, à partir de ce moment-là et grâce à une recommandation de Wieser, une étroite collaboration professionnelle avec Mises. D’abord, à l’Office des Réparations de Guerre que dirigeait Mises lui-même, et ensuite, comme directeur de l’Institut Autrichien de Recherches sur le Cycle Économique que Mises avait fondé. Dans le domaine universitaire, Hayek est également devenu l’un des participants les plus assidus et les plus productifs du séminaire de Théorie Économique que von Mises tenait tous les quinze jours dans son bureau de secrétaire général de la Chambre de commerce de Vienne.

Il est important de souligner qu’Hayek doit à Mises le point de départ de presque tout son travail en théorie économique.

Ainsi Hayek a abandonné, grâce à Mises, une grande part de l’influence malsaine de Wieser et repris la partie fondamentale de la conception autrichienne de l’économie, issue de Menger et enrichie par Böhm-Bawerk et que Mises lui-même s’était proposé de favoriser et de défendre, face aux velléités de théoriciens positivistes, comme Schumpeter, ou plus favorables aux modèles d’équilibre, comme Wieser. Les relations entre le maître Mises et le disciple Hayek ont été, cependant, quelque peu curieuses. D’une part, une grande admiration et un profond respect. Mais aussi, une certaine distance, selon les époques et les circonstances. Il faut mentionner une certaine tendance d’Hayek à souligner son indépendance intellectuelle vis-à-vis d’un maître qu’il finissait cependant toujours (et comme lui-même le reconnaissait) par appuyer dans ses thèses, en raison de l’évolution même de la réalité.

Hayek a occupé, de 1931 à 1949, et grâce à un autre disciple de Mises, Lionel Robbins, une chaire à la London School of Economics, et est ainsi devenu le représentant principal, en langue anglaise, des contributions de l’École Autrichienne d’Économie. Hayek s’est toujours caractérisé par son exquise courtoisie universitaire envers ses opposants, qu’il n’a jamais accusés de mauvaise foi, mais simplement de commettre une erreur intellectuelle. C’est ce qui est arrivé, par exemple, dans ses polémiques avec les théoriciens socialistes, avec Keynes et avec Knight et l’École de Chicago ; il s’est opposé à tous non seulement sur des questions de méthodologie (Hayek est allé jusqu’à dire qu’après la Théorie générale de Keynes, le livre le plus dangereux pour la Science Économique avait été les Essais d’Économie positive de Milton Friedman), mais aussi en matière de théorie monétaire, de théorie du capital et des cycles (Hayek, 1997a : 139- 140). Il n’a jamais eu une plainte ou un mot de reproche, même lorsqu’il a été l’objet d’attaques injustes et enragées de la part de Keynes, ou lorsqu’il a été refusé par les membres du département d’économie de Chicago, dont l’arrogance les empêchait d’accepter l’entrée d’un « théoricien de l’École Autrichienne » dans leurs rangs (Hayek a été heureusement admis — sans salaire officiel, car il a été payé par une fondation privée — dans le département de Pensée sociale et morale de cette même Université, où il a pu écrire son ouvrage monumental sur Les fondements de la liberté (Hayek, 1998a).

Hayek n’a pas eu beaucoup de chance dans sa vie privée. Il a détruit sa famille, lorsqu’en 1949 il décida de divorcer pour épouser un amour impossible de sa première jeunesse : une cousine qui, à la suite d’un malentendu, s’était mariée avec un autre et qu’il a rencontrée par hasard, une fois veuve, alors qu’il rendait visite à des parents viennois après la Seconde Guerre mondiale. Le prix de cette décision pour lui-même et sa famille fut énorme. Ses amis anglais, à commencer par Robbins, l’ont abandonné, et il semble que le chagrin de son divorce ait coûté la vie à sa première femme (quoique ce soit là un sujet tabou, dont Hayek et ses proches n’ont jamais voulu parler). En tout cas, notre personnage ne s’est réconcilié avec Robbins que longtemps après, à l’occasion du mariage de son fils Laurence, et a été obligé de « s’exiler » aux États-Unis pendant les années cinquante et une partie des années soixante. Hayek a commencé, en plus, à avoir, durant ces années-là, des ennuis de santé importants : d’abord, des problèmes de métabolisme qui l’ont beaucoup affaibli et amaigri ; ensuite, une surdité progressive en a fait un intellectuel plutôt distant ; enfin, des crises aiguës et récurrentes de dépression le laissaient prostré et intellectuellement improductif pendant de longues périodes. Ainsi, il déclare, dans la préface de Droit, législation et liberté qu’il avait cru, à certains moments, que les problèmes de santé l’empêcheraient de terminer ce livre (Hayek, 1976a : 7). On ne sait pas jusqu’à quel point ces expériences personnelles difficiles ont réaffirmé en lui sa conviction que les comportements moraux préétablis ont une importance vitale pour la protection de la vie individuelle et sociale de l’homme ; mais, étant donné la façon dont il insiste sur ce sujet dans ces écrits, on a l’impression que cet aspect de ses idées a été développé par quelqu’un qui savait très bien, par expérience, de quoi il parlait.

Tous ces ennuis de santé (physique et mentale) ont disparu, presque miraculeusement, quand Hayek a reçu le Prix Nobel d’Économie en 1974, c’est-à-dire l’année qui a suivi la mort de son maître Ludwig von Mises. Il s’est senti, à ce moment-là, sortir de son isolement universitaire, et a initié une activité frénétique qui l’a mené à voyager dans le monde entier, à exposer ses idées et à écrire encore plusieurs livres (le dernier d’entre eux, La présomption fatale : les erreurs du socialisme, a été publié alors qu’il avait quatre-vingt-dix ans). De fait, on peut considérer l’attribution du Prix Nobel à Hayek en 1974 comme le détonateur de l’importante renaissance de l’École Autrichienne d’Économie actuelle, qui se manifeste aujourd’hui dans le monde entier.

Hayek a toujours voulu se maintenir à l’écart de l’activité politique. Et il croyait même incompatibles le rôle de l’intellectuel, qui devait faire de la vérité scientifique le but de sa vie, et celui du politique, toujours obligé de se soumettre à la volonté de l’opinion publique du moment pour gagner des voix (Hayek, 1995a : 41-43). C’est pourquoi il pensait que les efforts dirigés à convaincre les intellectuels (d’où son grand succès lors de la création de la société libérale Mont Pèlerin), ou à changer l’état de l’opinion publique (Hayek a dissuadé Anthony Fisher d’entrer dans la politique en le convainquant qu’il serait beaucoup plus utile de créer l’Institute of Economic Affairs et, plus tard, l’Atlas Research Foundation pour divulguer l’idéologie libérale dans le monde) seraient, avec le temps, beaucoup plus productifs. De sorte qu’on ne peut pas concevoir, sans les initiatives stratégiques d’Hayek, que le changement dans l’opinion publique et dans le domaine intellectuel, ayant mené à la chute du mur de Berlin et à la révolution libérale-conservatrice des États-Unis de Reagan et de l’Angleterre de Margaret Thatcher, ait pu se produire ; changement qui a eu et a toujours tant d’importance dans le monde entier.

Il serait peut-être opportun, pour finir, de faire un dernier commentaire sur les relations de Hayek avec la religion. Baptisé catholique, il a abandonné dès sa jeunesse la pratique religieuse et est devenu agnostique. Cependant, au cours des années, il a de mieux en mieux compris, en général, le rôle clé qu’exerce la religion dans la structuration de l’exécution des normes établies qui sont la base de la société et, en particulier, l’importance que les théologiens espagnols de notre Siècle d’Or ont eue, nous l’avons vu, comme précurseurs de la science économique et sociale moderne. Et même, le penseur catholique Michael Novak a surpris le monde intellectuel quand, en 1993, il a révélé la longue conversation personnelle que le Pape Jean-Paul II et Hayek avaient maintenue avant la mort de ce dernier en 1992 ; il y a des signes évidents de la grande influence qu’a eue la pensée de Hayek dans l’encyclique Centesimus annus et, en particulier, aux chapitres 31 et 32, où abondent les apports hayekiens (Novak, 1993a et 1993b). On ne saura jamais si cet agnostique déclaré a pu réussir, dans ses derniers moments, à comprendre et à accepter cet être suprême « anthropomorphique qui dépassait de loin sa capacité de compréhension ». Mais ce qui est certain, c’est qu’Hayek a compris mieux que personne les risques de l’orgueil de la raison humaine et le rôle clé de la religion pour les éviter, à tel point que, comme il l’indique dans la dernière phrase de son dernier livre, « la survie de toute notre civilisation peut arriver à dépendre de cette question » (Hayek, 1997b : 369).

 

6.2. Recherches sur le cycle économique :
l’incoordination intertemporelle

 

Hayek a consacré les premières décennies de son activité universitaire à l’étude des cycles ; il suivait ainsi la direction théorique initiée par Mises, mais a fait une série d’apports personnels très importants, à tel point que la raison principale alléguée par l’Académie suédoise pour lui décerner le prix Nobel de 1974 ont été ses apports dans le domaine de la théorie des cycles, qui datent des années trente du XXe siècle. Il faut souligner qu’Hayek disposait, à son arrivée en Angleterre en 1931, d’instruments analytiques très supérieurs à ceux de ses collègues anglais et de Keynes en particulier. Au début, Hayek dominait la théorie du capital de Böhm-Bawerk et comprenait parfaitement pourquoi le supposé « paradoxe de l’épargne ou frugalité » n’avait pas de sens théorique. En effet, d’après la théorie de Böhm-Bawerk, toute augmentation de l’épargne déprime la consommation et tend donc à faire baisser le prix relatif des biens de consommation. Cela entraîne, d’une part, « l’effet Ricardo » (terminologie d’Hayek), qui consiste en une demande supérieure de biens d’investissement ; celle-ci est provoquée par l’augmentation des salaires réels, que cause, ceteris paribus, toute baisse du prix des biens de consommation produite par l’épargne ; et, d’autre part, une augmentation relative des profits entrepreneuriaux des étapes les plus éloignées de la consommation, dont les produits tendent à augmenter de valeur, dans un contexte où les taux d’intérêt baissent par suite de l’accroissement de l’épargne. Le résultat combiné de tous ces effets est un allongement de la structure productive, qui devient davantage capital-intensive grâce au financement que permettent les ressources réelles épargnées en plus grande quantité (Hayek, 1996b : 85-134). Le problème se pose, selon Hayek, lorsque la manipulation monétaire sous forme d’expansion de crédit produite par le système bancaire, sans l’appui d’épargne préalable, met à la disposition des entrepreneurs de nouvelles ressources financières ; ils les consacrent à l’investissement réel comme si l’épargne de la société s’était accrue, alors qu’en fait il n’y pas de raison pour que cela se soit produit. De cette manière, les processus de production se prolongent, à cause de la baisse artificielle du taux d’intérêt, qui ne pourra pas se maintenir à long terme. L’important, pour Hayek, ce sont donc les variations que la croissance monétaire produit sur les prix relatifs (concrètement sur les prix des différentes étapes des biens d’investissement et les prix des biens de consommation), phénomène que la théorie quantitative de la monnaie tend à obscurcir et à ignorer, car elle ne tient compte que des effets des variations monétaires sur le niveau général des prix.

Hayek s’est en outre rendu compte que la Réserve Fédérale des États-Unis avait délibérément initié, durant les années vingt, une politique énergique d’expansion de crédit, tendant à neutraliser les effets « déflationnistes » dus à la grande augmentation de la productivité pendant ces années-là. Ainsi, bien que le prix des biens et services de consommation n’ait pas augmenté de façon significative pendant cette période, il s’est produit, en revanche, une forte croissance monétaire et une bulle financière importante qui devait exploser tôt ou tard et faire apparaître les graves erreurs d’investissement commises. En effet, d’après Hayek, les politiques de stabilisation monétaire, dans un contexte de baisse des prix produit par une augmentation générale de la productivité, sont condamnées à produire une grave incoordination intertemporelle entre les décisions des investisseurs et les consommateurs, qui se traduira tôt ou tard en récession économique. Ces idées ont été exposées par Hayek dans son article sur « L’équilibre intertemporel des prix et les mouvements de la valeur de l’argent » publié en 1928 (Hayek, 1996a : 126-176). L’application de l’analyse hayekienne aux réalités du moment a permis à notre auteur de prédire la Grande Dépression qui a commencé en octobre 1929 et qu’Hayek a toujours considérée comme le résultat du processus d’expansion artificielle de crédit massivement favorisé par la Réserve Fédérale durant la décade précédente (Huerta de Soto, 1998 : 334-340).

Plus tard, en 1931, Hayek publie son livre peut-être le plus important et le plus célèbre sur la théorie des cycles, Prix et production : une explication des crises des économies capitalistes. Dans ce livre court et très important, traduit récemment en espagnol (Hayek, 1996b), Hayek explique déjà, par une analyse détaillée, comment l’expansion de crédit, non garantie par un accroissement préalable de l’épargne volontaire, dénature la structure productive, la rend, de manière artificielle, trop capital-intensive et fait que les erreurs commises se manifestent inexorablement sous forme de récession.

En effet, pour Hayek, les changements monétaires ne sont jamais neutres et affectent toujours de façon très négative la structure de prix relatifs. Quand on crée une certaine quantité nouvelle de monnaie, sous forme de crédit, celle-ci entre toujours dans l’économie par un point très précis. D’abord, on la dépense en certains biens d’investissement et en services productifs et ce n’est qu’après que ses effets s’étendent, lentement, au reste de la structure productive. Cela implique que certains prix, ceux des biens d’investissement les plus éloignés de l’étape finale de la consommation, seront touchés avant d’autres (les prix des biens les plus proches de la consommation) et qu’en conséquence, l’assignation de ressources sera modifiée tout au long de la structure productive. En effet, grâce à la création des nouveaux moyens fiduciaires par le système bancaire, certains entrepreneurs, qui auraient subi des pertes, obtiennent des profits, et beaucoup de travailleurs, qui n’auraient pas trouvé de travail dans certains secteurs, s’y trouvent employés sans difficulté.

L’argent nouveau arrive généralement sur le marché après une réduction des taux d’intérêt (en dessous de leur niveau « naturel »), dans une politique de claire expansion de crédit et d’argent facile. La réduction concernant le taux d’escompte et les plus grandes facilités de crédit tendent, logiquement, à accroître les dépenses d’investissement par rapport aux dépenses de consommation ; cela dénature les indicateurs qui guident les entrepreneurs, et en particulier le taux de rentabilité relative du capital investi dans chacune des étapes ou phases en lesquelles se divise, selon les autrichiens, la structure de la production.

La conséquence des taux d’intérêt réduits est que des investissements, qui auparavant ne semblaient pas avantageux, paraissent l’être devenus. L’augmentation relative des dépenses d’investissement fait, à son tour, augmenter le prix des facteurs productifs, et l’on tend à adopter des méthodes de production plus capital-intensives ; la demande de ressources naturelles augmente également. En même temps, il se produit une réduction des profits relatifs dans les industries de biens de consommation, qui voient croître leurs coûts peu à peu, sans qu’il se passe la même chose pour les prix. Ainsi commence un transvasement de facteurs productifs des industries les plus proches de la consommation vers les secteurs les plus intensifs en capitaux. Un tel transvasement doit se prolonger durant une période assez longue, si l’on veut arriver au bout de la nouvelle structure productive plus capital-intensive récemment commencée. D’après Hayek, la demande de biens de consommation commence tôt ou tard à augmenter, comme résultat de la croissance des revenus monétaires perçus par les propriétaires des facteurs de production ; croissance due à l’argent nouveau, injecté par la banque dans le système économique, et qui arrive aux propriétaires des facteurs productifs. Il n’y a pas de raison pour que les consommateurs aient modifié substantiellement la proportion selon laquelle ils distribuaient, depuis le début, leurs rentrées d’argent entre biens présents et biens futurs ; de sorte que, sauf dans le cas hypothétique où les agents économiques épargneraient la totalité de l’argent nouveau créé par le système bancaire (ce qui est pratiquement impossible), il se produit une tendance à la hausse généralisée du prix relatif des biens de consommation due : a) à l’effet naturel de l’arrivée de nouvelles disponibilités monétaires dans le secteur des biens de consommation, dont la demande croît de ce fait, et b) au fait que le flux de l’offre de biens de consommation tend, logiquement, à diminuer de manière temporaire, non seulement parce qu’on retire temporairement des ressources des secteurs les plus proches de la consommation, mais aussi parce qu’en plus, on en consacre une grande partie à des investissements qui ne mûriront et ne commenceront à produire des résultats que très longtemps après.

La hausse des prix relatifs qui se produit à nouveau dans le secteur des biens de consommation force des effets totalement opposés à ceux déjà décrits et que produit initialement l’expansion de crédit : les profits des industries les plus proches de la consommation commencent à croître, tandis que ceux qui correspondent aux secteurs d’investissement décroissent. Les biens d’investissement commencés de produire selon une structure productive très capitaliste doivent se réadapter, si c’est possible, à une qui le soit moins (et donc moins travail-intensive, ce qui est logique étant donné que la hausse du prix de biens de consommation suppose toujours une réduction des salaires réels). Et, en général, commence le transfert des facteurs productifs de l’investissement vers la consommation ; l’on remarque de grandes pertes dans les secteurs les plus capitalistes (construction, chantiers navals, industries de haute technologie, informatique et communication, etc.), qui ne sont rentables qu’à bas taux d’intérêt et dont on se rend compte alors qu’on les a trop développés. En somme, l’arrivée d’une récession économique devient inévitable : elle est due au manque de ressources réelles suffisantes pour compléter des changements trop ambitieux dans la structure productive, et qu’on a entrepris par erreur ; cette erreur est le résultat du financement excessivement facile rendu possible par l’expansion de crédit artificiellement engagée. Cette récession se manifeste extérieurement par un excès de production dans les secteurs d’investissement et une pénurie relative de celle-ci dans les secteurs les plus proches de la consommation.

Hayek insiste sur le fait que les récessions sont fondamentalement des crises produites par un excès relatif de demande de biens de consommation ou, si l’on préfère, de pénurie d’épargne, qui n’est pas suffisante pour compléter les investissements les plus capital-intensifs entrepris par erreur. La situation créée par l’expansion de crédit serait semblable à celle des habitants imaginaires d’une île perdue qui, ayant entrepris la construction d’une énorme machine capable de couvrir tous les besoins de la population, auraient épuisé toute leur épargne et tout leur capital avant de la terminer et seraient obligés d’abandonner sa construction ; ils devraient employer toutes leurs énergies à obtenir leur nourriture quotidienne sans disposer d’aucun capital utile à cette fin.

L’existence de « capacité oisive » dans beaucoup de processus productifs pendant la récession (mais spécialement dans les plus éloignés de la consommation, par exemple les industries de la construction, dans celles de biens d’investissement, de télécommunications et d’ordinateurs) ne prouve donc nullement, d’après Hayek, qu’il y ait un excès de capital ou que la consommation soit insuffisante ; au contraire, c’est un symptôme qui indique qu’on ne peut pas utiliser tout le capital fixe existant, parce que la demande actuelle de biens de consommation est si urgente qu’on ne peut pas se permettre le luxe de produire le capital circulant nécessaire pour mettre en mouvement cette capacité oisive et en profiter.

Hayek pousse donc la théorie du capital de Böhm-Bawerk et l’analyse des cycles de Mises jusqu’à leurs ultimes conséquences, quand il explique comment l’interventionnisme monétaire produit une incoordination intertemporelle généralisée entre les décisions des agents économiques investisseurs et les consommateurs ; il explique que la récession n’est qu’une étape de sain réajustement économique, qu’on ne peut éviter ; on ne peut que le faciliter, en supprimant toute expansion de crédit ultérieure ou tout développement artificiel de la consommation et en laissant les forces du marché rétablir progressivement une structure productive plus adaptée aux véritables désirs des agents économiques (Huerta de Soto, 1998 : 213- 272).

Voilà donc l’analyse de Hayek concernant la théorie des cycles économiques qu’il a complétée par la suite dans son ouvrage Profits, intérêt et investissement, en supposant l’existence de facteurs de production inemployés (Hayek, 1939). Hayek a réalisé et perfectionné toute cette analyse parallèlement aux polémiques qu’il a entretenues avec Keynes et les théoriciens de l’École de Chicago en matière de théorie monétaire, de théorie du capital et des cycles et que nous étudions au paragraphe suivant.

 

6.3. Polémiques avec Keynes et l’École de Chicago

 

Il n’est pas étonnant qu’Hayek se soit opposé, dès le début, aux théoriciens de la tradition néoclassique qui, incapables d’appliquer la théorie de l’utilité marginale à la monnaie et manquant d’une théorie adéquate du capital, s’obstinaient à aborder les problèmes du moment d’un point de vue exclusivement macroéconomique.

Ainsi, Hayek a manifesté, dans un premier temps, son opposition radicale à la théorie quantitative de l’argent défendue par les économistes néoclassiques en général et par l’École de Chicago en particulier ; car, « étant donné son caractère macroéconomique, elle ne tient compte que du niveau général des prix et souffre d’une incapacité consubstantielle à découvrir les effets que produit une expansion des moyens de paiement disponibles sur la structure relative des prix. Elle ne contemple donc pas les conséquences les plus graves du processus inflationniste : le mauvais investissement de ressources et la création du chômage correspondant » (Hayek, 1976b : 68-69).

Hayek a également repris la polémique que Böhm-Bawerk et Clark avaient entretenue sur le concept de capital. Il critique ainsi, dans sa Pure théorie du capital (Hayek, 1946) et dans son article sur « La mythologie  du  capital » (Hayek, 1936 : 199-228) le fondateur de l’École de Chicago, Frank Knight, pour son obstination à maintenir la conception mythique du capital en tant que fond homogène s’autoreproduisant tout seul, et donc pour son ignorance de la structure par étapes du processus productif et l’élimination du rôle de l’entrepreneur dans la stimulation continuelle de la création, de la coordination et du maintien ou non de celles-ci. La conception de Knight est, d’après Hayek, très dangereuse, car, obsédé par l’équilibre, il finit par appuyer les théories erronées de la sous-consommation et, indirectement, les prescriptions keynésiennes pour augmenter artificiellement la demande effective, sans tenir compte de la grave distorsion que cela produit sur la structure microéconomique de la production sociale.

Mais la polémique la plus importante est celle qu’Hayek a entretenue avec Keynes durant les années trente et qui n’a été entièrement publiée en espagnol que très récemment (Hayek, 1996b). Hayek a commencé sa critique dans deux longues recensions du livre de Keynes, Traité de la monnaie, qui parut en Angleterre quand Hayek venait d’y arriver, au début des années trente. Keynes, de son côté, a riposté par une attaque furibonde au livre Prix et production d’Hayek, ce qui a déclenché entre eux une polémique où se sont dessinés certains des aspects les plus importants de la théorie monétaire et des cycles et qu’il faudrait reprendre aujourd’hui, la tempête keynésienne disparue, là où Keynes et Hayek l’ont abandonnée, à la fin des années trente. Hayek a critiqué Keynes pour son optique macroéconomique et parce qu’il manquait d’une théorie adéquate du capital qui aurait conçu la structure productive par étapes, comme Böhm-Bawerk l’avait expliquée. Il reproche en outre à Keynes d’être tombé dans le mythe grossier de la sous-consommation, et, en particulier, de ne pas comprendre qu’on puisse parfaitement gagner de l’argent en produisant un certain bien, bien que sa demande diminue, si on investit de façon à diminuer ses coûts de production, c’est-à-dire en achetant davantage de biens d’investissement et, donc, en créant une structure productive plus capital-intensive : on y fait travailler, dans ces étapes les plus éloignées de la consommation, les facteurs de productions qui se libèrent dans les étapes les plus proches de la consommation chaque fois qu’il se produit une augmentation de l’épargne.

Le « remède » keynésien pour sortir de la Grande Dépression est en outre, pour Hayek, « du pain pour aujourd’hui et la faim pour demain ». En effet, toute augmentation artificielle de la demande agrégée dénaturera gravement la structure productive et ne pourra créer qu’un emploi précaire dont on verra, à la longue, qu’il est consacré à des activités non rentables et qui engendrera, donc, un chômage encore plus important. Les manipulations fiscales et monétaires que prescrivent les keynésiens et les monétaristes créent, d’après Hayek, de graves distorsions dans la coordination intertemporelle du marché. C’est pourquoi Hayek est favorable aux étalons monétaires rigides et hostile au nationalisme et aux taux de change flexibles que préconisaient aussi bien Keynes que les théoriciens de l’École de Chicago. Ainsi, Hayek démontre, dans un autre livre célèbre intitulé Nationalisme monétaire et stabilité internationale (Hayek, 1995b), que les taux flexibles mènent à de graves distorsions réelles dans la structure productive et les facilitent ; celles-ci produisent inévitablement des récessions qui n’auraient pas eu lieu si on avait maintenu des taux de change fixes. Les taux de change flexibles gênent, d’après Hayek, le rôle coordinateur du marché et produisent des distorsions inutiles d’origine monétaire dans le processus réel d’assignation des ressources.

Afin d’illustrer les grandes différences de paradigme existant entre le point de vue autrichien d’Hayek et l’optique macroéconomique des keynésiens et monétaristes, nous les résumons ci-dessous dans le tableau synoptique 6.1.


Tableau 6.1. Deux façons différentes de concevoir l’économie


École Autrichienne

École Néoclassique
(monétaristes et keynésiens)

1. Le temps joue un rôle essentiel

1. On ignore l’influence du temps

2. Le « capital » est conçu comme un ensemble hétérogène de biens d’investissement qui s’usent constamment et qu’il faut reproduire.

2. Le capital est conçu comme un fond homogène qui s’autoreproduit tout seul.

3. Le processus productif est dynamique et désagrégé en étapes multiples de type vertical.

3. On conçoit une structure productive en équilibre unidimensionnelle et horizontale (flux circulaire du revenu).

4. La monnaie affecte le processus en modifiant la structure de prix relatifs.

4. La monnaie affecte le niveau général des prix. On n’envisage pas de variations dans les prix relatifs.

5. Explique les phénomènes macro-économiques en termes microéconomiques (variations dans les prix relatifs).

5. Les agrégés macroéconomiques empêchent d’analyser les réalités microéconomiques sous-jacentes

6. Dispose d’une théorie sur les causes institutionnelles des crises économiques expliquant leur caractère récurrent.

6. N’ont pas de véritable théorie des cycles. Les crises ont des causes exogènes (psychologiques et/ou erreurs de politique monétaire).

7. Disposent d’une théorie élaborée du capital.

7. N’ont pas de théorie du capital.

8. L’épargne joue un rôle protagoniste et détermine un changement longitudinal dans la structure productive et dans le type de technologie qu’on utilisera.

8. L’épargne n’est pas importante. Le capital se produit latéralement (toujours la même chose) et la fonction de production est fixe et donnée par l’état de la technique.

9. La demande de biens d’investissement varie en direction inverse à la demande de biens de consommation. Tout investissement exige l’épargne et, donc, une diminution temporelle de la consommation.

9. La demande de biens d’investissement varie dans la même direction que la demande de biens de consommation.

10. On suppose que les coûts de production sont subjectifs et ne sont pas donnés.

10. Les coûts de production sont objectifs, réels et sont considérés donnés.

11. Considèrent que les prix de marché tendent à déterminer les coûts de production et non l’inverse.

11. Considèrent que les coûts historiques de production tendent à déterminer les prix de marché.

12. Considèrent le taux d’intérêt comme un prix de marché déterminé par des appréciations subjectives de préférence temporelle, et qu’on utilise pour escompter la valeur actuelle du flux futur de rendements vers laquelle tend le prix de marché de chaque bien d’investissement. La manipulation du taux d’intérêt par les banques centrales et la banque de réserve fractionnaire engendrent des cycles récurrents d’expansion (artificielle) et de récession.

12. Considèrent que le taux d’intérêt tend à être déterminé par la productivité ou efficience marginale du capital, et il est conçu comme le taux interne de retour qui égalise le rendement attendu et le coût historique de production des biens d’investissement (considéré donné et invariable). On croit que le taux d’intérêt est, à court terme, un phénomène essentiellement monétaire.

 


6.4. Le débat avec les socialistes et la critique de l’ingénierie sociale

 

Après avoir édité, en 1935, la collection d’essais sur l’impossibilité logique du socialisme intitulée Collectivist economic planning (Hayek, 1975), Hayek a participé, aux côtés de Mises, de manière assidue et loyale, au débat sur l’impossibilité du calcul économique socialiste, avec une série d’essais et de travaux qui viennent, heureusement, d’être publiés intégralement en espagnol (Hayek, 1998b). L’idée essentielle d’Hayek, qui explique le titre de son dernier livre, La présomption fatale, est que le socialisme constitue une erreur fatale d’orgueil intellectuel ou, si l’on préfère, de présomption scientifique. Dans ses écrits, Hayek donne un sens très large au mot « socialisme » ; il entend par là non seulement le « socialisme réel » (c’est-à-dire le système fondé sur la propriété publique des moyens de production), mais aussi, en général, toute tentative systématique de dessiner ou d’organiser totalement ou partiellement, par des mesures coercitives d’« ingénierie sociale », n’importe quel secteur du réseau d’interactions humaines que forment le marché et la société. Et le socialisme, pris dans ce sens large, est, d’après Hayek, une erreur intellectuelle, parce qu’il est logiquement impossible que quiconque voulant organiser la société ou y intervenir puisse créer et obtenir l’information ou connaissance nécessaire pour mener à bien son désir volontariste d’« améliorer » l’ordre social. En effet, la société n’est pas, d’après Hayek, un système « rationnellement organisé » par une intelligence ou un groupe d’intelligences humaines, mais elle est, au contraire, un ordre spontané, c’est-à-dire un processus dynamique en évolution constante, et qui naît de l’interaction continuelle de millions d’êtres humains, qui n’a pas été et ne pourra jamais être dessinée consciemment ou délibérément par personne.

L’essence du processus social, tel que l’entend Hayek, est constituée par l’information ou connaissance de type strictement personnel, subjectif, pratique et éparpillé (on l’a vu au Chapitre 2), que chaque être humain découvre et crée, selon ses propres circonstances de temps et de lieu, dans chacune des actions humaines qu’il entreprend pour atteindre ses objectifs et ses buts personnels ; elles se concrétisent dans les étapes de ce chemin si passionnant qu’est la vie de tout être humain.

Cela étant, il faut, pour pouvoir découvrir et transmettre entrepreneurialement le volume énorme d’information ou de connaissances pratiques que le développement et le maintien de la civilisation actuelle requièrent, que l’homme puisse concevoir librement les objectifs et découvrir les moyens nécessaires pour les atteindre sans entraves, et en particulier sans être contraint ou forcé de manière systématique ou institutionnelle. Il apparaît donc clairement de quelle façon le socialisme, de n’importe quel type ou à n’importe quel degré, représente, pour Hayek, une erreur intellectuelle. D’une part, parce que celui qui prétendrait « améliorer » ou organiser un certain secteur de la vie sociale, en utilisant la coercition institutionnelle, manquera du volume énorme d’information pratique et éparpillée, distribuée dans la tête des milliers d’individus devant subir ses ordres (et cela pour des raisons de capacité de compréhension, de volume et, surtout, à cause du caractère tacite, inexprimable et dynamique du type de connaissance pratique importante pour la vie en société). D’autre part, l’utilisation systématique de la coercition et de la violence, qui constituent l’essence du socialisme, empêchera que l’homme poursuive librement ses objectifs, et ne permettra donc pas qu’ils servent de stimulants pour découvrir et créer l’information pratique nécessaire à la réalisation du développement et de la coordination de la société.

D’après Hayek, et de même que le socialisme est une erreur intellectuelle et une impossibilité logique, les institutions les plus importantes pour la vie en société (morales, juridiques, linguistiques et économiques) n’ont pu être créées délibérément par personne, et sont le résultat d’un long processus d’évolution : des millions et des millions d’êtres humains ont apporté, au cours de générations successives, leur petit « grain de sable » d’expériences, de désirs, d’aspirations, de connaissances, etc. ; et il s’est ainsi formé une série de règles répétitives de comportement (institutions) qui, d’une part, naissent du processus même d’interaction sociale et, d’autre part, le rendent, à leur tour, possible. Ces règles répétitives de comportement, ou normes de conduite au sens matériel, constituent un monde intermédiaire entre l’instinct biologique, qui influe sur nous tous, et le monde explicite de la raison humaine. Et c’est un monde intermédiaire, parce que, même si ces règles de conduite sont, assurément, le résultat de l’action humaine, elles contiennent cependant un volume si important d’information, d’expériences et de connaissances, qu’elles dépassent de loin n’importe quelle intelligence ou raison humaine, laquelle est donc incapable de créer, de concevoir ou de dessiner ex novo un tel genre d’institutions.

Les règles de conduite permettant la naissance de la civilisation apparaissent tout au long d’un processus évolutif où les groupes sociaux qui développent, les premiers, le schéma de normes et de comportements propres à l’échange commercial volontaire et pacifique (et qui intègrent le schéma de normes et d’institutions constituant le droit de propriété) absorbent et prennent la prépondérance sur les autres groupes humains plus attardés, étant donné leur structure plus primaire ou tribale. Les socialistes se trompent donc gravement, selon Hayek, en pensant que les émotions et les attitudes propres aux petits groupes primaires (et qui se fondent sur les principes de solidarité, d’altruisme et de loyauté) peuvent suffire à maintenir l’ordre extensif de coopération sociale qui constitue la société moderne. En effet, les principes de solidarité et d’altruisme peuvent être utilisés dans les groupes primaires, précisément parce qu’il y existe une connaissance intime des besoins et des caractéristiques de chaque membre. Mais tenter d’extrapoler ces principes de solidarité et d’altruisme, caractéristiques d’un groupe tribal, à l’ordre extensif de coopération sociale, où interagissent et coopèrent des millions d’individus, qui ne se connaissent pas ni ne pourraient arriver à se connaître, supposerait la disparition de la civilisation, l’élimination physique de la plupart du genre humain et le retour à une économie de subsistance de type tribal.

La contribution nouvelle d’Hayek consiste, fondamentalement, à avoir démontré que l’idée originale de Ludwig von Mises concernant l’impossibilité du calcul économique socialiste n’est qu’un cas particulier du principe plus général de l’impossibilité logique de l’ingénierie sociale  ou du « rationalisme constructiviste ou cartésien » ; celui-ci est fondé sur l’illusion consistant à croire que le pouvoir de la raison humaine est très supérieur à celui qu’elle possède réellement, et tombe, donc, dans la fatale présomption « scientiste », qui consiste à croire que le développement futur des applications de la technique ou ingénierie sociale est sans limites. Hayek appelle « scientisme » l’application indue de la méthode propre à la Physique et aux Sciences de la Nature au domaine des sciences sociales et il écrit, au cours des années quarante et au début des années cinquante, une série d’articles réunis plus tard, en 1955, en un seul livre intitulé The counter-revolution of the science (Hayek, 1955). Hayek analyse dans ce livre, et en fait une critique démolisseuse, le rationalisme positiviste, né avec Comte et Saint-Simon, ainsi que l’utilitarisme étroit d’origine benthamite, qui présuppose un milieu où l’information sur les profits et les coûts de chaque action est connue et permet la prise maximisatrice de décisions. L’ouvrage de Milton Friedman Essais d’économie positive (Friedman, 1967) est, malheureusement, publié à la même époque ; il a obtenu une très grande popularité et donné un élan nouveau à l’application de la méthodologie positiviste à notre science. Bien que le livre d’Hayek ait, en grande mesure, anticipé sur les points les plus importants du livre presque contemporain de Friedman, qu’il y ait répondu et les ait critiqués, il a lui-même manifesté, plus tard, qu’« une des choses que j’ai le plus souvent dites en public est que je regrette beaucoup de n’avoir pas critiqué le traité de Keynes (La théorie générale), mais je me repends aussi de n’avoir pas critiqué les Essais d’économie positive de Milton Friedman, qui est, en un certain sens, un livre dangereux » (Hayek,1997a : 139-140). Cette affirmation peut surprendre ceux qui identifient Hayek au libéralisme de l’École de Chicago, sans se rendre compte des différences méthodologiques très profondes qui existent entre les théoriciens autrichiens et les membres de l’École de Chicago. Hayek lui-même a expliqué, ailleurs, plus à fond, ces différences méthodologiques par rapport à Friedman et aux néoclassiques : « Friedman est un archipositiviste qui croit que rien ne doit entrer dans l’argument scientifique à moins qu’on ne l’ait prouvé empiriquement. Ma thèse est que nous connaissons trop de détails empiriques sur l’économie, de sorte que notre tâche est d’ordonner cette connaissance empirique. On a difficilement besoin, dans une matière quelconque, de nouvelle information empirique. Notre grande difficulté et notre défi sont de digérer ce que nous savons déjà. L’information statistique ne nous rend pas beaucoup plus savants, excepté le fait qu’elle nous permet d’obtenir quelque information sur les circonstances spécifiques du moment. Mais je ne crois pas, d’un point de vue théorique, que les études empiriques mènent nulle part. Le monétarisme de Milton Friedman et le keynésianisme ont, entre eux, beaucoup plus de points communs que je n’en ai avec l’un ou   l’autre. L’École de Chicago pense essentiellement en termes « macroéconomiques ». Ils essaient d’analyser en termes d’agrégats et de moyennes statistiques, comme la quantité totale de monnaie, le niveau général des prix, l’emploi total, et en général toutes ces grandeurs statistiques. Prenons comme exemple la théorie quantitative de Friedman. J’ai écrit, il y a plus de quarante ans, que j’ai de très fortes objections à faire contre la théorie quantitative, parce que je considère que ce n’est qu’une approximation grossière de la réalité, et qu’elle omet d’analyser beaucoup de choses importantes. Il me paraît lamentable qu’un homme aussi perfectionniste que Milton Friedman n’utilise pas cette théorie comme une simple première approximation, et qu’il croie qu’elle constitue l’élément théorique le plus important. De sorte que c’est réellement dans les aspects méthodologiques qu’en dernier ressort nous différons le plus » (Hayek, 1993 : 129-130).

Il faut, enfin, rappeler que l’analyse critique d’Hayek sur l’économie de l’équilibre commença par deux articles séminaux publiés entre les années trente et les années quarante, l’un intitulé Economics and knowledge (1937) et l’autre The use of knowledge in society (1945). Hayek articule, dans ces travaux, la conclusion à laquelle il avait abouti dans son débat avec les théoriciens néoclassiques socialistes, en ce sens que ceux-ci étaient incapables de comprendre l’impossibilité du socialisme parce que les modèles d’équilibre général, sur lesquels ils se fondaient, supposaient que toute l’information nécessaire, relative aux variables et aux paramètres des équations qui le constituaient, était « donnée ». Hayek démontre que, contrairement à cette hypothèse de la théorie économique de l’équilibre, une telle information n’est jamais donnée dans la vie réelle, mais que les entrepreneurs la découvrent et la créent progressivement au cours d’un processus dynamique, qui est précisément ce que les économistes devraient étudier. C’est pourquoi Hayek abandonne tout naturellement le concept néoclassique de concurrence parfaite et propose, suivant sur ce point la tradition autrichienne d’origine scolastique, un modèle dynamique de concurrence, celle-ci étant entendue comme un processus de découverte de l’information ; idée qu’il articule dans deux travaux importants : The meaning of competition (1946) et Competition as a discovery procedure (1968) (Hayek, 1948 : 57-106 ; 1978a : 179-190 ; 1976a : 125-135).

 

6.5. Droit, législation et liberté

 

À partir de 1949, année où Hayek abandonne la London School of Economics pour aller à l’Université de Chicago, un changement important se produit dans son programme de recherche. En effet, il se consacre en priorité, à partir de ce moment, à l’étude des conditionnements juridiques et institutionnels de la société libre, et laisse donc au second plan ses recherches plus strictes de théorie économique. Le débat théorique, tel qu’il s’est posé dans les années cinquante et soixante autour des concepts macroéconomiques issus de la « révolution keynésienne », a cessé de l’intéresser, et il a décidé d’attendre que passe la tempête scientificiste ; il a continué, pendant ce temps, le travail de recherche sur l’apparition et l’évolution des institutions qu’avait déjà entrepris Carl Menger. Deux livres d’une importance capitale ont été le fruit de cet effort des trois décennies suivantes : La constitution de la liberté et la trilogie Droit, législation et liberté (Hayek, 1998a ; 1988).

Il serait impossible d’exposer ici tous les apports d’Hayek dans le domaine de la théorie juridique et politique ; travail qu’ont réalisé, par ailleurs, d’importants et prestigieux commentateurs d’Hayek, dans notre pays (De la Nuez, 1994). Nous pouvons seulement souligner ici qu’il existe une unité et un enchaînement logique évident entre les apports d’Hayek en matière de théorie économique et ses apports en matière de théorie du droit et de théorie politique. En effet, le socialisme, fondé sur l’agression institutionnalisée et systématique contre l’action humaine et exercée au moyen d’une série d’ordres ou directives coercitives, implique, pour Hayek, la disparition du concept traditionnel de loi en tant que série de normes générales (c’est-à-dire applicables à tous de la même façon) et abstraites (car elles n’établissent qu’un ample cadre de comportement individuel, sans prévoir aucun résultat concret du processus social). Les lois, au sens matériel, sont ainsi substituées par un « droit bâtard », formé d’un conglomérat d’ordres, de règlements et de directives de type administratif, spécifiant quel doit être le contenu concret du comportement de chaque être humain. Ainsi, dans la mesure où l’interventionnisme économique s’étend et se développe, les lois, au sens traditionnel, cessent d’agir comme normes de référence pour le comportement individuel ; leur rôle est rempli par les ordres ou directives coercitives émanant de l’organe directeur (élu démocratiquement ou non) et qu’Hayek appelle « législation » par opposition au concept générique de « droit ». La loi perd ainsi son domaine d’implantation pratique, et se trouve réduite à quelques domaines, réguliers ou irréguliers, que l’incidence directe du régime interventionniste n’atteint pas de manière effective. Par ailleurs, et c’est là un effet secondaire important, les acteurs, perdant la référence de la loi au sens matériel, modifient leur personnalité et perdent leurs habitudes ou coutumes d’adaptation aux normes générales de caractère abstrait ; cela fait que, peu à peu, ils assimilent de moins en moins bien et respectent de moins en moins les règles traditionnelles de conduite. Et même, étant donné qu’éluder l’ordre est souvent une exigence imposée par la nécessité de survivre et, dans d’autres cas, une manifestation du succès de la fonction entrepreneuriale corrompue ou perverse que le socialisme tend à engendrer, le manquement à la norme est vu, par la population en général, plus comme une manifestation louable de l’ingéniosité humaine, considérée recommandable, que comme une violation d’un système de normes, préjudiciels à la vie en société. Le socialisme incite donc à violer la loi, la vide de son contenu et la corrompt, il la discrédite complètement au niveau social, et fait que les citoyens perdent ainsi tout respect pour elle.

D’après Hayek, la prostitution du concept de loi que l’on vient d’expliquer est inexorablement accompagnée d’une prostitution parallèle du concept et de l’application de la justice. La justice, au sens traditionnel du mot, consiste en l’application, de la même façon à tous, des normes abstraites de conduite, de type matériel, formant le droit privé et le droit pénal. Ce n’est donc pas par hasard qu’on a représenté la justice les yeux bandés, puisque la justice doit être, avant tout, aveugle, en ce sens qu’elle ne doit se laisser influencer au moment d’appliquer le droit « ni par les présents du riche, ni par les larmes du pauvre » (Lévitique, chap. 19, verset 15). Le socialisme, qui corrompt systématiquement le concept traditionnel de droit, modifie aussi, de ce fait, cette conception traditionnelle de la justice. En effet, la « justice » consiste avant tout, dans le système socialiste, en l’estimation arbitraire faite par l’organe directeur ou par le juge, sur la base de l’impression plus ou moins émotive que le « résultat final » et concret du processus social qu’on croit percevoir à un moment donné et qu’il s’agit d’organiser d’en haut par des directives coercitives, produit sur eux. On ne juge donc plus des comportements humains, mais leur « résultat » tel qu’il est perçu dans un contexte bâtard de « justice », à laquelle on ajoute le qualificatif « social » pour la rendre plus attrayante à ceux qui la subissent. Du point de vue contraire, celui de la justice traditionnelle, rien n’est plus injuste que le concept de justice sociale, car il se fonde sur une vision, impression ou estimation des « résultats » des processus sociaux, sans tenir compte de ce qu’a été le comportement individuel de chaque secteur du point de vue des normes du droit traditionnel.

Pour Hayek, la fonction du juge, dans le droit traditionnel, est de nature purement intellectuelle, et il ne doit se laisser influencer ni par ses inclinations émotionnelles ni par son appréciation personnelle de la conséquence de la sentence sur chacune des parties. Si, comme c’est le cas du socialisme, l’on empêche l’application objective du droit et qu’on permet de prendre des décisions juridiques sur la base d’impressions plus ou moins subjectives et émotives, toute sécurité juridique disparaît et les acteurs commencent bientôt à s’imaginer que n’importe quelle prétention peut obtenir protection judiciaire, pourvu qu’on sache impressionner favorablement un juge. Cela stimule fortement à intenter des procès, ce qui, ajouté à la situation chaotique créée par le tissu de directives coercitives de plus en plus imparfaites et contradictoires, surcharge à tel point les juges que leur travail devient de plus en plus insupportable et inefficace. Et ainsi de suite, dans un processus de décomposition progressive qui ne s’achève qu’avec la disparition virtuelle de la justice, au sens traditionnel du mot, et des juges, qui deviennent de simples bureaucrates supplémentaires, au service du pouvoir politique, chargés de contrôler l’application des directives coercitives émanant d’eux. Nous reprenons de façon systématique, dans le tableau 6.2, les différences les plus importantes entre le processus spontané fondé sur la fonction entrepreneuriale et la libre interaction humaine et le système d’organisation fondé sur l’injonction et la coercition institutionnelle, du point de vue de leur incidence opposée, selon Hayek, sur les concepts et l’application du droit et de la justice.


Tableau 6.2

 

PROCESSUS SOCIAL SPONTANÉ

fondé sur la fonction entrepreneuriale (interaction sociale non agressée)

SOCIALISME

(agression institutionnelle et systématique contre la fonction entrepreneuriale et l’action humaine)

1. La coordination sociale se produit spontanément, grâce à la fonction entrepreneuriale qui découvre et élimine continuellement les désajustements sociaux, qui se concrétisent dans des occasions de gain (ordre spontané)

1. On essaie d’imposer la coordination sociale d’en haut, de façon délibérée et coercitive, par des directives, des ordres et des règlements coercitifs émanant du pouvoir (ordre hiérarchique — de hieros, sacré, et archein, commander — et organisé).

2. Le protagoniste du processus est l’homme, qui agit et exerce la fonction entrepreneuriale créative.

2. Le protagoniste du processus est le gouvernant (démocratique ou non) et le fonctionnaire (la personne qui agit en s’en tenant aux ordres et aux règlements administratifs émanant du pouvoir).

3. Les liens d’interaction sociale sont de type contractuel, et les parties impliquées échangent des biens et des services conformément à des normes juridiques de type matériel (loi).

3. Les liens d’interaction sociale sont du type hégémonique, où les uns commandent et les autres obéissent. S’il s’agit d’une « démocratie sociale », les « majorités » contraignent les « minorités » à obéir.

4. Prépondérance du concept traditionnel de loi au sens matériel, entendue comme norme abstraite à contenu général, s’appliquant à tous de la même façon et sans tenir compte d’aucune circonstance particulière.

4. Prépondérance de la directive ou règlement qui est, indépendamment de son apparence de loi formelle, un ordre spécifique à contenu concret, ordonnant de faire certaines choses dans des circonstances particulières et ne s’appliquant pas à tous de la même façon.

5. Les lois et les institutions rendant possible le processus social n’ont pas été créées de façon délibérée, mais ont une origine évolutive et coutumière, et contiennent un volume énorme d’expériences et d’information pratique accumulée au cours de multiples générations.

5. Les directives et les règlements sont des émanations délibérées du pouvoir organisé, très imparfaites et erronées, étant donné la situation d’ignorance inévitable du pouvoir par rapport à la société civile.

6. Le processus spontané rend possible la paix sociale, car chaque acteur profite, dans le cadre de la loi, de ses connaissances pratiques et poursuit ses objectifs particuliers, en coopérant pacifiquement avec les autres et en disciplinant spontanément son comportement en fonction de celui des autres êtres humains, qui poursuivent des objectifs différents.

6. Exige qu’un objectif ou un ensemble d’objectifs prévale et s’impose à tous par le système de directives. Cela engendre conflits et violences sociales insolubles et interminables, qui empêchent ainsi la paix sociale.

7. La liberté s’entend comme absence de coercition ou agression (aussi bien institutionnelle qu’asystématique).

7. La « liberté » s’entend comme le pouvoir d’atteindre les objectifs concrets désirés à chaque moment (par un simple acte de volonté, ordre ou caprice).

8. Prépondérance du sens traditionnel de justice, qui suppose l’application de la loi matérielle à tous de la même façon, indépendamment des résultats concrets se produisant dans le processus social. La seule égalité recherchée est l’égalité devant la loi, appliquée par une justice aveugle face aux différences particulières des hommes.

8. Prépondérance du sens bâtard de « justice dans les résultats » ou « justice sociale », entendue comme égalité dans les résultats du processus social ; on ne tient pas compte du comportement (correct ou non du point de vue du droit traditionnel) des individus y étant impliqués.

9. Prépondérance des relations de type abstrait, économique et commercial. On ne tient pas compte des concepts bâtards de loyauté, « solidarité » et ordre hiérarchique. Chaque acteur discipline son comportement sur la base de normes de droit matériel et fait partie d’un ordre social universel, sans qu’il existe pour lui d’« amis » ou d’« ennemis », proches ou éloignés, mais seulement de multiples êtres humains, la plupart inconnus, avec qui on interagit mutuellement de façon satisfaisante, de plus en plus ample et complexe (sens correct du terme « solidarité »).

9. Prépondérance de l’aspect politique dans la vie sociale et les relations fondamentales sont de type « tribal » : a) loyauté due au groupe et à son chef ; b) respect de l’ordre hiérarchique ; c) aide au « prochain » connu (solidarité) et oubli et même mépris des autres êtres humains plus ou moins inconnus, membres d’autres « tribus », dont on se méfie et que l’on considère comme « ennemis » (sens bâtard et myope du terme « solidarité »).



7. RENAISSANCE DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

 

 

7.1. Crise de l’analyse de l’équilibre
et du formalisme mathématique

Les trois décennies, allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1975, sont celles du triomphe de la « synthèse néoclassique-keynésienne » et du formalisme mathématique de l’analyse de l’équilibre, dans notre discipline. En effet, l’analyse de l’équilibre devient, durant cette période, la reine de la Science Économique ; il faut, toutefois, constater l’existence de deux grands courants en ce qui concerne l’utilisation de la notion d’équilibre par les économistes de cette époque.

Un premier groupe est dirigé par Samuelson qui, après la publication de ses Fondements de l’analyse économique (Samuelson, 1947), devient, avec Hicks, le pionnier de l’élaboration de la synthèse néoclassique-keynésienne. Samuelson embrasse explicitement la théorie de Lange et Lerner sur la possibilité du socialisme de marché (Samuelson, 1947 : 217 et 232), et accepte donc, sans réserve, la position qu’avaient adoptée ces auteurs néoclassiques face au défi posé par le théorème de l’impossibilité du socialisme, découvert par Mises. Samuelson se fixe, en outre, comme objectif explicite de reconstruire la Science Économique, en utilisant le langage mathématique ; cela le mène à faire de multiples hypothèses simplificatrices qui écartent de leurs modèles une grande partie de la richesse et de la complexité des processus réels de marché. Ainsi, peu à peu, le moyen que comporte l’analyse (formalisme mathématique) se confond avec le message, de telle sorte qu’on atteint la clarté syntactique au prix du contenu sémantique des différentes analyses économiques, et qu’on en arrive même à refuser le statut scientifique aux théories plus réalistes ou à l’économie littéraire (Boettke, 1997 : 11-64).

Les théoriciens de ce premier groupe, auquel appartiennent aussi Kenneth Arrow, Gérard Debreu, Frank Hahn et, plus récemment, Joseph Stiglitz, acceptent le modèle de l’équilibre concurrentiel en termes normatifs, comme l’idéal auquel devrait tendre l’économie, de telle sorte que, chaque fois qu’ils constatent que la réalité ne coïncide pas avec l’équilibre en concurrence parfaite, ils pensent avoir réussi à identifier une « défaillance du marché » ; celle-ci justifierait l’intervention prima facie de l’État, afin d’orienter la réalité vers l’idéal que représente le modèle de l’équilibre général.

Face à ce premier groupe, il se constitue, à l’intérieur du courant dominant, un deuxième groupe d’économistes, formé par les théoriciens de l’équilibre qui sont, toutefois, partisans de l’économie de marché. Cet ensemble d’économistes se regroupe, essentiellement, autour de l’École de Chicago et l’on trouve, parmi ses principaux représentants, des auteurs comme Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas et Gary Becker ; le point de vue économique serait, pour eux tous, exclusivement constitué par le modèle de l’équilibre, le principe de la maximisation et l’hypothèse de constance.

La réaction de ces économistes, qui, bien que théoriciens de l’équilibre, défendent l’économie de marché face à la théorie des « défaillances du marché » du premier groupe, consiste à maintenir la thèse selon laquelle le modèle d’équilibre est très proche de la réalité ; ils explicitent également, suivant les postulats de l’école du choix public, que les défauts du secteur public seraient, en tout cas, supérieurs à ceux qu’on pourrait identifier dans le secteur privé.

Les théoriciens de l’École de Chicago croient, ainsi, s’immuniser contre l’attaque des théoriciens des défaillances du marché, et pensent démontrer par leur analyse que l’intervention de l’État dans l’économie n’est pas nécessaire. D’après eux, si la réalité est très semblable à l’équilibre concurrentiel, le marché réel serait efficient dans le sens parétien et il ne serait pas nécessaire d’y intervenir ; surtout s’il semble que l’action combinée de politiciens, votants et bureaucrates ne soit pas exempte, elle non plus, de graves défauts.

Cela étant, la posture de ces deux groupes du courant dominant est très critiquable du point de vue de la conception dynamique du marché de l’École Autrichienne.

Ainsi, les autrichiens manifestent, en ce qui concerne les modèles des théoriciens de l’École de Chicago, que tout le travail repose sur les hypothèses de départ : équilibre, maximisation et constance. Les autrichiens argumentent qu’avant de conclure que la réalité est très proche du modèle d’équilibre, les théoriciens de Chicago devraient développer une théorie sur le processus réel de marché, qui expliquerait pourquoi il est proche de l’équilibre, si tant est qu’il en soit ainsi dans la réalité. C’est-à-dire que les théoriciens de Chicago pèchent par leur utopisme, et se montrent inutilement vulnérables, sur de nombreux points, face à leurs opposants idéologiques du premier groupe, en un certain sens plus réalistes qu’eux.

Mais les théoriciens néoclassiques des défaillances du marché commettent aussi, du point de vue de l’École Autrichienne, des erreurs importantes. Ce groupe de théoriciens, en effet, ignore les effets dynamiques de coordination qui, stimulés par la fonction entrepreneuriale, existent dans tout marché réel. Ils croient possible, d’une certaine manière, de s’approcher de l’idéal de l’équilibre général grâce à l’intervention de l’État, comme si les planificateurs pouvaient arriver à obtenir une information, dont ils ne peuvent jamais disposer dans la réalité. Pour les autrichiens, les théoriciens des défaillances de marché ne pècheraient pas par utopisme ; leur erreur, au contraire, serait de penser que le monde est bien pire que ce qu’il est en réalité. Car, en centrant leurs analyses sur l’équilibre, même comme point de référence, ils ignorent le processus réel de coordination existant dans le marché et ne se rendent pas compte que le déséquilibre, qu’ils critiquent tant, est en fait, plus qu’une imperfection ou une défaillance du marché, la caractéristique la plus naturelle du monde réel et que le processus réel de marché est, en tout cas, meilleur que n’importe quelle autre solution humainement accessible.

Les principaux problèmes théoriques qu’ont identifiés les économistes autrichiens dans le groupe des théoriciens des défauts du marché sont, par conséquent, et abstraction faite de l’analyse du choix public, les suivants : d’abord, ils ne tiennent pas compte de ce que les mesures d’intervention qu’ils préconisent pour faire approcher le monde réel du modèle d’équilibre peuvent affecter de façon très négative — et c’est ce qui se passe en réalité — le processus entrepreneurial de coordination qui a lieu dans le monde réel ; et, deuxièmement, ils présupposent que le responsable de l’intervention publique peut arriver à disposer d’une information très supérieure à celle qu’on peut, théoriquement, concevoir comme accessible.

La proposition des théoriciens de l’École Autrichienne consiste, donc, à dépasser les deux manières d’envisager l’équilibre (celle de l’École de Chicago et celle des théoriciens des défaillances du marché), et à recentrer la recherche, dans le domaine de notre science, sur le processus dynamique de coordination entrepreneuriale, qui conduirait, éventuellement, vers un équilibre toutefois inatteignable dans la vie réelle. On remplacerait ainsi le centre focal du travail de recherche, qui est actuellement le modèle d’équilibre, par l’analyse dynamique consistant à étudier les processus de marché ; et l’on éviterait alors les graves défauts qui affectent les deux courants de l’école néoclassique.

Deux exemples, l’un du domaine de la microéconomie, et l’autre de la macroéconomie, peuvent aider à éclairer la proposition des économistes autrichiens.

Le premier exemple concerne le développement moderne de la théorie de l’information, qui part, dans sa version de l’École de Chicago, du travail séminal de Stigler sur « The economics of information » (Stigler, 1961). Stigler et ses partisans de l’École de Chicago conçoivent l’information d’une manière objective, c’est-à-dire comme une marchandise qu’on vend et qu’on achète sur le marché en termes de coûts et de profits. On reconnaît l’ignorance existant dans le monde réel, mais on affirme qu’en tout cas, l’ignorance existante est le niveau « optimal » d’ignorance, car la recherche de nouvelle information, objectivement considérée, ne cesse que lorsque son coût marginal dépasse sa recette marginale.

Les théoriciens des « défaillances de marché », en commençant par Grossman et Stiglitz, développent, conformément à l’optique qui les caractérise, une analyse économique sur l’information, bien différente. Le monde réel se trouve, d’après eux, dans un équilibre inefficient, dans lequel ils détectent la « défaillance » suivante : comme les agents économiques pensent que les prix transmettent de l’information de manière efficiente, il se produit un effet d’« usager gratuit » ou, si l’on préfère, de free rider, qui fait que les agents économiques ne se donnent pas la peine d’acquérir l’information supplémentaire, dont ils ont besoin, parce qu’elle est coûteuse. La conclusion est, pour eux, évidente : le marché tend à produire un volume d’information inefficacement bas, qui justifierait l’intervention de l’État chaque fois que ses profits dépasseraient les coûts de contrôle, etc., dérivés de cette intervention (Grossman et Stiglitz, 1980).

Comme nous l’avons déjà indiqué au début de ce livre, le principal problème de ces deux optiques, du point de vue de l’École Autrichienne, est qu’elles traitent l’information comme quelque chose d’objectif, c’est-à-dire comme si l’information était « donnée » à un certain endroit (bien qu’on ne sache pas toujours où). Les autrichiens considèrent, à la différence des deux optiques de l’École Néoclassique, que l’information ou connaissance est toujours quelque chose de subjectif, qui ne peut pas être donné, car les entrepreneurs la créent ou l’engendrent continuellement, quand ils s’aperçoivent d’une occasion de gain, c’est-à-dire de l’existence, dans la constellation toujours changeante des prix de marché, de désajustements ou incoordinations passés inaperçus. Cela fait qu’on ne peut pas considérer l’information entrepreneuriale en termes de coûts et de profits, parce qu’on ne connaît pas sa valeur tant qu’elle n’est pas découverte entrepreneurialement. Et si l’on ne peut pas faire cette évaluation maximisatrice en termes de coûts et de profits, toute l’analyse de l’information de l’École de Chicago s’effondre.

Par ailleurs, tant qu’on n’empêchera pas ou qu’on ne gênera pas le libre exercice de la fonction entrepreneuriale, on ne peut pas considérer qu’il y ait sous-production d’information sur le marché, car il n’existe aucun patron permettant de comparer si l’information réelle, créée et utilisée par le marché, est inférieure ou pas au soi-disant volume « optimal » d’information. Toute l’analyse sur l’impossibilité théorique du socialisme développée par les autrichiens est ici directement applicable, en ce sens que l’organe de contrôle ne pourra jamais dépasser la capacité créative et entrepreneuriale des agents économiques protagonistes des processus de marché. Comme on l’a vu, le père Juan de Mariana avait déjà indiqué, il y a très longtemps, qu’il est impensable que l’aveugle puisse guider ceux qui voient (même s’ils n’y voient pas parfaitement, ou même encore, s’ils sont borgnes).

Le deuxième exemple concerne les différentes hypothèses théoriques relatives au marché du travail. Il est bien connu que les théoriciens de la nouvelle macroéconomie classique de l’École de Chicago ont attaqué frontalement l’irrationalité implicite dans l’hypothèse keynésienne concernant le caractère des salaires et qui suppose qu’ils sont nominalement rigides à la baisse. Comme on l’a vu, l’École de Chicago estime que l’ignorance existant sur le marché est, par définition, « optimale ». C’est-à-dire que, si quelqu’un est sans emploi, cela est dû à ce qu’il préfère chercher un travail meilleur plutôt que d’accepter celui qu’on lui offre ; on en conclut qu’il ne peut y avoir aucune sorte de chômage involontaire dans un marché réel. Et s’il existe des cycles économiques affectant l’emploi, ils sont dus soit à la succession de changements non anticipés dans l’offre monétaire, qui empêchent les agents de distinguer clairement entre les variations de prix relatifs ayant une cause réelle sous-jacente et les variations du niveau général des prix dues à l’inflation (Lucas, 1977) ; soit, simplement, à la brusque apparition de chocs externes d’offre ou de taux réel (Kydland et Prescott, 1982).

De leur côté, les nouveaux keynésiens (Shapiro et Stiglitz, 1984 ; Salop, 1979) ont développé différents modèles d’équilibre de sous-emploi, qui résultent de l’activité maximisatrice des agents opérant dans un contexte d’« hypothèse de salaire d’efficience ». Selon cette hypothèse, on ne considère pas que les salaires soient déterminés par la productivité, mais on estime, au contraire, que celle-ci est déterminée par les salaires. C’est-à-dire que les entrepreneurs maintiennent, afin de ne pas démotiver leurs employés, des salaires d’équilibre trop hauts, incapables de « vider » le marché du travail. Les deux optiques sont, de nouveau, hautement critiquables du point de vue de la conception dynamique du marché de l’École Autrichienne. En effet, considérer, comme le font les théoriciens de Chicago, que tout chômage est « volontaire », relève d’un manque total de réalisme, car c’est admettre qu’à tout moment, le processus réel de coordination, dans lequel consiste le marché, s’est déjà produit, et que l’état final de repos, décrit par le modèle d’équilibre, a été atteint. Cependant, le marché réel se trouve dans une « situation » permanente de déséquilibre et même, en l’absence de restrictions institutionnelles (lois de salaire minimum, interventions syndicales, etc.), il est tout à fait possible que beaucoup de travailleurs, désireux de travailler pour certains entrepreneurs déterminés (et vice versa), restent au chômage et n’arrivent jamais à les connaître ou à en être connus, ou, si cette connaissance a lieu, laissent passer l’occasion mutuellement avantageuse de signer un contrat de travail, tout simplement faute de la perspicacité entrepreneuriale suffisante.

Et en ce qui concerne, maintenant, les théoriciens de l’« hypothèse du salaire d’efficience », le fait de considérer qu’en l’absence de restrictions légales ou syndicales, les situations de chômage involontaire vont se maintenir indéfiniment à cause du « salaire d’efficience » s’oppose frontalement au désir entrepreneurial des employés et des employeurs d’obtenir des profits et d’éviter les pertes. En effet, s’ils demandent un salaire trop élevé et ne trouvent pas d’emploi, les travailleurs tendront à rabaisser leurs exigences ; et, si certains agents économiques paient trop cher, comme entrepreneurs, leurs travailleurs pour les maintenir satisfaits, et s’aperçoivent, ensuite, qu’ils pourraient embaucher des talents semblables ou meilleurs pour des salaires inférieurs, il est certain qu’ils finiront par se décider à changer de stratégie, ou s’y verront contraints, s’ils veulent survivre sur le marché. Et tout cela, sans qu’il soit besoin de mentionner que les nouveaux keynésiens ignorent les graves effets produits sur l’emploi par l’intervention étatique sur le marché du travail, entendu comme un processus dynamique.

Du point de vue de l’École Autrichienne, le cycle économique n’est un phénomène ni tout à fait externe, comme le diraient les théoriciens de Chicago (c’est-à-dire, produit par des changements non anticipés, choc réels, etc.), ni totalement endogène, comme le croient les keynésiens (c’est-à-dire, résultat de rigidités nominales ou réelles, ou de l’hypothèse du salaire d’efficience, etc.). Pour les autrichiens, nous le savons, le cycle économique est plutôt le résultat d’institutions monétaires et de crédit (système bancaire de réserve fractionnaire organisé par une banque centrale) qui, bien que considérées aujourd’hui typiques du marché, ne sont pas nées de son évolution naturelle, mais ont été imposées de force de l’extérieur, et engendrent de graves désajustements dans le processus de coordination intertemporelle du marché (Huerta de Soto, 1998).

On peut donc conclure que la conception dynamique du marché, développée par les théoriciens de l’École Autrichienne, lime les imperfections et adoucit les conclusions extrêmes auxquelles aboutissent les deux courants de l’équilibre (celui de Chicago et celui des nouveaux keynésiens) ; elle fournit une dose de réalisme à l’analyse, qui évite les graves erreurs théoriques et de politique économique fondées sur les deux courants de la pensée néoclassique.

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si l’on considère que la Science Économique actuelle, dominée par le formalisme mathématique des théoriciens de l’équilibre des deux optiques, traverse : d’abord, la préoccupation prédominante des théoriciens pour les états d’équilibre, qui n’ont rien à voir avec la réalité, mais sont les seuls à pouvoir être analysés en utilisant des méthodes mathématiques ; deuxièmement, l’oubli total, ou l’étude, d’un mauvais point de vue, du rôle des processus dynamiques de marché et de la concurrence se produisant dans la vie réelle ; troisièmement, l’insuffisante attention prêtée au rôle que jouent dans le marché l’information subjective, la connaissance et les processus d’apprentissage ; quatrièmement, l’usage indiscriminé des agrégats macroéconomiques et l’oubli, qu’il implique, de l’étude de la coordination entre les plans des agents individuels qui participent au marché. Toutes ces raisons expliquent l’absence de compréhension, de la part de la Science Économique actuelle, des problèmes les plus importants de la vie économique réelle de notre temps et, par suite, la situation de crise et de discrédit croissant où se trouve aujourd’hui notre discipline. Les raisons mentionnées ont toutes une cause commune : le manque de réalisme des hypothèses et la tentative d’application d’une méthodologie propre aux sciences naturelles à un domaine qui leur est totalement étranger : celui des sciences de l’action humaine. Et c’est précisément la situation actuelle de crise de la discipline qui explique, aussi, la renaissance importante que connaît l’École Autrichienne d’Économie depuis 1974 ; elle a été capable de présenter un paradigme alternatif, beaucoup plus réaliste, cohérent et fécond pour la reconstruction de notre Science.

 

7.2. Rothbard, Kirzner
et la renaissance de l’École Autrichienne

 

La concession du prix Nobel d’Économie en 1974, l’année suivant la mort de Mises, à son disciple le plus brillant, F. A. Hayek, unie au discrédit croissant de la théorie macroéconomique keynésienne et des prescriptions interventionnistes, manifeste à partir de la récession inflationniste des années soixante, a donné un élan international nouveau au développement doctrinal de l’École Autrichienne (Kirzner, 1987 : 148-150).

Deux des élèves les plus brillants de Mises aux États-Unis, Murray N. Rothbard et Israël M. Kirzner, ont joué un rôle protagoniste dans la renaissance de l’École Autrichienne.

Rothbard est né à New York en 1926 au sein d’une famille d’émigrants juifs originaire de Pologne. Il a été reçu docteur à l’Université de Colombia à New York, où il fit ses études sous le parrainage de son voisin, le célèbre économiste Arthur Burns. Il prit contact, par hasard, avec le séminaire que Ludwig von Mises tenait alors à l’Université de New York, et devint tout de suite un de ses disciples les plus jeunes, brillants et prometteurs. Rothbard est devenu, avec le temps, professeur d’Économie à l’Université Polytechnique de New York et, plus tard, professeur distingué d’Économie à l’Université de Nevada à Las Vegas jusqu’à sa mort surprise, le 7 janvier 1995. Rothbard a été l’un des penseurs les plus cohérents, multidisciplinaires et tenaces de l’École Autrichienne et des fondements philosophiques jusnaturalistes du libéralisme économique. Il a laissé plus de vingt livres et des centaines d’articles, parmi lesquels d’importants ouvrages d’histoire économique, comme America’s Great Depression (Rothbard, 1975), et d’importants travaux de théorie économique, parmi lesquels on doit citer son traité d’économie Man, Economy and State (Rothbard, 1993) et Power and Market (Rothbard, 1977). Enfin, Edward Elgar a publié récemment en Angleterre, en deux volumes, une anthologie de ses articles les plus importants de théorie économique, intitulée The Logic of Action (Rothbard, 1997 : vol. I et II). Edward Elgar a publié également en Angleterre les deux volumes de sa monumentale œuvre posthume sur l’Histoire de la pensée économique du point de vue de l’École Autrichienne ; elle a été récemment traduite en espagnol (Rothbard, 1999 ; 2000).

Pour sa part, Israël M. Kirzner est né en Angleterre en 1930 et a fini, après diverses vicissitudes familiales, par faire des études de direction d’entreprise à l’Université de New York. Lui aussi entra, par hasard, en contact avec le grand autrichien (il lui restait quelques crédits à compléter pour finir sa licence et il choisit d’assister au séminaire dispensé par le professeur qui aurait le plus de publications et qui se trouva être Mises) et devint un participant assidu du séminaire de Mises à l’Université de New York. Kirzner s’est, en outre, rendu compte que sa vocation était d’enseigner, et il est devenu professeur d’Économie à l’Université même de New York ; il vient de prendre sa retraite. Il s’est spécialisé dans le développement de la conception dynamique et entrepreneuriale et dans l’étude de ses conséquences coordinatrices dans le marché ; il a écrit plusieurs livres importants sur ce sujet, parmi lesquels on doit citer Concurrence et Esprit d’Entreprise (Kirzner, 1998), Perception, opportunity and profit (Kirzner, 1979) et Discovery and the capitalist process (Kirzner, 1985). Kirzner a exploré également les implications de sa conception dynamique de l’entrepreneurialité, dans le domaine de l’éthique sociale, dans un livre publié en espagnol sous le titre Creatividad, capitalismo y justicia distributiva (Kirzner, 1995). Nous devons, enfin, à cet auteur de nombreux articles sur la théorie économique autrichienne en général et sur la fonction entrepreneuriale en particulier ; il a su y élaborer une vision des processus de marchés stimulés par l’entrepreneurialité très suggestive et perfectionnée ; elle a été exposée, en grande partie, au chapitre 2 de ce livre.

La renaissance de l’École Autrichienne se doit à un groupe important de jeunes théoriciens de plusieurs universités des États Unis et d’Europe. Parmi les universités américaines, il faut signaler l’Université de New York (avec Mario J. Rizzo et Israël M. Kirzner), la George Mason University (avec Peter J. Boettke, Donald Lavoie et Karen Vaughn) et la Auburn University (où travaillent les professeurs Roger Garrison, Joseph T. Salerno et Hans Hermann Hoppe), tandis que d’importants économistes autrichiens, comme Gérald P. O’Driscoll, Lawrence White et George Selgin, entre autres, professent dans d’autres institutions. Il faut citer, pour l’Europe, les professeurs Stephen Littlechild et Norman P. Barry, de l’Université de Buckingham ; les professeurs William J. Keizer et Gerrit Meijer en Hollande ; le professeur Raimundo Cubeddu en Italie ; les professeurs Pascal Salin, Jorg Guido Hülsmann, et Jacques Garello en France ; le professeur José Manuel Moreira, de l’Université d’Oporto, au Portugal, et en Espagne, un groupe croissant de professeurs et de chercheurs intéressés par l’École Autrichienne qui, conscient de la grande responsabilité universitaire et scientifique que suppose la reconnaissance de l’origine espagnole de l’École (expliquée au chapitre 3), se consolide rapidement dans notre pays (parmi eux, les professeurs Rubio de Urquía, José Juan Franch, Ángel Rodriguez, Oscar Vara, Javier Aranzadi del Cerro, Gabriel Calzada, Philipp Bagus, etc.).

Pendant les vingt-cinq dernières années, les publications de livres et de monographies des auteurs de l’École Autrichienne d’Économie se sont multipliées, et il existe depuis deux ans deux revues scientifiques spécialisées, dans lesquelles ils publient le résultat de leurs recherches : The Quarterly Journal of Austrian Economics, publiée trimestriellement par Transaction Publishers aux États Unis, la Review of Austrian Economics, qui paraît deux fois par an, publiée par Kluwer Academic Publishers en Hollande, et Procesos de Mercado, publiée par l’Université Rey Juan Carlos de Madrid.

Enfin, différents congrès et rencontres internationales ont lieu régulièrement, où l’on débat vivement des apports contemporains les plus polémiques et les plus nouveaux de l’École Autrichienne moderne d’Économie, et auxquels assistent des professeurs et des chercheurs du monde entier, spécialistes de cette tendance.

7.3. Programme actuel de recherche de l’École Autrichienne
et sa prévisible contribution à l’évolution et au développement
futur de la Science Économique

 

La chute du mur de Berlin et, avec lui, du socialisme réel, a eu une forte répercussion sur le paradigme néoclassique, dominant jusqu’à maintenant, et en général sur la façon de travailler en science économique. Il semble évident que quelque chose n’a pas fonctionné en science économique, quand un évènement aussi grave, la rare exception de l’École Autrichienne mise à part, n’a pas pu être analysé convenablement ni prévu par le paradigme néoclassique. Nous sommes heureusement, aujourd’hui, et grâce à ce coup dur, en mesure d’évaluer correctement la nature et la mauvaise graduation des « lunettes théoriques » du paradigme néoclassique, qui a empêché jusqu’à maintenant, en grande mesure, d’apprécier et d’interpréter de façon suffisamment claire les évènements sociaux les plus importants. De plus, il ne sera pas besoin de partir de zéro pour réaliser la nécessaire reconstruction de la Science Économique, car une grande partie des instruments analytiques à utiliser à partir de maintenant ont déjà été élaborés et perfectionnés précisément par suite du besoin, pour les théoriciens de l’École Autrichienne, d’expliquer, de défendre et de clarifier leurs positions au cours des débats successifs contre les défenseurs du paradigme scientiste, auxquels ils ont été mêlés depuis la fondation de l’École.

Bien qu’il ne soit pas possible d’énumérer ici tous les secteurs de notre discipline touchés par la situation actuelle, et moins encore de développer en détail le contenu nouveau qu’ils peuvent acquérir grâce aux apports de l’École Autrichienne, on peut, cependant, en citer quelques-uns, à titre d’exemple.

Il faut citer d’abord la théorie de la coercition institutionnelle, qui naît comme une généralisation de l’analyse autrichienne du socialisme. On a déjà commenté, en effet, que tout acte entrepreneurial suppose la découverte d’une information nouvelle, sa transmission dans le marché, et la coordination des comportements désajustés des êtres humains, tout cela d’une manière évolutive et spontanée, qui rend possible la vie en société. Il est donc évident que l’exercice systématique et institutionnel de la coercition, que supposent le socialisme et l’interventionnisme, empêchent, dans une plus ou moins grande mesure, non seulement la création et la transmission de l’information, mais, ce qui est plus grave, le processus spontané de coordination des comportements désajustés des êtres humains, et, donc, la survivance coordonnée du processus social. Il s’ouvre ainsi tout un domaine nouveau de recherche pour analyser les désajustements que produit l’interventionnisme économique dans toutes et chacune des parcelles qu’il affecte, et c’est là un des secteurs prometteurs pour le futur travail de recherche des spécialistes de notre discipline.

Deuxièmement, il faut abandonner la — très répandue — théorie fonctionnelle de la détermination des prix et la remplacer par une théorie des prix qui explique qu’ils se forment de façon dynamique et sont le résultat d’un processus séquentiel et évolutif animé par la force de la fonction entrepreneuriale ; c’est-à-dire par les actions humaines des acteurs impliqués, et non par l’intersection de courbes ou fonctions plus ou moins mystérieuses et, en tout cas, dénuées d’entité réelle, car l’information hypothétiquement nécessaire pour les connaître et les tracer n’existe même pas dans l’esprit des acteurs impliqués.

Troisièmement, il faut mentionner le développement de la théorie autrichienne de la concurrence et du monopole : elle exige d’abandonner et de reconstruire la grossière théorie statique des marchés, développée dans les livres de classe, et de la remplacer par une théorie de la concurrence entendue comme un processus dynamique de rivalité nettement entrepreneuriale, qui prive d’importance et rend inexistants les problèmes de monopole pris dans leur sens traditionnel, et fixe son attention sur les restrictions institutionnelles au libre exercice de l’entrepreneurialité dans n’importe quel secteur du marché. De plus, un important corollaire de politique économique de l’analyse autrichienne sur la concurrence et le monopole est celui de la nécessité de reconsidérer toute la politique et la législation anti-trust, qui, du point de vue autrichien, devient, en grande mesure, préjudicielle et superflue (Kirzner, 1998-1999 : 67-77 ; Armentano, 1972)

Quatrièmement, la conception subjectiviste de l’École Autrichienne affecte profondément, comme on l’a vu, la théorie du capital et de l’intérêt. Il est nécessaire d’inclure de nouveau la théorie du capital dans les programmes d’études des facultés d’Économie, de façon à résoudre les insuffisances actuelles de la conception macroéconomique qui ignore les processus de coordination microéconomiques observables dans la structure productive du monde réel.

Cinquièmement, la théorie de la monnaie, du crédit et des marchés financiers est peut-être, du point de vue de l’École Autrichienne, le défi théorique le plus important pour notre science dans un futur proche. Car le « gap théorique » que représentait l’analyse du socialisme étant couvert, le domaine le moins bien connu et, en même temps, le plus important est le domaine monétaire, dans lequel la coercition systématique des banques centrales, les erreurs méthodologiques et la confusion théorique règnent encore abondamment. Les relations sociales auxquelles est mêlée la monnaie sont, de loin, les plus abstraites et les plus difficiles à comprendre ; de sorte que la connaissance qu’elles créent est la plus vaste, la plus complexe et la plus insaisissable, ce qui fait que l’intervention dans ce domaine est, de loin, la plus nocive et préjudicielle et, en dernier ressort, la responsable directe de l’apparition successive et régulière des récessions économiques (Huerta de Soto, 1998).

La théorie de la croissance et du sous-développement économique, fondée sur l’équilibre et sur les agrégats macroéconomiques, a été élaborée sans tenir compte du véritable protagoniste du processus : l’être humain avec sa perspicacité et sa capacité créative entrepreneuriale. Il faut, donc, reconstruire toute la théorie de la croissance et du sous-développement, en éliminant les éléments justificatifs de la coercition institutionnelle, qui la rendaient, jusqu’à maintenant, nocive et stérile, et en l’axant sur l’étude théorique des processus de découverte des occasions de développement : celles-ci demeurent inexploitées faute de l’élément entrepreneurial indispensable qui est, assurément, la clé pour sortir du sous-développement.

Il faut dire, à peu près, la même chose au sujet de l’économie dite du bien-être qui, fondée sur le fantasmagorique concept parétien d’efficience, est sans intérêt et inutile, car son utilisation opérative exige un contexte statique et de pleine information qui n’existe jamais dans la vie réelle. L’efficience, par conséquent, dépend, plus que des critères parétiens, de la capacité de la fonction entrepreneuriale et doit être définie en fonction de celle-ci, pour coordonner spontanément les désajustements apparaissant dans les situations de déséquilibre (Cordato, 1992).

La théorie des biens « publics » a toujours été construite dans les termes strictement statiques du paradigme de l’équilibre, qui présuppose que les circonstances déterminant l’« offre conjointe » et la « non rivalité dans la consommation » sont données et ne vont pas changer. Du point de vue de la théorie dynamique de la fonction entrepreneuriale, toute situation apparente de bien public crée une occasion claire d’être découverte et éliminée par la créativité entrepreneuriale correspondante dans les domaines juridique et/ou technologique ; ainsi, dans la perspective de l’École Autrichienne, l’ensemble de biens publics tend à se vider, et, ainsi, disparaît l’un des alibis les plus utilisés pour justifier, dans beaucoup de secteurs sociaux, l’intervention étatique en matière économique.

Nous pouvons aussi mentionner le programme de recherche que les théoriciens autrichiens développent dans le domaine de l’école du choix public et de l’analyse économique du droit et des institutions ; ces domaines de recherche luttent, actuellement, pour se débarrasser de l’influence malsaine du modèle statique fondé sur la pleine information, et qui a donné lieu, chez les néoclassiques, à une analyse pseudoscientifique de nombreuses normes, sur la base d’hypothèses méthodologiques identiques à celles qu’on voulut utiliser, à l’époque, pour justifier le socialisme (pleine information) et qui ne tiennent pas compte de l’analyse dynamique et évolutive des processus sociaux de type spontané créés et stimulés par l’entrepreneurialité. Les théoriciens de l’École Autrichienne considèrent qu’il est évidemment contradictoire de prétendre analyser les normes et les règles juridiques en se fondant sur un paradigme qui, comme le néoclassique, présuppose, dans un contexte de constance, l’existence de pleine information (en termes de certitude ou de probabilité) sur les profits et les coûts en dérivant. En effet, si cette information existait, les règles et les normes ne seraient pas nécessaires et pourraient être remplacées plus efficacement par de simples directives. Si quelque chose justifie et explique l’apparition évolutive du droit, c’est bien l’ignorance indéracinable dans laquelle l’être humain se trouve constamment.

Les apports des théoriciens autrichiens en général et d’Hayek en particulier ont donné un élan révolutionnaire à la théorie de la population. L’homme, en effet, n’est pas, pour les autrichiens, un facteur homogène de production, mais il est doté d’une capacité créative innée, de type entrepreneurial, de sorte que la croissance de la population, loin de supposer un frein ou un obstacle au développement économique, est, à la fois, le moteur et la condition nécessaire pour qu’il se réalise. On a, en outre, démontré que le développement de la civilisation implique une division — toujours croissante — horizontale et verticale de la connaissance pratique, qui ne devient possible que s’il y a, parallèlement au progrès de la civilisation, une augmentation du nombre d’êtres humains capable de supporter le volume croissant d’information pratique utilisée au niveau social (Huerta de Soto, 1992 : 80- 82). Ces idées ont été développées, à leur tour, par d’autres chercheurs d’influence autrichienne qui, comme Julian L. Simon, les ont appliquées à la théorie de la croissance démographique des pays du Tiers Monde et à l’analyse des effets économiques avantageux de l’immigration (Simon, 1989 et 1994).

Enfin, les apports des économistes autrichiens acquièrent une très grande importance dans le domaine de l’analyse théorique de la justice et de l’éthique sociale. Ainsi, par exemple, on remarque non seulement l’analyse critique d’Hayek du concept de justice sociale contenue dans le volume II de Droit, législation et liberté, mais aussi l’ouvrage récent, déjà cité, concernant Créativité, capitalisme et justice distributive écrit par Kirzner, et où il démontre que tout être humain a droit aux résultats de sa propre créativité entrepreneuriale ; analyse qui perfectionne et complète celle effectuée auparavant, dans le même sens, par Robert Nozick (Nozick, 1988). En dernier lieu, l’un des plus brillants disciples de Rothbard, Hans Hermann Hoppe, a réalisé une brillante justification aprioristique du droit de propriété et du marché libre, en partant du critère habermasien selon lequel l’argumentation présuppose l’existence et le respect préalable de la propriété de toute personne sur son propre corps et ses attributs ; on déduit logiquement de ce critère toute une théorie sur le marché libre et le capitalisme (Hoppe, 1989), qui est complémentaire de la justification jusnaturaliste de la liberté que Rothbard expose dans son traité classique sur L’éthique de la liberté (Rothbard, 1995).

On pourrait mentionner beaucoup d’autres domaines de recherche, auxquels le programme de la nouvelle École Autrichienne d’Économie aura à s’intéresser très utilement. Mais nous estimons qu’on a suffisamment illustré, avec cette brève référence aux secteurs mentionnés, la voie future de la Science Économique, une fois débarrassée des vices théoriques et méthodologiques dont elle était, jusqu’à maintenant, sérieusement atteinte. De sorte que l’adoption généralisée du point de vue autrichien devra déboucher, au siècle prochain, sur une science sociale au service de l’humanité, beaucoup plus réaliste, plus ample, plus riche et plus explicative.

 

7.4. Réponses à quelques critiques et commentaires

 

Nous allons répondre maintenant à quelques-unes des critiques faites habituellement au paradigme autrichien et dont nous estimons, pour les raisons que nous allons exposer, qu’elles ne sont pas fondées. Les critiques les plus couramment faites aux autrichiens sont les suivantes :

 

A. « Les deux optiques (l’autrichienne et la néoclassique)
ne sont pas incompatibles, mais plutôt complémentaires

Telle est la thèse défendue par les auteurs néoclassiques désireux de maintenir une position éclectique qui ne soit pas ouvertement opposée à l’École Autrichienne. Cependant, les autrichiens considèrent que cette thèse n’est, en général, qu’une conséquence regrettable du nihilisme propre au naturalisme méthodologique, d’après lequel toute méthode est valable et le seul problème de la Science Économique consiste à choisir, pour chaque problème, la méthode la mieux adaptée. Les auteurs autrichiens considèrent, au contraire, qu’il s’agit là d’un essai d’immunisation du paradigme néoclassique face aux puissants arguments critiques que la méthodologie autrichienne a déployés contre lui. La thèse de la compatibilité serait fondée si la méthode néoclassique (basée sur l’équilibre, la constance et le concept étroit d’optimisation et de rationalité) correspondait à la véritable façon d’agir des êtres humains et ne tendait pas, comme le croient les autrichiens, à vicier sérieusement l’analyse théorique. D’où la grande importance de réélaborer les conclusions théoriques néoclassiques, mais selon la méthodologie subjectiviste et dynamique des autrichiens, afin de mettre en évidence les conclusions théoriques néoclassiques qu’il faut abandonner en raison des vices présentés par leur analyse. Car il est inconcevable d’inclure dans le paradigme néoclassique des réalités humaines qui, comme l’entrepreneurialité créative, dépassent de loin son schéma conceptuel de catégories. L’essai de faire entrer de force dans le corset néoclassique les réalités subjectives de l’être humain, qu’étudient les autrichiens, conduit inévitablement soit à une caricature grossière de celles-ci, soit à la faillite de l’optique néoclassique, surpassée par le schéma conceptuel plus réaliste, plus complet, plus riche et plus explicatif de l’optique autrichienne.

 

B. « Les autrichiens ne devraient pas reprocher
aux néoclassiques d’utiliser des hypothèses simplifiées,
qui aident à comprendre la réalité »

Face à cet argument, si couramment utilisé, les économistes autrichiens répondent que simplifier une hypothèse est une chose, mais que l’hypothèse soit complètement irréelle en est une autre, très différente. Ce que les autrichiens reprochent aux néoclassiques, ce n’est pas la simplification de leurs hypothèses, mais, précisément, le fait qu’elles soient contraires à la réalité empirique de la manifestation et de la façon d’agir de l’être humain (façon dynamique et créative). C’est, donc l’irréalisme essentiel (et non la simplification) des hypothèses néoclassiques qui tend, du point de vue autrichien, à mettre en danger la validité des conclusions théoriques, auxquelles les néoclassiques croient aboutir dans leur analyse des différents problèmes d’économie appliquée qu’ils étudient.

 

C. « Les autrichiens ne réussissent pas à formaliser
leurs propositions théoriques »

C’est là, par exemple, le seul argument que formule Stiglitz contre l’École Autrichienne, dans son récent ouvrage de critique aux modèles d’équilibre général (Stiglitz, 1994 : 24-26). Nous avons déjà expliqué les raisons pour lesquelles la plupart des économistes autrichiens ont montré, dès le début, une grande réticence à utiliser le langage mathématique dans notre science. L’utilisation du formalisme mathématique constitue, pour eux, un vice plus qu’une vertu, car il consiste en un langage symbolique qui s’est construit selon les exigences du monde des sciences naturelles, du génie civil et de la logique, où le temps subjectif et la créativité entrepreneuriale brillent par leur absence ; de sorte qu’il a tendance à ignorer les caractéristiques les plus essentielles de la nature de l’être humain, protagoniste des processus sociaux que les économistes devraient étudier.

Les mathématiciens n’ont toujours pas répondu (à supposer qu’ils puissent le faire) au défi de concevoir et de développer toute une nouvelle « mathématique », capable de permettre l’analyse de la capacité créative de l’être humain avec toutes ses implications ; sans, donc, avoir recours aux postulats de constance, qui procèdent du monde de la physique, et selon lesquels se sont développés tous les langages mathématiques connus jusqu’à présent. À notre avis, cependant, le langage scientifique idéal pour traiter cette capacité créative est, précisément, celui que les êtres humains eux-mêmes ont spontanément créé, au cours de leur activité entrepreneuriale quotidienne, et qui se concrétise dans les divers idiomes et langages verbaux utilisés aujourd’hui dans le monde.

 

D. « Les autrichiens produisent très peu de travaux
de type empirique »

C’est là la critique la plus fréquente faite à l’École Autrichienne de la part des empiristes. Bien que les autrichiens attachent une très grande importance au rôle de l’histoire, ils reconnaissent que leur activité scientifique se développe dans un domaine très différent, celui de la théorie, qu’il faut connaître avant de l’appliquer à la réalité ou de l’illustrer par des faits historiques. Il existe, au contraire, pour les autrichiens, un excès de travaux empiriques et une relative pénurie d’études théoriques capables de nous permettre de comprendre et d’interpréter ce qui se passe dans la réalité. De plus, les hypothèses méthodologiques de l’École Néoclassique (équilibre, maximisation et constance dans les préférences), bien que facilitant apparemment la réalisation d’études empiriques et la « vérification » de certaines théories, cachent souvent les relations théoriques concrètes, et peuvent, ainsi, conduire à de graves erreurs théoriques et d’interprétation de ce qui se passe en réalité à chaque moment et dans chaque circonstance concrète de l’histoire.

 

E. « Les autrichiens renoncent
à la prédiction en matière économique »

Nous avons vu que les autrichiens sont très humbles et très prudents au sujet des possibilités de prédiction scientifique du futur en matière économique et sociale. Ils se préoccupent plutôt de construire un schéma ou un arsenal de concepts et de lois théoriques qui permettent d’interpréter la réalité et aident les hommes qui agissent (entrepreneurs) à prendre des décisions avec le plus de chances de succès. Bien que les « prédictions » des autrichiens soient seulement qualitatives et faites en termes strictement théoriques, comme leurs hypothèses d’analyse sont beaucoup plus réalistes (processus dynamiques et de créativité entrepreneuriale), il se trouve qu’en pratique et paradoxalement, leurs conclusions et leurs théories ont beaucoup plus de chances que celles de l’École Néoclassique de « faire des prédictions » justes, dans le domaine de l’action humaine. Deux exemples en sont la prédiction de la chute du socialisme réel, implicite dans l’analyse de Mises sur l’impossibilité du socialisme, et la prédiction que firent les autrichiens de la Grande Dépression de 1929. Chose curieuse, aucun de ces évènements historiques transcendants n’ont été prédits par les économistes néoclassiques.

 

F. « Les autrichiens manquent de critères empiriques
pour valider leurs théories »

Selon cette critique, souvent faite par les empiristes souffrant du complexe de l’apôtre Saint Thomas « tant que je ne verrai pas, je ne croirai pas », on ne peut savoir, à coup sûr, quelles sont les théories économiques non correctes qu’en ayant recours à la réalité empirique. Nous l’avons vu, ce point de vue ignore qu’en économie, l’« évidence » empirique est toujours discutable car elle concerne des phénomènes historiques de nature complexe, qui ne permettent pas des expériences de laboratoires, où l’on isolerait les phénomènes importants et on maintiendrait constants les autres aspects pouvant avoir une influence. C’est-à-dire que les lois économiques sont toujours des lois ceteris paribus, alors que cette hypothèse de constance ne se rencontre jamais dans la réalité historique. D’après les autrichiens, la validation des théories peut parfaitement se faire en éliminant continuellement les vices de la chaîne correspondante de raisonnements logico-déductifs, en analysant et en révisant les maillons du processus de développement logico-déductif des différentes théories et en faisant très attention quand, au moment d’appliquer les théories à la réalité, il faudra juger si leurs hypothèses concordent ou non avec le cas historique concret analysé. Étant donné la structure logique uniforme de l’esprit humain, cette continuelle activité de validation que proposent les autrichiens est plus que suffisante pour atteindre un accord intersubjectif entre les différents protagonistes du travail scientifique ; accord qui, cependant, et malgré les apparences, est beaucoup plus difficile à atteindre, en pratique, en ce qui concerne les phénomènes empiriques, qui sont toujours susceptibles, étant donné leur caractère très complexe, des interprétations les plus diverses et les plus contradictoires.

 

G. « L’accusation de dogmatisme »

Cette accusation est de moins en moins fréquente, grâce à l’importante renaissance de l’École Autrichienne ces dernières années et au fait que les économistes la comprennent mieux. Cependant, beaucoup d’économistes néoclassiques sont tombés, autrefois, dans la tentation facile de discréditer globalement tout le paradigme autrichien ; ils l’ont qualifié de « dogmatique », sans se donner la peine d’étudier en détail ses différents aspects et d’essayer de répondre aux critiques qu’il présentait.

Bruce Caldwell, entre autres, s’est montré spécialement critique vis-à-vis de cette attitude néoclassique de mépris et d’indifférence à l’égard des positions des méthodologues autrichiens, qu’il a qualifiée de dogmatique et d’antiscientifique et ne considère nullement justifiée du point de vue scientifique. Ainsi, Caldwell, critiquant la position de Samuelson vis-à-vis des autrichiens, se demande : « Quelles raisons se cachent derrière cette réponse presque antiscientifique à la praxéologie ? Elles révèlent, en tout cas, une méfiance pratique : le capital humain de la plupart des économistes se trouverait terriblement réduit et deviendrait obsolète, si la praxéologie devenait opérante, de façon générale, dans la discipline. Mais la raison principale, pour laquelle on refuse la méthodologie de Mises n’est pas aussi pragmatique. En bref : la préoccupation des autrichiens pour les « fondements ultimes » de la Science Économique doit paraître absurde, sinon perverse, à tous les économistes qui ont appris avec discipline la méthodologie de Friedman et sont donc convaincus que les hypothèses n’ont pas d’importance et que la prédiction est la clé... Indépendamment de ses motifs, cette réaction contre la praxéologie, de la part du paradigme dominant, a été dogmatique et, essentiellement antiscientifique » (Caldwell, 1994 : 118-119).

Car, paradoxalement, l’arrogance et le dogmatisme résultent, en réalité, de la façon dont les économistes néoclassiques présentent ce qu’ils considèrent comme le point de vue le plus caractéristique de l’économie : ils le centrent exclusivement sur les principes de l’équilibre, de la maximisation et de la constance dans les préférences. Ils prétendent, ainsi, s’arroger le monopole de la conception du « domaine économique », et font silence autour d’autres conceptions qui, comme celle des autrichiens, leur disputent le champ de la recherche scientifique avec un paradigme plus riche et plus réaliste. Nous souhaitons, pour le bien du développement futur de notre discipline, que ce dogmatisme déguisé (qu’on se rappelle, par exemple le cas de Becker, 1995) disparaisse définitivement.

 

7.5. Conclusion : une évaluation comparative
du paradigme autrichien

 

L’évaluation des succès des résultats comparatifs des différents paradigmes est habituellement faite par les économistes néoclassiques, en accord avec l’essence de leur position méthodologique, en termes strictement empiriques et quantitatifs. Ainsi, par exemple, considèrent-ils généralement qu’il faut voir dans le nombre de spécialistes qui l’adoptent un critère déterminant du « succès » d’une position méthodologique. Ils mentionnent souvent, aussi, la quantité de problèmes concrets qui ont, apparemment, été « résolus » en termes opérants par l’optique dont il s’agit. Cependant, l’argument « démocratique » relatif au nombre de scientifiques suivant un certain paradigme est bien peu convainquant (Yeager, 1997 : 153, 165). Il ne s’agit pas seulement du fait que, dans l’histoire de la pensée humaine, y compris en sciences naturelles, la plupart des scientifiques se sont souvent trompés, mais qu’en plus, on se trouve, en matière économique, face à un problème supplémentaire : l’évidence n’est jamais indiscutable, de sorte que les doctrines erronées ne sont ni identifiées ni répudiées immédiatement.

En outre, lorsque les analyses théoriques fondées sur l’équilibre reçoivent une confirmation empirique apparente, même si la théorie économique sous-jacente est erronée, on peut les considérer valables pendant très longtemps ; et, quoique l’erreur ou le vice théorique qu’elles contiennent finisse par apparaître, comme ces analyses étaient liées à la solution opérante de problèmes historiques concrets, lorsque ceux-ci ne sont plus d’actualité, l’erreur théorique commise dans l’analyse passe inaperçue ou presque.

Si on ajoute à cela qu’il a existé jusqu’à présent (et il existera sans doute dans le futur) une demande naïve mais importante et effective, de la part de nombreux agents sociaux (surtout d’autorités publiques, de leaders sociaux et de citoyens en général), de prédictions concrètes et d’analyses empiriques et « opérantes » portant sur les diverses mesures possibles de politique économique et sociale, on comprend qu’une telle demande (comme celle d’horoscopes et de prédictions astrologiques) tende à être satisfaite, sur le marché, par une offre d’« analystes » et d’« ingénieurs sociaux » donnant à leurs clients ce qu’ils désirent, en conservant une apparence de respectabilité et de légitimité scientifiques.

Cependant, comme l’indique Mises, « l’apparition de l’économiste professionnel est une séquelle de l’interventionnisme, et ce n’est aujourd’hui qu’un spécialiste qui essaie de découvrir les formules permettant au gouvernement de mieux intervenir dans la vie commerciale. Ce sont des experts en matière de législation économique, législation qui n’aspire actuellement qu’à perturber le libre fonctionnement de l’économie de marché » (Mises, 1995 : 1027). Que le comportement des membres d’une profession de spécialistes en intervention soit, en dernier ressort, le juge final qui doive se prononcer sur un paradigme qui, comme l’autrichien, délégitime méthodologiquement les mesures d’intervention qu’ils préconisent, est quelque chose qui prive de son sens l’argument « démocratique ». Si on reconnaît, en plus, qu’en matière économique, à la différence de ce qui se passe dans le domaine du génie civil et des sciences naturelles, il se produit parfois, plus qu’un progrès continu, des reculs et des erreurs importants, que l’on met longtemps à détecter et à corriger, on ne peut pas, non plus, accepter, comme critère définitif du succès, le nombre de solutions opérantes apparemment réussies, car ce qui semble aujourd’hui « correct » en termes opérants peut apparaître demain fondé sur des formulations théoriques erronées.

Nous proposons, face aux critères empiriques du succès, un critère qualitatif. Selon ce critère, un paradigme aura eu d’autant plus de succès qu’il aura donné lieu à un plus grand nombre de développements théoriques corrects, d’une importance transcendante pour l’évolution de l’humanité. Il est évident, de ce point de vue, que l’optique autrichienne dépasse nettement la néoclassique. Les autrichiens ont été capables d’élaborer une théorie sur l’impossibilité du socialisme qui, si on en avait tenu compte à temps, aurait évité d’énormes souffrances pour le genre humain. La chute historique du socialisme réel a, en outre, illustré et manifesté l’importance et la véracité de l’analyse autrichienne. Il s’est produit quelque chose de semblable, comme on l’a indiqué, à propos de la Grande Dépression de 1929, et dans beaucoup d’autres domaines, dans lesquels les autrichiens ont développé leur analyse dynamique sur les effets d’incoordination de l’intervention de l’État. Ainsi, par exemple, en matière monétaire et de crédit, dans le domaine de la théorie des cycles économiques, dans ceux de la réélaboration de la théorie dynamique de la compétence et du monopole, de l’analyse de la théorie de l’interventionnisme, de l’articulation de nouveaux critères d’efficience dynamique qui substituent les critères parétiens traditionnels, de l’analyse critique du concept de « justice sociale », et, en somme, en ce qui concerne la meilleure et supérieure compréhension du marché en tant que processus d’interaction sociale stimulé par la force entrepreneuriale. Tous ces exemples le sont de succès qualitatifs importants de l’optique autrichienne qui contrastent avec les graves lacunes et insuffisances (ou échecs) de l’optique néoclassique, parmi lesquelles on remarque spécialement son incapacité avouée à reconnaître et à prévoir à temps l’impossibilité et les conséquences préjudicielles du système économique socialiste. Ainsi, l’économiste néoclassique de l’École de Chicago Sherwin Rosen a fini par reconnaître que « l’effondrement de la planification centrale durant la dernière décennie a été une surprise pour la plupart d’entre nous » (Rosen, 1997 : 139-152). Un autre économiste surpris fut Ronald H. Coase, pour qui « rien de ce que j’avais lu ou savais ne suggérait que l’effondrement du système socialiste allait se produire » (Coase, 1997 : 45).

Et il y a même certains économistes néoclassiques, très courageux, comme Mark Blaug, qui ont finalement déclaré leur apostasie du modèle d’équilibre général et du paradigme statique néoclassique walrasien, et ont conclu : « j’ai fini par me rendre compte, lentement et avec une extrême réticence, que les théoriciens de l’École Autrichienne avaient raison et que tous les autres étions dans l’erreur » (Blaug et De Marchi, 1991 : 508). Et plus récemment, Blaug lui-même a de nouveau fait allusion au paradigme néoclassique, à propos de son application pour justifier le système socialiste, comme à quelque chose de « si naïf du point de vue administratif, qu’il en est ridicule. Seuls ceux qui sont imbus de la théorie de l’équilibre statique et de la concurrence parfaite ont pu avaler une sottise pareille. J’ai été l’un de ceux qui ont avalé cette conception quand j’étais étudiant, dans les années cinquante, et aujourd’hui je ne puis que m’étonner de mon propre défaut de perspicacité » (Blaug, 1993 : 1571).

Ce qui paraît clair c’est que, si l’on désire vaincre l’inertie que suppose la constante demande sociale de prédictions concrètes, de recettes d’intervention et d’études empiriques, qui sont facilement acceptées même si elles comportent des vices importants du point de vue théorique, cachés dans un contexte empirique où il est difficile d’atteindre des évidences indiscutables à l’égard des conclusions présentées, il faudra étendre et approfondir, dans le domaine de notre Science, l’optique subjectiviste proposée par l’École Autrichienne. C’est pourquoi la Methodenstreit de l’École Autrichienne continuera tant que les êtres humains préfèreront les doctrines les satisfaisants dans chaque cas concret à celles théoriquement justes et tant que prévaudra cet orgueil traditionnel ou cette arrogance rationaliste fatale de l’être humain qui le conduit à supposer qu’il dispose, dans chaque circonstance historique concrète, d’une information très supérieure à celle qu’il peut réellement arriver à posséder (Hayek, 1997b). Face à ces dangereux travers de la pensée humaine, qui tendront toujours à se manifester de façon récurrente, nous ne disposons que de la méthodologie beaucoup plus réaliste, plus féconde et plus humaniste, développée, jusqu’à présent, par les théoriciens de l’École Autrichienne et qui, espérons-le, aura une influence de plus en plus grande dans l’avenir de l’économie.

 

 

 

 

 

 

 


 

 


BIBLIOGRAPHIE

 

NOTE. Afin d’orienter d’ultérieures recherches des lecteurs désireux d’approfondir leurs connaissances sur l’École Autrichienne, nous avons indiqué avec un astérisque les ouvrages nous paraissant les plus importants et les plus significatifs.

 

 

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