LE LIBÉRALISME À L’ESSAI : TURGOT INTENDANT DU LIMOUSIN (1761-1774)

Benoît Malbranque

Étude extraite de Laissons Faire à laquelle on a joint une compilation
de lettres et mémoires de Turgot lors de cette période


INTRODUCTION.. 2

I.  L’HOMME QUI VOULAIT ÊTRE INTENDANT.. 4

II.  BIEN PAUVRE LIMOUSIN.. 6

III.  LES RÉFORMES DE TURGOT.. 10

§1. — Répartition de la taille. 11

§2. — La corvée. 14

§3. — Le recrutement des milices. 18

La question de la porcelaine. 21

Secourir les pauvres. 22

Secourir les pauvres. 22

IV.  TURGOT EN LIMOUSIN : UNE EXPÉRIENCE LIBÉRALE ?. 26

V.  POUR QUELS RÉSULTATS ?. 31

Bibliographie sommaire. 35

SÉLECTION DE LETTRES ET MÉMOIRES DE TURGOT.. 36

I. LETTRE À VOLTAIRE AU SUJET DE LA NOMINATION À LIMOGES (1761) 37

II.  AVIS SUR L’ÉTAT DE LA GÉNÉRALITE DE LIMOGES, RELATIVEMENT À L’IMPOSITION DE LA TAILLE (1762) 38

III.  LETTRE CIRCULAIRE AUX COMMISSAIRES DES TAILLES (1762) 41

IV.  LETTRE À TRUDAINE SUR LE RACHAT DES CORVÉES (1764) 50

V.  LETTRE AU MINISTRE DE LA GUERRE SUR LA MILICE (1773) 55

VI.  AVIS SUR L’IMPOSITION POUR L’ANNÉE 1770 (1769) 62

VII.  INSTRUCTION SUR LES BUREAUX DE CHARITÉ (1770) 64

Article 1. — De la composition des bureaux de charité, et de la forme de leur administration. 64

Article 2. — Des mesures à prendre pour connaître l’étendue des besoins que les bureaux de charité auront à soulager. 66

Article 3. — De la nature des soulagements que les bureaux de charité doivent procurer aux pauvres. 68

 




INTRODUCTION

 

Turgot le ministre nous est bien connu. Pierre Foncin[1] a étudié son action, Edgard Faure[2] a tiré au clair les raisons de son échec et de son renvoi, et la masse d’informations sur son ministère a été soigneusement fournie par Dupont de Nemours et Gustave Schelle. Mais les années de l’intendance du Limousin, par contraste, souffrent du peu d’intérêt que lui ont accordé les historiens. [3] « Seuls les érudits de la province se souviennent de son intendance, notait avec désarroi René Lafarge, natif de la région ; bien peu en connaissent les détails ». [4] Un siècle plus tard, le constat à tirer est le même, appelant à un réexamen critique de l’administration de Turgot en Limousin, après les nombreuses études sur son passage au Contrôle général.

Certainement, le ministère Turgot a marqué un tournant dans l’histoire de notre pays, et certains sont allés jusqu’à présenter le 12 mai 1776, date du renvoi de Turgot, comme l’une des Trente journées qui ont fait la France, selon le titre de la collection dirigée par Gérard Walter pour Gallimard. La période limousine fut pourtant décisive pour Turgot et à plusieurs égards : 1- ce fut durant cette période, d’abord, qu’il composa ses principaux écrits économiques — les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, les Lettres à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains, l’article Valeurs et monnaie, le Mémoire sur les prêts à intérêts, etc. [5] ; 2- cette période fut en outre celle de sa formation, de l’expérimentation, jusqu’à constituer, comme Edgar Faure a pu l’écrire, un « stage préministériel » ; 3- enfin, si l’on veut étudier le libéralisme pratique de Turgot, son libéralisme en action, c’est peut-être à Limoges, plus qu’à Versailles, qu’on a une chance de le trouver, puisque là plus qu’ailleurs il a eu le temps d’agir et de nombreuses occasions, tout au long des treize années de son intendance (1761-1774), de l’affirmer et de l’illustrer. Ce libéralisme, d’ailleurs, qu’on représente comme stérile ou destructif, peut être ici jugé dans les conséquences de son application pratique, par l’un de ses meilleurs théoriciens et défenseurs.

La négligence avec laquelle le cas du Limousin de Turgot a été traité et continue d’être traité par les historiens de la pensée économique est certainement dû, en grande partie, au plus grande mérite attaché à son passage au ministère, qui éclipse pour ainsi dire tout le reste. Une autre raison, sans doute, amplifie cet oubli : c’est que le Limousin, comme région, n’intéresse pas. Comme le notait Michel Cassan à propos d’une autre question historique, cette province « fait souvent défaut dans les Histoires du royaume. Elle est le territoire oublié, la page blanche où il ne se passerait rien » [6] C’est aussi ce que l’on déduit des résumés faits de l’homme Turgot et de son œuvre d’administrateur : il passa par le Limousin et il ne se passa rien. Nous verrons au cours de notre étude combien peu fondée est cette conclusion.

Pour étudier dans toute sa latitude l’œuvre limousine de Turgot, nous suivrons un plan classique et, à vrai dire, le plus simple de tous : nous étudierons tour à tour la situation initiale du Limousin, les réformes de Turgot, et la situation de cette région à son départ en 1774. L’objectif est bien entendu d’être en mesure de juger si ces réformes étaient justifiées et si elles apportèrent des améliorations à la situation initiale, ce que nous ferons, après avoir cependant essayé de débrouiller un autre problème liminaire mais important : le caractère libéral ou non libéral des réformes de Turgot dans le Limousin.

Avant d’étudier, dans l’ordre fixé, ces différents points, nous devons dire quelques mots sur la raison de l’arrivée de Turgot dans le Limousin. Car administrer le Limousin, sillonner Limoges, Angoulême, Tulle, fut-il pour Turgot une vocation, un réel souhait ? Il serait difficile de l’affirmer. Au milieu du XVIIIe siècle, pour un Parisien de cœur, pour un intellectuel, ce ne pouvait être qu’un lot de consolation. C’est pourtant dans cette terre, hostile a priori à un homme des Lumières et à son libéralisme radical, que Turgot, alors inexpérimenté, va faire ses grades, se former, comprendre de la réalité du terrain, et tenter surtout, en partie en vain, de réformer l’irréformable.

 

 


I.  L’HOMME QUI VOULAIT ÊTRE INTENDANT

 

 

En 1759, Turgot apprenait la mort de son maître, l’économiste Vincent de Gournay, intendant de commerce. [7] Il en composa immédiatement l’Éloge pour publication dans le Mercure de France. [8] Après l’avoir accompagné dans ses tournées à travers de nombreuses régions françaises, Turgot avait fini par considérer Gournay comme un véritable mentor et ne cessera jamais d’affirmer sa dette envers lui. Seulement, Turgot se retrouve dès lors, si l’on ose dire, orphelin. Il lui faudra désormais agir seul, et comment ne pas sentir immédiatement que le poste qu’il occupe alors, celui de maître des requêtes[9], n’est pas à sa hauteur, ni à la hauteur des espérances de réformes qu’il entretenait avec Gournay ?

Dès cette période, Turgot se lassa donc assez vite d’être maître des requêtes. C’était pourtant un poste important, et pour lequel il avait fallu lui accorder gracieusement une dispense d’âge[10], mais Turgot voulait faire plus, agir en plus grand : il postula à être intendant. Cependant, il manquait tout à fait d’expérience et souffrait du grand défaut d’être un médiocre politique. Turgot, en effet, n’avait et n’eut jamais rien du bon politique : piètre orateur, il était en outre honnête et attaché aux théories spéculatives.

En avril 1760, Turgot sollicita d’abord l’intendance de Grenoble, mais elle lui fut refusée. On lui proposa à la place un poste de prévôt des marchands de Lyon, proposition à laquelle il ne donna aucune suite. À l’automne, il demanda plutôt l’intendance de Bretagne : refusée également.

Finalement, l’intendant du Limousin, un certain Pajot de Marcheval, ayant obtenu l’intendance de Grenoble, on nomma Turgot, l’un des concurrents déçus, en remplacement à Limoges. Nous sommes en juillet 1761, l’aventure de Turgot en Limousin venait de commencer. Son poste fut entériné le 8 août 1761 par le Roi. Turgot partit s’y installer dès septembre.

On ne sait pas si Turgot s’en contenta ou s’il fut malheureux d’obtenir le Limousin ; tout au moins il accepta ce poste après de longs mois d’attente. Il écrit cependant à Voltaire une lettre peut-être révélatrice de ses sentiments du moment :

 

« Depuis que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, il s’est opéré en moi un changement et j’ai le malheur d’être intendant. Je dis le malheur, car dans ce siècle de querelles et de remontrances, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis, mais on se laisse entraîner au courant des circonstances.

C’est à Limoges qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble qui m’aurait mis à portée, en allant et venant, de faire quelques petits pèlerinages à la chapelle de Confucius [Ferney] et de m’instruire avec le grand prêtre [Voltaire].

Mais notre ami, M. de Choiseul, a jugé que, pour remplir une place aussi importante, j’avais encore besoin de quelques années d’école ! » [11]

 

À ce qu’il semble, c’est donc à regret que Turgot accepta d’abord l’intendance du Limousin. Turgot « ne fut pas enchanté » d’hériter de l’intendance du Limousin, nous dit Frank Alengry. [12] Gustave Schelle note plus laconiquement que « Turgot se rendit à Limoges sans enthousiasme ». [13] « Il y arriva déçu » dit même Douglas Dakin, spécialiste américain de Turgot. [14]

Pour autant, ce sentiment s’évapora ensuite, à mesure que le futur ministre de Louis XVI comprendrait à quel point cette intendance pouvait lui servir à montrer ses talents. C’est ce qui ressort surtout de son comportement et de ses écrits datant de l’époque où, après ses débuts à Limoges, on lui proposa d’autres intendances plus prestigieuses, comme Rouen ou surtout Lyon. Dans sa lettre au Contrôleur général du 10 août 1762, Turgot écrivit en effet : « Vous sentez qu’il serait infiniment désagréable pour moi de m’être livré à un travail ingrat, et d’avoir sacrifié tous mes avantages personnels, pour une opération qui n’aurait aucun succès et dont le projet, annoncé au public, ne servirait qu’à me faire passer pour un visionnaire. » [15] En d’autres termes, Turgot voulait bien peiner dans le Limousin, mais à condition de pouvoir montrer à plein ses compétences et convaincre l’opinion de ses idées. Fort heureusement pour lui, pour le public et pour ses amis, Turgot fut maintenu dans son poste d’intendant du Limousin, lui permettant de réformer une région qui, à bien des égards, avait besoin d’un réformateur, sinon d’un sauveur.

 


II.  BIEN PAUVRE LIMOUSIN

 

 

Les historiens ont constamment transmis l’image d’un Limousin sous-développé et misérable, avec certains excès regrettables. « Le seul aspect du Limousin écarte de la pensée toute idée d’élégance » avait déjà prévenu Nicolas d’Aine, successeur de Turgot. [16] « La généralité de Limoges était une des plus pauvres de la France et une des plus surchargées d’impôts » nous indique Schelle. [17] Plus tôt, Gustave d’Hugues avait transmis une image pire encore, mais moins exacte, en écrivant qu’« il n’y a point de témérité à affirmer que, au moment où l’administration en fut confiée à Turgot, cette généralité était à tous égards la plus malheureuse et la plus pauvre du royaume. Sa situation méditerranée, son terroir sablonneux et maigre, son climat rigoureux, l’absence de toutes communications artificielles ou naturelles, le réseau de douanes dont elle était environnée, et jusqu’au génie étroit, défiant et grossier de ses habitants, tout semblait la condamner à l’isolement, à la barbarie et à la misère. » [18] « Nulle activité, nulle industrie ; partout la misère et la désolation » notera Boudet à sa suite. [19] Ces représentations sont abusives lorsqu’elles suggèrent que le Limousin était la province la plus pauvre de France, mais visent cependant juste en présentant l’image d’une région reculée et assez misérable. Écrivant plus récemment,  Dakin note encore que le Limousin était « l’une des régions les plus arriérées de tout le royaume ». [20] Poitier suit la même voie en écrivant que « la généralité de Limoges est l’une des plus pauvres et des plus imposées de France »[21], comme le fait l’historien Joël Cornette, précisant qu’elle était « l’une des provinces les plus pauvres et enclavées du royaume ». [22]

Afin d’éviter les exagérations, si aisées par ailleurs, tenons-nous en donc au fait, réel et suffisamment malheureux, que le Limousin du XVIIIe siècle, fort de ses 500 000 à 600 000 habitants, était une région des plus reculées, des plus arriérées du royaume. Aux yeux d’un parisien de l’époque comme Turgot, cette réalité se remarquait immédiatement. « À son arrivée, dit un commentateur local, M. Turgot trouva un pays pauvre, sans culture, sans commerce, sans routes, sans navigation, un sol ingrat dont les produits pouvaient à peine suffire à acquitter les charges nombreuses dont étaient grevées les propriétés. » [23] La première observation du nouvel intendant fut d’ailleurs la piètre qualité de la route entre Paris et Limoges. « Lorsque j’arrivai dans la province dont le Roi m’avait confié l’administration, nota en effet Turgot par la suite, un des premiers objets dont je fus frappé fut le mauvais état des routes, auxquelles cependant on avait beaucoup travaillé par corvées. » [24]  

La suite n’allait pas être différente. À son arrivée à Limoges, Turgot s’installe dans des bureaux vétustes. Les villes du Limousin, constate-t-il très vite, sont salles, et les rues y sont mal pavées et peu entretenues. Les habitants y manquent de tout, même du nécessaire. L’eau même est une ressource rare, car il existe peu de puits, et ceux qu’il y a sont souvent vétustes au point de rester dans certains cas inutilisés.

Dans le Limousin, les paysans sont pauvres et vivent dans des conditions précaires, notamment en ce qui concerne l’habitation et l’alimentation. Les terres, impropres à la culture des céréales de première qualité, forcent le peuple à baser sa subsistance sur le blé noir, l’avoine,  ou encore les raves. « De telles denrées, dira Turgot à propos de ces céréales de moindre qualité, suppléent au pain de froment ou de seigle, dont la plus grande partie du peuple limousin n’a jamais mangé. » [25] Le peuple, pour subsister, doit avoir recours aux châtaignes et aux raves, qui forment pour ainsi dire la base de son alimentation et sont presque les seuls fruits qu’on daigne faire pousser et récolter. [26] Cette maigre ressource naissait de la trop faible productivité des terres. « Les pâles habitants des campagnes fatiguaient inutilement la terre, dit Boudet, et ne recueillaient pour fruit de leurs peines qu’un pain noir et grossier, désagréable au goût comme à la vue. Ce pain arrosé de leurs sueurs, quelques misérables et lourdes galettes de sarrasin, voilà leur unique nourriture pendant la moitié de l’année ; la châtaigne devait fournir à l’autre moitié. » [27]

Le rendement des terres était en effet très faible, tant par manque d’instruments techniques adaptés et d’engrais que par défaut de connaissances sur la culture des terres. Le problème tirait aussi sa source dans le caractère très divisé de la propriété des terres : les deux tiers des propriétés avaient moins de cinq hectares et 6% des propriétés couvraient 58% de la surface. [28] Et pour ne rien arranger, dans ce pays de petite à moyenne propriété, où les économies d’échelles sont pour cela même limitées, il y avait encore les intempéries et les catastrophes naturelles, hélas fort régulières, pour décourager voire ruiner la culture !

Bridée par le fort morcellement des terres, la culture en Limousin souffrait en outre de son manque de spécialisation. Pour éviter de manquer du nécessaire, les types de culture furent multipliés, ce qui nuisait cependant au résultat final, mais réduisait les risques de famine. « L’agriculture limousine, écrit Jean-Pierre Delhoume dans son étude sur l’agriculture limousine au XVIIIe siècle, s’est très tôt orientée vers la polyculture vivrière associée à l’élevage, pratique largement développée partout dans toute la province, solution qui paraît la mieux adaptée aux contraintes et aux caractéristiques environnementales de la province. » [29] L’avantage, encore une fois, tient au fait qu’à cultiver beaucoup de produits différents, les risques étaient moindres d’une pénurie totale. Cet avantage était cependant tout théorique car en 1770, lors de la crise que nous étudierons plus en détail par la suite, la pénurie sera totale, comme le constatera Turgot. Au surplus, et cette considération est fondamentale, en se spécialisant peu ou pas — ce ne sera le cas que plus tard, avec la culture bovine — le Limousin s’empêchait d’être aussi riche qu’il le pouvait.

Enclavé, presque prisonnier dans une économie de survivance, le Limousin avait très peu de contact avec le reste de la France. Les voies de communication y étaient alors presque inexistantes — en Bas-Limousin, par exemple, aucune rivière n’était navigable. Le peu de routes qu’on y trouvait étaient fortement délabrées, souvent au point d’être impraticables. D’ailleurs, y aurait-il de bonnes routes et de bons chemins, des barrières douanières intérieures avaient été disposées à la frontière entre le Limousin d’un côté et le Berry et le Poitou de l’autre. Les droits à acquitter, certes assez modiques, s’accompagnaient de tracasseries administratives harassantes et surtout compliquées, qui rebutaient les aspirants à l’ « exportation » — en fait à l’échange avec une autre région de France.

De ce fait, la province était comme coupée du monde, parfaitement enclavée. Le prédécesseur de Turgot, l’intendant Pajot de Marcheval fit remarquer avec raison que, « hérissé de montagnes, le Limousin n’avait aucune communication avec ses voisins ; les denrées du pays s’y consommaient, faute de pouvoir être transportées ». [30]

Le principal échange se faisait, paradoxalement, en hommes : le Limousin, appauvri, voyait des centaines de ses hommes émigrer chaque année vers des régions ou même des pays plus riches. Et le peuple s’en plaignait, comme ces habitants de Saint-Pardoux-la-Croizille, écrivant dans un mémoire à l’intendant, cité par M. Lafarge : « Il sort, Monseigneur, tous les ans, une quantité prodigieuse de monde de la plupart de nos paroisses, qui abandonne le pays natal, d’où la misère les chasse et où ils manquent de pain, pour devenir mercenaires dans les contrées d’abondance. » [31] Nous verrons dans le cours de cette étude une autre cause d’émigration : la milice, qui dépeuplait à elle seule les campagnes.

Compte tenu de la pauvreté de la province, la figure du mendiant et du vagabond doit bien s’être montrée très vivement. Cependant, si la situation fut grave au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, elle s’était améliorée depuis le milieu du siècle, de sorte qu’il est exagéré de dire, à la suite de Boudet, qu’au temps de Turgot « des nuées de mendiants et de vagabonds inondaient la ville et les campagnes, et fatiguaient la pitié et la vue. » [32]

Le peuple limousin, comme partout en France, était assez lourdement imposé, surtout en considération de son incapacité chronique à se fournir tout juste le nécessaire pour survivre. Après paiement de la dîme, prenant 11 à 12% du fruit des récoltes, il n’en était quitte qu’après versement de la rente des seigneurs, encore 6 ou 7%, et toute la foule d’impôts créés par le pouvoir central ou la généralité. Malgré l’état malheureux du Limousin, on peut même dire, à considérer attentivement les chiffres, que la généralité était lourdement imposée, et qu’elle l’était davantage que les généralités voisines. La lourdeur des impôts n’incitait naturellement pas le paysan à fournir tous ses efforts pour produire davantage, au risque pour lui de n’en subir qu’une augmentation de charges, plutôt qu’une augmentation d’aisance. « Il lui semblait impossible de "faire fortune" en agriculture avec des charges pareilles, note Lafarge. La crainte des impôts, de la taille surtout, paralysait tout progrès. » [33] Nous verrons que Turgot vit parfaitement juste en réformant la taille, la rendant moins arbitraire, à défaut de la rendre moins lourde — ce qui n’était pas en son pouvoir.

Le niveau d’instruction du peuple limousin était extrêmement faible. Turgot le remarqua bien, s’en plaignant même amèrement dans sa correspondance : « j’ai vu avec douleur que dans quelques paroisses le curé avait signé parce que personne ne savait signer. Cet excès d’ignorance dans le peuple me paraît un grand mal. » [34]

Dans le Limousin, l’intellectuel Turgot était surtout loin de toute lumière, n’y trouvant ni société savante ni université. Seule existait à l’époque une récente société d’agriculture, fondée en 1759 par son prédécesseur Pajot de Marcheval, qui comptait alors… 7 membres. « J’imagine que vous n’avez guère d’autres plaisirs à Limoges que celui d’y faire du bien » dira Voltaire, plein de sous-entendus méprisants pour le Limousin. [35] Cependant la réalité, Turgot ne se la masqua jamais. Après que Dupont de Nemours lui ait envoyé 6 exemplaires de son petit ouvrage Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, son auteur, Turgot, répondit : « que voulez-vous que j’en fasse ici ? », et d’ajouter une liste d’économistes parisiens à qui il conviendrait d’en livrer. [36]

Comme Voltaire, il apparaît que Turgot n’estimait pas beaucoup le Limousin. Certes, il apprit peu à peu à l’aimer, mais il resta toujours certain de son infériorité par rapport au reste de la France, et surtout de la capitale. Ce mépris, parfois affiché, nous est prouvé par les titres des faux livres qu’il avait fait peindre dans son bureau, tournant en ridicule le savoir local. Dans son bureau de Limoges, Turgot avait en effet fait peindre une fausse bibliothèque sur l’une des portes ; on pouvait lire, parmi les titres : Histoire littéraire du Limousin, en deux tomes, et Grammaire de la langue limousine, qui doivent s’entendre comme des moqueries face aux prétentions littéraires et culturelles de sa région. [37] On peut aussi énoncer le fait qu’il ne s’intéressa jamais au patois local, lui pourtant grand amoureux des langues, ni aux beautés de l’agriculture limousine, lui le proche des physiocrates.

À tout prendre, Turgot parut longtemps fuir cette généralité et, pendant les premières années de son intendance, il le fit réellement, car c’est à Paris qu’il passa ses étés. 

Le pressentiment de Turgot avait donc été le bon : le Limousin n’était pas une intendance où l’on cherche à être nommé, bien au contraire. À l’époque déjà, être envoyé à Limoges signifiait être mis au banc, comme aujourd’hui être limogé. C’est pourtant là qu’on lui fournissait l’occasion de mettre ses idées en application. À tout prendre, c’était un cadeau empoisonné : Turgot, pensait-on dans les hauts cercles du pouvoir, n’y pourra faire aucun bien, compte tenu de l’état de la généralité ; il n’y fera de toute façon pas grand mal non plus, car le Limousin n’est pas tenu avec beaucoup d’intérêt par les ministres de Versailles. Ainsi, fait bien remarquer Michel Kiener, « le décalage est énorme entre les ambitions du maître des requêtes qui rêve d’agir et de prouver, et le mépris dans lequel Versailles et Paris tiennent la généralité qu’on lui confie. » [38] C’est pourtant dans ces conditions qu’il faudra agir et prouver.

 

 


III.  LES RÉFORMES DE TURGOT

 

 

Compte tenu de son ambition et de ses idées, on pourrait bien se figurer l’intendant Turgot comme un véritable loup solitaire. Cependant, Turgot ne fut pas véritablement seul pour affronter sa tâche. Ses amis philosophes et économistes, ses frères d’armes dans l’administration, pesèrent d’un certain poids à Versailles. Dans le Limousin également, l’intendant su gagner la confiance et le respect d’un petit nombre d’administrateurs et de fonctionnaires et bâtir une équipe permettant de l’épauler. [39]

C’est cependant lui qui dut fournir l’essentiel du travail. Aussi, s’il est souhaitable de refuser l’image traditionnelle de l’intendant Turgot se sacrifiant littéralement à sa tâche, il est impossible de nier qu’il s’y livra corps et âme et qu’elle concentra toutes ses préoccupations. Fuyant les sollicitations mondaines et les sorties de représentation, Turgot préféra en tout temps le travail, noircissant chaque jour des dizaines de pages de correspondance ou de notes administratives. Ainsi, quand Gustave Schelle juge qu’il « est permis de dire qu’il s’ennuya à Limoges »[40], la remarque fait surtout écho au peu de sorties mondaines et de discussions savantes. Retiré seul dans l’hôtel de l’intendance, Turgot se livra à un labeur acharné au point que Condorcet lui écrira plusieurs fois « vous travaillez trop ». [41] Entre ses activités administratives, il prit même le temps de composer de nombreuses œuvres économiques du plus grand intérêt.

Une fois parvenu à ce poste d’intendant et une fois ses marques prises, ses deux premiers dossiers furent la répartition de l’impôt et la suppression des corvées. Il ajouta très vite à l’ordre des priorités un autre sujet important : le recrutement des milices. Nous allons étudier ces trois domaines l’un après l’autre.

 


§1. — Répartition de la taille

 

Élément structurant de la fiscalité d’Ancien régime, la taille était un impôt perçu sur les revenus, pour lequel la noblesse et le clergé bénéficiaient de larges exemptions. Son application mettait au jour une autre source d’abus, la répartition du montant à acquitter par chacun, ou la côte annuelle des taillables, étant fixée arbitrairement sur la base de simples constatations de richesse. Une localité devait acquitter un certain montant, et un homme, choisi parmi tous, était chargé de répartir la part de chacun. L’individu choisi, peu habitué à gérer un tel pouvoir, en usait souvent mal, quand il ne sombrait pas dans la corruption généralisée. Mais au-delà de la corruption, l’intérêt de chacun poussait au dévoilement des contradictions du système. Un paysan qui achetait exceptionnellement de nouveaux habits pouvait être dénoncé par ses voisins comme largement enrichi et imposé davantage à la taille, les dénonciateurs réduisant par ce même coup leur propre fardeau. Partout on cachait sa richesse, de peur d’être imposé au double sur de simples allégations. Le pauvre peuple, ne disposant d’aucunes relations avantageuses, était le plus vulnérable. « Les collecteurs, écrivit bien Gustave Schelle, faisaient retomber le plus gros poids de l’impôt sur les contribuables qui n’avaient pas les moyens de se défendre. » [42] L’homme scrupuleux, payant aux dates fixées, se voyait traité comme riche, et imposé d’avantage l’année suivante, forçant chacun à faire étalage de prétendues difficultés de paiement et à provoquer de vrais retards, prétextes ou excuses pour une moindre charge future. [43]

La charge de collecteur, imposée au hasard à certains contribuables chaque année, provoquait toujours les angoisses et parfois des ruines financières. La rétribution financière accordée pour cette mission publique était négligeable, surtout en considération du risque encouru : si la collecte n’était pas suffisante, les collecteurs devaient remplir le « gap » avec leurs propres deniers, et, en étant souvent incapables, on prononçait contre eux des peines d’emprisonnement. Même en oubliant ces malheurs, seulement épisodiques, il restait quoi qu’il en soit le désavantage, pour chaque collecteur invariablement, d’avoir à abandonner son champ ou son atelier, et surtout sa famille, pour venir à la porte de chaque habitation réclamer l’impôt avec insistance. Pour ces raisons, cette charge de collecteur faisait le malheur de celui qui la recevait, et il n’était pas rare que des paysans modestes se prétendent parfaitement illettrés pour obtenir le simple avantage d’en être exempté.

Luttant contre l’arbitraire dans l’une de ses illustrations les plus sensibles, Turgot chercha à réformer la répartition de la taille dans le  sens de l’égalité et surtout de l’objectivité. Dans le Limousin, l’intendant Aubert de Tourny, suivant en cela les recommandations de l’abbé de Saint-Pierre[44], avait introduit quelques années avant la taille dite tarifée : la répartition était désormais réalisée par l’intendant et ses  agents. Turgot reconnaissait en elle une réelle amélioration : « L’examen que j’ai fait, Monsieur, écrivit-il un jour au commissaire des tailles, de la façon dont la taille est répartie dans la généralité de Limoges m’a convaincu que le système de la taille tarifée, établi dans la vue de remédier aux inconvénients de la taille arbitraire, est infiniment préférable à la forme ancienne. » [45]

Cette taille tarifée avait cependant deux défauts. Le premier était qu’elle restait illégale : dès les premiers mois de son intendance, Turgot dut ainsi obtenir qu’elle fût maintenue à titre provisoire. Le second défaut, plus sérieux, concerne l’exigence d’objectivité. En l’absence d’un cadastre rigoureusement établi, il était tout aussi impossible pour les agents de l’intendant que pour les collecteurs de répartir équitablement la charge fiscale. Un cadastre était chose toute nouvelle à l’époque : à peine y pensait-on dans quelques cercles intellectuels. Turgot souhaita en faire l’expérience, la première en France, dans le Limousin. Sa région n’intéressant pas les ministres — qui se contentaient de tendre la main en fermant les yeux, espérant en obtenir le plus d’argent — c’était le lieu rêvé pour l’essayer. « On ne trouvera jamais d’occasion plus favorable pour faire un pareil essai que celle qui se présente dans le Limousin » expliqua l’intendant à son ministre. [46]

Turgot commença par améliorer le système de taille tarifée établi par son prédécesseur. L’ayant fait, et souhaitant aller plus loin, il ne put. Cette quête d’objectivité se révéla donc finalement en grande partie infructueuse, en raison de l’impossibilité de faire contribuer la noblesse et le clergé équitablement, ainsi que d’obtenir, sans cadastre, un aperçu rigoureux de la valeur des terres et du niveau des revenus et des patrimoines. Arrivé à cette conclusion, c’était peine perdue pour Turgot. « Je vous avoue, Monsieur, écrivit-il au contrôleur-général Bertin, que si j’avais connu alors aussi distinctement qu’aujourd’hui l’excès de désordre dans lequel était ce système de taille tarifée depuis son établissement, et l’immensité du travail nécessaire non seulement pour perfectionner l’opération à venir, mais pour tirer de la confusion le système actuel, je n’aurais peut-être pas eu le courage de l’entreprendre. […] J’ose dire que le travail que j’ai fait est déjà excessif, et presque au-dessus de mes forces. J’envisage avec effroi, quoique pas tout à faire avec découragement, celui qui me reste à faire. » [47]

Le cadastre était impossible surtout parce qu’il supposait la mobilisation de moyens financiers que le Limousin seul était incapable de fournir, et que le pouvoir royal, se débattant déjà dans les difficultés budgétaires, se refusait absolument à avancer. Selon les estimations de Turgot, 60 000 livres, au bas mot, étaient nécessaires chaque année pendant trois ou quatre ans. On peut ajouter qu’il était difficile pour Turgot de convaincre les habitants de soutenir la réforme, ce qui aurait pu favoriser l’envoi de fonds ou une autre aide matérielle. On craignait tellement que la nouvelle méthode n’alourdisse encore le fardeau fiscal que peu de gens le soutinrent dans cette voie.

Quoi qu’il en soit, sans cadastre, le problème en devenait insoluble. [48] « Malgré ces efforts intelligents, conclut Gustave d’Hugues, malgré cette infatigable persévérance, malgré les affirmations de Condorcet, qui déclare que les travaux de Turgot sont le premier exemple d’un cadastre formé sur des principes vrais par une méthode exacte et conforme à la justice, il est certain que notre intendant échoua dans le dessein qu’il avait conçu de cadastrer la généralité de Limoges. » [49] René Lafarge aboutit aux mêmes conclusions et note froidement que « malgré toute l’activité déployée par Turgot, la grande expérience financière qu’il tentait en Limousin échoua complètement. Il n’arriva pas à faire un cadastre. » [50] Turgot admit d’ailleurs lui-même cet échec : « Le tarif est rempli d’une foule d’irrégularités, qui exigent absolument une réforme. J’ai toujours pensé, et je pense encore que cette réforme ne peut consister que dans l’exécution d’un vrai cadastre. Je n’ai pas cessé d’avoir cet objet en vue ; et, si j’ai différé à en mettre le plan sous les yeux du contrôleur-général, en laissant subsister provisoirement l’ancien tarif avec tous ses défauts, c’est parce qu’un bon projet de cadastre, où tous les inconvénients soient prévus et prévenus, est une chose fort difficile, et parce qu’il ne faut, suivant moi, mettre la main à l’œuvre que lorsqu’on aura pu s’assurer entièrement de la bonté du plan auquel on s’arrêtera. » [51]

Cette impossibilité d’établir un véritable cadastre — impossibilité qui tenait d’ailleurs, comme nous l’avons noté, à des contraintes budgétaires de l’État français — n’a pas empêché Turgot d’améliorer sensiblement la répartition de la taille dans le Limousin, en supprimant de nombreux abus et en corrigeant le système de son prédécesseur. Reconnaissant ce fait, les mêmes auteurs précédemment cités reconnaissent les mérites de Turgot. « La répartition de l’impôt fut assise sur de meilleures bases, écrit Gustave d’Hugues ; les injustices les plus criantes, les abus les plus vexatoires et les plus iniques furent réprimés. » [52] « La collecte était, dans une certaine mesure, améliorée, note pour sa part Lafarge. […] Toutes les injustices furent corrigées une à une, si bien qu’à la fin de l’intendance de Turgot, on ne trouve plus de plaintes contre la répartition des impôts, alors qu’elles étaient si nombreuses au début. » [53]

Outre la répartition de la taille, qu’il voulut rendre égalitaire, Turgot s’échina également à en diminuer le montant et adressa chaque année au Contrôleur général une demande argumentée en ce sens. Il faut dire que depuis le début du siècle, la taille avait été augmentée d’un tiers dans le Limousin. [54] En 1762, première année de l’intendance Turgot, elle était fixée à 2 200 000 francs, à charge pour les collecteurs d’en obtenir le montant, selon les modalités abusives dont nous avons fait état plus haut. Chaque année, Turgot demanda que le montant fut revu à la baisse et obtint gain de cause à de nombreuses reprises, ou que la situation malheureuse de cette province eut touché le cœur du ministre, ou que Turgot se soit montré particulièrement convaincant.

 


§2. — La corvée

 

Ainsi que nous l’avons indiqué, le défaut de qualité des routes du Limousin a certainement frappé très tôt l’esprit du nouvel intendant : les routes abîmées au point de s’en trouver parfois impraticables. « Généralement parlant, les chemins du Limousin ne sont pas beaux, écrit Louis de Bernage, l’un des prédécesseurs de Turgot ; il y a des endroits où les rochers les rendent difficiles, d’autres où il y a des bourbiers profonds. » [55] Au surplus, le sujet intéressait Turgot au plus haut point. En tant qu’économiste, il insistait beaucoup sur la qualité des routes et chemins, éléments fondamentaux de l’échange et du marché. En tant qu’ami des Physiocrates, surtout, il suivait l’attention que Quesnay avait déjà manifestée à l’égard de cette préoccupation, lui qui, en 1757, écrivait dans ses Maximes du gouvernement économique : « Il est important de faciliter partout les communications et les transports de marchandises par les réparations des chemins et la navigation des rivières. » [56]

La raison de l’extrême délabrement des routes du Limousin, et du territoire français de manière générale, était sans contredit possible la méthode dont on usait à l’époque pour les construire et les réparer. Ici, on ne faisait pas intervenir des artisans spécialisés, dirigés par un maitre d’ouvrage réputé : non, afin de construire à bon marché, le pouvoir eut recours à du travail non payé. Il n’y a, croit-on, rien de moins cher que le travail qu’on ne paye pas ; la vérité, ainsi que le prouvera le cas des routes, est tout à l’inverse. Fort de cette maxime erronée, on mit donc en place le système des corvées, un impôt en nature touchant toute la population, mais dont la noblesse et le clergé s’exonéraient naturellement, et qui ne touchait donc que le bas peuple. Suite à l’introduction de la corvée, chaque habitant pouvait se voir contraint de partir travailler plusieurs jours, en nombre variable, pour la construction ou la réparation des routes à proximité de son lieu de résidence, et cela sans toucher le moindre salaire ni même la moindre compensation pour le travail des champs qu’il abandonnait ainsi que sa famille.

Les chemins faits avec la corvée l’étaient mal. « Elle aboutissait, notera Gustave d’Hugues, à des constructions incomplètes, fragiles, mal ordonnées, mal exécutées. » [57] Étaient à blâmer les décisions incohérentes des directeurs, mais surtout le peu d’entrain que les paysans mettaient à ce travail, dont ils ne tiraient aucun salaire, et qu’ils effectuaient à contrecœur, tandis qu’ils devaient s’occuper de leur famille et de leur champ. Les paysans perdaient du temps sur les chantiers à attendre les décisions, à attendre les matières premières, et même à s’attendre mutuellement. Or les paysans partis construire les routes laissaient leurs champs, parfois à des périodes où leur attention et leur vigilance devaient être totales pour garantir la récolte.

Du fait de cet impôt en nature, les ouvriers travaillant sur les routes étaient totalement incapables d’y mettre un quelconque savoir-faire : le résultat était grossier, plein d’imperfections, d’autant que leur intérêt personnel les incitait à en faire le moins possible. Qui songe à produire le plus bel ouvrage s’il n’est pas payé ? Qui songe même à fournir le plus d’effort possible ? Qui s’y applique avec la plus grande vigilance ? Certainement, le nombre des bons citoyens s’y livrant avec sérieux et entrain était peu nombreux. Dans le Limousin, en particulier, les défauts de cette organisation étaient impossibles à masquer. « La corvée, note Vignon, y était commandée avec mollesse, mal conduite, sujette à mille abus, insuffisante à continuer ou seulement à conserver les ouvrages commencés, et complètement décriée. » [58]

Le système des corvées, quels qu’aient pu être par ailleurs ses résultats pratiques, était indéfendable. Il était d’abord rempli d’inégalités. Le poids de la corvée n’était d’abord pas égal à travers le territoire : dans quelques régions, on devait trois journées, dans d’autres quatre ou cinq ; dans certaines, on n’était quitte qu’après douze journées à travailler sans salaire. [59] Ensuite, et c’est primordial, ceux qui profitaient les premiers de la qualité des routes et des chemins étaient évidemment ceux qui s’en servaient, les commerçants, les industriels, mais aussi les grands propriétaires, qui allaient et venaient constamment entre Paris et leur domicile de campagne. Or, précisément, tous ces gens étaient exemptés de la corvée. Par un curieux arrangement, l’exemption touchait également ceux qu’on pouvait appeler les protégés du syndic, c’est-à-dire de l’homme, paysan lui-même, qui était chargé de répartir le travail entre la population d’une localité. Or encore une fois, peu habitué à détenir un tel pouvoir, le syndic en usait mal, ainsi que l’a parfaitement illustré Mirabeau :

 

« Souvent le syndic de la corvée est l’homme le plus accrédité du village ; mais ce n’est qu’un paysan, et il se conduit ordinairement comme tous les gens de son espèce. Il agit par humeur et par vengeance ; il cherche à se faire des amis et des protections ; il abuse du petit pouvoir qu’il a dans sa communauté pour vexer ses ennemis ; il les fait marcher et travailler au-delà de leur contingent, exempte les métayers et les cultivateurs de celui qui lui a fait donner la commission ; il en use de même envers ceux du seigneur et de l’homme puissant dont il cherche à acquérir la bienveillance ; ses frères, parents et amis sont ménagés ; souvent il accorde des exemptions à prix d’argent ; en un mot, c’est le pauvre, le faible qui souffre le poids du jour ; c’est le malheureux qui n’a aucune ressource qui fait le chemin, qui paie les garnisons et les amendes. »

 

« Les paroisses qui n’ont point de protection sont plus chargées que celles qui ont l’avantage d’avoir des seigneurs puissants ou résidant dans leurs châteaux. Les habitants les plus en état de supporter la charge publique sont soulagés aux dépens de leurs voisins. Souvent aussi, à égale distance d’éloignement, des villages plus heureux, et qu’on a oubliés, ne se trouvent pas assujettis à des travaux qui devraient être communs. » [60]

 

Turgot, devenu intendant, ne se masqua pas les défauts du système, qu’il condamna au point de vue moral et économique. À son supérieur, Trudaine de Montigny, il écrivit ainsi :

 

« Je crois la corvée injuste en ce que c’est une charge qui ne tombe que sur un certain nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois encore plus injuste, en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers et les laboureurs qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont les seuls propriétaires de terre profitent par l’augmentation de leurs revenus. Je crois d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration. » [61]

 

Comprenant l’ampleur du mal et anticipant parfaitement sa cause, Turgot songea à remplacer purement et simplement le système des corvées, cet impôt en nature, par une imposition plus juste : une taxe en argent. Sous ce système, le pauvre paysan contribuerait par son argent à la construction ou la réparation de la route et n’irait pas la construire ou la réparer lui-même. Ce difficile travail serait laissé à des spécialistes, rémunérés par les fonds perçus de l’impôt. « La construction des routes est un art qui a ses principes et ses règles, ignorés du vulgaire, à plus forte raison des paysans. » fera plus tard remarquer Gustave d’Hugues avec raison. [62]

Ce projet, assurément, n’était pas pleinement nouveau. À Caen, l’intendant Orceau de Fontette avait déjà pris des mesures en ce sens. Il avait proposé une alternative aux habitants de la généralité : ou un paiement en nature, ou un paiement en argent. Le second choix fut plébiscité. Seulement, son essai n’ayant pas été validé par le Contrôleur-général, sa réforme était restée illégale et avait provoqué des plaintes successives à la cour des aides.

Afin d’éviter de tomber dans l’illégalité, Turgot soumit son plan à Trudaine, conseiller du ministre Bertin, en décembre 1761. Pour le convaincre, il ne fallait pas uniquement lui expliquer le bienfondé de la mesure en général, mais présenter le temps comme propice et le Limousin comme le terrain idéal. Car demander une suppression des corvées pour la France entière aurait signifié dissiper ses forces pour atteindre un objectif qu’il est même audacieux d’espérer si l’on est soi-même ministre, et qui n’est qu’une rêverie si on ne l’est pas. « Peut-être serait-ce aller trop vite que de faire à la fois un changement dans tout le Royaume, fit remarquer Turgot à Trudaine. Mais du moins faudrait-il le tenter dans quelque province et je m’offre à vous avec le plus grand plaisir pour cette expérience. » [63] En sous-entendu, Turgot se servait de l’éternel argument : le Limousin est si malheureux et dédaigné des hommes en place qu’on ne fera pas grand mal en y essayant une réforme audacieuse.

Trudaine répondit avec scepticisme. « La matière des corvées est susceptible de difficultés de toutes parts, écrivit-il. Je pense donc que vous ne devez pas vous presser de prendre des partis généraux. » [64] Reprenant à fond l’étude de cette matière, Turgot, comme souvent, n’en tira que de nouveaux arguments soutenant son opinion initiale. « Il n’y a pas de milieu, répondit-il au ministre en lui envoyant une nouvelle ébauche plus fournie de son projet ; si l’on ne fait pas usage des corvées, gratuites ou non, il faut payer tout à prix d’argent ; et je n’hésite pas à penser que c’est le seul moyen de faire très promptement et de la manière la moins onéreuse aux peuples de très bons chemins. » Et Turgot détaillait ensuite par le menu ses arguments, répondant aux doutes émis par Trudaine quant au financement ou à l’application de la réforme.

Confiant, Turgot se mit alors au travail, sans attendre la nouvelle réponse de Trudaine. Quelques semaines plus tard, tandis que tout était engagé, la lettre de Trudaine fut un choc : le ministre restait sur sa position et refusait d’accepter l’idée de réforme détaillée par Turgot. À ce moment, la procédure était déjà en marche ; il fallait ou l’arrêter nette, au prix d’une perte de crédibilité pour l’intendant et d’une perte de temps pour ses agents, ou avancer dans l’illégalité, comme Fontette à Caen. Turgot suivit cette seconde voie et, à défaut d’un arrêt du conseil, ne se fonda que sur ses propres ordonnances pour valider le projet.

L’obstacle le plus redoutable au succès de la réforme de la corvée dans le Limousin ne fut cependant pas à trouver du côté des ministres — qui montrèrent globalement peu d’intérêt aux expérimentations faites dans cette partie de la France — mais du côté des habitants eux-mêmes. On a rappelé la vigueur des préjugés, l’effet de routine et une certaine incapacité ou une paresse à adopter des idées neuves de la part du peuple limousin de l’époque. « Les préjugés les plus absurdes, une puérile crédulité, dit avec vigueur M. Boudet, formaient toute la morale du peuple. » [65] Nulle part en a-t-on obtenu de plus redoutables preuves que sur cette question de la corvée. Ainsi, quoique tous les efforts de l’intendant Turgot furent réalisés dans le but de les soulager et de détruire une honteuse manifestation de l’arbitraire, les basses classes du peuple limousin furent d’abord opposées à ce qu’elles ne soient plus corvéables à merci et esclaves pendant quelques jours, travaillant sans salaire pour construire ou réparer des routes qui serviraient surtout à d’autres qu’eux. « Il leur paraissait si étrange que leur intendant fit un grand travail et prit beaucoup de mesures et de peines pour leur épargner celle de faire gratuitement les chemins, qu’ils ne pouvaient s’imaginer qu’il n’y eut pas quelque piège caché sous cette opération » se rappellera Dupont de Nemours un peu désabusé. [66] Condorcet soutint le même discours dans une lettre à Turgot : « Il est singulier que souvent il ne soit pas besoin de courage pour nuire aux hommes : ils se laissent tranquillement faire du mal ; mais, quand on s’avise de vouloir leur faire du bien, alors ils se révoltent, et trouvent que c’est innover. » [67] Et en effet Turgot fut sensibilisé très tôt au scepticisme avec lequel les habitants de sa généralité avaient accueilli sa réforme. « Ce n’est pas sans crainte, raconte à Turgot l’un de ses agents, que les habitants de ces paroisses ont consenti à ce que vous désiriez : je n’ai rien négligé pour les rassurer, et leur ai dit que l’avenir leur prouverait le désir sincère que vous avez de les soulager. » [68]

Le moyen de Turgot, payer les corvéables, était bien d’abord illégal : il ne le resta cependant pas. Refusé par Trudaine, il fut par la suite accepté par le Contrôleur-général L’Averdy, en 1765. Un arrêt légalisant cette pratique à titre exceptionnel fut rendu au début de l’année 1766, incluant une autorisation pour les années précédentes, ce qui remettait Turgot dans la plus parfaite légalité.

Après son expérience réussie dans le Limousin, Turgot, devenu ministre, supprimera les corvées pour le pays entier. Condorcet, qui le soutenait ardemment dans cette lutte, écrira que cette abolition devait être pour les paysans « un bien inappréciable ». « On peut calculer ce que cette suppression peut épargner d’argent au peuple, ajoutera-t-il, mais ce qu’elle lui épargnera du sentiment pénible de l’oppression et de l’injustice est au-dessus de nos méthodes de calcul. » [69]

Grâce au système réformé par Turgot, les routes furent mieux construites et mieux entretenues. On refit entièrement la route de Paris à Toulouse, traversant le Limousin. Deux grandes routes furent bâties, celle reliant Bordeaux à Lyon et passant par Brive, et Tulle, et celle qui allait de Limoges à Clermont.

 


§3. — Le recrutement des milices

 

Systématisée à partir de 1726, les milices étaient des bataillons de soldats, provenant d’un tirage au sort parmi la population, pour soutenir l’armée régulière, formée de volontaires et de mercenaires. Le recrutement des milices, sujet en apparence banale, avait donné lieu également à de nombreux abus, dont les conséquences néfastes devenaient aisément perceptibles. Il s’agissait simplement d’effectuer un tirage au sort des futurs soldats intégrés dans les milices, puisant donc aléatoirement dans le peuple, après que le roi ait, chaque année, indiqué le nombre de milicien souhaité, et que la répartition ait été faite entre les généralités, puis entre les paroisses.

Les défauts du système étaient de trois sortes : 1- de nombreuses exemptions faisaient du tirage des milices une manifestation de la plus grande des inégalités ; 2- à l’annonce d’un tirage au sort pour les milices, des centaines de jeunes hommes se cachaient ou émigraient, de peur d’être sélectionnés ; 3- les hommes ainsi obtenus devenaient de mauvais soldats, peu performants au combat et toujours en quête d’une occasion de s’évaporer.

Les exemptions d’abord, dues aux privilèges, étaient nombreuses. Une petite histoire illustrera bien toute l’ampleur du mal : « Allons, mes enfants, nous allons tirer le sort : rangez-vous ; mais, avant tout, quels sont ceux ici qui se prétendent exempts de service ? — Je suis de Paris. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je suis clerc tonsuré. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je suis fils de conseiller du roi. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je suis domestique de clerc, de noble, de conseiller. — Vous n’irez pas à la guerre : l’ordonnance ne le veut pas. — Je suis fils aîné d’avocat, fils aîné de fermier, fils aîné de laboureur. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je suis collecteur. — Vous n’irez pas à la guerre : on ne peut tenir et l’épée et la bourse. — Je suis maître d’école. — Vous n’irez pas à l’école : on ne peut tenir et l’épée et la férule. » [70] À cause de la masse des exemptés, la quantité de miliciens à obtenir par les tirages était assez considérable[71], de sorte qu’on considère en général qu’il y avait un billet noir — nommé ainsi parce qu’il y avait noté « milicien » en noir — pour 15 à 20 billets « blancs ». Parfois la proportion était encore moindre. Lafarge rapporte même qu’en 1743, la paroisse de Tulle n’eut à présenter au tirage que 8 jeunes hommes, quand elle devait lever 15 miliciens. [72] Tel était le résultat pratique de l’inégalité.

La peur d’être tiré au sort entraînait ensuite la fuite discrète de nombreux villageois au moment des tirages. « On a observé, dit une année le Bureau d’agriculture de Brive, que le bruit de la nouvelle milice fait fuir tous les jeunes gens de nos campagnes » [73] Le nombre d’hommes s’échappant dans les provinces voisines croissait ainsi et s’ajoutait au nombre des pauvres qui cherchaient ailleurs des moyens de vivre. Pour échapper aux milices, certains quittaient même la France, et la forte émigration limousine vers l’Espagne est en grande partie imputable aux milices. Quand l’émigration semblait trop difficile ou risquée, d’autres solutions étaient parfois envisagées. Lafarge rapporte ainsi que certains jeunes hommes allaient jusqu’à se couper un doigt pour être ainsi incapable de manier le fusil et finir exempté. [74] Bref, pour reprendre la conclusion de Gustave d’Hugues, « la désertion était générale » [75] Le problème de cette désertion était que, du fait que le nombre de miliciens à obtenir de chaque localité était fixe, les fuyards augmentaient le risque de tous les autres d’être tirés au sort. Il n’était pas rare, ainsi, qu’ils soient pourchassés, leur famille violentée, et eux-mêmes battus à mort quand ils étaient trouvés dans la forêt. La vérité est qu’une loi engageait de telles recherches actives, en indiquant que si un détenteur d’un « billet noir », milicien, ramenait un fuyard, il serait exempté, à charge pour le fuyard de prendre sa place dans l’armée. Les fuyards devenaient ainsi les ennemis publics numéro un, ce qui aboutissait à des battues violentes.

En temps de guerre, qui était devenu une sorte de normalité, ceux qui tiraient le billet noir partaient au combat, où les pertes étaient lourdes en hommes. S’ils ne mourraient pas au combat, d’ailleurs, les miliciens s’évaporaient par centaines en émigrant ou en se cachant dès que possible, dans des provinces parfois très éloignées de leur habitation d’origine, et ils y recommençaient leur vie loin des leurs. En tout cas, raconte Gustave d’Hugues, « un enfant auquel le billet noir était échu était regardé avec raison par sa famille comme entièrement perdu. » [76]

La solution plébiscitée par Turgot fut d’en finir avec ce système spécieux de recrutement, qui aboutissait à tant de haines et de violences, dilapidait tant de forces et d’efforts. Il fit le choix de remplacer le tirage au sort par le recrutement de volontaires payés. Au lieu de craindre le fameux « billet noir » qui les envoyait dans les milices, les paysans pouvaient donc laisser un volontaire y aller pour eux, et s’acquitter en échange d’un impôt permettant la rémunération du volontaire. Il autorisa donc les engagements volontaires, contre les prescriptions des règlements. C’était le système dit de la « mise au chapeau » : on mettait au tirage un nom choisi d’avance.

« Le royaume a besoin de défenseurs sans doute, expliqua Turgot ; mais s’il y a un moyen d’en avoir le même nombre, et de les avoir meilleurs sans forcer personne, pourquoi s’y refuser ? » [77] Selon lui, c’était la liberté qu’il fallait garantir : la liberté pour les paroisses de recruter les volontaires.

 

« Avec cette liberté, il est vraisemblable que les régiments provinciaux seraient remplis d’hommes de bonne volonté et qu’au lieu de s’empresser comme aujourd’hui, de quitter à l’échéance de leur congé, un grand nombre continuerait de servir, ce qui tendrait à conserver très longtemps au corps les mêmes hommes. La milice cesserait d’être un objet de terreur et d’effaroucher à chaque tirage les habitants des campagnes. On ne les verrait plus se disperser et mener une vie errante pour fuir le sort, puisque la charge de la milice serait volontaire pour les uns et se résoudrait pour les autres en une légère contribution pécuniaire. Au lieu de courir après les fuyards pour en faire malgré eux de mauvais soldats, les paroisses chercheraient au contraire à s’attacher des hommes connus et des hommes de bonne volonté. » [78]

 

 Cette solution était pourtant illégale. Depuis une ordonnance du 27 novembre 1765, il était interdit de substituer un homme à la place d’un autre pour entrer dans les milices, ni surtout d’organiser une collecte pour financer un volontaire payé. Malgré cela, restant toujours à la limite du droit pour garantir celui des hommes démunis de toute protection, cette pratique préconisée par Turgot s’établit dans le Limousin.

Un avantage de cette solution était qu’elle donnait les armes, et la lourde tâche de défendre la nation, à des hommes qui en étaient le plus capable ou du moins qui s’estimaient tels, plutôt qu’au hasard, à l’homme faible de constitution, peureux ou maladroit. Après la réforme de l’intendant, note René Lafarge, « la milice s’humanisa un peu ; à la fin de l’intendance de Turgot, on ne signale plus ces émigrations constantes, ces rixes dont on parlait sans cesse dix ans auparavant. » [79]

 

À côté de la milice, un autre sujet connexe était la corvée pour le transport des équipages militaires. En peu de mot, le pauvre paysan devait fournir ses bœufs et sa charrette pour transporter les régiments et leur matériel s’ils venaient à passer par sa région. Souvent les animaux en mourraient, exténués, de sorte que nombre de paysans préféraient payer une amende que de risquer la perte de leurs bêtes.

Turgot prit la décision de changer le système. Il décida que les transports de troupes et de matériel seraient désormais réalisés par des professionnels, rémunérés par le fruit d’un impôt en argent, réparti sur toute la région. [80] Là encore, ce n’était pas une pure innovation, car la même réforme, à peu de choses prêt, avait été réalisée dans le Languedoc et en Franche-Comté.

Enfin, au lieu de faire loger les troupes chez l’habitant ou au milieu des villages, comme c’était l’habitude, Turgot préféra faire construire une caserne, y maintenant ainsi une discipline et abaissant les frais générés par la question de l’hébergement.

 

 


***

 

Deux sujets de la toute première importance apparurent également au cours de l’intendance de Turgot et l’impliquèrent au premier chef. Il s’agit d’abord de la question de la porcelaine, après la découverte du kaolin dans le Limousin, cette terre à partir de laquelle est obtenue la précieuse porcelaine. C’est ensuite, de manière plus malheureuse, la survenance d’une grave crise en 1770, qui nécessita l’action la plus vigoureuse de Turgot pour secourir les pauvres, en proie à la plus grande misère — une action qui, relevant plus généralement de la politique sociale, sera traitée dans ce cadre plus large. Là encore, nous étudierons ces deux sujets l’un après l’autre.

 


La question de la porcelaine

 

À peu près à l’époque où Turgot héritait de l’intendance du Limousin, la manufacture royale de Sèvres chercha à connaître le secret de la fabrication de la porcelaine. À partir des éléments fournis par les jésuites, on savait qu’il était une sorte d’argile précieuse dont il fallait user, le kaolin. Des chercheurs furent envoyés à travers la France pour en trouver. Une terre aux propriétés identiques, semblant bien être du kaolin, fut découverte près de Bordeaux, mais il fut impossible pour les propriétaires et les futurs exploitants de se mettre d’accord sur un contrat. Heureusement, on finit par en trouver une autre source dans le Limousin. 

C’est alors que Turgot décida de créer une manufacture de porcelaine en Limousin, qui exploiterait directement dans cette région cette précieuse matière locale. Compte tenu du faible degré de développement économique du Limousin, comparé à d’autres régions françaises, c’eut pu paraître une véritable folie. La porcelaine, à l’époque, était unanimement considérée comme le plus haut degré de raffinement, et sa production, comme le nec plus ultra de l’artisanat. Comment dès lors concevoir que c’est dans le Limousin, encore à demi-barbare, dénué d’artisans renommés et d’artistes, que non seulement on entreprendrait de fabriquer la porcelaine, mais qu’on apprendrait à la France entière comment il faut le fabriquer ?

Cependant, malgré le caractère étonnant du projet, la porcelaine sera bel et bien fabriquée en Limousin et deviendra la base d’une industrie de renommée internationale. Pour ce faire, Turgot associa au projet une manufacture de faïence, celle des Massier, père et fils, dont il proposa la reconversion dans la porcelaine, et fit le nécessaire pour qu’un chimiste parisien, Nicolas Fournérat, participe aux expérimentations en tant que spécialiste des propriétés des différentes terres. Pour obtenir les fours permettant de cuire la porcelaine, Turgot pensa naturellement à en obtenir de la manufacture de Sèvres et questionna le ministre Bertin à ce sujet : refus net. Le ministre prétextait le caractère toujours changeant de ces fours, quand la vraie raison était qu’il trouvait inconcevable d’aider un futur concurrent. En main basse, l’intendant du Limousin sollicita d’autres proches de Bertin, et chercha parallèlement à obtenir des fours d’Allemagne. [81] Sans que l’on sache parfaitement d’où il les obtint finalement, les premières pièces de porcelaines furent produites et cuites dès l’année 1771, dont un médaillon à l’effigie de Turgot, certainement pour le remercier d’avoir apporté cette industrie à une région qui en avait tant besoin.



Secourir les pauvres

 

S’il est une plainte courante chez les administrateurs locaux, c’est d’affirmer que leur localité est excessivement imposée. Sous l’Ancien régime, tous les intendants se plaignaient de la même façon d’un excès d’impôt, avec plus ou moins d’arguments à faire valoir. Dans le cas du Limousin, cet excès était véritable : la généralité était disproportionnellement imposée par rapport au royaume, bien que cette disproportion soit d’une faible ampleur. Néanmoins, qu’on ait avec soi la force de l’évidence des chiffres, la tâche d’obtenir des réductions d’impôt était rendue difficile par le fait que le pouvoir royal dépensait de larges sommes et se retrouvait dans l’obligation de pressurer chaque région.

Pour le Limousin, la question du montant de l’impôt total à prélever pour fournir aux caisses de l’État était d’autant plus cruciale que l’impact de la surcharge fiscale sur l’activité économique était des plus sensibles. « La principale cause des souffrances de l’agriculture était assurément les charges énormes qui pesaient sur elle, fera plus tard remarquer René Lafarge dans son étude sur l’agriculture limousine au XVIIIe siècle. Le plus grand soulagement à lui procurer était donc de diminuer ces charges. » [82]

En défenseur des intérêts de sa région et en adepte convaincu des théories de l’État minimal, l’intendant Turgot sermonna chaque année ses supérieurs en décrivant sa province malheureuse comme honteusement surchargée d’impôts. Dès la première année, dès son premier « Avis sur l’imposition de la taille » envoyé aux ministres, il le fit avec un ton solennel et grave, insistant sur tous les points importants, rendant surtout concret par des exemples le malheur du Limousin, à tel point que Gustave d’Hugues a pu écrire que « son premier Avis sur l’imposition de la taille n’est qu’un long cri de douleur. » [83] Il insistait sur les déboires causés à l’agriculture par les guerres, les gelées et les grêles, qui avaient rendu les récoltes insuffisantes et l’état des habitants déplorable.

Dans les années suivantes, à chaque nouvel avis sur l’imposition de la taille, Turgot mit en valeur l’argument parfaitement étayée de la surcharge du Limousin par rapport aux régions voisines. Dans cette défense des intérêts de sa généralité, il ne se lassa jamais d’énoncer les mêmes vérités et d’argumenter pour convaincre les ministres et obtenir des résultats concrets. « Ce sont des choses que j’ai tant répétées, que j’ai présentées sous tant de faces, que j’avoue sans peine mon impuissance à rien dire de nouveau sur cette matière, écrivit-il en 1773, un an avant de quitter son poste pour rejoindre le ministère. Mais n’est-ce pas notre devoir de nous répéter jusqu’à ce que le conseil nous écoute ? » [84]

Cette persévérance ne fut pas sans résultat. Au total, au cours des treize années de son intendance, Turgot allégea de 3 millions la charge fiscale de sa généralité, montant significatif, que peu d’autres intendants atteignirent, mais qui reste insignifiant, presque risible, dans la masse des collectes annuelles d’impôt. [85]

 

L’importance que Turgot accordait au soulagement de la misère et à sa prévention se manifesta, pendant les treize années de son intendance, par de nombreuses actions concrètes. Certaines nous font voir le haut fonctionnaire ; d’autres nous laissent apercevoir l’homme. Ainsi, de manière certes anecdotique, mais illustrative cependant, on raconte que Turgot se rendit à de nombreuses reprises dans les habitations de paysans pour s’informer de l’état des récoltes et comprendre les difficultés populaires. [86] Il avait en outre l’habitude de sillonner la généralité pour en observer l’état et sonder ses populations. Cela lui permettait d’asseoir ses réformes sur une connaissance de terrain et, une fois les réformes engagées, d’en surveiller les résultats.

Pour améliorer la culture des terres dans le Limousin, Turgot finança par lui-même des prix de la Société d’Agriculture pour des concours sur des sujets d’économie rurale, afin de permettre d’améliorer l’agriculture limousine, et fréquemment il rédigeait lui-même le programme desdits concours. La société d’Agriculture du Limousin — la seconde la plus ancienne du Royaume après celle de Bretagne, fondée sous les auspices de Gournay — fournissait en vérité deux prix chaque année : un prix de pratique agricole, financé par la Société d’Agriculture elle-même, et un prix de théorie économique, que Turgot finançait avec ses deniers propres. [87] Les sujets de pratique devaient permettre d’améliorer la culture ou l’alimentation du peuple. Ainsi certaines années on questionna sur « la comparaison de l’emploi des chevaux et des bœufs pour la culture » ou « la meilleure machine applicable à la pratique pour battre les grains ».

Cependant, c’est surtout lors de la crise de 1770 que l’intendant Turgot montra son souci pour les pauvres. Qu’il nous soit donc permis de raconter cet épisode dans quelques détails.

En 1764 avait été promulgué un édit autorisation la libre circulation des grains dans le royaume, ainsi que les physiocrates et autres économistes libéraux l’avaient réclamé. Dès 1767, Turgot pouvait en reconnaître les bons effets :

 

« La principale production du Limousin, quant à la partie des grains, est le seigle. On a semé cette année beaucoup plus que les années précédentes, et le haut prix des grains, joint à l’espérance du débit assuré par l’exportation, a, sans doute plus que toute autre chose, contribué à cet accroissement de culture. » [88]

 

Seulement l’année 1768 amena un début de difficulté. Les conditions climatiques s’avérèrent peu clémentes et détruisirent une bonne partie des récoltes. Les maigres surplus tirés de l’année précédente furent vite épuisés. On attendit une accalmie, ou plutôt on l’espéra. Malheureusement, l’année 1769 sera à peine meilleure, et l’année 1770 une véritable catastrophe. Le Limousin se retrouvait donc dans une impasse. Turgot en prit parfaitement la mesure, reconnaissant dans l’accumulation de mauvaises années, finissant par une dernière année particulièrement calamiteuse, l’annonce d’une crise sans précédent.

 

« Les pluies excessives qui ont eu lieu pendant l’automne de 1768 avaient déjà beaucoup nui aux semailles ; plusieurs champs n’ont pu être ensemencés, et, dans ceux qui l’ont été, les terres imbibées d’eau, et plutôt corroyées que labourées par la charrue, n’ont pu acquérir le degré d’ameublissement nécessaire pour le développement des germes. La sécheresse qui a régné au commencement du printemps n’a pas permis aux jeunes plantes de taller et de jeter beaucoup d’épis. À la fin du printemps, les pluies sont revenues, et ont fait couler la fleur des grains ; les seigles surtout ont souffert, et, dans toute la partie du Limousin, la récolte, après qu’on aura prélevé la semence, pourra suffire à peine pour nourrir les cultivateurs : il n’en restera point pour garnir les marchés et fournir à la subsistance des ouvriers de toute espèce répandus dans les campagnes et dans les villes. » [89]

 

C’est donc par un défaut prolongé à assurer une récolte supérieure aux strictes nécessités de la survie que survint la crise de 1770. C’est donc avec raison que Peyronnet l’a qualifié de « crise typique de l’Ancien régime, avec sa sous-production classique, mais plus ample que la plupart, plus lente à se dissiper. » [90] Si elle fut classique, c’est que de telles difficultés émergeaient régulièrement de cette agriculture à faible productivité ; si elle fut plus ample néanmoins, c’est qu’elle venait à la suite d’années maigres, qui en renforçaient la sévérité. Au surplus, les récoltes furent maigres pour la quasi-totalité des types de culture. « On prétend que cette année est incomparablement plus désastreuse que celle qui a suivi la récolte de 1709, et je le crois, nota Turgot, car il n’y avait que les grains qui avaient souffert, et cette année tout a été perdu. » [91] Enfin, il est un élément qui rendit cette crise plus problématique encore, c’est qu’en 1770 la disette eut lieu dans toute la France, ne permettant d’attendre aucun secours des provinces voisines.

En 1770, la crise se fit ressentir avec une extrême gravité. Le prix du blé atteignit des niveaux exorbitants, jusqu’à 45 livres pour le setier de froment et 42 pour celui de seigle. [92] Les populations en vinrent à manquer de tout. La situation devenait grave. Turgot, dont les lettres aux ministres n’étaient plus que des appels à l’aide, évoqua en frémissant le sort qui semblait réservé aux habitants du Limousin dans les mois à venir.

 

« On ne peut penser sans frémir au sort qui menace les habitants de cette province… De quoi vivront des bourgeois et des paysans qui ont vendu leurs meubles, leurs bestiaux, leurs vêtements pour subsister ? Avec quoi les secourront, avec quoi subsisteront eux-mêmes des propriétaires qui n’ont rien recueilli, qui ont même pour la plupart acheté de quoi semer, et qui, l’année précédente, ont consommé au-delà de leur revenu pour nourrir leurs familles, leurs colons et leurs pauvres. On assure que plusieurs domaines dans ce canton désolé n’ont point été ensemencés faute de moyens. Comment les habitants de ces malheureuses paroisses pourront-ils payer des impôts ? Comment pourront-ils ne pas mourir de faim ? Telle est pourtant leur situation sans exagération aucune. » [93]

 

Il n’y avait pas de moyen, à première vue, d’éviter un tel désastre. Dans les premiers temps, et malgré le début des mesures de l’intendant, les conséquences furent terribles. « Il n’est pas de semaine, racontera même l’intendant, où quelques curés ne m’écrivent qu’ils ont enterré des gens morts de faim. » [94]

Pour parer à cette crise sans précédents et venir en aide aux moins fortunés, Turgot eut à prendre des mesures, convaincu qu’il était que « le soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de tous. » [95] Son plan d’aide, que nous détaillerons maintenant, eut deux volets : 1- la distribution pure et simple de vivres (bureaux de charité) ; 2- les programmes de travail (ateliers de charité), employant les pauvres et leur versant un salaire.

 Pour soulager la misère, ce fut donc d’abord des distributions pures et simples de subsistances que l’intendant organisa, certaines mêmes en avançant son propre argent. En complément de cette distribution, Turgot fit émettre des instructions sur les différentes manières de faire cuire le riz ainsi qu’une circulaire sur les qualités nutritives de la pomme de terre, aliment alors encore parfaitement dédaigné par le peuple. Pour le riz, il expliqua et fit expliquer qu’une quantité de riz nourrissait bien davantage que la même quantité en blé ; il en fit venir et distribuer ; enfin, il rédigea une Instruction spéciale sur les différentes manières peu coûteuses de préparer le riz. [96] Quant aux pommes de terre, Turgot en fit servir constamment à sa table et incita la Société d’agriculture du Limousin à faire des expérimentations à son sujet, afin de produire du pain à base de pomme de terre ou encore pour faire frire ce légume. Prendre la défense de la pomme de terre faisait marcher Turgot dans le sens du progrès et avec un esprit pionnier, car cet aliment restait considéré, sans raison valable, comme impropre à la consommation et comme source de maladies. [97] « Par son incessante propagande, Turgot mériterait d’être appelé le Parmentier du Limousin » dira élogieusement Nouaillac. [98] Turgot donna des pommes de terre aux curés, aux membres de la Société d’agriculture, et en mangea publiquement lui-même, comme pour inciter les autres.

Pour éviter les défauts de l’assistanat, Turgot réserva l’aide en nourriture aux seuls enfants, femmes, vieillards, et hommes adultes incapables de travailler. En outre, il distribua l’aide sous forme de bons pour nourriture ou sous forme de nourriture directement, plutôt qu’en argent, pour éviter que cet argent soit dilapidé à d’autres emplois par certains pauvres. S’il restreignait ainsi l’aide en vivres, c’est qu’il était convaincu que « ceux à qui leurs forces permettent de travailler ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner »[99] — ce pourquoi à côté des bureaux de charité il y eut des ateliers de charité. Turgot disait également :

 

« Dans une circonstance où les besoins sont aussi considérables, il importe beaucoup que les secours ne soient point distribués au hasard et sans précaution. Il importe que tous les vrais besoins soient soulagés, et que la fainéantise ou l’avidité de ceux qui auraient d’ailleurs des ressources, n’usurpe pas des dons qui doivent être d’autant plus soigneusement réservés à la misère et au défaut absolu de ressources, qu’ils suffiront peut-être à peine à l’étendue des maux à soulager. » [100]

 

Dans la distribution de subsistances, Turgot fit le choix d’en exclure les étrangers, les non Limousins, pour éviter qu’ils ne viennent précisément dans le Limousin pour recevoir une aide déjà insuffisante pour les habitants de la région. « L’humanité, expliquera-t-il, ne permet cependant pas de renvoyer ces pauvres étrangers chez eux sans leur donner de quoi subsister en chemin. » [101] Des vivres leur seraient donc fournis pour le temps exact que devait durer leur retour chez eux.

Pour employer les pauvres restés sans occupation, quoique capables de travail, l’intendant installa des ateliers de charité au lieu de leur fournir de manière expresse la nourriture indispensable à leur survie. Au nombre de vingt-deux, ces ateliers employaient 100 à 150 ouvriers chacun. [102] Chaque ouvrier recevait du pain et un maigre salaire, non en argent mais en méreaux, sorte de bons permettant d’acheter de la nourriture. Le salaire fut en outre payé à la tâche, pour éviter que les paysans ainsi aidés rechignent à l’ouvrage, dans la simple attente de leur aide. Ce salaire fut enfin fixé un peu en-dessous du prix habituel du marché, afin d’éviter de rendre plus avantageux le travail de charité que les différentes professions.

Pendant la crise de 1770, qui toucha toute la France, les ateliers de charité de certaines généralités employaient leurs pauvres à faire des travaux d’aménagement ou de décoration. Turgot insista en revanche pour que le travail servît à construire ou réparer les routes, rendre les portes des villes accessibles aux voitures de marchands, tous travaux qui devaient avoir pour but d’aider le commerce, de développer l’économie. Nous étions donc loin des opérations keynésiennes où des ouvriers creusent des tranchées à la cuillère ou retirent les pavés posés la veille, pour les remettre le lendemain.

Pour financer ces ateliers et ces bureaux de versement de nourriture, Turgot eut recours aux fonds publics levés dans sa généralité. En libéral convaincu, il aurait souhaité recevoir davantage d’aide privée, provenant de riches propriétaires, de bourgeois ou d’artisans fortunés, mais elle fut très limitée. « Les cantons où je fais travailler ne donnent pas lieu d’espérer beaucoup de ressources du côté de la générosité des seigneurs ou riches propriétaires, constatera l’intendant en 1772, tandis que la crise n’était pas encore terminée. M. le Prince de Soubise est, jusqu’à présent, le seul qui ait donné pour les travaux exécutés dans son duché de Ventadour. Il a bien voulu y consacrer 12 000 livres pendant les deux dernières années : j’ignore ce qu’il voudra bien faire en 1773. » [103]

Les ateliers de charité coûtant donc cher pour les finances locales, le Limousin eut des comptes en déficit lors de la crise. « C’est avec beaucoup de peine, Monsieur, que je vous présente un déficit aussi considérable » écrivit Turgot à son ministre. [104] Il justifia cependant cet excès comme parfaitement nécessaire pour sauver le peuple de cette région d’une famine sévère.

 

 


IV.  TURGOT EN LIMOUSIN : UNE EXPÉRIENCE LIBÉRALE ?

 

 

 

En entrant dans les détails de certaines des grandes réformes de Turgot durant les treize années de son intendance en Limousin, il est impossible de ne pas soulever çà et là des pratiques que l’on n’associe pas spontanément avec le libéralisme économique tel qu’il a pu, par ailleurs, être théorisé par Turgot, ni tel qu’on le définit actuellement. Ainsi, bien que le libéralisme économique semble promouvoir la non-intervention de l’État dans les questions économiques, nous voyons qu’en plusieurs occasions Turgot se dégagea de cet impératif, d’une manière plus ou moins nette.

Les différentes mesures prises par Turgot durant sa période limousine nous forcent donc à nous interroger sur leur caractère et à répondre à une question : l’administration de Turgot fut-elle ou non une expérience libérale ?

Ce qu’il y a de certain, au moins, et le point par lequel nous pouvons commencer sans trop douter, est que Turgot avait à cœur, en arrivant dans le Limousin, de mettre en application ce système de la liberté qu’il avait adopté à la suite de Vincent de Gournay. On peut même dire plus : que ses amis parisiens attendaient de lui qu’il prouve le bien-fondé de ces idées en les appliquant avec succès. C’est ainsi qu’avant de savoir si c’est un libéral qui a occupé pendant treize ans le poste d’intendant, c’en est un, indubitablement, qui y arriva le premier jour. Ainsi que l’écrit bien Kiener, c’était là le prolongement d’un long cheminement intellectuel : « Toute sa formation, toutes ses lectures, toutes ses fréquentations parisiennes le poussaient à penser qu’une solution globale pouvait exister et que la Liberté devait rapidement améliorer le sort de la province. » [105]

Seulement, appliquer le libéralisme au Limousin du XVIIIe siècle n’est pas une tâche évidente, loin de là. Par exemple, on a beau réclamer à grands cris la liberté entière et absolue du commerce des grains, tout d’abord les habitants, dans leur majorité, ne pas assez fortunés pour en manger, et ensuite, quand bien même ils en mangeraient, la région ne possède que très peu de routes de commerce, et toutes dans un état lamentable (en vérité, la seule route de qualité suffisante est celle entre Tulle et Limoges). [106] On peut ajouter également que l’on a beau être l’adversaire décidé du monopole sous toutes ses formes, il convient de reconnaître que le peu d’industrie présent dans le Limousin jouit du privilège des lettres patentes et que, sans ces privilèges, leur infériorité les ferait irrémédiablement disparaître au profit de concurrents d’autres régions de France. Bref, la situation n’est pas simple. Pour reprendre les mots de Peyronnet, « ce pays de pauvres métayers, ce pays de mangeurs de raves et de châtaignes ne constituait pas le terrain d’expérience idéal pour un théoricien de la grande culture et de la liberté du commerce des grains. » [107] C’est peu dire. Mais cela constituait aussi un défi : prouver que le libéralisme s’applique partout.

Si la question du caractère libéral de l’expérience limousine de Turgot se pose, c’est que certains ont affirmé que le Turgot du Limousin ne fut pas ou ne put pas être libéral. Selon le socialiste Louis Blanc, par exemple, les bureaux de charité furent des antécédents de l’État interventionniste. [108] Les commentateurs de Turgot soulignent aussi habituellement une ambigüité entre théorie et pratique chez Turgot. « Devant la nécessité, Turgot oublie la doctrine » écrit Peyronnet. [109] « Dans la gestion de sa généralité, Turgot se montre moins audacieux que dans ses écrits » explique quant à lui Poirier[110], avant d’asséner en guise de conclusion qu’ « en dépit de ses positions doctrinales libérales, Turgot prévoit des mesures dirigistes ». [111] Turgot, dirigiste ? L’accusation ne peut rester sans réponse.

Il est certain que, comme nous l’avons déjà signalé, ses mesures sont parfois empreintes d’une certaine dose d’interventionnisme ou illustrent un libéralisme modéré, peut-être même insuffisant.

Ainsi, la réforme de la taille, pour un penseur libéral, aurait dû être son extension à tous, afin d’accéder enfin à l’égalité de tous devant l’impôt. Turgot ne le fit pas, n’étant pas capable, n’étant pas autorisé à apporter un tel changement. Sa conviction cependant est claire : Turgot écrit partout qu’il faut en finir avec les privilèges en matière d’impôts. « Il serait utile de se procurer une imposition territoriale qui tombât directement sur les propriétaires et qui ne fut troublée par aucun privilège » écrivit-il un jour. [112] Une autre fois il se fit plus précis et dit simplement : « Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous doivent y contribuer. » [113]

De même, après sa réforme des corvées restait le problème de la répartition, et noblesse et clergé ne payèrent pas plus qu’au début. Un libéral peut-il s’en satisfaire ? Son ami Dupont de Nemours le critiqua sur ce point : « Répartir la contribution des chemins proportionnellement à la taille, c’était éluder trop l’application des principes de droit naturel, et de ceux du droit civil et politique de la France, qui disait que les propriétaires de tous les ordres doivent contribuer à la construction et à l’entretien des routes. » [114] En écrivant son histoire de l’intendance de Turgot en Limousin, Gustave d’Hugues prononcera le même jugement : « S’il était permis de formuler un blâme contre Turgot en ce qui concerne les corvées, ce serait bien plutôt d’être resté en-deçà des limites de l’équité. » [115] En effet, les grands seigneurs et le clergé ne furent pas plus imposés, comme le libéralisme bien entendu l’aurait exigé. Seulement, il faut se rappeler que la réforme mise en place par Turgot, toute inégalitaire qu’elle restait, était déjà à la limite de la légalité, pour ne pas dire illégale. Il était inutile de la compromettre avec une disposition qui aurait provoqué les plus vives réprimandes et aurait pu suffire à provoquer la perte de l’intendant lui-même. À vouloir imposer à tout prix la réforme parfaite, que Turgot aurait nécessairement souhaité de toutes ses forces, il risquait de ne rien voir aboutir, pour le plus grand malheur des paysans, éprouvés par la corvée, et pour celui du commerce, paralysé par le défaut de bonnes routes.

Pareillement, on pourrait rêver d’une suppression des milices, de la fin de cette conscription obligatoire, mais un intendant ne dispose pas d’un tel pouvoir. Turgot vint même aux frontières de la légalité pour améliorer le recrutement de ces milices. Il fit davantage que ce que permettait sa fonction.

En reprenant tour à tour les grandes réformes de Turgot dans le Limousin, tout en gardant à l’esprit les marges de manœuvre assez réduites d’un intendant, il est impossible de nier que ces réformes furent bel et bien une application du libéralisme le plus pur. N’est-elle en effet pas libérale cette réforme qui supprime un impôt en nature, un travail forcé, non payé, et le remplace par une taxe en argent ? N’est-elle pas non plus libérale cette réforme qui en finit avec l’arbitraire en matière d’impôt et qui fait contribuer chaque taillable en fonction de ses réelles capacités ? Enfin, n’est-elle pas libérale cette réforme qui remplace le tirage au sort de pauvres paysans pour les milices par une « mise au chapeau », un arrangement permettant de financer le départ de volontaires payés ?

Et si tel est le cas pour les grandes réformes de Turgot que nous avons détaillées au début de la partie précédente, nous serons peu étonné de remarquer que tel fut également le cas dans la pratique quotidienne du pouvoir par l’intendant du Limousin. Nous en donnerons ici quelques exemples.

Turgot reçut une fois la sollicitation des Laforêt, directeurs d’une manufacture de cotonnades qui avait obtenu des privilèges en 1743. Cette fois, ils demandaient à l’intendant des exemptions aux impôts, comme c’était courant. Turgot leur répondit qu’ « il est fâcheux que la législation soit déjà gênée d’avance par une foule de privilèges : c’est un embarras qu’il ne faut pas augmenter. » [116]

Turgot établit une foire franche à Brive, où aucune taxe n’était appliquée. On y jouissait d’une « pleine et entière franchise de tous droits d’entrée ou autres quelconques, pour tous objets commerçables. » [117]

Nommé intendant du Limousin, Turgot avait gardé son titre de maître des requêtes, et c’est ainsi qu’il put siéger parmi les juges qui révisèrent le célèbre procès Calas. Il se prononça pour sa réhabilitation, luttant ainsi contre l’arbitraire judicaire. [118]

Parmi les questions de second ordre, le problème des loups se posa pour l’agriculture limousine. Turgot chercha à utiliser l’intérêt personnel de chacun pour le solutionner, en proposant une récompense financière pour chaque élimination d’un loup.

Un jour, le marquis de Mirabeau, physiocrate pourtant proche de Turgot, lui demanda un privilège pour une mine dans le Limousin. Turgot prononça un refus comme il l’avait fait pour les autres, ne croyant pas que la relation spéciale qui l’unissait avec Mirabeau était un prétexte pour contrevenir aux règles que lui dictait son libéralisme.

 

Reste cependant la question de la gestion de la crise de 1770. Alors, dirigisme ou non ? Avant de trancher, ou plutôt dans le but de le faire en toute connaissance de cause, il faut rappeler certains faits.

Lors de la crise de 1770, d’abord, Turgot a maintenu la liberté du commerce des grains dans sa généralité malgré les avis contraires et l’opposition d’une grande partie du peuple, comme le rappelle Joseph Nio. [119] Afin de convaincre ses administrés des avantages de la liberté du commerce des grains, il distribua des exemplaires des édits de 1763 et 1764, qui avaient apporté cette liberté et en indiquaient les raisons, ainsi que la brochure de Le Trosne intitulée La liberté du commerce des grains, toujours utile et jamais nuisible.

 

« J’ai cru devoir faire distribuer de nouveau dans la province un assez grand nombre d’exemplaires de la déclaration du 25 mai 1763 et de l’édit de juillet 1764, afin d’en répandre la connaissance. J’y ai joint un ouvrage composé par M. Letrosne, avocat du roi au baillage d’Orléans, qui démontre avec autant de clarté que de force, et qui doit rendre sensible à tous esprits la sagesse et l’utilité de ces lois dans tous les temps et dans toutes les circonstances… Je ne doute pas que, pénétré, comme l’auteur, de la solidité des vues bienfaisantes qui ont engagé à consacrer par une loi solennelle la liberté du commerce des grains, vous ne vous fassiez un devoir et un plaisir de travailler à répandre la même conviction dans tous les esprits. Les moyens d’y parvenir sont de répondre avec douceur et en détail aux plaintes populaires que vous entendez chaque jour, de parler le langage de la raison plus que celui de l’autorité, d’engager les curés, les gentilshommes, toutes les personnes qui, par leur état et leurs lumières, sont à portée d’influer sur la façon de penser du peuple, à lire l’ouvrage de M. Letrosne, afin que, persuadés eux-mêmes, ils puissent travailler de concert avec vous à persuader les autres. » [120]

 

Le non-libéralisme de Turgot en Limousin se fonderait-il uniquement sur quelques mesures énergiques dictées par la situation ? Certes, pendant la crise de 1770, il obligea les propriétaires à prendre en charge leurs métayers ou colons et de payer leur subsistance. [121] Cette interdiction de les renvoyer n’avait cependant pour objet que la protection des individus, car un tel renvoi en pleine crise de subsistance, pour les métayers et colons, aurait signifié pour eux la mort. De la même façon, les ateliers de travail ne furent fondés qu’après avoir obtenu tous les secours possibles de l’initiative privée. En effet, avant de lancer son projet d’ateliers de travail, Turgot sollicita les propriétaires et riches du Limousin pour les engager à effectuer des travaux dans leurs propriétés, employant ainsi des pauvres sans travail. Ce n’est qu’en ayant constaté l’insuffisance de ce premier moyen privé, l’initiative individuelle, qu’il la compensa par une initiative publique temporaire.

Dans l’esprit de Turgot, ces mesures, dictées par l’impératif de protection des individus dans une situation exceptionnelle, ne déviaient en aucun cas des impératifs de son système de liberté économique. C’est ainsi qu’il écrivit, en pleine crise, cette phrase confondante : « Si j’avais douté des principes sur la liberté, l’expérience actuelle m’en démontrerait la nécessité. » [122]

En vérité, la protection des plus démunis par la puissance publique, après épuisement des ressorts de l’initiative privée, formait pour Turgot une conséquence des principes du libéralisme. C’est donc en étant pleinement conséquent avec lui-même que dans le même mois, Turgot pouvait préparer l’établissement de bureaux de charité, distribuer de l’aide aux pauvres incapables de travail, et répandre l’écrit de Le Trosne sur la liberté du commerce, maintenir lui-même les dispositions sur cette même liberté, et même réclamer, dans sept lettres d’un profond libéralisme, le maintien d’une liberté complète et absolue de vendre et d’acheter, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire, le blé et les céréales.

Ce fut en effet en pleine crise, en plein déploiement de son dispositif d’aide que Turgot rédigea les fameuses Lettres à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains. [123] Dans ces lettres, il ne lâche sur aucun point. Quand l’application de ses mesures d’aide pourrait nous apparaître comme un désaveu partiel du libéralisme radical qu’il a toujours prôné, lui voyait dans toute cette situation une confirmation, plus éclatante qu’aucune autre, du bienfondé de son libéralisme. « Tout ce que j’ai vu depuis m’a confirmé dans ma façon de penser, écrit-il dans ces lettres à son ministre, et surtout l’affreuse disette que j’ai eu le malheur de voir de très près l’année dernière. […] J’étais à portée de comparer à chaque instant les principes avec les faits. » [124]

Ces lettres étaient nées d’une sollicitation du nouveau Contrôleur général, l’abbé Terray, sur les avantages et les inconvénients d’une suppression de la liberté du commerce des grains. La réponse de Turgot, que la liberté était la seule solution et les restrictions une erreur au double point de vue moral et économique, était semblable à celle qu’il avait énoncé pendant treize ans, à chaque occasion semblable. En effet, dès qu’on lui demandait son avis sur une question, Turgot répondait en faveur de la liberté. Dès qu’un de ses amis économistes s’écartait même légèrement de la liberté en traitant d’une question, Turgot le sermonnait dans le but de le remettre dans le droit chemin. Ainsi en fut-il avec Dupont de Nemours, qui était pourtant le plus libéral des physiocrates, lorsque celui-ci traita de la question de la compagnie des Indes, société qui gérait en monopole le commerce avec une partie de l’Asie.

 

« Si le commerce de l’Inde a besoin pour se soutenir de compagnies, dit Turgot, c’est-à-dire, s’il n’est pas lucratif par lui-même et indépendamment des secours du gouvernement, il est plus avantageux à l’État qu’il ne se fasse point et qu’on tire les marchandises des autres nations. Vous ne devez pas dire autre chose, car si vous vouliez dire plus, vous sortiriez de la question. La question est et doit être celle de la liberté, et doit être résolue par la liberté. Que le commerce soit lucratif ou non, c’est là l’objet particulier des spéculations du négociant qui saura bien faire ou ne pas faire ce commerce suivant qu’il conviendra à ses intérêts. L’affaire de l’homme d’Etat est de lui dire : faites ce que vous voudrez ; ce n’est pas à lui à examiner si le commerce est bon ou mauvais ; si le commerçant y gagne, il est bon ; s’il y perd, il est mauvais. Dans le premier cas, il se fera ; dans le second, il ne se fera pas. » [125]

 

Turgot ne pouvait cesser d’être libéral juste parce qu’il avait à remplir une fonction d’intendant.

Bien loin que cette intendance ait été pour lui le signe des défauts de son libéralisme économique, elle en fut la confirmation, et même l’occasion de son déploiement. Preuve en est son intense activité d’économiste. C’est en effet durant la période de son intendance dans le Limousin que Turgot a composé la grande majorité de ses écrits économiques, qui respirent tous un libéralisme radical.

Le premier de ces écrits, par son importance, s’intitule sobrement les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, « premier traité digne de ce nom » de science économique selon Gustave Schelle. [126] Division du travail, souveraineté du consommateur, propriété privée, rôle du capital, etc., tous les concepts clés d’une économie de marché sont présentés, fournissant un canevas aux œuvres systématiques qu’allaient être la Richesse des Nations d’Adam Smith et le Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say. « Jamais plus d’idées justes sur de pareilles matières ne furent contenues en moins de pages » dira élogieusement Eugène Daire. [127]

Citons ensuite le Mémoire sur les prêts à intérêt qui défend la liberté de fixation du taux d’intérêt dans le crédit, réfute l’opposition d’Aristote et celle des pères de l’Eglise, et combat les lois sur l’usure. Turgot y explique avec bon sens que c’est une erreur de croire que l’intérêt de l’argent dans le commerce doive être fixé par les lois des princes : c’est un prix courant qui se règle de lui-même, comme celui de toutes les autres marchandises.

Nous avons encore les Lettres sur la marque des fers. Il s’agit pour Turgot de critiquer un système de « marque » limitant le commerce des métaux entre la France et les autres nations, tout cela avec la prétention qu’une telle interdiction partielle puisse favoriser la production nationale. L’intendant du Limousin y montre le caractère illusoire d’un tel système et expose dans les grandes lignes ses principes économiques quant aux fonctions de la puissance publique eu égard aux matières économiques.

 

« Ce que doit faire la politique, écrit-il, est donc de s’abandonner au cours de la nature et au cours du commerce, non moins nécessaire, non moins irrésistible que le cours de la nature, sans prétendre le diriger ; parce que, pour le diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié. […] J’ajoute que, si l’on avait sur tous ces détails cette multitude de connaissances qu’il est impossible de rassembler, le résultat en serait de laisser aller les choses précisément comme elles vont toutes seules, par la seule action des intérêts des hommes qu’anime la balance d’une concurrence libre. » [128]

 

Le Mémoire sur les mines et carrières, bien que traitant d’une question toute particulière, celle de la liberté que peut avoir un propriétaire de creuser des galeries sous son terrain, énonce aussi à plusieurs endroits le libéralisme radical de Turgot. On lit par exemple que « toute loi inutile est un mal, par cela seul qu’elle est une restriction à la liberté, qui par elle-même est toujours un bien »[129] ou que quand l’initiative individuelle peut agir, « pourquoi vouloir faire par contrainte ce qui peut se faire librement ? » [130]

L’article Valeurs et monnaie rattache Turgot à la tradition subjectiviste française qui s’est épanouie dans l’école autrichienne d’économie. Il y développe le principe de Galiani selon lequel « l’homme est la commune mesure de toute chose », conduisant sur ce fondement toute une analyse subjective de la valeur.

Les Lettres à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains forment le dernier texte d’importance issue de la période limousine. Ces lettres, composées en pleine période de crise, ont été décrites par Poirier comme « une profession de foi physiocratique et un plaidoyer en faveur de la liberté commerciale » [131] Il est vrai qu’elles regorgent de passages où s’exprime le libéralisme le plus radical, le plus intransigeant. On lit par exemple :

 

« Monsieur, si quelque chose presse, ce n’est pas de mettre de nouvelles entraves au commerce le plus nécessaire de tous ; c’est d’ôter celles qu’on a malheureusement laissé subsister. […] S’il y a jamais eu un temps où la liberté la plus entière, la plus absolue, la plus débarrassée de toute espèce d’obstacles ait été nécessaire, j’ose dire que c’est celui-ci, et que jamais on n’a dû moins penser à donner un règlement sur la police des grains. Prenez du temps, Monsieur, et prenez-en beaucoup ; j’ose vous en conjurer pour le salut des malheureux de cette province et de celles qui ont été comme elle frappées de stérilité » [132]

 

Tous ces écrits furent composés durant la période de l’intendance du Limousin. Elles finissent de convaincre que Turgot avait en lui une philosophie, un système solidement ancré, et que cette philosophie ou ce système était le libéralisme. C’est ce libéralisme qu’il entendit mettre en pratique dans sa généralité, sans jamais dévier, sans jamais y renoncer.

 

 

 


V.  POUR QUELS RÉSULTATS ?

 

 

Selon Turgot lui-même, l’ensemble de ses mesures, sans exception aucune, étaient autant de mises en application de son libéralisme. Selon nous, elles comportent certains éléments d’interventionnisme qui cependant s’avèrent justifiés compte tenu de l’état peu développé de l’économie du Limousin à l’époque, et de la gravité de la crise à laquelle elle était confrontée,  laquelle emportait les pauvres par centaines par manque du plus strict minimum de nourriture.

Telle fut donc l’ambition de Turgot, tels furent donc les fondements de son action comme intendant. Qu’en a-t-il été de leurs conséquences ? Sur chaque sujet considéré séparément, les résultats ont-ils été à la hauteur des ambitions ? Pris globalement, enfin, le Limousin a-t-il connu une période de développement, s’est-il amélioré entre le moment où Turgot y prit ses fonctions comme intendant et celui où, appelé au ministère, il finit par le quitter ?

Ici encore, il y aurait à considérer les circonstances, avant d’en venir aux résultats eux-mêmes. Il y aurait à rappeler le peu d’appuis qu’un intendant d’une généralité aussi négligée que le Limousin recevait habituellement des ministres et des personnes de la cour. Il y aurait en outre à détailler les nombreuses indisponibilités de Turgot pour cause de maladie, attaqué qu’il était si souvent par la goutte, à laquelle il succomba finalement.

Plus fondamentalement, il faut redire que réformer dans le Limousin était difficile, à cause du fait que le peuple rejetait d’instinct toute nouveauté, fût-elle de nature à améliorer sa condition. C’est qu’il y avait dans l’esprit de cette population, comme notait Gustave d’Hugues, « une instinctive répulsion pour tout ce qui est nouveau » et « un entêtement extrême dans ses opinions, et partant dans ses préjugés ». [133] « Si l’homme limousin est très enraciné dans son sol, il l’est aussi dans ses usages, ses habitudes, ses préjugés même. La routine est très tenace et la crainte de toute nouveauté rend bien des réformes impossibles » écrivit quant à lui René Lafarge. [134] L’amélioration économique, elle, était limitée ou rendue difficile en raison des idées de la population, qui considérait la richesse comme honteuse à gagner mais glorieuse à dépenser, et qui poussait tous les entrepreneurs ingénieux à quitter leur activité sitôt constituée une petite fortune. « Dès qu’un homme a fait fortune par le commerce, notait Turgot lui-même, il s’empresse de le quitter pour devenir noble. Les capitaux qu’il avait acquis sont bientôt dissipés dans la vie oisive attachée à son nouvel état, ou, du moins, ils sont entièrement perdus pour le commerce. Le peu qui s’en fait est donc tout entier entre les mains de gens presque sans fortune, qui ne peuvent former que des entreprises bornées, faute de capitaux, et qui sont presque toujours réduits à faire rouler leur commerce sur l’emprunt. » [135] Or, afin qu’une économie se développe, plus que le montant des capitaux, l’essentiel est dans la mentalité productive. Si les nations industrieuses se relèvent si vite après les guerres destructives, c’est bien que, le capital en partie détruit, ils ont encore la même morale économique, les mêmes idées sur l’effort et le travail, et ce sont sur ces idées que se fonde leur rebond.

 

Sur les principaux sujets auxquels l’intendant fut confronté, Turgot en retira de larges succès, quoique parfois contrastés.

En remplaçant les corvées par un impôt en argent, il solutionna le problème des routes du Limousin, célèbres pour leur piteux état, pour en faire des modèles. C’est ainsi qu’Arthur Young fut très élogieux quand il parcourut la région juste avant la Révolution. « La renommée laissée ici par Turgot est considérable écrivit-il. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que j’ai vu en France, comptent parmi ses bonnes œuvres ; on leur doit bien ce nom, car il n’employa pas les corvées. » [136]

La réforme des milices supprima une source de troubles et l’une des manifestations de l’arbitraire royal qui troublait le plus l’ordre des familles et la paix dans les villages. On peut regretter que la pratique suggérée par Turgot, si naturelle, ait été alors à la limite de la légalité, mais le blâme, dans ce cas, ne pourrait retomber sur l’intendant.

La réforme de la taille, enfin, introduisit une plus grande justice en supprimant des abus et une grande dose d’arbitraire. Elle doit être vue comme un progrès. Néanmoins, cette taille tarifée, revue et corrigée par Turgot, resta impopulaire à son époque, du fait des difficultés d’application. L’impossibilité d’établir un véritable cadastre empêcha aussi d’atteindre le plus haut niveau de justice.

Enfin, les mesures vigoureuses prises par Turgot lors de la crise de 1770 ont permis de limiter assez nettement les ravages que le manque de nourriture et de travail s’apprêtaient à faire subir à cette province. « Par cet ensemble de mesures pratiques et énergiques, écrit René Lafarge, la généralité fut efficacement soulagée et fut préservée d’une horrible famine. À ce point de vue, les réformes de Turgot furent couronnées d’un plein succès » [137]

Les réformes de moindre ampleur et de moindre ambition ont connu quant à elles des résultats variés.

Malgré les efforts de Turgot, la culture et la consommation de pomme de terre resta extrêmement marginale. Cependant elle connut un léger pic durant la crise de 1770, et en vérité, à en croire René Lafarge, « la pomme de terre contribua pour une grande part à éviter la famine ». [138] Le peuple limousin avait vaincu ses préjugés par la force de la nécessité. Ce fut néanmoins très graduellement qu’il adopta la pomme de terre. Comme raconte Schelle, « le peuple donna d’abord les pommes de terre aux bestiaux ; il s’en servit ensuite pour lui-même. » [139]

Afin de lutter contre la très forte mortalité des femmes en couche et la succession des drames lors des accouchements effectués dans la région, Turgot avait institué des cours d’accouchement sous la direction de Mme de Coudray. Peu de personnes se montrèrent cependant disposées à effectuer cette dépense et le cours peina à trouver ses élèves. « Ce fut un échec complet » écrira clairement Lafarge. [140]

Animé d’un sentiment similaire, mais appliqué cette fois au bétail, Turgot institua une école vétérinaire, faisant venir le docteur Mirra, de Lyon. Le but était d’aider les cultivateurs et d’améliorer la rentabilité des élevages en enseignant les meilleures pratiques en termes de santé des animaux. Le nombre des élèves inscrits fut trop faible pour que l’expérience puisse continuer. Comme l’école d’accouchement, ce fut donc un échec.

 De manière générale, la partie purement agricole des réformes de Turgot s’avéra peu fructueuse, ce qui naturellement a de quoi étonner de la part d’un proche des physiocrates. [141] Ainsi l’introduction de l’élevage des vers à soie eut un résultat mitigé car ce type de culture eut un faible développement. Il en fut de même pour les prairies artificielles. Dans l’ensemble, il était difficile d’innover dans une région où se transmettait sans grand ajout les pratiques agricoles ancestrales.

Quoiqu’il n’ait pas eu l’impact anticipé sur les pratiques agricoles, l’intendant améliora cependant de manière sensible la condition de ses agents, les agriculteurs du Limousin. Par ses grandes réformes, Turgot a rendu meilleure ou moins terrible la situation du paysan moyen, comme c’était clairement son objectif. Ainsi que l’écrit Gustave d’Hugues, « les améliorations apportées dans le système de la taille tarifée, les demandes en diminution d’impôt, la suppression de la corvée pour la construction des chemins, les réformes de la milice, toutes ces mesures pleines de prévoyance, de sagesse et d’humanité n’avaient, dans la pensée de Turgot, qu’un seul but, le soulagement des agriculteurs. » [142]

Le même auteur a décrit dans des termes très clairs les progrès réalisés par la province sous l’intendance de  Turgot. « La situation financière de la province s’améliore. […] L’agriculture, l’industrie et le commerce, débarrassés des entraves qui gênaient leur essor, et puissamment favorisés par l’application des principes de la science économique, font circuler la richesse et renaître l’abondance en un pays déshérité. » [143] Sismondi, peu susceptible d’un a priori libéral, écrivit dans la même veine : « Turgot avait fait de sa province une espèce de Salente. C’était un Fénelon à l’œuvre avec une intelligence plus vive de la réalité, un sens plus fort, une main plus virile. Ses principes étaient nouveaux, surtout pour un administrateur ; mais tel était l’ascendant de son caractère, qu’il imposait aux ministres eux-mêmes, et qu’ils laissaient passer ses réformes avec étonnement et respect. »[144]

Turgot eut un impact remarqué sur l’industrie du Limousin, un fait qu’illustre en particulier le succès célèbre de la porcelaine. « L’industrie existait bien en Limousin à l’arrivée de Turgot, écrira René Lafarge, mais son intendance coïncida précisément avec l’avènement de la grande industrie. » [145] Et cette grande industrie, au moment où l’Angleterre connaissait les prémisses de la grande révolution industrielle, serait d’une importance cruciale pour le développement économique du Limousin, de sorte que l’on peut affirmer que si Limoges, par exemple, est devenu une cité ouvrière au XIXe siècle, c’est en partie à Turgot qu’elle le doit.

 

Une preuve vraiment décisive de ce que l’intendance de Turgot fut, considérée dans sa globalité, une véritable réussite, est fournie par le fait que l’administrateur du Limousin ait été à plusieurs reprises récompensé par des propositions de plus hautes fonctions.

Dans les premières années de son intendance du Limousin, on lui proposa celle de Lyon, en se fondant sur ses succès à Limoges (et la demande de sa mère), mais Turgot déclina l’offre. « Cette place me paraîtrait certainement très désirable par elle-même, répondit Turgot ; j’y gagnerais une augmentation assez considérable de revenu, un séjour beaucoup plus agréable et, par la différence des circonstances où se trouvent les deux généralités, une grande diminution de travail. Mais tous ces avantages sont balancés par une circonstance dont j’ai eu l’honneur de vous dire un mot lorsque vous avez bien voulu me parler de Rouen, et qui a été un des plus forts motifs pour m’empêcher de profiter de vos bontés. […] J’ai commencé un très grand travail sans avoir pu encore rien achever. Je vous avoue que, malgré la peine qu’il doit me donner, je l’abandonnerais à regret. » [146]

À en croire Kiener, l’intendance du Limousin représenta pour Turgot quelques années d’école. [147] Comme l’écrit également Joseph Tissot, elle fut pour le jeune intendant « l’occasion de se montrer comme administrateur ». [148] C’était d’ailleurs précisément ce qui lui avait été demandé dès son envoi à Limoges : faire ses preuves. Au sortir de treize années passées dans le Limousin, et après la concrétisation de ses réformes majeures et originales, la renommée ne tarda pas à s’attacher à son nom, déjà célèbre par l’action de son père, prévôt des marchands de la ville de Paris. « Le succès perpétué pendant dix années contribua beaucoup à la réputation de l’Intendant, écrira Dupont de Nemours. Il a servi peut-être à lui frayer le chemin du ministère. » [149] C’est aussi en se faisant le porte-parole du peuple français que Condorcet écrira à son ami ces mots, quand il arrivera au ministère : « Toutes les provinces attendent de vous ce que vous avez fait au Limousin. » [150]

Le 20 juillet 1774, Turgot fut fait ministre de la Marine. Il passera au Contrôle général le 24 août. Dans le Limousin, l’effervescence fut soulignée de toute part. « La nomination de Turgot au Contrôle général a eu l’approbation universelle. Il était adoré dans la province dont il était l’intendant ». [151] Le Mercure de France rapporte même des cérémonies organisées à Limoges : « Dès que les habitants de la ville de Limoges ont appris que le roi avait nommé à la place de contrôleur général M. Turgot, leur ancien intendant, ils ont fait éclater leur joie par une fête publique ; les officiers municipaux, précédés de la bourgeoisie en armes, avec l’appareil usité, ont fait tirer le 8 de ce mois un feu d’artifice, terminé par un soleil tournant, au milieu duquel on lisait : Vive Turgot ! Le peuple y a applaudi par de vives acclamations. » [152]

De telles effervescences sont sans doute le meilleur témoignage que l’on puisse fournir pour illustrer le succès de Turgot en Limousin, et l’attachement du peuple, du bas peuple surtout, pour son célèbre intendant. Quelles meilleures preuves de réussite en effet pour un administrateur que d’être aimé, d’être regretté même, et surtout des humbles ?

 

 

 

 


Bibliographie sommaire

 

 

Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, Paris, 1913-1924

Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, Paris, Guillaumin, 1859

René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902

Michel C. Kiener & Jean-Claude Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, Fayard, 1979.

Douglas Dakin, Turgot and the Ancien Régime in France, New York, Octogon Books, 1965

Jean-Pierre Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, Perrin, 1999

 

 


SÉLECTION DE LETTRES ET MÉMOIRES DE TURGOT

 

 

 



I. LETTRE À VOLTAIRE AU SUJET DE LA NOMINATION À LIMOGES (1761)

 

 

Paris, 24 août 1761.

 

Depuis que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, Monsieur, un changement qui me concerne a eu lieu ; et j’ai le malheur d’être Intendant. Je dis le malheur ; car dans ce siècle de querelles, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis.

C’est à Limoges qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble, qui m’aurait mis à portée de faire de petits pèlerinages à la chapelle de Confucius, et de m’instruire avec le grand-prêtre. Mais votre ami M. de Choiseul a jugé que pour remplir une place aussi importante j’avais encore besoin de quelques années d’école ; ainsi je n’espère plus vous voir de longtemps, à moins que vous ne reveniez fixer votre séjour à Paris : chose que je désire plus que je n’ose vous la conseiller.

Vous n’y trouveriez sûrement rien qui vaille votre repos, rem prorsus substantialem, disait le très sage Newton. Vous jouissez de la gloire comme si vous étiez mort, et vous vous réjouissez comme un homme bien vivant ; sans être à Paris, vous l’amusez, vous l’instruisez, vous le faites rire ou pleurer selon votre bon plaisir. C’est Paris qui doit aller vous chercher.

Je vous remercie d’avoir pensé à moi pour me proposer de souscrire à l’édition que vous préparez des œuvres du Grand Corneille ; et j’ai en même temps bien des excuses à vous faire d’avoir tant tardé à vous répondre ; d’abord le désir de rassembler un plus grand nombre de souscriptions ; ensuite les devoirs du premier moment de l’intendance, et sur le tout un peu de paresse à écrire des lettres, ont été les causes de ce retardement. J’en suis d’autant plus fâché que je n’ai à vous demander qu’un petit nombre d’exemplaires, la plus grande partie de mes amis ayant souscrit de leur côté.

Au reste vous ne devez pas douter que le public ne s’empresse de concourir à votre entreprise. Indépendamment de l’intérêt que le nom du Grand Corneille doit exciter dans la nation, les réflexions que vous promettez rendront votre édition infiniment précieuse. J’ai cependant appris avec peine de M. d’Argental que vous ne comptez en donner que sur les pièces restées au théâtre. Je sens que vous avez voulu éviter les occasions de critiquer trop durement Corneille en élevant un monument à sa gloire. Mais je crois que vous auriez pu balancer avec ménagement ses beautés et ses fautes, sans vous écarter du respect dû à sa mémoire, et que la circonstance prescrit d’une manière encore plus impérieuse : vous avez fait des choses plus difficiles, et je pense que l’examen approfondi des pièces mêmes qu’on ne joue plus, serait une chose utile aux lettres, et surtout aux jeunes gens qui se destinent à l’art. Votre analyse leur apprendrait à distinguer les défauts qui naissent du sujet de ceux qui tiennent à la manière de le traiter. Vous leur indiqueriez les moyens d’en éviter quelques-uns, de pallier les autres : vous leur feriez envisager les sujets manqués sous de nouvelles faces qui leur feraient découvrir des ressources pour les embellir.

L’arrêt du Parlement sur les Jésuites et le réquisitoire qui l’a provoqué, ne vous ont-ils pas réconcilié avec Me. Omer ?

 

« Vous allez être bien unis :

Tous deux vous forcez des murailles,

Tous deux vous gagnez des batailles

Contre les mêmes ennemis. »

 

La Cour est embarrassée du parti qu’elle prendra. Pour moi je voudrais qu’on fît à ces pauvres Pères le bien de les renvoyer chacun dans sa famille avec une pension honnête et un petit collet. Il y en a si peu de profès, que les économats ne seraient pas fort surchargés ; les particuliers seraient heureux, le corps n’existerait plus, et l’État serait tranquille.

Adieu, Monsieur, je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d’être persuadé que personne n’est avec un attachement plus vrai, votre très humble, etc.

 

 


II.  AVIS SUR L’ÉTAT DE LA GÉNÉRALITE DE LIMOGES, RELATIVEMENT À L’IMPOSITION DE LA TAILLE (1762)

 

 

Quoique le peu de temps qui s’est écoulé depuis que Sa Majesté a daigné me confier l’administration de la généralité de Limoges ne m’ait pas permis d’acquérir des lumières aussi étendues et aussi détaillées que je l’aurais désiré sur la comparaison des forces et des charges de cette partie du royaume, les connaissances que j’ai réussi à me procurer ne suffisent que trop pour me donner la triste certitude de la misère qu’on y éprouve. Dans le compte que je dois en rendre au conseil, je me suis attaché à ne présenter aucun fait dont je ne croie pouvoir assurer la vérité : heureux si ce tableau peut être tracé avec des couleurs assez fidèles pour émouvoir le cœur de Sa Majesté, et si en portant dans ces provinces un titre pour faire respecter son autorité, je pouvais en même temps y répandre les preuves de sa bonté paternelle !

Il est certain que le Limousin et l’Angoumois, qui composent en quelque sorte toute la généralité de Limoges, ont perdu beaucoup de leurs richesses. Les habitants tiraient autrefois de leur sol et de leur industrie des profits considérables, qui leur faisaient supporter aisément les charges de l’État. Il est bien vraisemblable que les surcharges occasionnées par leur ancienne richesse ont contribué plus que toute autre chose à leur misère actuelle. Mais, quelle que soit la cause de la cessation de leurs profits, il est de la justice de Sa Majesté de leur accorder des modérations proportionnées à leurs pertes.

Les principales sources de l’ancienne aisance de ces habitants étaient la production et la consommation de leurs grains et de leurs vins, l’engrais des bestiaux, le commerce des chevaux, et l’exploitation de quelques manufactures de papeterie, clouterie, et autres.

Les grains qui se récoltent dans la généralité sont de deux genres différents : ceux qui peuvent faire un objet de commerce, et ceux qui sont de pure consommation dans le pays. Les habitants en général sont très pauvres. L’impossibilité où cette pauvreté les met de faire les avances qu’exige la culture des grains les plus précieux, fait qu’ils se trouvent réduits à donner leurs soins à la culture du blé noir, du blé d’Espagne, et de certaines raves qui leur coûtent peu à semer, exigent très peu de frais d’exploitation, et suffisent à leur nourriture. Ils y joignent la châtaigne, qu’ils font sécher à l’ombre et qu’ils conservent ainsi pendant l’hiver, pour être mangée sans autre préparation que de la faire bouillir. Ces quatre sortes de denrées sont ici de première nécessité, puisqu’elles suppléent au pain de froment ou de seigle, dont la plus grande partie du peuple limousin n’a jamais mangé.

Le blé et le seigle se trouvent ainsi réservés pour la consommation des habitants un peu aisés, ou pour le commerce, sans lequel le cultivateur est absolument ruiné et ne peut plus payer ses charges.

Cependant, j’ai déjà observé, en envoyant l’état général des récoltes de ces provinces, que le blé noir et le blé d’Espagne ne promettaient pas une abondante récolte ; qu’ils avaient déjà manqué dans les années précédentes, ce qui me rendait encore plus attentif à l’événement de cette année. Je vois actuellement avec douleur que les récoltes de ces denrées seront mauvaises, ce qui a été occasionné et décidé par les dernières chaleurs, et que les châtaigniers, loin de promettre un dédommagement, annoncent, par la chute prématurée de leurs feuilles, que cette denrée sera en médiocre quantité et peu susceptible d’être gardée. Je ne puis dissimuler que celles des paroisses qui éprouveront ces malheurs seront en proie aux horreurs de la famine, sans qu’il me soit pour ainsi dire possible de leur accorder des secours. Ces denrées ne se sèment que pour la consommation et ne se commercent point ; et les blés mêmes, quand ils sont abondants, ne pourraient, sans ruiner le cultivateur, tomber à un prix auquel le pauvre habitant pût atteindre. C’est ce qui m’a fait déjà observer que nous craignons à la fois les horreurs de la disette et les inconvénients de l’abondance.

Mais un objet plus affligeant encore mérite la plus grande considération : les blés dont le commerce faisait la seule ressource du cultivateur, ainsi que je viens de l’exposer, les blés sont depuis quelques années frappés d’un fléau particulier à cette province, qui détruit et dans le champ, et même après la récolte, le grain dont le laboureur faisait toute son espérance.

J’ai déjà annoncé au conseil les effets de ce fléau. Une espèce particulière de papillons dépose ses œufs dans l’épi avant qu’il soit parfaitement formé, et il en sort une petite chenille qui, enfermée dans le grain même, en dévore toute la farine et sort ensuite changée en papillon. Sur le rapport qui en a été précédemment fait par M. de Marcheval, M. le contrôleur général a député deux commissaires de l’Académie des sciences, qui, après deux ans de travaux et d’observations assidues, n’ont pu encore découvrir un remède sûr et applicable sans inconvénients à tous les cas.

Dans la lettre dont j’ai accompagné l’état des récoltes, je n’avais évalué le dommage causé par cet insecte qu’à un tiers de diminution sur la récolte totale ; mais je suis instruit qu’il peut être beaucoup plus considérable, et qu’une grande partie du blé qui paraît conservé, ne l’étant que parce que l’insecte y a péri, soit en chenille , soit en chrysalide, avant sa métamorphose en papillon, non seulement ne peut plus faire un objet de commerce, mais même peut devenir nuisible dans l’usage par la mauvaise qualité qu’il communique au pain.

J’ai déjà eu l’honneur d’observer à M. le contrôleur général que ce fléau, purement local, n’en est que plus funeste au canton qu’il afflige, la diminution qu’il cause dans le produit des récoltes étant toute en pure perte pour le propriétaire, qui n’en est dédommagé par aucune augmentation dans le prix de la denrée, et qui souffre, pour le peu qu’il recueille, de la non-valeur résultant de l’abondance générale.

Les vignes ne rapportent pas beaucoup cette année ; mais le malheur de cette province est tel, que cette pénurie est même préférable à l’abondance. Il en coûtera moins de frais de récolte et de garde, car pour la vente elle ne se fait point. Le commerce est interrompu avec l’étranger par la guerre ; le débouché qu’offrait le port de Rochefort est totalement fermé depuis l’interruption des armements, et la consommation qui se fait sur les lieux est si médiocre que, malgré le prix vil où se trouve cette denrée, presque tous les colons ont encore les vins des deux dernières récoltes. Ces vins, dont le débit se faisait par l’exportation, rendaient autrefois un argent qui facilitait la perception des impôts. C’est encore un avantage dont se trouvent privées ces provinces, et qui leur est particulier.

Il en est de même de l’engrais des bestiaux. Il est étonnant combien depuis quelques années cet objet de l’industrie des habitants a diminué. On élevait autrefois dans ces cantons des bœufs qui se vendaient pour la consommation de Paris : c’était une des premières ressources des habitants pour le payement de leurs impôts, parce que cette vente répandait de l’argent dans le pays par l’acquisition des bestiaux et la consommation que le concours des marchands occasionnait. De là est née cette célébrité des foires du Limousin, cause de la surcharge dont se plaint aujourd’hui la province. Mais depuis quelque temps elles sont tombées dans le discrédit, soit parce que la consommation de Paris est diminuée, soit parce que les marchands pour l’approvisionnement de cette capitale ont donné la préférence aux foires de Normandie comme plus voisines. Dans les autres guerres, la fourniture des armées pouvait dédommager de la diminution qu’elles occasionnaient dans la consommation de Paris ; mais, dans la guerre actuelle, l’extrême éloignement des armées et la facilité que trouvent les fournisseurs à s’approvisionner en Allemagne et en Suisse, ont porté le dernier coup aux ressources que la province tirait de ce commerce, et ne lui laissent d’espérance que dans la bonté du roi.

Je ne puis m’empêcher d’arrêter un moment l’attention du conseil sur un autre objet de commerce propre à ces provinces, et qui est également diminué, c’est celui des chevaux. Les foires de Chalus et de Limoges ont été fameuses.

Les chevaux limousins sont reconnus pour excellents. Il s’en est fait autrefois un grand commerce, qui faisait entrer une quantité considérable d’argent dans la province, et facilitait le recouvrement des impositions. Ce commerce est aujourd’hui presque entièrement tombé. Peut-être avec quelques encouragements parviendra-t-on à le rétablir ; mais dans le moment présent on ne peut l’envisager comme une ressource pour le payement des impositions.

À ce récit vrai et malheureusement trop général, nous joignons un détail particulier de celles des paroisses qui ont souffert encore des grêles, gelées ou inondations, dont une partie serait dans le cas de solliciter une décharge absolue plutôt qu’une diminution, ayant éprouvé ces malheurs pour la troisième et quatrième année consécutives.

Cependant, depuis le commencement de ce siècle, le brevet de la taille est augmenté de 700 000 livres. Il l’est même cette année sur la précédente.

 

En effet, le brevet porte, pour l’année 1762, la somme de   ……

Et celui de l’année dernière n’était que de  ……………………


Ce qui fait une augmentation de brevet à brevet de   ………….

La généralité a encore profité l’année dernière d’une diminution dans la formation des commissions des tailles ……………

Et, en y joignant celle accordée par Sa Majesté, par un un arrêt particulier, de la somme de ……………………………………

Il se trouve que le montant du brevet, pour la taille de 1762, excéderait la taille effective de l’année dernière, de   ………….

     

2 210 220 l.  1 s.   8 d.

2 198 461     15    »

 


11 758           6     8

 

15 960           »     »

 

120 000         »     »

 


147 718 l.     6 s.  8 d.

Loin que cette augmentation soit praticable, j’ose assurer au conseil que, si nous ne sommes pas en état d’apporter encore une modération considérable sur les cotes de l’année dernière, il est inutile de se flatter d’un recouvrement. Le receveur des tailles de Limoges est actuellement en avance de plus de 360 000 livres. Les autres le sont à proportion ; il paraît que la généralité est arriérée sur la taille de plus d’un million. Elle paye le troisième vingtième ; elle n’aura cette année ni blés, ni vins, ni bestiaux à vendre, pour retirer de l’argent. Les receveurs seront forcés d’user de contraintes, et les habitants, qui sont dans l’usage de travailler une partie de l’année hors de la province, prendront peut-être le parti d’abandonner totalement leur pays natal pour chercher ailleurs, et peut-être dans la mendicité, une subsistance qu’ils ne pourront plus trouver chez eux.

Je n’ai pas cru devoir parler du dépérissement des manufactures, ni d’autres causes de misère communes à toutes les provinces, telles que la désertion des campagnes, le découragement des cultivateurs, la ra-reté de l’argent, l’assoupissement de toute espèce de commerce, etc. Ces maux ne se font pas moins sentir dans la généralité de Limoges qu’ailleurs, au contraire ; mais tout le royaume les éprouve, et puisque l’État a besoin de secours, les moyens généraux ne doivent point entrer en considération, parce que la justice du conseil, dans la position actuelle, consiste moins à éviter une surcharge devenue nécessaire qu’à en faire une juste répartition, à raison des malheurs particuliers de telle ou telle contrée.

Mais je dois encore présenter une dernière considération, que la justice la plus stricte ne peut rejeter : c’est que, proportionnellement aux généralités voisines, celle de Limoges est surchargée de près de 600 000 livres, ce qui se démontrerait aisément par le calcul de ce que payent dans les unes et les autres deux domaines de même nature et de même valeur.

Ainsi, je le répète avec cette confiance que me donne la tendresse du roi pour ses sujets, la généralité de Limoges est frappée des mêmes maux que tout le royaume ; elle est particulièrement ravagée depuis peu par un fléau unique ; réduite aux portes de la famine par le manque des denrées qui en font la nourriture journalière, et auxquelles rien ne peut suppléer ; enfin sans ressource pour se procurer l’argent nécessaire au payement de ses impôts, par la cessation presque totale de son commerce des vins et de celui de ses bestiaux et de ses chevaux ; la généralité est de plus singulièrement surchargée en proportion des autres qui l’environnent.

D’après ces motifs, capables d’exciter la compassion et les bontés de Sa Majesté, j’ose la supplier d’accorder à la généralité de Limoges, sur la taille de 1762, une diminution de 400 000 livres, tant pour subvenir aux soulagements nécessaires à presque tous les habitants, que pour remplacer les décharges pour ainsi dire totales qu’il sera juste d’accorder à ceux qui, privés de leurs blés par le fléau qui les détruit, n’ayant récolté que très peu des denrées qui font leur nourriture habituelle, sans aucune ressource, ni par la main-d’œuvre, ni par le commerce, n’auraient plus, sans ces secours, que la fuite ou le désespoir.

J’ose espérer cette grâce autant de la tendresse paternelle et des bontés de Sa Majesté que de la justice du conseil.

Adieu, Monsieur, je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d’être persuadé que personne n’est avec un attachement plus vrai, votre très humble, etc.

 

 


III.  LETTRE CIRCULAIRE AUX COMMISSAIRES DES TAILLES (1762)

 

L’examen que j’ai fait, Monsieur, de la manière dont la taille est répartie dans la généralité de Limoges, m’a convaincu que le système de la taille tarifée établi dans la vue de remédier aux inconvénients de la taille arbitraire, est infiniment préférable à la forme ancienne ; mais que cependant il est encore trop éloigné de la perfection pour avoir pu procurer aux peuples tous les avantages qu’ils doivent naturellement en espérer. J’en ai conclu que j’avais deux choses à faire : l’une de maintenir les principes du système dans ce qu’ils ont d’utile ; l’autre de corriger les imperfections qui peuvent subsister encore dans la manière dont il a été exécuté. L’une et l’autre de ces vues sont conformes aux intentions du roi, que Sa Majesté a exprimées dans sa déclaration du 30 décembre 1761, concernant la taille tarifée en usage dans la généralité de Limoges. Vous recevrez en même temps que cette lettre un exemplaire de cette déclaration imprimée.

Vous y verrez qu’en autorisant par une loi expresse l’ancienne estimation des fonds de la généralité, et le tarif d’après lequel se fait la répartition, le roi m’impose la nécessité de réformer tout ce que les opérations faites jusqu’ici par rapport à ces deux objets, peuvent avoir laissé de défectueux. Mais je ne puis y réussir sans le secours des personnes qui, accoutumées à travailler d’après les principes du tarif, ont dû connaître, par l’expérience et par les obstacles mêmes qu’ils ont rencontrés dans leurs opérations, les avantages et les défauts de la forme actuelle, les difficultés auxquelles elle donne lieu, et les changements dont elle a besoin.

Quelques-uns de MM. les commissaires m’ont déjà envoyé différents mémoires dans lesquels j’ai trouvé plusieurs observations utiles dont je compte profiter ; mais, avant de prendre un parti définitif, j’ai cru devoir réunir les réflexions de toutes les personnes qui jusqu’ici se sont occupées de cette matière, et c’est dans cette vue que je vous prie d’employer vos moments de loisir à mettre par écrit vos idées sur les difficultés de la répartition dans les principes du tarif actuel, sur les défauts que vous avez aperçus dans ce tarif, sur les moyens d’y remédier et de perfectionner le système de la taille tarifée. Le travail des vérifications que vous allez commencer vous occupera sans doute tout entier d’ici à quelque temps, et vous serez ensuite obligé de vous livrer à celui de la confection des rôles ; ainsi, quelque désir que j’eusse d’avoir promptement le résultat de vos réflexions, je prévois que je ne puis vous le demander que quelque temps après le département prochain[153] ; et le travail même auquel vous allez être livré vous donnera plus d’une occasion de réfléchir sur toutes les difficultés de cette matière, la plus importante de celles qui occupent l’administration.

Vos réflexions peuvent rouler sur trois objets qui doivent, à ce qu’il me semble, être considérés séparément.

1° L’opération même de la confection des rôles ;

2° Les règles du tarif, d’après lesquelles se fait la répartition, et qui sont détaillées dans les mandements et dans les préambules des rôles ;

3° Les estimations des fonds qui servent de base à la répartition.

Sur le premier objet, il se présente une question qu’il serait utile de bien éclaircir. Les rôles se font suivant deux formes absolument différentes, dont l’une a lieu pour les paroisses tarifées, et l’autre pour les paroisses abonnées ; il est naturel de se demander quelle est la plus avantageuse de ces deux formes. Au premier coup d’œil, l’opération des paroisses tarifées paraît moins simple, puisqu’on est obligé de faire une première et une seconde répartition. Cependant, je sais que plusieurs de MM. les commissaires la regardent comme plus facile et moins compliquée que celle qui est en usage dans les rôles par abonnement : en effet, quoique suivant cette dernière méthode on ne fasse qu’une seule répartition, l’on est obligé de faire auparavant un relevé par colonnes de tous les objets susceptibles de taxe, et qui doivent être taxés sur des principes différents. Ces relevés ont jusqu’à dix colonnes ; si le commissaire se trompe en omettant quelque article, ou en le transportant par inadvertance d’une colonne à une autre, cette erreur influe sur toute la répartition, et il se trouve obligé de recommencer tout l’ouvrage ; or, il est très possible que l’embarras de ces relevés par colonnes, et surtout le risque des erreurs qu’on peut y commettre, soient plus qu’équivalents à la peine de faire deux répartitions. Il n’y a guère que l’usage qui puisse apprendre aux commissaires laquelle de ces deux méthodes est la plus facile à pratiquer, et peut-être que l’usage même fera trouver à chacun d’eux plus facile celle à laquelle il est le plus habitué.

Je ne vois, dans la manière d’opérer les rôles par abonnement, qu’un avantage bien décidé, c’est que les industries sont imposées dans ces rôles à un taux fixe qui ne peut être ni augmenté ni diminué ; il en est de même des bestiaux, et comme ces deux objets doivent être extrêmement ménagés pour l’utilité même de ceux qui possèdent les fonds de terre, cette différence me paraît être un inconvénient des rôles par tarif. Il est vrai que, pour y remédier, on a pris le parti dans ces rôles de ne taxer en première répartition les industries, les profits de ferme et autres objets de cette nature, qu’à la moitié de la taxe qu’ils supportent dans les rôles par abonnement, au moyen de quoi, à moins que la seconde répartition ne soit double de la première, ces objets payent un peu moins dans les paroisses tarifées que dans les paroisses abonnées. Mais il en résulte toujours que leur taxe est sujette à une variation qui ne suit aucune règle, et si l’on a un peu remédié à l’inconvénient dont il s’agit, par rapport à l’industrie et aux profits de ferme, on l’a laissé subsister dans son entier par rapport aux bestiaux qui, dans les rôles par tarif, sont taxés en première répartition à la même somme à laquelle ils sont imposés définitivement dans les rôles par abonnement, c’est-à-dire à huit sous par bœuf, six sous par vache, etc. ; d’où il résulte que les bestiaux sont ordinairement plus chargés dans les paroisses tarifées. Il est vrai qu’on pourrait facilement ôter à la manière d’opérer par tarif cet inconvénient. Il suffirait pour cela d’appliquer aux industries, profits de ferme, bestiaux, etc., la même imposition fixe que dans les rôles par abonnement, et de relever séparément tous ces objets fixes, dont on déduirait le montant sur la somme totale à répartir sur la paroisse. On opérerait sur le surplus, suivant la forme ordinaire, par première et seconde répartition.

D’un autre côté, on pourrait aussi rendre le travail de la confection des rôles par abonnement un peu moins compliqué, et supprimer les dix colonnes du relevé. Il semble en effet qu’il suffirait, en suivant le canevas du rôle article par article, de relever sur deux colonnes seulement, savoir : sur la première, toutes les taxes fixes, industries, bestiaux, profits de ferme, cotes réduites à 5 sous, etc. ; sur la seconde, tous les objets susceptibles de répartition, en observant de doubler l’estimation de ceux qui seraient sujets à la taxe d’exploitation, de tripler celle des articles sujets à la taxe de propriété et d’exploitation, et de déduire sur les propriétés les rentes et intérêts qui doivent l’être. Le commissaire, après avoir additionné la première colonne, en retrancherait le montant de la somme totale à imposer sur la paroisse, et répartirait le surplus sur la totalité des objets contenus dans la seconde colonne. La comparaison de ce surplus à répartir, avec la somme résultant de l’addition de cette seconde colonne, donnerait le marc la livre de la propriété, et il n’y aurait plus qu’à appliquer ce marc la livre à chaque article. J’imagine que cette manière d’opérer serait plus simple que celle du relevé à dix colonnes, et plus directe que celle de la première et seconde répartition. Il est vrai que l’on ne pourrait pas sans un nouveau travail faire la récapitulation qu’il est d’usage de placer à la fin du préambule du rôle ; mais, puisqu’on se passe de cette récapitulation dans les rôles par tarif, on pourrait bien s’en passer dans les rôles par abonnement, ou du moins on pourrait se contenter de l’énonciation du montant de la colonne des taxes fixes et de celle du montant de la colonne des objets sujets à répartition. Cette dernière, devant servir de base à la fixation du marc la livre de la propriété, est essentielle à conserver.

Quelle que soit celle des deux méthodes à laquelle il faudra donner la préférence, il sera toujours très avantageux de la rendre générale et d’établir une uniformité entière dans la manière d’opérer pour toutes les paroisses, soit en opérant les rôles des paroisses abonnées par première et seconde répartitions, soit en opérant les rôles des paroisses tarifées par une seule répartition.

L’un et l’autre de ces changements sont à peu près également faciles. Rien n’est plus simple que de substituer au travail des relevés dans les rôles par abonnement une première répartition au sou, aux 2 sous ou aux 3 sous pour livre de l’estimation, suivant que le contribuable sera sujet à la taxe de propriété, ou à celle d’exploitation, ou aux deux réunies.

À l’égard des rôles des paroisses tarifées, il n’y a guère plus de difficulté à y appliquer la méthode des rôles par abonnement, car la première répartition ayant toujours pour base la quantité de terrain possédé par chaque contribuable, et l’évaluation de ce terrain suivant sa qualité, il est aussi facile de faire un relevé des fonds, et d’y porter cette évaluation dans la colonne des fonds sujets à la taille de propriété et à celle d’exploitation, et dans celle des fonds sujets à la taille d’exploitation seulement, qu’il l’est de porter dans les colonnes du relevé des paroisses abonnées l’estimation de l’abonnateur. Les deux méthodes sont donc également applicables aux paroisses abonnées et aux paroisses tarifées. Il faudra, lorsqu’on aura déterminé la meilleure des deux, c’est-à-dire la plus commode dans la pratique, l’adopter pour toutes les paroisses et s’y tenir.

Il serait peut-être avantageux, pour faciliter le travail aux commissaires et pour former plus aisément des commis capables de les aider, de dresser une espèce de tableau des opérations qu’exige la confection des rôles, dans lequel on indiquerait autant qu’il serait possible les voies les plus abrégées pour parvenir au même but ; on pourrait y joindre aussi quelques tarifs qui soulageraient beaucoup dans le travail de la répartition. Plusieurs de MM. les commissaires se sont fait à eux-mêmes des méthodes de calcul et des tarifs particuliers ; il serait à souhaiter qu’ils voulussent bien les communiquer, afin qu’on pût les rendre publics par l’impression. Le travail purement mécanique de la répartition deviendrait ainsi beaucoup moins fatigant pour eux : toute leur attention serait réservée pour le travail vraiment important des vérifications et de la formation des canevas, et les rôles pourraient être plus tôt en recouvrement.

Mais, quelque soin qu’on prenne pour simplifier le travail de la confection des rôles, je prévois qu’il sera toujours nécessairement assez compliqué, à moins qu’on ne parvienne à simplifier aussi les règles du tarif, et c’est le second objet sur lequel je serai fort aise d’avoir votre avis.

Il suffit de lire le préambule des rôles des paroisses tarifées et celui des rôles des paroisses abonnées, pour être frappé des contrariétés qui s’y trouvent. Indépendamment de la surcharge des bestiaux dans les paroisses tarifées, où ils sont taxés en première répartition à la même somme à laquelle ils sont taxés en définitif dans les paroisses abonnées, cette taxe des bestiaux est sujette dans les paroisses tarifées à différentes déductions en faveur des propriétaires, suivant la quantité de terrain qu’ils exploitent, et ces déductions n’ont pas lieu dans les paroisses abonnées.

Les fermiers des droits de halles dans les paroisses abonnées supportent la taxe d’exploitation ; dans les paroisses tarifées, ils ne supportent que la taxe de profit de ferme, qui n’est qu’un sixième de la taxe d’exploitation. J’aurais bien désiré pouvoir lever ces contradictions avant le département prochain, et la chose n’est pas entièrement impossible. Cependant, la nécessité de mettre les officiers des élections en état de se conformer aux règles du tarif dans le jugement des oppositions aux rôles du dernier département, ayant obligé de donner, par la déclaration du 30 décembre 1761, une authenticité légale aux deux préambules d’après lesquels les rôles avaient été faits, il n’est pas possible d’y rien changer sans lettres patentes enregistrées à la Cour des aides. Mais, comme il se peut qu’indépendamment des contrariétés qu’il est nécessaire de lever entre les différentes règles prescrites par les deux préambules de rôles, il y ait d’autres changements à faire à ces règles encore plus importants, il paraît raisonnable, pour ne pas inquiéter les esprits en proposant d’année en année de nouvelles lois destinées à être abrogées de même, de faire à la fois aux règles du tarif tous les changements dont elles ont besoin, et de ne les ramener à l’uniformité que lorsqu’on pourra les porter à leur perfectionnement. Or, des changements importants dans une matière aussi intimement liée au bonheur public ne sauraient être projetés avec trop de circonspection et même de timidité. Il faut, avant de rien entreprendre, avoir considéré l’objet sous toutes ses faces, avoir épuisé toutes les combinaisons, avoir balancé tous les avantages et tous les inconvénients.

Voilà ce qui m’empêche d’espérer qu’on puisse dès cette année faire aucune réforme aux préambules des rôles et aux règles du tarif, quelque désir que j’en eusse ; mais il est du moins nécessaire de s’occuper dès à présent, et très sérieusement, de l’examen de ces règles, afin de se mettre en état de corriger le plus tôt qu’il sera possible les défauts qui peuvent s’y trouver.

Cet examen doit consister :

1° À comparer les deux préambules, à remarquer les articles sur lesquels ils prescrivent des règles différentes, et dans ce cas à rechercher les raisons qui peuvent faire pencher pour l’une plutôt que pour l’autre.

2° À recueillir toutes les difficultés et les doutes que l’exécution de ces règles peut présenter aux commissaires, et à remonter autant qu’il sera possible aux principes qui doivent donner la solution de ces doutes.

3° Et, cet objet est le plus important, à discuter en elles-mêmes chacune de ces règles, à peser leurs avantages et leurs désavantages, à voir si elles sont justes, si dans leur application il ne reste rien d’arbitraire, si elles ne tendent à décourager ni l’agriculture ni l’industrie.

Cette discussion présente une foule de questions sur lesquelles les avis des personnes les plus éclairées sont très partagés.

L’industrie doit-elle être taxée d’une manière fixe, comme dans les rôles par abonnement, ou doit-elle suivre la proportion générale de la paroisse, comme dans les rôles par tarif ordinaire ?

Les différentes déductions qu’on fait sur l’industrie en faveur de ceux qui ont plus ou moins d’enfants, sont-elles assez favorables à la population pour compenser la complication qu’elles introduisent nécessairement dans les règles du tarif ?

Mais, au lieu de discuter comment il faut taxer l’industrie, ne faudrait-il pas plutôt examiner si l’on doit taxer l’industrie ? Cette question est très susceptible de doute, et bien des gens pensent que l’industrie doit être entièrement affranchie. Il est évident que la taxe de l’industrie est par sa nature arbitraire, car il est impossible de connaître exactement le profit qu’un homme fait avec ses bras, celui qu’il tire de sa profession, de son commerce, et il pourra toujours se plaindre sans que personne puisse juger de la justice de ses plaintes. Pour rendre cet inconvénient moins sensible, il n’y a d’autre moyen que de taxer l’industrie à un taux si faible que l’inégalité de la répartition ne mérite presque aucune considération ; mais, outre que cette taxe, légère pour les gens aisés, est toujours très forte pour un homme qui n’a que ses bras, si la taxe de l’industrie est en général très modérée, on craindra qu’elle ne soulage que bien peu les propriétaires de terres et les cultivateurs. Cependant, on peut soutenir que ce soulagement en lui-même est entièrement illusoire, et que la taxe de l’industrie retombe toujours à la charge de ceux qui possèdent les terres. En effet, l’homme industrieux n’a d’autres profits que le salaire de son travail ; il reçoit ce salaire du propriétaire de terres, et lui rend par ses consommations la plus grande partie de ce qu’il en a reçu pour son travail. S’il est forcé d’abandonner une partie de son profit, ou il fera payer plus cher son travail, ou il consommera moins. Dans les deux cas, le propriétaire de terres perdra, et peut-être perdra-t-il plus qu’il n’a gagné en rejetant sur l’homme industrieux une partie du fardeau de l’imposition.

Comment doit-on taxer les bestiaux ? Doit-on taxer les bestiaux ? Il y a encore sur cet article bien des raisons de douter. Les bestiaux peuvent être envisagés comme nécessaires au labourage et à l’engrais des terres ; et sous ce point de vue ils ne sont point un revenu, mais un instrument nécessaire pour faire produire à la terre un revenu ; il serait donc plus naturel de chercher à encourager leur multiplication, que d’en faire un objet d’imposition. Considérés sous un autre point de vue, les bestiaux qu’on engraisse et les bêtes à laine donnent un revenu, mais c’est un revenu de la terre. Si donc on impose la terre et les bestiaux séparément, de deux choses l’une, ou l’on fait un double emploi, ou l’on n’a pas imposé la terre à sa valeur. Il est plus simple de ne point taxer les bestiaux et d’imposer la terre dans sa juste proportion.

Un domaine est composé de terres labourables, de maisons, de prairies, etc. Les prairies sont nécessaires pour la nourriture des bestiaux, sans lesquels on ne peut cultiver les terres ; les maisons et autres bâtiments sont indispensables pour loger les colons, pour retirer les bestiaux et serrer les grains. Ces deux objets ne produisent donc rien par eux-mêmes, et servent seulement à mettre les terres labourables en état de produire. Doit-on en conséquence regarder la taxe des prairies et des maisons comme un double emploi, et doit-on la supprimer ? Ou bien faut-il proportionner l’imposition à la valeur entière du domaine, et la répartir sur les prairies, les maisons et les terres labourables à raison de ce que ces différents fonds contribuent à la valeur totale du domaine ? Ce dernier parti semble plus juste, car lorsque les prairies et les terres labourables se trouvent entre les mains de différents propriétaires, comme il arrive quelquefois, il faut bien que le laboureur achète le fourrage du propriétaire de prairies. Alors le produit des prairies n’est pas nul ; mais, du produit des terres labourables il faut déduire comme frais de culture ce que le laboureur est obligé d’acheter du propriétaire de prairies, et qui fait le revenu de celui-ci.

Je n’ai pu voir sans étonnement, dans le préambule des rôles par tarif, que les locataires des maisons sont imposés à la taxe d’exploitation et aux 2 sous pour livre de leurs baux. Une maison, pour un locataire, est une dépense et non un revenu, et le bail d’une maison n’a rien de commun avec le bail d’une ferme sur laquelle le fermier gagne. Il est vrai qu’en Limousin, louer une maison pour l’habiter et prendre un domaine à bail pour le faire valoir sont deux choses qui s’expriment également par le mot d’affermer ; mais cette équivoque n’a point lieu dans le reste du royaume : aussi, dans aucune autre province les locataires de maisons ne sont taxés sur le prix de leurs baux. Il serait assez singulier que cette équivoque de nom fût l’origine de l’imposition qu’on fait supporter dans la province aux locataires des maisons.

Dans tous les pays de taille personnelle, la plus grande partie de l’imposition porte sur la tête du fermier ou du métayer ; cependant c’est le propriétaire qui possède le fonds et qui jouit du revenu : le cultivateur n’a que son travail et ne gagne que ce que le propriétaire lui laisse pour salaire de ce travail. Mais, une grande partie des fonds étant possédée par des nobles ou des privilégiés qui ne peuvent être imposés personnellement à la taille, on a imposé leurs fermiers ou leurs colons à proportion des fonds qu’ils faisaient valoir, et par ce moyen l’on a imposé indirectement les propriétaires ; car il est bien évident que le fermier ou le colon ne paye sa taille que sur les produits de la terre qu’il cultive, et que le prix de la ferme, ou la portion que le colon rend à son maître, sont nécessairement diminués à raison de ce que le cultivateur paye au roi. Il est si peu douteux que toute la taille imposée sur les colons ne soit véritablement à la charge des propriétaires, que ceux-ci, dans les conventions qu’ils font avec leurs métayers, se chargent très souvent de payer leur taille en tout ou en partie.

Dans les pays de taille réelle, on suit d’autres principes : la taille est imposée sur le fonds, et c’est le propriétaire qui la paye. Il en résulte que le cultivateur n’est jamais exposé à des poursuites ruineuses, et que l’état de laboureur y est dès lors plus avantageux que dans les pays de taille personnelle : le propriétaire doit donc trouver plus facilement des colons pour mettre son bien en valeur, et cet avantage solide est bien préférable à l’avantage chimérique de n’être point imposé à la taille sous son nom, mais sous le nom de son fermier. Dans ces provinces, on n’a point cherché à éluder le privilège de la noblesse en taxant indirectement ses fonds sous le nom des cultivateurs ; mais ce privilège a été restreint et attaché à de certains fonds qui, étant possédés par des nobles à l’époque de l’établissement de la taille réelle, ont reçu alors ce caractère de nobilité qu’ils ont conservé depuis, même en passant dans les mains des roturiers.

La taille tarifée, établie en Limousin, n’est ni la taille réelle ni la taille personnelle des autres provinces d’élection. Comme la taille réelle, elle a pour base une estimation des fonds d’après laquelle l’imposition se répartit dans chaque paroisse ; mais, comme tous les règlements sur la taille qui avaient force de loi dans la province étaient et sont encore relatifs à la taille personnelle établie anciennement en Limousin comme dans les autres pays d’élection, l’on a été gêné par ces règlements, et l’on n’a pu adopter le principe de la taille réelle de taxer les fonds sous le nom du propriétaire : on a continué d’imposer le colon ou le fermier, comme dans les pays de taille purement personnelle. Cependant, comme on a considéré que le propriétaire, à moins qu’il ne fût privilégié, était aussi sujet à la taille pour le revenu qu’il tire de son fonds, l’on a partagé la taille d’un fonds en deux parties, dont l’une, supportée par le cultivateur sous le nom de taxe d’exploitation, fait les deux tiers de l’imposition totale du fonds ; l’autre tiers, sous le nom de taxe de propriété, est supporté par le propriétaire, à moins qu’il ne soit privilégié, auquel cas l’héritage ne supporte que les deux tiers de l’imposition totale ou du plein tarif, et l’autre tiers retombe à la charge des autres taillables.

Par une suite des règlements qui rendent la taille personnelle, la taxe de propriété ne s’impose pas dans la paroisse où est situé le fonds, mais dans celle où le propriétaire fait son domicile. Ainsi, pour former la cote d’un propriétaire qui possède des fonds dans différentes paroisses, il faut connaître l’estimation de chacun de ses fonds dans ces paroisses, pour les taxer en facultés personnelles dans celle où le propriétaire est imposé. Il est aisé de sentir à combien d’embarras, de fraudes, de difficultés de toute espèce, donne lieu ce transport de la taxe de propriété d’une paroisse à l’autre. Ces difficultés sont développées avec beaucoup de sagacité dans un excellent Mémoire qui m’a été envoyé par un des commissaires de l’élection d’Angoulême (M. Saunières de Glori).

La facilité de se tromper et d’être trompé lors de la recherche des fonds qu’un propriétaire possède dans différentes paroisses n’est pas même le plus grand inconvénient de cet usage. Avec la plus sévère exactitude de la part du commissaire à rapporter à la cote de chaque propriétaire la taxe de toutes ses propriétés éparses dans différentes paroisses, dans différentes élections et souvent dans différentes provinces, quand on supposerait que tous les propriétaires auraient la bonne foi de déclarer eux-mêmes leurs possessions les plus éloignées et les plus difficiles à découvrir, il serait encore impossible d’éviter une injustice inséparable de ce transport des facultés d’une paroisse à l’autre.

En effet, il ne faut pas être versé dans la matière de la taille tarifée pour savoir que les estimations entre les fonds de terre situés dans différentes paroisses n’ont aucune proportion les unes avec les autres. On serait bien heureux que la proportion fût bien établie d’héritage à héritage dans la même paroisse ; mais la disproportion de paroisse à paroisse est si reconnue que, depuis l’établissement de la taille tarifée dans la province, il n’a pas été possible de penser à prendre ces estimations pour base de l’opération du département, et qu’on a continué à répartir la taille entre les paroisses d’après des considérations absolument étrangères aux estimations de l’abonnement, auxquelles on n’aurait pu avoir égard sans écraser entièrement certaines paroisses, tandis que d’autres auraient été excessivement soulagées. Il est résulté de là que la proportion ou le marc la livre de la taxe, soit de propriété, soit d’exploitation, avec l’estimation, varie d’une paroisse à l’autre à un point qu’il serait difficile d’imaginer. Je ne vous dissimulerai pas toute la surprise que m’a causée cette différence de proportion, et je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup contribué aux plaintes qu’a excitées dans la province l’établissement de la taille tarifée. En attendant qu’on puisse y remédier, il est évident que, si l’on transporte la taxe de propriété d’un fonds d’une paroisse où le marc la livre de la propriété n’est qu’à un sou pour livre de l’abonnement, dans une autre paroisse où le marc la livre sera à 4 sous pour livre de l’abonnement, le propriétaire payera une taxe quadruple de celle qu’il aurait dû supporter, et plus forte d’un tiers en sus que les deux taxes de propriété et d’exploitation de son héritage, s’il les eût payées l’une et l’autre dans la paroisse où le fonds est situé. Par la même raison, dans le cas contraire, il payera moins qu’il n’aurait dû payer. Or, il s’en faut beaucoup que la disproportion que j’ai citée pour exemple soit une des plus fortes parmi celles qu’on peut observer en parcourant les plumitifs du département.

Un autre effet de ces transports de propriété est d’enlever au propriétaire d’un domaine ravagé par la grêle la part qui doit lui revenir de la diminution accordée lors du département à la paroisse ou au village dans lesquels ce domaine est situé, parce que la taxe de propriété de ce domaine est reportée dans une paroisse qui n’a point été grêlée. Il arrive souvent aussi que la diminution accordée lors du département étant répartie à proportion de l’imposition de chacun des particuliers qui a souffert, et cette imposition étant souvent formée en raison de facultés personnelles provenues de biens situés dans des paroisses étrangères et qui n’ont essuyé aucune perte, les modérations accordées aux particuliers n’ont aucune proportion avec le dommage réel qu’ils ont souffert.

Mais, de toutes les conséquences qu’entraîne cette taxe de propriété détachée du fonds dont elle provient pour suivre la personne, la plus funeste est l’attrait qu’elle donne aux propriétaires de campagne pour transférer leur séjour dans les villes dont la taille est fixée, et pour éluder par ce moyen facile près du tiers de leurs impositions. Il en résulte un double malheur pour les campagnes : d’un côté elles perdent le débit de leurs denrées, les salaires de leur industrie, parce que les propriétaires vont ailleurs dépenser leurs revenus ; de l’autre, il faut que les habitants qui y restent supportent ce tiers de l’imposition des fonds dont les propriétaires se délivrent en se retirant dans les villes. Ainsi les campagnes se dépeuplent, ainsi les ressources diminuent, les charges augmentent, les cultivateurs s’appauvrissent, l’agriculture s’énerve, et les propriétaires, qui voient de jour en jour leurs domaines dépérir, payent bien cher leur prétendu privilège.

Le seul remède à cet inconvénient serait sans doute de taxer tous les fonds dans les paroisses où ils sont situés, en exceptant peut-être les fonds qui dépendent de corps de domaines situés dans les provinces voisines, et qu’on pourrait, sans aucun embarras, taxer dans la paroisse où est le corps du domaine. Je sais que les règlements s’y opposent, parce que, la taille étant dans l’origine une imposition personnelle, chaque contribuable ne peut être taxé qu’au lieu de son domicile ; mais les règlements peuvent être changés par la même autorité qui les a établis, et le roi ayant annoncé, par sa déclaration du 30 décembre, le projet de perfectionner la taille tarifée dans toutes ses parties, vous ne devez point être arrêté dans vos réflexions par les règlements actuels, et vous devez étendre vos vues sur tout ce que vous croirez pouvoir être utile. Quand vous vous tromperiez, vous donneriez toujours lieu à une discussion plus approfondie, à un examen de l’objet sous toutes ses faces, et votre erreur même ne serait point infructueuse. Je ne craindrai pas qu’elle puisse devenir nuisible ; il y a toujours si loin du projet à l’exécution, qu’on a certainement tout le temps d’y réfléchir.

Si l’on taxe tous les fonds dans le lieu où ils sont situés, fera-t-on porter toute l’imposition sur la tête du propriétaire, comme dans les pays de taille réelle, ou sur la tête du cultivateur, comme dans les pays de taille personnelle ? Il est bien clair que dans les deux méthodes c’est toujours le propriétaire qui paye, mais le propriétaire étant plus riche que le colon, étant plus attaché à son fonds, et plus sûr de retrouver dans une année ce qu’il perd dans une autre, n’est pas aussi aisément ruiné par une surcharge accidentelle et momentanée que le colon ; il n’y a pas à craindre que le découragement lui fasse abandonner son champ. Si, pour mettre sa terre en valeur, il a le plus grand intérêt à trouver de bons cultivateurs, il a de même intérêt à leur inspirer la plus grande sécurité ; il a donc intérêt à prendre sur lui toutes les charges, et il doit désirer que le colon ne soit point taxé. Il en sera bien dédommagé par les conditions avantageuses que celui-ci lui fera en prenant sa terre. Le transport de l’imposition sur la tête du propriétaire seul anéantirait la plus grande partie des frais et des exécutions qui aggravent si cruellement le poids des taxes : les saisies de fruits et les exécutions seraient presque toutes converties en de simples saisies-arrêts entre les mains du fermier et du colon. Le privilège des nobles se concilierait aisément avec cette innovation. Il serait également facile ou de diminuer du tiers la cote des nobles, comme on l’a fait jusqu’ici en supprimant leur taxe de propriété, ou d’appliquer leur privilège à certains fonds, comme on l’a fait dans les pays de taille réelle.

Le parti de taxer en plein sur la tête du colon est moins éloigné du système actuel, et c’est à quelques égards un avantage.

Soit qu’on suivît l’un ou l’autre système, il faudrait également que les arrangements entre les propriétaires d’une part et les fermiers ou colons de l’autre fussent un peu différents, car il est certain que, si le propriétaire est chargé de tout, le colon doit lui rendre bien davantage de sa terre ; si au contraire c’est le colon, il rendra d’autant moins au propriétaire. Ces arrangements se feraient d’eux-mêmes en assez peu de temps ; mais on ne peut disconvenir que le moment du changement ne dût produire quelque embarras par rapport aux conventions déjà faites. Pour éviter cet inconvénient, il serait nécessaire de prendre des précautions, assez difficiles à déterminer, et sur lesquelles il faudrait que le législateur statuât en établissant sa loi nouvelle.

Je ne puis que vous indiquer une partie des questions que vous trouverez à examiner et à discuter sur les règles du tarif ; la connaissance que vous avez de cette matière vous en fera naître sans doute beaucoup d’autres. Je passe au troisième objet, que je propose à vos réflexions : l’estimation des fonds.

Les règlements sur la manière de répartir l’imposition d’après l’estimation des fonds sont proprement ce qu’on appelle, en matière de taille, le tarif. Ce tarif doit être appliqué d’après la connaissance exacte de la valeur des fonds ou du moins de la proportion entre les différents fonds, c’est-à-dire de leur valeur relative ; l’estimation des fonds qui fixe cette proportion est proprement le cadastre ; le tarif et le cadastre sont deux choses très différentes et indépendantes l’une de l’autre.

Un bon tarif peut être appliqué à un mauvais cadastre, et réciproquement ; l’un peut être changé, l’autre restant le même. Ainsi, sans rien changer aux abonnements, on pourrait ou supprimer ou augmenter certains privilèges ; on pourrait charger plus ou moins les bestiaux, les maisons, les profits de ferme, les industries, etc. L’on pourrait de même changer tous les abonnements, et laisser subsister toutes les règles contenues dans l’un ou l’autre des préambules de rôles.

Je voudrais bien pouvoir me flatter que les estimations d’après lesquelles on répartit la taille dans cette province méritassent une entière confiance. J’ai cru, pendant quelque temps, que du moins les corrections dont elles avaient besoin seraient légères, qu’en général la    proportion des héritages d’une même paroisse entre eux était suffisamment fixée, et qu’il ne s’agissait plus, pour mettre à cet égard la dernière main au système de la taille tarifée, que de déterminer la proportion entre la valeur des fonds dans les différentes paroisses, afin que cette proportion pût servir de base à l’opération du département. Je savais qu’à la vérité les estimations devaient être moins précises dans les paroisses qui n’étaient que tarifées, mais j’imaginais que, si ce degré de précision était absolument nécessaire, on pourrait facilement l’atteindre par les mêmes moyens qu’on avait employés dans l’abonnement des autres paroisses.

Ce que j’ai appris de la méthode qui a été suivie dans l’abonnement d’un grand nombre de paroisses, et la multitude de plaintes que j’ai reçues, dont je crains bien qu’une grande partie ne soit fondée, tout me persuade que l’ouvrage est bien plus éloigné de sa perfection que je ne l’avais pensé ; et j’envisage avec peine l’étendue du travail qui reste encore à faire, soit pour suppléer à l’imperfection des déclarations dans les paroisses tarifées, soit pour réformer les erreurs qui se sont glissées dans l’estimation des fonds des paroisses abonnées, soit pour établir la proportion entre les différentes paroisses. Mais, si ce travail est nécessaire pour rétablir la juste proportion dans l’imposition, il ne faut pas hésiter à s’y livrer. Les vérifications que vous allez faire vous mettront à portée de connaître si les plaintes qu’on porte contre les anciennes estimations sont aussi fondées que bien des gens le prétendent, et à quel point les erreurs qui peuvent s’y être glissées sont préjudiciables.

Il ne saurait être encore question cette année d’apporter remède à l’injustice de ces estimations, puisqu’on ne pourrait encore les réformer en connaissance de cause, et qu’on ne peut rien y changer sans risquer de commettre des injustices peut-être encore plus grandes. Mais il est essentiel de constater la nécessité de la réforme et du changement qu’on paraît désirer, avant de se déterminer à l’entreprendre, et c’est sur quoi les connaissances que vous devez recueillir dans le cours des vérifications pourront me procurer beaucoup de lumières.

S’il résulte de cet examen que les anciennes estimations ne peuvent servir de base à une répartition équitable, et qu’elles ont besoin de réforme, il faut découvrir pourquoi elles ont été si fautives, et chercher les moyens de faire un ouvrage plus solide et, s’il est possible, moins dispendieux ; car je ne vois rien de plus affligeant, dans cette nécessité de remanier les anciennes estimations, que la perte de sommes qui ont été dépensées pour cet objet par les propriétaires, et il est bien à désirer qu’on puisse corriger l’ancienne opération sans obliger personne à faire une seconde fois les mêmes frais.

Il m’a été assuré que les anciennes estimations ont été faites dans chaque paroisse par un seul expert, dont l’opinion a été l’unique règle de l’appréciation de chaque héritage ; et je ne suis point étonné qu’une opération aussi arbitraire ait donné lieu à beaucoup de plaintes, et même à des plaintes fondées. Il est bien difficile qu’un seul homme, étranger dans une paroisse, et qui ne peut y séjourner que peu de temps, puisse connaître assez parfaitement la valeur de tous les fonds pour en faire une appréciation exacte ; et, quand une parfaite exactitude aurait été possible, il aurait suffi que cette estimation fût l’ouvrage d’un seul homme, pour que chacun se crût en droit de se prétendre surchargé et ses voisins soulagés à son préjudice.

Je suis persuadé que des estimations faites par des experts choisis dans chaque paroisse, et exposées pendant quelque temps à la contradiction des propriétaires intéressés dont on aurait recueilli et pesé les allégations, auraient obtenu plus de confiance, et j’imagine que, s’il est possible de prendre une voie à peu près semblable pour vérifier les erreurs dont on se plaint, le succès pourra être plus heureux. Mais, pour inspirer au public une confiance encore plus entière, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’estimation qu’on fera des héritages, se contenter d’une appréciation purement idéale, et qui n’exprimerait que le rapport d’un héritage à l’autre, sans prétendre estimer la valeur absolue des fonds en livres, sous et deniers.

Pour rendre ceci plus clair, je suppose que la valeur totale de tous les fonds d’une paroisse soit exprimée par un, et que cette unité soit divisée en millièmes, en dix-millièmes, etc. ; la paroisse vaudra ou mille millièmes ou dix mille dix-millièmes : si un héritage vaut quarante dix-millièmes, un héritage double en valeur vaudra quatre-vingts dix-millièmes, et le travail des experts aura toujours pour objet la comparaison des héritages entre eux, et non leur valeur absolue en livres, sous et deniers.

L’avantage de se borner à cette simple comparaison des fonds, sans prétendre découvrir leur valeur absolue, consiste en ce qu’il est assez évident que, si chaque particulier peut se croire intéressé à ce que son héritage soit moins estimé, à proportion, que ceux de tous les autres, ceux-ci sont tous intéressés à ce qu’il soit remis dans sa juste proportion, et ils se réunissent tous contre lui. Toute fraude de la part du particulier combat directement l’intérêt public, dès lors elle devient odieuse ; personne ne peut la mettre en pratique sans s’avouer à lui-même qu’il fait une chose malhonnête, et j’aime à croire que le plus grand nombre des hommes doit être arrêté par une pareille considération. Au contraire, lorsqu’on cherche à connaître la valeur absolue de chaque héritage et le revenu réel des particuliers, chacun se révolte et cherche à se soustraire à cette espèce d’inquisition. On craint de se nuire à soi-même en laissant voir trop exactement ce qu’on possède. On sait que l’on peut être imposé en conséquence au vingtième ; or, il est naturel de chercher à diminuer son fardeau ; et, quoique dans le fait le soulagement de l’un entraîne toujours la surcharge des autres, cette conséquence est moins directe et moins sensible dans le cas de l’estimation absolue, que dans celui de la simple comparaison. L’on se fera toujours moins de scrupule de se dérober aux recherches lorsqu’on croira ne tromper que le gouvernement, que lorsqu’on croira tromper ses voisins.

Je conviens que la connaissance de la proportion des héritages de la même paroisse entre eux ne donnera pas directement la balance des paroisses entre elles ; mais je crois la proportion d’héritage à héritage dans la même paroisse bien plus importante en elle-même, bien plus difficile à suppléer par des à-peu-près, et que de plus cette proportion une fois trouvée fournit aisément les moyens de découvrir celle de paroisse à paroisse par des voies plus simples et moins effrayantes qu’une recherche du revenu réel de tous les fonds. J’ajoute que l’évaluation par livres, sous et deniers des anciens abonnements n’a servi de rien pour fixer la proportion de paroisse à paroisse, puisque tout le monde sait que les estimations des fonds de pareille qualité situés dans différentes paroisses n’ont entre elles aucune proportion. Il en est même résulté un mal, c’est que ces mêmes estimations ayant été prises pour bases de l’imposition du vingtième, cette imposition se trouve répartie avec beaucoup d’inégalité. L’on ne fût pas tombé dans cet inconvénient si l’on n’avait pas donné les estimations des abonnateurs pour des estimations de la valeur réelle des fonds, ce qui est assurément très éloigné de la vérité.

Je pourrais m’étendre beaucoup sur les différents moyens qu’on peut employer pour parvenir à perfectionner l’opération du cadastre ou de l’évaluation des fonds ; mais mon objet est de vous demander vos réflexions, et non de vous occuper des miennes, et j’aime mieux savoir votre façon de penser que de vous insinuer mes propres idées.

Je recevrai avec plaisir des lumières, non seulement de vous, mais de toutes les personnes éclairées que l’amour du bien public engagera à s’occuper de cette matière. Vous pouvez vous apercevoir que je ne cache aucune de mes vues ; je n’y suis attaché qu’autant qu’elles me paraissent utiles ; plus le public pourra être convaincu de cette utilité, plus il sera disposé à y concourir, et plus le succès deviendra certain. C’est pour cela que je me propose de donner à toutes mes opérations la plus grande publicité, afin d’écarter s’il se peut toute défiance de la part du peuple. Je ne puis trop vous prier de travailler de concert avec moi à lui inspirer cette confiance, non seulement en rendant une exacte justice dans l’exercice de vos fonctions, mais encore en traitant les paysans avec douceur, en vous occupant de leurs intérêts et de leurs besoins, et en me mettant à portée de les soulager.

Je ne vous prescris aucun temps pour m’envoyer les éclaircissements que je désire ; mais je vous serai obligé de m’en faire part le plus tôt que vous pourrez, et du moins peu de temps après que vous serez quitte du travail de la confection des rôles.

Je suis très parfaitement, monsieur, etc.

 

 


IV.  LETTRE À TRUDAINE SUR LE RACHAT DES CORVÉES (1764)

 

Je vous suis très obligé, M., de la communication que vous avez bien voulu me donner de l’apostille mise par M. le Contrôleur général sur la lettre par laquelle je lui faisais part du plan que j’avais autrefois proposé à M. votre père pour suppléer aux corvées. Je vais tâcher de vous mettre en état de répondre dans le travail que vous aurez avec lui aux questions sur lesquelles il vous a prié de conférer avec moi.

Il demande : 1° quels sont les moyens de rendre l’opération régulière en laissant aux communautés la liberté d’opter, en faisant mention du tout dans le brevet de la taille ?

Pour s’expliquer sur les moyens de rendre mon opération régulière, il faut fixer les idées sur l’espèce d’irrégularité qu’on peut lui reprocher et avant tout expliquer en quoi consiste précisément cette opération. Elle se réduit à ceci. Je propose aux paroisses chargées de construire et de perfectionner une certaine longueur de chemin par la répartition qui a été faite des tâches, d’opter entre le parti de s’acquitter de cette tâche par corvée ou de la faire faire à prix d’argent, en se soumettant à payer le prix de l’adjudication qui en sera faite par une contribution de tous les taillables de la paroisse répartie au marc la livre de la taille. Je promets en même temps de diminuer la paroisse au département d’une somme égale au montant de l’adjudication. Sur cela, la paroisse délibère. Sur le vu de sa délibération, je la diminue au département et j’impose par un rôle séparé, au marc la livre de la taille, le montant de l’adjudication, ou quand l’adjudication n’est pas encore faite, le montant du devis de l’Ingénieur qui s’en éloigne peu. Je rends le rôle exécutoire avec l’attention de viser dans le préambule la délibération des habitants et d’y rendre compte en détail de la diminution que j’ai accordée à la paroisse sur la taille et de celle qui en résulte sur la capitation et les autres accessoires de la taille, afin de faire sentir aux habitants que je leur ai tenu exactement parole.

Cela posé, que peut-il y avoir d’irrégulier dans cette opération ? Ce ne peut être d’avoir imposé de mon autorité et sur la seule délibération de la paroisse, une somme considérable, car, à l’égard de la diminution que j’accorde sur les impositions ordinaires, elle n’a rien de plus irrégulier que celle que j’accorde aux paroisses grêlées, à celles qui ont des réparations considérables à payer pour leurs églises, leurs presbytères, etc. C’est donc l’imposition que j’ordonne qu’on peut attaquer comme irrégulière, mais il faut apprécier cette irrégularité. Elle ne consiste pas, comme on pourrait se l’imaginer, à lever une imposition sans loi enregistrée. De quelque manière qu’on envisage la question générale de la nécessité des enregistrements et, quand on adopterait les principes des Cours souveraines dans toute l’étendue qu’on leur donne aujourd’hui, il y aurait toujours une très grande différence à faire entre une imposition, établie par l’autorité du Roi pour les besoins de l’État, et la répartition d’une dépense faite par une communauté pour ses besoins particuliers. L’ordre que le Roi donnerait à ses sujets de payer une imposition serait un acte de despotisme, s’il ne tombait que sur quelques particuliers ; s’il est général, c’est une loi, et si l’enregistrement est de l’essence de toute loi, il s’en suit que le Roi ne peut rien imposer sans une loi enregistrée ; mais la répartition sur les contribuables d’une communauté des sommes employées pour l’utilité de cette communauté, ou pour satisfaire aux dépenses dont elle est chargée, ne ressemble en rien à une loi. Si l’administration municipale était établie, on ne peut douter que chaque communauté n’eût le droit de fixer elle-même le montant des dépenses communes et de les répartir entre ses membres. Dans l’état actuel, il ne se fait aucune répartition de cette espèce qu’en vertu de rôles rendus exécutoires de l’autorité des intendants. Leur pouvoir est même borné à cet égard et, lorsque la somme monte à deux cents francs, le rôle ne peut être fait qu’en vertu d’un Arrêt de Conseil. Mais ni l’autorisation de l’Intendant, ni celle du Conseil, n’ont pour objet d’imprimer un caractère de loi à cette espèce d’imposition. C’est plutôt un acte de protection qu’un acte d’autorité, et le but qu’on s’est proposé a été d’empêcher que les communautés ne puissent se livrer indiscrètement à des dépenses onéreuses et se laisser entraîner aux insinuations intéressées de quelques personnes accréditées ; de plus, on a senti que, dans l’état où sont à présent les communautés, il était impossible de s’en rapporter à elles sur la moindre chose. L’administration les tient dans un état continuel de tutelle, et c’est pour cela qu’on a voulu qu’elles ne pussent rien imposer sur elles-mêmes. On a aussi sagement restreint le pouvoir des intendants qui auraient pu en abuser en les engageant dans des dépenses trop fortes.

Maintenant, quelle est la nature de l’imposition faite sur quelques paroisses à titre de rachat de corvée ? Il est bien évident que ce n’est que la répartition d’une dépense à la charge de la communauté en particulier, puisqu’il ne s’agit que de payer en argent la confection d’une tâche dont la paroisse était chargée et dont il fallait qu’elle s’acquittât de façon ou d’autre. Il est vrai que cette tâche n’a pas été imposée au gré de cette paroisse, mais l’objection qu’on peut former à cet égard tombe sur la corvée elle-même et non sur la conversion de la corvée en contribution pécuniaire. Je pars, et j’ai droit de partir, de l’état actuel, c’est-à-dire de la charge imposée sur les paroisses voisines des grandes routes pour en construire, réparer et entretenir les parties les plus à leur portée. Cette charge, une fois supposée, et n’ayant excité aucune réclamation formelle de la part des Cours souveraines, on ne peut contester aux communautés la liberté de s’en acquitter de la manière qui leur paraîtra la moins onéreuse ; la seule chose où l’on puisse trouver quelque irrégularité est le défaut d’Arrêt du Conseil quand les sommes sont au-dessus de 200 livres. J’ai déjà cependant observé dans ma lettre à M. le Contrôleur général que l’Instruction, envoyée en 1737 aux Intendants sur la matière des corvées, les autorise à faire faire à prix d’argent les tâches que les paroisses n’auront point achevées dans un certain délai et d’en répartir le montant sur les corvéables ; certainement, la voie de donner le choix est plus douce et ne saurait être moins régulière, mais comme je l’écrivis dans le temps à M. votre père : quoique je puisse la regarder comme autorisée vis-à-vis du ministère, je sais fort bien que je ne serais pas justifié vis-à-vis des Cours des Aides par cette autorisation, et que, pour me mettre hors de toute atteinte, il eût fallu qu’un Arrêt du Conseil eut homologué toutes les délibérations des paroisses et m’eut autorisé à faire les répartitions en conséquence. Vous savez que si j’ai agi sans cette autorisation, l’on n’a point à me le reprocher. M. votre père me l’avait fait espérer, et c’est en conséquence de ses lettres que je m’étais engagé vis-à-vis des communautés et que je les avais diminuées au département. M. Bertin refusa de donner l’Arrêt du Conseil. Il n’était plus temps de reculer et de manquer de parole aux paroisses. J’avoue que si les choses eussent été moins avancées, je n’aurais pas osé prendre sur moi de m’engager, quelque conviction que j’eusse de l’utilité de mon opération. Heureusement, il n’en est résulté aucun mal par l’attention que j’ai eue de me concerter avec les deux Cours des Aides[154] ; mais je n’en désire pas moins vivement d’être hors de toute atteinte et pour cela un simple Arrêt du Conseil qui autorise les délibérations des paroisses et l’imposition faite en conséquence suffit, de même qu’il suffit, pour autoriser l’imposition pour les réparations d’un presbytère ou d’une église, ou la construction d’un pont demandé par une communauté. Jusqu’à présent, on n’a exigé aucun enregistrement pour tous ces objets, et ce serait embarrasser inutilement l’administration que de s’y assujettir sans nécessité. Si les Cours venaient à le demander et qu’on voulût le leur accorder, la forme naturelle serait de revêtir l’Arrêt du Conseil qu’on donnerait chaque année, de Lettres patentes qu’on ferait enregistrer aux Cours des Aides.

 

Je vais parcourir maintenant les différentes idées que la lecture de ma lettre a suggérées à M. le Contrôleur général.

Il propose de laisser aux paroisses la liberté d’opter sur ce point là ; j’ai prévenu ses désirs et je ne pouvais faire autrement, puisque je n’avais d’autre titre pour imposer que les délibérations.

De la manière dont je proposai cette option, il n’y avait que l’imbécilité la plus caractérisée qui pût faire hésiter les habitants de la campagne sur le choix, puisqu’au moyen de l’assurance que je leur donnais de les diminuer sur leurs impositions ordinaires d’une somme égale, ils avaient exactement à choisir entre le fardeau de la corvée et une exemption totale. Malgré cela, il y a des parties de la province où j’ai eu toutes les peines du monde à leur faire entendre sur cela leur intérêt : ils ne pouvaient s’imaginer que je leur tinsse parole. Il est certain qu’il serait très avantageux aux paroisses de faire faire leurs tâches à prix d’argent plutôt que par corvée ; mais il n’est pas moins certain que si la paroisse payait d’une manière effective la dixième partie de ce qu’il en coûterait, toutes choisiraient la corvée, parce que les délibérations sont toujours dirigées par trois ou quatre bourgeois qui ne souffrent point de la corvée et qui le plus souvent résident dans les villes exemptes, et que ces gens-là, qui aiment mieux voir toute leur paroisse écrasée que de payer cinq sols de plus, ne manqueraient pas de persuader aux paysans qu’on les trompe.

J’ai bien appris, par expérience, à ne faire aucun cas des délibérations de paroisses, du moins, jusqu’à ce que l’on ait pu changer totalement la constitution des communautés de campagne, chose possible et souverainement désirable, mais très difficile et qui veut être préparée de longue main par bien des changements dans l’administration et même dans la législation. Quoi qu’il en soit, je ne demande autre chose que d’être autorisé à imposer en vertu des délibérations des paroisses ; mais, si l’on voulait prendre le parti général de supprimer les corvées et d’y substituer une imposition sur les provinces, je serais fort d’avis de retrancher cette petite comédie de délibération qui donnerait une peine incroyable et qui ne produirait d’autre effet que de rendre incertain le succès d’une très bonne opération.

M. le Contrôleur général propose encore de faire mention de ces impositions dans le brevet de la taille.

J’ai déjà observé que cette mention n’est nullement nécessaire pour la régularité de l’imposition qui, étant faite sur quelques communautés en particulier et ne tombant point sur la totalité des contribuables, n’a rien de commun avec la taille. On ne fait, pour la même raison, aucune mention dans le brevet de la taille, des impositions relatives aux réparations d’églises ou de presbytères. Ainsi, ce serait une chose insolite, et peut-être irrégulière, que de faire mention de l’imposition dont il s’agit dans le brevet de la taille. Tout ce qui est compris dans le brevet de la taille est imposé au nom de l’autorité du Roi ; les impositions sur les communautés particulières sont faites en conséquence de leurs délibérations et pour acquitter une charge qui leur est particulière.

 

M. le Contrôleur général demande si, en donnant une loi enregistrée sur les corvées, on ne rendrait pas l’opération plus régulière. J’ignore quelles peuvent être sur ce point les idées de M. le Contrôleur général, et il me paraît entièrement étranger à mon opération qui ne consiste qu’à rendre plus douce la charge actuellement établie.

Je n’ai point pensé à faire à M. le Contrôleur général aucune proposition sur cette matière, et vous sentez que je n’aurais voulu lui donner sur cela mes idées qu’après en avoir conféré avec M. votre père et de concert avec lui.

La loi qu’on pourrait donner sur les corvées aurait pour objet, ou de les autoriser et de prescrire des règles sur le détail de leur administration, ou de les supprimer et de subvenir par une imposition à la construction et à la réparation des chemins. Je sais qu’on pourrait prendre un parti mitoyen et laisser à l’option des communautés le choix de faire leur tâche par corvée ou à prix d’argent. Mais ce parti mitoyen aurait l’inconvénient de laisser subsister l’inégalité du système actuel dans lequel les paroisses voisines des routes supportent un fardeau accablant, dont les autres sont totalement exemptes. Il faudrait toujours répartir les tâches entre les paroisses et cette répartition serait toujours arbitraire. Dans le plan que je suis et dont je demande l’autorisation, je corrige bien cette inégalité en diminuant les paroisses au département, ce qui reporte la charge sur toute la Province, mais si l’on voulait faire une loi, il serait certainement beaucoup plus simple de supprimer la formalité des délibérations. De deux choses l’une, ou les paroisses croiront que la charge de leur tâche tombera en entier sur elles, et alors, aucune ne délibérera, ou elles sauront qu’au moyen des diminutions promises, il ne leur en coûtera rien, et alors, elles ne peuvent manquer de délibérer, à moins qu’à force d’imbécilité elles ne s’obstinent à croire qu’on leur manquera de parole. Or, en ce cas, pourquoi les exposer à devenir les victimes de leur imbécilité ? Il faudrait donc que la loi décidât entre la corvée et l’imposition.

Vous savez sur cela ma façon de penser. Je crois la corvée injuste, en ce que c’est une charge qui ne tombe que sur un certain nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois encore plus injuste, en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers et les laboureurs qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont les seuls propriétaires des terres profitent, par l’augmentation de leur revenu. Je crois d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration.

Quant au parti de suppléer aux corvées par une imposition légale, je n’y vois pas d’inconvénient autre que la difficulté de lier si bien l’administration qu’elle ne puisse jamais mettre la main sur les deniers pour les employer à d’autres destinations. Cette difficulté est nulle dans le plan que j’ai suivi de rendre l’imposition locale sur chaque paroisse. L’imposition n’ayant lieu que pour la confection d’une tâche particulière, aussitôt qu’elle est faite, l’imposition cesse, et d’ailleurs, elle n’est jamais sous la main du gouvernement ; une imposition légale et ordinaire peut plus aisément être détournée. Il est certain que, si on la joint à la taille ou à la capitation et qu’on la fasse porter au trésor royal, le danger sera presque impossible à éviter, et qu’il en sera de cette nouvelle imposition comme de l’imposition actuelle pour les Ponts et chaussées.

Le meilleur moyen, ce me semble, d’assurer la destination de cette imposition serait de ne la jamais établir que pour une année et par un Arrêt du Conseil particulier pour chaque généralité, revêtu de Lettres patentes adressées aux Cours des Aides ; les intendants concerteraient chaque année, avant le département, avec M. votre père, les projets et devis des ouvrages qu’il serait avantageux de faire l’année suivante et les enverraient à M. le Contrôleur général qui expédierait un Arrêt du Conseil, revêtu de Lettres patentes, pour ordonner l’imposition des sommes auxquelles monteraient ces devis, et en outre d’un millier d’écus pour les dépenses imprévues. L’état des ouvrages projetés serait inséré dans l’Arrêt. Si les besoins de la guerre exigeaient une augmentation d’impositions, on projetterait moins d’ouvrages, mais jamais on n’imposerait aucune somme que pour un objet déterminé. Cet objet serait toujours rempli, car je suppose qu’on veuille détourner l’argent à un autre objet, ne faudra-t-il pas tôt ou tard revenir à faire ce chemin dont on ne peut se passer ? Or, en ce cas, la Cour des Aides passera-t-elle une seconde imposition, lorsque la première n’aura pas été employée fidèlement ? Il paraît donc que les mains de l’administration seraient suffisamment liées. Il serait avantageux de ne point faire porter cette imposition au trésor royal ; on y gagnerait beaucoup de frais qui seraient un bénéfice pour l’ouvrage. Il serait même possible de suivre le même plan pour l’imposition des fonds des Ponts et chaussées sur l’état du Roi, mais sans doute que M. votre père trouverait des inconvénients à déranger l’ordre établi sur cette administration, et à s’assujettir chaque année à exposer aux Cours des Aides tous les projets des états du Roi de chaque province. Il faudrait donc vraisemblablement se borner aux ouvrages qu’il a jusqu’à présent été d’usage de faire par corvées, dont le montant serait imposé sur la totalité de la Province.

M. le Contrôleur général demande s’il ne serait pas possible de faire, avant le brevet de 1765, les adjudications des chemins de 1766. Cette observation de sa part suppose que l’imposition se fasse sur le montant des adjudications. Jusqu’à présent, je les ai faites d’après le devis de l’ingénieur, et j’ai eu même beaucoup de peine à les avoir chaque année assez tôt pour régler les distributions que j’accorde au département. L’étendue du travail, le petit nombre des sous-ingénieurs de cette généralité, et les changements fréquents d’ingénieur m’ont toujours mis dans l’impossibilité d’aller plus vite. Je suis encore dans le même cas cette année : mais ce retardement n’a aucun inconvénient ; la petite différence qui se trouve entre les adjudications et les détails estimatifs de l’ingénieur et qui est tantôt en plus, tantôt en moins, est une chose fort indifférente dans mon plan, puisque chaque paroisse ne paye sa tâche pour ainsi dire que fictivement, la charge étant véritablement répartie sur toute la Province.

D’ailleurs, quand les adjudications seraient faites, il ne faut pas s’imaginer qu’on sût pour cela avec une entière précision le montant de la dépense. Quelque bien fait que soit le projet, il survient toujours dans le cours de l’exécution des changements imprévus, tantôt en augmentation, tantôt en diminution des ouvrages. Il suffit donc de ne s’écarter que très peu dans l’imposition du véritable prix de l’ouvrage. S’il coûte un peu moins, le surplus est un revenant bon qui s’emploie à remplir le vide des augmentations dans d’autres parties.

J’ajoute que si je voudrais m’assujettir scrupuleusement à imposer sur chaque paroisse le montant effectif du prix de sa tâche, cela me serait physiquement impossible. Il y a telle paroisse à qui il faudrait faire payer deux fois plus qu’elle n’a de taille. Voici donc le parti que je prends. Je réunis dans une seule adjudication la tâche de trois ou quatre paroisses et j’en répartis le prix entre elles à proportion de leur taille. Tous ces arrangements sont parfaitement indifférents, parce que, dans la réalité, c’est toujours la Province qui paye et non chaque paroisse en particulier.

 

M. le Contrôleur général propose ensuite deux difficultés.

Première difficulté. « Comment peut-on s’assurer que les chemins sont bien faits et bien entretenus ? » Bien plus facilement sans doute que dans tout autre système, puisque tous les chemins étant faits ou entretenus à prix d’argent et par entreprise, l’ouvrage n’est payé que sur la réception de l’ingénieur. Il est aussi facile de veiller à ce qu’il ne reçoive que de l’ouvrage bien fait, qu’il est difficile de bien conduire des ateliers de corvées. L’expérience et la théorie prouvent également que l’ouvrage doit être beaucoup mieux fait à prix d’argent. D’ailleurs, cette difficulté est toute résolue dans l’administration des ouvrages des Ponts et chaussées qui sont sur l’état du Roi. Il n’y aurait aucune différence.

Seconde difficulté. « Comment parer aux évènements subits qui obligent à réparer sur-le-champ les ravages d’un torrent, d’une inondation, d’un éboulis ? »

Je réponds qu’il est bien plus difficile d’obvier à cet inconvénient dans le système des corvées que dans celui où tout se fait à prix d’argent. Il y a, dans cette province, plusieurs routes sur lesquelles il n’a encore été fait aucune répartition des tâches. On ne sait à qui s’adresser pour faire réparer les mauvais pas. Avant qu’on ait demandé des ordres pour commander des corvoyeurs et que ces ordres aient été exécutés, la dégradation a le temps d’augmenter et de devenir beaucoup plus dispendieuse. Quand même les corvoyeurs seraient toujours commandés à temps, ils ne feraient la plupart du temps qu’un travail inutile : la plus grande partie des dégradations, qui exigent des réparations promptes sur les chemins de cette généralité, sont l’ouvrage des eaux qui coulent avec impétuosité sur des pentes très rapides. Vainement travaille-t-on à combler les ravins, si l’on ne dérive pas avec attention le cours de l’eau. Or, c’est ce qu’on ne peut attendre du peu d’intelligence d’un syndic de campagne : un ouvrier expérimenté fera les mêmes réparations à bien moins de frais et beaucoup plus solidement. Dans le plan que j’ai adopté, j’ai imposé cette année une somme de 3 000 livres au-delà du montant des ouvrages projetés. Cette somme sert à obvier tant aux augmentations imprévues sur les ouvrages qu’aux réparations provisoires des mauvais pas qui peuvent se former sur les différentes routes de la Généralité. Les sous-ingénieurs, dans leurs tournées, chargent quelques ouvriers de réparer ces mauvais pas par économies. J’ai fait faire un grand nombre de réparations de ce genre et la totalité n’ira pas à beaucoup près à mille écus.

J’ai réparti cette somme sur les différents rôles de rachat de corvée et je ne m’en suis fait aucun scrupule, parce que, encore une fois, il est indifférent à ces paroisses que leur rôle soit plus ou moins fort, puisqu’elles sont toujours diminuées d’une somme égale sur leurs impositions ordinaires.

Si M. le Contrôleur général se déterminait à faire faire les chemins au moyen d’une imposition sur chaque province, rien ne serait plus facile que d’ajouter pareillement un millier d’écus pour leurs réparations imprévues, à la totalité des sommes auxquelles monterait le prix des ouvrages projetés chaque année. Cette somme est un objet trop modique pour faire craindre aucun abus.

Un pareil changement supposerait que M. le Contrôleur général prît un parti définitif sur la nature des corvées. Vous sentez que ce parti exigera beaucoup de réflexions, qu’il sera nécessairement concerné avec M. votre père et que ce n’est pas une chose à faire d’un moment à l’autre. J’ajoute même qu’il n’est pas à souhaiter que la décision soit si prompte.

Dans l’état actuel des choses, on ne pourrait asseoir l’imposition qu’on substituerait aux corvées que sur les taillables, et ce serait perpétuer une très grande injustice. Vous pensez, ainsi que moi, que la construction des chemins doit être uniquement à la charge des propriétaires qui seuls en profiteront par l’augmentation de leurs revenus. Il est en vérité trop odieux d’étendre encore sur cette nouvelle imposition les privilèges qui ont lieu sur les impositions royales. Comme on se propose, d’ici à quelque temps, d’établir un impôt territorial par une nouvelle répartition des vingtièmes, il serait beaucoup plus avantageux d’attendre le succès de cette opération : alors, il n’y aurait aucune difficulté à répartir l’imposition pour les chemins sur les propriétaires au marc la livre de l’impôt territorial.

En attendant les grandes opérations, il sera très intéressant pour moi que M. le Contrôleur général, s’il approuve le plan que je lui ai proposé, m’autorise par un Arrêt du Conseil. Je crois avoir suffisamment prouvé dans cette lettre que cette précaution suffit pour me mettre entièrement à l’abri de tout reproche, et pour obvier à toute espèce d’irrégularité. Si M. le Contrôleur général veut bien y consentir, je lui adresserai, ou à M. votre père, un projet d’Arrêt pour autoriser les impositions faites en 1763 et 1764, et celles à faire en 1765. Je ne pourrai arrêter le projet que vers le mois de novembre prochain, parce qu’il sera nécessairement relatif aux diminutions que j’aurai accordées aux différentes paroisses en faisant mon département. Je vous serai infiniment obligé de vouloir bien me mander le plus tôt qu’il vous sera possible la décision de M. le Contrôleur général.

 

 

 

 


V.  LETTRE AU MINISTRE DE LA GUERRE SUR LA MILICE (1773)

 

 

À Limoges, le 8 janvier 1773.

 

Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à l’occasion des observations que j’avais faites, lors des tirages précédents de la milice, sur les divers paragraphes de l’article 24 de l’ordonnance du 27 novembre 1765. Si je n’avais pas cru que vous étiez très pressé de recevoir les détails que vous m’aviez demandés relativement aux exemptions, j’aurais attendu à vous répondre après mon retour des départements, et je me serais livré au long détail dont j’avais besoin pour développer cette matière, que j’ose dire n’avoir point encore été envisagée sous son vrai point de vue.

Je vois avec regret que, puisque l’ordonnance pour le tirage prochain n’est point encore publiée, j’aurais eu tout le temps nécessaire. Il n’est pas possible d’imaginer que vous retardiez plus longtemps la publication de cette ordonnance ; mais la discussion de la matière des exemptions me paraît assez difficile et assez importante pour me faire penser qu’il serait peut-être utile que vous vous bornassiez pour le présent à ne faire que de légers changements à l’ancienne ordonnance, en continuant de vous en rapporter aux intendants pour les interprétations que les circonstances locales peuvent rendre nécessaires, et que vous remissiez à l’année prochaine une réforme plus entière. Si vous croyez pouvoir adopter ce parti, je vous prierais de me le faire savoir, afin que je pusse mettre par écrit toutes mes idées, et vous les présenter avant le temps où vous pourriez en faire usage.

Je crois devoir saisir cette occasion, monsieur, pour vous supplier de ne pas différer plus longtemps à nous faire passer les ordres du roi concernant le tirage prochain. — L’incertitude du plan que vous voudrez suivre, des changements que vous pourrez faire à l’ordonnance, et du nombre d’hommes que vous demanderez, ne permet pas d’entamer aucun travail pour la répartition, ni de préparer aucune des instructions aux commissaires qui seront chargés de l’opération. Il faudra donc, entre la réception des ordres du roi et leur exécution, prendre un temps assez considérable pour faire la répartition, rédiger toutes les instructions et les faire passer aux commissaires. Cependant les circonstances dans cette province exigent que le tirage soit fait dans l’intervalle du commencement de janvier au 10 mars à peu près, afin de prévenir l’époque où les habitants, qui, dans une partie du Limousin, sont presque tous maçons, se dispersent pour aller travailler de leur métier dans les différentes provinces du royaume. J’ose donc insister, monsieur, sur la nécessité du prompt envoi de l’ordonnance.

En attendant que je la reçoive, je vais prendre la liberté de vous proposer quelques observations, que j’avais suspendues pour vous les présenter avec celles que me suggérerait la lecture de votre nouvelle ordonnance.

La première a pour objet l’extrême difficulté qu’on trouve toujours à faire entre les différentes communautés la répartition du nombre d’hommes demandés. Si la quantité d’hommes qu’il faut livrer était toujours la même chaque année, connaissant le rapport de la population des différentes communautés, ce qui n’est point difficile lorsqu’on se contente dans cette recherche d’une exactitude morale, rien ne serait plus simple que de répartir entre elles, à proportion de cette population, le nombre d’hommes demandé à toute la province. Si les communautés étaient trop petites pour qu’on ne pût pas leur demander un homme sans excéder leur proportion, l’on en réunirait plusieurs ensemble qui ne formeraient pour la milice qu’une seule communauté, et cette réunion serait constante comme la charge qui l’aurait occasionnée. Mais la variation dans le nombre des hommes dérange toute proportion. Si la seconde année le roi ne demande que la moitié de ce qu’il a demandé la première, que fera-t-on relativement aux communautés qui n’avaient qu’un homme à fournir ? Que fera-t-on, si ces communautés sont en grand nombre ? Formera-t-on de nouvelles réunions, et changera-t-on chaque année l’association des communautés, suivant que la levée sera plus ou moins nombreuse ? ou bien laissera-t-on une partie des paroisses sans leur rien demander, en se réservant de revenir à elles l’année suivante, et de laisser alors reposer celles qui auraient fourni pour la levée actuelle ? Les deux partis ont des inconvénients presque égaux, et tous les deux sont mauvais. Le dernier, qui consiste à faire alternativement la levée dans les communautés différentes, offre des difficultés fâcheuses, si à la troisième année la proportion devient ou plus forte ou plus faible. Si elle devient plus forte, il faut donc encore demander des hommes à ces communautés, qui avaient seules fourni la seconde année ; elles supporteront une charge double. Si elle est plus faible, vous ne pouvez demander des hommes qu’à une partie des communautés laissées en réserve. Il vous en restera quelques-uns pour la quatrième année ; et si, comme il y a toute apparence, cette réserve ne répond pas au nombre d’hommes qui sera demandé, vous vous trouverez jeté dans de nouveaux embarras.

En un mot, n’étant pas possible de prévoir chaque année la demande de l’année suivante, et ces demandes variant nécessairement d’une année à l’autre dans toutes sortes de proportions, il est absolument impraticable de distribuer les communautés en plusieurs échelles, dont chacune soit chargée de fournir seule à la levée d’une année. Ces échelles, si on avait voulu une fois les former, empiéteraient continuellement les unes sur les autres, et la confusion qui en résulterait entraînerait dans mille injustices, et rejetterait nécessairement dans l’arbitraire qu’on aurait voulu éviter.

Ce système a encore un autre inconvénient. Le roi veut, et il est juste en effet, qu’une charge comme celle de la milice soit répartie également sur tous ceux qui y sont sujets ; mais rien ne sera plus difficile, si entre les différentes communautés dont une province est   composée, les unes sont obligées de fournir des miliciens, tandis qu’on n’en demande point aux autres ; car il résultera de là une facilité très grande d’éluder le tirage de la milice. On verra chaque année une émigration continuelle des paroisses assujetties au tirage dans celles qui en seront affranchies. Il arrivera de là que les fuyards de milice se multiplieront par la facilité de se dérober aux recherches ; et c’est un très grand malheur, d’abord pour le grand nombre d’hommes que cette qualité de fuyards condamne à mener, loin de leurs familles et de leur patrie, une vie toujours inquiète, toujours agitée, qui les jette bientôt dans le vagabondage, et de là dans le crime ; en second lieu pour l’État, par la dispersion des agriculteurs, par l’augmentation du nombre des mauvais sujets et des coureurs de pays aux dépens des hommes laborieux et domiciliés. L’expérience fait voir qu’une grande partie des fuyards échappe toujours à la poursuite, et c’est une augmentation de charge pour ceux qui restent, et qui sont précisément les meilleurs sujets et les plus précieux à conserver pour les travaux de la culture. Je ne parle pas des difficultés auxquelles donne lieu, dans l’opération du tirage, cet affranchissement d’une partie des communautés. Lorsque toutes sont à peu près également chargées, comme dans les tirages que j’ai faits depuis l’ordonnance du 27 novembre 1765, il est fort simple de faire tirer dans chaque paroisse ceux qui s’y trouvent à l’époque du tirage. On ne leur fait aucun tort, puisqu’ils tireraient également chez eux ; mais, dans le cas où plusieurs paroisses sont affranchies, tous prétendront devoir être exempts, et il faudra que les commissaires jugent une foule de questions de domicile quelquefois très épineuses, et qui sont une source continuelle de surprises, d’injustices ou de prédilections. Si l’on veut alors assujettir au tirage les étrangers qui se trouveront dans chaque paroisse, on doit s’attendre que tous les étrangers quitteront la paroisse, et que les ouvrages auxquels ils étaient occupés seront interrompus au préjudice des propriétaires et de l’agriculture en général.

Le système de charger tous les ans toutes les communautés d’une province n’est pas sujet à moins d’embarras. Il faudra, comme on l’a déjà observé, associer ensemble chaque année plusieurs communautés, en nombre tantôt plus grand, tantôt plus petit. Une communauté  associée une année avec une autre, sera quelquefois, l’année suivante, associée avec une troisième, et ces combinaisons changeront sans cesse, si l’on veut mettre quelque égalité dans la répartition. Il y a d’ailleurs une si prodigieuse inégalité dans les différentes levées, il y a des levées si peu nombreuses, qu’il devient impossible d’en faire la répartition, à moins de faire tirer pour ainsi dire ensemble tous les habitants d’un canton.

Ce n’est pas tout : il y a mille circonstances où une communauté doit répondre de l’homme qu’elle a fourni, et le remplacer lorsqu’il vient à manquer. Mais si cette communauté, lorsqu’elle a fourni l’homme, était unie avec une seconde, et qu’au moment du remplacement les deux communautés, au lieu d’être encore ensemble, se trouvassent séparées et faire partie de nouvelles associations avec d’autres communautés, à qui s’adressera-t-on pour ce remplacement ? Toutes les ordonnances rendues jusqu’à présent sur la milice n’ont décidé aucune de ces difficultés, et semblent même ne les avoir pas prévues. Chaque intendant, dans sa généralité, a suivi le parti que les circonstances lui ont paru exiger. Je serais porté à proposer de faire tous les ans une levée dans chaque paroisse, laissant chez eux et y retenant par une demi-solde ces miliciens, pour en former au besoin des troupes réglées, peut-être les meilleures de toutes.

Ce plan semble réunir tous les avantages : un meilleur choix d’hommes, une composition toujours complète, un adoucissement dans la levée qui rendrait presque insensible une des charges les plus dures qui soient actuellement imposées sur les habitants des campagnes, et pour l’administration la plus grande simplification dans le travail, et l’aplanissement d’un labyrinthe de détails où elle s’égare laborieusement, sans pouvoir éviter les erreurs et les injustices.

Je n’y vois qu’une objection, c’est l’impossibilité de concilier ce système avec l’usage que la cour s’est permis de prendre des hommes de milice pour les incorporer dans d’autres corps. S’il n’est pas possible de rendre inviolable la promesse de ne jamais tirer les soldats provinciaux de leur corps, il faut renoncer au plan de former ces corps des représentants des paroisses de chaque canton ; car comment proposer à une communauté de remplacer un homme existant au service, un homme qui remplit actuellement pour elle l’obligation qu’on lui a imposée de contribuer à la formation du régiment provincial ? Ce serait doubler sa charge. Il faudrait donc, si l’on voulait adopter le système dont je viens de parler, promettre solennellement aux communautés de ne jamais incorporer les soldats qu’elles fourniraient dans d’autres corps ; il faudrait que les régiments provinciaux devinssent des corps permanents, et que la composition en fût invariable.

Je suis persuadé que ces corps rendraient plus de service qu’on ne peut en tirer en temps de guerre de la faible ressource des incorporations, et je crois pouvoir annoncer que ces corps ainsi rendus permanents, assemblés assez longtemps chaque année pour façonner les soldats aux exercices militaires, consolidés en tout temps par une demi-solde qui retiendrait le soldat dans sa paroisse, et employés en temps de guerre comme les troupes réglées, auraient un point d’honneur national de province et de commune qui en ferait d’excellents soldats, et ne formeraient pas à beaucoup près une charge aussi onéreuse aux campagnes que la milice telle qu’elle se lève aujourd’hui par le sort.

Je désirerais beaucoup que vous approuvassiez ce plan ; il en serait encore temps, et le remplacement des hommes du régiment provincial pourrait se faire par ce moyen avec autant de simplicité qu’il y a de complication par la méthode du tirage. C’est à vous, monsieur, d’apprécier la valeur des idées que je vous présente. Si vous ne les adoptez pas, il faudra bien suivre la méthode ancienne, et se tirer comme on pourra des embarras qu’elle entraîne.

Ma seconde observation a pour objet les défenses faites, par les articles 16 et 19 de l’ordonnance du 27 novembre 1765, de substituer en aucun cas un milicien en la place d’un autre, et de faire aucune contribution ou cotisation en faveur des miliciens. L’exécution rigoureuse de ces articles tend à proscrire entièrement l’admission d’aucun milicien volontaire engagé soit par la communauté pour servir à la décharge de tous les autres garçons sujets au tirage, soit par le milicien même tombé au sort pour mettre à sa place. Cependant, quoique ces deux articles aient été insérés dans les ordonnances que l’on a rendues en différents temps sur la milice, on a toujours toléré les engagements volontaires, et ce qu’on appelle la mise au chapeau au profit de celui qui tombera. Il faut même avouer que, pour ce dernier article, il paraîtrait bien dur d’arrêter le mouvement naturel qui porte chacun des garçons assemblés pour tirer à consacrer, de concert, une petite somme pour celui d’entre eux sur qui tombera le sort, dont tous sont également passibles. On n’imagine même pas trop quelle raison a pu déterminer le législateur à défendre une chose qui semble si conforme à la justice et à l’intérêt commun de tous ceux qui contribuent à former cette petite masse. Aussi, malgré cette disposition de l’ordonnance, l’usage de mettre au chapeau s’est-il toujours maintenu, et les personnes chargées de suivre les détails de l’opération des milices n’ont jamais eu le courage de s’y opposer.

La mise au chapeau conduit aisément à l’admission des miliciens volontaires ; car si parmi les garçons appelés au tirage il s’en trouve un qui, se sentant moins de répugnance que les autres pour le service, offre de se charger du billet noir pour le seul appât de la somme fournie par les autres au chapeau, comment se refuser à cette offre, et forcer vingt autres, qui n’ont pas les mêmes dispositions et seront moins bons militaires, à s’exposer à un sort qui les afflige et dérange leurs relations de famille, leurs attachements les plus chers, lorsqu’un autre veut bien le subir de son plein gré, et se trouvera heureux de ce qui fait leur malheur ? Aussi, quoique la tolérance sur cette admission de miliciens volontaires ait été moins générale que celle de la mise au chapeau, elle est cependant encore très commune. La substitution d’un homme à la place du milicien du sort est encore très favorable, et d’autant plus que le milicien en faveur duquel s’opère la substitution répond du service au défaut du substitué, ce qui fait, pour assurer le service, deux hommes au lieu d’un. L’ordonnance autorise cette substitution dans le cas où un frère se présente pour remplacer son frère, et encore lorsque le milicien du sort est un homme marié et ayant des enfants. Mais, quoiqu’un homme ne soit pas marié, mille raisons que l’ordonnance n’a point prévues peuvent le rendre nécessaire à sa famille, et il y aurait de la dureté à le contraindre de servir lorsqu’il offre de mettre à sa place un homme qu’on est toujours le maître de refuser, s’il paraît moins propre au service que celui qu’il remplace. Malgré la rigueur qu’annoncent les dispositions de l’ordonnance dans cet article 16, elle suggère elle-même, au paragraphe 65 de l’article 24, un moyen facile d’éluder la défense portée en l’article 16.

En effet, elle autorise les garçons sujets au tirage à se faire, en cas d’absence ou de maladie, représenter par un homme qui tire le billet pour eux. Elle statue en même temps que ceux qui tireront ainsi par représentation répondront de ceux pour lesquels ils ont tiré, et seront miliciens à leur défaut ; à l’effet de quoi, on ne doit admettre à tirer par représentation que des garçons ou hommes veufs et mariés en état de servir, desquels on prendra le signalement. Au moyen de ce tirage par représentation, il est bien facile à un homme de se faire remplacer par un autre ; car, puisque celui qui tire est obligé de marcher au défaut de celui pour lequel il a tiré, il ne paraît pas qu’on puisse empêcher ces deux hommes de s’arranger ensemble, en convenant que celui qui a tiré pour l’autre marchera effectivement à sa place. Quelques-uns des officiers généraux qui, en dernier lieu, ont été chargés de l’inspection des régiments provinciaux, ont paru scandalisés de la tolérance qu’on accorde à ces sortes d’engagements ou de substitutions volontaires. Comme les représentations à cet égard pourraient se renouveler, et comme elles paraîtraient fondées sur la lettre de l’ordonnance, je crois utile de développer les raisons qui m’ont toujours fait regarder comme indispensable de fermer les yeux sur cette espèce de contravention.

Les unes sont générales, d’autres sont relatives à cette province en particulier. Quant aux raisons générales, la première est sans doute le sentiment, si naturel et si juste, qui porte à préférer toujours les voies les plus douces pour parvenir au but qu’on se propose…[155]

 

Les exemptions de tirage, que l’on a été forcé d’accorder et d’étendre depuis le gentilhomme jusqu’à son valet, ne font que rendre le fardeau doublement cruel en le rendant ignominieux, en faisant sentir qu’il est réservé aux dernières classes de la société ; et cependant ces exemptions sont d’une nécessité absolue ; elles sont même en quelque sorte justes : car, puisque le milicien est destiné à l’état de simple soldat ; puisqu’un simple soldat, par une suite de la constitution des troupes et de l’espèce d’hommes dont elles sont composées, par la modicité de sa paye, par la manière dont il est nourri, vêtu, couché, par son extrême dépendance, enfin par le genre de sociétés avec lesquelles il peut vivre, est nécessairement placé dans la classe de ce qu’on appelle le peuple, il est évidemment impraticable, il paraîtrait dur, injuste, barbare, de réduire à cet état un homme né dans un état plus élevé, accoutumé à toutes les douceurs attachées à la jouissance d’une fortune aisée, et à qui une éducation libérale a donné des mœurs, des sentiments, des idées, inalliables avec les mœurs, les sentiments, les idées de la classe d’hommes dans laquelle on le ferait descendre.

L’égalité dans les différentes levées est une chose évidemment impossible, puisqu’il faut nécessairement proportionner les remplacements au nombre d’hommes qui manquent, soit par les congés, soit autrement, et que ce nombre n’est jamais égal. Il est encore impossible d’obvier aux augmentations que les circonstances d’une guerre, ou les projets du ministère, peuvent occasionner. La manière même dont les régiments provinciaux ont été formés fait naître une difficulté de plus, puisque le service des hommes devant être de six ans, et que, la première formation ayant été complète en quatre tirages, et même dans cette généralité en trois, il en résulte que la totalité des soldats provinciaux doit être congédiée en trois ans, et qu’en remplaçant, au tirage de chacune de ces quatre ou de ces trois années, le nombre des hommes congédiés, on sera ensuite deux ou trois ans sans avoir besoin d’autre remplacement que de celui des hommes qui manqueront par mort ou par désertion, par congé de réforme ou autrement. Ce nombre étant toujours très petit, on ne peut en demander le remplacement qu’à un très petit nombre de communautés.

Au surplus, quand même on pourrait parvenir à rendre tous les tirages égaux, en remplaçant chaque année le sixième des hommes qui composent les régiments provinciaux, on éprouverait toujours l’inconvénient d’être obligé de rassembler pour ces tirages un trop grand nombre de paroisses. Enfin, l’ordre établi serait nécessairement dérangé toutes les fois que le ministre, à l’approche d’une guerre ou pour tout autre motif, voudrait faire une augmentation dans la composition des régiments provinciaux.

Je n’imagine qu’un seul moyen d’éviter tous ces inconvénients, et ce moyen assurerait en même temps aux régiments provinciaux la meilleure composition possible en hommes, et qui serait même préférable à celle des troupes réglées. Il consisterait à substituer au tirage annuel de la milice, l’obligation à chaque communauté ou à deux communautés réunies, lorsqu’une seule serait trop faible, de fournir constamment un homme au régiment provincial, et de le remplacer toutes les fois qu’il viendrait à manquer. Cet homme serait en quelque sorte son représentant. Dans ce système, on pourrait sans inconvénient tolérer que les paroisses engageassent des miliciens volontaires ; elles seraient intéressées à n’en choisir que de bons, propres au service, à ne point engager des aventuriers sans résidence connue. Il serait même possible d’essayer de laisser aux soldats provinciaux la liberté de quitter après chaque assemblée, pourvu qu’ils fussent remplacés. Avec cette liberté, il est vraisemblable que les régiments provinciaux seraient remplis d’hommes de bonne volonté, et qu’au lieu de s’empresser, comme aujourd’hui, de quitter à l’échéance de leur congé, un grand nombre continuerait de servir, ce qui tendrait à conserver très longtemps au corps les mêmes hommes. La milice cesserait d’être un objet de terreur, et d’effaroucher à chaque tirage les habitants des campagnes : on ne les verrait plus se disperser et mener une vie errante pour fuir le sort, puisque la charge de la milice serait volontaire pour les uns, et se résoudrait pour les autres à une légère contribution pécuniaire. Au lieu de courir après les fuyards pour en faire malgré eux de mauvais soldats, les paroisses chercheraient au contraire à s’attacher des hommes connus et des hommes de bonne volonté.

Je sais tout ce qu’on peut dire sur l’obligation dans laquelle est tout citoyen de s’armer contre l’ennemi commun, et sur la considération due à l’état des défenseurs de la patrie ; mais je sais aussi les réponses qu’il y aurait à y faire, et que fourniraient la constitution des sociétés et des gouvernements modernes, la composition de leurs armées, l’objet et la nature de leurs guerres. On peut sur cela dire beaucoup de choses éloquentes pour et contre ; ces phrases n’en imposent à personne ; le peuple même sait depuis longtemps les apprécier, et il faut toujours en revenir à la réalité.

Le royaume a besoin de défenseurs, sans doute ; mais s’il y a un moyen d’en avoir le même nombre, et de les avoir meilleurs, sans forcer personne, pourquoi s’y refuser ? N’est-il pas préférable, par cela seul qu’il est plus doux ? Pourquoi défendre aux garçons d’une paroisse de se délivrer de toutes les inquiétudes du sort par le sacrifice d’une somme modique pour chacun, mais qui, par la réunion de toutes les contributions, devient assez forte pour engager un d’entre eux à remplir librement ce qu’on exige d’eux ? Pourquoi s’opposer à ce qu’un homme, nécessaire à sa famille, mette à sa place un homme qui fera ce même service avec plaisir ?

Je ne doute pas qu’on n’ait été déterminé par des motifs solides à exiger absolument que le sort soit tiré effectivement dans toutes les paroisses, et à proscrire tout engagement volontaire. Qu’il me soit permis d’examiner tous ces motifs.

Aurait-on craint que la cotisation en argent pour fournir à l’engagement du milicien volontaire n’entraînât des abus, et qu’elle ne devînt trop onéreuse aux habitants de la campagne ? Cette crainte me paraît peu fondée. La contribution ne saurait jamais être trop onéreuse, quand elle sera parfaitement libre et volontaire. Il s’agit ici de choisir entre deux charges, ou si l’on veut entre deux maux : il semble qu’on peut s’en rapporter à ceux qui doivent supporter ces charges sur le choix de la moins onéreuse. À l’égard des abus dans la répartition de ces contributions en argent, rien ne sera si aisé que de les prévenir, lorsque les commissaires ou les subdélégués chargés du tirage seront autorisés à présider eux-mêmes à cette répartition.

J’ai quelquefois entendu dire que, si l’on tolérait les engagements, les milices pourraient être composées d’hommes errants et sans domicile, qu’on ne pourrait rassembler au besoin, et que les paroisses seraient obligées de remplacer par la voie du sort, après avoir inutilement dépensé beaucoup d’argent pour s’en exempter. Cette raison ne me paraît pas encore fort solide ; car on est le maître, en tolérant les engagements, de n’accepter que des hommes connus, domiciliés, et d’ailleurs propres au service ; on pourra même se rendre plus difficile sur la taille et la figure, que lorsqu’il s’agit d’admettre à tirer le sort. Ainsi, bien loin que la voie des engagements volontaires tende à rendre la composition des milices moins bonne et moins solide, il y a tout lieu de croire qu’on aurait, par cette voie, des hommes plus propres au service, et au moins aussi sûrs.

On a peut-être encore supposé qu’en tolérant les engagements, les habitants de la campagne se refuseraient toujours à la voie du sort, qu’on a regardée comme devant être le vrai fondement de la milice.   Je pourrais en premier lieu répondre qu’il n’y aurait pas grand mal à cela ; mais je dirai de plus que, bien loin que la facilité qu’on aurait à cet égard produisît l’effet qu’on craint, ce serait au contraire le meilleur moyen, et peut-être le seul, qui pût diminuer la répugnance que le peuple a dans certaines provinces pour le tirage de la milice. En effet, quand on laisse la liberté de se rédimer d’une charge par une contribution en argent, elle paraît dès lors moins onéreuse ; on s’accoutume à l’évaluer, et il n’est pas rare que l’amour de l’argent d’un côté, et de l’autre l’incertitude du sort de la milice, déterminent à s’y exposer volontairement plutôt que de dépenser la somme nécessaire pour s’y soustraire. Il reste une dernière raison, que j’ai entendu quelquefois alléguer comme le vrai motif des dispositions de l’ordonnance à cet égard. On veut que le ministère ait en vue de ne pas rendre plus difficiles et plus chers les engagements dans les troupes réglées, en laissant aux paroisses la liberté d’entrer en concurrence avec les recruteurs des régiments. J’avoue qu’il ne paraît guère vraisemblable que le législateur ait pu être frappé d’un motif aussi peu digne de déterminer la disposition d’une loi. Ce serait assurément une bien petite considération à opposer à des motifs fondés sur la justice et sur l’humanité. Au reste, je ne pense point du tout que la liberté laissée aux paroisses de faire remplir leur service par des miliciens volontaires nuisît à la faci-lité de recruter les troupes réglées. On admet dans ces derniers corps beaucoup de sujets qui doivent être exclus de la milice, dont la composition exige qu’on n’y admette que des hommes de la province et qui aient un domicile connu. Plusieurs de ceux-ci pourront s’engager dans la milice, quoiqu’ils ne fussent nullement disposés à entrer dans les troupes réglées, et réciproquement la plus grande partie de ceux qui s’engagent dans les troupes réglées ne voudraient pas servir dans la milice, puisque n’ayant pas habituellement de solde à toucher, ils n’auraient pas une subsistance assurée.

S’il y a d’autres raisons qui aient décidé à défendre les engagements volontaires, je les ignore entièrement, et je crois avoir répondu solidement à celles qui me sont connues.

La nouvelle composition des régiments provinciaux me paraît fournir un motif très puissant pour permettre les engagements. Si l’on veut donner à ces nouveaux corps une constitution permanente, il est essentiel à leur bonne composition qu’on y conserve le plus qu’on pourra d’anciens soldats : or, la voie du sort ne fournira jamais que des hommes entièrement neufs pour le service, puisque tout homme qui est tombé une fois au sort est exempt à perpétuité de la milice. Sans la ressource des hommes renvoyés des grenadiers de France et de quelques anciens des bataillons de l’ancienne milice ou du régiment des recrues provinciales que j’avais autorisé à engager, on n’aurait pas pu remplir le nombre des sergents et des hautes payes. Toutes les hautes payes actuelles auront leur congé à la prochaine assemblée, une grande partie même l’a reçu à l’assemblée de 1772. Il m’a paru que M. le comte de Montbarey, qui a inspecté le régiment, et M. le comte de Brassac, qui en est le colonel, ont senti la nécessité de conserver ces hommes précieux et qu’on ne pourrait remplacer par des paysans pris au hasard ; or, il est impossible de les conserver autrement qu’en tolérant qu’ils s’engagent pour des communes. — Il faut donc renoncer à l’exécution rigoureuse des deux articles de l’ordonnance dont il s’agit, et fermer les yeux comme on l’a fait par le passé. M. le duc de Choi- seul lui-même avait approuvé qu’on eût cette indulgence dans les villes de commerce, où il aurait paru trop dur d’obliger des jeunes gens élevés dans l’aisance à se voir réduits par le sort à l’état de simples soldats, tandis que tous les jours leurs égaux entrent dans le service avec l’état d’officier. Vous penserez sans doute comme M. le duc de Choiseul à cet égard.

Outre ces motifs généraux, j’ai eu, pour adopter la même tolérance dont mes prédécesseurs avaient usé, des raisons particulières à cette province, et relatives aux idées que j’ai trouvées enracinées dans le peuple. J’ai déjà eu l’occasion de vous en parler, dans une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 1er octobre 1771, en vous rendant compte de la première assemblée du régiment provincial de Limoges, lors de sa formation. Je vous disais alors que la répugnance pour la milice était tellement répandue autrefois dans le peuple de cette province, que chaque tirage était le signal des plus grands désordres dans les campagnes, et d’une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards, et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter. Les meurtres, les procédures criminelles se multipliaient ; la dépopulation des paroisses et l’abandon de la culture en étaient la suite. Lorsqu’il était question d’assembler les bataillons, il fallait que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. Lors du rétablissement des milices, j’ai cru que le point principal dont je devais m’occuper était de changer peu à peu cet esprit, et de familiariser les peuples avec une opération que jusque-là ils n’avaient envisagée qu’avec une si grande répugnance. Un des principaux moyens que j’ai employés a été d’autoriser les commissaires à se prêter aux engagements volontaires. Cette liberté, jointe à d’autres précautions que j’ai prises, a eu l’effet que j’en attendais. Un très grand nombre de paroisses ont contribué à la milice par la voie du sort, et ni les tirages ni les fuyards n’ont occasionné aucun désordre. J’ai eu la satisfaction de voir que les miliciens se sont rendus seuls volontairement aux assemblées ; que le secours de la maréchaussée, autrefois si nécessaire, a été tout à fait inutile, et que le plus grand nombre de ces nouveaux soldats a montré la plus grande émulation pour entrer dans les grenadiers. Je crois, monsieur, que cette confiance de la part du peuple, qui dans cette province est une chose nouvelle, ne peut se conserver que par les moyens qui l’ont établie ; et comme la tolérance des engagements a été un des principaux de ces moyens, c’est une raison pour moi d’insister très fortement contre l’idée que j’ai vue à quelques personnes de ramener à une exécution littérale les deux articles 10 et 19 de l’ordonnance du 27 novembre 1765.

J’aurais peut-être encore, monsieur, quelques autres observations à vous proposer sur cette matière, mais comme elles sont moins importantes que les deux qui font l’objet de cette lettre, déjà trop longue, je les réserverai pour un autre temps. Je vous serai très obligé de me faire savoir si vous approuvez en tout ou en partie mes deux propositions.

Permettez-moi, en finissant, d’insister encore pour que vous veuillez bien nous faire parvenir promptement les ordres relatifs au tirage ; car comme cette opération exige de la part des intendants et de leurs bureaux un assez long travail, je crains que, si les ordres sont encore retardés d’un mois, il ne devienne impossible de faire tirer la milice avant le temps où les habitants du Limousin se dispersent dans les autres provinces.

J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 


VI.  AVIS SUR L’IMPOSITION POUR L’ANNÉE 1770 (1769)

 

 

7 septembre 1769.

 

Il n’y a aucune différence entre le brevet de la prochaine année et celui de l’année précédente 1769.

Mais, le roi ayant bien voulu accorder, par un arrêt postérieur à l’expédition des commissions des tailles de 1769, une diminution de 280 000 livres, si l’on imposait en 1770 la somme de 1 942 293 livres 2 sous, qui sera portée par les commissions, il y aurait une augmentation réelle de 280 000 livres…

 

AVIS.

 

Nous n’avons cessé, depuis l’année 1766, de rappeler au Conseil que la généralité de Limoges éprouve une surcharge excessive relativement aux facultés de ses habitants et à la proportion connue de l’imposition avec le revenu des fonds dans les autres généralités. Nous avons dès lors prouvé dans un Mémoire très détaillé, que nous prions le Conseil de faire remettre sous ses yeux, que les fonds taillables payent au roi, en y comprenant les vingtièmes, de 45 à 50% du revenu total de la terre, ou presque autant qu’en retirent les propriétaires, et que, pour ramener les fonds de cette généralité à la proportion des autres, il faudrait lui accorder une diminution effective de plus de 700 000 livres. Nous ne cesserons point d’insister sur cette vérité (comme nous l’avons fait l’année dernière et les précédentes), et de réclamer l’équité et la commisération de Sa Majesté, en la suppliant de mettre fin à une surcharge dont les effets ruineux affectent sensiblement la population et la culture de cette généralité, et rendent le  fardeau des impositions plus insupportable de jour en jour.

Nous avons eu occasion de développer les effets de cette surcharge et de faire voir combien elle mettait de retard dans les recouvrements des revenus du roi, dans une lettre très détaillée que nous avons adressée à M. le Contrôleur général le 16 octobre 1767, et que nous avons accompagnée d’un tableau destiné à lui mettre sous les yeux la marche et l’analyse des recouvrements de la généralité de Limoges depuis 1754 jusqu’en 1768. Nous avons déjà pris la liberté l’année dernière de le supplier de se faire représenter cette lettre et ce tableau avec notre Avis ; nous ne craindrons point de répéter encore l’espèce de résumé que nous en présentions alors.

Nous avons plus récemment mis sous les yeux du Conseil, dans une lettre que nous avons eu l’honneur d’écrire à M. d’Ormesson le 27 août dernier qui accompagne l’état des impositions de la province, un nouveau motif de justice pour en diminuer le fardeau, en lui démontrant le préjudice qu’elle a souffert, tant par l’excès de la somme à laquelle elle a été fixée pour l’abonnement des droits de courtiers-jaugeurs et d’inspecteurs aux boucheries et aux boissons, abonnement porté au triple du produit des droits, que par le double emploi résultant de ce que les mêmes droits dont cette généralité paye l’abonnement à un si haut prix, ne s’en perçoivent pas moins en nature, dans une très grande partie de la province, par les commis des fermiers généraux, et dans la ville même de Limoges, au profit du corps de ville, qui avait acquis dans le temps les offices auxquels ces droits étaient attribués. Nous supplions le Conseil de vouloir bien prendre en considération les preuves que nous avons données dans cette lettre et de l’excès de l’abonnement, et du double emploi qui résulte de sa cumulation avec la perception en nature. Cet objet particulier est sans doute une des causes de la surcharge qu’éprouve la généralité de Limoges ; mais celle qu’il a occasionnée n’est qu’une petite partie de la surcharge totale.

Les motifs que nous venons de présenter sont anciens, et subsisteraient indépendamment des accidents particuliers et de l’intempérie des saisons. Malheureusement, la mauvaise récolte des grains et l’anéantissement de toutes les espérances auxquelles la continuité des pluies ne permet plus de se livrer sur les récoltes d’automne, sollicitent encore d’une manière plus forte et plus pressante les bontés de Sa Majesté pour les peuples de cette province.

Les pluies excessives qui ont eu lieu pendant l’automne de 1768 avaient déjà beaucoup nui aux semailles ; plusieurs champs n’ont pu être ensemencés, et dans ceux qui l’ont été, les terres, imbibées d’eau et plutôt corroyées que labourées par la charrue, n’ont pu acquérir le  degré d’ameublissement nécessaire pour le développement des germes. La sécheresse qui a régné au commencement du printemps n’a pas permis aux jeunes plantes de taller et de jeter beaucoup d’épis. À la fin du printemps, les pluies sont survenues et ont fait couler la fleur des grains ; les seigles surtout ont souffert, et dans toute la partie du Limousin, la récolte, après qu’on aura prélevé la semence, pourra suffire à peine pour nourrir les cultivateurs ; il n’en restera point pour garnir les marchés et fournir à la subsistance des ouvriers de toute espèce répandus dans les campagnes et dans les villes. Le succès des blés noirs et des châtaignes, en fournissant aux cultivateurs et en général aux habitants de la campagne la subsistance de plusieurs mois, leur aurait laissé la liberté de vendre une partie de leurs grains ; mais cette ressource paraît leur devoir être enlevée par les pluies, qui n’ont pas cessé de tomber depuis le 15 du mois d’août jusqu’à présent, en sorte que la province est menacée d’une véritable famine.

La même cause fera perdre la totalité des regains, c’est-à-dire le tiers de la production des prairies. Les vignes, qui donnaient à peu près l’espérance d’une demi-année, et qui dans les élections d’Angoulême et de Brive forment une partie considérable du revenu, n’en donneront presque aucun, et l’année 1769 sera peut-être plus malheureuse encore que celle de 1767, une des plus fâcheuses qu’on ait essuyées depuis longtemps ; elle sera même plus malheureuse pour le Limousin, qui du moins en 1768 n’a pas souffert autant que les provinces du nord de la cherté des grains, et qui vraisemblablement éprouvera en 1770 tous les maux qu’entraîne la disette. Les grains sont augmentés dès le moment de la moisson, et le prix a haussé encore depuis : il a été vendu des seigles à 16 livres 10 sous le setier de Paris, et l’augmentation semble devoir être d’autant plus forte, que les pluies menacent de rendre les semailles aussi difficiles que l’année dernière.

On a d’autant plus lieu de craindre une augmentation excessive, que la cherté des transports dans ce pays montueux, où ils ne se font qu’à dos de mulet, rend les secours qu’on peut tirer des autres provinces très dispendieux et très lents, et que le seigle, dont les habitants de la province font leur nourriture, ne supporte pas le haut prix des voitures, qui augmente sa valeur ordinaire dans une proportion beaucoup plus forte que celle du froment. Le même accroissement dans le prix du transport, qui n’augmenterait le prix du froment que d’un tiers, augmenterait celui du seigle de la moitié. D’ailleurs, le seigle a aussi très mal réussi dans les provinces voisines, qui souffriront cependant un peu moins que le Limousin, parce qu’elles recueillent plus de froment, mais qui ne pourront subvenir à ses besoins.

Le mal serait un peu moins grand si les pluies venaient à cesser ; il le serait toujours assez pour rendre les peuples fort malheureux et pour exiger une très grande diminution dans les impositions, d’autant plus que le haut prix des bestiaux, qui avait soutenu les recouvrements dans les deux années qui viennent de s’écouler, paraît d’un côté devoir baisser par la cessation des causes particulières qui l’avaient produit, et dont une des principales a été la disette des fourrages en Normandie, de laquelle est résultée la vente forcée d’un plus grand nombre de bœufs normands, et que, de l’autre, l’argent que ce commerce apportait dans la province sera nécessairement absorbé pour payer les grains qu’elle tirera du dehors, devenus nécessaires à la subsistance des habitants.

En ces tristes circonstances, la province n’a d’espérance que dans les bontés du roi. Les titres qu’elle a pour les obtenir et que nous venons d’exposer sont :

1° La surcharge ancienne qu’elle éprouve.

2° La masse des arrérages cumulés pendant la guerre, dont elle reste encore chargée, et dont elle ne peut espérer de s’acquitter qu’autant que ses ressources ne seront pas entièrement épuisées par les impositions courantes.

3° Le préjudice qu’elle essuie depuis 1723 par l’excès auquel a été porté l’abonnement des droits de courtiers-jaugeurs et d’inspecteurs aux boucheries et aux boissons, lequel a été porté à une somme triple de valeur de ces droits, et par le double emploi de l’abonnement cumulé avec la perception en nature des droits abonnés dans une partie de la province.

4° Enfin, la mauvaise récolte qu’elle vient d’avoir et les craintes trop bien fondées où elle est d’essuyer une famine.

Des motifs si pressants ne peuvent manquer de toucher le cœur de Sa Majesté, et nous osons attendre de son amour pour ses peuples une diminution effective, au moins de 500 000 livres, sur les impositions de cette généralité.

 

 


VII.  INSTRUCTION SUR LES BUREAUX DE CHARITÉ (1770)

 

 

La misère qu’occasionne parmi les peuples de cette province la rareté des subsistances n’est que trop connue. Il serait superflu d’en tracer le tableau, puisqu’elle frappe de tous côtés les yeux ; et l’on est persuadé que tous ceux qui, par leurs moyens, sont à portée de soulager les pauvres, n’ont besoin que de consulter leur propre cœur pour se porter avec empressement à remplir un devoir que la religion et l’humanité prescrivent. Mais, dans une circonstance où les besoins sont aussi considérables, il importe beaucoup que les secours ne soient point distribués au hasard et sans précaution. Il importe que tous les vrais besoins soient soulagés, et que la fainéantise, ou l’avidité de ceux qui auraient d’ailleurs des ressources, n’usurpe pas des dons qui doivent être d’autant plus soigneusement réservés à la misère et au défaut absolu de ressources, qu’ils suffiront peut-être à peine à l’étendue des maux à soulager. C’est dans cette vue qu’on a rédigé le plan qui fait l’objet de cette instruction.

Il n’est pas possible d’établir dans la distribution des charités cet ordre qui seul peut en étendre l’utilité, si les personnes qui donnent ne se concertent entre elles pour connaître l’étendue des besoins, convenir de la quantité et de la nature des secours, prendre les mesures nécessaires pour les assurer en fixant la proportion dans laquelle chacun devra y contribuer, enfin pour prescrire l’ordre qui doit être observé dans la distribution, et choisir celles d’entre elles qui se chargeront spécialement d’y veiller. Il est donc avant tout indispensable que les personnes aisées et charitables, dans chaque ville, paroisse ou communauté, se réunissent pour former des assemblées ou bureaux de charité, dont tous les membres conviendront de ce qu’ils voudront donner, et mettront en commun leurs aumônes pour en faire l’emploi le plus avantageux aux pauvres.

On va proposer quelques réflexions : 1° sur la manière de composer ces bureaux et sur la forme de leur administration ; 2° sur les mesures à prendre pour connaître exactement les besoins des pauvres, afin d’appliquer à propos les secours qui leur sont destinés ; 3° sur la manière la plus avantageuse de soulager la misère des peuples, en procurant de l’ouvrage à ceux qui sont en état de travailler, et restreignant les secours gratuits à ceux que l’âge et les infirmités mettent hors d’état de gagner aucun salaire.

Ce troisième article se subdivisera naturellement en deux parties, dont l’une aura pour objet d’indiquer les différents travaux auxquels on peut occuper les pauvres, et l’autre de proposer les moyens de subvenir à la nourriture de ceux à qui l’on ne peut se dispenser de donner des secours gratuits.

 

Article 1. — De la composition des bureaux de charité, et de la forme de leur administration.

 

§ I. Le soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de tous : ainsi, tous les ordres et toutes les autorités se réuniront sans doute avec empressement pour y concourir. Tous les habitants notables et distingués par leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance, doivent être invités à la première assemblée, qui doit se tenir le premier jour de dimanche ou de fête qui suivra la réception de la présente instruction.

Il est naturel que l’invitation se fasse, dans les lieux considérables, au nom des officiers de justice et de police et des officiers municipaux, et dans ceux qui le sont moins, au nom des curés et des seigneurs. L’assemblée doit se tenir dans le lieu où se tiennent ordinairement les réunions de la communauté.

À l’égard de l’ordre dans la séance et dans les délibérations, il convient de suivre l’usage, qui est dans toutes les villes, que le premier officier de justice préside.

L’objet particulier de celle-ci paraît cependant exiger que cet honneur soit déféré aux évêques dans les villes de leur résidence. Il s’agit d’une œuvre de charité, c’est la partie de leur ministère qui est la plus précieuse : ils doivent sans doute y avoir la principale influence, et l’on doit se faire une loi de déférer à leurs conseils, et de ne rien faire qui ne soit concerté avec eux. MM. les curés doivent, par la même raison, trouver dans les membres des assemblées la plus grande déférence pour leur zèle et leur expérience ; ils doivent même y présider dans les campagnes où il n’y a aucun juge de juridiction.

§ II. L’assemblée formée aura pour premier objet de délibération de convenir de la manière dont sera fixée la contribution de chacun des particuliers. Il y a deux manières de parvenir à cette fixation. L’une est que chacun se taxe lui-même, et s’engage à donner la somme qu’il croira devoir donner, en ne considérant que sa générosité et ses moyens.

On écrit sur une feuille de papier le nom de celui qui fait son offre, et la somme qu’il s’engage de donner. — Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et facultés, et d’être obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité.

§ III. L’autre manière de régler la contribution de chacun, est de taxer tous les cotisés à proportion de leurs facultés et d’en former une espèce de rôle. Or, comme il n’est pas possible qu’une assemblée nombreuse discute et compare les facultés de chaque particulier, on est obligé de charger, ou les officiers municipaux de la communauté, ou quelques députés choisis à la pluralité des voix, de faire ce rôle au nom de l’assemblée.

§ IV. Comme le mal auquel il s’agit de remédier doit naturellement durer jusqu’à la prochaine récolte, et par conséquent jusqu’au mois de juillet, il sera très avantageux que la contribution, ou purement volontaire, ou répartie par un rôle, soit divisée en cinq payements, dont le premier se fera immédiatement après l’assemblée, et les autres de mois en mois d’ici au mois de juillet.

Il n’est pas possible de connaître dès le premier moment l’étendue des besoins à soulager. Si la contribution fixée lors de la première assemblée ne suffisait pas pour les besoins, il serait nécessaire, d’après le compte qui aurait été rendu à l’assemblée suivante, d’augmenter proportionnellement la contribution des autres mois, et de la porter au point où elle doit être pour correspondre à l’étendue des besoins.

§ V. Il est assez ordinaire que dans les campagnes une partie des propriétaires ne résident pas dans les paroisses où ils possèdent des biens, et il est surtout très commun que la résidence des propriétaires des rentes en grains et dîmes soit très éloignée. Il est cependant naturel et juste qu’ils contribuent comme les autres au soulagement des pauvres cultivateurs, de qui le travail seul a produit le revenu dont ils jouissent. On doit sans doute appeler aux assemblées les fermiers, régisseurs ou baillistes, qui perçoivent ces revenus ; et, en cas qu’ils ne se croient pas suffisamment autorisés pour convenir de la contribution des propriétaires qu’ils représentent, l’assemblée alors sera obligée de recourir à la voie du rôle dont il a été parlé ci-dessus (§ III), pour régler la contribution des propriétaires absents dans la même proportion que celle des propriétaires présents, et de se pourvoir pour faire contraindre les régisseurs ou fermiers à payer à la décharge des propriétaires.

§ VI. Le second objet de la délibération des assemblées est l’ordre qu’elles établirent pour que les secours destinés aux pauvres leur soient distribués de la manière la plus utile pour eux et la moins dispendieuse.

Il ne serait pas possible qu’une assemblée nombreuse suivit par elle-même les détails compliqués d’une pareille opération, et il est indispensable de nommer des administrateurs ou députés pour remplir les différentes fonctions qu’elle exige ; pour se charger en recette des secours qui seront fournis par chaque membre de l’assemblée ; pour en faire l’emploi conformément au plan qui aura été adopté, et pour rendre compte de tout au bureau assemblé.

Il est nécessaire que, pour recevoir ce compte, l’assemblée détermine les jours où elle se réunira de nouveau, soit tous les mois, soit tous les quinze jours, ou une fois par semaine, suivant que les détails de l’opération plus ou moins multipliés l’exigeront. Du moins est-il indispensable que, s’il paraît trop difficile de réunir si souvent un aussi grand nombre de personnes, on y supplée en choisissant dans l’assemblée un certain nombre de membres chargés de la représenter, et qui composeront proprement le bureau auquel les députés, chargés de la recette et de la dépense, rendront compte régulièrement.

§ VII. Il est convenable qu’une seule personne soit chargée de tout le maniement des fonds destinés aux pauvres, et remplisse ainsi les fonctions de trésorier du bureau. Cette fonction, qui demande de l’assiduité et de l’exactitude à tenir des registres de recette et de dépense, n’a rien de commun avec celle de régler la disposition des fonds de la manière la plus avantageuse. Ce sera cette dernière qui exigera le plus de mouvement et d’activité de la part de ceux qui en seront chargés.

§ VIII. MM. les curés sont, par leur état, membres et députés nécessaires des bureaux de charité pour l’emploi et la distribution des aumônes, non seulement parce que le soin de soulager les pauvres est une des principales fonctions de leur ministère, mais encore parce que la connaissance détaillée que leur expérience et la confiance de leurs paroissiens leur donnent des vrais besoins de chacun d’eux, les rend les personnes les plus éclairées sur l’emploi qu’on peut faire des charités.

Il ne s’ensuit pas néanmoins qu’ils puissent exiger qu’on les charge seuls de cet emploi. Outre qu’ils ont d’autres fonctions qui prennent une partie de leur temps, ils sont trop raisonnables pour ne pas sentir que, les aumônes étant fournies par tous les membres des bureaux de charité, il est naturel que ceux-ci conservent quelque inspection sur la distribution qui en sera faite.

Il convient donc de joindre à MM. les curés quelques personnes considérées par leur place, par leur caractère, par la confiance du public, et auxquelles leur fortune et leurs affaires permettent de s’occuper, avec l’activité et l’assiduité nécessaires, du détail de l’administration des aumônes.

On trouvera certainement dans les villes, parmi les différents ordres de citoyens, des personnes capables de remplir ces vues avec autant de zèle que d’intelligence, et qui se feront un plaisir de s’y livrer. — Il est même vraisemblable que, dans la plupart des campagnes, il se trouvera quelques gentilshommes et quelques bourgeois charitables qui pourront se charger, conjointement avec les curés, du soin de soulager les pauvres.

§ IX. Celui qui sera choisi pour receveur ou trésorier du bureau doit avoir, comme il a été dit, un registre de recette et de dépense dans lequel ces deux articles soient séparés.

Dans le premier, il inscrira régulièrement tout ce qu’il recevra en argent, en grains, ou en autres effets propres au soulagement des pauvres.

Dans la colonne de dépense, il écrira tout ce qu’il délivrera des fonds qu’il aura entre les mains, et il ne devra rien délivrer que sur des billets signés d’un ou de plusieurs députés, ainsi qu’il aura été réglé par le bureau. Ces billets formeront les pièces justificatives de son compte.

§ X. Il est important que le receveur et les députés chargés de l’emploi des fonds en rendent un compte exact à chaque fois que l’assemblée générale ou le bureau se tiendra ; et il est important que leurs séances soient régulières, tant pour cet objet, que pour s’occuper de tous les arrangements que les circonstances peuvent mettre dans la nécessité de prendre de nouveau, ou de changer.

§ XI. Il ne paraît pas possible que dans les grandes villes un seul bureau puisse suivre tous les détails qu’exigera le soulagement des pauvres. Mais on peut, à la première assemblée, convenir d’en former de particuliers à chaque paroisse, ou bien l’on peut, dans les paroisses trop étendues, former plusieurs bureaux dont chacun ne s’occupera que des détails relatifs au canton de la paroisse qui lui aura été assignée. Peut-être encore trouvera-t-on plus simple et plus praticable de former différents départements, et d’assigner chaque paroisse ou chaque canton à un ou deux députés du bureau général.

 

Article 2. — Des mesures à prendre pour connaître l’étendue des besoins que les bureaux de charité auront à soulager.

 

§ I. Donner indistinctement à tous les malheureux qui se présenteraient pour obtenir des secours, ce serait entreprendre plus qu’on ne peut, puisque les fonds ne sont pas inépuisables, et que l’affluence des pauvres, qui accourraient de tous côtés pour profiter des dons offerts sans mesure, les aurait bientôt épuisés. Ce serait de plus s’exposer à  être souvent trompé, et à prodiguer aux fainéants les secours qui  doivent être réservés aux véritables pauvres. Il faut éviter ces deux inconvénients.

§ II. Le remède au premier est de limiter les soins des bureaux de charité aux pauvres du lieu ; c’est-à-dire dans les campagnes à ceux de la paroisse, dans les villes à ceux de la ville et de la banlieue ; non pas uniquement cependant à ceux qui sont nés dans le lieu même : il est juste d’y comprendre aussi tous ceux qui sont fixés depuis quelque temps dans le lieu, y travaillent habituellement, y ont établi leur domicile ordinaire, y sont connus et regardés comme habitants. Ceux qu’on doit exclure sont les étrangers qui ne viendraient dans le lieu que pour y chercher des secours dus par préférence aux pauvres du lieu même. Ces étrangers doivent être renfermés, s’ils sont vagabonds ; et, s’ils ont un domicile, c’est là qu’ils doivent recevoir des secours de la part de leurs concitoyens, qui seuls peuvent connaître s’ils en ont un besoin réel, et si leur pauvreté n’est pas uniquement l’effet de leur fainéantise.

§ III. L’humanité ne permet cependant pas de renvoyer ces pauvres étrangers chez eux, sans leur donner de quoi subsister en chemin. Voici le moyen d’y pourvoir qui a paru le moins compliqué et le moins sujet à inconvénient. La personne préposée par le bureau de charité pour ce détail fournira au mendiant étranger sa subsistance en nature ou à raison d’un sou par lieue, jusque chez lui, si la distance n’est que d’une journée. Elle y joindra un passeport ou certificat portant le nom du mendiant, le nom du lieu d’où on le renvoie et du lieu dont il se dit originaire et où il doit se rendre, le jour de son départ, et mention du secours qu’il aura reçu. Le mendiant, arrivé chez lui, doit présenter son certificat à l’officier de police, ou municipal, ou au curé, ou à celui qui sera préposé pour ce soin par le bureau de charité du lieu, et ce sera à ces personnes à s’occuper de lui procurer des secours ou du travail. Si cet étranger avait plus d’une journée à faire pour se rendre chez lui, l’on se contenterait de lui fournir sa subsistance jusqu’à la résidence du subdélégué le plus prochain, lequel, sur la représentation de son certificat, lui donnerait une route pareille à celle qu’on délivre aux hommes renvoyés des dépôts de mendicité, avec laquelle il se rendrait chez lui en recevant à chaque résidence de subdélégué le secours d’un son par lieue.

§ IV. Si cependant cet étranger était attaqué d’une maladie qui le mit hors d’état de se rendre chez lui, il faudrait le faire conduire dans un hôpital à portée pour y recevoir les mêmes secours que les pauvres du lieu. À défaut d’hôpital, les secours doivent lui être fournis par le bureau de charité, comme aux pauvres mêmes du lieu jusqu’à ce qu’il soit rétabli et qu’on puisse le faire partir.

§ V. En excluant ainsi les étrangers, il deviendra plus facile de n’appliquer les secours qu’à propos, et de les proportionner aux vrais besoins. Il faudra cependant du soin et de l’attention, afin d’en connaître exactement l’étendue.

Le moyen le plus simple pour y parvenir est de dresser un état, maison par maison, de toutes les familles qui ont besoin de secours, dans lequel on marquera le nombre de personnes dont est composée chaque famille, le sexe, l’âge, et l’état de validité ou d’invalidité de chacune de ces personnes, en spécifiant les moyens qu’elles peuvent avoir pour gagner de quoi subsister ; car il y a tel pauvre qui peut, en travaillant, gagner la moitié de sa subsistance et de celle de sa famille : il n’a besoin que du surplus. S’il ne manque que d’occasion de travail, le bureau s’occupera de lui en procurer, et non de lui fournir des secours gratuits. Ces états ne peuvent donc être trop détaillés. Personne n’est autant à portée que MM. les curés de donner les connaissances nécessaires pour les former ; et, lorsqu’ils n’en seront pas chargés seuls, les commissaires nommés par le bureau doivent toujours se concerter avec eux.

§ VI. Dans les très grandes paroisses de ville, qu’on aura jugé à propos de subdiviser en plusieurs cantons soumis chacun à l’inspection d’un bureau particulier, il sera nécessaire de former l’état des pauvres de chaque canton séparément.

§ VII. La formation de ces états des pauvres est indispensable, non seulement pour connaître l’étendue des vrais besoins et n’être pas trompé dans l’emploi des charités, mais encore pour mettre quelque ordre dans les distributions. Il ne faut pas cependant se dissimuler un inconvénient de ces états, si l’on voulait y comprendre sans exception toutes les personnes qui ont besoin de secours. Il est certain qu’il y en a parmi celles-ci qui n’ont que des besoins momentanés, occasionnés par des circonstances extraordinaires, et dont la misère n’est point connue. Des charités publiques les dégraderaient en quelque sorte au-dessous de l’état dont elles jouissent, et la plupart d’entre elles aimeraient mieux souffrir la plus affreuse misère, que d’être soulagées par cette voie. Ce genre de pauvres est très commun dans les grandes villes. Leur juste délicatesse doit être ménagée, et il n’est pas possible de les comprendre dans les états des pauvres ; cependant, il est à désirer qu’on puisse aussi les soulager. Il ne paraît pas qu’il y ait d’autre moyen d’obvier à cette difficulté, que de destiner sur la masse totale des fonds du bureau un fonds particulier pour le soulagement des pauvres honteux, et d’en confier la distribution à MM. les curés, ou avec eux à un ou deux membres du bureau engagés au même secret qu’eux.

§ VIII. Il est quelquefois arrivé que, dans des temps difficiles où les métayers n’avaient point assez récolté pour leur subsistance, des propriétaires, pour se dispenser de les nourrir, les ont mis dehors, sans doute dans l’espérance que ces malheureux trouveraient des ressources dans les charités publiques. Si ces cultivateurs abandonnés par leurs maîtres étaient compris dans les états de ceux dont les bureaux de charité se chargeront, ce seul article absorberait une grande partie des fonds qui pourraient être consacrés à cet objet dans les campagnes. Rien ne serait plus injuste. Les cultivateurs doivent trouver des ressources dans les avances ou les dons de leurs maîtres, qui leur doivent ce secours moins encore à titre de charité qu’à titre de justice, et même à ne consulter que leur seul intérêt bien entendu. Ces métayers ne doivent donc point être mis dans l’état des pauvres, et c’est aux maîtres à pourvoir à leur subsistance.

 

Article 3. — De la nature des soulagements que les bureaux de charité doivent procurer aux pauvres.

 

Il ne faut pas que les bureaux de charité perdent de vue que les   secours destinés à la pauvreté réelle ne doivent jamais être un encouragement à l’oisiveté. Les pauvres se divisent en deux classes, qui doivent être secourues de deux manières différentes. Il y en a que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes ; il y en a d’autres à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir des secours gratuits ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. Il sera donc nécessaire que, d’après l’état qui aura été formé de ceux qui sont dans le besoin, l’on fasse la distinction des pauvres qui peuvent travailler et de ceux qui ne le peuvent pas, afin de pouvoir fixer la partie des fonds du bureau qu’il faudra destiner aux divers genres de soulagement qui doivent être appliqués aux uns et aux autres. Ces deux objets du travail à procurer aux uns, et des secours gratuits à fournir aux autres, présentent la subdivision naturelle de cet article, et nous allons en traiter successivement.

 

 

 

Première partie de l’article 3. Des différents travaux auxquels on peut employer les pauvres.

 

§ I. Il semble que tous les propriétaires aisés pourraient exercer une charité très utile, et qui ne leur serait aucunement onéreuse, en prenant ce moment de calamité pour entreprendre dans leurs biens tous les travaux d’amélioration ou même d’embellissement dont ils sont susceptibles. S’ils se chargent d’occuper ainsi une partie des pauvres compris dans les états, ils diminueront d’autant le fardeau dont les bureaux de charité sont chargés, et il y a lieu de penser qu’on pourrait de cette manière employer un grand nombre des pauvres de  la campagne. Les propriétaires, en leur procurant ce secours, n’auraient fait qu’une avance dont ils tireraient un profit réel par l’amélioration de leurs biens.

§ II. Si les travaux que peuvent faire exécuter les particuliers ne suffisent pas pour occuper tous les pauvres, il faut chercher quelques ouvrages publics où l’on puisse employer beaucoup de bras. Les plus simples et les plus faciles à entreprendre partout sont ceux qui consistent à remuer des terres. Le roi ayant bien voulu accorder au soulagement de la province des fonds dont la plus grande partie est destinée, suivant les intentions de M. le contrôleur général, aux travaux publics, et en particulier aux grands chemins, les entrepreneurs ont reçu ordre en conséquence de doubler le nombre des ouvriers sur les différents ateliers des routes, et ils en ont ouvert ou en ouvriront incessamment plusieurs nouveaux. Mais, outre que ces entrepreneurs, faisant travailler pour leur compte, ne peuvent, sans risque de perdre, employer toutes sortes d’ouvriers, quelque nombre d’ateliers qu’on puisse ouvrir sur les grandes routes, il y aura toujours beaucoup de paroisses hors de portée d’en profiter, et les fonds accordés par le roi ne suffiront pas pour en établir partout où il serait nécessaire. Il est donc à désirer que l’on destine partout une partie des contributions de charité à faire quelques ouvrages utiles, tels que l’arrangement de quelques places publiques, et surtout la réparation de quelques chemins qui facilitent le commerce des habitants.

§ III. Ces travaux, peu considérables, peuvent être conduits par économie et suivis par quelque personne de bonne volonté qui se charge d’y donner ses soins. Mais il est essentiel qu’ils soient suivis avec la plus grande attention pour prévenir les abus qui peuvent aisément s’y glisser. Il faut s’attendre que plusieurs des travailleurs chercheront à gagner leur salaire en faisant le moins d’ouvrage possible, et que surtout ceux qui se sont quelquefois livrés à la mendicité travailleront fort mal. D’ailleurs, dans un ouvrage dont le principal objet est d’occuper les pauvres, on est obligé d’employer des ouvriers faibles, des enfants, et quelquefois jusqu’à des femmes, qui ne peuvent pas travailler beaucoup. On est donc obligé de partager les ouvriers en différentes classes, à raison de l’inégalité des forces, et de fixer des prix différents pour chacune de ces classes. Il serait encore mieux de payer tous les ouvriers à la tâche, et de prescrire différentes tâches proportionnées aux différents degrés de force ; car il y a des travaux qui ne peuvent être exécutés que par des hommes robustes, d’autres exigent moins de force : par exemple, des enfants et des femmes peuvent facilement ramasser des cailloux pour raccommoder un chemin, et porter de la terre dans des paniers. Mais, quelque parti que l’on prenne de payer à la tâche, ou de varier les prix suivant l’âge et la force, la conduite de pareils ateliers exigera toujours beaucoup d’intelligence et d’assiduité.

§ IV. On a eu occasion de remarquer un abus qui peut facilement avoir lieu dans les travaux de cette espèce. C’est que des gens, qui d’ailleurs avaient un métier, quittaient leur travail ordinaire pour se rendre sur les ateliers où l’on payait à la journée. Cependant, ces ateliers de charité doivent être réservés pour ceux qui manquent d’ailleurs d’occupation. L’on n’a trouvé d’autre remède à cet inconvénient que de diminuer le prix des journées, et de le tenir toujours au-dessous du prix ordinaire.

§ V. Si les ouvrages qu’on entreprendra ne sont pas de ces ouvrages simples que tout le monde peut conduire, il deviendra nécessaire d’employer et de payer quelque ouvrier principal intelligent, qui servira de piqueur et de conducteur. On trouvera vraisemblablement partout de bons maçons propres à cette fonction. Si la nature de l’ouvrage exigeait un homme au-dessus de cet ordre, et qui sût lever des plans et diriger des travaux plus difficiles, il faudrait, en cas qu’il n’y en ait pas dans le canton, s’adresser à M. l’intendant, qui tâchera d’en procurer.

§ VI. Il y a des ouvrages utiles qui ne peuvent guère se bien faire que par entreprise, et qui exigent que des gens de l’art en aient auparavant dressé les plans et les devis. Tels sont des chaussées, des adoucissements de pentes et autres réparations considérables aux abords des villes, et quelques chemins avantageux pour le commerce, mais trop difficiles dans l’exécution pour pouvoir être faits par de simples ateliers de charité. De pareils travaux ne peuvent se faire que sur les fonds d’une imposition autorisée par un arrêt du Conseil.

Il y a eu quelques projets de ce genre faits à la requête de plusieurs villes ou communautés. Il y en a beaucoup d’autres qu’on pourrait faire, si les communautés qu’ils intéressent voulaient en faire la dépense. Il serait fort à souhaiter qu’elles s’y déterminassent dans ce moment : ce serait encore un moyen de plus d’occuper un grand nombre de travailleurs, et de répandre de l’argent parmi le peuple. Indépendamment de la diminution qu’il est d’usage d’accorder lors du département aux communautés qui ont entrepris de faire à leurs frais ces travaux utiles, et qui réduit presque leur dépense à moitié, M. l’intendant se propose encore, pour procurer plus de facilité, de faire l’avance d’une partie de l’argent nécessaire, afin qu’on puisse travailler dès à présent, quoique les fonds qui seront imposés en vertu des délibérations ne doivent rentrer que longtemps après, et lorsque les rôles seront mis en recouvrement.

§ VII. Ce qu’il y a de plus difficile est d’occuper les femmes et les filles, qui pour la plus grande partie ne peuvent travailler à la terre. Il n’y a guère d’autre travail à leur portée que la filature, soit de la laine, soit du lin, soit du coton. Il serait fort à désirer que les bureaux de charité pussent s’occuper d’étendre ce genre de travail, en avançant des fouets aux pauvres femmes des villes et des campagnes, et en payant dans chaque lieu une fileuse pour instruire celles qui ne savent point encore filer. Il faudrait encore se pourvoir des matières destinées à être filées, et s’arranger à cet effet avec des fabriques ou avec des négociants qui fourniraient ces matières et emploieraient ou vendraient le fil à leur profit. Pour faciliter l’introduction de cette industrie dans les cantons où elle est peu connue, M. l’intendant se propose d’envoyer chez ses subdélégués quelques modèles de muets, d’après lesquels on pourra en faire. Il destinera aussi volontiers à cet objet une partie des fonds que le roi a bien voulu accorder pour faire travailler les pauvres. Au surplus, les personnes qui se chargeront de ce détail dans les villes ou dans les campagnes, sont invitées à informer des difficultés qu’elles pourraient rencontrer et des secours qu’elles croiraient nécessaires pour assurer le succès de cette opération, M. Desmarest, inspecteur des manufactures de la généralité, qui se fera un plaisir de leur faire passer directement, ou par la voie de M. le subdélégués, les éclaircissements qui lui seront demandés. Il faudra que les lettres lui soient adressées sous le couvert de M. l’intendant.

 

 

 

Deuxième partie de l’article 3. De la nature et de la distribution des secours.

 

§ I. On peut pourvoir de deux manières à la subsistance des pauvres : ou par une contribution dont les fonds soient remis au bureau de charité pour être employés de la manière qu’il jugera la plus avantageuse, ou par une distribution des pauvres entre les personnes aisées, dont chacune se chargerait d’en nourrir un certain nombre, ainsi qu’il a été pratiqué plusieurs fois dans cette province.

§ II. Cette dernière méthode a quelques inconvénients. Un des plus grands paraît être le désagrément auquel s’exposent les personnes qui se chargent de nourrir ainsi les pauvres, d’avoir à essuyer les murmures de ces sortes de gens, qui sont quelquefois très difficiles à contenter. Un bureau de charité leur en imposerait vraisemblablement davantage, et personne ne serait importuné de leurs plaintes, dont le peu de fondement serait connu. D’ailleurs, cette méthode de rassembler ainsi les pauvres pour ainsi dire à chaque porte ressemble trop à une espèce de mendicité autorisée. Il est plus avantageux que les secours leur soient donnés dans l’intérieur de chaque famille. Il paraît même qu’on ne peut guère soulager autrement ceux qui n’ont besoin que d’un supplément de secours, et qui sont en état de gagner une partie de la subsistance de leurs familles ; car comment ferait-on pour mesurer les aliments qu’on leur donnerait et les proportionner à leurs besoins ? Vraisemblablement les personnes qui se seraient chargées d’eux ne penseraient qu’à leur ôter tout prétexte de murmurer, en leur donnant autant de nourriture qu’ils en voudraient, sans pouvoir, ou même sans vouloir exiger d’eux aucun travail, ce qui leur ferait contracter l’habitude de l’oisiveté.

§ III. Cependant cette méthode peut avoir quelques avantages dans la campagne, où peut-être quelques propriétaires trouveraient moins dispendieux de nourrir quelques personnes de plus avec leurs métayers ou leurs valets, que de donner de l’argent ou du grain pour faire le fonds du bureau de charité. Si quelques paroisses préfèrent cette méthode, il sera toujours nécessaire d’arrêter, d’après l’état des pauvres, un rôle pour fixer le nombre que chaque propriétaire devra nourrir.  

§ IV. Dans le cas, qui paraît devoir être le plus général, où l’on choisira de mettre des fonds en commun pour être employés à la disposition des bureaux de charité, les offres pourront être faites ou en argent, ou en grain, ou même en autres denrées propres au soulagement des pauvres. Il est vraisemblable que, surtout dans les campagnes, la plus grande partie des contributions se feront en grains.

§ V. Quand même la plus grande partie des contributions se feraient en argent, il y aurait beaucoup d’inconvénient à distribuer de cette manière les secours destinés à chaque famille. Il n’est arrivé que trop souvent que des pauvres auxquels on avait donné de l’argent pour leur subsistance et celle de leur famille l’ont dissipé au cabaret, et ont laissé leurs familles et leurs enfants languir dans la misère. Il est plus avantageux de donner à chaque famille les denrées dont elle a besoin ; il s’y trouve même une espèce d’économie, en ce que ces denrées peuvent être à meilleur marché pour le bureau de charité qu’elles ne le seraient pour les pauvres mêmes, qui seraient obligés de les acheter en détail chez les marchands, et de supporter par conséquent le profit que ceux-ci devraient y faire.

§ VI. On ne pense pas cependant qu’il convienne d’assembler les pauvres pour leur faire des distributions de soupe ou de pain, ou d’autres aliments : ces distributions ont l’inconvénient, qu’on a déjà remarqué, de les accoutumer à la mendicité. Il est d’ailleurs très difficile d’y mettre l’ordre et d’éviter l’abus des doubles emplois, et des pauvres inconnus peuvent se glisser dans la foule.

§ VII. La voie la moins sujette à inconvénient paraît être que les personnes chargées de veiller à la distribution journalière, soit les curés, soit d’autres députés du bureau, aient un boulanger attitré pour les secours qui devront être donnés en pain ;

Qu’ils désignent quelque personne intelligente et capable de détail, lorsque l’on jugera plus à propos de faire préparer quelque autre aliment, comme pourraient être du riz ou des légumes ;

Et qu’ils remettent à chaque chef de famille un billet d’après lequel le boulanger, ou les personnes chargées de la distribution des autres aliments, donneront au porteur la quantité qu’il aura été trouvé convenable de lui fournir, soit en pain, soit en autres aliments, soit tous les jours, soit un certain nombre de fois par semaine, ainsi qu’il aura été réglé.

Cette méthode aura l’avantage de pouvoir fixer, sans aucun embarras, la quantité de secours qu’on voudra donner à chaque famille. Il deviendra aussi facile de régler la portion de celui qui sera en état de gagner les trois quarts de sa subsistance, que celle du misérable qui ne peut absolument vivre que de charité.

§ VIII. Le pain étant, par les malheureuses circonstances où se trouve la province, une des denrées les plus chères, il serait à souhaiter qu’on pût en diminuer la consommation en procurant aux pauvres d’autres subsistances aussi saines et moins dispendieuses. Vraisemblablement, dans plusieurs campagnes, on pourra faire usage du blé noir. Le roi ayant eu la bonté d’autoriser M. l’intendant à employer des fonds en achat de riz, il en a fait venir une certaine quantité de Bordeaux, et il doit en arriver dans quelque temps encore davantage. Ce grain est susceptible d’être préparé de différentes manières peu dispendieuses ; elles sont expliquées dans un Avis imprimé, dont il sera joint quelques exemplaires à la présente instruction. Il est à désirer que dans chaque lieu quelque personne charitable se charge de faire exécuter celle de ces préparations qui se trouvera être la moins dispendieuse, ou la plus au goût du peuple : les communautés religieuses seraient plus à portée que personne de prendre ce soin. On distribuerait ce riz de la même manière que le pain, sur des billets du curé ou du député du bureau. Il y aurait beaucoup de désavantage à distribuer le riz en nature, et sans l’avoir fait préparer : la plus grande partie de ceux à qui l’on en donnerait de cette manière ne sauraient pas en tirer parti, et vraisemblablement ils s’en déferaient à vil prix. On a vu, dans des occasions semblables, des paysans donner une livre de riz pour une livre de pain : cependant une livre de riz nourrit au moins quatre à cinq fois autant qu’une livre de pain, parce qu’il se renfle prodigieusement à la cuisson.

§ IX. Il ne paraît guère possible de payer autrement qu’en argent les ouvriers employés dans les ateliers de charité ; cependant il leur sera vraisemblablement avantageux de profiter de la facilité que donnera la préparation du riz, pour se nourrir à bon marché : il serait par conséquent utile de leur en procurer les moyens. Cela peut se faire de deux manières : ou en chargeant quelque personne de leur vendre du riz préparé au prix courant, ou en leur donnant des billets pour en recevoir de la même manière que les pauvres ; mais, dans ce cas, on aurait l’attention de retenir sur leurs salaires la valeur de ce riz.

§ X. Le besoin de la subsistance n’est pas le seul qui se fasse sentir : le chauffage dans les villes, le vêtement dans les villes et dans les campagnes, sont encore deux objets dont les bureaux de charité pourront avoir à s’occuper ; mais on croit inutile d’entrer à ce sujet dans aucun détail.

§ XI. Il n’est pas possible de s’occuper, quant à présent, de répartir le riz que le roi a bien voulu destiner au secours des pauvres ; la répartition ne peut être faite que d’après l’état connu des pauvres de chaque paroisse. Il est donc nécessaire avant tout que chaque bureau de charité adresse à M. l’intendant, le plus promptement qu’il sera possible, l’état qui aura été dressé des pauvres de chaque paroisse, et de la quantité de secours à fournir à chacun. Cet état doit être accompagné d’une copie de la délibération par laquelle on se sera fixé aux arrangements qu’on aura cru devoir adopter dans chaque ville ou dans chaque communauté. C’est d’après cet envoi que M. l’intendant déterminera, en connaissance de cause, la répartition des secours dont il peut disposer.

§ XII. Il y a quelques paroisses dans lesquelles il a été fait des fondations pour distribuer, chaque année, aux pauvres une certaine quantité de grains. Différents arrêts du Conseil ont réuni quelques-unes de ces fondations aux hôpitaux voisins, mais elles subsistent encore dans plusieurs paroisses. Le meilleur usage qu’on en puisse faire est de les employer avec les contributions qui seront fournies de la même manière, et suivant les arrangements qui seront pris par le bureau de charité. Ce serait peut-être même un moyen d’engager le Conseil à laisser subsister ces fondations, au lieu de les réunir aux hôpitaux, que de charger un bureau de charité, établi à demeure dans la paroisse, d’en faire la distribution d’après les règles qui auront été établies dans l’occasion présente. La protection du gouvernement serait d’autant plus assurée à ces bureaux de charité permanents, que leur concours serait infiniment utile au succès des vues qu’a le Conseil pour la suppression totale de la mendicité, lesquelles ne peuvent être remplies qu’autant que les pauvres seront assurés de trouver les secours nécessaires dans la paroisse.

§ XIII. Dès à présent l’établissement des bureaux de charité, quoiqu’ils ne doivent avoir lieu que jusqu’à la récolte prochaine, mettra du moins en état de délivrer la province des vagabonds qui l’infestaient ; car, au moyen de ce que les bureaux assureront la subsistance à tous les pauvres connus, il ne pourra rester d’autres mendiants que des étrangers sans domicile ou des vagabonds volontaires, et la maréchaussée aura ordre de les arrêter partout où ils se trouveront.

 

 

 

 

 



[1] Pierre Foncin, Essai sur le ministère Turgot, 1877.

[2] Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot, Gallimard, 1961.

[3] À noter cependant trois études spécifiquement consacrées au Limousin de Turgot : Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, Paris, Guillaumin, 1859 ; René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902 ; et plus récemment Michel C. Kiener & Jean-Claude Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, Fayard, 1979. On trouve en outre de nombreux éléments d’information dans la notice introductive ajoutée par Gustave Schelle au deuxième volume des Œuvres de Turgot et documents le concernant. [Par la suite, nous utiliserons exclusivement cette édition des œuvres de Turgot, dont les volumes 2 et 3 couvrent la période de l’intendance du Limousin.]

[4] René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902, p.274-275

[5] Nous nous pencherons rapidement sur le profil de ces différentes publications en recherchant le libéralisme de Turgot à l’époque de son intendance (partie 4 : Turgot en Limousin : une expérience libérale ?)

[6] Michel Cassan, Le temps des guerres de religion. Le cas du Limousin, Publisud, 1996, p.2

[7] Sur Vincent de Gournay, voir l’étude classique de Gustave Schelle, Vincent de Gournay, Institut Coppet, 2015. On trouvera également des aperçus dignes d’intérêt dans C. Théré, L. Charles & F. Lefebvre (dir.), Le cercle de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle, INED, 2011 et S. Meysonnier, La Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, éditions de la Passion, 1989, chap. vi et vii, p.161-237. Je me permets en outre de renvoyer aux deux chapitres consacrés relativement à Gournay (chapitre 2) et à son cercle d’économistes (chapitre 3) dans mon livre Les économistes bretons et leur place dans le développement de l’économie politique (1750-1900), Institut Coppet, 2013.

[8] Ce travail lui avait été commandé par Marmontel, directeur du Mercure. Dans le numéro d’août 1759 fut publiée une notice nécrologique reprenant l’ossature principale de l’éloge réellement composé par Turgot, l’exposé doctrinaire en moins. La version complète de l’Éloge de Gournay a été publiée pour la première fois par Dupont de Nemours dans son édition des Œuvres de Turgot. L’Institut Coppet l’a récemment réédité, en y joignant les « Observations sur M. de Gournay », par Montaudoin de la Touche, parues en 1761 dans le Journal de Commerce.

[9] Dans le système administratif de la France de l’Ancien régime, le maître des requêtes était chargé de répondre aux sollicitations des intendants de province et de transmettre leurs demandes et dossiers aux ministres. Ce poste, dont les grandes familles étaient friandes, servait parfois de porte d’accès à l’intendance, dont elle constituait d’ailleurs un prolongement naturel.

[10] Cette dispense était due à la célébrité du nom de Turgot, illustré par son père, prévôt des marchands de Paris et très admiré à la cour. Il est à rappeler que Turgot, contrairement à Dupont de Nemours par exemple (qu’on appela ainsi pour le distinguer d’un autre Dupont à l’Assemblée) ou à François Quesnay (fils de laboureur), est un vrai fils de noble. Son titre complet est : Anne Robert Jacques Turgot, chevalier, baron de Laune, seigneur de Lastelle, Gerville, Vesli, Le Plessis et autres lieux. 

[11] Œuvres, II, p.86-87. Voltaire répondit avec ces mots prophétiques : « Vous serez un jour Contrôleur général, mais je serai mort. » (Œuvres, II, p.2) Ils étaient certes à moitié prophétiques, car Voltaire vivra suffisamment pour voir Turgot ministre et se réjouir du début de ce qu’il nommera un « âge d’or ». Voir sur ce point sa correspondance à l’occasion du ministère Turgot dans Écrits économiques de Voltaire, Institut Coppet, 2013, reproduite dans Laissons Faire, n°17, février 2015, p.39-48.

[12] Frank Alengry, Turgot (1727-1781), homme privé et homme d’État, d’après les documents inédits du fonds de Lantheuil publiés par Schelle, Paris, 1942, p.104

[13] Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.2.

[14] Douglas Dakin, Turgot and the Ancien Régime in France, New York, Octogon Books, 1965, p.21 Comme le rappelle Dakin, l’intendance du Limousin était considérée comme un palier vers d’autres intendances plus prestigieuses, apportant plus d’honneurs et également des rémunérations plus intéressantes.

[15] Œuvres, II, p.231

[16] Cité par Jean-Pierre Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, Perrin, 1999, p.96

[17] Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, t. II, p.4

[18] Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.6

[19] Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du portrait de Turgot le 14 décembre 1821, Bulletin de la société royale d’Agriculture, Sciences et Arts de Limoges, n°1, t. 1, janvier 1822.

[20] Dakin, Turgot and the Ancien Régime in France, p.21

[21] Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, p.81

[22] Joël Cornette, Histoire de la France. Absolutisme et Lumières. 1652-1783, Hachette, 2005, p.161

[23] Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op. cit.

[24] Œuvres, II, p.334

[25] Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1762. (Œuvres, II, p.90)

[26] Par le peuple, on entend généralement le bas peuple, constitué de laboureurs, paysans, artisans et marchands. Cependant, dans le cas du Limousin, l’ensemble de la société vivait dans des conditions déplorables. Le clergé, assez pauvre, recevait une dîme qui suffisait à peine à ses besoins. La noblesse, pareillement, montrait peu d’aisance, établie sur de petits domaines et menant une vie paisible plutôt que faste. Seule la bourgeoisie pouvait être considérée comme riche.

[27] Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op. cit.

[28] Jean-Pierre Delhoulme, Les campagnes limousines au XVIIIe siècle. Une spécialisation bovine en pays de petite culture, Presses universitaires de Limoges, 2009, p.8

[29] Ibid., p.13

[30] Lettre de l’intendant Pajot de Marcheval au contrôleur général, cité par Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.217

[31] Mémoire des habitants de Saint-Pardoux-la-Croizille, Archives départementales de la Haute-Vienne, cité par Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.44

[32] Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op. cit. À ce sujet, notons qu’au temps de Colbert, les mendiants étaient envoyés aux galères et qu’en 1614, les États-généraux réclamaient qu’ils furent étranglés et pendus. Turgot ne faisait peser sur eux que la prison. Il fit ouvrir une maison d’emprisonnement en 1768 d’où les mendiants n’étaient libérés qu’à partir du moment où l’on avait su leur apprendre un métier, comme moyen pour eux de ne plus être mendiant.

[33] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.124

[34] Œuvres, II, p.177

[35] Œuvres complètes de Voltaire, Institut et Musée Voltaire, 1973, volume 111, p.185.

[36] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 29 mars 1770, Œuvres, III, p.385-386.

[37] Voir la liste complète des faux livres dans Œuvres, III, p.683-686.

[38] Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, p.41

[39] Sur la base des documents dont nous disposons, nous pouvons affirmer que Turgot demanda beaucoup d’assiduité à ses agents. Une illustration nous en est fournie par la lettre qu’il fit parvenir à l’un d’eux, M. de La Valette, qui lui signalait son souhait de se démettre de ses fonctions. « Je suis bien loin d’avoir aucun reproche essentiel à vous faire ; mais il est vrai que j’ai craint de ne pas trouver en vous toute l’activité qui me semble nécessaire dans l’espèce de crise où je me vois dans le commencement de mon administration : forcé par la circonstance de refondre tout le système de l’imposition, et de mettre un nouvel ordre dans beaucoup d’autres parties, j’ai besoin que les personnes qui me seconderont puissent se livre à un travail opiniâtre ». (Lettre de Turgot à M. de La Valette, 4 janvier 1762, Archives de l’intendance ; Œuvres, II, p.161.

[40] Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.3

[41] Condorcet, cité par Alengry, Turgot (1727-1781), homme privé et homme d’État, p.88. La préoccupation de Condorcet était d’autant plus justifiée que Turgot souffrait de la goute et qu’un surmenage lui était plus nuisible qu’à quiconque.

[42] Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.7

[43] Jean-Jacques Rousseau l’illustrera brillamment dans un passage de ses Confessions, où il raconte un épisode arrivé à Lyon en 1732 : « Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et du gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent, il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aise, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. » (Partie 1, livre IV)

[44] Abbé de Saint-Pierre, Projet de taille tarifée, 1737.

[45] Œuvres, II, p.136

[46] Œuvres, II, p.13

[47] Lettre de Turgot au contrôleur général Bertin, 10 août 1762, Œuvres, II, p.230.

[48] Il est à noter cependant que le cadastre, qui est aujourd’hui un principe fiscal ne faisant pas l’objet de débat, a été jugé de manière très sévère par certains grands économistes du passé. Il s’agit, rappelons-le, de fournir une mesure soi-disant objective de la réalité des différents terrains soumis à l’impôt, afin de déterminer leur valeur. Si les économistes ne furent pas satisfaits par cette idée, c’est que la valeur change, et qu’il faudrait ou mesurer chaque année la valeur des terres, ou admettre que le cadastre réalisé précédemment est clairement imparfait. À l’époque, il est vrai, l’idée même d’envoyer à travers tout le pays des géomètres pour faire leurs calculs effrayait par le coût que cela impliquait, et le temps qu’il faudrait accorder à une telle opération. Le grand Adam Smith, en 1776, remarqua bien ce désavantage : « Une taxe territoriale, assise d’après l’arpentage et sur l’évaluation de toutes les terres, quelque égale qu’elle puisse être d’abord, doit, dans un court espace de temps, devenir inégale. Pour empêcher qu’elle ne le devînt, il faudrait que le gouvernement donnât une attention vive et continuelle à toutes les variations qui surviennent dans l’état et le produit de toutes les différentes fermes du pays. » (Richesse des Nations, livre V, chap. 2) Trente ans à peine plus tard, Jean-Baptiste Say critiquera aussi le cadastre comme une manière très illusoire de résoudre la difficulté de la répartition de l’impôt territorial. « On a cru pouvoir vaincre cette difficulté, dit-il, par un tableau comparatif de toutes les propriétés et de leurs valeurs ; mais la grandeur et la valeur de chaque propriété est perpétuellement plus variable, et ce qui serait vrai à une époque cesserait de l’être quelques années plus tard. […] Somme toute, il est certain que les cadastres sont des opérations dispendieuses, et il n’est pas également certain qu’elles soient utiles dans la pratique. » (Cours d’économie politique, partie 8, chapitre V).

[49] Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.69-70

[50] René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.150

[51] Lettre de Turgot à M. d’Ormesson, 20 novembre 1767, Archives de l’intendance ; Œuvres, II, p.616.

[52] Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.70

[53] René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.151-152

[54] Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.6

[55] Louis de Bernage, Mémoire sur la généralité de Limoges, 1698 ; cité par cité par Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, p.92

[56] Article « Grains », in François Quesnay, Œuvres économiques complètes et autres textes, volume 1, INED, 2005, p.205. Aboutissant aux mêmes conclusions que Turgot, Mirabeau le père avait flétri les corvées en les qualifiants d’ « abomination de la désolation sur les campagnes » (L’Ami des Hommes, édition 1762, première partie, p.30).

[57] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot, p.102

[58] Eugène-Jean Marie Vignon, Études historiques sur l’administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, tome III, p.54.

[59] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot, p.96 ; cf. Mémoire sur les corvées, par Dupré de Saint-Maur, intendant de la généralité de Guyenne, 1784

[60] Mirabeau, Lettre sur les corvées insérée dans l’Ami des hommes, édition de Hambourg, 1762, t. VI, 2ème partie, p.10-13.) Sur la corvée, Necker eut des mots également durs : « La corvée est un impôt particulier sur la classe d’hommes qui a le plus besoin d’encouragements ; impôt inégal en lui-même, parce qu’il se prélève en journées, et que le prix du temps varie selon les degrés d’industrie ; impôt qui blesse enfin, parce qu’il donne à l’homme l’apparence d’un esclave en l’obligeant de payer en travail ce qu’il voudrait acquitter en argent, cette image de la propriété ». (Necker, De l’administration des finances de la France)

[61] Lettre de Turgot à Trudaine de Montigny sur le rachat de la corvée, 20 septembre 1764, Œuvres, II, p.350

[62] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.103

[63] Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.34

[64] Vignon, Études historiques sur l’administration des voies publiques, tome III, p.55. Trudaine avait parait-il été favorable à une réforme qui transforme la corvée en impôt en argent, mais s’était ravisé de la défendre publiquement, craignant que, l’ayant accepté, les fonds soient ensuite détournés de leur emploi naturel, qui aurait dû être la réparation et la construction des routes et chemins.

[65] Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op. cit.

[66] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, 1ère partie, p.67

[67] Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, Paris, 1883, p.21

[68] Lettre du sieur Rullier fils à Turgot, Archives de l’intendance, cité par Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot, p.107

[69] Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, p.198

[70] A.-A. Monteil, Histoire des Français des divers états, t. X, p. 81, Décade des soldats provinciaux. Sur ce point, Turgot ne fut pas parfaitement équitable, car il laissa les dérogations. Pire, il les excusa constamment dans ses écrits. (cf. Lettre au ministre de la guerre sur la milice, Œuvres, III, p.606)

[71] À titre d’illustration, en 1765, la milice était dotée d’un corps de 74 500 hommes.

[72] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.157

[73] Cité par Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Paris, 1910, tome II, p.178

[74] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.157-158

[75] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.123

[76] Ibid., p.121

[77] Lettre au ministre de la guerre sur la milice, Œuvres, III, p.607

[78] Ibid., p.603

[79] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.163. Malgré ces bons résultats, une fois au ministère Turgot ne put réformer le système de recrutement des milices pour la France entière car, Contrôleur général, il subit le refus du roi et surtout des inspecteurs régionaux.

[80] Un des défauts du système précédent avait été en effet que la charge, très lourde, reposait entièrement sur les paysans établis près des chemins par lesquels passaient les troupes. Elle devenait très légère en la répartissant entre tous les habitants.

[81] Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin, p.206-207.

[82] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.129

[83] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.74

[84] Lettre de Turgot à M. d’Ormesson, 26 novembre 1773, Œuvres, III, p.613

[85] Devenu ministre en 1774, Turgot accorda au Limousin un allégement de son imposition. Les mauvaises langues dirent alors que ce fut « pour se faire regretter dans sa province » (Montyon, Particularités et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres depuis 1660 jusqu’en 1791, Paris, 1812, p.184), quand il rendait plutôt concrète la conviction qui avait été la sienne pendant treize années.

[86] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.26

[87] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.178 Malgré le volontarisme de Turgot et son implication, la société d’Agriculture s’éteignit cependant peu à peu après de bons débuts, par le manque d’enthousiasme de ses membres.

[88] Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1768, Œuvres, II, p.607

[89] Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1770, Œuvres, III, p.48

[90] Jean-Claude Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de 1770 » in C. Bordes & J. Morange (dir.), Turgot, économiste et administrateur, Presses universitaires de France, 1992, p.214

[91] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 23 mars 1770, Œuvres, III, p.383

[92] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.226

[93] Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1771, Œuvres, III, p.361

[94] Lettre de Turgot au contrôleur général, 27 février 1770, Œuvres, III, p.134

[95] Instruction sur les bureaux de charité, Œuvres, III, p.206

[96] Turgot essayait toujours de convaincre et d’expliquer, plutôt que de forcer. Condorcet nota aussi : « Il ne négligeait rien pour se rendre intelligible aux habitants des campagnes, pour parler à leur raison ou, plutôt, pour leur en créer une. » (Condorcet, Vie de Turgot, Institut Coppet, 2015, p.26)

[97] Le peuple disait à l’époque que la pomme de terre était immangeable et qu’elle donnait la lèpre.

[98] Cité par Alengry, Turgot (1727-1781), homme privé et homme d’État, p.112 

[99] Instruction sur les bureaux et ateliers de charité, Œuvres, III, p.213

[100] Ibid., pp.205-206

[101] Ibid., p.211

[102] Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, p.127. À côté des ateliers de charité, Turgot développa les filatures pour employer les femmes.

[103] Lettre de Turgot au contrôleur général, 3 décembre 1772, Œuvres, III, p.560

[104] Œuvres, III, p.458.

[105] Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin, p.158

[106] « Le Limousin, au XVIIIe siècle, manquait totalement de ces artères naturelles par où s’établit la circulation des richesses d’un pays : nulle rivière navigable, la mer à une très grande distance, point de canaux ; du reste, peu de routes, mal tracées d’ailleurs et mal entretenues. » (D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.195)

[107] Jean-Claude Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de 1770 » in C. Bordes & J. Morange (dir.), Turgot, économiste et administrateur, p.219

[108] Histoire de la révolution française, tome premier.

[109] Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de 1770 », op. cit., p.217

[110] Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, p.89

[111] Ibid., p.126

[112] cité par Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.17

[113] Œuvres, IV, p.183

[114] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.70-71.

[115] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.117

[116] Lettre de Turgot à M. Trudaine, Œuvres, II, p.482.

[117] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.201-202

[118] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.109.

[119] Joseph Nio, Turgot et la liberté du commerce, Bordeaux, 1928, p.71

[120] Lettre aux officiers de police, Œuvres, II, p.469-470

[121] Ordonnance du 28 février 1770.

[122] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 29 mars 1770, Œuvres, III, p.386

[123] L’abbé Terray était depuis décembre 1769 le Contrôleur général des finances.

[124] Œuvres, III, p.273

[125] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 17 octobre 1769, Œuvres, II, p.66-67 (nous soulignons).

[126] Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.32

[127] Eugène Daire, « Notice historique sur Turgot », Œuvres de Turgot, Guillaumin, 1844, t. I, p.lvii

[128] Œuvres, III, p.626

[129] Ibid., II, p.374

[130] Ibid., p.386

[131] Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social, p.129

[132] Œuvres, III, p.272 (nous soulignons)

[133] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.12

[134] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.7

[135] Turgot, Mémoire sur les prêts d’argent, Œuvres, III, p.156

[136] Arthur Young, Voyages en France, pendant les années 1787, 1788, 1789, Volume 1, Paris, Guillaumin, 1860, p.27

[137] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.270

[138] Ibid., p.204-205

[139] Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, II, p.41

[140] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902, p.198

[141] Ce qu’il y a de pire encore, c’est que Turgot montra peu d’intérêt pour le seul succès agricole de cette période : l’élevage bovin. Celui-ci, déjà non négligeable à la fin du XVIIe siècle, prendra une part prépondérante à la fin du siècle suivant. Comme l’écrit Delhoulme, « c’est vers un fort développement de l’élevage que s’oriente l’agriculture limousine au XVIIIe siècle, comme l’atteste l’importance des superficies en herbe. » (Jean-Pierre Delhoulme, Les campagnes limousines au XVIIIe siècle. Une spécialisation bovine en pays de petite culture, Presses universitaires de Limoges, 2009, p.14) En effet la proportion des herbages passe de 19% vers 1750 à 27% à la fin du siècle. C’est une véritable « invasion de l’herbe ». Or cette spécialisation fut une vraie réussite.

[142] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.139

[143] Ibid., p.250

[144] Sismondi, Histoire des Français, volume 30, Paris, 1844, p.30

[145] Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.214

[146] Lettre de Turgot au contrôleur général, Œuvres, II, p.229-231

[147] Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, p.220

[148] Joseph Tissot, Étude sur Turgot, Institut Coppet, 2015, p.21

[149] Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.67

[150] Condorcet à Turgot, 23 septembre 1774, Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, p.200

[151] Pierre Foncin, Essai sur le ministère Turgot, 1877, p.51

[152] cité par Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.273

[153] On appelait alors département l’opération de répartir entre les élections, les villes, les bourgs, les paroisses de campagne la somme imposée à titre de taille sur la généralité ou la province soumise à une intendance.

[154] Celles de Paris et de Clermont.

[155] Il existe à cet endroit une lacune dans le manuscrit.