I. L’HOMME QUI
VOULAIT ÊTRE INTENDANT
§1.
— Répartition de la taille
§3.
— Le recrutement des milices
IV. TURGOT EN
LIMOUSIN : UNE EXPÉRIENCE LIBÉRALE ?
SÉLECTION DE LETTRES ET MÉMOIRES DE TURGOT
I.
LETTRE À VOLTAIRE AU SUJET DE LA NOMINATION À LIMOGES (1761)
II. AVIS SUR L’ÉTAT DE LA GÉNÉRALITE DE LIMOGES,
RELATIVEMENT À L’IMPOSITION DE LA TAILLE (1762)
III. LETTRE CIRCULAIRE AUX COMMISSAIRES DES
TAILLES (1762)
IV. LETTRE À TRUDAINE SUR LE RACHAT DES CORVÉES
(1764)
V. LETTRE AU MINISTRE DE LA GUERRE SUR LA MILICE
(1773)
VI. AVIS SUR L’IMPOSITION POUR L’ANNÉE 1770
(1769)
VII. INSTRUCTION SUR LES BUREAUX DE CHARITÉ (1770)
Article
1. — De la composition des bureaux de charité, et de la forme de leur
administration.
Article
3. — De la nature des soulagements que les bureaux de charité doivent procurer
aux pauvres.
Turgot
le ministre nous est bien connu. Pierre Foncin[1]
a étudié son action, Edgard Faure[2]
a tiré au clair les raisons de son échec et de son renvoi, et la masse d’informations
sur son ministère a été soigneusement fournie par Dupont de Nemours et Gustave
Schelle. Mais les années de l’intendance du Limousin, par contraste, souffrent
du peu d’intérêt que lui ont accordé les historiens. [3]
« Seuls les érudits de la province se souviennent de son intendance, notait
avec désarroi René Lafarge, natif de la région ; bien peu en connaissent
les détails ». [4]
Un siècle plus tard, le constat à tirer est le même, appelant à un réexamen critique
de l’administration de Turgot en Limousin, après les nombreuses études sur son
passage au Contrôle général.
Certainement,
le ministère Turgot a marqué un tournant dans l’histoire de notre pays, et
certains sont allés jusqu’à présenter le 12 mai 1776, date du renvoi de Turgot,
comme l’une des Trente journées qui ont
fait la France, selon le titre de la collection dirigée par Gérard Walter
pour Gallimard. La période limousine
fut pourtant décisive pour Turgot et à plusieurs égards : 1- ce fut durant
cette période, d’abord, qu’il composa ses principaux écrits économiques — les Réflexions sur la formation et la
distribution des richesses, les Lettres
à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains, l’article Valeurs et monnaie, le Mémoire sur les prêts à intérêts, etc. [5] ;
2- cette période fut en outre celle de sa formation, de l’expérimentation,
jusqu’à constituer, comme Edgar Faure a pu l’écrire, un « stage préministériel » ; 3- enfin, si l’on veut étudier
le libéralisme pratique de Turgot, son libéralisme en action, c’est peut-être à
Limoges, plus qu’à Versailles, qu’on a une chance de le trouver, puisque là
plus qu’ailleurs il a eu le temps d’agir et de nombreuses occasions, tout au
long des treize années de son intendance (1761-1774), de l’affirmer et de l’illustrer.
Ce libéralisme, d’ailleurs, qu’on représente comme stérile ou destructif, peut
être ici jugé dans les conséquences de son application pratique, par l’un de
ses meilleurs théoriciens et défenseurs.
La
négligence avec laquelle le cas du Limousin de Turgot a été traité et continue
d’être traité par les historiens de la pensée économique est certainement dû,
en grande partie, au plus grande mérite attaché à son passage au ministère, qui
éclipse pour ainsi dire tout le reste. Une autre raison, sans doute, amplifie
cet oubli : c’est que le Limousin, comme région, n’intéresse pas. Comme le
notait Michel Cassan à propos d’une autre question
historique, cette province « fait souvent défaut dans les Histoires du
royaume. Elle est le territoire oublié, la page blanche où il ne se passerait
rien » [6] C’est
aussi ce que l’on déduit des résumés faits de l’homme Turgot et de son œuvre d’administrateur :
il passa par le Limousin et il ne se passa rien. Nous verrons au cours de notre
étude combien peu fondée est cette conclusion.
Pour
étudier dans toute sa latitude l’œuvre limousine
de Turgot, nous suivrons un plan classique et, à vrai dire, le plus simple de
tous : nous étudierons tour à tour la situation initiale du Limousin, les
réformes de Turgot, et la situation de cette région à son départ en 1774. L’objectif
est bien entendu d’être en mesure de juger si ces réformes étaient justifiées
et si elles apportèrent des améliorations à la situation initiale, ce que nous
ferons, après avoir cependant essayé de débrouiller un autre problème liminaire
mais important : le caractère libéral ou non libéral des réformes de
Turgot dans le Limousin.
Avant
d’étudier, dans l’ordre fixé, ces différents points, nous devons dire quelques
mots sur la raison de l’arrivée de Turgot dans le Limousin. Car administrer le
Limousin, sillonner Limoges, Angoulême, Tulle, fut-il pour Turgot une vocation,
un réel souhait ? Il serait difficile de l’affirmer. Au milieu du XVIIIe
siècle, pour un Parisien de cœur, pour un intellectuel, ce ne pouvait être qu’un
lot de consolation. C’est pourtant dans cette terre, hostile a priori à un homme des Lumières et à
son libéralisme radical, que Turgot, alors inexpérimenté, va faire ses grades,
se former, comprendre de la réalité du terrain, et tenter surtout, en partie en
vain, de réformer l’irréformable.
En
1759, Turgot apprenait la mort de son maître, l’économiste Vincent de Gournay,
intendant de commerce. [7]
Il en composa immédiatement l’Éloge
pour publication dans le Mercure de
France. [8]
Après l’avoir accompagné dans ses tournées à travers de nombreuses régions
françaises, Turgot avait fini par considérer Gournay comme un véritable mentor
et ne cessera jamais d’affirmer sa dette envers lui. Seulement, Turgot se retrouve
dès lors, si l’on ose dire, orphelin. Il lui faudra désormais agir seul, et
comment ne pas sentir immédiatement que le poste qu’il occupe alors, celui de
maître des requêtes[9], n’est
pas à sa hauteur, ni à la hauteur des espérances de réformes qu’il entretenait
avec Gournay ?
Dès
cette période, Turgot se lassa donc assez vite d’être maître des requêtes. C’était
pourtant un poste important, et pour lequel il avait fallu lui accorder gracieusement
une dispense d’âge[10],
mais Turgot voulait faire plus, agir en plus grand : il postula à être
intendant. Cependant, il manquait tout à fait d’expérience et souffrait du
grand défaut d’être un médiocre politique. Turgot, en effet, n’avait et n’eut
jamais rien du bon politique : piètre orateur, il était en outre honnête et
attaché aux théories spéculatives.
En
avril 1760, Turgot sollicita d’abord l’intendance de Grenoble, mais elle lui
fut refusée. On lui proposa à la place un poste de prévôt des marchands de
Lyon, proposition à laquelle il ne donna aucune suite. À l’automne, il
demanda plutôt l’intendance de Bretagne : refusée également.
Finalement,
l’intendant du Limousin, un certain Pajot de Marcheval,
ayant obtenu l’intendance de Grenoble, on nomma Turgot, l’un des concurrents
déçus, en remplacement à Limoges. Nous sommes en juillet 1761, l’aventure de
Turgot en Limousin venait de commencer. Son poste fut entériné le 8 août 1761
par le Roi. Turgot partit s’y installer dès septembre.
On
ne sait pas si Turgot s’en contenta ou s’il fut malheureux d’obtenir le
Limousin ; tout au moins il accepta ce poste après de longs mois d’attente.
Il écrit cependant à Voltaire une lettre peut-être révélatrice de ses
sentiments du moment :
« Depuis
que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, il s’est
opéré en moi un changement et j’ai le malheur d’être intendant. Je dis le
malheur, car dans ce siècle de querelles et de remontrances, il n’y a de
bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis, mais on se
laisse entraîner au courant des circonstances.
C’est
à Limoges qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble qui m’aurait
mis à portée, en allant et venant, de faire quelques petits pèlerinages à la
chapelle de Confucius [Ferney] et de m’instruire avec
le grand prêtre [Voltaire].
Mais
notre ami, M. de Choiseul, a jugé que, pour remplir une place aussi importante,
j’avais encore besoin de quelques années d’école ! » [11]
À
ce qu’il semble, c’est donc à regret que Turgot accepta d’abord l’intendance du
Limousin. Turgot « ne fut pas enchanté » d’hériter de l’intendance du Limousin,
nous dit Frank Alengry. [12]
Gustave Schelle note plus laconiquement que « Turgot se rendit à Limoges
sans enthousiasme ». [13]
« Il y arriva déçu » dit même Douglas Dakin, spécialiste américain de
Turgot. [14]
Pour
autant, ce sentiment s’évapora ensuite, à mesure que le futur ministre de Louis
XVI comprendrait à quel point cette intendance pouvait lui servir à montrer ses
talents. C’est ce qui ressort surtout de son comportement et de ses écrits
datant de l’époque où, après ses débuts à Limoges, on lui proposa d’autres
intendances plus prestigieuses, comme Rouen ou surtout Lyon. Dans sa lettre au
Contrôleur général du 10 août 1762, Turgot écrivit en effet : « Vous
sentez qu’il serait infiniment désagréable pour moi de m’être livré à un
travail ingrat, et d’avoir sacrifié tous mes avantages personnels, pour une
opération qui n’aurait aucun succès et dont le projet, annoncé au public, ne servirait
qu’à me faire passer pour un visionnaire. » [15]
En d’autres termes, Turgot voulait bien peiner dans le Limousin, mais à
condition de pouvoir montrer à plein ses compétences et convaincre l’opinion de
ses idées. Fort heureusement pour lui, pour le public et pour ses amis, Turgot
fut maintenu dans son poste d’intendant du Limousin, lui permettant de réformer
une région qui, à bien des égards, avait besoin d’un réformateur, sinon d’un
sauveur.
Les
historiens ont constamment transmis l’image d’un Limousin sous-développé et
misérable, avec certains excès regrettables. « Le seul aspect du Limousin
écarte de la pensée toute idée d’élégance » avait déjà prévenu Nicolas d’Aine,
successeur de Turgot. [16]
« La généralité de Limoges était une des plus pauvres de la France et une
des plus surchargées d’impôts » nous indique Schelle. [17]
Plus tôt, Gustave d’Hugues avait transmis une image pire encore, mais moins
exacte, en écrivant qu’« il n’y a point de
témérité à affirmer que, au moment où l’administration en fut confiée à Turgot,
cette généralité était à tous égards la plus malheureuse et la plus pauvre du
royaume. Sa situation méditerranée, son terroir sablonneux et maigre, son
climat rigoureux, l’absence de toutes communications artificielles ou
naturelles, le réseau de douanes dont elle était environnée, et jusqu’au génie
étroit, défiant et grossier de ses habitants, tout semblait la condamner à l’isolement,
à la barbarie et à la misère. » [18]
« Nulle activité, nulle industrie ; partout la misère et la
désolation » notera Boudet à sa suite. [19]
Ces représentations sont abusives lorsqu’elles suggèrent que le Limousin était
la province la plus pauvre de France, mais visent cependant juste en présentant
l’image d’une région reculée et assez misérable. Écrivant plus récemment, Dakin note encore que le Limousin était
« l’une des régions les plus arriérées de tout le royaume ». [20]
Poitier suit la même voie en écrivant que « la généralité de Limoges est l’une
des plus pauvres et des plus imposées de France »[21],
comme le fait l’historien Joël Cornette, précisant qu’elle était « l’une
des provinces les plus pauvres et enclavées du royaume ». [22]
Afin
d’éviter les exagérations, si aisées par ailleurs, tenons-nous en donc au fait,
réel et suffisamment malheureux, que le Limousin du XVIIIe siècle,
fort de ses 500 000 à 600 000 habitants, était une région des plus
reculées, des plus arriérées du royaume. Aux yeux d’un parisien de l’époque
comme Turgot, cette réalité se remarquait immédiatement. « À son arrivée,
dit un commentateur local, M. Turgot trouva un pays pauvre, sans culture, sans
commerce, sans routes, sans navigation, un sol ingrat dont les produits
pouvaient à peine suffire à acquitter les charges nombreuses dont étaient
grevées les propriétés. » [23]
La première observation du nouvel intendant fut d’ailleurs la piètre qualité de
la route entre Paris et Limoges. « Lorsque j’arrivai dans la province
dont le Roi m’avait confié l’administration, nota en
effet Turgot par la suite, un des premiers objets dont je fus frappé fut le
mauvais état des routes, auxquelles cependant on avait beaucoup travaillé par
corvées. » [24]
La
suite n’allait pas être différente. À son arrivée à Limoges, Turgot s’installe
dans des bureaux vétustes. Les villes du Limousin, constate-t-il très vite,
sont salles, et les rues y sont mal pavées et peu entretenues. Les habitants y
manquent de tout, même du nécessaire. L’eau même est une ressource rare, car il
existe peu de puits, et ceux qu’il y a sont souvent vétustes au point de rester
dans certains cas inutilisés.
Dans
le Limousin, les paysans sont pauvres et vivent dans des conditions précaires,
notamment en ce qui concerne l’habitation et l’alimentation. Les terres,
impropres à la culture des céréales de première qualité, forcent le peuple à
baser sa subsistance sur le blé noir, l’avoine,
ou encore les raves. « De telles denrées, dira Turgot à propos de
ces céréales de moindre qualité, suppléent au pain de froment ou de seigle,
dont la plus grande partie du peuple limousin n’a jamais mangé. » [25]
Le peuple, pour subsister, doit avoir recours aux châtaignes et aux raves, qui
forment pour ainsi dire la base de son alimentation et sont presque les seuls
fruits qu’on daigne faire pousser et récolter. [26]
Cette maigre ressource naissait de la trop faible productivité des terres.
« Les pâles habitants des campagnes fatiguaient inutilement la terre, dit Boudet, et ne recueillaient pour fruit de leurs peines qu’un
pain noir et grossier, désagréable au goût comme à la vue. Ce pain arrosé de
leurs sueurs, quelques misérables et lourdes galettes de sarrasin, voilà leur
unique nourriture pendant la moitié de l’année ; la châtaigne devait
fournir à l’autre moitié. » [27]
Le
rendement des terres était en effet très faible, tant par manque d’instruments
techniques adaptés et d’engrais que par défaut de connaissances sur la culture
des terres. Le problème tirait aussi sa source dans le caractère très divisé de
la propriété des terres : les deux tiers des propriétés avaient moins de
cinq hectares et 6% des propriétés couvraient 58% de la surface. [28]
Et pour ne rien arranger, dans ce pays de petite à moyenne propriété, où les
économies d’échelles sont pour cela même limitées, il y avait encore les intempéries
et les catastrophes naturelles, hélas fort régulières, pour décourager voire
ruiner la culture !
Bridée
par le fort morcellement des terres, la culture en Limousin souffrait en outre
de son manque de spécialisation. Pour éviter de manquer du nécessaire, les types
de culture furent multipliés, ce qui nuisait cependant au résultat final, mais
réduisait les risques de famine. « L’agriculture limousine,
écrit Jean-Pierre Delhoume dans son étude sur l’agriculture limousine au
XVIIIe siècle, s’est très tôt orientée vers la polyculture vivrière
associée à l’élevage, pratique largement développée partout dans toute la
province, solution qui paraît la mieux adaptée aux contraintes et aux
caractéristiques environnementales de la province. » [29]
L’avantage, encore une fois, tient au fait qu’à cultiver beaucoup de produits
différents, les risques étaient moindres d’une pénurie totale. Cet avantage
était cependant tout théorique car en 1770, lors de la crise que nous
étudierons plus en détail par la suite, la pénurie sera totale, comme le
constatera Turgot. Au surplus, et cette considération est fondamentale, en se
spécialisant peu ou pas — ce ne sera le cas que plus tard, avec la culture
bovine — le Limousin s’empêchait d’être aussi riche qu’il le pouvait.
Enclavé,
presque prisonnier dans une économie
de survivance, le Limousin avait très peu de contact avec le reste de la
France. Les voies de communication y étaient alors presque inexistantes — en
Bas-Limousin, par exemple, aucune rivière n’était navigable. Le peu de routes qu’on
y trouvait étaient fortement délabrées, souvent au point d’être impraticables.
D’ailleurs, y aurait-il de bonnes routes et de bons chemins, des barrières douanières
intérieures avaient été disposées à la frontière entre le Limousin d’un côté et
le Berry et le Poitou de l’autre. Les droits à acquitter, certes assez
modiques, s’accompagnaient de tracasseries administratives harassantes et
surtout compliquées, qui rebutaient les aspirants à l’ « exportation »
— en fait à l’échange avec une autre région de France.
De
ce fait, la province était comme coupée du monde, parfaitement enclavée. Le
prédécesseur de Turgot, l’intendant Pajot de Marcheval
fit remarquer avec raison que, « hérissé de montagnes, le Limousin n’avait
aucune communication avec ses voisins ; les denrées du pays s’y
consommaient, faute de pouvoir être transportées ». [30]
Le
principal échange se faisait, paradoxalement, en hommes : le Limousin,
appauvri, voyait des centaines de ses hommes émigrer chaque année vers des
régions ou même des pays plus riches. Et le peuple s’en plaignait, comme ces
habitants de Saint-Pardoux-la-Croizille,
écrivant dans un mémoire à l’intendant, cité par M. Lafarge : « Il
sort, Monseigneur, tous les ans, une quantité prodigieuse de monde de la
plupart de nos paroisses, qui abandonne le pays natal, d’où la misère les
chasse et où ils manquent de pain, pour devenir mercenaires dans les contrées d’abondance. »
[31]
Nous verrons dans le cours de cette étude une autre cause d’émigration :
la milice, qui dépeuplait à elle seule les campagnes.
Compte
tenu de la pauvreté de la province, la figure du mendiant et du vagabond doit
bien s’être montrée très vivement. Cependant, si la situation fut grave au XVIIe
et au début du XVIIIe siècle, elle s’était améliorée depuis le
milieu du siècle, de sorte qu’il est exagéré de dire, à la suite de Boudet, qu’au temps de Turgot « des nuées de mendiants
et de vagabonds inondaient la ville et les campagnes, et fatiguaient la pitié
et la vue. » [32]
Le
peuple limousin, comme partout en France, était assez lourdement imposé,
surtout en considération de son incapacité chronique à se fournir tout juste le
nécessaire pour survivre. Après paiement de la dîme, prenant 11 à 12% du fruit
des récoltes, il n’en était quitte qu’après versement de la rente des seigneurs,
encore 6 ou 7%, et toute la foule d’impôts créés par le pouvoir central ou la
généralité. Malgré l’état malheureux du Limousin, on peut même dire, à
considérer attentivement les chiffres, que la généralité était lourdement
imposée, et qu’elle l’était davantage que les généralités voisines. La lourdeur
des impôts n’incitait naturellement pas le paysan à fournir tous ses efforts
pour produire davantage, au risque pour lui de n’en subir qu’une augmentation
de charges, plutôt qu’une augmentation d’aisance. « Il lui semblait impossible
de "faire fortune" en agriculture avec des charges pareilles, note
Lafarge. La crainte des impôts, de la taille surtout, paralysait tout
progrès. » [33] Nous
verrons que Turgot vit parfaitement juste en réformant la taille, la rendant
moins arbitraire, à défaut de la rendre moins lourde — ce qui n’était pas en
son pouvoir.
Le
niveau d’instruction du peuple limousin était extrêmement faible. Turgot le
remarqua bien, s’en plaignant même amèrement dans sa correspondance : « j’ai
vu avec douleur que dans quelques paroisses le curé avait signé parce que
personne ne savait signer. Cet excès d’ignorance dans le peuple me paraît un
grand mal. » [34]
Dans
le Limousin, l’intellectuel Turgot était surtout loin de toute lumière, n’y
trouvant ni société savante ni université. Seule existait à l’époque une
récente société d’agriculture, fondée en 1759 par son prédécesseur Pajot de Marcheval, qui comptait alors… 7 membres. « J’imagine
que vous n’avez guère d’autres plaisirs à Limoges que celui d’y faire du
bien » dira Voltaire, plein de sous-entendus méprisants pour le Limousin. [35]
Cependant la réalité, Turgot ne se la masqua jamais. Après que Dupont de
Nemours lui ait envoyé 6 exemplaires de son petit ouvrage Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, son
auteur, Turgot, répondit : « que voulez-vous que j’en fasse
ici ? », et d’ajouter une liste d’économistes parisiens à qui il conviendrait
d’en livrer. [36]
Comme
Voltaire, il apparaît que Turgot n’estimait pas beaucoup le Limousin. Certes,
il apprit peu à peu à l’aimer, mais il resta toujours certain de son
infériorité par rapport au reste de la France, et surtout de la capitale. Ce
mépris, parfois affiché, nous est prouvé par les titres des faux livres qu’il
avait fait peindre dans son bureau, tournant en ridicule le savoir local. Dans
son bureau de Limoges, Turgot avait en effet fait peindre une fausse
bibliothèque sur l’une des portes ; on pouvait lire, parmi les
titres : Histoire littéraire du
Limousin, en deux tomes, et Grammaire
de la langue limousine, qui doivent s’entendre comme des moqueries face aux
prétentions littéraires et culturelles de sa région. [37]
On peut aussi énoncer le fait qu’il ne s’intéressa jamais au patois local, lui
pourtant grand amoureux des langues, ni aux beautés de l’agriculture limousine,
lui le proche des physiocrates.
À
tout prendre, Turgot parut longtemps fuir cette généralité et, pendant les
premières années de son intendance, il le fit réellement, car c’est à Paris qu’il
passa ses étés.
Le
pressentiment de Turgot avait donc été le bon : le Limousin n’était pas
une intendance où l’on cherche à être nommé, bien au contraire. À l’époque
déjà, être envoyé à Limoges signifiait être mis au banc, comme aujourd’hui être
limogé. C’est pourtant là qu’on lui
fournissait l’occasion de mettre ses idées en application. À tout prendre, c’était
un cadeau empoisonné : Turgot, pensait-on dans les hauts cercles du
pouvoir, n’y pourra faire aucun bien, compte tenu de l’état de la généralité ;
il n’y fera de toute façon pas grand mal non plus, car le Limousin n’est pas
tenu avec beaucoup d’intérêt par les ministres de Versailles. Ainsi, fait bien
remarquer Michel Kiener, « le décalage est
énorme entre les ambitions du maître des requêtes qui rêve d’agir et de
prouver, et le mépris dans lequel Versailles et Paris tiennent la généralité qu’on
lui confie. » [38]
C’est pourtant dans ces conditions qu’il faudra agir et prouver.
Compte
tenu de son ambition et de ses idées, on pourrait bien se figurer l’intendant
Turgot comme un véritable loup solitaire. Cependant, Turgot ne fut pas
véritablement seul pour affronter sa tâche. Ses amis philosophes et économistes,
ses frères d’armes dans l’administration, pesèrent d’un certain poids à Versailles.
Dans le Limousin également, l’intendant su gagner la confiance et le respect d’un
petit nombre d’administrateurs et de fonctionnaires et bâtir une équipe permettant
de l’épauler. [39]
C’est
cependant lui qui dut fournir l’essentiel du travail. Aussi, s’il est
souhaitable de refuser l’image traditionnelle de l’intendant Turgot se
sacrifiant littéralement à sa tâche, il est impossible de nier qu’il s’y livra
corps et âme et qu’elle concentra toutes ses préoccupations. Fuyant les
sollicitations mondaines et les sorties de représentation, Turgot préféra en
tout temps le travail, noircissant chaque jour des dizaines de pages de
correspondance ou de notes administratives. Ainsi, quand Gustave Schelle juge
qu’il « est permis de dire qu’il s’ennuya
à Limoges »[40], la remarque
fait surtout écho au peu de sorties mondaines et de discussions savantes.
Retiré seul dans l’hôtel de l’intendance, Turgot se livra à un labeur acharné
au point que Condorcet lui écrira plusieurs fois « vous travaillez
trop ». [41] Entre
ses activités administratives, il prit même le temps de composer de nombreuses
œuvres économiques du plus grand intérêt.
Une
fois parvenu à ce poste d’intendant et une fois ses marques prises, ses deux
premiers dossiers furent la répartition de l’impôt et la suppression des
corvées. Il ajouta très vite à l’ordre des priorités un autre sujet
important : le recrutement des milices. Nous allons étudier ces trois
domaines l’un après l’autre.
Élément
structurant de la fiscalité d’Ancien régime, la taille était un impôt perçu sur
les revenus, pour lequel la noblesse et le clergé bénéficiaient de larges
exemptions. Son application mettait au jour une autre source d’abus, la
répartition du montant à acquitter par chacun, ou la côte annuelle des taillables, étant fixée arbitrairement sur la
base de simples constatations de richesse. Une localité devait acquitter un certain
montant, et un homme, choisi parmi tous, était chargé de répartir la part de
chacun. L’individu choisi, peu habitué à gérer un tel pouvoir, en usait souvent
mal, quand il ne sombrait pas dans la corruption généralisée. Mais au-delà de
la corruption, l’intérêt de chacun poussait au dévoilement des contradictions
du système. Un paysan qui achetait exceptionnellement de nouveaux habits
pouvait être dénoncé par ses voisins comme largement enrichi et imposé davantage à la taille, les dénonciateurs réduisant
par ce même coup leur propre fardeau. Partout on cachait sa richesse, de peur d’être
imposé au double sur de simples allégations. Le pauvre peuple, ne disposant d’aucunes
relations avantageuses, était le plus vulnérable. « Les collecteurs,
écrivit bien Gustave Schelle, faisaient retomber le plus gros poids de l’impôt
sur les contribuables qui n’avaient pas les moyens de se défendre. » [42]
L’homme scrupuleux, payant aux dates fixées, se voyait traité comme riche, et
imposé d’avantage l’année suivante, forçant chacun à faire étalage de prétendues
difficultés de paiement et à provoquer de vrais retards, prétextes ou excuses
pour une moindre charge future. [43]
La
charge de collecteur, imposée au hasard à certains contribuables chaque année,
provoquait toujours les angoisses et parfois des ruines financières. La
rétribution financière accordée pour cette mission publique était négligeable,
surtout en considération du risque encouru : si la collecte n’était
pas suffisante, les collecteurs devaient remplir le « gap » avec
leurs propres deniers, et, en étant souvent incapables, on prononçait contre
eux des peines d’emprisonnement. Même en oubliant ces malheurs, seulement épisodiques,
il restait quoi qu’il en soit le désavantage, pour chaque collecteur
invariablement, d’avoir à abandonner son champ ou son atelier, et surtout sa famille,
pour venir à la porte de chaque habitation réclamer l’impôt avec insistance.
Pour ces raisons, cette charge de collecteur faisait le malheur de celui qui la
recevait, et il n’était pas rare que des paysans modestes se prétendent parfaitement
illettrés pour obtenir le simple avantage d’en être exempté.
Luttant
contre l’arbitraire dans l’une de ses illustrations les plus sensibles, Turgot
chercha à réformer la répartition de la taille dans le sens de l’égalité
et surtout de l’objectivité. Dans le Limousin, l’intendant Aubert de Tourny, suivant
en cela les recommandations de l’abbé de Saint-Pierre[44],
avait introduit quelques années avant la taille dite tarifée : la répartition était désormais réalisée par l’intendant
et ses agents. Turgot reconnaissait en elle une réelle amélioration :
« L’examen que j’ai fait, Monsieur, écrivit-il un jour au commissaire des
tailles, de la façon dont la taille est répartie dans la généralité de Limoges
m’a convaincu que le système de la taille tarifée, établi dans la vue de remédier
aux inconvénients de la taille arbitraire, est infiniment préférable à la forme
ancienne. » [45]
Cette
taille tarifée avait cependant deux défauts. Le premier était qu’elle restait
illégale : dès les premiers mois de son intendance, Turgot dut ainsi
obtenir qu’elle fût maintenue à titre provisoire. Le second défaut, plus
sérieux, concerne l’exigence d’objectivité. En l’absence d’un cadastre
rigoureusement établi, il était tout aussi impossible pour les agents de l’intendant
que pour les collecteurs de répartir équitablement la charge fiscale. Un
cadastre était chose toute nouvelle à l’époque : à peine y pensait-on dans
quelques cercles intellectuels. Turgot souhaita en faire l’expérience, la
première en France, dans le Limousin. Sa région n’intéressant pas les ministres
— qui se contentaient de tendre la main en fermant les yeux, espérant en
obtenir le plus d’argent — c’était le lieu rêvé pour l’essayer. « On ne
trouvera jamais d’occasion plus favorable pour faire un pareil essai que celle
qui se présente dans le Limousin » expliqua l’intendant à son ministre. [46]
Turgot
commença par améliorer le système de taille tarifée établi par son
prédécesseur. L’ayant fait, et souhaitant aller plus loin, il ne put. Cette
quête d’objectivité se révéla donc finalement en grande partie infructueuse, en
raison de l’impossibilité de faire contribuer la noblesse et le clergé équitablement,
ainsi que d’obtenir, sans cadastre, un aperçu rigoureux de la valeur des terres
et du niveau des revenus et des patrimoines. Arrivé à cette conclusion, c’était
peine perdue pour Turgot. « Je vous avoue, Monsieur, écrivit-il au contrôleur-général
Bertin, que si j’avais connu alors aussi distinctement qu’aujourd’hui l’excès
de désordre dans lequel était ce système de taille tarifée depuis son
établissement, et l’immensité du travail nécessaire non seulement pour perfectionner
l’opération à venir, mais pour tirer de la confusion le système actuel, je n’aurais
peut-être pas eu le courage de l’entreprendre. […] J’ose dire que le travail
que j’ai fait est déjà excessif, et presque au-dessus de mes forces. J’envisage
avec effroi, quoique pas tout à faire avec découragement, celui qui me reste à
faire. » [47]
Le
cadastre était impossible surtout parce qu’il supposait la mobilisation de
moyens financiers que le Limousin seul était incapable de fournir, et que le
pouvoir royal, se débattant déjà dans les difficultés budgétaires, se refusait
absolument à avancer. Selon les estimations de Turgot, 60 000 livres, au bas
mot, étaient nécessaires chaque année pendant trois ou quatre ans. On peut
ajouter qu’il était difficile pour Turgot de convaincre les habitants de soutenir
la réforme, ce qui aurait pu favoriser l’envoi de fonds ou une autre aide
matérielle. On craignait tellement que la nouvelle méthode n’alourdisse encore
le fardeau fiscal que peu de gens le soutinrent dans cette voie.
Quoi
qu’il en soit, sans cadastre, le problème en devenait insoluble. [48] « Malgré
ces efforts intelligents, conclut Gustave d’Hugues, malgré cette infatigable
persévérance, malgré les affirmations de Condorcet, qui déclare que les travaux
de Turgot sont le premier exemple d’un cadastre formé sur des principes vrais
par une méthode exacte et conforme à la justice, il est certain que notre
intendant échoua dans le dessein qu’il avait conçu de cadastrer la généralité
de Limoges. » [49]
René Lafarge aboutit aux mêmes conclusions et note froidement que « malgré
toute l’activité déployée par Turgot, la grande expérience financière qu’il
tentait en Limousin échoua complètement. Il n’arriva pas à faire un
cadastre. » [50]
Turgot admit d’ailleurs lui-même cet échec : « Le tarif est rempli d’une
foule d’irrégularités, qui exigent absolument une réforme. J’ai toujours pensé,
et je pense encore que cette réforme ne peut consister que dans l’exécution d’un
vrai cadastre. Je n’ai pas cessé d’avoir cet objet en vue ; et, si j’ai
différé à en mettre le plan sous les yeux du contrôleur-général, en laissant
subsister provisoirement l’ancien tarif avec tous ses défauts, c’est parce qu’un
bon projet de cadastre, où tous les inconvénients soient prévus et prévenus,
est une chose fort difficile, et parce qu’il ne faut, suivant moi, mettre la
main à l’œuvre que lorsqu’on aura pu s’assurer entièrement de la bonté du plan
auquel on s’arrêtera. » [51]
Cette
impossibilité d’établir un véritable cadastre — impossibilité qui tenait d’ailleurs,
comme nous l’avons noté, à des contraintes budgétaires de l’État français — n’a
pas empêché Turgot d’améliorer sensiblement la répartition de la taille dans le
Limousin, en supprimant de nombreux abus et en corrigeant le système de son
prédécesseur. Reconnaissant ce fait, les mêmes auteurs précédemment cités
reconnaissent les mérites de Turgot. « La répartition de l’impôt fut
assise sur de meilleures bases, écrit Gustave d’Hugues ; les injustices
les plus criantes, les abus les plus vexatoires et les plus iniques furent réprimés. »
[52]
« La collecte était, dans une certaine mesure, améliorée, note pour sa
part Lafarge. […] Toutes les injustices furent corrigées une à une, si
bien qu’à la fin de l’intendance de Turgot, on ne trouve plus de plaintes contre
la répartition des impôts, alors qu’elles étaient si nombreuses au
début. » [53]
Outre
la répartition de la taille, qu’il voulut rendre égalitaire, Turgot s’échina
également à en diminuer le montant et adressa chaque année au Contrôleur
général une demande argumentée en ce sens. Il faut dire que depuis le début du
siècle, la taille avait été augmentée d’un tiers dans le Limousin. [54]
En 1762, première année de l’intendance Turgot, elle était fixée à
2 200 000 francs, à charge pour les collecteurs d’en obtenir le
montant, selon les modalités abusives dont nous avons fait état plus haut.
Chaque année, Turgot demanda que le montant fut revu à la baisse et obtint gain
de cause à de nombreuses reprises, ou que la situation malheureuse de cette
province eut touché le cœur du ministre, ou que Turgot se soit montré particulièrement
convaincant.
Ainsi
que nous l’avons indiqué, le défaut de qualité des routes du Limousin a
certainement frappé très tôt l’esprit du nouvel intendant : les routes abîmées
au point de s’en trouver parfois impraticables. « Généralement parlant,
les chemins du Limousin ne sont pas beaux, écrit Louis de Bernage,
l’un des prédécesseurs de Turgot ; il y a des endroits où les rochers les
rendent difficiles, d’autres où il y a des bourbiers profonds. » [55]
Au surplus, le sujet intéressait Turgot au plus haut point. En tant qu’économiste,
il insistait beaucoup sur la qualité des routes et chemins, éléments
fondamentaux de l’échange et du marché. En tant qu’ami des Physiocrates,
surtout, il suivait l’attention que Quesnay avait déjà manifestée à l’égard de
cette préoccupation, lui qui, en 1757, écrivait dans ses Maximes du gouvernement économique : « Il est important
de faciliter partout les communications et les transports de marchandises par
les réparations des chemins et la navigation des rivières. » [56]
La
raison de l’extrême délabrement des routes du Limousin, et du territoire
français de manière générale, était sans contredit possible la méthode dont on
usait à l’époque pour les construire et les réparer. Ici, on ne faisait pas
intervenir des artisans spécialisés, dirigés par un maitre d’ouvrage
réputé : non, afin de construire à bon marché, le pouvoir eut recours à du
travail non payé. Il n’y a, croit-on, rien de moins cher que le travail qu’on
ne paye pas ; la vérité, ainsi que le prouvera le cas des routes, est tout
à l’inverse. Fort de cette maxime erronée, on mit donc en place le système des
corvées, un impôt en nature touchant toute la population, mais dont la noblesse
et le clergé s’exonéraient naturellement, et qui ne touchait donc que le bas
peuple. Suite à l’introduction de la corvée, chaque habitant pouvait se voir
contraint de partir travailler plusieurs jours, en nombre variable, pour la
construction ou la réparation des routes à proximité de son lieu de résidence,
et cela sans toucher le moindre salaire ni même la moindre compensation pour le
travail des champs qu’il abandonnait ainsi que sa famille.
Les
chemins faits avec la corvée l’étaient mal. « Elle aboutissait, notera Gustave
d’Hugues, à des constructions incomplètes, fragiles, mal ordonnées, mal
exécutées. » [57]
Étaient à blâmer les décisions incohérentes des directeurs, mais surtout le peu
d’entrain que les paysans mettaient à ce travail, dont ils ne tiraient aucun
salaire, et qu’ils effectuaient à contrecœur, tandis qu’ils devaient s’occuper
de leur famille et de leur champ. Les paysans perdaient du temps sur les
chantiers à attendre les décisions, à attendre les matières premières, et même
à s’attendre mutuellement. Or les paysans partis construire les routes
laissaient leurs champs, parfois à des périodes où leur attention et leur vigilance
devaient être totales pour garantir la récolte.
Du
fait de cet impôt en nature, les ouvriers travaillant sur les routes étaient totalement
incapables d’y mettre un quelconque savoir-faire : le résultat était
grossier, plein d’imperfections, d’autant que leur intérêt personnel les
incitait à en faire le moins possible. Qui songe à produire le plus bel ouvrage
s’il n’est pas payé ? Qui songe même à fournir le plus d’effort
possible ? Qui s’y applique avec la plus grande vigilance ?
Certainement, le nombre des bons citoyens s’y livrant avec sérieux et entrain
était peu nombreux. Dans le Limousin, en particulier, les défauts de cette organisation
étaient impossibles à masquer. « La corvée, note Vignon, y était commandée
avec mollesse, mal conduite, sujette à mille abus, insuffisante à continuer ou
seulement à conserver les ouvrages commencés, et complètement décriée. » [58]
Le
système des corvées, quels qu’aient pu être par ailleurs ses résultats
pratiques, était indéfendable. Il était d’abord rempli d’inégalités. Le poids
de la corvée n’était d’abord pas égal à travers le territoire : dans
quelques régions, on devait trois journées, dans d’autres quatre ou cinq ;
dans certaines, on n’était quitte qu’après douze journées à travailler
sans salaire. [59] Ensuite,
et c’est primordial, ceux qui profitaient les premiers de la qualité des routes
et des chemins étaient évidemment ceux qui s’en servaient, les commerçants, les
industriels, mais aussi les grands propriétaires, qui allaient et venaient constamment
entre Paris et leur domicile de campagne. Or, précisément, tous ces gens
étaient exemptés de la corvée. Par un curieux arrangement, l’exemption touchait
également ceux qu’on pouvait appeler les protégés
du syndic, c’est-à-dire de l’homme, paysan lui-même, qui était chargé de
répartir le travail entre la population d’une localité. Or encore une fois, peu
habitué à détenir un tel pouvoir, le syndic en usait mal, ainsi que l’a
parfaitement illustré Mirabeau :
« Souvent
le syndic de la corvée est l’homme le plus accrédité du village ; mais ce
n’est qu’un paysan, et il se conduit ordinairement comme tous les gens de son
espèce. Il agit par humeur et par vengeance ; il cherche à se faire des
amis et des protections ; il abuse du petit pouvoir qu’il a dans sa
communauté pour vexer ses ennemis ; il les fait marcher et travailler
au-delà de leur contingent, exempte les métayers et les cultivateurs de celui
qui lui a fait donner la commission ; il en use de même envers ceux du
seigneur et de l’homme puissant dont il cherche à acquérir la
bienveillance ; ses frères, parents et amis sont ménagés ; souvent il
accorde des exemptions à prix d’argent ; en un mot, c’est le pauvre, le
faible qui souffre le poids du jour ; c’est le malheureux qui n’a aucune
ressource qui fait le chemin, qui paie les garnisons et les amendes. »
« Les
paroisses qui n’ont point de protection sont plus chargées que celles qui ont l’avantage
d’avoir des seigneurs puissants ou résidant dans leurs châteaux. Les habitants
les plus en état de supporter la charge publique sont soulagés aux dépens de
leurs voisins. Souvent aussi, à égale distance d’éloignement, des villages plus
heureux, et qu’on a oubliés, ne se trouvent pas assujettis à des travaux qui devraient
être communs. » [60]
Turgot,
devenu intendant, ne se masqua pas les défauts du système, qu’il condamna au
point de vue moral et économique. À son supérieur, Trudaine de Montigny, il écrivit
ainsi :
« Je crois
la corvée injuste en ce que c’est une charge qui ne tombe que sur un certain
nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois
encore plus injuste, en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers
et les laboureurs qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont
les seuls propriétaires de terre profitent par l’augmentation de leurs revenus.
Je crois d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration. »
[61]
Comprenant
l’ampleur du mal et anticipant parfaitement sa cause, Turgot songea à remplacer
purement et simplement le système des corvées, cet impôt en nature, par une
imposition plus juste : une taxe en argent. Sous ce système, le pauvre paysan
contribuerait par son argent à la construction ou la réparation de la route et
n’irait pas la construire ou la réparer lui-même. Ce difficile travail serait
laissé à des spécialistes, rémunérés par les fonds perçus de l’impôt. « La
construction des routes est un art qui a ses principes et ses règles, ignorés
du vulgaire, à plus forte raison des paysans. » fera plus tard remarquer Gustave
d’Hugues avec raison. [62]
Ce
projet, assurément, n’était pas pleinement nouveau. À Caen, l’intendant Orceau de Fontette avait déjà
pris des mesures en ce sens. Il avait proposé une alternative aux habitants de
la généralité : ou un paiement en nature, ou un paiement en argent. Le
second choix fut plébiscité. Seulement, son essai n’ayant pas été validé par le
Contrôleur-général, sa réforme était restée illégale et avait provoqué des
plaintes successives à la cour des aides.
Afin
d’éviter de tomber dans l’illégalité, Turgot soumit son plan à Trudaine,
conseiller du ministre Bertin, en décembre 1761. Pour le convaincre, il ne
fallait pas uniquement lui expliquer le bienfondé de la mesure en général, mais
présenter le temps comme propice et le Limousin comme le terrain idéal. Car demander
une suppression des corvées pour la France entière aurait signifié dissiper ses
forces pour atteindre un objectif qu’il est même audacieux d’espérer si l’on
est soi-même ministre, et qui n’est qu’une rêverie si on ne l’est pas.
« Peut-être serait-ce aller trop vite que de faire à la fois un changement
dans tout le Royaume, fit remarquer Turgot à Trudaine. Mais du moins
faudrait-il le tenter dans quelque province et je m’offre à vous avec le plus
grand plaisir pour cette expérience. » [63]
En sous-entendu, Turgot se servait de l’éternel argument : le Limousin est
si malheureux et dédaigné des hommes en place qu’on ne fera pas grand mal en y
essayant une réforme audacieuse.
Trudaine
répondit avec scepticisme. « La matière des corvées est susceptible de
difficultés de toutes parts, écrivit-il. Je pense donc que vous ne devez pas
vous presser de prendre des partis généraux. » [64]
Reprenant à fond l’étude de cette matière, Turgot, comme souvent, n’en tira que
de nouveaux arguments soutenant son opinion initiale. « Il n’y a pas de
milieu, répondit-il au ministre en lui envoyant une nouvelle ébauche plus
fournie de son projet ; si l’on ne fait pas usage des corvées, gratuites
ou non, il faut payer tout à prix d’argent ; et je n’hésite pas à penser
que c’est le seul moyen de faire très promptement et de la manière la moins
onéreuse aux peuples de très bons chemins. » Et Turgot détaillait ensuite
par le menu ses arguments, répondant aux doutes émis par Trudaine quant au
financement ou à l’application de la réforme.
Confiant,
Turgot se mit alors au travail, sans attendre la nouvelle réponse de Trudaine.
Quelques semaines plus tard, tandis que tout était engagé, la lettre de
Trudaine fut un choc : le ministre restait sur sa position et refusait d’accepter
l’idée de réforme détaillée par Turgot. À ce moment, la procédure était déjà en
marche ; il fallait ou l’arrêter nette, au prix d’une perte de crédibilité
pour l’intendant et d’une perte de temps pour ses agents, ou avancer dans l’illégalité,
comme Fontette à Caen. Turgot suivit cette seconde
voie et, à défaut d’un arrêt du conseil, ne se fonda que sur ses propres
ordonnances pour valider le projet.
L’obstacle
le plus redoutable au succès de la réforme de la corvée dans le Limousin ne fut
cependant pas à trouver du côté des ministres — qui montrèrent globalement peu
d’intérêt aux expérimentations faites dans cette partie de la France — mais du
côté des habitants eux-mêmes. On a rappelé la vigueur des préjugés, l’effet de
routine et une certaine incapacité ou une paresse à adopter des idées neuves de
la part du peuple limousin de l’époque. « Les préjugés les plus absurdes,
une puérile crédulité, dit avec vigueur M. Boudet,
formaient toute la morale du peuple. » [65]
Nulle part en a-t-on obtenu de plus redoutables
preuves que sur cette question de la corvée. Ainsi, quoique tous les efforts de
l’intendant Turgot furent réalisés dans le but de les soulager et de détruire
une honteuse manifestation de l’arbitraire, les basses classes du peuple
limousin furent d’abord opposées à ce qu’elles ne soient plus corvéables à merci et esclaves pendant
quelques jours, travaillant sans salaire pour construire ou réparer des routes
qui serviraient surtout à d’autres qu’eux. « Il leur paraissait si étrange
que leur intendant fit un grand travail et prit beaucoup de mesures et de
peines pour leur épargner celle de faire gratuitement les chemins, qu’ils ne pouvaient
s’imaginer qu’il n’y eut pas quelque piège caché sous cette opération » se
rappellera Dupont de Nemours un peu désabusé. [66]
Condorcet soutint le même discours dans une lettre à Turgot : « Il est
singulier que souvent il ne soit pas besoin de courage pour nuire aux
hommes : ils se laissent tranquillement faire du mal ; mais, quand on
s’avise de vouloir leur faire du bien, alors ils se révoltent, et trouvent que
c’est innover. » [67]
Et en effet Turgot fut sensibilisé très tôt au scepticisme avec lequel les
habitants de sa généralité avaient accueilli sa réforme. « Ce n’est pas
sans crainte, raconte à Turgot l’un de ses agents, que les habitants de ces
paroisses ont consenti à ce que vous désiriez : je n’ai rien négligé pour
les rassurer, et leur ai dit que l’avenir leur prouverait le désir sincère que
vous avez de les soulager. » [68]
Le
moyen de Turgot, payer les corvéables, était bien d’abord illégal : il ne
le resta cependant pas. Refusé par Trudaine, il fut par la suite accepté par le
Contrôleur-général L’Averdy, en 1765. Un arrêt
légalisant cette pratique à titre exceptionnel fut rendu au début de l’année
1766, incluant une autorisation pour les années précédentes, ce qui remettait
Turgot dans la plus parfaite légalité.
Après
son expérience réussie dans le Limousin, Turgot, devenu ministre, supprimera
les corvées pour le pays entier. Condorcet, qui le soutenait ardemment dans
cette lutte, écrira que cette abolition devait être pour les paysans « un
bien inappréciable ». « On peut calculer ce que cette suppression
peut épargner d’argent au peuple, ajoutera-t-il, mais ce qu’elle lui épargnera
du sentiment pénible de l’oppression et de l’injustice est au-dessus de nos
méthodes de calcul. » [69]
Grâce
au système réformé par Turgot, les routes furent mieux construites et mieux
entretenues. On refit entièrement la route de Paris à Toulouse, traversant le
Limousin. Deux grandes routes furent bâties, celle reliant Bordeaux à Lyon et
passant par Brive, et Tulle, et celle qui allait de Limoges à Clermont.
Systématisée
à partir de 1726, les milices étaient des bataillons de soldats, provenant d’un
tirage au sort parmi la population, pour soutenir l’armée régulière, formée de
volontaires et de mercenaires. Le recrutement des milices, sujet en apparence
banale, avait donné lieu également à de nombreux abus, dont les conséquences
néfastes devenaient aisément perceptibles. Il s’agissait simplement d’effectuer
un tirage au sort des futurs soldats intégrés dans les milices, puisant donc
aléatoirement dans le peuple, après que le roi ait, chaque année, indiqué le
nombre de milicien souhaité, et que la répartition ait été faite entre les
généralités, puis entre les paroisses.
Les
défauts du système étaient de trois sortes : 1- de nombreuses exemptions
faisaient du tirage des milices une manifestation de la plus grande des
inégalités ; 2- à l’annonce d’un tirage au sort pour les milices, des centaines
de jeunes hommes se cachaient ou émigraient, de peur d’être sélectionnés ;
3- les hommes ainsi obtenus devenaient de mauvais soldats, peu performants au
combat et toujours en quête d’une occasion de s’évaporer.
Les
exemptions d’abord, dues aux privilèges, étaient nombreuses. Une petite
histoire illustrera bien toute l’ampleur du mal : « Allons, mes enfants,
nous allons tirer le sort : rangez-vous ; mais, avant tout, quels
sont ceux ici qui se prétendent exempts de service ? — Je suis de Paris. — Vous
n’irez pas à la guerre. — Je suis clerc tonsuré. — Vous n’irez pas à la guerre.
— Je suis fils de conseiller du roi. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je suis
domestique de clerc, de noble, de conseiller. — Vous n’irez pas à la
guerre : l’ordonnance ne le veut pas. — Je suis fils aîné d’avocat, fils
aîné de fermier, fils aîné de laboureur. — Vous n’irez pas à la guerre. — Je
suis collecteur. — Vous n’irez pas à la guerre : on ne peut tenir et l’épée
et la bourse. — Je suis maître d’école. — Vous n’irez pas à l’école : on
ne peut tenir et l’épée et la férule. » [70]
À cause de la masse des exemptés, la quantité de miliciens à obtenir par les
tirages était assez considérable[71],
de sorte qu’on considère en général qu’il y avait un billet noir —
nommé ainsi parce qu’il y avait noté « milicien » en noir — pour
15 à 20 billets « blancs ». Parfois la proportion était encore
moindre. Lafarge rapporte même qu’en 1743, la paroisse de Tulle n’eut à présenter
au tirage que 8 jeunes hommes, quand elle devait lever 15 miliciens. [72]
Tel était le résultat pratique de l’inégalité.
La
peur d’être tiré au sort entraînait ensuite la fuite discrète de nombreux
villageois au moment des tirages. « On a observé, dit une année le Bureau
d’agriculture de Brive, que le bruit de la nouvelle milice fait fuir tous les
jeunes gens de nos campagnes » [73]
Le nombre d’hommes s’échappant dans les provinces voisines croissait ainsi et s’ajoutait
au nombre des pauvres qui cherchaient ailleurs des moyens de vivre. Pour
échapper aux milices, certains quittaient même la France, et la
forte émigration limousine vers l’Espagne est en grande partie imputable aux
milices. Quand l’émigration semblait trop difficile ou risquée, d’autres
solutions étaient parfois envisagées. Lafarge
rapporte ainsi que certains jeunes hommes allaient jusqu’à se couper un doigt
pour être ainsi incapable de manier le fusil et finir exempté. [74]
Bref, pour reprendre la conclusion de Gustave d’Hugues, « la
désertion était générale » [75]
Le problème de cette désertion était que, du fait que
le nombre de miliciens à obtenir de chaque localité était fixe, les fuyards
augmentaient le risque de tous les autres d’être tirés au sort. Il n’était pas
rare, ainsi, qu’ils soient pourchassés, leur famille violentée, et eux-mêmes
battus à mort quand ils étaient trouvés dans la forêt.
La vérité est qu’une loi engageait de telles recherches actives, en indiquant
que si un détenteur d’un « billet noir », milicien, ramenait un
fuyard, il serait exempté, à charge pour le fuyard de prendre sa place dans l’armée.
Les fuyards devenaient ainsi les ennemis publics numéro
un, ce qui aboutissait à des battues violentes.
En
temps de guerre, qui était devenu une sorte de normalité, ceux qui tiraient le
billet noir partaient au combat, où les pertes étaient lourdes en hommes. S’ils
ne mourraient pas au combat, d’ailleurs, les miliciens s’évaporaient par
centaines en émigrant ou en se cachant dès que possible, dans des
provinces parfois très éloignées de leur habitation d’origine, et ils y recommençaient
leur vie loin des leurs. En tout cas, raconte Gustave d’Hugues, « un
enfant auquel le billet noir était échu était regardé avec raison par sa
famille comme entièrement perdu. » [76]
La
solution plébiscitée par Turgot fut d’en finir avec ce système spécieux de
recrutement, qui aboutissait à tant de haines et de violences, dilapidait tant
de forces et d’efforts. Il fit le choix de remplacer le tirage au sort par le
recrutement de volontaires payés. Au lieu de craindre le fameux « billet
noir » qui les envoyait dans les milices, les paysans pouvaient donc
laisser un volontaire y aller pour eux, et s’acquitter en échange d’un impôt permettant
la rémunération du volontaire. Il autorisa donc les engagements volontaires,
contre les prescriptions des règlements. C’était le système dit de la
« mise au chapeau » : on mettait au tirage un nom choisi d’avance.
« Le
royaume a besoin de défenseurs sans doute, expliqua Turgot ; mais s’il y a
un moyen d’en avoir le même nombre, et de les avoir meilleurs sans forcer personne,
pourquoi s’y refuser ? » [77]
Selon lui, c’était la liberté qu’il fallait garantir : la liberté pour les
paroisses de recruter les volontaires.
« Avec
cette liberté, il est vraisemblable que les régiments provinciaux seraient
remplis d’hommes de bonne volonté et qu’au lieu de s’empresser comme aujourd’hui,
de quitter à l’échéance de leur congé, un grand nombre continuerait de servir,
ce qui tendrait à conserver très longtemps au corps les mêmes hommes. La milice
cesserait d’être un objet de terreur et d’effaroucher à chaque tirage les
habitants des campagnes. On ne les verrait plus se disperser et mener une vie errante
pour fuir le sort, puisque la charge de la milice serait volontaire pour les
uns et se résoudrait pour les autres en une légère contribution pécuniaire. Au
lieu de courir après les fuyards pour en faire malgré eux de mauvais soldats,
les paroisses chercheraient au contraire à s’attacher des hommes connus et des
hommes de bonne volonté. » [78]
Cette solution était pourtant illégale. Depuis
une ordonnance du 27 novembre 1765, il était interdit de substituer un homme à
la place d’un autre pour entrer dans les milices, ni surtout d’organiser une
collecte pour financer un volontaire payé. Malgré cela, restant toujours à la limite
du droit pour garantir celui des hommes démunis de toute protection, cette
pratique préconisée par Turgot s’établit dans le Limousin.
Un
avantage de cette solution était qu’elle donnait les armes, et la lourde tâche
de défendre la nation, à des hommes qui en étaient le plus capable ou du moins
qui s’estimaient tels, plutôt qu’au hasard, à l’homme faible de constitution,
peureux ou maladroit. Après la réforme de l’intendant, note René Lafarge,
« la milice s’humanisa un peu ; à la fin de l’intendance de Turgot,
on ne signale plus ces émigrations constantes, ces rixes dont on parlait sans
cesse dix ans auparavant. » [79]
À
côté de la milice, un autre sujet connexe était la corvée pour le transport des
équipages militaires. En peu de mot, le pauvre paysan devait fournir ses bœufs
et sa charrette pour transporter les régiments et leur matériel s’ils venaient
à passer par sa région. Souvent les animaux en mourraient, exténués, de sorte
que nombre de paysans préféraient payer une amende que de risquer la perte de
leurs bêtes.
Turgot
prit la décision de changer le système. Il décida que les transports de troupes
et de matériel seraient désormais réalisés par des professionnels, rémunérés
par le fruit d’un impôt en argent, réparti sur toute la région. [80]
Là encore, ce n’était pas une pure innovation, car la même réforme, à peu de choses prêt, avait été réalisée dans le Languedoc et en
Franche-Comté.
Enfin,
au lieu de faire loger les troupes chez l’habitant ou au milieu des villages,
comme c’était l’habitude, Turgot préféra faire construire une caserne, y
maintenant ainsi une discipline et abaissant les frais générés par la question
de l’hébergement.
***
Deux
sujets de la toute première importance apparurent également au cours de l’intendance
de Turgot et l’impliquèrent au premier chef. Il s’agit d’abord de la question
de la porcelaine, après la découverte du kaolin
dans le Limousin, cette terre à partir de laquelle est obtenue la précieuse
porcelaine. C’est ensuite, de manière plus malheureuse, la survenance d’une grave
crise en 1770, qui nécessita l’action la plus vigoureuse de Turgot pour
secourir les pauvres, en proie à la plus grande misère — une action qui, relevant
plus généralement de la politique sociale, sera traitée dans ce cadre plus
large. Là encore, nous étudierons ces deux sujets l’un après l’autre.
À
peu près à l’époque où Turgot héritait de l’intendance du Limousin, la
manufacture royale de Sèvres chercha à connaître le secret de la fabrication de
la porcelaine. À partir des éléments fournis par les jésuites, on savait qu’il
était une sorte d’argile précieuse dont il fallait user, le kaolin. Des
chercheurs furent envoyés à travers la France pour en trouver. Une terre aux
propriétés identiques, semblant bien être du kaolin, fut découverte près de
Bordeaux, mais il fut impossible pour les propriétaires et les futurs exploitants
de se mettre d’accord sur un contrat. Heureusement, on finit par en trouver une
autre source dans le Limousin.
C’est
alors que Turgot décida de créer une manufacture de porcelaine en Limousin, qui
exploiterait directement dans cette région cette précieuse matière locale.
Compte tenu du faible degré de développement économique du Limousin, comparé à
d’autres régions françaises, c’eut pu paraître une véritable folie. La
porcelaine, à l’époque, était unanimement considérée comme le plus haut degré
de raffinement, et sa production, comme le nec
plus ultra de l’artisanat. Comment dès lors concevoir que c’est dans le
Limousin, encore à demi-barbare, dénué d’artisans renommés et d’artistes, que
non seulement on entreprendrait de fabriquer la porcelaine, mais qu’on apprendrait
à la France entière comment il faut le fabriquer ?
Cependant,
malgré le caractère étonnant du projet, la porcelaine sera bel et bien
fabriquée en Limousin et deviendra la base d’une industrie de renommée
internationale. Pour ce faire, Turgot associa au projet une manufacture de
faïence, celle des Massier, père et fils, dont il proposa la reconversion dans
la porcelaine, et fit le nécessaire pour qu’un chimiste parisien, Nicolas Fournérat, participe aux expérimentations en tant que
spécialiste des propriétés des différentes terres. Pour obtenir les fours
permettant de cuire la porcelaine, Turgot pensa naturellement à en obtenir de
la manufacture de Sèvres et questionna le ministre Bertin à ce sujet :
refus net. Le ministre prétextait le caractère toujours changeant de ces fours,
quand la vraie raison était qu’il trouvait inconcevable d’aider un futur
concurrent. En main basse, l’intendant du Limousin sollicita d’autres proches
de Bertin, et chercha parallèlement à obtenir des fours d’Allemagne. [81]
Sans que l’on sache parfaitement d’où il les obtint finalement, les premières
pièces de porcelaines furent produites et cuites dès l’année 1771, dont un médaillon
à l’effigie de Turgot, certainement pour le remercier d’avoir apporté cette
industrie à une région qui en avait tant besoin.
S’il
est une plainte courante chez les administrateurs locaux, c’est d’affirmer que
leur localité est excessivement imposée. Sous l’Ancien régime, tous les
intendants se plaignaient de la même façon d’un excès d’impôt, avec plus ou
moins d’arguments à faire valoir. Dans le cas du Limousin, cet excès était
véritable : la généralité était disproportionnellement imposée par rapport
au royaume, bien que cette disproportion soit d’une faible ampleur. Néanmoins,
qu’on ait avec soi la force de l’évidence des chiffres, la tâche d’obtenir des
réductions d’impôt était rendue difficile par le fait que le pouvoir royal
dépensait de larges sommes et se retrouvait dans l’obligation de pressurer
chaque région.
Pour
le Limousin, la question du montant de l’impôt total à prélever pour fournir
aux caisses de l’État était d’autant plus cruciale que l’impact de la surcharge
fiscale sur l’activité économique était des plus sensibles. « La
principale cause des souffrances de l’agriculture était assurément les charges
énormes qui pesaient sur elle, fera plus tard remarquer René Lafarge dans son
étude sur l’agriculture limousine au XVIIIe siècle. Le plus grand
soulagement à lui procurer était donc de diminuer ces charges. » [82]
En
défenseur des intérêts de sa région et en adepte convaincu des théories de l’État
minimal, l’intendant Turgot sermonna chaque année ses supérieurs en décrivant
sa province malheureuse comme honteusement surchargée d’impôts. Dès la première
année, dès son premier « Avis sur l’imposition de la taille » envoyé
aux ministres, il le fit avec un ton solennel et grave, insistant sur tous les
points importants, rendant surtout concret par des exemples le malheur du
Limousin, à tel point que Gustave d’Hugues a pu écrire que « son premier
Avis sur l’imposition de la taille n’est qu’un long cri de douleur. » [83]
Il insistait sur les déboires causés à l’agriculture par les guerres, les
gelées et les grêles, qui avaient rendu les récoltes insuffisantes et l’état
des habitants déplorable.
Dans
les années suivantes, à chaque nouvel avis sur l’imposition de la taille, Turgot
mit en valeur l’argument parfaitement étayée de la surcharge du Limousin par rapport
aux régions voisines. Dans cette défense des intérêts de sa généralité, il ne
se lassa jamais d’énoncer les mêmes vérités et d’argumenter pour convaincre les
ministres et obtenir des résultats concrets. « Ce sont des choses que j’ai
tant répétées, que j’ai présentées sous tant de faces, que j’avoue sans peine
mon impuissance à rien dire de nouveau sur cette matière, écrivit-il en 1773,
un an avant de quitter son poste pour rejoindre le ministère. Mais n’est-ce pas
notre devoir de nous répéter jusqu’à ce que le conseil nous
écoute ? » [84]
Cette
persévérance ne fut pas sans résultat. Au total, au cours des treize années de
son intendance, Turgot allégea de 3 millions la charge fiscale de sa
généralité, montant significatif, que peu d’autres intendants atteignirent,
mais qui reste insignifiant, presque risible, dans la masse des collectes
annuelles d’impôt. [85]
L’importance
que Turgot accordait au soulagement de la misère et à sa prévention se
manifesta, pendant les treize années de son intendance, par de nombreuses actions
concrètes. Certaines nous font voir le haut fonctionnaire ; d’autres nous
laissent apercevoir l’homme. Ainsi, de manière certes anecdotique, mais
illustrative cependant, on raconte que Turgot se rendit à de nombreuses
reprises dans les habitations de paysans pour s’informer de l’état des récoltes
et comprendre les difficultés populaires. [86]
Il avait en outre l’habitude de sillonner la généralité pour en observer l’état
et sonder ses populations. Cela lui permettait d’asseoir ses réformes sur une
connaissance de terrain et, une fois les réformes engagées, d’en surveiller les
résultats.
Pour
améliorer la culture des terres dans le Limousin, Turgot finança par lui-même
des prix de la Société d’Agriculture pour des concours sur des sujets d’économie
rurale, afin de permettre d’améliorer l’agriculture limousine, et fréquemment
il rédigeait lui-même le programme desdits concours. La société d’Agriculture
du Limousin — la seconde la plus ancienne du Royaume après celle de Bretagne,
fondée sous les auspices de Gournay — fournissait en vérité deux prix chaque
année : un prix de pratique agricole, financé par la Société d’Agriculture
elle-même, et un prix de théorie économique, que Turgot finançait avec ses
deniers propres. [87]
Les sujets de pratique devaient permettre d’améliorer la culture ou l’alimentation
du peuple. Ainsi certaines années on questionna sur « la comparaison de l’emploi
des chevaux et des bœufs pour la culture » ou « la meilleure machine
applicable à la pratique pour battre les grains ».
Cependant,
c’est surtout lors de la crise de 1770 que l’intendant Turgot montra son souci
pour les pauvres. Qu’il nous soit donc permis de raconter cet épisode dans
quelques détails.
En
1764 avait été promulgué un édit autorisation la libre circulation des grains
dans le royaume, ainsi que les physiocrates et autres économistes libéraux l’avaient
réclamé. Dès 1767, Turgot pouvait en reconnaître les bons effets :
« La
principale production du Limousin, quant à la partie des grains, est le seigle.
On a semé cette année beaucoup plus que les années précédentes, et le haut prix
des grains, joint à l’espérance du débit assuré par l’exportation, a, sans
doute plus que toute autre chose, contribué à cet accroissement de
culture. » [88]
Seulement
l’année 1768 amena un début de difficulté. Les conditions climatiques s’avérèrent
peu clémentes et détruisirent une bonne partie des récoltes. Les maigres
surplus tirés de l’année précédente furent vite épuisés. On attendit une accalmie,
ou plutôt on l’espéra. Malheureusement, l’année 1769 sera à peine meilleure, et
l’année 1770 une véritable catastrophe. Le Limousin se retrouvait donc dans une
impasse. Turgot en prit parfaitement la mesure, reconnaissant dans l’accumulation
de mauvaises années, finissant par une dernière année particulièrement calamiteuse,
l’annonce d’une crise sans précédent.
« Les
pluies excessives qui ont eu lieu pendant l’automne de 1768 avaient déjà
beaucoup nui aux semailles ; plusieurs champs n’ont pu être ensemencés,
et, dans ceux qui l’ont été, les terres imbibées d’eau, et plutôt corroyées que
labourées par la charrue, n’ont pu acquérir le degré d’ameublissement nécessaire
pour le développement des germes. La sécheresse qui a régné au commencement du
printemps n’a pas permis aux jeunes plantes de taller et de jeter beaucoup d’épis.
À la fin du printemps, les pluies sont revenues, et ont fait couler la fleur
des grains ; les seigles surtout ont souffert, et, dans toute la partie du
Limousin, la récolte, après qu’on aura prélevé la semence, pourra suffire à
peine pour nourrir les cultivateurs : il n’en restera point pour garnir
les marchés et fournir à la subsistance des ouvriers de toute espèce répandus
dans les campagnes et dans les villes. » [89]
C’est
donc par un défaut prolongé à assurer une récolte supérieure aux strictes
nécessités de la survie que survint la crise de 1770. C’est donc avec raison
que Peyronnet l’a qualifié de « crise typique de l’Ancien régime, avec sa
sous-production classique, mais plus ample que la plupart, plus lente à se dissiper.
» [90]
Si elle fut classique, c’est que de telles difficultés émergeaient
régulièrement de cette agriculture à faible productivité ; si elle fut
plus ample néanmoins, c’est qu’elle venait à la suite d’années maigres, qui en
renforçaient la sévérité. Au surplus, les récoltes furent maigres pour la
quasi-totalité des types de culture. « On prétend que cette année est
incomparablement plus désastreuse que celle qui a suivi la récolte de 1709, et
je le crois, nota Turgot, car il n’y avait que les grains qui avaient souffert,
et cette année tout a été perdu. » [91]
Enfin, il est un élément qui rendit cette crise plus problématique encore, c’est
qu’en 1770 la disette eut lieu dans toute la France, ne permettant d’attendre
aucun secours des provinces voisines.
En
1770, la crise se fit ressentir avec une extrême gravité. Le prix du blé atteignit
des niveaux exorbitants, jusqu’à 45 livres pour le setier de froment et 42 pour
celui de seigle. [92]
Les populations en vinrent à manquer de tout. La situation devenait grave.
Turgot, dont les lettres aux ministres n’étaient plus que des appels à l’aide,
évoqua en frémissant le sort qui semblait réservé aux habitants du Limousin
dans les mois à venir.
« On
ne peut penser sans frémir au sort qui menace les habitants de cette province…
De quoi vivront des bourgeois et des paysans qui ont vendu leurs meubles, leurs
bestiaux, leurs vêtements pour subsister ? Avec quoi les secourront, avec
quoi subsisteront eux-mêmes des propriétaires qui n’ont rien recueilli, qui ont
même pour la plupart acheté de quoi semer, et qui, l’année précédente, ont
consommé au-delà de leur revenu pour nourrir leurs familles, leurs colons et
leurs pauvres. On assure que plusieurs domaines dans ce canton désolé n’ont
point été ensemencés faute de moyens. Comment les habitants de ces malheureuses
paroisses pourront-ils payer des impôts ? Comment pourront-ils ne pas mourir
de faim ? Telle est pourtant leur situation sans exagération aucune. »
[93]
Il
n’y avait pas de moyen, à première vue, d’éviter un tel désastre. Dans les
premiers temps, et malgré le début des mesures de l’intendant, les conséquences
furent terribles. « Il n’est pas de semaine, racontera même l’intendant,
où quelques curés ne m’écrivent qu’ils ont enterré des gens morts de
faim. » [94]
Pour
parer à cette crise sans précédents et venir en aide aux moins fortunés, Turgot
eut à prendre des mesures, convaincu qu’il était que « le
soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de
tous. » [95] Son
plan d’aide, que nous détaillerons maintenant, eut deux volets : 1- la
distribution pure et simple de vivres (bureaux de charité) ; 2- les programmes
de travail (ateliers de charité), employant les pauvres et leur versant un
salaire.
Pour soulager
la misère, ce fut donc d’abord des distributions pures et simples de
subsistances que l’intendant organisa, certaines mêmes en avançant son propre
argent. En complément de cette distribution, Turgot fit émettre des
instructions sur les différentes manières de faire cuire le riz ainsi qu’une
circulaire sur les qualités nutritives de la pomme de terre, aliment alors
encore parfaitement dédaigné par le peuple. Pour le riz, il expliqua et fit
expliquer qu’une quantité de riz nourrissait bien davantage que la même quantité
en blé ; il en fit venir et distribuer ; enfin, il rédigea une
Instruction spéciale sur les différentes manières peu coûteuses de préparer le
riz. [96]
Quant aux pommes de terre, Turgot en fit servir constamment à sa table et
incita la Société d’agriculture du Limousin à faire des expérimentations à son
sujet, afin de produire du pain à base de pomme de terre ou encore pour faire
frire ce légume. Prendre la défense de la pomme de terre
faisait marcher Turgot dans le sens du progrès et avec un esprit pionnier, car
cet aliment restait considéré, sans raison valable, comme impropre à la consommation
et comme source de maladies. [97]
« Par son incessante propagande, Turgot mériterait d’être appelé le Parmentier
du Limousin » dira élogieusement Nouaillac. [98]
Turgot donna des pommes de terre aux curés, aux membres de la Société d’agriculture,
et en mangea publiquement lui-même, comme pour inciter les autres.
Pour
éviter les défauts de l’assistanat, Turgot réserva l’aide en nourriture aux
seuls enfants, femmes, vieillards, et hommes adultes incapables de travailler.
En outre, il distribua l’aide sous forme de bons pour nourriture ou sous forme
de nourriture directement, plutôt qu’en argent, pour éviter que cet argent soit
dilapidé à d’autres emplois par certains pauvres. S’il restreignait ainsi l’aide
en vivres, c’est qu’il était convaincu que « ceux à qui leurs forces permettent
de travailler ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus
utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner »[99]
— ce pourquoi à côté des bureaux de charité il y eut des ateliers de charité.
Turgot disait également :
« Dans
une circonstance où les besoins sont aussi considérables, il importe beaucoup
que les secours ne soient point distribués au hasard et sans précaution. Il
importe que tous les vrais besoins soient soulagés, et que la fainéantise ou l’avidité
de ceux qui auraient d’ailleurs des ressources, n’usurpe pas des dons qui
doivent être d’autant plus soigneusement réservés à la misère et au défaut
absolu de ressources, qu’ils suffiront peut-être à peine à l’étendue des maux à
soulager. » [100]
Dans
la distribution de subsistances, Turgot fit le choix d’en exclure les étrangers, les non Limousins, pour
éviter qu’ils ne viennent précisément dans le Limousin pour recevoir une aide
déjà insuffisante pour les habitants de la région. « L’humanité,
expliquera-t-il, ne permet cependant pas de renvoyer ces pauvres étrangers chez
eux sans leur donner de quoi subsister en chemin. » [101]
Des vivres leur seraient donc fournis pour le temps exact que devait durer leur
retour chez eux.
Pour
employer les pauvres restés sans occupation, quoique capables de travail, l’intendant
installa des ateliers de charité au lieu de leur fournir de manière expresse la
nourriture indispensable à leur survie. Au nombre de vingt-deux, ces ateliers
employaient 100 à 150 ouvriers chacun. [102]
Chaque ouvrier recevait du pain et un maigre salaire, non en argent mais en méreaux, sorte de
bons permettant d’acheter de la nourriture. Le salaire fut en outre payé à la
tâche, pour éviter que les paysans ainsi aidés rechignent à l’ouvrage, dans la
simple attente de leur aide. Ce salaire fut enfin fixé un peu en-dessous du prix
habituel du marché, afin d’éviter de rendre plus avantageux le travail de
charité que les différentes professions.
Pendant
la crise de 1770, qui toucha toute la France, les ateliers de charité de
certaines généralités employaient leurs pauvres à faire des travaux d’aménagement
ou de décoration. Turgot insista en revanche pour que le travail servît à construire
ou réparer les routes, rendre les portes des villes accessibles aux voitures de
marchands, tous travaux qui devaient avoir pour but d’aider le commerce, de
développer l’économie. Nous étions donc loin des opérations keynésiennes où des
ouvriers creusent des tranchées à la cuillère ou retirent les pavés posés la
veille, pour les remettre le lendemain.
Pour
financer ces ateliers et ces bureaux de versement de nourriture, Turgot eut
recours aux fonds publics levés dans sa généralité. En libéral convaincu, il
aurait souhaité recevoir davantage d’aide privée, provenant de riches propriétaires,
de bourgeois ou d’artisans fortunés, mais elle fut très limitée. « Les cantons
où je fais travailler ne donnent pas lieu d’espérer beaucoup de ressources du
côté de la générosité des seigneurs ou riches propriétaires, constatera l’intendant
en 1772, tandis que la crise n’était pas encore terminée. M. le Prince de Soubise
est, jusqu’à présent, le seul qui ait donné pour les travaux exécutés dans son
duché de Ventadour. Il a bien voulu y consacrer 12 000
livres pendant les deux dernières années : j’ignore ce qu’il voudra bien
faire en 1773. » [103]
Les
ateliers de charité coûtant donc cher pour les finances locales, le Limousin
eut des comptes en déficit lors de la crise. « C’est avec beaucoup de
peine, Monsieur, que je vous présente un déficit aussi considérable »
écrivit Turgot à son ministre. [104]
Il justifia cependant cet excès comme parfaitement nécessaire pour sauver le
peuple de cette région d’une famine sévère.
En
entrant dans les détails de certaines des grandes réformes de Turgot durant les
treize années de son intendance en Limousin, il est impossible de ne pas
soulever çà et là des pratiques que l’on n’associe pas spontanément avec le
libéralisme économique tel qu’il a pu, par ailleurs, être théorisé par Turgot,
ni tel qu’on le définit actuellement. Ainsi, bien que le libéralisme économique
semble promouvoir la non-intervention de l’État dans les questions économiques,
nous voyons qu’en plusieurs occasions Turgot se dégagea de cet impératif, d’une
manière plus ou moins nette.
Les
différentes mesures prises par Turgot durant sa période limousine nous forcent
donc à nous interroger sur leur caractère et à répondre à une question : l’administration
de Turgot fut-elle ou non une expérience libérale ?
Ce
qu’il y a de certain, au moins, et le point par lequel nous pouvons commencer
sans trop douter, est que Turgot avait à cœur, en arrivant dans le Limousin, de
mettre en application ce système de la liberté qu’il avait adopté à la suite de
Vincent de Gournay. On peut même dire plus : que ses amis parisiens attendaient
de lui qu’il prouve le bien-fondé de ces idées en les appliquant avec succès. C’est
ainsi qu’avant de savoir si c’est un libéral qui a occupé pendant treize ans le
poste d’intendant, c’en est un, indubitablement, qui y arriva le premier jour.
Ainsi que l’écrit bien Kiener, c’était là le
prolongement d’un long cheminement intellectuel : « Toute sa
formation, toutes ses lectures, toutes ses fréquentations parisiennes le poussaient
à penser qu’une solution globale pouvait exister et que la Liberté devait rapidement
améliorer le sort de la province. » [105]
Seulement,
appliquer le libéralisme au Limousin du XVIIIe siècle n’est pas une
tâche évidente, loin de là. Par exemple, on a beau réclamer à grands cris la
liberté entière et absolue du commerce des grains, tout d’abord les habitants,
dans leur majorité, ne pas assez fortunés pour en manger, et ensuite, quand bien
même ils en mangeraient, la région ne possède que très peu de routes de
commerce, et toutes dans un état lamentable (en vérité, la seule route de qualité
suffisante est celle entre Tulle et Limoges). [106]
On peut ajouter également que l’on a beau être l’adversaire décidé du monopole
sous toutes ses formes, il convient de reconnaître que le peu d’industrie
présent dans le Limousin jouit du privilège des lettres patentes et que, sans
ces privilèges, leur infériorité les ferait irrémédiablement disparaître au
profit de concurrents d’autres régions de France. Bref, la situation n’est pas
simple. Pour reprendre les mots de Peyronnet, «
ce pays de pauvres métayers, ce pays de mangeurs de raves et de châtaignes ne
constituait pas le terrain d’expérience idéal pour un théoricien de la grande
culture et de la liberté du commerce des grains. » [107]
C’est peu dire. Mais cela constituait aussi un défi : prouver que le libéralisme
s’applique partout.
Si
la question du caractère libéral de l’expérience limousine de Turgot se pose, c’est
que certains ont affirmé que le Turgot du Limousin ne fut pas ou ne put pas
être libéral. Selon le socialiste Louis Blanc, par
exemple, les bureaux de charité furent des antécédents de l’État interventionniste.
[108]
Les commentateurs de Turgot soulignent aussi habituellement une ambigüité entre
théorie et pratique chez Turgot. « Devant la nécessité, Turgot oublie la
doctrine » écrit Peyronnet. [109]
« Dans la gestion de sa généralité, Turgot
se montre moins audacieux que dans ses écrits » explique quant à lui
Poirier[110], avant
d’asséner en guise de conclusion qu’ « en dépit de ses positions
doctrinales libérales, Turgot prévoit des mesures dirigistes ». [111]
Turgot, dirigiste ? L’accusation ne peut rester sans réponse.
Il
est certain que, comme nous l’avons déjà signalé, ses
mesures sont parfois empreintes d’une certaine dose d’interventionnisme ou
illustrent un libéralisme modéré, peut-être même insuffisant.
Ainsi,
la réforme de la taille, pour un penseur libéral, aurait dû être son extension
à tous, afin d’accéder enfin à l’égalité de tous devant l’impôt. Turgot ne le
fit pas, n’étant pas capable, n’étant
pas autorisé à apporter un tel changement.
Sa conviction cependant est claire : Turgot écrit partout qu’il faut en
finir avec les privilèges en matière d’impôts. « Il serait utile de se
procurer une imposition territoriale qui tombât directement sur les propriétaires
et qui ne fut troublée par aucun privilège » écrivit-il un jour. [112]
Une autre fois il se fit plus précis et dit simplement : « Les
dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous doivent y
contribuer. » [113]
De
même, après sa réforme des corvées restait le problème
de la répartition, et noblesse et clergé ne payèrent pas plus qu’au début. Un
libéral peut-il s’en satisfaire ? Son ami Dupont de Nemours le critiqua
sur ce point : « Répartir la contribution des chemins proportionnellement
à la taille, c’était éluder trop l’application des principes de droit naturel,
et de ceux du droit civil et politique de la France, qui disait que les
propriétaires de tous les ordres doivent contribuer à la construction et à l’entretien
des routes. » [114]
En écrivant son histoire de l’intendance de Turgot en Limousin, Gustave d’Hugues
prononcera le même jugement : « S’il était permis de formuler un
blâme contre Turgot en ce qui concerne les corvées, ce serait bien plutôt d’être
resté en-deçà des limites de l’équité. » [115]
En effet, les grands seigneurs et le clergé ne furent pas plus imposés, comme
le libéralisme bien entendu l’aurait exigé. Seulement, il faut se rappeler que
la réforme mise en place par Turgot, toute inégalitaire qu’elle restait, était
déjà à la limite de la légalité, pour ne pas dire illégale. Il était inutile de
la compromettre avec une disposition qui aurait provoqué les plus vives réprimandes
et aurait pu suffire à provoquer la perte de l’intendant lui-même. À vouloir
imposer à tout prix la réforme parfaite, que Turgot aurait nécessairement
souhaité de toutes ses forces, il risquait de ne rien voir aboutir, pour le
plus grand malheur des paysans, éprouvés par la corvée, et pour celui du
commerce, paralysé par le défaut de bonnes routes.
Pareillement,
on pourrait rêver d’une suppression des milices, de la fin de cette
conscription obligatoire, mais un intendant ne dispose pas d’un tel pouvoir.
Turgot vint même aux frontières de la légalité pour améliorer le recrutement de
ces milices. Il fit davantage que ce que permettait sa fonction.
En
reprenant tour à tour les grandes réformes de Turgot dans le Limousin, tout en
gardant à l’esprit les marges de manœuvre assez réduites d’un intendant, il est
impossible de nier que ces réformes furent bel et bien une application du
libéralisme le plus pur. N’est-elle en effet pas libérale cette réforme qui
supprime un impôt en nature, un travail forcé, non payé, et le remplace par une
taxe en argent ? N’est-elle pas non plus libérale cette réforme qui en
finit avec l’arbitraire en matière d’impôt et qui fait contribuer chaque
taillable en fonction de ses réelles capacités ? Enfin, n’est-elle pas
libérale cette réforme qui remplace le tirage au sort de pauvres paysans pour
les milices par une « mise au chapeau », un arrangement permettant de
financer le départ de volontaires payés ?
Et
si tel est le cas pour les grandes réformes de Turgot que nous avons détaillées
au début de la partie précédente, nous serons peu étonné
de remarquer que tel fut également le cas dans la pratique quotidienne du
pouvoir par l’intendant du Limousin. Nous en donnerons ici quelques exemples.
Turgot
reçut une fois la sollicitation des Laforêt, directeurs
d’une manufacture de cotonnades qui avait obtenu des privilèges en 1743. Cette
fois, ils demandaient à l’intendant des exemptions aux impôts, comme c’était
courant. Turgot leur répondit qu’ « il est fâcheux que la législation
soit déjà gênée d’avance par une foule de privilèges : c’est un embarras
qu’il ne faut pas augmenter. » [116]
Turgot
établit une foire franche à Brive, où
aucune taxe n’était appliquée. On y jouissait d’une « pleine et entière
franchise de tous droits d’entrée ou autres quelconques, pour tous objets commerçables. »
[117]
Nommé
intendant du Limousin, Turgot avait gardé son titre de maître des requêtes, et
c’est ainsi qu’il put siéger parmi les juges qui révisèrent le célèbre procès
Calas. Il se prononça pour sa réhabilitation, luttant ainsi contre l’arbitraire
judicaire. [118]
Parmi
les questions de second ordre, le problème des loups se posa pour l’agriculture
limousine. Turgot chercha à utiliser l’intérêt personnel de chacun pour le solutionner,
en proposant une récompense financière pour chaque élimination d’un loup.
Un
jour, le marquis de Mirabeau, physiocrate pourtant proche de Turgot, lui
demanda un privilège pour une mine dans le Limousin. Turgot prononça un refus
comme il l’avait fait pour les autres, ne croyant pas que la relation spéciale
qui l’unissait avec Mirabeau était un prétexte pour contrevenir aux règles que
lui dictait son libéralisme.
Reste
cependant la question de la gestion de la crise de 1770. Alors, dirigisme ou
non ? Avant de trancher, ou plutôt dans le but de le faire en toute
connaissance de cause, il faut rappeler certains faits.
Lors
de la crise de 1770, d’abord, Turgot a maintenu la liberté du commerce des
grains dans sa généralité malgré les avis contraires et l’opposition d’une
grande partie du peuple, comme le rappelle Joseph Nio.
[119]
Afin de convaincre ses administrés des avantages de la liberté du commerce des
grains, il distribua des exemplaires des édits de 1763 et 1764, qui avaient
apporté cette liberté et en indiquaient les raisons, ainsi que la brochure de
Le Trosne intitulée La liberté du commerce des grains, toujours utile et jamais nuisible.
« J’ai cru
devoir faire distribuer de nouveau dans la province un assez grand nombre d’exemplaires
de la déclaration du 25 mai 1763 et de l’édit de juillet 1764, afin d’en
répandre la connaissance. J’y ai joint un ouvrage composé par M. Letrosne, avocat du roi au baillage d’Orléans, qui démontre
avec autant de clarté que de force, et qui doit rendre sensible à tous esprits
la sagesse et l’utilité de ces lois dans tous les temps et dans toutes les
circonstances… Je ne doute pas que, pénétré, comme l’auteur, de la solidité des
vues bienfaisantes qui ont engagé à consacrer par une loi solennelle la liberté
du commerce des grains, vous ne vous fassiez un devoir et un plaisir de travailler
à répandre la même conviction dans tous les esprits. Les moyens d’y parvenir
sont de répondre avec douceur et en détail aux plaintes populaires que vous
entendez chaque jour, de parler le langage de la raison plus que celui de l’autorité,
d’engager les curés, les gentilshommes, toutes les personnes qui, par leur état
et leurs lumières, sont à portée d’influer sur la façon de penser du peuple, à
lire l’ouvrage de M. Letrosne, afin que, persuadés
eux-mêmes, ils puissent travailler de concert avec vous à persuader les
autres. » [120]
Le
non-libéralisme de Turgot en Limousin se fonderait-il uniquement sur quelques
mesures énergiques dictées par la situation ? Certes, pendant la crise de
1770, il obligea les propriétaires à prendre en charge leurs métayers ou colons
et de payer leur subsistance. [121]
Cette interdiction de les renvoyer n’avait cependant pour objet que la
protection des individus, car un tel renvoi en pleine crise de subsistance,
pour les métayers et colons, aurait signifié pour eux la mort. De la même
façon, les ateliers de travail ne furent fondés qu’après avoir obtenu tous les
secours possibles de l’initiative privée. En effet, avant de lancer son projet
d’ateliers de travail, Turgot sollicita les propriétaires et riches du Limousin
pour les engager à effectuer des travaux dans leurs propriétés, employant ainsi
des pauvres sans travail. Ce n’est qu’en ayant constaté l’insuffisance de ce
premier moyen privé, l’initiative individuelle, qu’il la compensa par une
initiative publique temporaire.
Dans
l’esprit de Turgot, ces mesures, dictées par l’impératif de protection des
individus dans une situation exceptionnelle, ne déviaient en aucun cas des
impératifs de son système de liberté économique. C’est ainsi qu’il écrivit, en
pleine crise, cette phrase confondante : « Si
j’avais douté des principes sur la liberté, l’expérience actuelle m’en démontrerait
la nécessité. » [122]
En
vérité, la protection des plus démunis par la puissance publique, après
épuisement des ressorts de l’initiative privée, formait pour Turgot une
conséquence des principes du libéralisme. C’est donc en étant pleinement conséquent
avec lui-même que dans le même mois, Turgot pouvait préparer l’établissement de
bureaux de charité, distribuer de l’aide aux pauvres incapables de travail, et
répandre l’écrit de Le Trosne sur la liberté du
commerce, maintenir lui-même les dispositions sur cette même liberté, et même
réclamer, dans sept lettres d’un profond libéralisme, le maintien d’une liberté
complète et absolue de vendre et d’acheter, à l’intérieur comme à l’extérieur
du territoire, le blé et les céréales.
Ce
fut en effet en pleine crise, en plein déploiement de son dispositif d’aide que
Turgot rédigea les fameuses Lettres à l’abbé
Terray sur la liberté du commerce des grains. [123]
Dans ces lettres, il ne lâche sur aucun point. Quand l’application de ses
mesures d’aide pourrait nous apparaître comme un désaveu partiel du libéralisme
radical qu’il a toujours prôné, lui voyait dans toute cette situation une
confirmation, plus éclatante qu’aucune autre, du bienfondé de son libéralisme.
« Tout ce que j’ai vu depuis m’a confirmé dans ma façon de penser, écrit-il
dans ces lettres à son ministre, et surtout l’affreuse disette que j’ai eu le
malheur de voir de très près l’année dernière. […] J’étais à portée de comparer
à chaque instant les principes avec les faits. » [124]
Ces
lettres étaient nées d’une sollicitation du nouveau Contrôleur général, l’abbé
Terray, sur les avantages et les inconvénients d’une suppression de la liberté
du commerce des grains. La réponse de Turgot, que la liberté était la seule
solution et les restrictions une erreur au double point de vue moral et économique,
était semblable à celle qu’il avait énoncé pendant treize ans, à chaque
occasion semblable. En effet, dès qu’on lui demandait son avis
sur une question, Turgot répondait en faveur de la liberté. Dès qu’un de ses
amis économistes s’écartait même légèrement de la liberté en traitant d’une
question, Turgot le sermonnait dans le but de le remettre dans le droit chemin.
Ainsi en fut-il avec Dupont de Nemours, qui était pourtant le plus libéral des
physiocrates, lorsque celui-ci traita de la question de la compagnie des Indes,
société qui gérait en monopole le commerce avec une partie de l’Asie.
« Si le
commerce de l’Inde a besoin pour se soutenir de compagnies, dit Turgot, c’est-à-dire,
s’il n’est pas lucratif par lui-même et indépendamment des secours du gouvernement,
il est plus avantageux à l’État qu’il ne se fasse point et qu’on tire les
marchandises des autres nations. Vous ne devez pas dire autre chose, car si
vous vouliez dire plus, vous sortiriez de la question. La question est et doit être celle de la liberté, et doit être résolue
par la liberté. Que le commerce soit lucratif ou non, c’est là l’objet
particulier des spéculations du négociant qui saura bien faire ou ne pas faire
ce commerce suivant qu’il conviendra à ses intérêts. L’affaire de l’homme d’Etat
est de lui dire : faites ce que vous voudrez ; ce n’est pas à lui à
examiner si le commerce est bon ou mauvais ; si le commerçant y gagne, il
est bon ; s’il y perd, il est mauvais. Dans le premier cas, il se
fera ; dans le second, il ne se fera pas. » [125]
Turgot
ne pouvait cesser d’être libéral juste parce qu’il avait à remplir une fonction
d’intendant.
Bien
loin que cette intendance ait été pour lui le signe des défauts de son
libéralisme économique, elle en fut la confirmation, et même l’occasion de son
déploiement. Preuve en est son intense activité d’économiste. C’est en effet durant
la période de son intendance dans le Limousin que Turgot a composé la grande
majorité de ses écrits économiques, qui respirent tous un libéralisme radical.
Le
premier de ces écrits, par son importance, s’intitule sobrement les Réflexions sur la formation et la distribution
des richesses, « premier traité digne de ce nom » de science
économique selon Gustave Schelle. [126]
Division du travail, souveraineté du consommateur, propriété privée, rôle du
capital, etc., tous les concepts clés d’une économie de marché sont présentés,
fournissant un canevas aux œuvres systématiques qu’allaient être la Richesse des Nations d’Adam Smith et le Traité d’économie politique de
Jean-Baptiste Say. « Jamais plus d’idées justes sur de pareilles matières ne
furent contenues en moins de pages » dira élogieusement Eugène Daire. [127]
Citons
ensuite le Mémoire sur les prêts à
intérêt qui défend la liberté de fixation du taux d’intérêt dans le crédit,
réfute l’opposition d’Aristote et celle des pères de l’Eglise, et combat les
lois sur l’usure. Turgot y explique avec bon sens que c’est une erreur de
croire que l’intérêt de l’argent dans le commerce doive être fixé par les lois
des princes : c’est un prix courant qui se règle de lui-même, comme celui de
toutes les autres marchandises.
Nous
avons encore les Lettres sur la marque
des fers. Il s’agit pour Turgot de critiquer un système de
« marque » limitant le commerce des métaux entre la France et les
autres nations, tout cela avec la prétention qu’une telle interdiction
partielle puisse favoriser la production nationale. L’intendant du Limousin y
montre le caractère illusoire d’un tel système et expose dans les grandes
lignes ses principes économiques quant aux fonctions de la puissance publique
eu égard aux matières économiques.
« Ce que
doit faire la politique, écrit-il, est donc de s’abandonner au cours de la
nature et au cours du commerce, non moins nécessaire, non moins irrésistible
que le cours de la nature, sans prétendre le diriger ; parce que, pour le
diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir
suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des
hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement
impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le
plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de
se tromper au moins de la moitié. […] J’ajoute que, si l’on avait sur tous ces
détails cette multitude de connaissances qu’il est impossible de rassembler, le
résultat en serait de laisser aller les choses précisément comme elles vont
toutes seules, par la seule action des intérêts des hommes qu’anime la balance
d’une concurrence libre. » [128]
Le
Mémoire sur les mines et carrières,
bien que traitant d’une question toute particulière, celle de la liberté que
peut avoir un propriétaire de creuser des galeries sous son terrain, énonce
aussi à plusieurs endroits le libéralisme radical de Turgot. On lit par exemple
que « toute loi inutile est un mal, par cela seul qu’elle est une restriction
à la liberté, qui par elle-même est toujours un bien »[129]
ou que quand l’initiative individuelle peut agir, « pourquoi vouloir faire
par contrainte ce qui peut se faire librement ? » [130]
L’article Valeurs et monnaie rattache Turgot à la
tradition subjectiviste française qui s’est épanouie dans l’école autrichienne
d’économie. Il y développe le principe de Galiani selon lequel « l’homme
est la commune mesure de toute chose », conduisant sur ce fondement toute
une analyse subjective de la valeur.
Les
Lettres à l’abbé Terray sur la liberté du
commerce des grains forment le dernier texte d’importance issue de la
période limousine. Ces lettres, composées en pleine période de crise, ont été
décrites par Poirier comme « une profession de foi physiocratique et un
plaidoyer en faveur de la liberté commerciale » [131]
Il est vrai qu’elles regorgent de passages où s’exprime le libéralisme le plus
radical, le plus intransigeant. On lit par exemple :
« Monsieur,
si quelque chose presse, ce n’est pas de mettre de nouvelles entraves au
commerce le plus nécessaire de tous ; c’est d’ôter celles qu’on a malheureusement
laissé subsister. […] S’il y a jamais eu un temps où la liberté la plus entière, la plus absolue, la plus débarrassée de
toute espèce d’obstacles ait été nécessaire, j’ose dire que c’est celui-ci,
et que jamais on n’a dû moins penser à donner un règlement sur la police des
grains. Prenez du temps, Monsieur, et prenez-en beaucoup ; j’ose vous en conjurer
pour le salut des malheureux de cette province et de celles qui ont été comme
elle frappées de stérilité » [132]
Tous
ces écrits furent composés durant la période de l’intendance du Limousin. Elles
finissent de convaincre que Turgot avait en lui une philosophie, un système solidement
ancré, et que cette philosophie ou ce système était le libéralisme. C’est ce
libéralisme qu’il entendit mettre en pratique dans sa généralité, sans jamais
dévier, sans jamais y renoncer.
Selon
Turgot lui-même, l’ensemble de ses mesures, sans exception aucune, étaient
autant de mises en application de son libéralisme. Selon nous, elles comportent
certains éléments d’interventionnisme qui cependant s’avèrent justifiés compte
tenu de l’état peu développé de l’économie du Limousin à l’époque, et de la
gravité de la crise à laquelle elle était confrontée, laquelle emportait les pauvres par centaines
par manque du plus strict minimum de nourriture.
Telle
fut donc l’ambition de Turgot, tels furent donc les fondements de son action
comme intendant. Qu’en a-t-il été de leurs conséquences ? Sur chaque sujet
considéré séparément, les résultats ont-ils été à la hauteur des ambitions ?
Pris globalement, enfin, le Limousin a-t-il connu une période de développement,
s’est-il amélioré entre le moment où Turgot y prit ses fonctions comme
intendant et celui où, appelé au ministère, il finit par le quitter ?
Ici
encore, il y aurait à considérer les circonstances, avant d’en venir aux
résultats eux-mêmes. Il y aurait à rappeler le peu d’appuis qu’un intendant d’une
généralité aussi négligée que le Limousin recevait habituellement des ministres
et des personnes de la cour. Il y aurait en outre à détailler les nombreuses
indisponibilités de Turgot pour cause de maladie, attaqué qu’il était si
souvent par la goutte, à laquelle il succomba finalement.
Plus
fondamentalement, il faut redire que réformer dans le Limousin était difficile,
à cause du fait que le peuple rejetait d’instinct toute nouveauté, fût-elle de
nature à améliorer sa condition. C’est qu’il y avait dans l’esprit de cette
population, comme notait Gustave d’Hugues, « une instinctive répulsion
pour tout ce qui est nouveau » et « un entêtement extrême dans ses
opinions, et partant dans ses préjugés ». [133]
« Si l’homme limousin est très enraciné dans son sol, il l’est aussi dans
ses usages, ses habitudes, ses préjugés même. La routine est très tenace et la
crainte de toute nouveauté rend bien des réformes impossibles » écrivit
quant à lui René Lafarge. [134]
L’amélioration économique, elle, était limitée ou rendue difficile en raison
des idées de la population, qui considérait la richesse comme honteuse à gagner
mais glorieuse à dépenser, et qui poussait tous les entrepreneurs ingénieux à
quitter leur activité sitôt constituée une petite fortune. « Dès qu’un
homme a fait fortune par le commerce, notait Turgot lui-même, il s’empresse de
le quitter pour devenir noble. Les capitaux qu’il avait acquis sont bientôt
dissipés dans la vie oisive attachée à son nouvel état, ou, du moins, ils sont
entièrement perdus pour le commerce. Le peu qui s’en fait est donc tout entier
entre les mains de gens presque sans fortune, qui ne peuvent former que des
entreprises bornées, faute de capitaux, et qui sont presque toujours réduits à
faire rouler leur commerce sur l’emprunt. » [135]
Or, afin qu’une économie se développe, plus que le montant des capitaux, l’essentiel
est dans la mentalité productive. Si les nations industrieuses se relèvent si
vite après les guerres destructives, c’est bien que, le capital en partie
détruit, ils ont encore la même morale économique, les mêmes idées sur l’effort
et le travail, et ce sont sur ces idées que se fonde leur rebond.
Sur
les principaux sujets auxquels l’intendant fut confronté, Turgot en retira de
larges succès, quoique parfois contrastés.
En
remplaçant les corvées par un impôt en argent, il solutionna le problème des
routes du Limousin, célèbres pour leur piteux état, pour en faire des modèles.
C’est ainsi qu’Arthur Young fut très élogieux quand il parcourut la région
juste avant la Révolution. « La renommée laissée ici par Turgot est
considérable écrivit-il. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort
au-dessus de tout ce que j’ai vu en France, comptent parmi ses bonnes
œuvres ; on leur doit bien ce nom, car il n’employa pas les
corvées. » [136]
La
réforme des milices supprima une source de troubles et l’une des manifestations
de l’arbitraire royal qui troublait le plus l’ordre des familles et la paix
dans les villages. On peut regretter que la pratique suggérée par Turgot, si
naturelle, ait été alors à la limite de la légalité, mais le blâme, dans ce
cas, ne pourrait retomber sur l’intendant.
La
réforme de la taille, enfin, introduisit une plus grande justice en supprimant
des abus et une grande dose d’arbitraire. Elle doit être vue comme un progrès.
Néanmoins, cette taille tarifée, revue et corrigée par Turgot, resta
impopulaire à son époque, du fait des difficultés d’application. L’impossibilité
d’établir un véritable cadastre empêcha aussi d’atteindre le plus haut niveau
de justice.
Enfin,
les mesures vigoureuses prises par Turgot lors de la crise de 1770 ont permis
de limiter assez nettement les ravages que le manque de nourriture et de
travail s’apprêtaient à faire subir à cette province. « Par cet ensemble
de mesures pratiques et énergiques, écrit René Lafarge, la généralité fut
efficacement soulagée et fut préservée d’une horrible famine. À ce point
de vue, les réformes de Turgot furent couronnées d’un plein succès » [137]
Les
réformes de moindre ampleur et de moindre ambition ont connu quant à elles des
résultats variés.
Malgré
les efforts de Turgot, la culture et la consommation de pomme de terre resta
extrêmement marginale. Cependant elle connut un léger pic durant la crise de
1770, et en vérité, à en croire René Lafarge, « la pomme de terre
contribua pour une grande part à éviter la famine ». [138]
Le peuple limousin avait vaincu ses préjugés par la force de la nécessité. Ce
fut néanmoins très graduellement qu’il adopta la pomme de terre. Comme raconte
Schelle, « le peuple donna d’abord les pommes de terre aux bestiaux ;
il s’en servit ensuite pour lui-même. » [139]
Afin
de lutter contre la très forte mortalité des femmes en couche et la succession
des drames lors des accouchements effectués dans la région, Turgot avait
institué des cours d’accouchement sous la direction de Mme de Coudray. Peu de personnes se montrèrent cependant disposées
à effectuer cette dépense et le cours peina à trouver ses élèves. « Ce fut
un échec complet » écrira clairement Lafarge. [140]
Animé
d’un sentiment similaire, mais appliqué cette fois au bétail, Turgot institua
une école vétérinaire, faisant venir le docteur Mirra,
de Lyon. Le but était d’aider les cultivateurs et d’améliorer la rentabilité
des élevages en enseignant les meilleures pratiques en termes de santé des
animaux. Le nombre des élèves inscrits fut trop faible pour que l’expérience
puisse continuer. Comme l’école d’accouchement, ce fut donc un échec.
De manière générale, la partie purement
agricole des réformes de Turgot s’avéra peu fructueuse, ce qui naturellement a
de quoi étonner de la part d’un proche des physiocrates. [141]
Ainsi l’introduction de l’élevage des vers à soie eut un résultat mitigé car ce
type de culture eut un faible développement. Il en fut de même pour les
prairies artificielles. Dans l’ensemble, il était difficile d’innover dans une
région où se transmettait sans grand ajout les pratiques agricoles ancestrales.
Quoiqu’il
n’ait pas eu l’impact anticipé sur les pratiques agricoles, l’intendant
améliora cependant de manière sensible la condition de ses agents, les
agriculteurs du Limousin. Par ses grandes réformes, Turgot a rendu meilleure ou
moins terrible la situation du paysan moyen, comme c’était clairement son objectif.
Ainsi que l’écrit Gustave d’Hugues, « les améliorations apportées dans le
système de la taille tarifée, les demandes en diminution d’impôt, la
suppression de la corvée pour la construction des chemins, les réformes de la
milice, toutes ces mesures pleines de prévoyance, de sagesse et d’humanité n’avaient,
dans la pensée de Turgot, qu’un seul but, le soulagement des agriculteurs. »
[142]
Le
même auteur a décrit dans des termes très clairs les progrès réalisés par la
province sous l’intendance de Turgot. « La
situation financière de la province s’améliore. […] L’agriculture, l’industrie
et le commerce, débarrassés des entraves qui gênaient leur essor, et puissamment
favorisés par l’application des principes de la science économique, font
circuler la richesse et renaître l’abondance en un pays déshérité. » [143]
Sismondi, peu susceptible d’un a priori libéral,
écrivit dans la même veine : « Turgot avait fait de sa province
une espèce de Salente. C’était un Fénelon à l’œuvre
avec une intelligence plus vive de la réalité, un sens plus fort, une main plus
virile. Ses principes étaient nouveaux, surtout pour un administrateur ; mais
tel était l’ascendant de son caractère, qu’il imposait aux ministres eux-mêmes,
et qu’ils laissaient passer ses réformes avec étonnement et respect. »[144]
Turgot
eut un impact remarqué sur l’industrie du Limousin, un fait qu’illustre en
particulier le succès célèbre de la porcelaine. « L’industrie existait
bien en Limousin à l’arrivée de Turgot, écrira René Lafarge, mais son intendance
coïncida précisément avec l’avènement de la grande industrie. » [145]
Et cette grande industrie, au moment où l’Angleterre connaissait les prémisses
de la grande révolution industrielle, serait d’une importance cruciale pour le
développement économique du Limousin, de sorte que l’on peut affirmer que si
Limoges, par exemple, est devenu une cité ouvrière au XIXe siècle, c’est
en partie à Turgot qu’elle le doit.
Une
preuve vraiment décisive de ce que l’intendance de Turgot fut, considérée dans
sa globalité, une véritable réussite, est fournie par le fait que l’administrateur
du Limousin ait été à plusieurs reprises récompensé par des propositions de
plus hautes fonctions.
Dans
les premières années de son intendance du Limousin, on lui proposa celle de
Lyon, en se fondant sur ses succès à Limoges (et la demande de sa mère), mais
Turgot déclina l’offre. « Cette place me paraîtrait certainement très
désirable par elle-même, répondit Turgot ; j’y gagnerais une augmentation
assez considérable de revenu, un séjour beaucoup plus agréable et, par la
différence des circonstances où se trouvent les deux généralités, une grande
diminution de travail. Mais tous ces avantages sont balancés par une
circonstance dont j’ai eu l’honneur de vous dire un mot lorsque vous avez bien
voulu me parler de Rouen, et qui a été un des plus forts motifs pour m’empêcher
de profiter de vos bontés. […] J’ai commencé un très grand travail sans avoir pu encore rien achever. Je vous avoue que, malgré
la peine qu’il doit me donner, je l’abandonnerais à regret. » [146]
À
en croire Kiener, l’intendance du Limousin représenta
pour Turgot quelques années d’école. [147]
Comme l’écrit également Joseph Tissot, elle fut pour le jeune intendant « l’occasion
de se montrer comme administrateur ». [148]
C’était d’ailleurs précisément ce qui lui avait été demandé dès son envoi à
Limoges : faire ses preuves. Au sortir de treize années passées dans le
Limousin, et après la concrétisation de ses réformes majeures et originales, la
renommée ne tarda pas à s’attacher à son nom, déjà célèbre par l’action de son
père, prévôt des marchands de la ville de Paris. « Le succès perpétué
pendant dix années contribua beaucoup à la réputation de l’Intendant, écrira
Dupont de Nemours. Il a servi peut-être à lui frayer le chemin du
ministère. » [149]
C’est aussi en se faisant le porte-parole du peuple français que Condorcet
écrira à son ami ces mots, quand il arrivera au ministère : « Toutes
les provinces attendent de vous ce que vous avez fait au Limousin. » [150]
Le
20 juillet 1774, Turgot fut fait ministre de la Marine. Il passera au Contrôle
général le 24 août. Dans le Limousin, l’effervescence fut soulignée de toute
part. « La nomination de Turgot au Contrôle général a eu l’approbation
universelle. Il était adoré dans la province dont il était l’intendant ». [151]
Le Mercure de France rapporte même
des cérémonies organisées à Limoges : « Dès que les habitants de la
ville de Limoges ont appris que le roi avait nommé à la place de contrôleur
général M. Turgot, leur ancien intendant, ils ont fait éclater leur joie par
une fête publique ; les officiers municipaux, précédés de la bourgeoisie
en armes, avec l’appareil usité, ont fait tirer le 8 de ce mois un feu d’artifice,
terminé par un soleil tournant, au milieu duquel on lisait : Vive
Turgot ! Le peuple y a applaudi par de vives acclamations. » [152]
De
telles effervescences sont sans doute le meilleur témoignage que l’on puisse
fournir pour illustrer le succès de Turgot en Limousin, et l’attachement du
peuple, du bas peuple surtout, pour son célèbre intendant. Quelles meilleures
preuves de réussite en effet pour un administrateur que d’être aimé, d’être
regretté même, et surtout des humbles ?
Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, Paris, 1913-1924
Gustave d’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges,
Paris, Guillaumin, 1859
René Lafarge, L’agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot,
Paris, 1902
Michel C. Kiener
& Jean-Claude Peyronnet, Quand Turgot
régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, Fayard, 1979.
Douglas
Dakin, Turgot and the Ancien
Régime in France, New York, Octogon Books, 1965
Jean-Pierre Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès social,
Perrin, 1999
Paris, 24 août 1761.
Depuis que j’ai
reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, Monsieur, un
changement qui me concerne a eu lieu ; et j’ai le malheur d’être Intendant. Je
dis le malheur ; car dans ce
siècle de querelles, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude
et ses amis.
C’est à Limoges
qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble, qui m’aurait mis à
portée de faire de petits pèlerinages à la chapelle de Confucius, et de m’instruire
avec le grand-prêtre. Mais votre ami M. de Choiseul a jugé que pour remplir une
place aussi importante j’avais encore besoin de quelques années d’école ;
ainsi je n’espère plus vous voir de longtemps, à moins que vous ne reveniez
fixer votre séjour à Paris : chose que je désire plus que je n’ose vous la
conseiller.
Vous n’y
trouveriez sûrement rien qui vaille votre repos, rem prorsus substantialem,
disait le très sage Newton. Vous jouissez de la gloire comme si vous étiez
mort, et vous vous réjouissez comme un homme bien vivant ; sans être à Paris,
vous l’amusez, vous l’instruisez, vous le faites rire ou pleurer selon votre
bon plaisir. C’est Paris qui doit aller vous chercher.
Je vous remercie
d’avoir pensé à moi pour me proposer de souscrire à l’édition que vous préparez
des œuvres du Grand Corneille ; et j’ai en même temps bien des excuses à
vous faire d’avoir tant tardé à vous répondre ; d’abord le désir de rassembler
un plus grand nombre de souscriptions ; ensuite les devoirs du premier moment
de l’intendance, et sur le tout un peu de paresse à écrire des lettres, ont été
les causes de ce retardement. J’en suis d’autant plus fâché que je n’ai à vous
demander qu’un petit nombre d’exemplaires, la plus grande partie de mes amis
ayant souscrit de leur côté.
Au reste vous ne
devez pas douter que le public ne s’empresse de concourir à votre entreprise.
Indépendamment de l’intérêt que le nom du Grand Corneille doit exciter dans la
nation, les réflexions que vous promettez rendront votre édition infiniment
précieuse. J’ai cependant appris avec peine de M. d’Argental
que vous ne comptez en donner que sur les pièces restées au théâtre. Je sens
que vous avez voulu éviter les occasions de critiquer trop durement Corneille
en élevant un monument à sa gloire. Mais je crois que vous auriez pu balancer
avec ménagement ses beautés et ses fautes, sans vous écarter du respect dû à sa
mémoire, et que la circonstance prescrit d’une manière encore plus impérieuse :
vous avez fait des choses plus difficiles, et je pense que l’examen approfondi
des pièces mêmes qu’on ne joue plus, serait une chose utile aux lettres, et surtout
aux jeunes gens qui se destinent à l’art. Votre analyse leur apprendrait à
distinguer les défauts qui naissent du sujet de ceux qui tiennent à la manière
de le traiter. Vous leur indiqueriez les moyens d’en éviter quelques-uns, de
pallier les autres : vous leur feriez envisager les sujets manqués sous de
nouvelles faces qui leur feraient découvrir des ressources pour les embellir.
L’arrêt du
Parlement sur les Jésuites et le réquisitoire qui l’a provoqué, ne vous ont-ils
pas réconcilié avec Me. Omer ?
« Vous allez être bien unis :
Tous deux vous forcez des
murailles,
Tous deux vous gagnez des
batailles
Contre les mêmes ennemis. »
La Cour est
embarrassée du parti qu’elle prendra. Pour moi je voudrais qu’on fît à ces
pauvres Pères le bien de les renvoyer chacun dans sa famille avec une pension
honnête et un petit collet. Il y en a si peu de profès, que les économats ne
seraient pas fort surchargés ; les particuliers seraient heureux, le corps n’existerait
plus, et l’État serait tranquille.
Adieu, Monsieur,
je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d’être persuadé que personne n’est
avec un attachement plus vrai, votre très humble, etc.
Quoique le peu
de temps qui s’est écoulé depuis que Sa Majesté a daigné me confier l’administration
de la généralité de Limoges ne m’ait pas permis d’acquérir des lumières aussi
étendues et aussi détaillées que je l’aurais désiré sur la comparaison des
forces et des charges de cette partie du royaume, les connaissances que j’ai
réussi à me procurer ne suffisent que trop pour me donner la triste certitude
de la misère qu’on y éprouve. Dans le compte que je dois en rendre au conseil,
je me suis attaché à ne présenter aucun fait dont je ne croie pouvoir assurer
la vérité : heureux si ce tableau peut être tracé avec des couleurs assez
fidèles pour émouvoir le cœur de Sa Majesté, et si en portant dans ces
provinces un titre pour faire respecter son autorité, je pouvais en même temps
y répandre les preuves de sa bonté paternelle !
Il est certain
que le Limousin et l’Angoumois, qui composent en quelque sorte toute la
généralité de Limoges, ont perdu beaucoup de leurs richesses. Les habitants
tiraient autrefois de leur sol et de leur industrie des profits considérables,
qui leur faisaient supporter aisément les charges de l’État. Il est bien vraisemblable
que les surcharges occasionnées par leur ancienne richesse ont contribué plus
que toute autre chose à leur misère actuelle. Mais, quelle que soit la cause de
la cessation de leurs profits, il est de la justice de Sa Majesté de leur accorder
des modérations proportionnées à leurs pertes.
Les principales
sources de l’ancienne aisance de ces habitants étaient la production et la consommation
de leurs grains et de leurs vins, l’engrais des bestiaux, le commerce des
chevaux, et l’exploitation de quelques manufactures de papeterie, clouterie, et
autres.
Les grains qui
se récoltent dans la généralité sont de deux genres différents : ceux qui
peuvent faire un objet de commerce, et ceux qui sont de pure consommation dans
le pays. Les habitants en général sont très pauvres. L’impossibilité où cette
pauvreté les met de faire les avances qu’exige la culture des grains les plus
précieux, fait qu’ils se trouvent réduits à donner leurs soins à la culture du
blé noir, du blé d’Espagne, et de certaines raves qui leur coûtent peu à semer,
exigent très peu de frais d’exploitation, et suffisent à leur nourriture. Ils y
joignent la châtaigne, qu’ils font sécher à l’ombre et qu’ils conservent ainsi
pendant l’hiver, pour être mangée sans autre préparation que de la faire
bouillir. Ces quatre sortes de denrées sont ici de première nécessité, puisqu’elles
suppléent au pain de froment ou de seigle, dont la plus grande partie du peuple
limousin n’a jamais mangé.
Le blé et le
seigle se trouvent ainsi réservés pour la consommation des habitants un peu
aisés, ou pour le commerce, sans lequel le cultivateur est absolument ruiné et
ne peut plus payer ses charges.
Cependant, j’ai
déjà observé, en envoyant l’état général des récoltes de ces provinces, que le
blé noir et le blé d’Espagne ne promettaient pas une abondante récolte ; qu’ils
avaient déjà manqué dans les années précédentes, ce qui me rendait encore plus attentif
à l’événement de cette année. Je vois actuellement avec douleur que les récoltes
de ces denrées seront mauvaises, ce qui a été occasionné et décidé par les dernières
chaleurs, et que les châtaigniers, loin de promettre un dédommagement, annoncent,
par la chute prématurée de leurs feuilles, que cette denrée sera en médiocre
quantité et peu susceptible d’être gardée. Je ne puis dissimuler que celles des
paroisses qui éprouveront ces malheurs seront en proie
aux horreurs de la famine, sans qu’il me soit pour ainsi dire possible de leur
accorder des secours. Ces denrées ne se sèment que pour la consommation et ne
se commercent point ; et les blés mêmes, quand ils sont abondants, ne
pourraient, sans ruiner le cultivateur, tomber à un prix auquel le pauvre
habitant pût atteindre. C’est ce qui m’a fait déjà observer que nous craignons
à la fois les horreurs de la disette et les inconvénients de l’abondance.
Mais un objet
plus affligeant encore mérite la plus grande considération : les blés dont
le commerce faisait la seule ressource du cultivateur, ainsi que je viens de l’exposer,
les blés sont depuis quelques années frappés d’un fléau particulier à cette
province, qui détruit et dans le champ, et même après la récolte, le grain dont
le laboureur faisait toute son espérance.
J’ai déjà
annoncé au conseil les effets de ce fléau. Une espèce particulière de papillons
dépose ses œufs dans l’épi avant qu’il soit parfaitement formé, et il en sort
une petite chenille qui, enfermée dans le grain même, en dévore toute la
farine et sort ensuite changée en papillon. Sur le rapport qui en a été précédemment
fait par M. de Marcheval, M. le contrôleur général a
député deux commissaires de l’Académie des sciences, qui, après deux ans de
travaux et d’observations assidues, n’ont pu encore découvrir un remède sûr et
applicable sans inconvénients à tous les cas.
Dans la lettre
dont j’ai accompagné l’état des récoltes, je n’avais évalué le dommage causé
par cet insecte qu’à un tiers de diminution sur la récolte totale ; mais je
suis instruit qu’il peut être beaucoup plus considérable, et qu’une grande
partie du blé qui paraît conservé, ne l’étant que parce que l’insecte y a péri,
soit en chenille , soit en chrysalide, avant sa métamorphose en papillon, non seulement
ne peut plus faire un objet de commerce, mais même peut devenir nuisible dans l’usage
par la mauvaise qualité qu’il communique au pain.
J’ai déjà eu l’honneur
d’observer à M. le contrôleur général que ce fléau, purement local, n’en est
que plus funeste au canton qu’il afflige, la diminution qu’il cause dans le
produit des récoltes étant toute en pure perte pour le propriétaire, qui n’en
est dédommagé par aucune augmentation dans le prix de la denrée, et qui
souffre, pour le peu qu’il recueille, de la non-valeur résultant de l’abondance
générale.
Les vignes ne
rapportent pas beaucoup cette année ; mais le malheur de cette province est
tel, que cette pénurie est même préférable à l’abondance. Il en coûtera moins
de frais de récolte et de garde, car pour la vente elle ne se fait point. Le
commerce est interrompu avec l’étranger par la guerre ; le débouché qu’offrait
le port de Rochefort est totalement fermé depuis l’interruption des armements,
et la consommation qui se fait sur les lieux est si médiocre que, malgré le prix
vil où se trouve cette denrée, presque tous les colons ont encore les vins des
deux dernières récoltes. Ces vins, dont le débit se faisait par l’exportation,
rendaient autrefois un argent qui facilitait la perception des impôts. C’est
encore un avantage dont se trouvent privées ces provinces, et qui leur est particulier.
Il en est de
même de l’engrais des bestiaux. Il est étonnant combien depuis quelques années
cet objet de l’industrie des habitants a diminué. On élevait autrefois dans ces
cantons des bœufs qui se vendaient pour la consommation de Paris : c’était une
des premières ressources des habitants pour le payement de leurs impôts, parce
que cette vente répandait de l’argent dans le pays par l’acquisition des
bestiaux et la consommation que le concours des marchands occasionnait. De là
est née cette célébrité des foires du Limousin, cause de la surcharge dont se
plaint aujourd’hui la province. Mais depuis quelque temps elles sont tombées
dans le discrédit, soit parce que la consommation de Paris est diminuée, soit
parce que les marchands pour l’approvisionnement de cette capitale ont donné la
préférence aux foires de Normandie comme plus voisines. Dans les autres
guerres, la fourniture des armées pouvait dédommager de la diminution qu’elles
occasionnaient dans la consommation de Paris ; mais, dans la guerre actuelle, l’extrême
éloignement des armées et la facilité que trouvent les fournisseurs à s’approvisionner
en Allemagne et en Suisse, ont porté le dernier coup aux ressources que la
province tirait de ce commerce, et ne lui laissent d’espérance que dans la
bonté du roi.
Je ne puis m’empêcher
d’arrêter un moment l’attention du conseil sur un autre objet de commerce
propre à ces provinces, et qui est également diminué, c’est celui des chevaux.
Les foires de Chalus et de Limoges ont été fameuses.
Les chevaux
limousins sont reconnus pour excellents. Il s’en est fait autrefois un grand
commerce, qui faisait entrer une quantité considérable d’argent dans la province,
et facilitait le recouvrement des impositions. Ce commerce est aujourd’hui
presque entièrement tombé. Peut-être avec quelques encouragements
parviendra-t-on à le rétablir ; mais dans le moment présent on ne peut l’envisager
comme une ressource pour le payement des impositions.
À ce récit vrai
et malheureusement trop général, nous joignons un détail particulier de celles
des paroisses qui ont souffert encore des grêles, gelées ou inondations, dont
une partie serait dans le cas de solliciter une décharge absolue plutôt qu’une
diminution, ayant éprouvé ces malheurs pour la troisième et quatrième année
consécutives.
Cependant,
depuis le commencement de ce siècle, le brevet de la taille est augmenté de 700
000 livres. Il l’est même cette année sur la précédente.
En
effet, le brevet porte, pour l’année 1762, la somme de …… Et
celui de l’année dernière n’était que de
……………………
La
généralité a encore profité l’année dernière d’une diminution dans la
formation des commissions des tailles …………… Et,
en y joignant celle accordée par Sa Majesté, par un un
arrêt particulier, de la somme de …………………………………… Il
se trouve que le montant du brevet, pour la taille de 1762, excéderait la
taille effective de l’année dernière, de …………. |
2 210 220
l. 1 s. 8 d. 2 198
461 15 » 11
758 6 8 15
960 » » 120
000 » » 147 718
l. 6 s. 8 d. |
Loin que cette
augmentation soit praticable, j’ose assurer au conseil que, si nous ne sommes
pas en état d’apporter encore une modération considérable sur les cotes de l’année
dernière, il est inutile de se flatter d’un recouvrement. Le receveur des
tailles de Limoges est actuellement en avance de plus de 360 000 livres. Les
autres le sont à proportion ; il paraît que la généralité est arriérée sur la
taille de plus d’un million. Elle paye le troisième vingtième ; elle n’aura
cette année ni blés, ni vins, ni bestiaux à vendre, pour retirer de l’argent.
Les receveurs seront forcés d’user de contraintes, et les habitants, qui sont
dans l’usage de travailler une partie de l’année hors de la province, prendront
peut-être le parti d’abandonner totalement leur pays natal pour chercher
ailleurs, et peut-être dans la mendicité, une subsistance qu’ils ne pourront
plus trouver chez eux.
Je n’ai pas cru
devoir parler du dépérissement des manufactures, ni d’autres causes de misère
communes à toutes les provinces, telles que la désertion des campagnes, le
découragement des cultivateurs, la ra-reté de l’argent,
l’assoupissement de toute espèce de commerce, etc. Ces maux ne se font pas
moins sentir dans la généralité de Limoges qu’ailleurs, au contraire ; mais
tout le royaume les éprouve, et puisque l’État a besoin de secours, les moyens
généraux ne doivent point entrer en considération, parce que la justice du
conseil, dans la position actuelle, consiste moins à éviter une surcharge devenue
nécessaire qu’à en faire une juste répartition, à raison des malheurs
particuliers de telle ou telle contrée.
Mais je dois
encore présenter une dernière considération, que la justice la plus stricte ne
peut rejeter : c’est que, proportionnellement aux généralités voisines, celle
de Limoges est surchargée de près de 600 000 livres, ce qui se démontrerait
aisément par le calcul de ce que payent dans les unes et les autres deux
domaines de même nature et de même valeur.
Ainsi, je le
répète avec cette confiance que me donne la tendresse du roi pour ses sujets,
la généralité de Limoges est frappée des mêmes maux que tout le royaume ; elle
est particulièrement ravagée depuis peu par un fléau unique ; réduite aux
portes de la famine par le manque des denrées qui en font la nourriture
journalière, et auxquelles rien ne peut suppléer ; enfin sans ressource pour se
procurer l’argent nécessaire au payement de ses impôts, par la cessation
presque totale de son commerce des vins et de celui de ses bestiaux et de ses
chevaux ; la généralité est de plus singulièrement surchargée en proportion
des autres qui l’environnent.
D’après ces
motifs, capables d’exciter la compassion et les bontés de Sa Majesté, j’ose la
supplier d’accorder à la généralité de Limoges, sur la taille de 1762, une diminution
de 400 000 livres, tant pour subvenir aux soulagements nécessaires à presque
tous les habitants, que pour remplacer les décharges pour ainsi dire totales qu’il
sera juste d’accorder à ceux qui, privés de leurs blés par le fléau qui les
détruit, n’ayant récolté que très peu des denrées qui font leur nourriture habituelle,
sans aucune ressource, ni par la main-d’œuvre, ni par le commerce, n’auraient
plus, sans ces secours, que la fuite ou le désespoir.
J’ose espérer
cette grâce autant de la tendresse paternelle et des bontés de Sa Majesté que
de la justice du conseil.
Adieu, Monsieur,
je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d’être persuadé que personne n’est
avec un attachement plus vrai, votre très humble, etc.
L’examen que j’ai
fait, Monsieur, de la manière dont la taille est répartie dans la généralité de
Limoges, m’a convaincu que le système de la taille tarifée établi dans la vue
de remédier aux inconvénients de la taille arbitraire, est infiniment
préférable à la forme ancienne ; mais que cependant il est encore trop éloigné
de la perfection pour avoir pu procurer aux peuples tous les avantages qu’ils
doivent naturellement en espérer. J’en ai conclu que j’avais deux choses à
faire : l’une de maintenir les principes du système dans ce qu’ils ont d’utile ;
l’autre de corriger les imperfections qui peuvent subsister encore dans la manière
dont il a été exécuté. L’une et l’autre de ces vues sont conformes aux
intentions du roi, que Sa Majesté a exprimées dans sa déclaration du 30
décembre 1761, concernant la taille tarifée en usage dans la généralité de
Limoges. Vous recevrez en même temps que cette lettre un exemplaire de cette
déclaration imprimée.
Vous y verrez qu’en
autorisant par une loi expresse l’ancienne estimation des fonds de la
généralité, et le tarif d’après lequel se fait la répartition, le roi m’impose
la nécessité de réformer tout ce que les opérations faites jusqu’ici par
rapport à ces deux objets, peuvent avoir laissé de défectueux. Mais je ne puis
y réussir sans le secours des personnes qui, accoutumées à travailler d’après
les principes du tarif, ont dû connaître, par l’expérience et par les obstacles
mêmes qu’ils ont rencontrés dans leurs opérations, les avantages et les défauts
de la forme actuelle, les difficultés auxquelles elle donne lieu, et les changements
dont elle a besoin.
Quelques-uns de
MM. les commissaires m’ont déjà envoyé différents mémoires dans lesquels j’ai
trouvé plusieurs observations utiles dont je compte profiter ; mais, avant de
prendre un parti définitif, j’ai cru devoir réunir les réflexions de toutes les
personnes qui jusqu’ici se sont occupées de cette matière, et c’est dans cette
vue que je vous prie d’employer vos moments de loisir à mettre par écrit vos
idées sur les difficultés de la répartition dans les principes du tarif actuel,
sur les défauts que vous avez aperçus dans ce tarif, sur les moyens d’y remédier
et de perfectionner le système de la taille tarifée. Le travail des
vérifications que vous allez commencer vous occupera sans doute tout entier d’ici
à quelque temps, et vous serez ensuite obligé de vous livrer à celui de la
confection des rôles ; ainsi, quelque désir que j’eusse d’avoir promptement le
résultat de vos réflexions, je prévois que je ne puis vous le demander que
quelque temps après le département prochain[153] ; et
le travail même auquel vous allez être livré vous donnera plus d’une occasion
de réfléchir sur toutes les difficultés de cette matière, la plus importante de
celles qui occupent l’administration.
Vos réflexions
peuvent rouler sur trois objets qui doivent, à ce qu’il me semble, être considérés séparément.
1° L’opération
même de la confection des rôles ;
2° Les règles du
tarif, d’après lesquelles se fait la répartition, et qui sont détaillées dans
les mandements et dans les préambules des rôles ;
3° Les
estimations des fonds qui servent de base à la répartition.
Sur le premier
objet, il se présente une question qu’il serait utile de bien éclaircir. Les
rôles se font suivant deux formes absolument différentes, dont l’une a lieu
pour les paroisses tarifées, et l’autre pour les paroisses abonnées ; il est
naturel de se demander quelle est la plus avantageuse de ces deux formes. Au
premier coup d’œil, l’opération des paroisses tarifées paraît moins simple,
puisqu’on est obligé de faire une première et une seconde répartition. Cependant,
je sais que plusieurs de MM. les commissaires la regardent comme plus facile et
moins compliquée que celle qui est en usage dans les rôles par abonnement : en
effet, quoique suivant cette dernière méthode on ne fasse qu’une seule
répartition, l’on est obligé de faire auparavant un relevé par colonnes de tous
les objets susceptibles de taxe, et qui doivent être taxés sur des principes
différents. Ces relevés ont jusqu’à dix colonnes ; si le commissaire se trompe
en omettant quelque article, ou en le transportant par inadvertance d’une colonne
à une autre, cette erreur influe sur toute la répartition, et il se trouve
obligé de recommencer tout l’ouvrage ; or, il est très possible que l’embarras
de ces relevés par colonnes, et surtout le risque des erreurs qu’on peut y
commettre, soient plus qu’équivalents à la peine de faire deux répartitions. Il
n’y a guère que l’usage qui puisse apprendre aux commissaires laquelle de ces
deux méthodes est la plus facile à pratiquer, et peut-être que l’usage même
fera trouver à chacun d’eux plus facile celle à laquelle il est le plus
habitué.
Je ne vois, dans
la manière d’opérer les rôles par abonnement, qu’un avantage bien décidé, c’est
que les industries sont imposées dans ces rôles à un taux fixe qui ne peut être
ni augmenté ni diminué ; il en est de même des bestiaux, et comme ces deux
objets doivent être extrêmement ménagés pour l’utilité même de ceux qui possèdent
les fonds de terre, cette différence me paraît être un inconvénient des rôles
par tarif. Il est vrai que, pour y remédier, on a pris le parti dans ces rôles
de ne taxer en première répartition les industries, les profits de ferme et
autres objets de cette nature, qu’à la moitié de la taxe qu’ils supportent dans
les rôles par abonnement, au moyen de quoi, à moins que la seconde répartition
ne soit double de la première, ces objets payent un peu moins dans les
paroisses tarifées que dans les paroisses abonnées. Mais il en résulte toujours
que leur taxe est sujette à une variation qui ne suit aucune règle, et si l’on
a un peu remédié à l’inconvénient dont il s’agit, par rapport à l’industrie et
aux profits de ferme, on l’a laissé subsister dans son entier par rapport aux
bestiaux qui, dans les rôles par tarif, sont taxés en première répartition à la
même somme à laquelle ils sont imposés définitivement dans les rôles par
abonnement, c’est-à-dire à huit sous par bœuf, six sous par vache, etc. ; d’où
il résulte que les bestiaux sont ordinairement plus chargés dans les paroisses
tarifées. Il est vrai qu’on pourrait facilement ôter à la manière d’opérer par
tarif cet inconvénient. Il suffirait pour cela d’appliquer aux industries,
profits de ferme, bestiaux, etc., la même imposition fixe que dans les rôles
par abonnement, et de relever séparément tous ces objets fixes, dont on déduirait
le montant sur la somme totale à répartir sur la paroisse. On opérerait sur le
surplus, suivant la forme ordinaire, par première et seconde répartition.
D’un autre côté,
on pourrait aussi rendre le travail de la confection des rôles par abonnement
un peu moins compliqué, et supprimer les dix colonnes du relevé. Il semble en
effet qu’il suffirait, en suivant le canevas du rôle article par article, de
relever sur deux colonnes seulement, savoir : sur la première, toutes les taxes
fixes, industries, bestiaux, profits de ferme, cotes réduites à 5 sous, etc. ;
sur la seconde, tous les objets susceptibles de répartition, en observant de
doubler l’estimation de ceux qui seraient sujets à la taxe d’exploitation, de
tripler celle des articles sujets à la taxe de propriété et d’exploitation, et
de déduire sur les propriétés les rentes et intérêts qui doivent l’être. Le
commissaire, après avoir additionné la première colonne, en retrancherait le
montant de la somme totale à imposer sur la paroisse, et répartirait le surplus
sur la totalité des objets contenus dans la seconde colonne. La comparaison de
ce surplus à répartir, avec la somme résultant de l’addition de cette seconde
colonne, donnerait le marc la livre de la propriété, et il n’y aurait plus qu’à
appliquer ce marc la livre à chaque article. J’imagine que cette manière d’opérer
serait plus simple que celle du relevé à dix colonnes, et plus directe que
celle de la première et seconde répartition. Il est vrai que l’on ne pourrait
pas sans un nouveau travail faire la récapitulation qu’il est d’usage de placer
à la fin du préambule du rôle ; mais, puisqu’on se passe de cette récapitulation
dans les rôles par tarif, on pourrait bien s’en passer dans les rôles par
abonnement, ou du moins on pourrait se contenter de l’énonciation du montant de
la colonne des taxes fixes et de celle du montant de la colonne des objets sujets
à répartition. Cette dernière, devant servir de base à la fixation du marc la
livre de la propriété, est essentielle à conserver.
Quelle que soit
celle des deux méthodes à laquelle il faudra donner la préférence, il sera
toujours très avantageux de la rendre générale et d’établir une uniformité
entière dans la manière d’opérer pour toutes les paroisses, soit en opérant les
rôles des paroisses abonnées par première et seconde répartitions, soit en
opérant les rôles des paroisses tarifées par une seule répartition.
L’un et l’autre
de ces changements sont à peu près également faciles. Rien n’est plus simple
que de substituer au travail des relevés dans les rôles par abonnement une
première répartition au sou, aux 2 sous ou aux 3 sous pour livre de l’estimation,
suivant que le contribuable sera sujet à la taxe de propriété, ou à celle d’exploitation,
ou aux deux réunies.
À l’égard des
rôles des paroisses tarifées, il n’y a guère plus de difficulté à y appliquer
la méthode des rôles par abonnement, car la première répartition ayant toujours
pour base la quantité de terrain possédé par chaque contribuable, et l’évaluation
de ce terrain suivant sa qualité, il est aussi facile de faire un relevé des
fonds, et d’y porter cette évaluation dans la colonne des fonds sujets à la
taille de propriété et à celle d’exploitation, et dans celle des fonds sujets à
la taille d’exploitation seulement, qu’il l’est de porter dans les colonnes du
relevé des paroisses abonnées l’estimation de l’abonnateur.
Les deux méthodes sont donc également applicables aux paroisses abonnées et aux
paroisses tarifées. Il faudra, lorsqu’on aura déterminé la meilleure des deux,
c’est-à-dire la plus commode dans la pratique, l’adopter pour toutes les
paroisses et s’y tenir.
Il serait
peut-être avantageux, pour faciliter le travail aux commissaires et pour former
plus aisément des commis capables de les aider, de dresser une espèce de tableau
des opérations qu’exige la confection des rôles, dans lequel on indiquerait
autant qu’il serait possible les voies les plus abrégées pour parvenir au même
but ; on pourrait y joindre aussi quelques tarifs qui soulageraient beaucoup
dans le travail de la répartition. Plusieurs de MM. les commissaires se sont
fait à eux-mêmes des méthodes de calcul et des tarifs particuliers ; il serait
à souhaiter qu’ils voulussent bien les communiquer, afin qu’on pût les rendre
publics par l’impression. Le travail purement mécanique de la répartition
deviendrait ainsi beaucoup moins fatigant pour eux : toute leur attention
serait réservée pour le travail vraiment important des vérifications et de la
formation des canevas, et les rôles pourraient être plus tôt en recouvrement.
Mais, quelque
soin qu’on prenne pour simplifier le travail de la confection des rôles, je
prévois qu’il sera toujours nécessairement assez compliqué, à moins qu’on ne
parvienne à simplifier aussi les règles du tarif, et c’est le second objet sur
lequel je serai fort aise d’avoir votre avis.
Il suffit de
lire le préambule des rôles des paroisses tarifées et celui des rôles des
paroisses abonnées, pour être frappé des contrariétés qui s’y trouvent.
Indépendamment de la surcharge des bestiaux dans les paroisses tarifées, où ils
sont taxés en première répartition à la même somme à laquelle ils sont taxés en
définitif dans les paroisses abonnées, cette taxe des bestiaux est sujette dans
les paroisses tarifées à différentes déductions en faveur des propriétaires,
suivant la quantité de terrain qu’ils exploitent, et ces déductions n’ont pas
lieu dans les paroisses abonnées.
Les fermiers des
droits de halles dans les paroisses abonnées supportent la taxe d’exploitation
; dans les paroisses tarifées, ils ne supportent que la taxe de profit de
ferme, qui n’est qu’un sixième de la taxe d’exploitation. J’aurais bien désiré
pouvoir lever ces contradictions avant le département prochain, et la chose n’est
pas entièrement impossible. Cependant, la nécessité de mettre les officiers des
élections en état de se conformer aux règles du tarif dans le jugement des oppositions
aux rôles du dernier département, ayant obligé de donner, par la déclaration du
30 décembre 1761, une authenticité légale aux deux préambules d’après lesquels
les rôles avaient été faits, il n’est pas possible d’y rien changer sans
lettres patentes enregistrées à la Cour des aides. Mais, comme il se peut qu’indépendamment
des contrariétés qu’il est nécessaire de lever entre les différentes règles prescrites
par les deux préambules de rôles, il y ait d’autres changements à faire à ces
règles encore plus importants, il paraît raisonnable, pour ne pas inquiéter les
esprits en proposant d’année en année de nouvelles lois destinées à être
abrogées de même, de faire à la fois aux règles du tarif tous les changements
dont elles ont besoin, et de ne les ramener à l’uniformité que lorsqu’on pourra
les porter à leur perfectionnement. Or, des changements importants dans une
matière aussi intimement liée au bonheur public ne sauraient être projetés avec
trop de circonspection et même de timidité. Il faut, avant de rien
entreprendre, avoir considéré l’objet sous toutes ses faces, avoir épuisé
toutes les combinaisons, avoir balancé tous les avantages et tous les inconvénients.
Voilà ce qui m’empêche
d’espérer qu’on puisse dès cette année faire aucune réforme aux préambules des
rôles et aux règles du tarif, quelque désir que j’en eusse ; mais il est du
moins nécessaire de s’occuper dès à présent, et très sérieusement, de l’examen
de ces règles, afin de se mettre en état de corriger le plus tôt qu’il sera possible
les défauts qui peuvent s’y trouver.
Cet examen doit
consister :
1° À comparer
les deux préambules, à remarquer les articles sur lesquels ils prescrivent des
règles différentes, et dans ce cas à rechercher les raisons qui peuvent faire
pencher pour l’une plutôt que pour l’autre.
2° À recueillir
toutes les difficultés et les doutes que l’exécution de ces règles peut
présenter aux commissaires, et à remonter autant qu’il sera possible aux principes
qui doivent donner la solution de ces doutes.
3° Et, cet objet
est le plus important, à discuter en elles-mêmes chacune de ces règles, à peser
leurs avantages et leurs désavantages, à voir si elles sont justes, si dans
leur application il ne reste rien d’arbitraire, si elles ne tendent à
décourager ni l’agriculture ni l’industrie.
Cette discussion
présente une foule de questions sur lesquelles les avis des personnes les plus
éclairées sont très partagés.
L’industrie
doit-elle être taxée d’une manière fixe, comme dans les rôles par abonnement,
ou doit-elle suivre la proportion générale de la paroisse, comme dans les rôles
par tarif ordinaire ?
Les différentes
déductions qu’on fait sur l’industrie en faveur de ceux qui ont plus ou moins d’enfants,
sont-elles assez favorables à la population pour compenser la complication qu’elles
introduisent nécessairement dans les règles du tarif ?
Mais, au lieu de
discuter comment il faut taxer l’industrie, ne faudrait-il pas plutôt examiner
si l’on doit taxer l’industrie ? Cette question est très susceptible de doute,
et bien des gens pensent que l’industrie doit être entièrement affranchie. Il
est évident que la taxe de l’industrie est par sa nature arbitraire, car il est
impossible de connaître exactement le profit qu’un homme fait avec ses bras,
celui qu’il tire de sa profession, de son commerce, et il pourra toujours se
plaindre sans que personne puisse juger de la justice
de ses plaintes. Pour rendre cet inconvénient moins sensible, il n’y a d’autre
moyen que de taxer l’industrie à un taux si faible que l’inégalité de la répartition
ne mérite presque aucune considération ; mais, outre que cette taxe, légère
pour les gens aisés, est toujours très forte pour un homme qui n’a que ses
bras, si la taxe de l’industrie est en général très modérée, on craindra qu’elle
ne soulage que bien peu les propriétaires de terres et les cultivateurs.
Cependant, on peut soutenir que ce soulagement en lui-même est entièrement
illusoire, et que la taxe de l’industrie retombe toujours à la charge de ceux
qui possèdent les terres. En effet, l’homme industrieux n’a d’autres profits
que le salaire de son travail ; il reçoit ce salaire du propriétaire de terres,
et lui rend par ses consommations la plus grande partie de ce qu’il en a reçu
pour son travail. S’il est forcé d’abandonner une partie de son profit, ou il
fera payer plus cher son travail, ou il consommera moins. Dans les deux cas, le
propriétaire de terres perdra, et peut-être perdra-t-il plus qu’il n’a gagné en
rejetant sur l’homme industrieux une partie du fardeau de l’imposition.
Comment doit-on
taxer les bestiaux ? Doit-on taxer les bestiaux ? Il y a encore sur cet article
bien des raisons de douter. Les bestiaux peuvent être envisagés comme nécessaires
au labourage et à l’engrais des terres ; et sous ce point de vue ils ne sont
point un revenu, mais un instrument nécessaire pour faire produire à la terre
un revenu ; il serait donc plus naturel de chercher à encourager leur
multiplication, que d’en faire un objet d’imposition. Considérés sous un autre
point de vue, les bestiaux qu’on engraisse et les bêtes à laine donnent un revenu,
mais c’est un revenu de la terre. Si donc on impose la terre et les bestiaux
séparément, de deux choses l’une, ou l’on fait un double emploi, ou l’on n’a
pas imposé la terre à sa valeur. Il est plus simple de ne point taxer les
bestiaux et d’imposer la terre dans sa juste proportion.
Un domaine est
composé de terres labourables, de maisons, de prairies, etc. Les prairies sont
nécessaires pour la nourriture des bestiaux, sans lesquels on ne peut cultiver
les terres ; les maisons et autres bâtiments sont indispensables pour loger les
colons, pour retirer les bestiaux et serrer les grains. Ces deux objets ne
produisent donc rien par eux-mêmes, et servent seulement à mettre les terres
labourables en état de produire. Doit-on en conséquence regarder la taxe des
prairies et des maisons comme un double emploi, et doit-on la supprimer ? Ou
bien faut-il proportionner l’imposition à la valeur entière du domaine, et la
répartir sur les prairies, les maisons et les terres labourables à raison de ce
que ces différents fonds contribuent à la valeur totale du domaine ? Ce dernier
parti semble plus juste, car lorsque les prairies et les terres labourables se
trouvent entre les mains de différents propriétaires, comme il arrive quelquefois,
il faut bien que le laboureur achète le fourrage du propriétaire de prairies.
Alors le produit des prairies n’est pas nul ; mais, du produit des terres
labourables il faut déduire comme frais de culture ce que le laboureur est
obligé d’acheter du propriétaire de prairies, et qui fait le revenu de
celui-ci.
Je n’ai pu voir
sans étonnement, dans le préambule des rôles par tarif, que les locataires des
maisons sont imposés à la taxe d’exploitation et aux 2 sous pour livre de leurs
baux. Une maison, pour un locataire, est une dépense et non un revenu, et le
bail d’une maison n’a rien de commun avec le bail d’une ferme sur laquelle le
fermier gagne. Il est vrai qu’en Limousin, louer une maison pour l’habiter et
prendre un domaine à bail pour le faire valoir sont deux choses qui s’expriment
également par le mot d’affermer ;
mais cette équivoque n’a point lieu dans le reste du royaume : aussi, dans
aucune autre province les locataires de maisons ne sont taxés sur le prix de
leurs baux. Il serait assez singulier que cette équivoque de nom fût l’origine
de l’imposition qu’on fait supporter dans la province aux locataires des
maisons.
Dans tous les
pays de taille personnelle, la plus grande partie de l’imposition porte sur la
tête du fermier ou du métayer ; cependant c’est le propriétaire qui possède le
fonds et qui jouit du revenu : le cultivateur n’a que son travail et ne gagne
que ce que le propriétaire lui laisse pour salaire de ce travail. Mais, une
grande partie des fonds étant possédée par des nobles ou des privilégiés qui ne
peuvent être imposés personnellement à la taille, on a imposé leurs fermiers ou
leurs colons à proportion des fonds qu’ils faisaient valoir, et par ce moyen l’on
a imposé indirectement les propriétaires ; car il est bien évident que le
fermier ou le colon ne paye sa taille que sur les produits de la terre qu’il
cultive, et que le prix de la ferme, ou la portion que le colon rend à son
maître, sont nécessairement diminués à raison de ce que le cultivateur paye au
roi. Il est si peu douteux que toute la taille imposée sur les colons ne soit
véritablement à la charge des propriétaires, que ceux-ci, dans les conventions
qu’ils font avec leurs métayers, se chargent très souvent de payer leur taille
en tout ou en partie.
Dans les pays de
taille réelle, on suit d’autres principes : la taille est imposée sur le fonds,
et c’est le propriétaire qui la paye. Il en résulte que le cultivateur n’est
jamais exposé à des poursuites ruineuses, et que l’état de laboureur y est dès
lors plus avantageux que dans les pays de taille personnelle : le propriétaire
doit donc trouver plus facilement des colons pour mettre son bien en valeur, et
cet avantage solide est bien préférable à l’avantage chimérique de n’être point
imposé à la taille sous son nom, mais sous le nom de son fermier. Dans ces provinces,
on n’a point cherché à éluder le privilège de la noblesse en taxant indirectement
ses fonds sous le nom des cultivateurs ; mais ce privilège a été restreint et
attaché à de certains fonds qui, étant possédés par des nobles à l’époque de l’établissement
de la taille réelle, ont reçu alors ce caractère de nobilité
qu’ils ont conservé depuis, même en passant dans les mains des roturiers.
La taille
tarifée, établie en Limousin, n’est ni la taille réelle ni la taille
personnelle des autres provinces d’élection. Comme la taille réelle, elle a
pour base une estimation des fonds d’après laquelle l’imposition se répartit
dans chaque paroisse ; mais, comme tous les règlements sur la taille qui
avaient force de loi dans la province étaient et sont encore relatifs à la
taille personnelle établie anciennement en Limousin comme dans les autres pays
d’élection, l’on a été gêné par ces règlements, et l’on n’a pu adopter le principe
de la taille réelle de taxer les fonds sous le nom du propriétaire : on a
continué d’imposer le colon ou le fermier, comme dans les pays de taille
purement personnelle. Cependant, comme on a considéré que le propriétaire, à moins
qu’il ne fût privilégié, était aussi sujet à la taille pour le revenu qu’il
tire de son fonds, l’on a partagé la taille d’un fonds en deux parties, dont l’une,
supportée par le cultivateur sous le nom de taxe d’exploitation, fait les deux
tiers de l’imposition totale du fonds ; l’autre tiers, sous le nom de taxe de
propriété, est supporté par le propriétaire, à moins qu’il ne soit privilégié,
auquel cas l’héritage ne supporte que les deux tiers de l’imposition totale ou
du plein tarif, et l’autre tiers retombe à la charge des autres taillables.
Par une suite
des règlements qui rendent la taille personnelle, la taxe de propriété ne s’impose
pas dans la paroisse où est situé le fonds, mais dans celle où le propriétaire
fait son domicile. Ainsi, pour former la cote d’un propriétaire qui possède des
fonds dans différentes paroisses, il faut connaître l’estimation de chacun de
ses fonds dans ces paroisses, pour les taxer en facultés personnelles dans
celle où le propriétaire est imposé. Il est aisé de sentir à combien d’embarras,
de fraudes, de difficultés de toute espèce, donne lieu ce transport de la taxe
de propriété d’une paroisse à l’autre. Ces difficultés sont développées avec
beaucoup de sagacité dans un excellent Mémoire qui m’a été envoyé par un des
commissaires de l’élection d’Angoulême (M. Saunières de Glori).
La facilité de
se tromper et d’être trompé lors de la recherche des fonds qu’un propriétaire
possède dans différentes paroisses n’est pas même le plus grand inconvénient de
cet usage. Avec la plus sévère exactitude de la part du commissaire à rapporter
à la cote de chaque propriétaire la taxe de toutes ses propriétés éparses dans
différentes paroisses, dans différentes élections et souvent dans différentes
provinces, quand on supposerait que tous les propriétaires auraient la bonne
foi de déclarer eux-mêmes leurs possessions les plus éloignées et les plus
difficiles à découvrir, il serait encore impossible d’éviter une injustice
inséparable de ce transport des facultés d’une paroisse à l’autre.
En effet, il ne
faut pas être versé dans la matière de la taille tarifée pour savoir que les
estimations entre les fonds de terre situés dans différentes paroisses n’ont aucune
proportion les unes avec les autres. On serait bien heureux que la
proportion fût bien établie d’héritage à héritage dans la même paroisse ; mais
la disproportion de paroisse à paroisse est si reconnue que, depuis l’établissement
de la taille tarifée dans la province, il n’a pas été possible de penser à prendre
ces estimations pour base de l’opération du département, et qu’on a continué à
répartir la taille entre les paroisses d’après des considérations absolument
étrangères aux estimations de l’abonnement, auxquelles on n’aurait pu avoir
égard sans écraser entièrement certaines paroisses, tandis que d’autres
auraient été excessivement soulagées. Il est résulté de là que la proportion ou
le marc la livre de la taxe, soit de propriété, soit d’exploitation, avec l’estimation,
varie d’une paroisse à l’autre à un point qu’il serait difficile d’imaginer. Je
ne vous dissimulerai pas toute la surprise que m’a causée cette différence de
proportion, et je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup contribué aux plaintes qu’a
excitées dans la province l’établissement de la taille tarifée. En attendant qu’on
puisse y remédier, il est évident que, si l’on transporte la taxe de propriété
d’un fonds d’une paroisse où le marc la livre de la propriété n’est qu’à un sou
pour livre de l’abonnement, dans une autre paroisse où le marc la livre sera à
4 sous pour livre de l’abonnement, le propriétaire payera une taxe quadruple de
celle qu’il aurait dû supporter, et plus forte d’un tiers en sus que les deux
taxes de propriété et d’exploitation de son héritage, s’il les eût payées l’une
et l’autre dans la paroisse où le fonds est situé. Par la même raison, dans le
cas contraire, il payera moins qu’il n’aurait dû payer. Or, il s’en faut
beaucoup que la disproportion que j’ai citée pour exemple soit une des plus
fortes parmi celles qu’on peut observer en parcourant les plumitifs du département.
Un autre effet
de ces transports de propriété est d’enlever au propriétaire d’un domaine
ravagé par la grêle la part qui doit lui revenir de la diminution accordée lors
du département à la paroisse ou au village dans lesquels ce domaine est situé,
parce que la taxe de propriété de ce domaine est reportée dans une paroisse qui
n’a point été grêlée. Il arrive souvent aussi que la diminution accordée lors
du département étant répartie à proportion de l’imposition de chacun des
particuliers qui a souffert, et cette imposition étant souvent formée en raison
de facultés personnelles provenues de biens situés dans des paroisses
étrangères et qui n’ont essuyé aucune perte, les modérations accordées aux
particuliers n’ont aucune proportion avec le dommage réel qu’ils ont souffert.
Mais, de toutes
les conséquences qu’entraîne cette taxe de propriété détachée du fonds dont
elle provient pour suivre la personne, la plus funeste est l’attrait qu’elle
donne aux propriétaires de campagne pour transférer leur séjour dans les villes
dont la taille est fixée, et pour éluder par ce moyen facile près du tiers de
leurs impositions. Il en résulte un double malheur pour les campagnes : d’un
côté elles perdent le débit de leurs denrées, les salaires de leur industrie,
parce que les propriétaires vont ailleurs dépenser leurs revenus ; de l’autre,
il faut que les habitants qui y restent supportent ce tiers de l’imposition des
fonds dont les propriétaires se délivrent en se retirant dans les villes. Ainsi
les campagnes se dépeuplent, ainsi les ressources diminuent, les charges
augmentent, les cultivateurs s’appauvrissent, l’agriculture s’énerve, et les propriétaires,
qui voient de jour en jour leurs domaines dépérir, payent bien cher leur
prétendu privilège.
Le seul remède à
cet inconvénient serait sans doute de taxer tous les fonds dans les paroisses
où ils sont situés, en exceptant peut-être les fonds qui dépendent de corps de
domaines situés dans les provinces voisines, et qu’on pourrait, sans aucun
embarras, taxer dans la paroisse où est le corps du domaine. Je sais que les
règlements s’y opposent, parce que, la taille étant dans l’origine une imposition
personnelle, chaque contribuable ne peut être taxé qu’au lieu de son domicile ;
mais les règlements peuvent être changés par la même autorité qui les a établis,
et le roi ayant annoncé, par sa déclaration du 30 décembre, le projet de
perfectionner la taille tarifée dans toutes ses parties, vous ne devez point
être arrêté dans vos réflexions par les règlements actuels, et vous devez
étendre vos vues sur tout ce que vous croirez pouvoir être utile. Quand vous
vous tromperiez, vous donneriez toujours lieu à une discussion plus approfondie,
à un examen de l’objet sous toutes ses faces, et votre erreur même ne serait
point infructueuse. Je ne craindrai pas qu’elle puisse devenir nuisible ; il y
a toujours si loin du projet à l’exécution, qu’on a certainement tout le temps
d’y réfléchir.
Si l’on taxe
tous les fonds dans le lieu où ils sont situés, fera-t-on porter toute l’imposition
sur la tête du propriétaire, comme dans les pays de taille réelle, ou sur la
tête du cultivateur, comme dans les pays de taille personnelle ? Il est bien
clair que dans les deux méthodes c’est toujours le propriétaire qui paye, mais
le propriétaire étant plus riche que le colon, étant plus attaché à son fonds,
et plus sûr de retrouver dans une année ce qu’il perd dans une autre, n’est pas
aussi aisément ruiné par une surcharge accidentelle et momentanée que le colon ;
il n’y a pas à craindre que le découragement lui fasse abandonner son champ.
Si, pour mettre sa terre en valeur, il a le plus grand intérêt à trouver de
bons cultivateurs, il a de même intérêt à leur inspirer la plus grande sécurité
; il a donc intérêt à prendre sur lui toutes les charges, et il doit désirer
que le colon ne soit point taxé. Il en sera bien dédommagé par les conditions
avantageuses que celui-ci lui fera en prenant sa terre. Le transport de l’imposition
sur la tête du propriétaire seul anéantirait la plus grande partie des frais et
des exécutions qui aggravent si cruellement le poids des taxes : les saisies de
fruits et les exécutions seraient presque toutes converties en de simples
saisies-arrêts entre les mains du fermier et du colon. Le privilège des nobles
se concilierait aisément avec cette innovation. Il serait également facile ou
de diminuer du tiers la cote des nobles, comme on l’a fait jusqu’ici en
supprimant leur taxe de propriété, ou d’appliquer leur privilège à certains
fonds, comme on l’a fait dans les pays de taille réelle.
Le parti de
taxer en plein sur la tête du colon est moins éloigné du système actuel, et c’est
à quelques égards un avantage.
Soit qu’on
suivît l’un ou l’autre système, il faudrait également que les arrangements
entre les propriétaires d’une part et les fermiers ou colons de l’autre fussent
un peu différents, car il est certain que, si le propriétaire est chargé de
tout, le colon doit lui rendre bien davantage de sa terre ; si au contraire c’est
le colon, il rendra d’autant moins au propriétaire. Ces arrangements se
feraient d’eux-mêmes en assez peu de temps ; mais on ne peut disconvenir que le
moment du changement ne dût produire quelque embarras par rapport aux
conventions déjà faites. Pour éviter cet inconvénient, il serait nécessaire de
prendre des précautions, assez difficiles à déterminer, et sur lesquelles il
faudrait que le législateur statuât en établissant sa loi nouvelle.
Je ne puis que
vous indiquer une partie des questions que vous trouverez à examiner et à
discuter sur les règles du tarif ; la connaissance que vous avez de cette
matière vous en fera naître sans doute beaucoup d’autres. Je passe au troisième
objet, que je propose à vos réflexions : l’estimation des fonds.
Les règlements
sur la manière de répartir l’imposition d’après l’estimation des fonds sont
proprement ce qu’on appelle, en matière de taille, le tarif. Ce tarif doit être
appliqué d’après la connaissance exacte de la valeur des fonds ou du moins de
la proportion entre les différents fonds, c’est-à-dire de leur valeur relative ;
l’estimation des fonds qui fixe cette proportion est proprement le cadastre ;
le tarif et le cadastre sont deux choses très différentes et indépendantes l’une
de l’autre.
Un bon tarif
peut être appliqué à un mauvais cadastre, et réciproquement ; l’un peut être
changé, l’autre restant le même. Ainsi, sans rien changer aux abonnements, on
pourrait ou supprimer ou augmenter certains privilèges ; on pourrait charger
plus ou moins les bestiaux, les maisons, les profits de ferme, les industries,
etc. L’on pourrait de même changer tous les abonnements, et laisser subsister
toutes les règles contenues dans l’un ou l’autre des préambules de rôles.
Je voudrais bien
pouvoir me flatter que les estimations d’après lesquelles on répartit la taille
dans cette province méritassent une entière confiance. J’ai cru, pendant
quelque temps, que du moins les corrections dont elles avaient besoin seraient
légères, qu’en général la proportion
des héritages d’une même paroisse entre eux était suffisamment fixée, et qu’il
ne s’agissait plus, pour mettre à cet égard la dernière main au système de la
taille tarifée, que de déterminer la proportion entre la valeur des fonds dans
les différentes paroisses, afin que cette proportion pût servir de base à l’opération
du département. Je savais qu’à la vérité les estimations devaient être moins
précises dans les paroisses qui n’étaient que tarifées, mais j’imaginais que,
si ce degré de précision était absolument nécessaire, on pourrait facilement l’atteindre
par les mêmes moyens qu’on avait employés dans l’abonnement des autres
paroisses.
Ce que j’ai
appris de la méthode qui a été suivie dans l’abonnement d’un grand nombre de
paroisses, et la multitude de plaintes que j’ai reçues, dont je crains bien qu’une
grande partie ne soit fondée, tout me persuade que l’ouvrage est bien plus
éloigné de sa perfection que je ne l’avais pensé ; et j’envisage avec peine l’étendue
du travail qui reste encore à faire, soit pour suppléer à l’imperfection des déclarations
dans les paroisses tarifées, soit pour réformer les erreurs qui se sont
glissées dans l’estimation des fonds des paroisses abonnées, soit pour établir
la proportion entre les différentes paroisses. Mais, si ce travail est
nécessaire pour rétablir la juste proportion dans l’imposition, il ne faut pas
hésiter à s’y livrer. Les vérifications que vous allez faire vous mettront à
portée de connaître si les plaintes qu’on porte contre les anciennes
estimations sont aussi fondées que bien des gens le prétendent, et à quel point
les erreurs qui peuvent s’y être glissées sont préjudiciables.
Il ne saurait
être encore question cette année d’apporter remède à l’injustice de ces
estimations, puisqu’on ne pourrait encore les réformer en connaissance de cause,
et qu’on ne peut rien y changer sans risquer de commettre des injustices
peut-être encore plus grandes. Mais il est essentiel de constater la nécessité
de la réforme et du changement qu’on paraît désirer,
avant de se déterminer à l’entreprendre, et c’est sur quoi les connaissances
que vous devez recueillir dans le cours des vérifications pourront me procurer
beaucoup de lumières.
S’il résulte de
cet examen que les anciennes estimations ne peuvent servir de base à une
répartition équitable, et qu’elles ont besoin de réforme, il faut découvrir pourquoi
elles ont été si fautives, et chercher les moyens de faire un ouvrage plus
solide et, s’il est possible, moins dispendieux ; car je ne vois rien de plus
affligeant, dans cette nécessité de remanier les anciennes estimations, que la
perte de sommes qui ont été dépensées pour cet objet par les propriétaires, et
il est bien à désirer qu’on puisse corriger l’ancienne opération sans obliger
personne à faire une seconde fois les mêmes frais.
Il m’a été
assuré que les anciennes estimations ont été faites dans chaque paroisse par un
seul expert, dont l’opinion a été l’unique règle de l’appréciation de chaque
héritage ; et je ne suis point étonné qu’une opération aussi arbitraire ait
donné lieu à beaucoup de plaintes, et même à des plaintes fondées. Il est bien
difficile qu’un seul homme, étranger dans une paroisse, et qui ne peut y séjourner
que peu de temps, puisse connaître assez parfaitement la valeur de tous les
fonds pour en faire une appréciation exacte ; et, quand une parfaite exactitude
aurait été possible, il aurait suffi que cette estimation fût l’ouvrage d’un
seul homme, pour que chacun se crût en droit de se prétendre surchargé
et ses voisins soulagés à son préjudice.
Je suis persuadé
que des estimations faites par des experts choisis dans chaque paroisse, et
exposées pendant quelque temps à la contradiction des propriétaires intéressés
dont on aurait recueilli et pesé les allégations, auraient obtenu plus de
confiance, et j’imagine que, s’il est possible de prendre une voie à peu près
semblable pour vérifier les erreurs dont on se plaint, le succès pourra être
plus heureux. Mais, pour inspirer au public une confiance encore plus entière,
je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’estimation qu’on fera des
héritages, se contenter d’une appréciation purement idéale, et qui n’exprimerait
que le rapport d’un héritage à l’autre, sans prétendre estimer la valeur absolue
des fonds en livres, sous et deniers.
Pour rendre ceci
plus clair, je suppose que la valeur totale de tous les fonds d’une paroisse
soit exprimée par un, et que cette unité soit divisée en millièmes, en
dix-millièmes, etc. ; la paroisse vaudra ou mille millièmes ou dix mille
dix-millièmes : si un héritage vaut quarante dix-millièmes, un héritage double
en valeur vaudra quatre-vingts dix-millièmes, et le travail des experts aura toujours
pour objet la comparaison des héritages entre eux, et non leur valeur absolue
en livres, sous et deniers.
L’avantage de se
borner à cette simple comparaison des fonds, sans prétendre découvrir leur
valeur absolue, consiste en ce qu’il est assez évident que, si chaque particulier
peut se croire intéressé à ce que son héritage soit moins estimé, à proportion,
que ceux de tous les autres, ceux-ci sont tous intéressés à ce qu’il soit remis
dans sa juste proportion, et ils se réunissent tous contre lui. Toute fraude de
la part du particulier combat directement l’intérêt public, dès lors elle
devient odieuse ; personne ne peut la mettre en pratique sans s’avouer à lui-même
qu’il fait une chose malhonnête, et j’aime à croire que le plus grand nombre
des hommes doit être arrêté par une pareille considération. Au contraire,
lorsqu’on cherche à connaître la valeur absolue de chaque héritage et le revenu
réel des particuliers, chacun se révolte et cherche à se soustraire à cette
espèce d’inquisition. On craint de se nuire à soi-même en laissant voir trop
exactement ce qu’on possède. On sait que l’on peut être imposé en conséquence
au vingtième ; or, il est naturel de chercher à diminuer son fardeau ; et,
quoique dans le fait le soulagement de l’un entraîne toujours la surcharge des
autres, cette conséquence est moins directe et moins sensible dans le cas de l’estimation
absolue, que dans celui de la simple comparaison. L’on se fera toujours moins
de scrupule de se dérober aux recherches lorsqu’on croira ne tromper que le
gouvernement, que lorsqu’on croira tromper ses voisins.
Je conviens que
la connaissance de la proportion des héritages de la même paroisse entre eux ne
donnera pas directement la balance des paroisses entre elles ; mais je crois la
proportion d’héritage à héritage dans la même paroisse bien plus importante en
elle-même, bien plus difficile à suppléer par des à-peu-près, et que de plus
cette proportion une fois trouvée fournit aisément les moyens de découvrir
celle de paroisse à paroisse par des voies plus simples et moins effrayantes qu’une
recherche du revenu réel de tous les fonds. J’ajoute que l’évaluation par
livres, sous et deniers des anciens abonnements n’a servi de rien pour fixer la
proportion de paroisse à paroisse, puisque tout le monde sait que les
estimations des fonds de pareille qualité situés dans différentes paroisses n’ont
entre elles aucune proportion. Il en est même résulté un mal, c’est que ces
mêmes estimations ayant été prises pour bases de l’imposition du vingtième,
cette imposition se trouve répartie avec beaucoup d’inégalité. L’on ne fût pas
tombé dans cet inconvénient si l’on n’avait pas donné les estimations des abonnateurs pour des estimations de la valeur réelle des
fonds, ce qui est assurément très éloigné de la vérité.
Je pourrais m’étendre
beaucoup sur les différents moyens qu’on peut employer pour parvenir à perfectionner
l’opération du cadastre ou de l’évaluation des fonds ; mais mon objet est de
vous demander vos réflexions, et non de vous occuper des miennes, et j’aime
mieux savoir votre façon de penser que de vous insinuer mes propres idées.
Je recevrai avec
plaisir des lumières, non seulement de vous, mais de toutes les personnes
éclairées que l’amour du bien public engagera à s’occuper de cette matière.
Vous pouvez vous apercevoir que je ne cache aucune de mes vues ; je n’y suis
attaché qu’autant qu’elles me paraissent utiles ; plus le public pourra être
convaincu de cette utilité, plus il sera disposé à y concourir, et plus le
succès deviendra certain. C’est pour cela que je me propose de donner à toutes
mes opérations la plus grande publicité, afin d’écarter s’il se peut toute
défiance de la part du peuple. Je ne puis trop vous prier de travailler de
concert avec moi à lui inspirer cette confiance, non seulement en rendant une
exacte justice dans l’exercice de vos fonctions, mais encore en traitant les
paysans avec douceur, en vous occupant de leurs intérêts et de leurs besoins,
et en me mettant à portée de les soulager.
Je ne vous
prescris aucun temps pour m’envoyer les éclaircissements que je désire ; mais
je vous serai obligé de m’en faire part le plus tôt que vous pourrez, et du
moins peu de temps après que vous serez quitte du travail de la confection des
rôles.
Je suis très parfaitement,
monsieur, etc.
Je vous suis
très obligé, M., de la communication que vous avez bien voulu me donner de l’apostille
mise par M. le Contrôleur général sur la lettre par laquelle je lui faisais
part du plan que j’avais autrefois proposé à M. votre père pour suppléer aux
corvées. Je vais tâcher de vous mettre en état de répondre dans le travail que
vous aurez avec lui aux questions sur lesquelles il vous a prié de conférer
avec moi.
Il
demande : 1° quels sont les moyens de rendre l’opération régulière en
laissant aux communautés la liberté d’opter, en faisant mention du tout dans le
brevet de la taille ?
Pour s’expliquer
sur les moyens de rendre mon opération régulière, il faut fixer les idées sur l’espèce
d’irrégularité qu’on peut lui reprocher et avant tout expliquer en quoi
consiste précisément cette opération. Elle se réduit à ceci. Je propose aux
paroisses chargées de construire et de perfectionner une certaine longueur de
chemin par la répartition qui a été faite des tâches, d’opter entre le parti de
s’acquitter de cette tâche par corvée ou de la faire faire à prix d’argent, en
se soumettant à payer le prix de l’adjudication qui en sera faite par une
contribution de tous les taillables de la paroisse répartie au marc la livre de la taille. Je promets
en même temps de diminuer la paroisse au département d’une somme égale au
montant de l’adjudication. Sur cela, la paroisse délibère. Sur le vu de sa
délibération, je la diminue au département et j’impose par un rôle séparé, au marc la livre de la taille, le montant
de l’adjudication, ou quand l’adjudication n’est pas encore faite, le montant
du devis de l’Ingénieur qui s’en éloigne peu. Je rends le rôle exécutoire
avec l’attention de viser dans le préambule la délibération des habitants et d’y
rendre compte en détail de la diminution que j’ai accordée à la paroisse sur la
taille et de celle qui en résulte sur la capitation et les autres accessoires
de la taille, afin de faire sentir aux habitants que je leur ai tenu exactement
parole.
Cela posé, que
peut-il y avoir d’irrégulier dans cette opération ? Ce ne peut être d’avoir
imposé de mon autorité et sur la seule délibération de la paroisse, une somme
considérable, car, à l’égard de la diminution que j’accorde sur les impositions
ordinaires, elle n’a rien de plus irrégulier que celle que j’accorde aux
paroisses grêlées, à celles qui ont des réparations considérables à payer pour
leurs églises, leurs presbytères, etc. C’est donc l’imposition que j’ordonne
qu’on peut attaquer comme irrégulière, mais il faut
apprécier cette irrégularité. Elle ne consiste pas, comme on pourrait se l’imaginer,
à lever une imposition sans loi enregistrée. De quelque manière qu’on envisage
la question générale de la nécessité des enregistrements
et, quand on adopterait les principes des Cours souveraines dans toute l’étendue
qu’on leur donne aujourd’hui, il y aurait toujours une très grande différence à
faire entre une imposition, établie par l’autorité du Roi pour les besoins de l’État,
et la répartition d’une dépense faite par une communauté pour ses besoins
particuliers. L’ordre que le Roi donnerait à ses sujets de payer une imposition
serait un acte de despotisme, s’il ne tombait que sur quelques
particuliers ; s’il est général, c’est une loi, et si l’enregistrement est
de l’essence de toute loi, il s’en suit que le Roi ne peut rien imposer sans
une loi enregistrée ; mais la répartition sur les contribuables d’une communauté
des sommes employées pour l’utilité de cette communauté, ou pour satisfaire aux
dépenses dont elle est chargée, ne ressemble en rien à une loi. Si l’administration
municipale était établie, on ne peut douter que chaque communauté n’eût le
droit de fixer elle-même le montant des dépenses communes et de les répartir
entre ses membres. Dans l’état actuel, il ne se fait aucune répartition de
cette espèce qu’en vertu de rôles rendus exécutoires de l’autorité des
intendants. Leur pouvoir est même borné à cet égard et, lorsque la somme monte
à deux cents francs, le rôle ne peut être fait qu’en vertu d’un Arrêt de
Conseil. Mais ni l’autorisation de l’Intendant, ni celle du Conseil, n’ont pour
objet d’imprimer un caractère de loi à cette espèce d’imposition. C’est plutôt
un acte de protection qu’un acte d’autorité, et le but qu’on s’est proposé a
été d’empêcher que les communautés ne puissent se livrer indiscrètement à des
dépenses onéreuses et se laisser entraîner aux insinuations intéressées de
quelques personnes accréditées ; de plus, on a senti que, dans l’état où
sont à présent les communautés, il était impossible de s’en rapporter à elles
sur la moindre chose. L’administration les tient dans un état continuel de
tutelle, et c’est pour cela qu’on a voulu qu’elles ne pussent rien imposer sur
elles-mêmes. On a aussi sagement restreint le pouvoir des intendants qui
auraient pu en abuser en les engageant dans des dépenses trop fortes.
Maintenant,
quelle est la nature de l’imposition faite sur quelques paroisses à titre de
rachat de corvée ? Il est bien évident que ce n’est que la répartition d’une
dépense à la charge de la communauté en particulier, puisqu’il ne s’agit que de
payer en argent la confection d’une tâche dont la paroisse était chargée et
dont il fallait qu’elle s’acquittât de façon ou d’autre. Il est vrai que cette
tâche n’a pas été imposée au gré de cette paroisse, mais l’objection qu’on peut
former à cet égard tombe sur la corvée elle-même et non sur la conversion de la
corvée en contribution pécuniaire. Je pars, et j’ai droit de partir, de l’état
actuel, c’est-à-dire de la charge imposée sur les paroisses voisines des
grandes routes pour en construire, réparer et entretenir les parties les plus à
leur portée. Cette charge, une fois supposée, et n’ayant excité aucune réclamation
formelle de la part des Cours souveraines, on ne peut contester aux communautés
la liberté de s’en acquitter de la manière qui leur paraîtra la moins
onéreuse ; la seule chose où l’on puisse trouver quelque irrégularité est
le défaut d’Arrêt du Conseil quand les sommes sont au-dessus de 200 livres. J’ai
déjà cependant observé dans ma lettre à M. le Contrôleur général que l’Instruction, envoyée en 1737 aux Intendants
sur la matière des corvées, les autorise à faire faire à prix d’argent les
tâches que les paroisses n’auront point achevées dans un certain délai et d’en
répartir le montant sur les corvéables ; certainement, la voie de donner
le choix est plus douce et ne saurait être moins régulière, mais comme je l’écrivis
dans le temps à M. votre père : quoique je puisse la regarder comme
autorisée vis-à-vis du ministère, je sais fort bien que je ne serais pas
justifié vis-à-vis des Cours des Aides par cette autorisation, et que, pour me
mettre hors de toute atteinte, il eût fallu qu’un Arrêt du Conseil eut homologué
toutes les délibérations des paroisses et m’eut autorisé à faire les répartitions
en conséquence. Vous savez que si j’ai agi sans cette autorisation, l’on n’a point à me le reprocher. M. votre père me l’avait fait espérer,
et c’est en conséquence de ses lettres que je m’étais engagé vis-à-vis des
communautés et que je les avais diminuées au département. M. Bertin refusa de
donner l’Arrêt du Conseil. Il n’était plus temps de reculer et de manquer de parole
aux paroisses. J’avoue que si les choses eussent été moins avancées, je n’aurais
pas osé prendre sur moi de m’engager, quelque conviction que j’eusse de l’utilité
de mon opération. Heureusement, il n’en est résulté aucun mal par l’attention
que j’ai eue de me concerter avec les deux Cours des Aides[154] ;
mais je n’en désire pas moins vivement d’être hors de toute atteinte et pour
cela un simple Arrêt du Conseil qui autorise les délibérations des paroisses et
l’imposition faite en conséquence suffit, de même qu’il suffit, pour autoriser
l’imposition pour les réparations d’un presbytère ou d’une église, ou la construction
d’un pont demandé par une communauté. Jusqu’à présent, on n’a exigé aucun
enregistrement pour tous ces objets, et ce serait embarrasser inutilement l’administration
que de s’y assujettir sans nécessité. Si les Cours venaient à le demander et qu’on
voulût le leur accorder, la forme naturelle serait de revêtir l’Arrêt du Conseil
qu’on donnerait chaque année, de Lettres patentes qu’on ferait enregistrer aux
Cours des Aides.
Je vais
parcourir maintenant les différentes idées que la lecture de ma lettre a
suggérées à M. le Contrôleur général.
Il propose de
laisser aux paroisses la liberté d’opter sur ce point là ; j’ai prévenu
ses désirs et je ne pouvais faire autrement, puisque je n’avais d’autre titre
pour imposer que les délibérations.
De la manière
dont je proposai cette option, il n’y avait que l’imbécilité la plus
caractérisée qui pût faire hésiter les habitants de la campagne sur le choix,
puisqu’au moyen de l’assurance que je leur donnais de les diminuer sur leurs
impositions ordinaires d’une somme égale, ils avaient exactement à choisir
entre le fardeau de la corvée et une exemption totale. Malgré cela, il y a des
parties de la province où j’ai eu toutes les peines du monde à leur faire entendre
sur cela leur intérêt : ils ne pouvaient s’imaginer que je leur tinsse
parole. Il est certain qu’il serait très avantageux aux paroisses de faire
faire leurs tâches à prix d’argent plutôt que par corvée ; mais il n’est
pas moins certain que si la paroisse payait d’une manière effective la dixième
partie de ce qu’il en coûterait, toutes choisiraient la corvée, parce que les
délibérations sont toujours dirigées par trois ou quatre bourgeois qui ne
souffrent point de la corvée et qui le plus souvent résident dans les villes
exemptes, et que ces gens-là, qui aiment mieux voir toute leur paroisse écrasée
que de payer cinq sols de plus, ne manqueraient pas de persuader aux paysans qu’on
les trompe.
J’ai bien
appris, par expérience, à ne faire aucun cas des délibérations de paroisses, du
moins, jusqu’à ce que l’on ait pu changer totalement la constitution des communautés de campagne, chose possible et souverainement
désirable, mais très difficile et qui veut être préparée de longue main par
bien des changements dans l’administration et même dans la législation. Quoi qu’il
en soit, je ne demande autre chose que d’être autorisé à imposer en vertu des
délibérations des paroisses ; mais, si l’on voulait prendre le parti
général de supprimer les corvées et d’y substituer une imposition sur les
provinces, je serais fort d’avis de retrancher cette petite comédie de
délibération qui donnerait une peine incroyable et qui ne produirait d’autre
effet que de rendre incertain le succès d’une très bonne opération.
M. le Contrôleur
général propose encore de faire mention de ces impositions dans le brevet de la
taille.
J’ai déjà
observé que cette mention n’est nullement nécessaire pour la régularité de l’imposition
qui, étant faite sur quelques communautés en particulier et ne tombant point
sur la totalité des contribuables, n’a rien de commun avec la taille. On ne
fait, pour la même raison, aucune mention dans le brevet de la taille, des
impositions relatives aux réparations d’églises ou de presbytères. Ainsi, ce
serait une chose insolite, et peut-être irrégulière, que de faire mention de l’imposition
dont il s’agit dans le brevet de la taille. Tout ce qui est compris dans le
brevet de la taille est imposé au nom de l’autorité du Roi ; les impositions
sur les communautés particulières sont faites en conséquence de leurs
délibérations et pour acquitter une charge qui leur est particulière.
M. le Contrôleur
général demande si, en donnant une loi enregistrée sur les corvées, on ne
rendrait pas l’opération plus régulière. J’ignore quelles peuvent être sur ce
point les idées de M. le Contrôleur général, et il me paraît entièrement
étranger à mon opération qui ne consiste qu’à rendre plus douce la charge actuellement
établie.
Je n’ai point
pensé à faire à M. le Contrôleur général aucune proposition sur cette matière,
et vous sentez que je n’aurais voulu lui donner sur cela mes idées qu’après en
avoir conféré avec M. votre père et de concert avec lui.
La loi qu’on
pourrait donner sur les corvées aurait pour objet, ou de les autoriser et de
prescrire des règles sur le détail de leur administration, ou de les supprimer
et de subvenir par une imposition à la construction et à la réparation des
chemins. Je sais qu’on pourrait prendre un parti mitoyen et laisser à l’option
des communautés le choix de faire leur tâche par corvée ou à prix d’argent.
Mais ce parti mitoyen aurait l’inconvénient de laisser subsister l’inégalité du
système actuel dans lequel les paroisses voisines des routes supportent un
fardeau accablant, dont les autres sont totalement exemptes. Il faudrait
toujours répartir les tâches entre les paroisses et cette répartition serait
toujours arbitraire. Dans le plan que je suis et dont je demande l’autorisation,
je corrige bien cette inégalité en diminuant les paroisses au département, ce
qui reporte la charge sur toute la Province, mais si l’on voulait faire une
loi, il serait certainement beaucoup plus simple de supprimer la formalité des
délibérations. De deux choses l’une, ou les paroisses croiront que la charge de
leur tâche tombera en entier sur elles, et alors, aucune ne délibérera, ou
elles sauront qu’au moyen des diminutions promises, il ne leur en coûtera rien,
et alors, elles ne peuvent manquer de délibérer, à moins qu’à force d’imbécilité
elles ne s’obstinent à croire qu’on leur manquera de parole. Or, en ce cas,
pourquoi les exposer à devenir les victimes de leur imbécilité ? Il faudrait
donc que la loi décidât entre la corvée et l’imposition.
Vous savez sur
cela ma façon de penser. Je crois la corvée injuste, en ce que c’est une charge
qui ne tombe que sur un certain nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois encore plus injuste,
en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers et les laboureurs
qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont les seuls
propriétaires des terres profitent, par l’augmentation de leur revenu. Je crois
d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration.
Quant au parti
de suppléer aux corvées par une imposition légale, je n’y vois pas d’inconvénient
autre que la difficulté de lier si bien l’administration qu’elle ne puisse
jamais mettre la main sur les deniers pour les employer à d’autres
destinations. Cette difficulté est nulle dans le plan que j’ai suivi de rendre
l’imposition locale sur chaque paroisse. L’imposition n’ayant lieu que pour la
confection d’une tâche particulière, aussitôt qu’elle est faite, l’imposition
cesse, et d’ailleurs, elle n’est jamais sous la main du gouvernement ; une
imposition légale et ordinaire peut plus aisément être détournée. Il est
certain que, si on la joint à la taille ou à la capitation et qu’on la fasse
porter au trésor royal, le danger sera presque impossible à éviter, et qu’il en
sera de cette nouvelle imposition comme de l’imposition actuelle pour les Ponts
et chaussées.
Le meilleur
moyen, ce me semble, d’assurer la destination de cette imposition serait de ne
la jamais établir que pour une année et par un Arrêt du Conseil particulier
pour chaque généralité, revêtu de Lettres patentes adressées aux Cours des
Aides ; les intendants concerteraient chaque année, avant le département,
avec M. votre père, les projets et devis des ouvrages qu’il serait avantageux
de faire l’année suivante et les enverraient à M. le Contrôleur général qui
expédierait un Arrêt du Conseil, revêtu de Lettres patentes, pour ordonner l’imposition
des sommes auxquelles monteraient ces devis, et en outre d’un millier d’écus
pour les dépenses imprévues. L’état des ouvrages projetés serait inséré dans l’Arrêt.
Si les besoins de la guerre exigeaient une augmentation d’impositions, on
projetterait moins d’ouvrages, mais jamais on n’imposerait aucune somme que
pour un objet déterminé. Cet objet serait toujours rempli, car je suppose qu’on
veuille détourner l’argent à un autre objet, ne faudra-t-il pas tôt ou tard
revenir à faire ce chemin dont on ne peut se passer ? Or, en ce cas, la
Cour des Aides passera-t-elle une seconde imposition, lorsque la première n’aura
pas été employée fidèlement ? Il paraît donc que les mains de l’administration
seraient suffisamment liées. Il serait avantageux de ne point faire porter
cette imposition au trésor royal ; on y gagnerait beaucoup de frais qui
seraient un bénéfice pour l’ouvrage. Il serait même possible de suivre le même
plan pour l’imposition des fonds des Ponts et chaussées sur l’état du Roi, mais
sans doute que M. votre père trouverait des inconvénients à déranger l’ordre
établi sur cette administration, et à s’assujettir chaque année à exposer aux
Cours des Aides tous les projets des états du Roi de chaque province. Il
faudrait donc vraisemblablement se borner aux ouvrages qu’il a jusqu’à présent
été d’usage de faire par corvées, dont le montant serait imposé sur la totalité
de la Province.
M. le Contrôleur
général demande s’il ne serait pas possible de faire, avant le brevet de 1765,
les adjudications des chemins de 1766. Cette observation de sa part suppose que
l’imposition se fasse sur le montant des adjudications. Jusqu’à présent, je les
ai faites d’après le devis de l’ingénieur, et j’ai eu même beaucoup de peine à
les avoir chaque année assez tôt pour régler les distributions que j’accorde au
département. L’étendue du travail, le petit nombre des sous-ingénieurs de cette
généralité, et les changements fréquents d’ingénieur m’ont toujours mis dans l’impossibilité
d’aller plus vite. Je suis encore dans le même cas cette année : mais ce
retardement n’a aucun inconvénient ; la petite différence qui se trouve
entre les adjudications et les détails estimatifs de l’ingénieur et qui est
tantôt en plus, tantôt en moins, est une chose fort indifférente dans mon plan,
puisque chaque paroisse ne paye sa tâche pour ainsi dire que fictivement, la
charge étant véritablement répartie sur toute la Province.
D’ailleurs,
quand les adjudications seraient faites, il ne faut pas s’imaginer qu’on sût
pour cela avec une entière précision le montant de la dépense. Quelque bien
fait que soit le projet, il survient toujours dans le cours de l’exécution des
changements imprévus, tantôt en augmentation, tantôt en diminution des ouvrages.
Il suffit donc de ne s’écarter que très peu dans l’imposition du véritable prix
de l’ouvrage. S’il coûte un peu moins, le surplus est un revenant bon qui s’emploie
à remplir le vide des augmentations dans d’autres parties.
J’ajoute que si
je voudrais m’assujettir scrupuleusement à imposer sur chaque paroisse le
montant effectif du prix de sa tâche, cela me serait physiquement impossible.
Il y a telle paroisse à qui il faudrait faire payer deux fois plus qu’elle n’a
de taille. Voici donc le parti que je prends. Je réunis dans une seule adjudication
la tâche de trois ou quatre paroisses et j’en répartis le prix entre elles à
proportion de leur taille. Tous ces arrangements sont parfaitement
indifférents, parce que, dans la réalité, c’est toujours la Province qui paye
et non chaque paroisse en particulier.
M. le Contrôleur
général propose ensuite deux difficultés.
Première
difficulté. « Comment peut-on s’assurer que les chemins sont bien faits et
bien entretenus ? » Bien plus facilement sans doute que dans tout
autre système, puisque tous les chemins étant faits ou entretenus à prix d’argent
et par entreprise, l’ouvrage n’est payé que sur la réception de l’ingénieur. Il
est aussi facile de veiller à ce qu’il ne reçoive que de l’ouvrage bien fait,
qu’il est difficile de bien conduire des ateliers de corvées. L’expérience et
la théorie prouvent également que l’ouvrage doit être beaucoup mieux fait à
prix d’argent. D’ailleurs, cette difficulté est toute résolue dans l’administration
des ouvrages des Ponts et chaussées qui sont sur l’état du Roi. Il n’y
aurait aucune différence.
Seconde
difficulté. « Comment parer aux évènements subits qui obligent à réparer
sur-le-champ les ravages d’un torrent, d’une inondation, d’un
éboulis ? »
Je réponds qu’il
est bien plus difficile d’obvier à cet inconvénient dans le système des corvées
que dans celui où tout se fait à prix d’argent. Il y a, dans cette province,
plusieurs routes sur lesquelles il n’a encore été fait aucune répartition des
tâches. On ne sait à qui s’adresser pour faire réparer les mauvais pas. Avant
qu’on ait demandé des ordres pour commander des corvoyeurs
et que ces ordres aient été exécutés, la dégradation a le temps d’augmenter et
de devenir beaucoup plus dispendieuse. Quand même les corvoyeurs
seraient toujours commandés à temps, ils ne feraient la plupart du temps qu’un
travail inutile : la plus grande partie des dégradations, qui exigent des
réparations promptes sur les chemins de cette généralité, sont l’ouvrage des
eaux qui coulent avec impétuosité sur des pentes très rapides. Vainement
travaille-t-on à combler les ravins, si l’on ne dérive pas avec attention le
cours de l’eau. Or, c’est ce qu’on ne peut attendre du peu d’intelligence d’un
syndic de campagne : un ouvrier expérimenté fera les mêmes réparations à
bien moins de frais et beaucoup plus solidement. Dans le plan que j’ai adopté,
j’ai imposé cette année une somme de 3 000 livres au-delà du montant des
ouvrages projetés. Cette somme sert à obvier tant aux augmentations imprévues
sur les ouvrages qu’aux réparations provisoires des mauvais pas qui peuvent se
former sur les différentes routes de la Généralité. Les sous-ingénieurs, dans
leurs tournées, chargent quelques ouvriers de réparer ces mauvais pas par
économies. J’ai fait faire un grand nombre de réparations de ce genre et la
totalité n’ira pas à beaucoup près à mille écus.
J’ai réparti
cette somme sur les différents rôles de rachat de corvée et je ne m’en suis
fait aucun scrupule, parce que, encore une fois, il est indifférent à ces paroisses
que leur rôle soit plus ou moins fort, puisqu’elles sont toujours diminuées d’une
somme égale sur leurs impositions ordinaires.
Si M. le
Contrôleur général se déterminait à faire faire les chemins au moyen d’une
imposition sur chaque province, rien ne serait plus facile que d’ajouter
pareillement un millier d’écus pour leurs réparations imprévues, à la totalité
des sommes auxquelles monterait le prix des ouvrages projetés chaque année. Cette
somme est un objet trop modique pour faire craindre aucun abus.
Un pareil
changement supposerait que M. le Contrôleur général prît un parti définitif sur
la nature des corvées. Vous sentez que ce parti exigera beaucoup de réflexions,
qu’il sera nécessairement concerné avec M. votre père et que ce n’est pas une
chose à faire d’un moment à l’autre. J’ajoute même qu’il n’est pas à souhaiter
que la décision soit si prompte.
Dans l’état
actuel des choses, on ne pourrait asseoir l’imposition qu’on substituerait aux
corvées que sur les taillables, et ce serait perpétuer une très grande
injustice. Vous pensez, ainsi que moi, que la construction des chemins doit
être uniquement à la charge des propriétaires qui seuls en profiteront par l’augmentation
de leurs revenus. Il est en vérité trop odieux d’étendre encore sur cette
nouvelle imposition les privilèges qui ont lieu sur les impositions royales.
Comme on se propose, d’ici à quelque temps, d’établir un impôt territorial par une nouvelle répartition des vingtièmes, il
serait beaucoup plus avantageux d’attendre le succès de cette opération :
alors, il n’y aurait aucune difficulté à répartir l’imposition pour les chemins
sur les propriétaires au marc la livre
de l’impôt territorial.
En attendant les
grandes opérations, il sera très intéressant pour moi que M. le Contrôleur
général, s’il approuve le plan que je lui ai proposé, m’autorise par un Arrêt
du Conseil. Je crois avoir suffisamment prouvé dans cette lettre que cette
précaution suffit pour me mettre entièrement à l’abri de tout reproche, et pour
obvier à toute espèce d’irrégularité. Si M. le Contrôleur général veut bien y
consentir, je lui adresserai, ou à M. votre père, un projet d’Arrêt pour autoriser
les impositions faites en 1763 et 1764, et celles à faire en 1765. Je ne
pourrai arrêter le projet que vers le mois de novembre prochain, parce qu’il
sera nécessairement relatif aux diminutions que j’aurai accordées aux
différentes paroisses en faisant mon département. Je vous serai infiniment
obligé de vouloir bien me mander le plus tôt qu’il vous sera possible la décision
de M. le Contrôleur général.
À Limoges, le 8 janvier 1773.
Monsieur, j’ai
reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à l’occasion des
observations que j’avais faites, lors des tirages précédents de la milice, sur
les divers paragraphes de l’article 24 de l’ordonnance du 27 novembre 1765. Si
je n’avais pas cru que vous étiez très pressé de recevoir les détails que vous
m’aviez demandés relativement aux exemptions, j’aurais attendu à vous répondre
après mon retour des départements, et je me serais livré au long détail dont j’avais
besoin pour développer cette matière, que j’ose dire n’avoir point encore été
envisagée sous son vrai point de vue.
Je vois avec
regret que, puisque l’ordonnance pour le tirage prochain n’est point encore
publiée, j’aurais eu tout le temps nécessaire. Il n’est pas possible d’imaginer
que vous retardiez plus longtemps la publication de cette ordonnance ; mais la
discussion de la matière des exemptions me paraît assez difficile et assez
importante pour me faire penser qu’il serait peut-être utile que vous vous bornassiez
pour le présent à ne faire que de légers changements à l’ancienne ordonnance,
en continuant de vous en rapporter aux intendants pour les interprétations que
les circonstances locales peuvent rendre nécessaires, et que vous remissiez à l’année
prochaine une réforme plus entière. Si vous croyez pouvoir adopter ce parti, je
vous prierais de me le faire savoir, afin que je pusse mettre par écrit toutes
mes idées, et vous les présenter avant le temps où vous pourriez en faire
usage.
Je crois devoir
saisir cette occasion, monsieur, pour vous supplier de ne pas différer plus
longtemps à nous faire passer les ordres du roi concernant le tirage prochain.
— L’incertitude du plan que vous voudrez suivre, des changements que vous
pourrez faire à l’ordonnance, et du nombre d’hommes que vous demanderez, ne
permet pas d’entamer aucun travail pour la répartition, ni de préparer aucune
des instructions aux commissaires qui seront chargés de l’opération. Il faudra
donc, entre la réception des ordres du roi et leur exécution, prendre un temps
assez considérable pour faire la répartition, rédiger toutes les instructions
et les faire passer aux commissaires. Cependant les circonstances dans cette
province exigent que le tirage soit fait dans l’intervalle du commencement de
janvier au 10 mars à peu près, afin de prévenir l’époque où les habitants, qui,
dans une partie du Limousin, sont presque tous maçons, se dispersent pour aller
travailler de leur métier dans les différentes provinces du royaume. J’ose donc
insister, monsieur, sur la nécessité du prompt envoi de l’ordonnance.
En attendant que
je la reçoive, je vais prendre la liberté de vous proposer quelques
observations, que j’avais suspendues pour vous les présenter avec celles que me
suggérerait la lecture de votre nouvelle ordonnance.
La première a
pour objet l’extrême difficulté qu’on trouve toujours à faire entre les
différentes communautés la répartition du nombre d’hommes demandés. Si la quantité
d’hommes qu’il faut livrer était toujours la même chaque année, connaissant le
rapport de la population des différentes communautés, ce qui n’est point
difficile
lorsqu’on se contente dans cette recherche d’une exactitude morale, rien ne
serait plus simple que de répartir entre elles, à proportion de cette population,
le nombre d’hommes demandé à toute la province. Si les communautés étaient trop
petites pour qu’on ne pût pas leur demander un homme sans excéder leur
proportion, l’on en réunirait plusieurs ensemble qui
ne formeraient pour la milice qu’une seule communauté, et cette réunion serait
constante comme la charge qui l’aurait occasionnée. Mais la variation dans le
nombre des hommes dérange toute proportion. Si la seconde année le roi ne
demande que la moitié de ce qu’il a demandé la première, que fera-t-on relativement
aux communautés qui n’avaient qu’un homme à fournir ? Que fera-t-on, si ces communautés
sont en grand nombre ? Formera-t-on de nouvelles réunions, et changera-t-on
chaque année l’association des communautés, suivant que la levée sera plus ou
moins nombreuse ? ou bien laissera-t-on une partie des
paroisses sans leur rien demander, en se réservant de revenir à elles l’année
suivante, et de laisser alors reposer celles qui auraient fourni pour la levée
actuelle ? Les deux partis ont des inconvénients presque égaux, et tous les
deux sont mauvais. Le dernier, qui consiste à faire alternativement la levée
dans les communautés différentes, offre des difficultés fâcheuses, si à la
troisième année la proportion devient ou plus forte ou plus faible. Si elle
devient plus forte, il faut donc encore demander des hommes à ces communautés,
qui avaient seules fourni la seconde année ; elles supporteront une charge
double. Si elle est plus faible, vous ne pouvez demander des hommes qu’à une
partie des communautés laissées en réserve. Il vous en restera
quelques-uns pour la quatrième année ; et si, comme il y a toute
apparence, cette réserve ne répond pas au nombre d’hommes qui sera demandé,
vous vous trouverez jeté dans de nouveaux embarras.
En un mot, n’étant
pas possible de prévoir chaque année la demande de l’année suivante, et ces demandes
variant nécessairement d’une année à l’autre dans toutes sortes de proportions,
il est absolument impraticable de distribuer les communautés en plusieurs
échelles, dont chacune soit chargée de fournir seule à la levée d’une année.
Ces échelles, si on avait voulu une fois les former, empiéteraient continuellement
les unes sur les autres, et la confusion qui en résulterait entraînerait dans
mille injustices, et rejetterait nécessairement dans l’arbitraire qu’on aurait
voulu éviter.
Ce système a
encore un autre inconvénient. Le roi veut, et il est juste en effet, qu’une
charge comme celle de la milice soit répartie également sur tous ceux qui y
sont sujets ; mais rien ne sera plus difficile, si entre les différentes
communautés dont une province est composée,
les unes sont obligées de fournir des miliciens, tandis qu’on n’en demande
point aux autres ; car il résultera de là une facilité très grande d’éluder le
tirage de la milice. On verra chaque année une émigration continuelle des
paroisses assujetties au tirage dans celles qui en seront affranchies. Il
arrivera de là que les fuyards de milice se multiplieront par la facilité de se
dérober aux recherches ; et c’est un très grand malheur, d’abord pour le grand
nombre d’hommes que cette qualité de fuyards condamne à mener, loin de leurs
familles et de leur patrie, une vie toujours inquiète, toujours agitée, qui les
jette bientôt dans le vagabondage, et de là dans le crime ; en second lieu pour
l’État, par la dispersion des agriculteurs, par l’augmentation du nombre des
mauvais sujets et des coureurs de pays aux dépens des hommes laborieux et domiciliés.
L’expérience fait voir qu’une grande partie des fuyards échappe toujours à la
poursuite, et c’est une augmentation de charge pour ceux qui restent, et qui
sont précisément les meilleurs sujets et les plus précieux à conserver pour les
travaux de la culture. Je ne parle pas des difficultés auxquelles donne lieu,
dans l’opération du tirage, cet affranchissement d’une partie des communautés.
Lorsque toutes sont à peu près également chargées, comme dans les tirages que j’ai
faits depuis l’ordonnance du 27 novembre 1765, il est fort simple de faire
tirer dans chaque paroisse ceux qui s’y trouvent à l’époque du tirage. On ne
leur fait aucun tort, puisqu’ils tireraient également chez eux ; mais, dans le cas
où plusieurs paroisses sont affranchies, tous prétendront devoir être exempts,
et il faudra que les commissaires jugent une foule de questions de domicile
quelquefois très épineuses, et qui sont une source continuelle de surprises, d’injustices
ou de prédilections. Si l’on veut alors assujettir au tirage les étrangers qui
se trouveront dans chaque paroisse, on doit s’attendre que tous les étrangers quitteront la paroisse, et que les ouvrages auxquels ils
étaient occupés seront interrompus au préjudice des propriétaires et de l’agriculture
en général.
Le système de
charger tous les ans toutes les communautés d’une province n’est pas sujet à
moins d’embarras. Il faudra, comme on l’a déjà observé, associer ensemble
chaque année plusieurs communautés, en nombre tantôt plus grand, tantôt plus
petit. Une communauté associée une année
avec une autre, sera quelquefois, l’année suivante, associée avec une
troisième, et ces combinaisons changeront sans cesse, si l’on veut mettre
quelque égalité dans la répartition. Il y a d’ailleurs une si prodigieuse
inégalité dans les différentes levées, il y a des levées si peu nombreuses, qu’il
devient impossible d’en faire la répartition, à moins de faire tirer pour ainsi
dire ensemble tous les habitants d’un canton.
Ce n’est pas
tout : il y a mille circonstances où une communauté doit répondre de l’homme qu’elle
a fourni, et le remplacer lorsqu’il vient à manquer. Mais si cette communauté,
lorsqu’elle a fourni l’homme, était unie avec une seconde, et qu’au moment du
remplacement les deux communautés, au lieu d’être encore ensemble, se trouvassent
séparées et faire partie de nouvelles associations avec d’autres communautés, à
qui s’adressera-t-on pour ce remplacement ? Toutes les ordonnances rendues jusqu’à
présent sur la milice n’ont décidé aucune de ces difficultés, et semblent même
ne les avoir pas prévues. Chaque intendant, dans sa généralité, a suivi le
parti que les circonstances lui ont paru exiger. Je
serais porté à proposer de faire tous les ans une levée dans chaque paroisse, laissant
chez eux et y retenant par une demi-solde ces miliciens, pour en former au
besoin des troupes réglées, peut-être les meilleures de toutes.
Ce plan semble
réunir tous les avantages : un meilleur choix d’hommes, une composition
toujours complète, un adoucissement dans la levée qui rendrait presque
insensible une des charges les plus dures qui soient actuellement imposées sur
les habitants des campagnes, et pour l’administration la plus grande simplification
dans le travail, et l’aplanissement d’un labyrinthe de détails où elle s’égare
laborieusement, sans pouvoir éviter les erreurs et les injustices.
Je n’y vois qu’une
objection, c’est l’impossibilité de concilier ce système avec l’usage que la
cour s’est permis de prendre des hommes de milice pour les incorporer dans d’autres
corps. S’il n’est pas possible de rendre inviolable la promesse de ne jamais
tirer les soldats provinciaux de leur corps, il faut renoncer au plan de former
ces corps des représentants des paroisses de chaque canton ; car comment
proposer à une communauté de remplacer un homme existant au service, un homme
qui remplit actuellement pour elle l’obligation qu’on lui a imposée de
contribuer à la formation du régiment provincial ? Ce serait doubler sa charge.
Il faudrait donc, si l’on voulait adopter le système dont je viens de parler,
promettre solennellement aux communautés de ne jamais incorporer les soldats qu’elles
fourniraient dans d’autres corps ; il faudrait que les régiments provinciaux
devinssent des corps permanents, et que la composition en fût invariable.
Je suis persuadé
que ces corps rendraient plus de service qu’on ne peut en tirer en temps de
guerre de la faible ressource des incorporations, et je crois pouvoir annoncer
que ces corps ainsi rendus permanents, assemblés assez longtemps chaque année
pour façonner les soldats aux exercices militaires, consolidés en tout temps
par une demi-solde qui retiendrait le soldat dans sa paroisse, et employés en
temps de guerre comme les troupes réglées, auraient un point d’honneur national
de province et de commune qui en ferait d’excellents soldats, et ne formeraient
pas à beaucoup près une charge aussi onéreuse aux campagnes que la milice telle
qu’elle se lève aujourd’hui par le sort.
Je désirerais
beaucoup que vous approuvassiez ce plan ; il en serait encore temps, et le
remplacement des hommes du régiment provincial pourrait se faire par ce moyen
avec autant de simplicité qu’il y a de complication par la méthode du tirage. C’est
à vous, monsieur, d’apprécier la valeur des idées que je vous présente. Si vous
ne les adoptez pas, il faudra bien suivre la méthode ancienne, et se tirer
comme on pourra des embarras qu’elle entraîne.
Ma seconde
observation a pour objet les défenses faites, par les articles 16 et 19 de l’ordonnance
du 27 novembre 1765, de substituer en aucun cas un milicien en la place d’un
autre, et de faire aucune contribution ou cotisation en faveur des miliciens. L’exécution
rigoureuse de ces articles tend à proscrire entièrement l’admission d’aucun
milicien volontaire engagé soit par la communauté pour servir à la décharge de
tous les autres garçons sujets au tirage, soit par le milicien même tombé au
sort pour mettre à sa place. Cependant, quoique ces deux articles aient été
insérés dans les ordonnances que l’on a rendues en différents temps sur la
milice, on a toujours toléré les engagements volontaires, et ce qu’on appelle
la mise au chapeau au profit de celui qui tombera. Il faut même avouer que,
pour ce dernier article, il paraîtrait bien dur d’arrêter le mouvement naturel
qui porte chacun des garçons assemblés pour tirer à consacrer, de concert, une
petite somme pour celui d’entre eux sur qui tombera le sort, dont tous sont
également passibles. On n’imagine même pas trop quelle raison a pu déterminer
le législateur à défendre une chose qui semble si conforme à la justice et à l’intérêt
commun de tous ceux qui contribuent à former cette petite masse. Aussi, malgré
cette disposition de l’ordonnance, l’usage de mettre au chapeau s’est-il
toujours maintenu, et les personnes chargées de suivre les détails de l’opération
des milices n’ont jamais eu le courage de s’y opposer.
La mise au
chapeau conduit aisément à l’admission des miliciens volontaires ; car si parmi
les garçons appelés au tirage il s’en trouve un qui, se sentant moins de
répugnance que les autres pour le service, offre de se charger du billet noir
pour le seul appât de la somme fournie par les autres au chapeau, comment se
refuser à cette offre, et forcer vingt autres, qui n’ont pas les mêmes
dispositions et seront moins bons militaires, à s’exposer à un sort qui les
afflige et dérange leurs relations de famille, leurs attachements les plus
chers, lorsqu’un autre veut bien le subir de son plein gré, et se trouvera
heureux de ce qui fait leur malheur ? Aussi, quoique la tolérance sur cette
admission de miliciens volontaires ait été moins générale que celle de la mise
au chapeau, elle est cependant encore très commune. La substitution d’un homme
à la place du milicien du sort est encore très favorable, et d’autant plus que
le milicien en faveur duquel s’opère la substitution répond du service au
défaut du substitué, ce qui fait, pour assurer le service, deux hommes au lieu
d’un. L’ordonnance autorise cette substitution dans le cas où un frère se
présente pour remplacer son frère, et encore lorsque le milicien du sort est un
homme marié et ayant des enfants. Mais, quoiqu’un homme ne soit pas marié,
mille raisons que l’ordonnance n’a point prévues peuvent le rendre nécessaire à
sa famille, et il y aurait de la dureté à le contraindre de servir lorsqu’il
offre de mettre à sa place un homme qu’on est toujours le maître de refuser, s’il
paraît moins propre au service que celui qu’il remplace. Malgré la rigueur qu’annoncent
les dispositions de l’ordonnance dans cet article 16, elle suggère elle-même,
au paragraphe 65 de l’article 24, un moyen facile d’éluder la défense portée en
l’article 16.
En effet, elle
autorise les garçons sujets au tirage à se faire, en cas d’absence ou de
maladie, représenter par un homme qui tire le billet pour eux. Elle statue en
même temps que ceux qui tireront ainsi par représentation répondront de ceux
pour lesquels ils ont tiré, et seront miliciens à leur défaut ; à l’effet de
quoi, on ne doit admettre à tirer par représentation que des garçons ou hommes
veufs et mariés en état de servir, desquels on prendra le signalement. Au moyen
de ce tirage par représentation, il est bien facile à un homme de se faire
remplacer par un autre ; car, puisque celui qui tire est obligé de marcher au
défaut de celui pour lequel il a tiré, il ne paraît pas qu’on puisse empêcher
ces deux hommes de s’arranger ensemble, en convenant que celui qui a tiré pour
l’autre marchera effectivement à sa place. Quelques-uns des officiers généraux
qui, en dernier lieu, ont été chargés de l’inspection des régiments provinciaux,
ont paru scandalisés de la tolérance qu’on accorde à ces sortes d’engagements
ou de substitutions volontaires. Comme les représentations à cet égard
pourraient se renouveler, et comme elles paraîtraient fondées sur la lettre de
l’ordonnance, je crois utile de développer les raisons qui m’ont toujours fait regarder
comme indispensable de fermer les yeux sur cette espèce de contravention.
Les unes sont
générales, d’autres sont relatives à cette province en particulier. Quant aux
raisons générales, la première est sans doute le sentiment, si naturel et si
juste, qui porte à préférer toujours les voies les plus douces pour parvenir au
but qu’on se propose…[155]
Les exemptions
de tirage, que l’on a été forcé d’accorder et d’étendre depuis le gentilhomme
jusqu’à son valet, ne font que rendre le fardeau doublement cruel en le rendant
ignominieux, en faisant sentir qu’il est réservé aux dernières classes de la
société ; et cependant ces exemptions sont d’une nécessité absolue ; elles sont
même en quelque sorte justes : car, puisque le milicien est destiné à l’état de
simple soldat ; puisqu’un simple soldat, par une suite de la constitution des
troupes et de l’espèce d’hommes dont elles sont composées, par la modicité de
sa paye, par la manière dont il est nourri, vêtu, couché, par son extrême
dépendance, enfin par le genre de sociétés avec lesquelles il peut vivre, est
nécessairement placé dans la classe de ce qu’on appelle le peuple, il est
évidemment impraticable, il paraîtrait dur, injuste, barbare, de réduire à cet
état un homme né dans un état plus élevé, accoutumé à toutes les douceurs
attachées à la jouissance d’une fortune aisée, et à qui une éducation libérale
a donné des mœurs, des sentiments, des idées, inalliables avec les mœurs,
les sentiments, les idées de la classe d’hommes dans laquelle on le ferait
descendre.
L’égalité dans
les différentes levées est une chose évidemment impossible, puisqu’il faut
nécessairement proportionner les remplacements au nombre d’hommes qui manquent,
soit par les congés, soit autrement, et que ce nombre n’est jamais égal. Il est
encore impossible d’obvier aux augmentations que les circonstances d’une
guerre, ou les projets du ministère, peuvent occasionner. La manière même dont
les régiments provinciaux ont été formés fait naître une difficulté de plus,
puisque le service des hommes devant être de six ans, et que, la première
formation ayant été complète en quatre tirages, et même dans cette généralité
en trois, il en résulte que la totalité des soldats provinciaux doit être
congédiée en trois ans, et qu’en remplaçant, au tirage de chacune de ces quatre
ou de ces trois années, le nombre des hommes congédiés, on sera ensuite deux ou
trois ans sans avoir besoin d’autre remplacement que de celui des hommes qui
manqueront par mort ou par désertion, par congé de réforme ou autrement. Ce
nombre étant toujours très petit, on ne peut en demander le remplacement qu’à
un très petit nombre de communautés.
Au surplus,
quand même on pourrait parvenir à rendre tous les tirages égaux, en remplaçant
chaque année le sixième des hommes qui composent les régiments provinciaux, on
éprouverait toujours l’inconvénient d’être obligé de rassembler pour ces
tirages un trop grand nombre de paroisses. Enfin, l’ordre établi serait
nécessairement dérangé toutes les fois que le ministre, à l’approche d’une
guerre ou pour tout autre motif, voudrait faire une augmentation dans la composition
des régiments provinciaux.
Je n’imagine qu’un
seul moyen d’éviter tous ces inconvénients, et ce moyen assurerait en même
temps aux régiments provinciaux la meilleure composition possible en hommes, et
qui serait même préférable à celle des troupes réglées. Il consisterait à
substituer au tirage annuel de la milice, l’obligation à chaque communauté ou à
deux communautés réunies, lorsqu’une seule serait trop faible, de fournir
constamment un homme au régiment provincial, et de le remplacer toutes les fois
qu’il viendrait à manquer. Cet homme serait en quelque sorte son représentant.
Dans ce système, on pourrait sans inconvénient tolérer que les paroisses
engageassent des miliciens volontaires ; elles seraient intéressées à n’en
choisir que de bons, propres au service, à ne point engager des aventuriers
sans résidence connue. Il serait même possible d’essayer de laisser aux soldats
provinciaux la liberté de quitter après chaque assemblée, pourvu qu’ils fussent
remplacés. Avec cette liberté, il est vraisemblable que les régiments
provinciaux seraient remplis d’hommes de bonne volonté, et qu’au lieu de s’empresser,
comme aujourd’hui, de quitter à l’échéance de leur congé, un grand nombre
continuerait de servir, ce qui tendrait à conserver très longtemps au corps les
mêmes hommes. La milice cesserait d’être un objet de terreur, et d’effaroucher
à chaque tirage les habitants des campagnes : on ne les verrait plus se
disperser et mener une vie errante pour fuir le sort, puisque la charge de la
milice serait volontaire pour les uns, et se résoudrait pour les autres à une
légère contribution pécuniaire. Au lieu de courir après les fuyards pour en
faire malgré eux de mauvais soldats, les paroisses chercheraient au contraire à
s’attacher des hommes connus et des hommes de bonne volonté.
Je sais tout ce
qu’on peut dire sur l’obligation dans laquelle est tout citoyen de s’armer
contre l’ennemi commun, et sur la considération due à l’état des défenseurs de
la patrie ; mais je sais aussi les réponses qu’il y aurait à y faire, et que
fourniraient la constitution des sociétés et des gouvernements modernes, la
composition de leurs armées, l’objet et la nature de leurs guerres. On peut sur
cela dire beaucoup de choses éloquentes pour et contre ; ces phrases n’en
imposent à personne ; le peuple même sait depuis longtemps les apprécier, et il
faut toujours en revenir à la réalité.
Le royaume a
besoin de défenseurs, sans doute ; mais s’il y a un moyen d’en avoir le même
nombre, et de les avoir meilleurs, sans forcer personne, pourquoi s’y refuser ?
N’est-il pas préférable, par cela seul qu’il est plus doux ? Pourquoi défendre
aux garçons d’une paroisse de se délivrer de toutes les inquiétudes du sort par
le sacrifice d’une somme modique pour chacun, mais qui, par la réunion de
toutes les contributions, devient assez forte pour engager un d’entre eux
à remplir librement ce qu’on exige d’eux ? Pourquoi s’opposer à ce qu’un
homme, nécessaire à sa famille, mette à sa place un homme qui fera ce même
service avec plaisir ?
Je ne doute pas
qu’on n’ait été déterminé par des motifs solides à exiger absolument que le
sort soit tiré effectivement dans toutes les paroisses, et à proscrire tout
engagement volontaire. Qu’il me soit permis d’examiner tous ces motifs.
Aurait-on craint
que la cotisation en argent pour fournir à l’engagement du milicien volontaire
n’entraînât des abus, et qu’elle ne devînt trop onéreuse aux habitants de la
campagne ? Cette crainte me paraît peu fondée. La contribution ne saurait
jamais être trop onéreuse, quand elle sera parfaitement libre et volontaire. Il
s’agit ici de choisir entre deux charges, ou si l’on veut entre deux maux : il
semble qu’on peut s’en rapporter à ceux qui doivent supporter ces charges sur le
choix de la moins onéreuse. À l’égard des abus dans la répartition de ces
contributions en argent, rien ne sera si aisé que de les prévenir, lorsque les
commissaires ou les subdélégués chargés du tirage seront autorisés à présider
eux-mêmes à cette répartition.
J’ai quelquefois
entendu dire que, si l’on tolérait les engagements, les milices pourraient être
composées d’hommes errants et sans domicile, qu’on ne pourrait rassembler au
besoin, et que les paroisses seraient obligées de remplacer par la voie du
sort, après avoir inutilement dépensé beaucoup d’argent pour s’en exempter.
Cette raison ne me paraît pas encore fort solide ; car on est le maître, en
tolérant les engagements, de n’accepter que des hommes connus, domiciliés, et d’ailleurs
propres au service ; on pourra même se rendre plus difficile sur la taille et
la figure, que lorsqu’il s’agit d’admettre à tirer le sort. Ainsi, bien loin
que la voie des engagements volontaires tende à rendre la composition des
milices moins bonne et moins solide, il y a tout lieu de croire qu’on aurait,
par cette voie, des hommes plus propres au service, et au moins aussi sûrs.
On a peut-être
encore supposé qu’en tolérant les engagements, les habitants de la campagne se
refuseraient toujours à la voie du sort, qu’on a regardée comme devant être le
vrai fondement de la milice. Je
pourrais en premier lieu répondre qu’il n’y aurait pas grand mal à cela ; mais
je dirai de plus que, bien loin que la facilité qu’on aurait à cet égard
produisît l’effet qu’on craint, ce serait au contraire le meilleur moyen, et
peut-être le seul, qui pût diminuer la répugnance que le peuple a dans
certaines provinces pour le tirage de la milice. En effet, quand on laisse la
liberté de se rédimer d’une charge par une contribution en argent, elle paraît
dès lors moins onéreuse ; on s’accoutume à l’évaluer, et il n’est pas rare que
l’amour de l’argent d’un côté, et de l’autre l’incertitude du sort de la
milice, déterminent à s’y exposer volontairement plutôt que de dépenser la
somme nécessaire pour s’y soustraire. Il reste une dernière raison, que j’ai
entendu quelquefois alléguer comme le vrai motif des dispositions de l’ordonnance
à cet égard. On veut que le ministère ait en vue de ne pas rendre plus
difficiles et plus chers les engagements dans les troupes réglées, en laissant
aux paroisses la liberté d’entrer en concurrence avec les recruteurs des régiments.
J’avoue qu’il ne paraît guère vraisemblable que le législateur ait pu être
frappé d’un motif aussi peu digne de déterminer la disposition d’une loi. Ce
serait assurément une bien petite considération à
opposer à des motifs fondés sur la justice et sur l’humanité. Au reste, je ne
pense point du tout que la liberté laissée aux paroisses de faire remplir leur
service par des miliciens volontaires nuisît à la faci-lité
de recruter les troupes réglées. On admet dans ces derniers corps beaucoup de
sujets qui doivent être exclus de la milice, dont la composition exige qu’on n’y
admette que des hommes de la province et qui aient un domicile connu. Plusieurs
de ceux-ci pourront s’engager dans la milice, quoiqu’ils ne fussent nullement
disposés à entrer dans les troupes réglées, et réciproquement la plus grande
partie de ceux qui s’engagent dans les troupes réglées ne voudraient pas servir
dans la milice, puisque n’ayant pas habituellement de solde à toucher, ils n’auraient
pas une subsistance assurée.
S’il y a d’autres
raisons qui aient décidé à défendre les engagements volontaires, je les ignore
entièrement, et je crois avoir répondu solidement à celles qui me sont connues.
La nouvelle
composition des régiments provinciaux me paraît fournir un motif très puissant
pour permettre les engagements. Si l’on veut donner à ces nouveaux corps une
constitution permanente, il est essentiel à leur bonne composition qu’on y
conserve le plus qu’on pourra d’anciens soldats : or, la voie du sort ne
fournira jamais que des hommes entièrement neufs pour le service, puisque tout
homme qui est tombé une fois au sort est exempt à perpétuité de la milice. Sans
la ressource des hommes renvoyés des grenadiers de France et de quelques
anciens des bataillons de l’ancienne milice ou du régiment des recrues
provinciales que j’avais autorisé à engager, on n’aurait pas pu remplir le
nombre des sergents et des hautes payes. Toutes les hautes payes actuelles
auront leur congé à la prochaine assemblée, une grande partie même l’a reçu à l’assemblée
de 1772. Il m’a paru que M. le comte de Montbarey,
qui a inspecté le régiment, et M. le comte de Brassac, qui en est le colonel,
ont senti la nécessité de conserver ces hommes précieux et qu’on ne pourrait
remplacer par des paysans pris au hasard ; or, il est impossible de les
conserver autrement qu’en tolérant qu’ils s’engagent pour des communes. — Il
faut donc renoncer à l’exécution rigoureuse des deux articles de l’ordonnance
dont il s’agit, et fermer les yeux comme on l’a fait par le passé. M. le duc de
Choi- seul lui-même avait approuvé qu’on eût cette indulgence dans les villes
de commerce, où il aurait paru trop dur d’obliger des jeunes gens élevés dans l’aisance
à se voir réduits par le sort à l’état de simples soldats, tandis que tous les
jours leurs égaux entrent dans le service avec l’état d’officier. Vous penserez
sans doute comme M. le duc de Choiseul à cet égard.
Outre ces motifs
généraux, j’ai eu, pour adopter la même tolérance dont mes prédécesseurs
avaient usé, des raisons particulières à cette province, et relatives aux idées
que j’ai trouvées enracinées dans le peuple. J’ai déjà eu l’occasion de vous en
parler, dans une lettre que j’ai eu l’honneur de
vous écrire le 1er octobre 1771, en vous rendant compte de la
première assemblée du régiment provincial de Limoges, lors de sa formation. Je
vous disais alors que la répugnance pour la milice était tellement répandue
autrefois dans le peuple de cette province, que chaque tirage était le signal
des plus grands désordres dans les campagnes, et d’une espèce de guerre civile
entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient
les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards, et se soustraire au sort
que les premiers avaient cherché à éviter. Les meurtres, les procédures criminelles
se multipliaient ; la dépopulation des paroisses et l’abandon de la culture en
étaient la suite. Lorsqu’il était question d’assembler les bataillons, il
fallait que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés
par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. Lors du rétablissement des
milices, j’ai cru que le point principal dont je devais m’occuper était de
changer peu à peu cet esprit, et de familiariser les peuples avec une opération
que jusque-là ils n’avaient envisagée qu’avec une si
grande répugnance. Un des principaux moyens que j’ai employés a été d’autoriser
les commissaires à se prêter aux engagements volontaires. Cette liberté, jointe
à d’autres précautions que j’ai prises, a eu l’effet que j’en attendais. Un
très grand nombre de paroisses ont contribué à la milice par la voie du sort,
et ni les tirages ni les fuyards n’ont occasionné aucun désordre. J’ai eu la
satisfaction de voir que les miliciens se sont rendus seuls volontairement aux
assemblées ; que le secours de la maréchaussée, autrefois si nécessaire, a été
tout à fait inutile, et que le plus grand nombre de ces nouveaux soldats a
montré la plus grande émulation pour entrer dans les grenadiers. Je crois,
monsieur, que cette confiance de la part du peuple, qui dans cette province est
une chose nouvelle, ne peut se conserver que par les moyens qui l’ont établie ;
et comme la tolérance des engagements a été un des principaux de ces moyens, c’est
une raison pour moi d’insister très fortement contre l’idée que j’ai vue à
quelques personnes de ramener à une exécution littérale les deux articles 10 et
19 de l’ordonnance du 27 novembre 1765.
J’aurais
peut-être encore, monsieur, quelques autres observations à vous proposer sur
cette matière, mais comme elles sont moins importantes que les deux qui font l’objet
de cette lettre, déjà trop longue, je les réserverai pour un autre temps. Je
vous serai très obligé de me faire savoir si vous approuvez en tout ou en
partie mes deux propositions.
Permettez-moi,
en finissant, d’insister encore pour que vous veuillez
bien nous faire parvenir promptement les ordres relatifs au tirage ; car comme
cette opération exige de la part des intendants et de leurs bureaux un assez
long travail, je crains que, si les ordres sont encore retardés d’un mois, il
ne devienne impossible de faire tirer la milice avant le temps où les habitants
du Limousin se dispersent dans les autres provinces.
J’ai l’honneur d’être,
etc.
7 septembre 1769.
Il n’y a aucune
différence entre le brevet de la prochaine année et celui de l’année précédente
1769.
Mais, le roi
ayant bien voulu accorder, par un arrêt postérieur à l’expédition des
commissions des tailles de 1769, une diminution de 280 000 livres, si l’on
imposait en 1770 la somme de 1 942 293 livres 2 sous, qui sera portée
par les commissions, il y aurait une augmentation réelle de 280 000 livres…
AVIS.
Nous n’avons
cessé, depuis l’année 1766, de rappeler au Conseil que la généralité de Limoges
éprouve une surcharge excessive relativement aux facultés de ses habitants et à
la proportion connue de l’imposition avec le revenu des fonds dans les autres
généralités. Nous avons dès lors prouvé dans un Mémoire très détaillé, que nous
prions le Conseil de faire remettre sous ses yeux, que les fonds taillables
payent au roi, en y comprenant les vingtièmes, de 45 à 50% du revenu total de
la terre, ou presque autant qu’en retirent les propriétaires, et que, pour
ramener les fonds de cette généralité à la proportion des autres, il faudrait
lui accorder une diminution effective de plus de 700 000 livres. Nous ne
cesserons point d’insister sur cette vérité (comme nous l’avons fait l’année
dernière et les précédentes), et de réclamer l’équité et la commisération de Sa
Majesté, en la suppliant de mettre fin à une surcharge dont les effets ruineux
affectent sensiblement la population et la culture de cette généralité, et
rendent le fardeau des impositions plus
insupportable de jour en jour.
Nous avons eu
occasion de développer les effets de cette surcharge et de faire voir combien
elle mettait de retard dans les recouvrements des revenus du roi, dans une
lettre très détaillée que nous avons adressée à M. le Contrôleur général le 16
octobre 1767, et que nous avons accompagnée d’un tableau destiné à lui mettre
sous les yeux la marche et l’analyse des recouvrements de la généralité de
Limoges depuis 1754 jusqu’en 1768. Nous avons déjà pris la liberté l’année
dernière de le supplier de se faire représenter cette lettre et ce tableau avec
notre Avis ; nous ne craindrons point de répéter encore l’espèce de résumé que
nous en présentions alors.
Nous avons plus
récemment mis sous les yeux du Conseil, dans une lettre que nous avons eu l’honneur
d’écrire à M. d’Ormesson le 27 août dernier qui accompagne l’état des
impositions de la province, un nouveau motif de justice pour en diminuer le
fardeau, en lui démontrant le préjudice qu’elle a souffert, tant par l’excès de
la somme à laquelle elle a été fixée pour l’abonnement des droits de
courtiers-jaugeurs et d’inspecteurs aux boucheries et aux boissons, abonnement
porté au triple du produit des droits, que par le double emploi résultant de ce
que les mêmes droits dont cette généralité paye l’abonnement à un si haut prix,
ne s’en perçoivent pas moins en nature, dans une très grande partie de la
province, par les commis des fermiers généraux, et dans la ville même de
Limoges, au profit du corps de ville, qui avait acquis dans le temps les
offices auxquels ces droits étaient attribués. Nous supplions le Conseil de
vouloir bien prendre en considération les preuves que nous avons données dans
cette lettre et de l’excès de l’abonnement, et du double emploi qui résulte de
sa cumulation avec la perception en nature. Cet objet particulier est sans
doute une des causes de la surcharge qu’éprouve la généralité de Limoges ; mais
celle qu’il a occasionnée n’est qu’une petite partie de la surcharge totale.
Les motifs que
nous venons de présenter sont anciens, et subsisteraient indépendamment des
accidents particuliers et de l’intempérie des saisons. Malheureusement, la
mauvaise récolte des grains et l’anéantissement de toutes les espérances
auxquelles la continuité des pluies ne permet plus de se livrer sur les
récoltes d’automne, sollicitent encore d’une manière plus forte et plus
pressante les bontés de Sa Majesté pour les peuples de cette province.
Les pluies
excessives qui ont eu lieu pendant l’automne de 1768 avaient déjà beaucoup nui
aux semailles ; plusieurs champs n’ont pu être ensemencés, et dans ceux qui l’ont
été, les terres, imbibées d’eau et plutôt corroyées que labourées par la
charrue, n’ont pu acquérir le degré d’ameublissement
nécessaire pour le développement des germes. La sécheresse qui a régné au
commencement du printemps n’a pas permis aux jeunes plantes de taller et de
jeter beaucoup d’épis. À la fin du printemps, les pluies sont survenues et ont
fait couler la fleur des grains ; les seigles surtout ont souffert, et dans
toute la partie du Limousin, la récolte, après qu’on aura prélevé la semence,
pourra suffire à peine pour nourrir les cultivateurs ; il n’en restera point
pour garnir les marchés et fournir à la subsistance des ouvriers de toute
espèce répandus dans les campagnes et dans les villes. Le succès des blés noirs
et des châtaignes, en fournissant aux cultivateurs et en général aux habitants
de la campagne la subsistance de plusieurs mois, leur aurait laissé la liberté
de vendre une partie de leurs grains ; mais cette ressource paraît leur devoir
être enlevée par les pluies, qui n’ont pas cessé de tomber depuis le 15 du mois
d’août jusqu’à présent, en sorte que la province est menacée d’une véritable
famine.
La même cause
fera perdre la totalité des regains, c’est-à-dire le tiers de la production des
prairies. Les vignes, qui donnaient à peu près l’espérance d’une demi-année, et
qui dans les élections d’Angoulême et de Brive forment une partie considérable
du revenu, n’en donneront presque aucun, et l’année 1769 sera peut-être plus
malheureuse encore que celle de 1767, une des plus fâcheuses qu’on ait essuyées
depuis longtemps ; elle sera même plus malheureuse pour le Limousin, qui du
moins en 1768 n’a pas souffert autant que les provinces du nord de la cherté
des grains, et qui vraisemblablement éprouvera en 1770 tous les maux qu’entraîne
la disette. Les grains sont augmentés dès le moment de la moisson, et le prix a
haussé encore depuis : il a été vendu des seigles à 16 livres 10 sous le setier
de Paris, et l’augmentation semble devoir être d’autant plus forte, que les
pluies menacent de rendre les semailles aussi difficiles que l’année dernière.
On a d’autant
plus lieu de craindre une augmentation excessive, que la cherté des transports
dans ce pays montueux, où ils ne se font qu’à dos de mulet, rend les secours qu’on
peut tirer des autres provinces très dispendieux et très lents, et que le
seigle, dont les habitants de la province font leur nourriture, ne supporte pas
le haut prix des voitures, qui augmente sa valeur ordinaire dans une proportion
beaucoup plus forte que celle du froment. Le même accroissement dans le prix du
transport, qui n’augmenterait le prix du froment que d’un tiers, augmenterait
celui du seigle de la moitié. D’ailleurs, le seigle a aussi très mal réussi
dans les provinces voisines, qui souffriront cependant un peu moins que le
Limousin, parce qu’elles recueillent plus de froment, mais qui ne pourront
subvenir à ses besoins.
Le mal serait un
peu moins grand si les pluies venaient à cesser ; il le serait toujours assez
pour rendre les peuples fort malheureux et pour exiger une très grande
diminution dans les impositions, d’autant plus que le haut prix des bestiaux,
qui avait soutenu les recouvrements dans les deux années qui viennent de s’écouler,
paraît d’un côté devoir baisser par la cessation des causes particulières qui l’avaient
produit, et dont une des principales a été la disette des fourrages en
Normandie, de laquelle est résultée la vente forcée d’un
plus grand nombre de bœufs normands, et que, de l’autre, l’argent que ce
commerce apportait dans la province sera nécessairement absorbé pour payer les
grains qu’elle tirera du dehors, devenus nécessaires à la subsistance des
habitants.
En ces tristes
circonstances, la province n’a d’espérance que dans les bontés du roi. Les
titres qu’elle a pour les obtenir et que nous venons d’exposer sont :
1° La surcharge
ancienne qu’elle éprouve.
2° La masse des
arrérages cumulés pendant la guerre, dont elle reste encore chargée, et dont
elle ne peut espérer de s’acquitter qu’autant que ses ressources ne seront pas
entièrement épuisées par les impositions courantes.
3° Le préjudice
qu’elle essuie depuis 1723 par l’excès auquel a été porté l’abonnement des
droits de courtiers-jaugeurs et d’inspecteurs aux boucheries et aux boissons,
lequel a été porté à une somme triple de valeur de ces droits, et par le double
emploi de l’abonnement cumulé avec la perception en nature des droits abonnés
dans une partie de la province.
4° Enfin, la
mauvaise récolte qu’elle vient d’avoir et les craintes trop bien fondées où
elle est d’essuyer une famine.
Des motifs si
pressants ne peuvent manquer de toucher le cœur de Sa Majesté, et nous osons
attendre de son amour pour ses peuples une diminution effective, au moins de
500 000 livres, sur les impositions de cette généralité.
La misère qu’occasionne
parmi les peuples de cette province la rareté des subsistances n’est que trop
connue. Il serait superflu d’en tracer le tableau, puisqu’elle frappe de tous
côtés les yeux ; et l’on est persuadé que tous ceux qui, par leurs moyens, sont
à portée de soulager les pauvres, n’ont besoin que de consulter leur propre
cœur pour se porter avec empressement à remplir un devoir que la religion et l’humanité
prescrivent. Mais, dans une circonstance où les besoins sont aussi
considérables, il importe beaucoup que les secours ne soient point distribués
au hasard et sans précaution. Il importe que tous les vrais besoins soient
soulagés, et que la fainéantise, ou l’avidité de ceux qui auraient d’ailleurs
des ressources, n’usurpe pas des dons qui doivent être d’autant plus
soigneusement réservés à la misère et au défaut absolu de ressources, qu’ils
suffiront peut-être à peine à l’étendue des maux à soulager. C’est dans cette
vue qu’on a rédigé le plan qui fait l’objet de cette instruction.
Il n’est pas
possible d’établir dans la distribution des charités cet ordre qui seul peut en
étendre l’utilité, si les personnes qui donnent ne se concertent entre elles
pour connaître l’étendue des besoins, convenir de la quantité et de la nature
des secours, prendre les mesures nécessaires pour les assurer en fixant la
proportion dans laquelle chacun devra y contribuer, enfin pour prescrire l’ordre
qui doit être observé dans la distribution, et choisir celles d’entre elles qui
se chargeront spécialement d’y veiller. Il est donc avant tout indispensable
que les personnes aisées et charitables, dans chaque ville, paroisse ou communauté,
se réunissent pour former des assemblées ou bureaux de charité, dont tous les
membres conviendront de ce qu’ils voudront donner, et mettront en commun leurs
aumônes pour en faire l’emploi le plus avantageux aux pauvres.
On va proposer
quelques réflexions : 1° sur la manière de composer ces bureaux et sur la forme
de leur administration ; 2° sur les mesures à prendre pour connaître exactement
les besoins des pauvres, afin d’appliquer à propos les secours qui leur sont
destinés ; 3° sur la manière la plus avantageuse de soulager la misère des
peuples, en procurant de l’ouvrage à ceux qui sont en état de travailler, et
restreignant les secours gratuits à ceux que l’âge et les infirmités mettent
hors d’état de gagner aucun salaire.
Ce troisième
article se subdivisera naturellement en deux parties, dont l’une aura pour
objet d’indiquer les différents travaux auxquels on peut occuper les pauvres,
et l’autre de proposer les moyens de subvenir à la nourriture de ceux à qui l’on
ne peut se dispenser de donner des secours gratuits.
§ I. Le soulagement
des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de tous : ainsi,
tous les ordres et toutes les autorités se réuniront sans doute avec
empressement pour y concourir. Tous les habitants notables et distingués par
leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance, doivent être invités
à la première assemblée, qui doit se tenir le premier jour de dimanche ou de
fête qui suivra la réception de la présente instruction.
Il est naturel
que l’invitation se fasse, dans les lieux considérables, au nom des officiers
de justice et de police et des officiers municipaux, et dans ceux qui le sont
moins, au nom des curés et des seigneurs. L’assemblée doit se tenir dans le
lieu où se tiennent ordinairement les réunions de la communauté.
À l’égard de l’ordre
dans la séance et dans les délibérations, il convient de suivre l’usage, qui
est dans toutes les villes, que le premier officier de justice préside.
L’objet
particulier de celle-ci paraît cependant exiger que cet honneur soit déféré aux
évêques dans les villes de leur résidence. Il s’agit d’une œuvre de charité, c’est
la partie de leur ministère qui est la plus précieuse : ils doivent sans doute
y avoir la principale influence, et l’on doit se faire une loi de déférer à
leurs conseils, et de ne rien faire qui ne soit concerté avec eux. MM. les
curés doivent, par la même raison, trouver dans les membres des assemblées la
plus grande déférence pour leur zèle et leur expérience ; ils doivent même y
présider dans les campagnes où il n’y a aucun juge de juridiction.
§ II. L’assemblée
formée aura pour premier objet de délibération de convenir de la manière dont
sera fixée la contribution de chacun des particuliers. Il y a deux manières de
parvenir à cette fixation. L’une est que chacun se taxe lui-même, et s’engage à
donner la somme qu’il croira devoir donner, en ne considérant que sa générosité
et ses moyens.
On écrit sur une
feuille de papier le nom de celui qui fait son offre, et la somme qu’il s’engage
de donner. — Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et
leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent
suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est
tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple
des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura
point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se
mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et
facultés, et d’être obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait
pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité.
§ III. L’autre
manière de régler la contribution de chacun, est de taxer tous les cotisés à
proportion de leurs facultés et d’en former une espèce de rôle. Or, comme il n’est
pas possible qu’une assemblée nombreuse discute et compare les facultés de
chaque particulier, on est obligé de charger, ou les officiers municipaux de la
communauté, ou quelques députés choisis à la pluralité des voix, de faire ce
rôle au nom de l’assemblée.
§ IV. Comme le
mal auquel il s’agit de remédier doit naturellement durer jusqu’à la prochaine
récolte, et par conséquent jusqu’au mois de juillet, il sera très avantageux
que la contribution, ou purement volontaire, ou répartie par un rôle, soit divisée
en cinq payements, dont le premier se fera immédiatement après l’assemblée, et
les autres de mois en mois d’ici au mois de juillet.
Il n’est pas
possible de connaître dès le premier moment l’étendue des besoins à soulager.
Si la contribution fixée lors de la première assemblée ne suffisait pas pour
les besoins, il serait nécessaire, d’après le compte qui aurait été rendu à l’assemblée
suivante, d’augmenter proportionnellement la contribution des autres mois, et
de la porter au point où elle doit être pour correspondre à l’étendue des
besoins.
§ V. Il est
assez ordinaire que dans les campagnes une partie des propriétaires ne résident
pas dans les paroisses où ils possèdent des biens, et il est surtout très commun
que la résidence des propriétaires des rentes en grains et dîmes soit très éloignée.
Il est cependant naturel et juste qu’ils contribuent comme les autres au soulagement
des pauvres cultivateurs, de qui le travail seul a produit le revenu dont ils
jouissent. On doit sans doute appeler aux assemblées les fermiers, régisseurs
ou baillistes, qui perçoivent ces revenus ; et, en
cas qu’ils ne se croient pas suffisamment autorisés pour convenir de la
contribution des propriétaires qu’ils représentent, l’assemblée alors sera
obligée de recourir à la voie du rôle dont il a été parlé ci-dessus (§ III),
pour régler la contribution des propriétaires absents dans la même proportion
que celle des propriétaires présents, et de se pourvoir pour faire contraindre
les régisseurs ou fermiers à payer à la décharge des propriétaires.
§ VI. Le second
objet de la délibération des assemblées est l’ordre qu’elles établirent pour
que les secours destinés aux pauvres leur soient distribués de la manière la
plus utile pour eux et la moins dispendieuse.
Il ne serait pas
possible qu’une assemblée nombreuse suivit par elle-même les détails compliqués
d’une pareille opération, et il est indispensable de nommer des administrateurs
ou députés pour remplir les différentes fonctions qu’elle
exige ; pour se charger en recette des secours qui seront fournis par chaque
membre de l’assemblée ; pour en faire l’emploi conformément au plan qui aura
été adopté, et pour rendre compte de tout au bureau
assemblé.
Il est
nécessaire que, pour recevoir ce compte, l’assemblée détermine les jours où
elle se réunira de nouveau, soit tous les mois, soit tous les quinze jours, ou
une fois par semaine, suivant que les détails de l’opération plus ou moins
multipliés l’exigeront. Du moins est-il indispensable que, s’il paraît trop
difficile de réunir si souvent un aussi grand nombre de personnes, on y supplée
en choisissant dans l’assemblée un certain nombre de membres chargés de la représenter,
et qui composeront proprement le bureau auquel les députés, chargés de la
recette et de la dépense, rendront compte régulièrement.
§ VII. Il est
convenable qu’une seule personne soit chargée de tout le maniement des fonds
destinés aux pauvres, et remplisse ainsi les fonctions de trésorier du bureau.
Cette fonction, qui demande de l’assiduité et de l’exactitude à tenir des
registres de recette et de dépense, n’a rien de commun avec celle de régler la
disposition des fonds de la manière la plus avantageuse. Ce sera cette dernière
qui exigera le plus de mouvement et d’activité de la part de ceux qui en seront
chargés.
§ VIII. MM. les
curés sont, par leur état, membres et députés nécessaires des bureaux de
charité pour l’emploi et la distribution des aumônes, non seulement parce que
le soin de soulager les pauvres est une des principales fonctions de leur
ministère, mais encore parce que la connaissance détaillée que leur expérience
et la confiance de leurs paroissiens leur donnent des vrais besoins de chacun d’eux,
les rend les personnes les plus éclairées sur l’emploi qu’on peut faire des
charités.
Il ne s’ensuit
pas néanmoins qu’ils puissent exiger qu’on les charge seuls de cet emploi.
Outre qu’ils ont d’autres fonctions qui prennent une partie de leur temps, ils
sont trop raisonnables pour ne pas sentir que, les aumônes étant fournies par
tous les membres des bureaux de charité, il est naturel que ceux-ci conservent
quelque inspection sur la distribution qui en sera faite.
Il convient donc
de joindre à MM. les curés quelques personnes considérées par leur place, par
leur caractère, par la confiance du public, et auxquelles leur fortune et leurs
affaires permettent de s’occuper, avec l’activité et l’assiduité nécessaires,
du détail de l’administration des aumônes.
On trouvera
certainement dans les villes, parmi les différents ordres de citoyens, des
personnes capables de remplir ces vues avec autant de zèle que d’intelligence,
et qui se feront un plaisir de s’y livrer. — Il est même vraisemblable que,
dans la plupart des campagnes, il se trouvera quelques gentilshommes et
quelques bourgeois charitables qui pourront se charger, conjointement avec les
curés, du soin de soulager les pauvres.
§ IX. Celui qui
sera choisi pour receveur ou trésorier du bureau doit avoir, comme il a été
dit, un registre de recette et de dépense dans lequel ces deux articles soient
séparés.
Dans le premier,
il inscrira régulièrement tout ce qu’il recevra en argent, en grains, ou en
autres effets propres au soulagement des pauvres.
Dans la colonne
de dépense, il écrira tout ce qu’il délivrera des fonds qu’il aura entre les
mains, et il ne devra rien délivrer que sur des billets signés d’un ou de
plusieurs députés, ainsi qu’il aura été réglé par le bureau. Ces billets
formeront les pièces justificatives de son compte.
§ X. Il est
important que le receveur et les députés chargés de l’emploi des fonds en
rendent un compte exact à chaque fois que l’assemblée générale ou le bureau se
tiendra ; et il est important que leurs séances soient régulières, tant pour
cet objet, que pour s’occuper de tous les arrangements que les circonstances
peuvent mettre dans la nécessité de prendre de nouveau, ou de changer.
§ XI. Il ne
paraît pas possible que dans les grandes villes un seul bureau puisse suivre
tous les détails qu’exigera le soulagement des pauvres. Mais on peut, à la
première assemblée, convenir d’en former de particuliers à chaque paroisse, ou
bien l’on peut, dans les paroisses trop étendues, former plusieurs bureaux dont
chacun ne s’occupera que des détails relatifs au canton de la paroisse qui lui
aura été assignée. Peut-être encore trouvera-t-on plus simple et plus
praticable de former différents départements, et d’assigner chaque paroisse ou
chaque canton à un ou deux députés du bureau général.
§ I. Donner
indistinctement à tous les malheureux qui se présenteraient pour obtenir des
secours, ce serait entreprendre plus qu’on ne peut, puisque les fonds ne sont
pas inépuisables, et que l’affluence des pauvres, qui accourraient de tous
côtés pour profiter des dons offerts sans mesure, les aurait bientôt épuisés.
Ce serait de plus s’exposer à être souvent
trompé, et à prodiguer aux fainéants les secours qui doivent être réservés aux véritables pauvres.
Il faut éviter ces deux inconvénients.
§ II. Le remède
au premier est de limiter les soins des bureaux de charité aux pauvres du lieu ;
c’est-à-dire dans les campagnes à ceux de la paroisse, dans les villes à ceux
de la ville et de la banlieue ; non pas uniquement cependant à ceux qui sont
nés dans le lieu même : il est juste d’y comprendre aussi tous ceux qui sont
fixés depuis quelque temps dans le lieu, y travaillent habituellement, y ont
établi leur domicile ordinaire, y sont connus et regardés comme habitants. Ceux
qu’on doit exclure sont les étrangers qui ne viendraient dans le lieu que pour
y chercher des secours dus par préférence aux pauvres du lieu même. Ces étrangers
doivent être renfermés, s’ils sont vagabonds ; et, s’ils ont un domicile, c’est
là qu’ils doivent recevoir des secours de la part de leurs concitoyens, qui
seuls peuvent connaître s’ils en ont un besoin réel, et si leur pauvreté n’est
pas uniquement l’effet de leur fainéantise.
§ III. L’humanité
ne permet cependant pas de renvoyer ces pauvres étrangers chez eux, sans leur
donner de quoi subsister en chemin. Voici le moyen d’y pourvoir qui a paru le
moins compliqué et le moins sujet à inconvénient. La personne préposée par le
bureau de charité pour ce détail fournira au mendiant étranger sa subsistance
en nature ou à raison d’un sou par lieue, jusque chez lui, si la distance n’est
que d’une journée. Elle y joindra un passeport ou certificat portant le nom du
mendiant, le nom du lieu d’où on le renvoie et du lieu dont il se dit
originaire et où il doit se rendre, le jour de son départ, et mention du
secours qu’il aura reçu. Le mendiant, arrivé chez lui, doit présenter son
certificat à l’officier de police, ou municipal, ou au curé, ou à celui qui
sera préposé pour ce soin par le bureau de charité du lieu, et ce sera à ces
personnes à s’occuper de lui procurer des secours ou du travail. Si cet
étranger avait plus d’une journée à faire pour se rendre chez lui, l’on se contenterait
de lui fournir sa subsistance jusqu’à la résidence du subdélégué le plus
prochain, lequel, sur la représentation de son certificat, lui donnerait une
route pareille à celle qu’on délivre aux hommes renvoyés des dépôts de
mendicité, avec laquelle il se rendrait chez lui en recevant à chaque résidence
de subdélégué le secours d’un son par lieue.
§ IV. Si
cependant cet étranger était attaqué d’une maladie qui le mit hors d’état de se
rendre chez lui, il faudrait le faire conduire dans un hôpital à portée pour y
recevoir les mêmes secours que les pauvres du lieu. À défaut d’hôpital, les
secours doivent lui être fournis par le bureau de charité, comme aux pauvres
mêmes du lieu jusqu’à ce qu’il soit rétabli et qu’on puisse le faire partir.
§ V. En excluant
ainsi les étrangers, il deviendra plus facile de n’appliquer les secours qu’à
propos, et de les proportionner aux vrais besoins. Il faudra cependant du soin
et de l’attention, afin d’en connaître exactement l’étendue.
Le moyen le plus
simple pour y parvenir est de dresser un état, maison par maison, de toutes les
familles qui ont besoin de secours, dans lequel on marquera le nombre de
personnes dont est composée chaque famille, le sexe, l’âge, et l’état de validité
ou d’invalidité de chacune de ces personnes, en spécifiant les moyens qu’elles
peuvent avoir pour gagner de quoi subsister ; car il y a tel pauvre qui peut,
en travaillant, gagner la moitié de sa subsistance et de celle de sa famille :
il n’a besoin que du surplus. S’il ne manque que d’occasion de travail, le
bureau s’occupera de lui en procurer, et non de lui fournir des secours
gratuits. Ces états ne peuvent donc être trop détaillés. Personne n’est autant
à portée que MM. les curés de donner les connaissances nécessaires pour les
former ; et, lorsqu’ils n’en seront pas chargés seuls, les commissaires nommés
par le bureau doivent toujours se concerter avec eux.
§ VI. Dans les
très grandes paroisses de ville, qu’on aura jugé à propos de subdiviser en
plusieurs cantons soumis chacun à l’inspection d’un bureau particulier, il sera
nécessaire de former l’état des pauvres de chaque canton séparément.
§ VII. La
formation de ces états des pauvres est indispensable, non seulement pour
connaître l’étendue des vrais besoins et n’être pas trompé dans l’emploi des
charités, mais encore pour mettre quelque ordre dans les distributions. Il ne
faut pas cependant se dissimuler un inconvénient de ces états, si l’on voulait
y comprendre sans exception toutes les personnes qui ont besoin de secours. Il
est certain qu’il y en a parmi celles-ci qui n’ont que des besoins momentanés,
occasionnés par des circonstances extraordinaires, et dont la misère n’est
point connue. Des charités publiques les dégraderaient en quelque sorte
au-dessous de l’état dont elles jouissent, et la plupart d’entre elles aimeraient
mieux souffrir la plus affreuse misère, que d’être soulagées par cette voie. Ce
genre de pauvres est très commun dans les grandes villes. Leur juste délicatesse
doit être ménagée, et il n’est pas possible de les comprendre dans les états
des pauvres ; cependant, il est à désirer qu’on puisse aussi les soulager. Il
ne paraît pas qu’il y ait d’autre moyen d’obvier à cette difficulté, que de
destiner sur la masse totale des fonds du bureau un fonds particulier pour le
soulagement des pauvres honteux, et d’en confier la distribution à MM. les
curés, ou avec eux à un ou deux membres du bureau engagés au même secret qu’eux.
§ VIII. Il est quelquefois
arrivé que, dans des temps difficiles où les métayers n’avaient point assez récolté
pour leur subsistance, des propriétaires, pour se dispenser de les nourrir, les
ont mis dehors, sans doute dans l’espérance que ces malheureux trouveraient des
ressources dans les charités publiques. Si ces cultivateurs abandonnés par
leurs maîtres étaient compris dans les états de ceux dont les bureaux de
charité se chargeront, ce seul article absorberait une grande partie des fonds
qui pourraient être consacrés à cet objet dans les campagnes. Rien ne serait
plus injuste. Les cultivateurs doivent trouver des ressources dans les avances
ou les dons de leurs maîtres, qui leur doivent ce secours moins encore à titre
de charité qu’à titre de justice, et même à ne consulter que leur seul intérêt
bien entendu. Ces métayers ne doivent donc point être mis dans l’état des
pauvres, et c’est aux maîtres à pourvoir à leur subsistance.
Il ne faut pas
que les bureaux de charité perdent de vue que les secours destinés à la pauvreté réelle ne
doivent jamais être un encouragement à l’oisiveté. Les pauvres se divisent en
deux classes, qui doivent être secourues de deux manières différentes. Il y en
a que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur
vie
par eux-mêmes ; il y en a d’autres à qui leurs forces permettent de travailler.
Les premiers seuls doivent recevoir des secours gratuits ; les autres ont
besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur
procurer les moyens d’en gagner. Il sera donc nécessaire que, d’après l’état
qui aura été formé de ceux qui sont dans le besoin, l’on fasse la distinction
des pauvres qui peuvent travailler et de ceux qui ne le peuvent pas, afin de
pouvoir fixer la partie des fonds du bureau qu’il faudra destiner aux divers
genres de soulagement qui doivent être appliqués aux uns et aux autres. Ces
deux objets du travail à procurer aux uns, et des secours gratuits à fournir
aux autres, présentent la subdivision naturelle de cet article, et nous allons
en traiter successivement.
§ I. Il semble
que tous les propriétaires aisés pourraient exercer une charité très utile, et
qui ne leur serait aucunement onéreuse, en prenant ce moment de calamité pour
entreprendre dans leurs biens tous les travaux d’amélioration ou même d’embellissement
dont ils sont susceptibles. S’ils se chargent d’occuper ainsi une partie des
pauvres compris dans les états, ils diminueront d’autant le fardeau dont les bureaux
de charité sont chargés, et il y a lieu de penser qu’on pourrait de cette
manière employer un grand nombre des pauvres de la campagne. Les
propriétaires, en leur procurant ce secours, n’auraient fait qu’une avance dont
ils tireraient un profit réel par l’amélioration de leurs biens.
§ II. Si les
travaux que peuvent faire exécuter les particuliers ne suffisent pas pour
occuper tous les pauvres, il faut chercher quelques ouvrages publics où l’on
puisse employer beaucoup de bras. Les plus simples et les plus faciles à
entreprendre partout sont ceux qui consistent à remuer des terres. Le roi ayant
bien voulu accorder au soulagement de la province des fonds dont la plus grande
partie est destinée, suivant les intentions de M. le contrôleur général, aux
travaux publics, et en particulier aux grands chemins, les entrepreneurs ont
reçu ordre en conséquence de doubler le nombre des ouvriers sur les différents
ateliers des routes, et ils en ont ouvert ou en ouvriront incessamment plusieurs
nouveaux. Mais, outre que ces entrepreneurs, faisant travailler pour leur
compte, ne peuvent, sans risque de perdre, employer toutes sortes d’ouvriers,
quelque nombre d’ateliers qu’on puisse ouvrir sur les grandes routes, il y aura
toujours beaucoup de paroisses hors de portée d’en profiter, et les fonds
accordés par le roi ne suffiront pas pour en établir partout où il serait
nécessaire. Il est donc à désirer que l’on destine partout une partie des
contributions de charité à faire quelques ouvrages utiles, tels que l’arrangement
de quelques places publiques, et surtout la réparation de quelques chemins qui facilitent
le commerce des habitants.
§ III. Ces
travaux, peu considérables, peuvent être conduits par économie et suivis par
quelque personne de bonne volonté qui se charge d’y donner ses soins. Mais il
est essentiel qu’ils soient suivis avec la plus grande attention pour prévenir
les abus qui peuvent aisément s’y glisser. Il faut s’attendre que plusieurs des
travailleurs chercheront à gagner leur salaire en faisant le moins d’ouvrage
possible, et que surtout ceux qui se sont quelquefois livrés à la mendicité
travailleront fort mal. D’ailleurs, dans un ouvrage dont le principal objet est
d’occuper les pauvres, on est obligé d’employer des ouvriers faibles, des
enfants, et quelquefois jusqu’à des femmes, qui ne peuvent pas travailler beaucoup.
On est donc obligé de partager les ouvriers en différentes classes, à raison de
l’inégalité des forces, et de fixer des prix différents pour chacune de ces
classes. Il serait encore mieux de payer tous les ouvriers à la tâche, et de
prescrire différentes tâches proportionnées aux différents degrés de force ;
car il y a des travaux qui ne peuvent être exécutés que par des hommes robustes,
d’autres exigent moins de force : par exemple, des enfants et des femmes
peuvent facilement ramasser des cailloux pour raccommoder un chemin, et porter
de la terre dans des paniers. Mais, quelque parti que l’on prenne de payer à la
tâche, ou de varier les prix suivant l’âge et la force, la conduite de pareils
ateliers exigera toujours beaucoup d’intelligence et d’assiduité.
§ IV. On a eu
occasion de remarquer un abus qui peut facilement avoir lieu dans les travaux
de cette espèce. C’est que des gens, qui d’ailleurs avaient un métier,
quittaient leur travail ordinaire pour se rendre sur les ateliers où l’on
payait à la journée. Cependant, ces ateliers de charité doivent être réservés
pour ceux qui manquent d’ailleurs d’occupation. L’on n’a trouvé d’autre remède
à cet inconvénient que de diminuer le prix des journées, et de le tenir
toujours au-dessous du prix ordinaire.
§ V. Si les
ouvrages qu’on entreprendra ne sont pas de ces ouvrages simples que tout le
monde peut conduire, il deviendra nécessaire d’employer et de payer quelque ouvrier
principal intelligent, qui servira de piqueur et de conducteur. On trouvera
vraisemblablement partout de bons maçons propres à cette fonction. Si la nature
de l’ouvrage exigeait un homme au-dessus de cet ordre, et qui sût lever des
plans et diriger des travaux plus difficiles, il faudrait, en cas qu’il n’y en
ait pas dans le canton, s’adresser à M. l’intendant, qui tâchera d’en procurer.
§ VI. Il y a des
ouvrages utiles qui ne peuvent guère se bien faire que par entreprise, et qui
exigent que des gens de l’art en aient auparavant dressé les plans et les
devis. Tels sont des chaussées, des adoucissements de pentes et autres
réparations considérables aux abords des villes, et quelques chemins avantageux
pour le commerce, mais trop difficiles dans l’exécution pour pouvoir être faits
par de simples ateliers de charité. De pareils travaux ne peuvent se faire que
sur les fonds d’une imposition autorisée par un arrêt du Conseil.
Il y a eu
quelques projets de ce genre faits à la requête de plusieurs villes ou
communautés. Il y en a beaucoup d’autres qu’on pourrait faire, si les
communautés qu’ils intéressent voulaient en faire la dépense. Il serait fort à
souhaiter qu’elles s’y déterminassent dans ce moment : ce serait encore un
moyen de plus d’occuper un grand nombre de travailleurs, et de répandre de l’argent
parmi le peuple. Indépendamment de la diminution qu’il est d’usage d’accorder
lors du département aux communautés qui ont entrepris de faire à leurs frais
ces travaux utiles, et qui réduit presque leur dépense à moitié, M. l’intendant
se propose encore, pour procurer plus de facilité, de faire l’avance d’une
partie de l’argent nécessaire, afin qu’on puisse travailler dès à présent,
quoique les fonds qui seront imposés en vertu des délibérations ne doivent
rentrer que longtemps après, et lorsque les rôles seront mis en recouvrement.
§ VII. Ce qu’il
y a de plus difficile est d’occuper les femmes et les filles, qui pour la plus
grande partie ne peuvent travailler à la terre. Il n’y a guère d’autre travail
à leur portée que la filature, soit de la laine, soit du lin, soit du coton. Il
serait fort à désirer que les bureaux de charité pussent s’occuper d’étendre ce
genre de travail, en avançant des fouets aux pauvres femmes des villes et des
campagnes, et en payant dans chaque lieu une fileuse pour instruire celles qui
ne savent point encore filer. Il faudrait encore se pourvoir des matières
destinées à être filées, et s’arranger à cet effet avec des fabriques ou avec
des négociants qui fourniraient ces matières et emploieraient ou vendraient le
fil à leur profit. Pour faciliter l’introduction de cette industrie dans les
cantons où elle est peu connue, M. l’intendant se propose d’envoyer chez ses subdélégués
quelques modèles de muets, d’après lesquels on pourra en faire. Il destinera
aussi volontiers à cet objet une partie des fonds que le roi a bien voulu
accorder pour faire travailler les pauvres. Au surplus, les personnes qui se
chargeront de ce détail dans les villes ou dans les campagnes, sont invitées à
informer des difficultés qu’elles pourraient rencontrer et des secours qu’elles
croiraient nécessaires pour assurer le succès de cette opération, M. Desmarest, inspecteur des manufactures de la généralité,
qui se fera un plaisir de leur faire passer directement, ou par la voie de M.
le subdélégués, les éclaircissements qui lui seront demandés. Il faudra que les
lettres lui soient adressées sous le couvert de M. l’intendant.
§ I. On peut
pourvoir de deux manières à la subsistance des pauvres : ou par une
contribution dont les fonds soient remis au bureau de charité pour être
employés de la manière qu’il jugera la plus avantageuse, ou par une distribution
des pauvres entre les personnes aisées, dont chacune se chargerait d’en nourrir
un certain nombre, ainsi qu’il a été pratiqué plusieurs fois dans cette
province.
§ II. Cette
dernière méthode a quelques inconvénients. Un des plus grands paraît être le
désagrément auquel s’exposent les personnes qui se chargent de nourrir ainsi
les pauvres, d’avoir à essuyer les murmures de ces sortes de gens, qui sont
quelquefois très difficiles à contenter. Un bureau de charité leur en
imposerait vraisemblablement davantage, et personne ne serait importuné de
leurs plaintes, dont le peu de fondement serait connu. D’ailleurs, cette
méthode de rassembler ainsi les pauvres pour ainsi dire à chaque porte
ressemble trop à une espèce de mendicité autorisée. Il est plus avantageux que
les secours leur soient donnés dans l’intérieur de chaque famille. Il paraît
même qu’on ne peut guère soulager autrement ceux qui n’ont besoin que d’un
supplément de secours, et qui sont en état de gagner une partie de la
subsistance de leurs familles ; car comment ferait-on pour mesurer les aliments
qu’on leur donnerait et les proportionner à leurs besoins ? Vraisemblablement
les personnes qui se seraient chargées d’eux ne penseraient qu’à leur ôter tout
prétexte de murmurer, en leur donnant autant de nourriture qu’ils en
voudraient, sans pouvoir, ou même sans vouloir exiger d’eux aucun travail, ce
qui leur ferait contracter l’habitude de l’oisiveté.
§ III. Cependant
cette méthode peut avoir quelques avantages dans la campagne, où peut-être
quelques propriétaires trouveraient moins dispendieux de nourrir quelques
personnes de plus avec leurs métayers ou leurs valets, que de donner de l’argent
ou du grain pour faire le fonds du bureau de charité. Si quelques
paroisses préfèrent cette méthode, il sera toujours nécessaire d’arrêter, d’après
l’état des pauvres, un rôle pour fixer le nombre que chaque propriétaire devra
nourrir.
§ IV. Dans le
cas, qui paraît devoir être le plus général, où l’on choisira de mettre des
fonds en commun pour être employés à la disposition des bureaux de charité, les
offres pourront être faites ou en argent, ou en grain, ou même en autres
denrées propres au soulagement des pauvres. Il est vraisemblable que, surtout
dans les campagnes, la plus grande partie des contributions se feront en
grains.
§ V. Quand même
la plus grande partie des contributions se feraient en argent, il y aurait
beaucoup d’inconvénient à distribuer de cette manière les secours destinés à
chaque famille. Il n’est arrivé que trop souvent que des pauvres auxquels on
avait donné de l’argent pour leur subsistance et celle de leur famille l’ont dissipé au cabaret, et ont laissé leurs familles et
leurs enfants languir dans la misère. Il est plus avantageux de donner à chaque
famille les denrées dont elle a besoin ; il s’y trouve même une espèce d’économie,
en ce que ces denrées peuvent être à meilleur marché pour le bureau de charité
qu’elles ne le seraient pour les pauvres mêmes, qui seraient obligés de les acheter
en détail chez les marchands, et de supporter par conséquent le profit que
ceux-ci devraient y faire.
§ VI. On ne
pense pas cependant qu’il convienne d’assembler les pauvres pour leur faire des
distributions de soupe ou de pain, ou d’autres aliments : ces distributions ont
l’inconvénient, qu’on a déjà remarqué, de les accoutumer à la mendicité. Il est
d’ailleurs très difficile d’y mettre l’ordre et d’éviter l’abus des doubles
emplois, et des pauvres inconnus peuvent se glisser dans la foule.
§ VII. La voie
la moins sujette à inconvénient paraît être que les personnes chargées de
veiller à la distribution journalière, soit les curés, soit d’autres députés du
bureau, aient un boulanger attitré pour les secours qui devront être donnés en
pain ;
Qu’ils désignent
quelque personne intelligente et capable de détail, lorsque l’on jugera plus à
propos de faire préparer quelque autre aliment, comme pourraient être du riz ou
des légumes ;
Et qu’ils
remettent à chaque chef de famille un billet d’après lequel le boulanger, ou
les personnes chargées de la distribution des autres aliments, donneront au
porteur la quantité qu’il aura été trouvé convenable de lui fournir, soit en
pain, soit en autres aliments, soit tous les jours, soit un certain nombre de
fois par semaine, ainsi qu’il aura été réglé.
Cette méthode
aura l’avantage de pouvoir fixer, sans aucun embarras, la quantité de secours
qu’on voudra donner à chaque famille. Il deviendra aussi facile de régler la
portion de celui qui sera en état de gagner les trois quarts de sa subsistance,
que celle du misérable qui ne peut absolument vivre que de charité.
§ VIII. Le pain
étant, par les malheureuses circonstances où se trouve la province, une des
denrées les plus chères, il serait à souhaiter qu’on pût en diminuer la
consommation en procurant aux pauvres d’autres subsistances aussi saines et
moins dispendieuses. Vraisemblablement, dans plusieurs campagnes, on pourra
faire usage du blé noir. Le roi ayant eu la bonté d’autoriser M. l’intendant à
employer des fonds en achat de riz, il en a fait venir une certaine quantité de
Bordeaux, et il doit en arriver dans quelque temps encore davantage. Ce grain
est susceptible d’être préparé de différentes manières peu dispendieuses ;
elles sont expliquées dans un Avis imprimé, dont il sera joint quelques
exemplaires à la présente instruction. Il est à désirer que dans chaque lieu
quelque personne charitable se charge de faire exécuter celle de ces préparations
qui se trouvera être la moins dispendieuse, ou la plus au goût du peuple : les
communautés religieuses seraient plus à portée que personne de prendre ce soin.
On distribuerait ce riz de la même manière que le pain, sur des billets du curé
ou du député du bureau. Il y aurait beaucoup de désavantage à distribuer le riz
en nature, et sans l’avoir fait préparer : la plus grande partie de ceux à qui
l’on en donnerait de cette manière ne sauraient pas en tirer parti, et
vraisemblablement ils s’en déferaient à vil prix. On a vu, dans des occasions
semblables, des paysans donner une livre de riz pour une livre de pain :
cependant une livre de riz nourrit au moins quatre à cinq fois autant qu’une
livre de pain, parce qu’il se renfle prodigieusement à la cuisson.
§ IX. Il ne
paraît guère possible de payer autrement qu’en argent les ouvriers employés
dans les ateliers de charité ; cependant il leur sera vraisemblablement
avantageux de profiter de la facilité que donnera la préparation du riz, pour
se nourrir à bon marché : il serait par conséquent utile de leur en procurer
les moyens. Cela peut se faire de deux manières : ou en chargeant quelque
personne de leur vendre du riz préparé au prix courant, ou en leur donnant des
billets pour en recevoir de la même manière que les pauvres ; mais, dans ce
cas, on aurait l’attention de retenir sur leurs salaires la valeur de ce riz.
§ X. Le besoin de
la subsistance n’est pas le seul qui se fasse sentir : le chauffage dans les
villes, le vêtement dans les villes et dans les campagnes, sont encore deux
objets dont les bureaux de charité pourront avoir à s’occuper ; mais on croit
inutile d’entrer à ce sujet dans aucun détail.
§ XI. Il n’est
pas possible de s’occuper, quant à présent, de répartir le riz que le roi a
bien voulu destiner au secours des pauvres ; la répartition ne peut être faite
que d’après l’état connu des pauvres de chaque paroisse. Il est donc nécessaire
avant tout que chaque bureau de charité adresse à M. l’intendant, le plus
promptement qu’il sera possible, l’état qui aura été dressé des pauvres de
chaque paroisse, et de la quantité de secours à fournir à chacun. Cet état doit
être accompagné d’une copie de la délibération par laquelle on se sera fixé aux
arrangements qu’on aura cru devoir adopter dans chaque ville ou dans chaque communauté.
C’est d’après cet envoi que M. l’intendant déterminera, en connaissance de
cause, la répartition des secours dont il peut disposer.
§ XII. Il y a
quelques paroisses dans lesquelles il a été fait des fondations pour
distribuer, chaque année, aux pauvres une certaine quantité de grains.
Différents arrêts du Conseil ont réuni quelques-unes de ces fondations aux
hôpitaux voisins, mais elles subsistent encore dans plusieurs paroisses. Le
meilleur usage qu’on en puisse faire est de les employer avec les contributions
qui seront fournies de la même manière, et suivant les arrangements qui seront
pris par le bureau de charité. Ce serait peut-être même un moyen d’engager le
Conseil à laisser subsister ces fondations, au lieu de les réunir aux hôpitaux,
que de charger un bureau de charité, établi à demeure dans la paroisse, d’en
faire la distribution d’après les règles qui auront été établies dans l’occasion
présente. La protection du gouvernement serait d’autant plus assurée à ces
bureaux de charité permanents, que leur concours serait infiniment utile au
succès des vues qu’a le Conseil pour la suppression totale de la mendicité,
lesquelles ne peuvent être remplies qu’autant que les pauvres seront assurés de
trouver les secours nécessaires dans la paroisse.
§ XIII. Dès à
présent l’établissement des bureaux de charité, quoiqu’ils ne doivent avoir
lieu que jusqu’à la récolte prochaine, mettra du moins en état de délivrer la
province des vagabonds qui l’infestaient ; car, au moyen de ce que les bureaux
assureront la subsistance à tous les pauvres connus, il ne pourra rester d’autres
mendiants que des étrangers sans domicile ou des vagabonds volontaires, et la
maréchaussée aura ordre de les arrêter partout où ils se trouveront.
[1]
Pierre Foncin, Essai
sur le ministère Turgot, 1877.
[2]
Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot,
Gallimard, 1961.
[3]
À noter cependant trois études spécifiquement consacrées au Limousin de
Turgot : Gustave d’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, Paris,
Guillaumin, 1859 ; René Lafarge, L’agriculture
en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris,
1902 ; et plus récemment Michel C. Kiener &
Jean-Claude Peyronnet, Quand Turgot
régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir, Fayard, 1979. On
trouve en outre de nombreux éléments d’information dans la notice introductive
ajoutée par Gustave Schelle au deuxième volume des Œuvres de Turgot et documents le concernant. [Par la suite, nous
utiliserons exclusivement cette édition des œuvres de Turgot, dont les volumes
2 et 3 couvrent la période de l’intendance du Limousin.]
[4]
René Lafarge, L’agriculture en Limousin
au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902,
p.274-275
[5]
Nous nous pencherons rapidement sur le profil de ces différentes publications
en recherchant le libéralisme de Turgot à l’époque de son intendance (partie
4 : Turgot en Limousin : une expérience libérale ?)
[6]
Michel Cassan, Le
temps des guerres de religion. Le cas du Limousin, Publisud,
1996, p.2
[7]
Sur Vincent de Gournay, voir l’étude classique de Gustave Schelle, Vincent de Gournay, Institut Coppet,
2015. On trouvera également des aperçus dignes d’intérêt dans C. Théré, L. Charles & F. Lefebvre (dir.),
Le cercle de Gournay. Savoirs économiques et pratiques
administratives en France au milieu du XVIIIe siècle, INED, 2011
et S. Meysonnier, La
Balance et l’Horloge. La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe
siècle, éditions de la Passion, 1989, chap. vi et vii, p.161-237. Je me
permets en outre de renvoyer aux deux chapitres consacrés relativement à
Gournay (chapitre 2) et à son cercle d’économistes (chapitre 3) dans mon livre Les économistes bretons et leur place dans
le développement de l’économie politique (1750-1900), Institut Coppet,
2013.
[8]
Ce travail lui avait été commandé par Marmontel, directeur du Mercure. Dans le numéro d’août 1759 fut
publiée une notice nécrologique reprenant l’ossature principale de l’éloge
réellement composé par Turgot, l’exposé doctrinaire en moins. La version
complète de l’Éloge de Gournay a été
publiée pour la première fois par Dupont de Nemours dans son édition des Œuvres de Turgot. L’Institut Coppet l’a
récemment réédité, en y joignant les « Observations sur M. de Gournay », par
Montaudoin de la Touche, parues en 1761 dans le Journal de Commerce.
[9]
Dans le système administratif de la France de l’Ancien régime, le maître des
requêtes était chargé de répondre aux sollicitations des intendants de province
et de transmettre leurs demandes et dossiers aux ministres. Ce poste, dont les
grandes familles étaient friandes, servait parfois de porte d’accès à
l’intendance, dont elle constituait d’ailleurs un prolongement naturel.
[10]
Cette dispense était due à la célébrité du nom de Turgot, illustré par son
père, prévôt des marchands de Paris et très admiré à la cour. Il est à rappeler
que Turgot, contrairement à Dupont de Nemours par exemple (qu’on appela ainsi
pour le distinguer d’un autre Dupont à l’Assemblée) ou à François Quesnay (fils
de laboureur), est un vrai fils de noble. Son titre complet est : Anne Robert
Jacques Turgot, chevalier, baron de Laune, seigneur
de Lastelle, Gerville, Vesli, Le Plessis et autres lieux.
[11] Œuvres,
II, p.86-87. Voltaire répondit avec ces mots prophétiques : « Vous
serez un jour Contrôleur général, mais je serai mort. » (Œuvres, II, p.2) Ils étaient certes à moitié
prophétiques, car Voltaire vivra suffisamment pour voir Turgot ministre et se
réjouir du début de ce qu’il nommera un « âge d’or ». Voir sur ce
point sa correspondance à l’occasion du ministère Turgot dans Écrits économiques de Voltaire, Institut
Coppet, 2013, reproduite dans Laissons
Faire, n°17, février 2015, p.39-48.
[12]
Frank Alengry, Turgot
(1727-1781), homme privé et homme d’État, d’après les documents inédits du
fonds de Lantheuil publiés par Schelle, Paris,
1942, p.104
[13]
Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et
documents le concernant, II, p.2.
[14]
Douglas Dakin, Turgot and the Ancien
Régime in France, New York, Octogon Books, 1965,
p.21 Comme le rappelle Dakin, l’intendance du Limousin était considérée comme
un palier vers d’autres intendances plus prestigieuses, apportant plus
d’honneurs et également des rémunérations plus intéressantes.
[15]
Œuvres, II, p.231
[16]
Cité par Jean-Pierre Poirier, Turgot :
laissez-faire et progrès social, Perrin, 1999, p.96
[17]
Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et
documents le concernant, t. II, p.4
[18]
Gustave d’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.6
[19]
Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du
portrait de Turgot le 14 décembre 1821, Bulletin
de la société royale d’Agriculture, Sciences et Arts de Limoges, n°1, t. 1,
janvier 1822.
[20] Dakin, Turgot
and the Ancien Régime in France, p.21
[21]
Poirier, Turgot : laissez-faire et
progrès social, p.81
[22]
Joël Cornette, Histoire de la France.
Absolutisme et Lumières. 1652-1783, Hachette, 2005, p.161
[23]
Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du
portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op.
cit.
[24]
Œuvres, II, p.334
[25]
Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1762. (Œuvres, II, p.90)
[26]
Par le peuple, on entend généralement le bas peuple, constitué de laboureurs,
paysans, artisans et marchands. Cependant, dans le cas du Limousin, l’ensemble
de la société vivait dans des conditions déplorables. Le clergé, assez pauvre,
recevait une dîme qui suffisait à peine à ses besoins. La noblesse, pareillement,
montrait peu d’aisance, établie sur de petits domaines et menant une vie
paisible plutôt que faste. Seule la bourgeoisie pouvait être considérée comme
riche.
[27]
Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du
portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op.
cit.
[28]
Jean-Pierre Delhoulme, Les campagnes limousines au XVIIIe siècle. Une spécialisation bovine en
pays de petite culture, Presses universitaires de Limoges, 2009, p.8
[29]
Ibid., p.13
[30]
Lettre de l’intendant Pajot de Marcheval au
contrôleur général, cité par Lafarge, L’agriculture
en Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.217
[31]
Mémoire des habitants de Saint-Pardoux-la-Croizille, Archives départementales de la Haute-Vienne,
cité par Lafarge, L’agriculture en
Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.44
[32]
Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du
portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op.
cit. À ce sujet, notons qu’au temps de Colbert,
les mendiants étaient envoyés aux galères et qu’en 1614, les États-généraux
réclamaient qu’ils furent étranglés et pendus. Turgot ne faisait peser sur eux
que la prison. Il fit ouvrir une maison d’emprisonnement en 1768 d’où les
mendiants n’étaient libérés qu’à partir du moment où l’on avait su leur
apprendre un métier, comme moyen pour eux de ne plus être mendiant.
[33]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.124
[34]
Œuvres, II, p.177
[35]
Œuvres complètes de Voltaire,
Institut et Musée Voltaire, 1973, volume 111, p.185.
[36]
Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 29 mars 1770, Œuvres, III, p.385-386.
[37]
Voir la liste complète des faux livres dans Œuvres,
III, p.683-686.
[38]
Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir,
p.41
[39]
Sur la base des documents dont nous disposons, nous pouvons affirmer que Turgot
demanda beaucoup d’assiduité à ses agents. Une illustration nous en est fournie
par la lettre qu’il fit parvenir à l’un d’eux, M. de La Valette, qui lui
signalait son souhait de se démettre de ses fonctions. « Je suis bien loin
d’avoir aucun reproche essentiel à vous faire ; mais il est vrai que j’ai
craint de ne pas trouver en vous toute l’activité qui me semble nécessaire dans
l’espèce de crise où je me vois dans le commencement de mon administration :
forcé par la circonstance de refondre tout le système de l’imposition, et de
mettre un nouvel ordre dans beaucoup d’autres parties, j’ai besoin que les
personnes qui me seconderont puissent se livre à un travail opiniâtre ».
(Lettre de Turgot à M. de La Valette, 4 janvier 1762, Archives de
l’intendance ; Œuvres, II,
p.161.
[40]
Schelle, Œuvres de Turgot et documents le
concernant, II, p.3
[41]
Condorcet, cité par Alengry, Turgot (1727-1781), homme privé et homme d’État, p.88. La
préoccupation de Condorcet était d’autant plus justifiée que Turgot souffrait
de la goute et qu’un surmenage lui était plus nuisible qu’à quiconque.
[42]
Schelle, Œuvres de Turgot et documents le
concernant, II, p.7
[43]
Jean-Jacques Rousseau l’illustrera brillamment dans un passage de ses Confessions, où il raconte un épisode
arrivé à Lyon en 1732 : « Un jour entre autres, m’étant à dessein
détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort
et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs
heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un
paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je
visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous
les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai
celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et du gros
pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait
avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas
fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait,
jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite,
après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était
pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine,
descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un
jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect
me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez
épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand
ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent, il ne
voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble
extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais
imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots
terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin
à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait
un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce
qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une
impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine
inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations
qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique
aise, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne
pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de
lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de
ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la
proie des barbares publicains. » (Partie 1, livre IV)
[44]
Abbé de Saint-Pierre, Projet de taille
tarifée, 1737.
[45]
Œuvres, II, p.136
[46]
Œuvres, II, p.13
[47]
Lettre de Turgot au contrôleur général Bertin, 10 août 1762, Œuvres, II, p.230.
[48]
Il est à noter cependant que le cadastre, qui est aujourd’hui un principe
fiscal ne faisant pas l’objet de débat, a été jugé de manière très sévère par
certains grands économistes du passé. Il s’agit, rappelons-le, de fournir une
mesure soi-disant objective de la réalité des différents terrains soumis à
l’impôt, afin de déterminer leur valeur. Si les économistes ne furent pas
satisfaits par cette idée, c’est que la valeur change, et qu’il faudrait ou
mesurer chaque année la valeur des terres, ou admettre que le cadastre réalisé
précédemment est clairement imparfait. À l’époque, il est vrai, l’idée même
d’envoyer à travers tout le pays des géomètres pour faire leurs calculs
effrayait par le coût que cela impliquait, et le temps qu’il faudrait accorder
à une telle opération. Le grand Adam Smith, en 1776, remarqua bien ce
désavantage : « Une taxe territoriale, assise d’après l’arpentage et sur
l’évaluation de toutes les terres, quelque égale qu’elle puisse être d’abord,
doit, dans un court espace de temps, devenir inégale. Pour empêcher qu’elle ne
le devînt, il faudrait que le gouvernement donnât une attention vive et
continuelle à toutes les variations qui surviennent dans l’état et le produit
de toutes les différentes fermes du pays. » (Richesse des Nations, livre V, chap. 2) Trente ans à peine plus
tard, Jean-Baptiste Say critiquera aussi le cadastre comme une manière très
illusoire de résoudre la difficulté de la répartition de l’impôt territorial.
« On a cru pouvoir vaincre cette difficulté, dit-il, par un tableau
comparatif de toutes les propriétés et de leurs valeurs ; mais la grandeur
et la valeur de chaque propriété est perpétuellement plus variable, et ce qui
serait vrai à une époque cesserait de l’être quelques années plus tard. […]
Somme toute, il est certain que les cadastres sont des opérations
dispendieuses, et il n’est pas également certain qu’elles soient utiles dans la
pratique. » (Cours d’économie
politique, partie 8, chapitre V).
[49]
Gustave d’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.69-70
[50]
René Lafarge, L’agriculture en Limousin
au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.150
[51]
Lettre de Turgot à M. d’Ormesson, 20 novembre 1767, Archives de
l’intendance ; Œuvres, II,
p.616.
[52]
Gustave d’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.70
[53]
René Lafarge, L’agriculture en Limousin
au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.151-152
[54]
Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et
documents le concernant, II, p.6
[55]
Louis de Bernage, Mémoire
sur la généralité de Limoges, 1698 ; cité par cité par Poirier, Turgot : laissez-faire et progrès
social, p.92
[56]
Article « Grains », in François Quesnay, Œuvres économiques complètes et autres textes, volume 1, INED,
2005, p.205. Aboutissant aux mêmes conclusions que Turgot, Mirabeau le père
avait flétri les corvées en les qualifiants d’ « abomination de la
désolation sur les campagnes » (L’Ami
des Hommes, édition 1762, première partie, p.30).
[57]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot, p.102
[58]
Eugène-Jean Marie Vignon, Études historiques
sur l’administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe
siècles, Paris, 1862, tome III, p.54.
[59]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot, p.96 ; cf. Mémoire sur
les corvées, par Dupré de Saint-Maur, intendant de la généralité de
Guyenne, 1784
[60]
Mirabeau, Lettre sur les corvées
insérée dans l’Ami des hommes,
édition de Hambourg, 1762, t. VI, 2ème partie, p.10-13.) Sur la
corvée, Necker eut des mots également durs : « La corvée est un impôt
particulier sur la classe d’hommes qui a le plus besoin d’encouragements ;
impôt inégal en lui-même, parce qu’il se prélève en journées, et que le prix du
temps varie selon les degrés d’industrie ; impôt qui blesse enfin, parce
qu’il donne à l’homme l’apparence d’un esclave en l’obligeant de payer en
travail ce qu’il voudrait acquitter en argent, cette image de la
propriété ». (Necker, De
l’administration des finances de la France)
[61]
Lettre de Turgot à Trudaine de Montigny sur le rachat de la corvée, 20
septembre 1764, Œuvres, II, p.350
[62]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.103
[63]
Schelle, Œuvres de Turgot et documents le
concernant, II, p.34
[64]
Vignon, Études historiques sur
l’administration des voies publiques, tome III, p.55. Trudaine avait
parait-il été favorable à une réforme qui transforme la corvée en impôt en
argent, mais s’était ravisé de la défendre publiquement, craignant que, l’ayant
accepté, les fonds soient ensuite détournés de leur emploi naturel, qui aurait
dû être la réparation et la construction des routes et chemins.
[65]
Discours prononcé par M. Boudet à l’inauguration du
portrait de Turgot le 14 décembre 1821, op.
cit.
[66]
Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et
les ouvrages de M. Turgot, 1ère partie, p.67
[67]
Correspondance inédite de Turgot et
Condorcet, Paris, 1883, p.21
[68]
Lettre du sieur Rullier fils à Turgot, Archives de l’intendance, cité par
Gustave d’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot, p.107
[69]
Correspondance inédite de Turgot et
Condorcet, p.198
[70]
A.-A. Monteil, Histoire des Français des
divers états, t. X, p. 81, Décade des
soldats provinciaux. Sur ce point, Turgot ne fut pas parfaitement équitable,
car il laissa les dérogations. Pire, il les excusa constamment dans ses écrits.
(cf. Lettre au ministre de la guerre sur la milice, Œuvres, III, p.606)
[71]
À titre d’illustration, en 1765, la milice était dotée d’un corps de
74 500 hommes.
[72]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.157
[73]
Cité par Georges Weulersse, Le mouvement
physiocratique en France (de 1756 à 1770), Paris, 1910, tome II, p.178
[74]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.157-158
[75]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.123
[76]
Ibid., p.121
[77]
Lettre au ministre de la guerre sur la milice, Œuvres, III, p.607
[78]
Ibid., p.603
[79]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.163. Malgré ces bons
résultats, une fois au ministère Turgot ne put réformer le système de recrutement
des milices pour la France entière car, Contrôleur général, il subit le refus
du roi et surtout des inspecteurs régionaux.
[80]
Un des défauts du système précédent avait été en effet que la charge, très
lourde, reposait entièrement sur les paysans établis près des chemins par
lesquels passaient les troupes. Elle devenait très légère en la répartissant
entre tous les habitants.
[81]
Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin, p.206-207.
[82]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.129
[83]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.74
[84]
Lettre de Turgot à M. d’Ormesson, 26 novembre 1773, Œuvres, III, p.613
[85]
Devenu ministre en 1774, Turgot accorda au Limousin un allégement de son
imposition. Les mauvaises langues dirent alors que ce fut « pour se faire
regretter dans sa province » (Montyon, Particularités
et observations sur les ministres des finances de France les plus célèbres
depuis 1660 jusqu’en 1791, Paris, 1812, p.184), quand il rendait plutôt
concrète la conviction qui avait été la sienne pendant treize années.
[86]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.26
[87]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.178 Malgré le
volontarisme de Turgot et son implication, la société d’Agriculture s’éteignit
cependant peu à peu après de bons débuts, par le manque d’enthousiasme de ses
membres.
[88]
Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1768, Œuvres, II, p.607
[89]
Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1770, Œuvres, III, p.48
[90]
Jean-Claude Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de
1770 » in C. Bordes & J. Morange (dir.), Turgot,
économiste et administrateur, Presses universitaires de France, 1992, p.214
[91]
Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 23 mars 1770, Œuvres, III, p.383
[92]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.226
[93]
Avis sur l’imposition de la taille pour l’année 1771, Œuvres, III, p.361
[94]
Lettre de Turgot au contrôleur général, 27 février 1770, Œuvres, III, p.134
[95]
Instruction sur les bureaux de charité, Œuvres,
III,
p.206
[96]
Turgot essayait toujours de convaincre et d’expliquer, plutôt que de forcer.
Condorcet nota aussi : « Il ne négligeait rien pour se rendre intelligible aux
habitants des campagnes, pour parler à leur raison ou, plutôt, pour leur en
créer une. » (Condorcet, Vie de Turgot,
Institut Coppet, 2015, p.26)
[97]
Le peuple disait à l’époque que la pomme de terre était immangeable et qu’elle
donnait la lèpre.
[98]
Cité par Alengry, Turgot
(1727-1781), homme privé et homme d’État, p.112
[99]
Instruction sur les bureaux et ateliers de charité, Œuvres, III, p.213
[100]
Ibid., pp.205-206
[101]
Ibid., p.211
[102]
Poirier, Turgot : laissez-faire et
progrès social, p.127. À côté des ateliers de charité, Turgot développa les
filatures pour employer les femmes.
[103]
Lettre de Turgot au contrôleur général, 3 décembre 1772, Œuvres, III, p.560
[104]
Œuvres, III, p.458.
[105]
Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin, p.158
[106]
« Le Limousin, au XVIIIe siècle, manquait totalement de ces
artères naturelles par où s’établit la circulation des richesses d’un
pays : nulle rivière navigable, la mer à une très grande distance, point
de canaux ; du reste, peu de routes, mal tracées d’ailleurs et mal
entretenues. » (D’Hugues, Essai sur
l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.195)
[107]
Jean-Claude Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de
1770 » in C. Bordes & J. Morange (dir.), Turgot,
économiste et administrateur, p.219
[108]
Histoire de la révolution française,
tome premier.
[109]
Peyronnet, « Le libéralisme à l’épreuve de la crise de 1770 », op. cit.,
p.217
[110]
Poirier, Turgot : laissez-faire et
progrès social, p.89
[111]
Ibid., p.126
[112]
cité par Schelle, Œuvres de Turgot et
documents le concernant, II, p.17
[113]
Œuvres, IV, p.183
[114]
Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et
les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.70-71.
[115]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.117
[116]
Lettre de Turgot à M. Trudaine, Œuvres,
II, p.482.
[117]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.201-202
[118]
Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et
les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.109.
[119]
Joseph Nio, Turgot
et la liberté du commerce, Bordeaux, 1928, p.71
[120]
Lettre aux officiers de police, Œuvres,
II, p.469-470
[121]
Ordonnance du 28 février 1770.
[122]
Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 29 mars 1770, Œuvres, III, p.386
[123]
L’abbé Terray était depuis décembre 1769 le Contrôleur général des finances.
[124]
Œuvres, III, p.273
[125]
Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 17 octobre 1769, Œuvres, II, p.66-67 (nous soulignons).
[126]
Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et
documents le concernant, II, p.32
[127]
Eugène Daire, « Notice historique sur
Turgot », Œuvres de Turgot,
Guillaumin, 1844, t. I, p.lvii
[128]
Œuvres, III, p.626
[129]
Ibid., II, p.374
[130]
Ibid., p.386
[131]
Poirier, Turgot : laissez-faire et
progrès social, p.129
[132]
Œuvres, III, p.272 (nous soulignons)
[133]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.12
[134]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.7
[135]
Turgot, Mémoire sur les prêts d’argent,
Œuvres, III, p.156
[136]
Arthur Young, Voyages en France, pendant
les années 1787, 1788, 1789, Volume 1, Paris, Guillaumin, 1860, p.27
[137]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.270
[138]
Ibid., p.204-205
[139]
Schelle, Œuvres de Turgot et documents le
concernant, II, p.41
[140]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, Paris, 1902, p.198
[141]
Ce qu’il y a de pire encore, c’est que Turgot montra peu d’intérêt pour le seul
succès agricole de cette période : l’élevage bovin. Celui-ci, déjà non
négligeable à la fin du XVIIe siècle, prendra une part prépondérante
à la fin du siècle suivant. Comme l’écrit Delhoulme,
« c’est vers un fort développement de l’élevage que s’oriente
l’agriculture limousine au XVIIIe siècle, comme l’atteste
l’importance des superficies en herbe. » (Jean-Pierre Delhoulme,
Les campagnes limousines au XVIIIe
siècle. Une spécialisation bovine en pays de petite culture, Presses
universitaires de Limoges, 2009, p.14) En effet la proportion des herbages
passe de 19% vers 1750 à 27% à la fin du siècle. C’est une véritable
« invasion de l’herbe ». Or cette spécialisation fut une vraie
réussite.
[142]
D’Hugues, Essai sur l’administration de
Turgot dans la généralité de Limoges, p.139
[143]
Ibid., p.250
[144]
Sismondi, Histoire des Français,
volume 30, Paris, 1844, p.30
[145]
Lafarge, L’agriculture en Limousin au
XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.214
[146]
Lettre de Turgot au contrôleur général, Œuvres, II, p.229-231
[147]
Kiener & Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin : un tremplin vers le pouvoir,
p.220
[148]
Joseph Tissot, Étude sur Turgot,
Institut Coppet, 2015, p.21
[149]
Dupont de Nemours, Mémoires sur la vie et
les ouvrages de M. Turgot, première partie, p.67
[150]
Condorcet à Turgot, 23 septembre 1774, Correspondance
inédite de Turgot et Condorcet, p.200
[151]
Pierre Foncin, Essai
sur le ministère Turgot, 1877, p.51
[152]
cité par Lafarge, L’agriculture en
Limousin au XVIIIe siècle et l’intendance de Turgot, p.273
[153]
On appelait alors département
l’opération de répartir entre les élections, les villes, les bourgs, les
paroisses de campagne la somme imposée à titre de taille sur la généralité ou
la province soumise à une intendance.
[154]
Celles de Paris et de Clermont.
[155]
Il existe à cet endroit une lacune dans le manuscrit.