GUSTAVE DE MOLINARI
LETTRES SUR LES TATS-UNIS ET LE CANADA
Adresses au Journal des Dbats
lĠassociation de lĠExposition universelle de Philadelphie.
Prface de Benot Malbranque
Paris
Institut Coppet. 2021
Pittoresque Amrique
Le rcit de voyage de trois mois passs en Amrique, lĠt 1876, par lĠun des plus grands reprsentants du libralisme franais, se prsente avant tout pour nous comme un document historique. Dans des mots dĠautrefois, lĠauteur nous parlera dĠun ailleurs, dĠun avant ; mais nul nĠcrit jamais sans courir le risque de faire des prophties, et en effet Gustave de Molinari nous a livr un compte-rendu aux accents modernes. Songez lĠactuelle cancel culture, et voyez-le voquer les plaies de la guerre civile amricaine, notant que Ç cette abondance de monuments, ici en lĠhonneur des hroques dfenseurs de lĠUnion, l en mmoire des non moins hroques soldats de la Confdration, ne me parat pas prcisment propre effacer les cres et douloureux souvenirs de la guerre civile È. Lisez encore ses pages sur la question controverse de lĠimmigration ; sur les grandes usines dĠabattage de btail Chicago, cette Ç vilaine besogne assez vilainement faite È ; ou sur la dforestation au Qubec, o lĠauteur trouve Ç peu dĠarbres ; on dboise beaucoup, on dboise trop È. Voyez-le mme si besoin tre abord par le mdecin de la quarantaine, pour le contrle sanitaire obligatoire : vous sentirez quĠil est plus votre contemporain quĠil le semblait dĠabord.
En 1876, lĠAmrique devait apparatre, au libral radical quĠtait Gustave de Molinari, comme un exemple, presque comme un modle. Effectivement la pleine concurrence des entreprises de transport, ou de moyens de communication comme la tlgraphie, le sduit et il en parle avec loges. Cependant cĠest pour lui un voyage plein de surprises. La modernit, dĠabord, le frappe dĠemble en plein visage. LĠabondance des encarts publicitaires, par exemple, parat lĠbahir. Ç Ë mon arrive New York, dit-il, le premier mot que jĠavais lu lĠembarcadre, cĠtait Sozodont. È Cette marque de poudre dentifrice sĠaffiche partout, jusque sur les rochers les plus inaccessibles, le long des voies de chemins de fer. Ç CĠest agaant la fin, Sozodont. Sozodont ! que me veux-tu ? È crit-il, dsabus. Ce sont des aspects du progrs qui lĠtonnent et peut-tre le chagrinent, lĠimage de la dforestation entrevue au Qubec, ou de toutes ces alles Ç quĠon a eu la fcheuse ide de couvrir dĠasphalte È, Philadelphie. Les tramways de cette dernire ville lui font passer une exprience galement curieuse. Ç Rien de plus commode, note-il, et il y a toujours de la place, pourvu, bien entendu, quĠon nĠait point emport dĠEurope la manie suranne de vouloir absolument tre assis et pas plus de quatorze dans une voiture o lĠon peut, avec de la bonne volont et de lĠlasticit, se mettre quarante. È
Les surprises dcoulent aussi de la diffrence des mÏurs, comme pour le respect trs attentif du repos dominical. Un soir, lors dĠune rception, o lĠon danse dĠailleurs sans gants, tout coup lĠorchestre disparat. Il est minuit. LĠexplication est simple. Ç Nous sommes au samedi, et lĠon ne danse pas le dimanche È. Il faut aussi compter sur le faible intrt manifest par les Amricains pour les choses de lĠart et pour tout ce qui Ç ne paie pas È. Aux dires de Molinari, la littrature amricaine est Ç pauvre lĠexcs È, et les produits de lĠindustrie manquent de fini et dĠlgance. Ç De bonnes coles de dessin industriel ne seraient pas inutiles aux tats-Unis È, note-t-il svrement. LĠarchitecture mme est blmer. Le plan quadrill des villes et la similarit des procds de construction est dĠun ennui mortel, surtout pour les touristes, car Ç qui a vu une rue et une maison les a vues toutes È. De mme, les difices publics les plus prestigieux, dĠinspiration grco-latine, et sans sens des proportions, manquent dĠlgance et de faste, et Molinari va jusquĠ crire que Ç la Maison-Blanche, malgr son portique grec, ressemble une sous-prfecture de second ordre. È
Plus prgnante, et plus dangereuse pour lĠavenir, figure encore la grande question du racisme. La sgrgation entre les races atteint, pour lĠobservateur europen peu prpar, un niveau inou. Charleston, dcrit notre auteur, Ç possde une police noire et une police blanche, des pompiers noirs et des pompiers blancs, une milice blanche et une milice de couleur. È Mme dans les prisons et dans les cimetires, le mlange des races ne se fait pas, et lĠon sĠexclue et se combat, comme au temps de la perscution religieuse entre catholiques et protestants. Ç JĠai quitt lĠintolrance dans lĠancien monde, note Molinari, je la retrouve dans le nouveau. È
LĠauteur donne la parole aux uns et aux autres, et au terme du dialogue, sa position nĠest pas sans nuances.
Les institutions qui font mouvoir la grande socit amricaine, il est loin de les admirer toutes. Ç SĠil y a beaucoup admirer et mme emprunter aux tats-Unis, il y a aussi quelque chose laisser È, crit-il quelque part dans sa conclusion. La direction des affaires a t confie des hommes incapables au-dessous de leur tche, et ils se renouvellent dsormais au cours dĠlections qui ont pris lĠapparence dĠun Ç immense carnaval È, prsentant ainsi de la dmocratie illimite une image assez peu flatteuse. Auparavant, les tats-Unis brillaient comme une lumire de libert. Ils accueillaient librement lĠmigration du monde entier ; ils sĠen mfient aujourdĠhui, et font monter le mdecin de la quarantaine sur les bateaux qui dbarquent. Ils donnaient au monde lĠexemple du libre-change intgral ; dsormais, note Molinari, Ç nous sommes dans un pays protectionniste outrance È. Depuis le milieu du XIXe sicle, il semble quĠaucune grande question nĠait t bien rsolue. Ç Au lieu de se perfectionner, le gouvernement de la grande rpublique va, depuis une trentaine dĠannes surtout, se dgradant et se corrompant, et lĠon ne pourrait pas citer, dater de la guerre de la scession, une seule question politique, conomique, administrative ou financire, laquelle les Amricains nĠaient donn la solution la plus mauvaise quĠelle pt comporter. È Sur certains sujets, Molinari parat confiant, comptant sur lĠamour de la libert, qui anime le peuple amricain ; cependant il nĠose aucune prdiction, quant savoir si cette force sera suffisante. Bien lui en a pris.
Benot Malbranque
Institut Coppet
Ë MONSIEUR ET MADAME CHARLES MALI, WILLOW STREET, BROOKLYN.
SOUVENIR RESPECTEUX DE LEUR CORDIALE HOSPITALIT.
LETTRES SUR LES TATS-UNIS ET LE CANADA
ADRESSES AU JOURNAL DES DBATS Ë LĠOCCASION DE LĠEXPOSITION UNIVERSELLE DE PHILADELPHIE.
Ë bord du Canada, en rade de New York, le 29 juin 1876.
CĠest, si je ne me trompe, en 1838 quĠun bateau vapeur a franchi pour la premire fois lĠOcan, quoique le trs savant docteur Lardner et dmontr de la faon la plus premptoire lĠimpossibilit dĠappliquer la vapeur la navigation transatlantique. Maintenant, des lignes rgulires de bateaux vapeur sillonnent tous les ocans, et ce nĠest plus quĠun jeu dĠaller en Amrique. Il y a notamment, pour le service de Liverpool, du Havre et de Hambourg New York, Boston et Philadelphie, une demi-douzaine de grandes compagnies qui se font une concurrence serre : Anchor line, Allan line, Cunard line, Inman steamship Co, National line, North German Lloyd, White Star line, et finalement notre Compagnie gnrale transatlantique, qui possde un des chevaux de course les plus renomms de lĠOcan, le Pereire. Tous les jours, ou peu prs, on peut trouver un steamer en partance pour New York, et vice versa, et comme ces omnibus de lĠOcan suivent une route presque directe, sauf une inflexion du nord au sud dans les parages du banc de Terre-Neuve, on sĠy rencontre et lĠon sĠy croise ni plus ni moins que si lĠon allait de la Madeleine la Bastille. On sĠy croise mme de trop prs ; cette route maritime est frquente au point que les abordages commencent compter au nombre des dangers de la traverse. Un jour viendra o il faudra, dans lĠintrt de la scurit publique, tracer sur les ondes mobiles une voie pour lĠaller et une autre pour le retour. Ë part cette ventualit que des sinistres rcents ont rendue inquitante, et celle de la rencontre inopine dĠun iceberg par une nuit de brouillards, part enfin le pril des incendies bord, car le feu est plus redouter que lĠeau elle-mme en plein Ocan, la scurit dont on jouit est aussi complte quĠon peut raisonnablement lĠexiger au-dessus dĠun abme de 3 000 4 000 mtres de profondeur. Et quels miracles de clrit et de bon march on est parvenu raliser ! Lorsque les pieux et nergiques plerins, pilgrims fathers, que chassait lĠintolrance religieuse, allrent fonder les colonies de la Nouvelle Angleterre, berceau des tats-Unis, leur navire, la May-Flower, ne mit pas moins de soixante-trois jours pour atteindre la cte amricaine. AujourdĠhui, la dure de la traverse est de dix douze jours et on peut la faire, quand on ne regarde pas de trop prs au charbon, en huit ou neuf jours. LĠconomie dĠargent nĠest pas moindre. La Compagnie gnrale transatlantique transporte du Havre New York ses passagers de 1re classe pour 575 fr. et 625 fr. selon les cabines, de 2e classe pour 370 fr., de 3e pour 200 fr., et les migrants pour 125 fr., la nourriture comprise avec le logement ! En vrit, cĠest pour rien, et lĠon ne sĠexplique pas que la mode ne soit pas encore venue dĠaller passer ses vacances en Amrique.
Je nĠattendrai pas la mode, et, puisque vous le voulez bien, jĠessaierai de vous raconter ce que je vais aller voir toute vapeur de lĠautre ct de lĠAtlantique. Il y a douze jours, le samedi 17 juin, quatre heures du soir, je mĠembarquais au Havre sur le Canada, un superbe steamer de 4 500 tonneaux environ, dĠune encolure solide et rassurante, filant aisment ses 12 nÏuds lĠheure. 1 nÏud quivaut 1 mille, 1 mille contient 1 852 mtres et on en compte 3 200 du Havre New York. Les passagers de cabines sont rares, en dpit de lĠExposition de Philadelphie. La liste coquettement imprime que jĠai sous les yeux nĠen porte que 42 ; il y a en outre 34 dlgus des ouvriers parisiens lĠExposition et 120 migrants allemands ; en tout, 200 passagers environ, dont le transport exige un quipage et un personnel de service presque aussi nombreux ; le service de la machine seul occupe 52 mcaniciens, chauffeurs, etc. Les marchandises nĠaffluent pas plus dans la cale que les passagers dans les cabines, quoique le fret pour New York soit tomb plus bas que le fret pour Londres Ñ 15 fr. la tonne Ñ, aprs avoir mont, aux jours de prosprit commerciale, jusquĠ 130 fr. et au-dessus. Ai-je besoin dĠajouter que le protectionnisme transatlantique est pour beaucoup dans ce triste tat de nos relations avec les tats-Unis ? Mais cĠest un point qui mrite dĠtre trait part. Embarquons-nous dĠabord.
Ë cinq heures, on fait lĠappel des migrants qui lĠon remet leurs papiers en rgle, et qui se prcipitent sur le pont comme un troupeau de moutons. Ë cinq heures un quart, on retire la passerelle, aprs avoir mis bord les sacs de dpches, que la poste apporte au dernier moment, et au bout dĠune demi-heure de manÏuvres laborieuses nous passons devant la jete, o la foule salue les partants en agitant force mouchoirs ; nous tirons un coup de canon, et nous voici en mer. Chacun se case de son mieux dans cette htellerie ambulante quĠon ne quitte point volont, et cherche sĠorienter au milieu de la petite socit dans laquelle il va vivre, squestr de la grande. Rien de confortable comme lĠamnagement dĠun transatlantique. Les passagers de 1re classe ont leur disposition une vaste salle o lĠon pourrait faire danser deux cents personnes, dcore avec got et borde dĠun immense divan en velours grenat. CĠest la fois le salon et la salle manger. Des armatures mobiles en cuivre, supportant au-dessus des tables de longs plateaux rectangulaires o sont amarrs les verres, les bouteilles et les carafes, peuvent, la vrit, suggrer des rflexions mlancoliques aux infortuns qui ne se sentent pas aguerris contre le mal de mer ; mais on passe vite, on enfile un long couloir et on va prendre possession de sa cabine. Une cabine est, sans contredit, une trs petite chambre, et, circonstance tout fait aggravante, cĠest une chambre deux lits, et mme trois lits superposs comme les tiroirs dĠune commode. La mienne nĠa pourtant pas moins de 3 mtres de long sur deux mtres en largeur et en hauteur ; elle renferme en double le mobilier ncessaire dĠune chambre coucher, fix de manire dfier les soubresauts les plus inattendus. Deux bidons en forme dĠentonnoir sont agrafs au rebord de chaque couchette, la hauteur de la tte, ce qui explique la prfrence que les habitus donnent la couchette de dessus. La cabine est claire de lĠextrieur au moyen dĠune lanterne loge dans la cloison, que lĠon teint rgulirement onze heures du soir, et le rglement du bord interdit sagement toute autre lumire. Du reste, ce rduit troit, peint en vert clair et qui reoit le jour dĠun Ïil-de-bÏuf, en langage marin un hublot, est utilis avec une entente merveilleuse, et les propritaires parisiens eux-mmes pourraient sĠy perfectionner dans lĠart de tirer le plus grand parti possible du plus petit espace. Les passagers tant peu nombreux, la plupart des cabines nĠont quĠun seul locataire ; on replie la couchette de dessus, et, sauf les secousses combines du roulis et du tangage, sauf le rauquement furieux de lĠhlice quand le va-et-vient des vagues la fait sortir de lĠeau, sauf le bruit strident et horriblement agaant du sifflet par les temps de brouillard, on peut, en imposant ses membres un strict alignement et en vitant soigneusement de se retourner dans ce lit que Charles Dickens comparait, dans ses American Notes, quoique avec une exagration manifeste, un cercueil, on peut, dis-je, y dormir comme chez soi. DĠailleurs, moins quĠon ne soit oblig de faire un trop frquent usage du rcipient que jĠai dcrit plus haut, on nĠabuse pas du sjour de la cabine ; on passe la journe sur le pont, au fumoir et dans la salle manger, o les mortels privilgis dont lĠestomac est blind contre le mal de mer peuvent absorber rgulirement deux repas au grand complet et trois lunchs. La cuisine du Canada a un cachet cosmopolite en harmonie avec la clientle quĠelle est appele desservir. Je relve sur les menus, qui font honneur lĠrudition composite du cuisinier, le potage lĠandalouse ct de la crme de volaille la reine, le caneton la Svign faisant pendant aux ctelettes la Saratoga, et le curry lĠindienne prcdant le gteau la Madison. Que nous voil loin du temps o le menu ordinaire des passagers transatlantiques se composait de biscuits et de salaisons ! Tous les jours on a de la viande et du poisson conservs dans la glace, du pain frais et des ptisseries sortant du four. Aussi les gens que le mal de mer ne rend pas absolument indiffrents au choix des mets accordent-ils une prfrence raisonne nos transatlantiques.
Mais ne nous attardons pas dans la salle manger, montons sur le pont, o le spectacle est aussi anim que pittoresque au moment du dpart. Le capitaine, entour de ses officiers, commande la manÏuvre du haut de la passerelle qui surplombe lĠavant du navire ; les deux grosses chemines peintes en rouge vomissent leur fume ; les voiles demeurent cargues le long des mts, car nous avons vent debout, et nous le garderons pendant la plus grande partie de la traverse. On installe dans un box un superbe talon de la race Orloff, destin au croisement des trotteurs russes avec les trotteuses amricaines ; il est maintenu debout au moyen dĠune sous-ventrire et ne se couchera quĠ New York ; ct, est attach un joli chien dĠarrt tachet de brun, aux oreilles frises, qui tourne vers son matre des yeux inquiets et pleins dĠinexprimables reproches ; les passagers sĠessayent arpenter le pont en titubant ; lĠavant, des migrants, groups et l, jettent un dernier regard sur cette terre quĠils ne reverront plus ; quelques-uns, encore la mamelle, sont en train de dner de bon apptit coram populo[1]. Malgr la place dominante quĠils occupent, les mts, leurs agrs et leur voilure, ne sont que des accessoires ; le vrai propulseur, cĠest lĠhlice que met en mouvement une superbe machine de 850 chevaux, enfouie dans les entrailles du navire avec ses 3 chaudires 24 foyers, qui consomment 65 tonnes de charbon par jour. Il a donc fallu en embarquer un millier de tonnes, cĠest--dire un million de kilogrammes, et encore les perfectionnements apports aux machines dans ces derniers temps ont-ils permis de raliser de notables conomies sur cet article. Il y a quelques annes, on consommait 85 tonnes de charbon par jour pour faire seulement une dizaine de nÏuds lĠheure au lieu de 12. LĠconomie ralise est de prs de 30%. Un autre progrs a substitu au gouvernail primitif, m pniblement et lentement grand renfort de bras, un gouvernail vapeur qui fonctionne avec la prcision dĠun mouvement dĠhorlogerie. La force du bras dĠun enfant suffirait aujourdĠhui pour diriger ou arrter la marche du Lviathan de fer, nourri de charbon, qui nous porte docilement dĠEurope en Amrique.
Pendant toute la premire nuit, le capitaine et lĠquipage ont fort faire. Ë chaque instant, le son dĠune trompe qui retentit lĠavant avertit de notre approche les navires Ñ des bateaux pcheurs pour la plupart qui affluent dans ces parages, et qui pourraient bien, par le brouillard, ne pas apercevoir le feu rouge et le feu vert accrochs aux deux cts du grand mt. Le lendemain matin, de bonne heure, on aperoit la cte dĠAngleterre et bientt nous entrons dans la rade de Plymouth, dont le vaste port, ferm par un long brise-lames, abrite une flotte de cuirasss lĠancre sous un gros fort blind. Un petit vapeur Ñ Dieu merci inoffensif, celui-l ! Ñ vient nous accoster. On dbarque et on embarque des passagers et des lettres. Un jeune marchand de journaux monte bord avec le Western Daily Mercury, dition du matin. Le Western Daily Mercury ne nous apprend rien de nouveau, si ce nĠest quĠune troupe dĠhabiles amateurs a donn la veille au public distingu de Plymouth une reprsentation dlicieuse. On nĠen achte pas moins avec empressement le Wetern Daily Mercury, et on le paye, sans marchander, 50 centimes que le boy, trs au courant du change, consent accepter pour lĠquivalent dĠun penny. NĠallons-nous pas tre privs de journaux pendant une ternit de douze jours ? Le boy ingnieux sĠen retourne enchant de lĠemploi de sa matine, et nous continuons longer la cte dĠAngleterre jusquĠau cap Lizard, o un poste du Lloyd, dont lĠenseigne en lettres gigantesques se voit une distance de plusieurs milles, demande le nom du navire. On le lui donne en hissant de petits drapeaux carrels blancs, bleus, jaunes, puis nous laissons notre droite ces lots mal fams quĠon appelle en anglais les Scilly, en franais les Sorlingues, et dans lesquelles des savants inventifs ont retrouv les les Cassitrides, o les Phniciens allaient chercher lĠtain, mais qui ne sont que dĠabominables chicots de rochers, placs l pour la perdition des navires. Il y a pourtant un phare la pointe extrme du dernier roc, mais par les brouillards pais de lĠOcan, mme la lumire des phares cesse parfois dĠtre visible, et on va alors, comme au bon vieux temps, la garde de Dieu.
Pass les Scilly, cĠest la pleine mer pendant 3 000 milles ; heureusement, la traverse dbute bien, lĠOcan est uni comme un lac dans cet horizon mobile et flottant de 12 13 milles de diamtre qui forme la limite de notre vue, et chacun se berce de lĠespoir, hlas ! fallacieux, dĠchapper au mal de mer. CĠtait le dimanche soir. Dans la rgion aristocratique de lĠarrire, les passagers amricains donnent leurs compagnons europens une leon de gymnastique sudoise ; lĠavant, les habitants de lĠentrepont jouent tout bonnement la main chaude ou au cheval fondu ; les dlgus des ouvriers Philadelphie chantent en chÏur, et quelques-uns ont de fort belles voix. Pour le dire en passant, ces dlgus plus ou moins intransigeants nĠont rien de rbarbatif, et je suis heureux de trouver chez eux une modration dĠides et un dtachement des vieux ftiches de la dmocratie et du socialisme rvolutionnaires, auxquels je ne mĠattendais gure. Leur tenue est exemplaire, et je ne doute pas quĠils ne laissent aux tats-Unis une impression des plus favorables.
Donc, le dimanche soir, on faisait de la gymnastique sudoise et lĠon chantait plein gosier. Le lundi, cĠtait une autre gamme. La mer avait grossi, le vent faisait rage. Les lames, prcipites les unes sur les autres, moutonnaient en lanant leur cume blanche et fumante sur le fond profondment labour de lĠOcan, dont la couleur tournait du vert au gris plomb. Au milieu de ces moutons affols et enrags, notre puissant et norme steamer dansait, secou comme une coquille de noix. LĠavant du navire, plongeant dans la vague, embarquait de gros paquets de mer qui balayaient le pont. LĠarrire se relevait jusquĠ dcouvrir lĠhlice. On ne riait plus, et les visages se dcomposaient vue dĠÏil, passant les uns au jaune citron, les autres au vert. Les dames avaient disparu, et les gymnastes les plus dtermins, eux-mmes, foudroys par le mal, se laissaient choir inertes sur les bancs et les canaps.
CĠtait comme une invasion de la peste ou du cholra. Au dner, les convives se trouvent rduits une demi-douzaine, et ils ne sĠattardent gure autour dĠune table o les verres vacillent, o les plats et les assiettes sĠentre-choquent, et o il a fallu coucher les bouteilles. La nuit arrive, une nuit terriblement accidente. Cependant tout ce fracas finit par sĠapaiser, lĠOcan redevient calme et uni comme sĠil avait voulu donner simplement ses visiteurs novices un chantillon de son savoir-faire, et les paquets informes et inertes qui la veille garnissaient les bancs reprennent peu peu figure humaine.
Cette preuve subie Ñ et elle a t cruelle Ñ chacun sĠapplique occuper son oisivet force et passer aussi agrablement que possible les longues et uniformes journes de la traverse. Mais les ressources ne sont pas prcisment abondantes. Point de journaux du soir ni de journaux du matin. Aucune autre distraction extrieure que le passage dĠun navire, un vol de mouettes ou dĠhirondelles de mer, lĠapparition dĠun troupeau de marsouins ou de quelque cachalot fourvoy. Que faire donc ? On joue aux cartes dans le fumoir, on y joue mme trop, et il est arriv plus dĠune fois des joueurs malheureux de perdre, avant dĠavoir abord en Amrique, la somme quĠils comptaient y dpenser, tandis que sur le pont on joue dĠune manire plus conomique et hyginique au coq ou au schuffleboard, le palet amricain adapt aux voyages transatlantiques ; on essaie de lire, on cause, et cette conversation entre gens qui ne se connaissaient pas bien, qui ne se connatront plus demain, nĠest pas une des moindres originalits de cette vie originale. Parmi les passagers, les uns sont des habitus, gens dĠaffaires, ngociants en draps, en soieries, en articles de Paris, qui font rgulirement quatre traverses par an ; dĠautres sont des gens de loisir qui ont pass lĠhiver Paris, des ingnieurs en mission ou de simples touristes ; il y a plusieurs Californiens. Ce monde bigarr, mais plus amricain quĠeuropen, parat sĠintresser mdiocrement de la question dĠOrient ; en revanche, il se passionne pour ou contre lĠimmigration des Chinois ; les ngociants maudissent le tarif amricain et le papier-monnaie chiffonn et macul de lĠUnion ; ils en exhibent des spcimens dignes de Porcopolis ; enfin, on ne tarit point sur le chapitre palpitant dĠactualit des accidents et des sinistres maritimes. Nous avons prcisment bord un des rares survivants de lĠincendie du Golden-Gate, M. Ch..., un des pilgrims fathers des placers californiens. Le Golden-Gate tait un splendide steamer du Pacifique. Au moment o il allait aborder au petit port de Manzanillo, le feu prend dans la cuisine, et en quelques minutes le navire, chauff par un soleil torride, nĠest plus quĠun vaste brasier, 250 passagers prissent dans la fournaise. Quelques-uns russissent sĠchapper dans des chaloupes. M. Ch... se jette la mer, muni dĠune double ceinture de sauvetage, avec une centaine dĠautres passagers. DĠheure en heure ces malheureux disparaissent. Demeur seul, M. Ch... flotte la drive pendant vingt-trois heures, dans ces parages infests de requins, et il est port par le courant une distance de 40 milles, o une barque finit par le recueillir. Les ceintures de sauvetage servent donc quelque chose, et nous contemplons maintenant avec un vif intrt celles dont la sollicitude de la Compagnie a muni nos cabines. Puis ce sont des histoires palpitantes du juge Lynch, ce magistrat expditif, qui a rsolu le problme de la simplification des formalits judiciaires. Sitt pris, sitt pendu, comme dit le proverbe populaire. Le juge Lynch compte de chauds partisans parmi nos passagers californiens, qui se plaisent nous faire apprcier la ncessit de son intervention et le mrite de ses procds. Un voleur est signal dans un campement de mineurs, o une simple toile protge la proprit de chacun, une proprit que lĠon a chrement acquise la sueur de son front. Faut-il, en lĠabsence dĠune police rgulire, lui accorder le bnfice de lĠimpunit ? Mais alors il nĠy aura plus de scurit pour personne, ou, pour mieux dire, la seule industrie protge sera celle du vol. Que fait-on ? On forme un comit de vigilance, on met la main sur lĠindividu que sa physionomie et ses allures dsignent aux soupons, on le juge. SĠil y a un doute, on lui en accorde le bnfice en lui administrant cinquante coups dĠune forte lanire, aprs quoi on lĠexpulse du campement. SĠil nĠy a pas de doute, on le pend au premier arbre venu, ou dfaut dĠarbre, on lĠabat coups de revolver. Aussitt la scurit renat et chacun se remet au travail avec tranquillit. Sans doute, on peut reprocher au juge Lynch de ne pas sĠtre suffisamment assimil la maxime quitable de Beccaria : Ç que la peine doit tre proportionne au dlit È ; mais le juge Lynch nĠa pas eu le temps de plir sur les livres, et, dĠailleurs, a-t-il son service des prisons et des geliers ? Hourra donc pour le juge Lynch !
La question de lĠimmigration chinoise est plus controverse. DĠun ct, on fait valoir la ncessit de protger le travail national de lĠouvrier amricain contre un concurrent qui travaille moiti prix, dont la peau est dĠun jaune sale, et qui porte une queue ! DĠun autre ct, on constate quĠune foule de travaux ne pourraient tre entrepris sans lĠaide de lĠmigrant chinois, et que bien des fonctions modestes mais indispensables resteraient vacantes. Sans lui, le chemin de fer du Pacifique ne serait pas construit, on serait rduit blanchir son linge et cirer ses bottes soi-mme, la richesse crotrait moins vite, la vie serait moins supportable, et, comme une consquence finale, lĠouvrier amricain trouverait aujourdĠhui en Californie un dbouch moins vaste et moins avantageux. Ce serait donc, mme au point de vue troit de lĠintrt de lĠouvrier amricain, un mauvais calcul de prohiber, comme il en est question, lĠimportation des Chinois, sauf laisser pendante la grave affaire de la queue ! Est-ce un meilleur calcul dĠopposer lĠentre des draps, des soieries et de la plupart des autres articles de confort, des droits prohibitifs de 60 70%, payables en or, le gouvernement amricain refusant, comme chacun sait, dĠaccepter aux offices de sa douane son propre papier-monnaie ? Nos compagnons amricains eux-mmes conviennent que ces droits prohibitifs nĠont pas empch lĠindustrie nationale de subir depuis trois ans une crise dsastreuse, et la marine marchande de tomber en pleine dcadence. Ils conviennent aussi que lĠexagration des droits a amen la corruption de lĠadministration et, par contrecoup, la dmoralisation du commerce, en mettant les importateurs scrupuleux hors dĠtat de concourir avec les autres. Comment lutter, par exemple, avec telle maison qui importait en franchise, titre dĠobjets dĠart, des statues de Christophe Colomb et autres personnages majestueux et ventrus en plomb sans que la douane y trouvt redire ?
Les journes finissent par sĠcouler, et mesure que nous descendons au sud, o nous longeons le Gulf Stream, la temprature se rchauffe. Les nuits toiles comme sous le ciel de lĠOrient, sont magnifiques ; la mer, qui a pass du vert fonc au bleu indigo, devient phosphorescente ; lĠavant du navire rejette droite et gauche les vagues claires comme par des feux du Bengale ; lĠarrire laisse un long sillage dĠargent en fusion, o clatent des milliers dĠtincelles. Nous avons franchi sans encombre le Trou du Diable, une rgion mal fame qui prcde le banc de Terre-Neuve, et Ç le point È que lĠon affiche tous les jours midi sur le pont nous annonce que nous gagnons dcidment du terrain. Nous sommes au samedi 24 juin et nous avons fait prs des deux tiers de la traverse. Mais voici que les moutons rentrent de nouveau en danse et quĠune brume paisse enveloppe le navire, tandis quĠun tuyau trop chauff lĠoblige stopper pour quelques heures, juste dans la rgion frquente de prfrence par les icebergs, sur lesquels on raconte de lugubres histoires. On leur impute Ñ est-ce tort ? Ñ la perte du Prsident et de la City-of-Boston, dont on nĠa jamais eu de nouvelles, sans parler du menu fretin des navires voiles. Le bruit non interrompu du sifflet, le fracas des grosses vagues, les soubresauts de lĠhlice agacent les nerfs, jettent pour la seconde fois la perturbation dans les estomacs et font dfiler sous les yeux des passagers et des passagres impressionnables les fantmes de lĠOceano Nox[2] :
Oh ! combien de marins, combien de capitaines,
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans le morne horizon se sont vanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune,
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous lĠaveugle Ocan jamais enfouis !
Les Ç habitus È ne sĠmeuvent point pour si peu, et ils se moquent volontiers des novices qui commencent prouver, au milieu de ce dsert monotone, la nostalgie de la terre. Pendant deux jours, cĠest peine si lĠon aperoit vaguement la silhouette dĠun navire ; pas un oiseau, pas un poisson ! Ç Mon royaume pour un cheval ! È disait Richard III ; que ne puis-je dire : Mon navire pour un brin dĠherbe ! Allons ! encore un peu de patience ! Voici, en attendant le brin dĠherbe, des raisins du tropique, de la forme et de la couleur des ponges, qui flottent en longues files dans lĠeau du Gulf Stream chauffe 22Ħ ; voici enfin quĠon juge opportun de sĠoccuper de la venue du pilote : les passagers amricains organisent, suivant lĠusage consacr, une poule sur le numro de son bateau. Il y a 24 bateaux New York faisant le service du pilotage, et ils font parfois jusquĠ 200 milles la recherche des clients. On distribue donc 24 numros, et chacun de plonger avidement ses regards dans la brume. Le lendemain mercredi Ñ hier Ñ huit heures du matin, on signale un bateau portant, dessin sur sa matresse-voile, un 8 colossal. Le pilote monte bord. La journe est splendide, lĠOcan uni comme un lac. Ë quatre heures, une ligne incertaine apparat dans le lointain brumeux. CĠest la cte de Long-Island. Tous les visages sĠpanouissent. Le soir, un bal sĠorganise lĠavant au son du violon et de la harpe de deux petits Italiens quĠun padrone transporte aux tats-Unis comme si la traite nĠtait pas abolie ! Ë lĠarrire, une Adresse de remerciements lĠaimable et excellent capitaine Francheul, au commissaire et aux officiers de lĠquipage, se couvre de signatures. On nĠhsite pas dclarer lĠunanimit que jamais traverse plus agrable ne sĠest faite depuis la dcouverte de lĠAmrique. Vers minuit, on jette lĠancre. Nous sommes dans la rade de New York. All right !
New York, le 2 juillet 1876.
Aprs avoir stopp pendant la nuit dans les Narrows, passe troite qui coupe en deux la baie de New York, le Canada lve lĠancre de bonne heure, le jeudi 29 juin, et nous nourrissons le vague espoir dĠarriver terre pour djeuner ; mais nous avions compt sans la quarantaine et la douane. Ë sept heures, un lger steamer nous accoste, et le mdecin de la quarantaine saute bord. On fait monter tous les migrants sur le pont. Le mdecin, qui a lĠÏil amricain, constate en quelques minutes quĠil nĠy a dans ce troupeau aucun cas de cholra, de peste ou de petite vrole ; il dlivre une patente sanitaire au commandant et prend cong de lui. Remont sur le pont de son lger steamer, il sĠtend tout de son long sur un fauteuil de canne en fumant son cigare. Nous sommes en rgle avec la quarantaine. Reste la douane, dont les officiers ne tardent pas nous aborder leur tour, avec les dlgus des ouvriers de New York, qui viennent souhaiter cordialement la bienvenue leurs frres de France. La matine est superbe, et le spectacle que nous offre la baie de New York ne reste pas au-dessous de notre attente. Voici notre droite la ville de Brooklyn, annexe de New York Ñ une annexe de prs de 500 000 mes Ñ dont elle est spare par la rivire de lĠEst. Sur les deux rives sĠlvent une distance de 1 595 pieds deux tours colossales qui ressemblent de loin des flches de cathdrale ; ce sont les deux piles dĠun pont suspendu qui va bientt runir la Cit Impriale avec son annexe. En attendant, elles communiquent au moyen de ferry-boats, bacs vapeur, avec lesquels je devais faire bientt plus ample connaissance et qui sont de vritables rues flottantes. Les charriots, voitures, etc., se tiennent au milieu dans une double avenue : deux galeries latrales, garnies de bancs sur lesquels on est pri de ne pas mettre les pieds, sont affectes aux pitons. Dfense de fumer dans la galerie rserve aux dames. Le ferry est peint en blanc rehauss de bleu ; il est surmont de deux tourelles clochetons avec un gros bouton dor comme des bonnets de mandarins, o se tiennent le capitaine et les pilotes. En quelques minutes on passe la rivire au prix modique de 2 cents (10 centimes) et mme de 1 cent de cinq sept heures, moment de la journe o la foule des ngociants et des employs logs Brooklyn revient de la cit. Entre la rivire de lĠEst et lĠHudson sĠtend, en face de la baie o elles ont leur embouchure, la ville de New York, dont la forme allonge figure assez exactement un monstrueux requin, la mchoire tourne vers la baie. LĠextrmit de la mchoire, cĠest la Batterie, jadis un jardin, aujourdĠhui un parc, au milieu duquel sĠlve la rotonde de Castle-Garden, vaste btiment affect au service des migrants. Les dents du requin, ce sont les wharfs, jetes en pierres ou en planches, entre lesquelles se logent les navires au long cours et, en particulier, les puissants steamers de quelques-unes des lignes transatlantiques, une vraie fort de chemines et de mts ! Des bateaux vapeur, pour la plupart surmonts de leur balancier, les uns, grands comme des transatlantiques, avec deux ou trois galeries superposes dans lesquelles les passagers circulent et prennent le frais ; dĠautres, petits comme des coquilles de noix, sillonnent en tous sens les eaux claires et transparentes de la baie. Le premier que nous apercevons au milieu de cette nappe azure, tait vraiment bien nomm crystal wave, la vague de cristal. Voici la jolie petite le Bedloe, couverte dĠun bouquet dĠarbres, emplacement heureusement choisi pour la statue colossale de lĠIndpendance [3], qui va bientt sĠlever l comme un symbole de la cordiale entente de la rpublique centenaire du nouveau monde et de sa toute jeune sÏur du vieux monde. Ë gauche, les hauteurs boises et couvertes de villas de Staten-Island ; dans le lointain, en face, la ville de New-Jersey, plus loin Hoboken, qui sont, comme Brooklyn, des faubourgs de la Cit Impriale et qui forment avec elle une agglomration de plus de deux millions dĠmes. Quel saisissant tmoignage de la puissance de lĠindustrie humaine que cette concentration de population et de richesse (la proprit soumise lĠimpt dans la seule ville de New York est value officiellement 1 milliard 154 millions de dollars) sur ce rivage dont les Indiens et les loups des prairies taient, il y a deux sicles, les uniques habitants ! Mais nous abordons. Un petit steamer nous transporte quai, le wharf des transatlantiques tant en ce moment occup par le Labrador. Nous passons une heure nous mettre en rgle avec la douane. La visite des bagages nĠen finit pas ; on se montre svre pour les gants et indulgent pour les cigares. Voici cependant un passager qui glisse discrtement quatre pices dĠor dans les poches dĠun douanier, aprs une ngociation difiante. Oh ! oh !... Mais ne nous mlons point des affaires dĠautrui : il faut bien que tout le monde vive ! DĠailleurs, le systme prohibitif expose les agents aussi nombreux que mal pays du fisc amricain, des tentations telles, quĠils devraient tre des anges pour ne point y succomber. Ils ne sont pas des anges.
Les cochers New Yorkais non plus, et lĠon ne saurait leur en faire un crime. La concurrence illimite des cars et des omnibus les met la portion congrue. En voici un qui nous demande quatre dollars pour aller dans le bas de Broadway Ñ une course dĠun quart dĠheure ; nous haussons les paules comme de vieux routiers qui ne sont pas embarrasss de leurs bagages ; nous les avons mis lĠexpress, une entreprise spciale qui nous les apportera domicile pour un prix modique. Un second cocher nous crie : deux dollars. Nous demeurons sourds. Un troisime : un dollar ! Ë quoi nous rpondons ddaigneusement : Nous prenons le car. Le cocher : Un demi-dollar Ñ cinquante sous ! Ñ March conclu. Je suis heureux de rendre aux mÏurs de la libre Amrique lĠestime que lĠpisode de la douane avait un moment compromise, et nous voici lancs toute vitesse dans la direction de Broadway. Mais quels cahots ! On se croirait en Russie, dans une ville de troisime ordre. Le pav est affreux, et quoique le thermomtre marque 35 degrs centigrades, il y a de la boue dans les rues de la vieille ville. La cit de New York est riche cependant. Que fait-elle ou plutt que fait-on de son argent ? La question est plus complique quĠelle nĠen a lĠair, et jĠaurai long dire sur ce chapitre quand je serai un peu orient. Pour le moment, nous entrons dans Broadway, la grande arte du poisson laquelle se rattachent les autres, irrgulirement en bas, angles droits dans le haut, o la ville prend lĠaspect dĠun damier. Broadway nĠest pas plus large que notre rue de la Paix, mais elle nĠa pas moins de 5 6 kilomtres de longueur. Elle contient autant dĠomnibus, de voitures et de vhicules de tous genres, les cars sur tramways excepts, quĠune rue peut raisonnablement en contenir ; autant peut-on en dire des passants qui vont au trot en files serres, sauf aux encoignures o quelques flneurs et chercheurs dĠaventures se tiennent attroups. Les physionomies accusent, par leur diversit, les lments composites dont sĠest forme la population de lĠUnion, Hollandais, Anglais, Allemands, Irlandais, avec un petit appoint des races latines. Des hommes-affiches, revtus dĠune longue chemise de cotonnade multicolore o sont imprimes les armes de tous les tats de lĠUnion et mme de tous les tats du monde, circulent, pas compts, au milieu de cette foule affaire, avec des annonces de drapeaux en dtail ou moiti prix, et de feux dĠartifice de premier choix pour le Centennial, lĠanniversaire sculaire du 4 juillet ; parmi eux, un Chinois, dont la longue queue est enroule sur le drapeau toil, fait sensation. Des maisons, hautes et troites, en briques rouges, en pierres grises ou chocolat au lait ; des fentres, pour la plupart tabatire, comme en Angleterre, avec des stores bleus, des contrevents rays et des persiennes vertes ; des enseignes en grosses lettres dores sur fond noir, ou en lettres noires sur fond dĠor ; des talages plus compactes quĠlgants, o toutes sortes de couleurs jurent de se voir accouples ; des pharmacies o lĠon vend, avec les drogues et les mdicaments du codex, du sucre, des cigares et du soda-water ; au pied des magasins, des boutiques de journaux auxquelles font concurrence, surtout aux stations des ferry-boats, des lgions de boys criards, qui vont conomiquement pieds nus, le tarif de lĠUnion protgeant le cuir national, de prfrence aux pieds nationaux ; des marchands de limonade et de groseille dont lĠventaire est charg de deux normes saladiers dans lesquels des blocs dĠune glace transparente rafrachissent ces boissons dmocratiques, 1, 2 et 5 cents le verre trs correctement rinc ; des colporteurs licenced qui vendent des morceaux dĠananas, des bananes rouges, de la confiture du Liban, et que sais-je encore ? des policemen, en courte redingote bleue avec leur numro au chapeau, qui stationnent au coin des rues, aidant, lĠoccasion, les dames franchir le torrent des vhicules de la chausse, voil Broadway, type le plus complet de la rue marchande amricaine. et l, une glise et un square, o lĠasphalte des alles est en train de fondre. Nous passons ct de City-hall Parc, o se trouve le nouvel Htel-de-Ville, encore inachev, dont la construction et lĠameublement ont t lĠoccasion de concussions scandaleuses. Les tapis achets pour le City-hall seul auraient suffi couvrir lĠemplacement de la ville de New York. Ë deux pas du City-hall se trouve le nouvel htel des postes, une vraie merveille, sinon pour lĠarchitecture, au moins pour le confort de lĠinstallation et lĠadmirable entente des services. Dans le voisinage sont groups les tablissements des principaux journaux, le New York Herald, la Tribune, le Sun, lĠEvening Post. JĠavise une sorte dĠglise en briques rouges, avec sept tages de fentres habilles de stores bleus, et surmonte dĠune haute tour cadran : cĠest le bureau de la Tribune. Ë mesure que nous avanons dans le haut de Broadway, les magasins deviennent plus vastes et plus lgants, tandis que la foule diminue. Un peu plus loin commence la 5e avenue, qui se prolonge jusquĠau Parc central, grand comme notre bois de Boulogne, mais formant un rectangle dĠune rgularit absolument mathmatique. Ici point de magasins, rien que des demeures aristocratiques, plus que jamais couleur chocolat au lait, dans le style des htels du West-End de Londres.
Un de mes amis de New York mĠa offert dans son cottage de Brooklyn une aimable et cordiale hospitalit ; mais on ne revient de New York Brooklyn quĠaprs que les affaires sont finies, de cinq sept heures. En attendant nous allons prendre un lunch, la mode amricaine. Nous entrons dans une cave, o il y a un bar, qui nĠest pas sans analogie avec le comptoir de nos marchands de vin, sauf une barre sur laquelle sĠappuie le consommateur. On vend l toutes sortes de bires Ñ parmi lesquelles les bires amricaines tiennent un rang distingu, et une infinie varit de drinks glacs. Il y a partout profusion de glace. On sait que les tats-Unis en expdient de nombreuses cargaisons jusquĠaux Indes Orientales. Au fond de la pice, se trouvent des boxes pour les consommateurs qui veulent luncher part ; mais ils sont peu nombreux. La plupart se hissent sur des tabourets de quatre pieds de haut devant une table longue et troite ; on leur sert des mets froids ou chauds, parmi lesquels je note les clams, coquillages dlicats, grands comme hutre dĠOstende. On emmagasine les clams dans des blocs de glace creuss au milieu en forme de botes ; on les en retire et on les ouvre devant vous. Vous les arrosez de lager bier glace, vous vous essuyez les mains des serviettes suspendues de distance en distance, le long des hauts tabourets, et en cinq minutes vous avez fait un lunch que priseraient Ñ sauf peut-tre le dtail de la serviette Ñ les plus fins gourmets. Si vous tes curieux de connatre les derniers cours de la Bourse ou les nouvelles les plus rcentes des Conventions du parti dmocrate Saint-Louis, et du parti rpublicain Cincinnati, qui viennent de dsigner, la premire Tilden, et la seconde Hayes, comme candidats la prochaine lection prsidentielle, il y a au milieu de la pice un petit tlgraphe sur lequel un ruban sans fin est en train de se drouler. Ë mesure quĠil se droule, vous voyez une petite roue activement occupe y imprimer des lettres et des chiffres. Ce sont les nouvelles, et la merveilleuse machine vous les donnera jusquĠ huit heures du soir, sans aucune augmentation de votre addition. Cette addition vous ne la payez pas au garon. Il vous donne un ticket dont vous soldez le montant la caisse, et ni l ni ailleurs Ñ la douane excepte Ñ, on ne sait ce que cĠest quĠun pourboire.
Mais voici venir lĠheure de la fermeture des bureaux, prenons le stage, autrement dit lĠomnibus du Fulton ferry, dont la tte de ligne est lĠembarcadre de la rivire de lĠEst. CĠest un omnibus lgrement construit, peint en blanc et en bleu, sans oublier un merveilleux paysage reprsentant, tantt une amazone lgante, tantt un stage emport par quatre chevaux fougueux. Par cette chaleur accablante, le cocher, abrit cependant sous un immense parapluie en laine de lama plus ou moins authentique Ñ guanaco umbrella Ñ, le cocher ne presse point ses chevaux ; mais, en contemplant ce paysage excitant, le voyageur press a du moins le sentiment de la vitesse. Maintenant, qui payer le prix de la course ? Il nĠy a pas de conducteur. Une inscription plusieurs fois rpte vous prie de dposer, en entrant, 10 cents dans une bote place bien en vue, au fond de lĠomnibus. Si vous nĠavez pas de monnaie, tirez le cordon dĠune sonnette fixe ct de la bote. Le cocher vous remettra dans une enveloppe ferme, jusquĠ concurrence de deux dollars de monnaie. Vous ouvrez lĠenveloppe et vous mettez dix cents dans la bote.
Il ne semble pas que ce systme Ñ dans lequel le public se contrle lui-mme Ñ donne lieu des fraudes, et il a lĠavantage dĠconomiser un conducteur. Nous traversons la rivire de lĠEst sur le ferryboat, et nous voici dans une rue ombrage dĠarbres et garnie de jolies maisons proprettes, dans le style des cottages anglais. Dans ces demeures tranquilles on se croirait mille lieues du brouhaha de Broadway, et pourtant on peut y communiquer dĠune manire presque instantane non seulement avec New York, mais avec lĠEurope. Un tlgraphe, appartenant, comme celui du bar, une compagnie particulire, est install dans la chambre coucher. Il suffit de presser toute heure de jour ou de nuit un bouton pour appeler un messager qui arrive au bout de quelques minutes prt porter un tlgramme, une lettre, un paquet, aller chercher un mdecin, etc. Pressez deux fois le mme bouton, cĠest un agent de police qui accourra ; pressez-le trois fois, et vous ne tarderez pas entendre le triple galop des chevaux qui amnent les pompiers et les pompes. Le tout moyennant un loyer de 2 dollars 50 (12 fr.) par mois, plus le paiement des messagers, raison de 15 cents la demi-heure, et sans aucun frais dĠinstallation. Est-il ncessaire dĠajouter que la tlgraphie est une industrie libre aux tats-Unis, et que lĠide dĠen faire un monopole du gouvernement nĠentrera jamais dans une tte amricaine ?
Mais ma journe nĠest pas finie. Je suis gracieusement invit
assister au dner annuel de la runion des Chambres de commerce, chez
Delmonico, au coin de la cinquime avenue et de la quatorzime rue. Je
mĠhabille la hte, et me voici au milieu de cent ou cent cinquante gentlemen
en cravate blanche, dans les grands salons du clbre restaurateur, dcors des
armes des tats-Unis et de lĠAngleterre (des dlgus anglais et canadiens
assistent la runion), ainsi que de nombreux drapeaux ; jĠy remarque le
drapeau franais, et le drapeau vert avec la harpe dĠor de lĠIrlande. Dans un
petit salon voisin, un orchestre excute des airs nationaux, mls des
morceaux choisis de la Fille de Madame Angot. Le
menu du banquet est en franais, comme tous les menus du monde civilis ; mais
le chef de Delmonico nĠa pas le gnie inventif du cuisinier du
Canada : le seul plat dĠactualit qui soit
offert aux dneurs patriotes du Board, cĠest le Ç crabe la Centennial
È ! Le crabe, un animal qui marche reculons, symbolisant la rpublique progressive
des tats-Unis ! Mais le dner est bon, si lĠpigramme est mauvaise. Vient le
dessert, et les toasts de succder aux toasts. On boit
dĠabord au Prsident des tats-Unis ; ensuite, le consul dĠAngleterre tant
prsent, assis la droite du prsident, M. Samuel Babcock, on boit Sa
Majest Victoria, reine de la Grande-Bretagne et de lĠIrlande, protectrice de
la foi et impratrice des Indes ; puis nos htes trangers, nos voisins du
Canada, la presse, au Centenaire futur avec cette glose : Il se peut
certainement que les hommes de 1976 soient aussi sages, aussi honntes et
presque aussi modestes que nous-mmes ! Le temps me manque malheureusement pour
vous donner une analyse des discours, quelques-uns remplis dĠune vigoureuse
humour, qui ont t prononcs, et quĠentrecoupaient des hear, hear, et des hourrahs dĠune
vhmence rapidement croissante. Il y a t beaucoup question de la dpression
dont souffrent depuis 1873 lĠindustrie et le commerce amricains, des deux
systmes du hard money et du soft money ou de lĠinflation, cĠest--dire de la monnaie de mtal et du papier-monnaie, un
peu de la libert du commerce. M. Wright, dlgu de Birmingham, a mme russi
faire applaudir nergiquement le nom de John Bright, le compagnon de Cobden.
Les dmocrates ont acclam Tilden, quoi les rpublicains ont rpondu en
acclamant Hayes, mais sans quĠil en rsultt aucune consquence fcheuse pour
lĠharmonie du banquet.
Vous le voyez, jĠai employ lĠamricaine cette premire journe passe sur le sol amricain. JĠaurai vous parler avec dtails du Post-Office et de lĠtablissement de Castle-Garden que jĠai visits le jour suivant ; mais je pars demain pour Philadelphie, o mĠappellent les ftes du Centennial et lĠExposition.
Philadelphie, le 6 juillet 1876.
JĠai quitt New York dimanche soir 2 juillet pour venir Philadelphie assister aux ftes du Centennial et visiter lĠExposition. Le systme dmocratique des cars et des omnibus a certainement ses avantages, et je ne veux pas en mdire, mais les cars ne passent pas partout, et il nĠy a gure dĠomnibus en activit le dimanche. Ë la rigueur, on peut se procurer une voiture ; Ñ on trouve, en sachant o sĠadresser, de vastes landaus quatre ou six places attels de deux chevaux, au prix de 3, 4 ou 5 dollars. Dcidment, malgr tout ce quĠon peut dire des cochers, nos fiacres ont leurs bons cts, et je crois bien quĠun Amricain entreprenant, qui introduirait aux tats-Unis ce vhicule de la vieille Europe, ne ferait pas une mauvaise affaire. On prend son ticket pour Philadelphie sur la rive gauche de lĠHudson ; on passe la rivire sur un ferry, son sac de nuit la main, moins quĠon nĠait confi son bagage lĠexpress, et lĠon attend le moment de se mettre en route dans une vaste gare en bois, orne dĠune fontaine de soda-water et dĠimmenses horloges dont les aiguilles marquent les heures des dparts des trains. Il y a peu de monde. On ne voyage gure le dimanche. Je glisse sur la description des voitures de chemins de fer. Elles sont suffisamment connues... de rputation, et nous pourrions, notre tour, trouver profit les imiter. Elles peuvent contenir environ 50 personnes commodment assises deux par deux sur de larges bancs dont le dossier mobile se retourne au besoin, de chaque ct dĠune alle o lĠon peut circuler. Ë un bout de la voiture, un gros pole en fonte ; lĠautre bout une fontaine remplie dĠeau glace, sans oublier une petite porte avec ces deux initiales bienfaisantes : W. C. Il nĠy a eu jusquĠ ces derniers temps quĠune seule classe de voitures, mais les gens aiss donnent maintenant la prfrence aux voitures lits ou fauteuils mobiles, sleeping cars ou drawing cars de M. Pullmann. Celles-ci sont dĠun luxe inou. Il y en a une lĠExposition, tout en palissandre, orne dĠune profusion de dorures et de glaces, avec cuisine et salle manger, qui revient 100 000 dollars. Nous franchissons en 2 heures 3/4 les 88 milles qui sparent New York de Philadelphie. La vitesse des trains est moindre quĠen Europe : les trains ordinaires ne font gure que 30 kilomtres lĠheure ; les express, 45. Les prix sont peu prs les mmes que les ntres, plus bas mme dans les directions o plusieurs lignes se font concurrence, Ñ quoique la vie soit gnralement plus chre. Il est 11 heures 1/2 du soir. Une douzaine de cars et deux landaus sont en vue ; parmi tous ces cars, il y en a un videmment qui se dirige du ct de Brown street, o ma chambre est retenue dans un boarding house, mais lequel ? CĠest un mystre que je ne cherche point approfondir. Je me rabats sur les landaus. Ils sont remplis. JĠavise nanmoins un cocher et je lui crie : Brown street ! Ma prononciation est probablement dfectueuse, car il secoue la tte dĠun air de doute. JĠinsiste en variant mes intonations : Ç Bronne street, Braun street, Broone street. È Il reste impassible. Enfin je lui crie de toute la force de mes poumons : Ç John Brown ! È CĠest un cocher abolitionniste, il a compris, et il me huche ct de lui sur le sige. Nous faisons environ 4 ou 5 kilomtres par des rues obscures o lĠon est encore plus cahot quĠ New York ; mais nous finissons par arriver dans Brown street. Je respire et je paye avec reconnaissance ce cocher secourable la taxe modre quĠil lui plat de fixer lui-mme, ci : 2 dollars[4]. Le lendemain, de bonne heure, je me procure le Guide des visiteurs lĠExposition et je nĠai aucune peine mĠorienter, quoique Philadelphie occupe une superficie plus considrable que celle de Paris. Elle a 817 000 habitants, logs dans 151 000 maisons, et ces deux chiffres vous apprennent quĠil nĠy a gure quĠune famille par maison. Qui a vu une rue et une maison les a vues toutes. Les rues, absolument droites, vont les unes du nord au sud, les autres de lĠest lĠouest ; celles-ci portent des noms, celles-l des numros. On nĠy connat pas les omnibus, mais la plupart des rues ont leur ligne de tramways sur laquelle circule un car. Vous voulez par exemple aller au nord, vous prenez le car de la sixime rue ; vous voulez revenir au sud, vous prenez le car de la cinquime. On peut acheter ses tickets dĠavance ; on vous accorde mme un rabais quand vous en prenez une demi-douzaine, et ils servent pour toutes les directions. Rien de plus commode, et il y a toujours de la place, pourvu, bien entendu, quĠon nĠait point emport dĠEurope la manie suranne de vouloir absolument tre assis et pas plus de quatorze dans une voiture o lĠon peut, avec de la bonne volont et de lĠlasticit, se mettre quarante. Le pav des rues se compose de cailloux rouls qui ont d tre ports l dans les grandes inondations de la Delaware et du Schuykill, et quĠon nĠa pas drangs. Les maisons sont bties uniformment en briques rouges, les fentres avec des linteaux et des volets blancs ; on accde aux portes par trois ou quatre marches en pierre ou en marbre blanc, sur lesquelles les habitants ont conserv lĠhabitude conomique et patriarcale de passer leur soire. Les trottoirs sont, comme les maisons, en briques rouges ; la poussire est rouge, et Dieu sait quĠil nĠen manque point par cette temprature tropicale ! Ajoutons, pour complter cet aperu de la physionomie de la ville de Guillaume Penn, que les maisons y sont, comme dans toutes les autres villes des tats-Unis, distribues par blocs. Un bloc se compose ou doit se composer de cent maisons, entre deux rues ; quand le compte nĠy est pas, cĠest comme sĠil y tait, on passe un autre bloc sans sĠinquiter des lacunes. Si la maison que lĠon cherche porte le numro 514, par exemple, on sait quĠelle se trouve dans le cinquime bloc. Au coin de chaque bloc, il y a une lanterne sur laquelle se trouvent inscrits les noms des deux rues qui se croisent. Ayez soin de les chercher l, et pas ailleurs.
En temps ordinaire, ce damier, quĠgaient pourtant et l, dans les rues principales, des alles dĠarbres, peut sembler monotone ; mais nous sommes, ne lĠoublions pas, le 3 juillet, veille du centenaire de lĠIndpendance des tats-Unis, et toutes ces rues, tous ces blocs sont pavoiss dĠune multitude de drapeaux : drapeaux toils de lĠUnion, de tous les formats ; drapeaux des tats, drapeaux trangers, cĠest par mille et par dizaine de mille quĠon les compte. Il y a, dans les grandes artres du Market et de Chesnut, des maisons qui disparaissent sous ce vtement multicolore. Dans les rues, rgne une animation extraordinaire. Ce nĠest pas exagrer que dĠvaluer 300 000 les visiteurs que le Centennial a attirs Philadelphie. Tout ce monde est proprement vtu, mais sans luxe. Ñ Les hommes sont en paletot et en chapeau de paille ou en chapeau mou, sans gants ; les dames en robe de toile ou de coton, sans queue, les mains conomiquement couvertes de gants de filoselle. Ë New York comme Philadelphie, les costumes sont dĠune simplicit qui nĠexclut pas toujours la ngligence et le laisser-aller. Mme dans les voitures de chemins de fer ou dans les cars, je remarque des gens en bras de chemise ; il est vrai quĠune chaleur de 40 degrs peut passer pour une circonstance attnuante. On attend avec impatience la Torch-light, la Procession des Torches, qui est la partie populaire du programme du Centenaire. Les membres des diverses commissions trangres de lĠExposition et les journalistes sont convoqus dix heures du soir, lĠhtel Saint-Georges, pour assister ce spectacle dans des voitures que le comit dĠorganisation du Centenaire a mises gracieusement leur disposition. Ë dix heures donc, me voici lĠhtel Saint-Georges. Les chambres du rez-de-chausse sont remplies dĠune foule dĠofficiers de lĠarme, de la marine et de la milice, que je prends, leurs paulettes gros grains, pour des gnraux, mais qui ont des grades plus modestes ; il y a aussi une grande varit de Ç dlgus È, reconnaissables des cussons flamboyants quĠils portent la boutonnire. Ë onze heures, les voitures arrivent, et elles prennent la file. Je mĠaperois alors quĠau lieu dĠtre de simples spectateurs, cĠest nous qui sommes le spectacle. Trs utilitaires, ces Amricains ! Des transparents sur lesquels on a imprim en grosses lettres : France, Espagne, Chili, Japon, sont hisss sur les voitures destines aux commissions, et fouette cocher ! Nous passons au milieu dĠune foule compacte, sous un premier arc triomphal form de becs de gaz o clatent ces mots : Welcome to all nations ! La bienvenue toutes les nations ! Des files interminables de lanternes chinoises bleues, vertes, rouges, jaunes, tricolores, multicolores, sĠentrecroisent dans les rues, grimpent sur les maisons et sĠaccrochent aux lanternes gaz ; aux cts de chaque voiture, des porteurs de torches, probablement brevetes Ñ elles sont dĠun nouveau systme, en fer-blanc, godet mobile Ñ font concurrence aux lanternes chinoises ; bientt la pyrotechnie se met de la partie : des feux de Bengale de toutes couleurs sĠenflamment le long des blocs, projetant des lueurs fantastiques sur les maisons pavoises, sur le cortge et sur la foule qui grossit vue dĠÏil Ñ une foule dĠapparence plutt chtive que vigoureuse. On sĠaperoit que Philadelphie est le foyer du protectionnisme amricain, et lĠon ne peut sĠempcher de remarquer que, sĠil a fait grandir vite les industries dans sa serre chaude, Ġa t, comme ailleurs, aux dpens de la taille et de la vigueur des ouvriers. Ce nĠest pas tout : entre autres liberts, les citoyens amricains possdent celle de tirer volont des feux dĠartifice, et Dieu sait sĠils en usent ! Ce quĠon a dpens, dans cette journe mmorable, en fuses, ptards, soleils tournants, etc., suffirait pour payer une bonne partie de la dette de lĠUnion. Les ptards clatent par douzaines entre les jambes de nos chevaux, qui ne sĠen meuvent pas autrement ; ils y sont habitus. Les fuses se croisent : peine en a-t-on tir une gauche, quĠune seconde y rpond droite en formant au-dessus de nos ttes des arceaux lumineux qui se rsolvent en une pluie dĠtoiles ; quelques-unes sĠgarent sur les ttes, sur les mains ou sur les habits, mais on a bien le temps dĠy prendre garde ! Voici les dtachements des milices avec leurs musiques : il y a des uniformes gris-clair avec passementerie dore sur la poitrine et aux basques ; il y a des chemises rouges de garibaldiens ou de zouaves, des casques en cuir bouilli et des chapeaux de marchal de France avec les plumes ; voici encore le Ç Club caldonien È, en costume national, qui sĠavance au son de la cornemuse et du pibroch ; voici les chars des mtiers, avec toutes sortes de corporations et dĠUnions des deux sexes ; le char des imprimeurs, qui compose le programme du Centennial ; le char des couturires, avec une vieille femme en lunettes tournant un rouet, 1776, et une jeune fille faisant mouvoir la sewing machine, 1876 ; le char des scieurs, avec une scie circulaire en activit, qui donne sa note dans lĠorchestre ; le char des tailleurs, des employs des chemins de fer, des banques, des raffineries de sucre, des magasins de confection Ñ avec la rue et le numro ; Ñ voici un gong chinois, un vrai gong sa place dans cette fte des lanternes, et dont le bruit formidable teint un moment tous les autres bruits ; voici une troupe de sauvages plus ou moins authentiques ; voici mme, Dieu me pardonne ! un Arlequin et un Polichinelle. La foule de plus en plus paisse a des remous effroyables, mais elle nĠempite pas sur la place rserve au cortge : cĠest une mer houleuse qui sĠouvre dĠelle-mme, comme la mer Rouge au passage dĠIsral : ici, cĠest le bton du policeman qui remplace la baguette de Mose. Pendant deux heures le cortge se droule dans lĠimmense cit, et il semble que la multitude devienne plus compacte chaque pas : il y a bien un million dĠhommes dehors pour voir passer la Torch-light. Un moment, le bruit des acclamations domine celui des ptards et du gong chinois : cĠest lĠempereur du Brsil qui vient se joindre au cortge avec ses aides de camp. LĠempereur du Brsil est populaire Philadelphie, o il vit comme un simple citoyen ; on crie : Welcome Dom Pedro ! puis encore, toujours des ptards, des fuses, de la musique caldonienne ou chinoise, des grincements de scie et des coups de pistolet jusquĠ minuit, jusquĠ une heure, jusquĠ deux heures. Enfin, le dlire commence sĠapaiser, le cortge se spare, la foule se disperse, nous revoici devant lĠhtel Saint-Georges. Il y a 4 ou 5 kilomtres de blocs jusquĠ Brown street. Plus de voitures, point de cars, mais quĠimporte ? la soire est superbe, et la route est tout illumine par les feux dĠartifice libres que la jeune Amrique des deux sexes ne se lasse point de tirer en lĠhonneur du glorieux Centennial !
Le lendemain 4 juillet, dix heures, a lieu la crmonie commmorative officielle, en face dĠIndependance Hall, la salle o fut signe la Dclaration dĠindpendance des tats-Unis. Une estrade en planches a t leve pour recevoir les autorits et les invits. Le prsident Grant nĠest pas venu ; en revanche, on se montre les gnraux Sherman et Sheridan, et les politiciens les plus notables du Congrs. LĠarrive des envoys du Japon en costume national, puis de lĠempereur du Brsil, fait sensation ; un orchestre de deux cent cinquante musiciens excute lĠouverture de la Ç Grande Rpublique È ; le vice-prsident, M. Ferry, lit une Adresse ; le rvrend W. Bacon Stevens, vque de Pennsylvanie (piscopalien) rcite une prire ; on chante un hymne de bienvenue aux nations ; M. Richard Henry Lee, de la Virginie, descendant dĠun des hros de lĠIndpendance, donne lecture de la Ç Dclaration È au bruit des hourras ; M. Bayard Taylord, pote et voyageur distingu, rcite une Ç ode nationale È qui remplit une colonne et demie en petit texte de lĠEvening Bulletin ; puis M. W. Ewarts, de New York, prononce un discours qui en remplit six. La crmonie termine, la foule sĠapproche dĠune pancarte enferme dans une sorte de coffre-fort et portant en manire de certificats les signatures du Prsident, de ses ministres, des membres de la Cour suprme et du Congrs ; le tout avec la marque de lĠinventeur de ce coffre-fort, new patent. On va visiter le vieil et respectable difice dĠIndependance Hall transform en muse historique. Sur lĠescalier, le portrait en pied de Lafayette fait pendant celui de Guillaume Penn ; enfin, le soir, des cars pleins jusquĠ dborder, de matire vivante, se dirigent vers les hauteurs de Fairmount, o la ville de Philadelphie fait les frais dĠun feu dĠartifice officiel, indpendamment des feux dĠartifice libres qui continuent se tirer jusquĠ extinction complte de la provision disponible des fire works. Le programme est puis, et, moins dĠtre devenus terriblement sourds, les pres de lĠIndpendance amricaine ont d entendre du fond de leurs glorieux tombeaux le bruit de cette fte dont ils taient les hros. Dieu veuille quĠelle soit suivie de beaucoup dĠautres !
Philadelphie, le 9 juillet 1876.
Le parc de Fairmount, o se trouve installe lĠExposition universelle de Philadelphie, ressemble notre bois de Boulogne, si ce nĠest quĠil est beaucoup plus accident, partant plus pittoresque. La partie ouest, dans laquelle on a taill un morceau de 236 acres, environ 100 hectares, pour y placer lĠExposition et ses annexes, renferme un lac, une jolie valle, des pelouses ornes de bouquets dĠarbres ; elle est enclose par des pieux claire-voie. Ce vaste et agrable morceau de terre a la forme dĠun bonnet de coton, ou, si cette comparaison vous parat manquer de noblesse, dĠun bonnet phrygien. Dans la coiffe sont les deux btiments principaux, le Main-Building et la galerie des machines, immenses paralllogrammes jumeaux, btis en fer et en verre, que prcde un difice en pierre o lĠon a plac lĠExposition des beaux-arts ; la pointe du bonnet est occupe par Agricultural-Hall, construction norme et originale, forme de deux transepts croiss angle droit, en style ogival, flanqus de tours en bonnets dĠvques et de petits dmes que lĠon peut comparer, sans irrvrence, des citrouilles ; le tout peint en vert, les citrouilles exceptes, qui sont du plus beau jaune. LĠintervalle qui spare le Main-Building et le btiment des machines dĠAgricultural-Hall est rempli par une multitude de constructions de toutes les dimensions, de tous les styles, de toutes les couleurs, affectes aux destinations les plus varies. Il y a le btiment de lĠexposition du gouvernement des tats-Unis, celui de lĠexposition des femmes, une annexe du Main-Building, renfermant des locomotives et des voitures, le bazar japonais, les cottages des diffrents tats de lĠUnion, les restaurants et les cafs, et une foule dĠannexes et dĠdicules particuliers, en tout 171 btiments couvrant une superficie de 75 acres, spars par des alles quĠon a eu la fcheuse ide de couvrir dĠasphalte ; des pices dĠeau et des fontaines jaillissantes Ñ il y en a une fort jolie de M. Bartholdi, lĠauteur de la statue de lĠIndpendance Ñ, et relis par un chemin de fer qui nĠest pas le moindre agrment de lĠExposition. La couleur chocolat au lait, si chre aux Amricains, domine comme de raison dans le Main-Building et dans la galerie des machines ; mais ailleurs clatent toutes les couleurs de la palette, avec toutes les formes possibles et impossibles de lĠarchitecture. Surmontez cette ville cosmopolite des drapeaux et des banderoles des diverses nations de la terre, se dtachant sur un ciel bleu, pendant quĠun soleil tropical fond lĠasphalte des alles, peuplez-la dĠune foule bigarre qui circule arme dĠun parasol et dĠun ventail chinois ou japonais, qui se presse aux gares du chemin de fer intrieur, qui sĠattable sous les tentes des restaurants et sous les auvents des cafs, affame dĠombre, la figure en sueur et la bouche dessche par un siroco dont le souffle charg dĠasphalte fait la fortune de la multitude des dbitants de boissons qualifies de rafrachissantes, ice creams, sodawater au gingembre, la salsepareille, aux fraises, aux ananas, limonade glace, caf glac, bire glace, et vous aurez une ide approximative de lĠaspect extrieur de lĠExposition.
Le parc de Fairmount est passablement loign de Philadelphie, 10 bons kilomtres ; mais nous ne sommes pas ici dans le pays des monopoles : des vhicules de toutes sortes, cars, omnibus, chemins de fer et bateaux vapeur, se font concurrence pour nous y transporter, sans que jamais nous soyons exposs attendre plus de cinq minutes et payer plus de 10 cents (50 c.). Prenons le chemin de fer de Pennsylvanie qui nous mettra en une demi-heure lĠune des dix-sept portes tourniquet de lĠExposition. Inutile de se presser aux guichets : on vend, comme des timbres-poste, les tickets des chemins de fer et des cars, et, lorsque vous en achetez six, vous nĠen payez que cinq. Montons dans le train. Il a commenc marcher, mais peu importe ! Le conducteur nous laisse faire. Nous avons pu lire une affiche place bien en vue et avertissant les voyageurs quĠil est dangereux de monter dans les voitures quand le train est en marche. Cela suffit, la compagnie est en rgle avec nous. Le reste nous regarde. Aux stations du chemin de fer intrieur, on y ajoute la recommandation de prendre garde aux pick-pockets, de ne pas mettre la tte en dehors de la voiture (la Compagnie de Pennsylvanie a prfr griller ses fentres, prcaution utile, mais contraire aux principes), de ne pas fumer, parce que cela incommode les dames, enfin de se plaindre des employs qui se montrent peu respectueux lĠgard du public. Nous arrivons une station qui fait face au Main-Building. Nous prsentons un billet de 1 dollar au tourniquet, on nous renvoie un bureau de change ouvert ct, o lĠon nous remet deux billets de 50 cents, la compagnie nĠacceptant que des pices ou des billets ronds de cette somme, pour la facilit du contrle.
Prenons droite, et allons dĠabord jeter un coup dĠÏil sur lĠexposition des beaux-arts. Sous le pristyle, une femme piquant un buffle reprsente la marche en avant, toujours en avant, des tats-Unis. Ë ct, le prsident Blanco, du Venezuela, cheval, fait pendant un prince de Bismarck pied. Entrons droite : cĠest lĠexposition franaise. Voici les Sept pendus, de M. Becker, le portrait questre de mademoiselle Croizette, des paysages et des tableaux de genre. En face, cĠest lĠexposition allemande. Voici la Capitulation de Sedan, dont il a t fait quelque bruit. Mais tait-ce bien la peine ? Un vaincu ple et dĠapparence malingre sĠincline devant un vainqueur bien en chair et haut en couleur. Entre eux, la partie nĠtait-elle pas vraiment par trop ingale, et peut-on savoir mauvais gr au peintre dĠavoir fait ressortir dĠune faon aussi palpable combien peu de mrite un vainqueur si gras avait eu venir bout dĠun vaincu si maigre ? Mais passons, et jetons un coup dĠÏil sur lĠexposition des tats-Unis. Quelques portraits montrent de srieuses qualits. Voici M. Thiers, par Healy, qui a pris sur le vif cette physionomie spirituelle et malicieuse ; voici un Lafayette en pantalon jaune serin ; puis M. Washburne et le prsident Lincoln ses derniers moments. Un des assistants est assis sans faon sur le lit du mourant. CĠest de la couleur locale. Viennent ensuite quelques bons paysages reprsentant la clbre et romantique valle de Yosemite, une des merveilles de la Californie ; une rcolte de la canne sucre dans le Sud, quĠil est prudent de regarder avec un verre noirci, de crainte dĠophtalmie ; enfin un tableau historique, bien amricain celui-l, reprsentant lĠeffet de lĠlectricit sur la culture de lĠhomme. Il est compartiments et divis en deux poques, intitules lĠre de lĠimagination et lĠre de la science. Dans la premire, on voit un homme et une femme peu vtus, qui reculent pouvants devant les clats de la foudre ; cette terreur ignorante donne naissance au mythe de Jupiter lanant ses carreaux, appuy sur un aigle ; aprs quoi un personnage dĠune longueur extraordinaire, en costume de jsuite, rpand les nuages de la superstition et fait allumer le bcher de Jean Huss. On pourrait signaler ici une lgre erreur de chronologie, et faire remarquer que les jsuites nĠexistaient pas au temps de Jean Huss. Mais ce serait du pdantisme de la vieille Europe, et nous sommes en Amrique. Il y parat bien dans la seconde priode. On y voit dĠabord Washington tenant dĠune main le drapeau toil et de lĠautre la Constitution amricaine, claire par un jet de lumire lectrique, avec cette lgende : Ç La Constitution amricaine clt lĠre de la superstition en assurant la libert de la pense. È Aprs Washington, voici Franklin, accompagn de son fils tenant un cerf-volant ; il reconnat lĠidentit de la foudre avec lĠlectricit. Voici encore Galvani, Volta, Erstedt, dans des attitudes scientifiques, qui dcouvrent les moyens de dvelopper le fluide lectrique, et finalement Morse, lĠAmricain Morse, qui invente le mcanisme ncessaire pour lĠutiliser. Le dsert et lĠOcan attestent, dans les deux derniers compartiments, la dcouverte de Morse ; le dsert est reprsent par un buffle qui se prcipite avec une rage impuissante contre un poteau du tlgraphe, tandis quĠau fond de lĠOcan un gros poisson ahuri sĠaccroche au fil transatlantique. On voit que lĠAmrique possde des peintres dont lĠoriginalit ne le cde en rien celle de nos ralistes et de nos impressionnistes.
Mais nous avons une longue course fournir. Quittons lĠExposition des beaux-arts et son annexe pour entrer dans le Main-Building. Ë lĠintrieur, ce btiment principal de lĠExposition fait lĠeffet de deux gares de chemins de fer juxtaposes et relies par un immense vestibule ; mais les vitraux colors, les talages bariols, les drapeaux et les bannires rouges sur lesquels se dtachent les noms des nations exposantes, les fontaines de soda-water en marbre avec leurs naades en ruolz qui surmontent dĠingnieuses machines rincer les verres, lui donnent un aspect original et gai ; le son dĠun orgue colossal y domine le bruit des pianos de toutes provenances et de tous formats, et mme la voix dĠune reine du chant irlandais, qui fait les dlices du public assis autour dĠun orchestre plac au centre de lĠdifice. Des policemen en uniforme bleu, un bton blanc la main, se promnent gravement, tandis que des Ç pousseurs È en uniforme gris font circuler de petites voitures dans lesquelles des visiteurs des deux sexes parcourent sans fatigue lĠExposition raison de 50 cents lĠheure. Des prises dĠeau auxquelles des tuyaux de pompes toujours prts peuvent tre adapts en un clin dĠÏil attestent que toutes les prcautions ncessaires ont t prises contre lĠincendie. Par une drogation lĠune des liberts les plus chres au peuple amricain en ce temps de Centennial, une pancarte bien en vue va jusquĠ interdire formellement aux visiteurs de tirer des feux dĠartifice dans lĠenceinte de lĠExposition. Quoique les restaurants abondent au dehors, il y en a un dans le Main-Building, avec deux vastes cabinets de toilette munis de leurs annexes parfaitement tenues : lĠun pour les gentlemen, lĠautre pour les ladies. Les commissions trangres sont installes dans de grandes cabines, au milieu mme de leurs expositions, ou dans les galeries. DĠadmirables glaces de Saint-Gobain, hautes comme des maisons, signalent aux regards lĠexposition franaise ; voici la cramique de Limoges ; la librairie parisienne : Hachette, Charpentier, Hetzel, Jouaust, des reliures adorables ; voici mme notre vieille connaissance, le Journal des conomistes ; voici un merveilleux talage de dentelles de Valenciennes, de Grammont et de Bruxelles, devant lequel sĠarrtent avec une admiration respectueuse des ladies vtues de robes de toile ; voici un excellent modle de maison dĠcole expos par la Belgique ; voici les meubles et des pianos des tats-Unis, de formes massives et lourdes : le got fait dfaut, mais il y a des tentatives originales pour sortir des chemins battus ; qui sait sĠil nĠen sortira pas un nouveau style ? Seulement, lĠorthographe laisse encore dsirer. Une lgislation garantissant la proprit des modles et dessins de fabrique, et de bonnes coles de dessin industriel ne seraient pas inutiles aux tats-Unis. Voici des lits amricains, aussi larges que longs, des lits de famille. Tirez une ficelle ou poussez un ressort, et le lit se mtamorphose en commode ou en bibliothque. Voici des montres amricaines fabriques la mcanique, et qui pourraient bien faire une rude concurrence aux montres de Genve : la fabrique en produit 2 500 par semaine. Traversons le transept, o des ladies plus que jamais en robes de toile font meute devant lĠblouissant talage de Tiffany, le grand joaillier de New York, une annexe des Mille et une Nuits. Nous y rencontrons la riche exposition de lĠAngleterre et de ses colonies, des tapis magnifiques et beaucoup de savons, des verres de Bohme dĠune lgret idale, de lĠorfvrerie russe, des coupes, des tabatires en argent niell, une chemine en malachite, des tables en lapislazuli, de somptueux ornements sacerdotaux ; tout cela, riche, original et de bon got, quoique un peu massif. Mais la perle de lĠExposition, cĠest sans contredit lĠtalage de la Chine, et surtout celui du Japon. On voudrait tre millionnaire, ne ft-ce que pour acheter ces deux vases lancs comme des lis en porcelaine de Kyoto, et ces vieux bronzes, et ces laques et ces ivoires ! Allons-nous-en ! La tentation est trop forte. LĠexposition du Japon est le grand succs de Fairmount Park, et les Japonais, en gens positifs, ne se sont pas contents du tribut dĠadmiration que leur apporte le public : ils ont tabli un peu plus loin un bazar o ils rcoltent une ample moisson de dollars. Trs pratiques, ces Japonais !
Sortons du Main-Building en jetant un coup dĠail sur son annexe, spcialement consacre la carrosserie ; des voitures de chemins de fer formant des appartements complets, cuisine comprise, y sont ranges ct de jolis bogheys amricains en bois dĠhickory, lger et solide comme du fer, de lourds landaus et de graves corbillards. Entrons dans la salle des machines, presque aussi vaste que le Main-Building. Un norme moteur de Corliss, de 1 400 chevaux, donne le mouvement et la vie un monde de machines qui filent, tissent, impriment, cousent, brodent, ne laissant plus lĠhomme que le soin de diriger leur activit bruyante. Voici une machine fabriquer des cheveux, et vraiment la clientle ne lui manquera pas ; voici une cataracte, une vraie cataracte de 20 pieds de hauteur, dont les eaux rpandent leur fracheur bienfaisante dans un vaste bassin dĠo une pompe les fait remonter ; voici des canons et encore des canons, au milieu desquels un krupp colossal ressemble un gros bouledogue entour de simples mtins. Il y a pourtant, dans les expositions de lĠAngleterre et des tats-Unis, des monstres assez bien engueuls pour lui donner la rplique. Le gouvernement des tats-Unis expose, dans un btiment part, un formidable et complet assortiment de ses engins de guerre, monitors, torpilles, mitrailleuses Gatling, sans oublier non plus une machine tailler des pantalons. Dans le mme btiment, ct du matriel de guerre, se trouve plac le matriel de lĠinstruction. Ñ Ceci tuera cela, dirait M. Victor Hugo ; mais, hlas ! ceci ne se presse pas.
De lĠexposition spciale du gouvernement des tats-Unis lĠexposition non moins spciale des femmes, il nĠy a quĠun pas. Toutes les industries et tous les produits du travail fminin y sont exhibs. Ë la porte, on vend un journal rdig par des femmes et pour les femmes : the new Century for Woman. Ë lĠintrieur, des femmes, de jolies misses, auxquelles on est pri de ne pas adresser la parole, sont en train de composer le prochain numro. DĠautres tissent des rubans ou cousent la machine ; on ne coud plus autrement aux tats-Unis. Voici un ingnieux appareil de sauvetage, spcialement destin aux personnes du sexe faible, et dont une gravure illustre fait ressortir tous les avantages au double point de vue de la scurit et du confort. Une jeune lady naufrage avec ses deux babies est assise, au milieu des vagues de lĠOcan dchan, sur un matelas insubmersible et brevet. Dans ses grands yeux limpides, on peut lire, avec une expression dĠinquitude que sa position isole et la prsence des deux babies peuvent raisonnablement justifier, les sentiments dĠindicible bien-tre dont il lui est impossible de se dfendre en reposant ses membres dlicats sur ce matelas lastique et moelleux. Que celui qui sĠaviserait encore, aprs cette exprience dcisive, de refuser aux femmes le gnie de lĠinvention, soit prcipit dans les abmes de lĠOcan sans matelas insubmersible !
Prenons maintenant, au prix de 5 cents, un des trains du chemin de fer circulaire qui se succdent presque de minute en minute et descendons une des stations dĠAgricultural-Hall. Une partie de cette immense construction est occupe par des instruments dĠagriculture, charrues dĠune centaine de modles, quelques-unes entirement en acier, machines semer, moissonner, couper lĠherbe, sans oublier une jolie machine peler les pommes de terre, qui fonctionne avec activit au milieu dĠun cercle fminin. Mais il nĠy a pas seulement des machines Agricultural-Hall. Voici, au centre, un moulin farine, ct une collection dĠanimaux antdiluviens, un dinotherium, un megatherium, un glyptodon, des dfenses gigantesques de lĠElephas ganera, une boutique de drages, des caisses de tomates illustres, des boucauts de tabac gards par un Indien froce en bois peint, une cage grande comme une chambre coucher avec un serin vivant, un kiosque lgant, entirement construit avec du coton du Brsil, une famille de tigres empaills, des instruments de pche, des aquariums remplis de tortues multicolores et de grenouilles vertes, des vins de champagne de la Champagne et de la Californie, du claret, du sherry, du tokay amricains, du whisky du Centennial ; bref, assez de vins et de spiritueux pour griser tous les visiteurs de lĠExposition, si les Socits de temprance nĠen avaient, assez sagement, on en conviendra, fait interdire la vente au dtail. En sortant dĠAgricultural-Hall, jetons un coup dĠÏil sur le campement des miliciens vtus de gris clair, avec de grosses paulettes blanches, dont la musique et les exercices sont une des attractions les plus prises du public amricain. On aime ici lĠuniforme et la parade tout autant quĠen Europe, et le got des dcorations y est peut-tre encore plus vif. Je ne rencontre que gens dont la boutonnire est garnie de mdailles ou dĠcussons bariols, et voici deux francs-maons qui portent avec gravit un immense collier tricolore, avec des toiles en verre color et deux clefs dĠargent en sautoir. La seule diffrence, cĠest quĠaux tats-Unis les dcorations sont Ç libres È comme les feux dĠartifice, tandis quĠen Europe les gouvernements sĠen sont attribu le monopole. Gardons-nous dĠveiller les susceptibilits des dcors des deux mondes en discutant les mrites de lĠun et de lĠautre systme. Prenons plutt un ticket pour traverser ce vallon bois sur lĠelevated railway, un chemin de fer suspendu sur une seule ligne de piliers en fer, dont la locomotive et lĠunique voiture circulent cheval sur des poutrelles poses en triangle, auxquelles mordent les petites roues horizontales de la locomotive. Ce systme est appliqu, nous dit-on, New York. De l faisons une visite sommaire aux cottages particuliers de chacun des tats de lĠUnion ; on y trouve des salons de rception pour les ladies, avec pianos et cabinets de toilette, des salons de lecture, des rocking-chairs o les visiteurs fatigus peuvent se balancer agrablement. Le Colorado et le Kansas y ont ajout une collection de leurs produits naturels, avec une vieille commode vendre qui a appartenu au prsident Lincoln. Traversons la rgion des restaurants : il y a le grand restaurant amricain ; le restaurant des tats du Sud tenu par des ngres luisants et polis ; le restaurant des Trois Frres provenaux et le restaurant Lafayette, o se manifeste la supriorit indiscutable de la cuisine franaise ; le restaurant autrichien ; le dpartement du public confort o lĠon peut luncher lĠamricaine, sur un tabouret de quatre pieds de haut, pour la modique somme de 50 cents. Dans le mme dpartement se trouvent runis la poste, le tlgraphe, la vente des tickets pour les chemins de fer et les thtres. Un avis imprim en sept langues, y compris le chinois, avertit le public que la leve des botes aux lettres a lieu toutes les heures. Dans le voisinage, le dpartement de la presse met une grande hall et des salons particuliers au service des journalistes des deux sexes. Mais lĠheure sĠavance, et nous sommes bout de forces. En vain le kiosque de la Socit biblique nous offre au choix la Bible traduite en cent langues ; en vain une sduisante princesse gyptienne ge de trois mille ans et coquettement momifie nous invite entrer dans le kiosque de lĠillustre Cook, lĠentrepreneur des voyages en Palestine et de tous les voyages : la vraie providence des voyageurs, cet illustre Cook ! il leur dlivre des tickets prix rduits pour faire le tour du monde, avec rduction de 20% dans les htels ; mais en ce moment, nous refuserions de faire le tour du monde, mme sur le matelas moelleux et insubmersible de la WomenĠs Exibition. Voici pourtant, un peu lĠcart, un kiosque dĠune architecture simple, dĠun aspect tranquille, qui invite au repos. Nous ne pouvions mieux rencontrer pour finir. CĠest lĠexposition des Centennial caskets, cercueils du centenaire, de MM. Schuyler et Armstrong, de Philadelphie, et quels caskets ! en bne, en palissandre, capitonns de satin, lams dĠargent ou de vermeil. Voulez-vous un cercueil srieux, un cercueil de politicien, de clergyman, de lawyer ou de stock broker ? prenez ce majestueux casket revtu de satin noir, barr et lam dĠargent. Prfrez-vous un casket de satin blanc ? en voici au choix, tous du got le plus exquis. Aimez-vous mieux un casket de fantaisie ? en voici de gros bleu ou de bleu tendre, avec capiton rose ou aventurine, orns et enjolivs comme des botes gants. Les visiteurs ne sĠattardent pas dans le kiosque o sont coquettement tales ces merveilles, et je remarque mme quĠils sĠabstiennent gnralement de prendre les cartes dĠadresse des exposants, quoiquĠon y puisse trouver des renseignements utiles, en cette saison fconde en insolations, congestions crbrales, attaques dĠapoplexie, pleursies, etc. Le public est inform que MM. Schuyler et Armstrong, de Philadelphie, restent sa dispostion toute heure du jour et de la nuit, et quĠils sont, de plus, brevets pour un procd de Ç conservation des corps par lĠair froid È. Pour moi, je lĠavoue, si jĠtais capable de formuler un souhait quelconque aprs le terrible voyage de circum Exposition que je viens de faire par une temprature de 40 degrs, ce serait dĠaller goter un repos bien gagn dans lĠun ou lĠautre de ces rafrachissants et dlicieux caskets.
New York, le 15 juillet 1876.
En rentrant New York dimanche soir, jĠaperois un grand remue-mnage auprs de la Batterie qui forme la pointe de lĠle Manhattan et lĠextrmit de lĠimmense ville. CĠest Castle-Garden, le dpt des migrants, qui vient de brler, en dpit de la puissance des pompes et de lĠactivit justement renomme des pompiers de New York. JĠavais visit Castle-Garden le lendemain de mon arrive. CĠtait une vaste rotonde moiti en briques, moiti en planches, parfaitement approprie sa destination. Les migrants y taient dbarqus directement, et on leur donnait la nourriture et le logement pour une nuit. Dans la grande halle qui en formait le centre, on apercevait dĠabord un bureau tlgraphique et un bureau de change, o tait affich le tarif de toutes les monnaies du monde civilis, puis, sur les murs, une srie dĠavertissements en sept ou huit langues Ñ y compris le russe Ñ prvenant les assistants quĠils pouvaient se procurer Castle-Garden des billets de chemin de fer prix rduits, les invitant dposer leurs valeurs au bureau, donnant ceux qui voulaient sjourner New York les adresses de boarding-houses bon march : 1 dollar par jour ou 6 dollars par semaine, nourriture et logement ; enfin, un avis imprim en anglais seulement, engageant les employs faire honntement leur devoir et mettre la porte les trangers lĠtablissement. Les piges tendus aux migrants leur arrive justifiaient cette prcaution, et jĠai pu constater, ma satisfaction, quĠelle tait strictement observe. Un gardien mĠexpulse sans crmonie ; toutefois, lĠautorit suprieure, mieux informe, casse cet arrt sommaire, et je continue ma visite. Une seconde salle, divise en compartiments, tait affecte aux bagages : les migrants nĠavaient point sĠen proccuper ; on les leur remettait sur prsentation de leur ticket la destination quĠils indiquaient. Rien de plus simple et de plus commode que le systme des tickets des bagages aux tats-Unis. On vous donne un numro, dont le double est attach votre bagage ; votre arrive, vous remettez ce numro avec votre adresse un agent quelconque dĠune entreprise dĠexpress, qui vous dlivre un reu en change, et vous nĠavez plus vous en inquiter ; on vous le rend domicile sans retard. Ñ Dans une troisime salle tait install un bureau de placement pour les migrants des deux sexes : une vingtaine dĠhommes se tenaient assis sur des bancs dĠun ct de la salle, autant de femmes de lĠautre. Ce bureau a des correspondances dans toute lĠtendue de lĠUnion, et il place de 15 000 18 000 personnes par an. Derrire, sĠouvrait lĠembarcadre du chemin de fer de lĠEri, issue par laquelle Castle-Garden, incessamment rempli, tait incessamment vid. Dans certaines annes, il arrivait New York jusquĠ 1 000 migrants par jour ; depuis quelque temps, le mouvement sĠest ralenti ; mais, en dpit du protectionnisme, de la corruption politique et administrative, et des autres plaies dont souffrent actuellement les tats-Unis, il y a peu dĠapparence quĠil sĠarrte. Tout migrant sain et vigoureux, accoutum aux travaux agricoles ou possdant un mtier, peut acqurir dans lĠOuest un morceau de bonne terre au prix de 15 22 francs lĠhectare, ou trouver un emploi, sĠil a une spcialit quelconque ; en outre, il chappe aux exigences du service militaire, Ñ les tats-Unis nĠayant quĠune arme de 26 000 hommes recrute par voie dĠenrlements volontaires. JĠai rencontr Philadelphie une famille qui avait migr il y a vingt ans dĠun pauvre village de la Pomeranie, o elle vivait, dans un taudis, de pain noir et de saucisses aux pois... quand elle avait des saucisses aux pois ! Aprs avoir prospr dans lĠOuest, elle tait venue sĠtablir Philadelphie ; la mre tait alle chercher ses vieux parents en Europe, et tout ce petit monde vivait lĠaise dans une maison proprette, claire au gaz, pourvue dĠun cabinet de bain o, grce une de ces ingnieuses inventions qui ajoutent tant ici au confort domestique, un double robinet amne de lĠeau froide et de lĠeau chauffe, sans frais, au moyen dĠun serpentin enroul autour du pole ; au lieu de pain noir, de la viande et du pain blanc discrtion, sans parler des dlicatesses un peu rudes de la cuisine amricaine, rouleaux de mas, froment concass avec de la mlasse, toutes les varits de pies, et le reste. Enfin, il y avait un piano dans le salon. Tous les migrants ne se tirent pas aussi bien dĠaffaire, mais qui la faute ? Nous avions bord du Canada un malheureux teneur de livres qui migrait aux tats-Unis avec sa femme et deux petits enfants. Il ne savait que le franais, et pas un mot dĠanglais ! et il arrivait lĠaventure en pleine crise financire et commerciale ! Ë moins dĠun miracle, celui-l, assurment, nĠaura pas se louer dĠavoir migr. Voici encore, dans le vestibule de Castle-Garden, une jolie fille qui pleure chaudes larmes. CĠest une Ariane abandonne que lĠon conduit, lĠadministration ne se chargeant pas de retrouver les sducteurs fugitifs ou latitants. Aucune institution nĠest parfaite ! Toutes les nations de lĠEurope ont envoy des htes Castle-Garden ; le jour de lĠincendie, 250 mennonites venaient dĠarriver de Russie, o la grande Catherine avait accord leur secte pacifique lĠexemption du service militaire pour un sicle. Cette exemption ne pouvant plus tre renouvele en ce temps de service militaire non moins obligatoire quĠuniversel, les mennonites migrent aux tats-Unis. Maintenant que voici Castle-Garden brl, il faudra le reconstruire ou placer ailleurs le dpt des migrants. On sĠen occupe, en mme temps que le Congrs labore un bill destin empcher plus efficacement lĠimmigration des malfaiteurs, des individus contrefaits et des paupers.
De Castle-Garden, lĠomnibus de Broadway nous amne en quelques minutes au Post-Office, dont lĠamnagement vaudrait bien la peine dĠtre imit. CĠest un norme btiment, le plus lev de New York. Le sous-sol et les tages infrieurs servent la poste, tandis que les tages suprieurs sont rservs aux offices des tribunaux. Au rez-de-chausse, une vaste halle, en fer et en verre, est consacre la rception et la distribution des lettres. Les journaux sont reus et distribus dans une halle analogue, pratique dans le sous-sol, laquelle le jour arrive par une mosaque de verre qui remplace les dalles du trottoir. Une multitude de botes en cuivre sont tablies dans la cloison qui spare la salle de distribution des lettres dĠun vestibule circulaire accessible au public. Parmi ces botes, les unes, destines aux journaux, sont en communication avec le sous-sol ; les autres reoivent les lettres et les circulaires. Chaque tat et mme chaque ville importante de lĠUnion a sa bote particulire ; les pays trangers ont aussi les leurs, ce qui facilite singulirement le triage ; puis viennent les guichets des lettres bureau restant : par une galanterie tout amricaine, il y a un guichet spcial pour les lettres adresses aux ladies. Des coupures de journaux affiches dans le vestibule contiennent les adresses des lettres restes en souffrance ; lĠOffice postal les communique chaque jour aux journaux de chaque nationalit ; enfin, le reste de la cloison est rempli par une multitude de jolies botes en bronze dor format in-12, que la poste loue, moyennant 16 dollars par an, aux personnes qui envoient chercher leurs lettres ou vont les prendre elles-mmes. LĠemploy dpose les lettres dans ces botes, que le locataire ouvre du dehors au moyen dĠune petite clef. La bote tant claire-voie, il peut sĠassurer, avant de se donner la peine dĠouvrir, si elle contient des lettres ou si elle est vide. Je nĠen ai pas compt moins de 5 795 ; chaque maison de quelque importance a la sienne, le Post Office se trouvant naturellement plac au centre du quartier des affaires. Les journaux ont aussi leurs botes, dĠun format plus grand et qui occupent un compartiment part. LĠentre-sol et le premier tage sont consacrs aux lettres charges, aux envois dĠargent, la recherche des lettres perdues, aux services administratifs ; le postmaster Ñ dont lĠobligeance polie mĠa ouvert lĠaccs de toutes les parties de ce Post-Office modle Ñ et lĠassistant du postmaster, sont installs au premier tage, et ils communiquent avec leurs employs par un tlgraphe porte de la main ; leurs bureaux ne sont ni plus ni moins confortables que ceux de leurs employs ; il serait impossible, du reste, quĠils le fussent davantage. Un ascenseur met en communication les quatre tages occups par le Post-Office. Un dernier dtail : plusieurs dames, vtues avec une lgante simplicit, sont au nombre des employs des bureaux, notamment dans celui de la recherche des lettres gares. Le Post-Office de New York a cot fort cher ; mais la merveilleuse entente avec laquelle les services y sont distribus permet de raliser des conomies de temps et dĠargent qui ne tarderont pas couvrir, et au-del, les frais de cette installation, plus intelligente et pratique encore que luxueuse.
En sortant du Post-Office, traversons Fulton street et jetons un coup dĠÏil sur le march. CĠest une grossire construction en bois, sans lgance aucune, mais o la glace employe profusion fait rgner une fracheur relative. On conserve dans la glace le poisson, la viande, la volaille. On me montre une oie qui a t tue au mois de dcembre dans le Canada, et qui est demeure des plus apptissantes, et l quelques tortues. La Socit protectrice des animaux vient dĠintenter un procs aux marchands qui ont lĠhabitude barbare de retourner sur le dos ces intressantes btes. Le procs nĠest pas vid encore, et les arguments pour ou contre ne manquent pas : dĠun ct, tant donn la structure particulire des tortues et les efforts persistants et douloureux auxquels elles se livrent pour reprendre leur position normale, il est certain que ce systme peut donner prise des critiques fondes ; mais, dĠun autre ct, comment procurer aux tortues le confort et les distractions ncessaires pour les retenir de leur plein gr dans lĠenceinte du march, dĠo elles sont destines passer dans les cuisines, et les empcher de se diriger de prfrence vers la rivire ? Question ardue, et que nous ne nous chargeons pas de rsoudre.
Prenons plutt un billet pour Astoria, aux abords du dtroit qui spare Long Island du continent. Les grands navires de mer pourraient prendre cette voie pour arriver New York, et viter ainsi la navigation difficile des Narrows, si un norme pt de rocs nĠobstruait lĠentre du dtroit, Hell Gate. Le gouvernement a entrepris de faire sauter ces rochers, et lĠopration sera excute avant peu. On a creus dans le roc, sous le lit du dtroit, une srie de galeries en ventail, en laissant seulement debout assez de blocs ou de piliers pour empcher lĠeffondrement partiel du rocher. Une multitude de trous ont t percs dans ces piliers : quand tout sera prt, on les remplira de dynamite et on fera sauter les galeries au moyen dĠune tincelle lectrique. Le rcif enlev, New York aura sur lĠOcan deux grandes portes au lieu dĠune. Nous visitons avec conscience les government-works, et nous nous attablons auprs de la station devant un verre de pop bier, en attendant le retour du steamer qui fait le service de la rivire de lĠEst jusquĠau haut de lĠle Manhattan. La pop bier, cĠest la bire recommande par les Socits de temprance : de lĠeau glace avec du gingembre, ptillant comme du vin de Champagne. Ce nĠest quĠune illusion, mais une illusion hyginique. Voici un lger steamer qui aborde au pier, avec le drapeau brsilien lĠavant et le drapeau des tats-Unis lĠarrire. Il amne lĠempereur don Pedro, le plus infatigable des empereurs, qui vient visiter, sans aucun apparat, selon son habitude, les government-works. Voici enfin notre steamer double tage, le Morisania, dĠo sĠchappent les sons joyeux dĠune harpe et de deux violons. On danse bord du Morisania. Deux ou trois picnics y sont runis : une cole dĠenfants de diffrents ges, garons et filles mls, avec leurs institutrices, et un autre picnic de jeunes gens et de jeunes filles. On valse et on danse des contredanses : un bossu figure au nombre des danseurs les plus dtermins, sans que personne y trouve redire et rire ; tout ce monde sĠen donne cÏur joie. Nous longeons Blackwell-Island o se trouvent accumuls la prison, le workhouse et la maison des fous, sur laquelle la foudre vient prcisment de tomber ; mais cela ne ralentit pas les danses, qui se prolongent jusquĠau moment o le joyeux steamer stoppe lĠembarcadre de Brooklyn. De l nous allons visiter un asile-cole pour les enfants des rues, tabli et soutenu par des personnes charitables de Brooklyn. Moyennant la modique somme de 10 cents (50 c.), et de 15 cents, selon les ges, on y donne aux garons des rues, vendeurs de journaux, nettoyeurs de souliers, apprentis, etc., le souper, le gte pour la nuit et le djeuner. Le manager dcide souverainement, sur leur physionomie, sĠil y a lieu de les admettre ou non ; il leur remet le numro de leur lit et de la caisse destine renfermer leurs habits, reoit leur argent en dpt, et les fait passer dans une salle de bains dĠo ils sortent les pieds propres Ñ nĠoublions pas que les souliers sont un luxe absolument inconnu cette varit de boys Ñ pour entrer dans une vaste chambre bien are o sont rangs deux tages de lits. On teint le gaz dix heures, et six heures du matin tout le monde est lev. Un djeuner substantiel, compos de pain, de th et de viande froide, est servi, et chacun va ses affaires. En hiver, une cole est annexe au refuge ; les dames patronnesses de lĠÎuvre y viennent tour de rle donner des leons. Il y a aussi dans la mme maison une cole de couture pour les filles ; on leur enseigne se servir de la machine coudre moyennant la modique somme de 1 dollar, et, lorsquĠelles ont achev cet apprentissage indispensable, on leur dlivre un certificat de capacit. Il y a en Europe des institutions analogues, mais je nĠai vu nulle part rgner autant dĠordre et une propret aussi exquise.
Les Amricains en gnral, et les habitants de Brooklyn en particulier, ont une manire de passer leurs soires qui pourrait, la rigueur, sembler monotone, mais qui a lĠavantage de nĠexiger aucun effort du corps et de lĠesprit. Ils se balancent mollement dans leurs rocking chairs (chaises bascule) ou sĠasseyent tout bonnement sur lĠescalier de la rue. Les riches aussi bien que les pauvres Ñ Brooklyn du moins Ñ partagent cette habitude dmocratique. Que faire, au surplus, par cette chaleur tropicale o tout mouvement est une fatigue, et o les maisons sont des fournaises ? LĠaristocratie de la 5e avenue est alle chercher la fracheur dans les stations de bains ; elle est Saratoga, Newport, Long-Branch, o les dames talent des toilettes qui ne doivent rien celles de leurs sÏurs, les lgantes habitues de Trouville ; tous les conforts et tous les plaisirs sont runis dans les immenses htels de ces lieux de villgiature aristocratique. CĠest de l que les modes Ñ venues de Paris Ñ rayonnent sur les rgions les plus recules du Nouveau-Monde. On ne sĠy habille point et mme on nĠy marche point avec la simplicit et le laisser-aller qui mĠont frapp New York et Philadelphie. Les reines de la mode ont mme invent une nouvelle manire de marcher, dite la Kanguroo, dont les journaux du high-life taient nagure unanimes vanter les attitudes et les mouvements gracieux. Bien cambres sur les hanches, le buste autant que possible en saillie, les avant-bras colls au buste, les deux pattes Ñ je me trompe Ñ les deux mains portes en avant la manire distingue de lĠanimal venu dĠAustralie, les Kanguriennes procdent par une srie de soubresauts lgrement ondulatoires, dont lĠeffet est innarrable et irrsistible. Les loisirs me manquent en ce moment pour aller admirer les Kanguriennes Newport ou Saratoga. Je me contente de chercher le frais Coney Island, la station de bains la plus rapproche et la plus populaire de New York : on y va en une heure par le car et le chemin de fer. On peut se passer de bateau vapeur. Quoique Coney-Island se dcore du nom dĠle, qui veille gnralement des ides rafrachissantes, elle nĠest spare que par un simple ruisseau de la terre ferme. La brise y fait totalement dfaut ; en revanche, les moustiques y dploient une activit de Yankees.
Au retour, des groupes anims des deux sexes se livrent aux douceurs de la flirtation. Les jeunes misses sont trs dmonstratives ; mais les lois de la dcence ne cessent point dĠtre observes. videmment, la libert dont jouissent les jeunes Amricaines est trs grande ; peut-tre mme seraient-elles tentes dĠen abuser, si elles trouvaient plus aisment des complices. Mais la complicit cote cher ; nous sommes ici dans un pays qui admet la validit des promesses de mariage et la recherche de la paternit. Cela donne rflchir aux gens les plus entreprenants, quoique lĠillustre jurisconsulte allemand, Zacchari, comparant les femmes des forteresses, ait soutenu, avec une galanterie toute germanique, que les forteresses fminines succombent plutt par suite de la mollesse de la dfense que grce la vigueur de lĠattaque : dĠo il concluait la ncessit dĠinterdire la recherche de la paternit, afin dĠencourager au plus haut point la dfense. On mĠassure que les lois amricaines obtiennent un rsultat satisfaisant en refrnant la vigueur de lĠattaque ; cĠest pourquoi je me plais esprer que la flirtation anime dont jĠai t tmoin mon retour de Coney-Island nĠaura pas eu de consquences regrettables.
New York, le 20 juillet 1876.
Me voici de retour de deux excursions faites lĠune dans la rgion minire de lĠtat de New Jersey, lĠautre Baltimore et Washington. Nous avions pris de bon matin, pour aller dans le New Jersey, le train de retour du lait : Ñ celui du soir apporte le lait New York, le ntre emportait les botes vides, avec adjonction dĠun petit nombre de voyageurs. LĠaspect de New York entre cinq et six heures du matin nĠest pas prcisment flatteur. On ne rencontre gure que des balayeurs en petit nombre, des ouvriers et des ouvrires se rendant leur travail dans des costumes trs ngligs : les hommes portent invariablement un chapeau mou qui ressemble au fameux armet de Membrin, et qui est, par excellence, la coiffure amricaine ; les femmes sont vtues dĠun indescriptible ramassis de vieilles robes, de vieux chles trous et tachs, et de chapeaux fans, ne pas toucher avec des pincettes. Cette habitude de se vtir de dfroques de seconde ou de troisime main, que les Irlandais ont importe aux tats-Unis, doit videmment contribuer conserver la puret des mÏurs, et nous commenons, grce au ciel, nous dsinfecter assez de la corruption de la vieille Europe pour ne pas prfrer des mÏurs moins pures et des robes plus propres. Peut-tre, la vrit, la chert des toffes neuves Ñ nĠoublions pas que nous sommes dans un pays protectionniste outrance Ñ oblige-t-elle les gens pauvres user jusquĠ la corde et au-del ce qui a t une robe et un habit. Quoi quĠil en soit, cĠest une habitude plus conomique et morale quĠesthtique.
Le Middland railway, qui nous emporte avec un nombre formidable de botes lait, a une gare commune avec le chemin de fer de Pennsylvanie. CĠest un chemin de fer en faillite ; on lĠexploite pour le compte des cranciers de la Compagnie, et le fait nĠest pas rare aux tats-Unis, o un chemin de fer est une entreprise comme une autre. La concurrence non limite et rglemente produit naturellement, dans cette industrie, ses effets bons et mauvais ; mais les premiers lĠemportent singulirement sur les seconds. Les actionnaires des lignes qui tombent en dconfiture sont plaindre sans doute, mais comme le public est servi ! Avec quelle sollicitude les compagnies concurrentes sĠoccupent de son bien-tre, et parfois aussi avec quelle ardeur salutaire elles se disputent sa clientle ! En ce moment, par exemple, dĠimmenses pancartes affiches dans Broadway annoncent dĠnormes rductions de prix pour Chicago et les autres grandes villes de lĠOuest, trains directs. Quatre lignes rivales se disputent dans cette direction les voyageurs grande distance ; il est possible quĠelles finissent par sĠentendre Ñ mais, en attendant, les voyageurs profitent de la concurrence quĠelles se font Ñ et sĠil leur arrivait de sĠentendre trop aprs ne sĠtre pas entendues assez, un cinquime concurrent ne manquerait pas dĠintervenir. En tout cas, lĠimmense avantage de ce systme, cĠest dĠavoir port son maximum la multiplication des chemins de fer Ñ les tats-Unis en ont eux seuls, pour 40 millions dĠhabitants, presque autant que lĠEurope pour 300 millions. Ñ La production des moyens de locomotion y est aussi abondante quĠelle peut lĠtre, et lĠon sait quĠabondance est partout et toujours synonyme de bon march. Ë ne consulter que les tarifs, les prix peuvent sembler aussi levs quĠen Europe, mais il ne faut pas oublier quĠon dpense ici aussi aisment 1 dollar que chez nous une pice de 2 francs ou mme de 1 franc, et, dĠun autre ct, que les localits o nĠexistent ni chemins de fer ni tramways sont lĠexception, tandis quĠelles sont encore la rgle dans la plus grande partie de lĠEurope ; or, lĠabsence ou lĠinsuffisance des moyens de transport perfectionns, nĠest-ce pas lĠquivalent du maximum de chert des moyens de transport ?
Le Middland railway est amnag dĠune faon conforme lĠtat de sa fortune ; les bancs de notre longue voiture sont en bois, mais on y trouve comme partout une fontaine dĠeau glace o lĠon peut aller sĠabreuver discrtion et sans frais, et dans lĠalle du milieu circulent librement les marchands dĠice creams et les boys, pieds nus, avec leurs assortiments de journaux. Le pays est montueux et bois : on se croirait dans les Vosges. Les maisons, comme la plupart de celles que jĠai vues dans les campagnes, sont en planches, et, grce lĠabondance du bois, elles cotent peu btir : les plus lgantes sont peintes en blanc avec des persiennes vertes ; le plus grand nombre ne sont pas peintes du tout. Les stations de chemins de fer, en bois comme les maisons, sont dĠune simplicit primitive ; il y a un bureau pour les tickets, un bureau pour le tlgraphe dont le cliquetis se fait entendre sans dsemparer, une salle pour les gentlemen, une autre salle pour les ladies, avec des chaises de bois : grandes ou petites, voil toutes les stations amricaines.
Mme simplicit dans les amnagements industriels. Ë Franklin, petite agglomration de quelques centaines dĠhabitants, nous visitons une mine, ou plutt une carrire Ñ car on y travaille ciel ouvert Ñ de franklinite, un minerai des plus riches, de fer, manganse et zinc. Une simple cabane abrite le conducteur de lĠexploitation. La veine est superbe, mais peut-tre nĠen tire-t-on pas tout le parti quĠon en pourrait tirer. Au dire dĠun ingnieur de nos compagnons, les Amricains, qui sont les mcaniciens les plus hardis et les plus ingnieux du monde, sont, en revanche, de mdiocres chimistes. Les richesses minrales dont ils disposent sont telles, quĠils peuvent encore se contenter de les exploiter grosso modo. Les ouvriers sont pays raison de 1 dollar ou 1 dollar 10 ; les boys, raison de 50 cents pour la journe de dix heures. Les salaires taient beaucoup plus levs autrefois ; mais les tats-Unis subissent aujourdĠhui les dsastreuses consquences de la guerre et de la protection, et la crise qui a clat au mois dĠoctobre 1873 ne semble pas prs dĠavoir un terme.
De Franklin, nous allons Ogdensburg, dans le district de Sparte, o se trouve une autre exploitation de minerai de zinc. Nous sommes dans le comt de Sussex. Chaque comt est divis en districts dĠun millier dĠhabitants au moins ; chaque district se gouverne lui-mme, et lĠadministration locale peut naturellement sĠy recruter beaucoup mieux que dans de petites communes de quelques centaines dĠhabitants. Ogdensburg ne possde que quelques maisons, parmi lesquelles deux boarding houses, htelleries de campagne qui nĠont rien envier, sous le rapport de la propret et du confort, aux grands htels des villes. Il y a un piano et des livres au salon, et, quoique nous soyons dans le district de Sparte, nous ne sommes pas rduits manger du brouet noir. La nuit est tombe, ce qui nous permet heureusement dĠchapper Gargling et Sozodont, qui nous ont poursuivis avec acharnement New York, Brooklyn, Philadelphie, Franklin et Ogdensburg, sur le Middland railway comme sur le Pennsylvania, et qui nous rattraperont bientt, hlas ! Baltimore et Washington. Ë mon arrive New York, le premier mot que jĠavais lu lĠembarcadre, cĠtait Sozodont ! Je lĠavais retrouv le long des murailles et sur les planches des piers, tantt seul, tantt serr de prs par Gargling, comme M. de Pourceaugnac poursuivi par les matassins. CĠest un duel homrique entre le gargarisme de Gargling, Gargling oil, et la poudre dentifrice de Sozodont. Seulement Sozodont me parat avoir lĠavantage sur Gargling. Gargling affiche son gargarisme : Gargling oil, tandis que Sozodont nĠaffiche que : Sozodont.
Moi seul, et cĠest assez....
Un moment jĠavais cru, je lĠavoue, la victoire de Gargling : toutes les perches horizontales qui clturent les champs le long du chemin de fer de Pennsylvanie clbrent la gloire du Gargling oil ; mais, en retrouvant Sozodont imprim sur les rochers les plus inaccessibles et jusque sous lĠarche obscure dĠun pont, jĠai compris la supriorit de Sozodont. CĠest gal, cĠest agaant la fin, Sozodont. Sozodont ! que me veux-tu ?
Nous repartons le lendemain samedi, neuf heures dix minutes du soir, de New York, et nous arrivons le lendemain, quatre heures et demie du matin, Baltimore, la ville la plus aristocratique des tats-Unis et non la moins jolie. Une gracieuse hospitalit nous est offerte dans une maison de campagne du voisinage. Nous profitons de lĠheure matinale pour faire un tour de promenade. Des bosquets, des prairies, des maisons en bois, ombrages dĠarbres au feuillage touffu avec piazza, galerie o lĠon prend le frais dans un fauteuil bascule, des plants de mas de sept pieds de haut, une voiture attele dĠune manire irrprochable, qui traverse la route, conduite par un cocher noir lĠair comme il faut, un cocher du faubourg Saint-Germain, la couleur prs, voil ce qui frappe dĠabord nos regards. Derrire une clture, sous un poirier, une jolie enfant de douze ans, la physionomie avenante et fine, aux yeux pleins de douceur et de bont, nous salue dĠun good morning harmonieux, en nous offrant gentiment mon compagnon et moi deux poires quĠelle vient de cueillir. LĠaimable bienvenue et le charmant pays !
Un peu plus tard, lĠheure des offices, nous prenons le car pour aller visiter Baltimore. Une affiche bien en vue prie les gentlemen de ne pas cracher sur le parquet, par respect pour les dames. Des dames, il y en a de toutes les couleurs : des blanches, aux traits rguliers, avec des sourcils noirs, fins et bien arqus, Ñ des multresses et des ngresses dont les traits semblent faonns la hache, celles-ci encore un peu gauches et gnes dĠtre assises ct des blanches. LĠune dĠelles, vtue dĠune robe couleur voyante, avec un chapeau fleuri qui venait peut-tre du passage du Saumon, le menton prognathe accusant une parent rapproche avec la race simienne, montait pour la premire fois dans un car ; elle ne savait comment sĠy prendre pour payer. Un gentleman blanc lui indique avec obligeance le box o chacun dpose librement le prix de la course. Les dames amricaines nĠexercent point dans les voitures des chemins de fer et dans les cars la domination tyrannique quĠon leur attribue : quand toutes les places sont prises, elles restent debout, la main passe dans une des courroies qui pendent le long de la trave ; mais, ce qui est vrai, cĠest que les gentlemen assis sĠempressent gnralement de leur offrir leurs places, quĠelles acceptent non moins gnralement. On est frapp, du reste, de la politesse relle des mÏurs amricaines, malgr le sans-faon de la tenue et des allures. Toutes les indications que je suis oblig de demander, Ñ dans quel anglais, ciel ! Ñ me sont donnes avec une obligeance parfaite. On sĠaperoit vite quĠil nĠexiste dans ce pays, sauf exception, ni aristocratie ni populace ; on nĠest afflig nulle part du spectacle de la grossiret et des mauvaises mÏurs Ñ je nĠai vu encore quĠun ivrogne New York, deux ou trois multresses sĠtalant sur le trottoir Washington, et je nĠai pas t tmoin dĠune seule rixe ; mais lĠabsence de raffinement et dĠlgance dans les manires nĠest pas moins frappante. Le contact de la classe suprieure a lev le niveau de la masse ; mais peut-tre le contact de la masse a-t-il, dĠun autre ct, abaiss le niveau de la classe suprieure. Les mÏurs forment ainsi une sorte de moyenne, galement loigne de lĠextrme grossiret et de lĠextrme raffinement.
Exemple peu prs unique aux tats-Unis : Baltimore nĠest pas bti sur un terrain absolument plat ; on y monte et on y descend, et quoique les maisons rouges, persiennes vertes et escaliers dĠune blancheur aveuglante, y soient en majorit, on en voit dĠautres. Les magasins sont ferms cause du dimanche, mais il nĠy a pas de volets aux talages. Ë Baltimore, comme New York, on se contente de laisser le gaz allum toute la nuit ; les policemen, en faisant leur ronde, examinent si tout est en ordre, et les voleurs de nuit chapperaient malaisment leurs regards et ceux des passants. Voici un talage de modiste, avec des centennial corsets, corsets du Centenaire. Voici une pharmacie avec sa fontaine dĠeau de Vichy et de Kissingen. Ñ On consomme en un jour aux tats-Unis, combine avec les sirops les plus varis, depuis le Ç nectar È jusquĠ la salsepareille, plus dĠeau de Vichy que les sources nĠen fournissent en un an. Voici le holy tree, restaurant de la temprance ; voici un magasin de musique o sĠtale la photographie du professeur William Miller, champion grco-romain dĠAmrique et dĠAustralie, un vigoureux gaillard, fort en biceps ; voici lĠenseigne dĠun Ç mdecin spcial È pour les yeux et les oreilles, et dĠun autre mdecin non moins spcial pour la gorge et lĠestomac ; voici une glise mthodiste : un prdicateur maigre sĠy promne avec agitation derrire son pupitre. Il numre, en faisant des gestes dĠune vhmence extraordinaire, les diverses tentations qui assigent incessamment les hommes dans leurs maisons, leurs comptoirs, dans les rues et jusque dans les glises. La seule tentation que paraisse prouver son auditoire, muni dĠventails japonais, cĠest de cder une irrsistible somnolence. NĠoublions pas que le thermomtre marque aux environs de 40 degrs centigrades au-dessus de zro. Voici la cathdrale catholique Ñ Baltimore est le sige dĠun archevch et lĠun des foyers principaux du catholicisme aux tats-Unis. CĠest un assez bel difice en pierre grise, avec un portique grec. Au milieu, une rotonde, autour de laquelle se droule cette inscription en style lapidaire : Ç Ceci est la maison de Dieu, qui est lĠglise du Dieu vivant et la pierre angulaire de la vrit. È Un prtre dit la messe ; dans une galerie suprieure deux sÏurs de charit, avec leurs bonnets grandes ailes, accompagnent un troupeau de jeunes filles vtues de blanc ; un fauteuil rouge sous un dais marque la place de lĠarchevque ; assistance mdiocrement nombreuse, mais recueillie, o le type irlandais domine. Voici enfin une glise ngre, de la secte des baptistes ; lĠentre, un avis en grosses lettres prvient le public Ç quĠil nĠest pas permis de fumer dans cette glise. È Il y a au rez-de-chausse une salle vide ; montons au premier tage : lĠoffice vient de finir, mais la salle Ñ un vaste paralllogramme aux murs blanchis sans ornements Ñ est encore remplie dĠun auditoire dont la couleur va du noir dĠbne au brun clair, et mme au blanc lgrement bruni. Auditoire trs proprement vtu : les hommes portent des paletots noirs ou gris et des gilets blancs ; des chanes dĠor ou de similor avec des breloques sĠtalent sur les gilets ; les femmes, les yeux vifs, la physionomie anime, ont des robes de toutes les couleurs ; il y a des parterres de fleurs sur les chapeaux. Trois gentlemen noirs, munis dĠventails japonais, sont accouds au pupitre, o se trouve place une sbile devant laquelle lĠauditoire dfile en dposant son offrande. Il sĠagit dĠune collecte pour lĠentretien de lĠglise. On sait que les glises ngres, aussi bien que les glises blanches, sont entretenues uniquement par des contributions volontaires. Tout ce monde color a lĠair fort gai ; on dirait une bande dĠcoliers faisant lĠcole buissonnire plutt quĠun grave troupeau de fidles baptistes.
Les ngres sont admis dans les glises et ils peuvent envoyer leurs enfants aux coles blanches ; mais, malgr tout, le prjug de couleur nĠest pas encore dissip. Ë lĠglise des blancs, la charit chrtienne ne les tolre quĠavec une contrainte visible ; lĠcole, les petits blancs se battent avec les ngrillons. Enfin, les ngres ont leurs cimetires particuliers, aussi bien que les catholiques, qui refusent, aux tats-Unis comme en Europe, de dormir du sommeil ternel ct des membres des autres cultes. JĠai quitt lĠintolrance dans lĠancien monde, je la retrouve dans le nouveau. Un bureau de police est ouvert ct de lĠglise ngre. Nous y entrons. Dans le vaste parloir, o deux agents de police sont de service, nous nous arrtons devant les photographies des voleurs et assassins notables que la justice a logs ou loge aux frais de lĠtat. On emploie un moyen bizarre mais efficace pour les dcider laisser reproduire leurs traits, gnralement peu flatteurs pour la race humaine ; ceux qui refusent de poser devant lĠobjectif sont promens dans les rues de Baltimore avec un criteau portant en grosses lettres : Ç Voleur ou Assassin ! È Ce procd, qui fait souvenir du roman de Nathaniel Hawthorne, la Lettre rouge, manque rarement son effet. Les plus rcalcitrants finissent par se soumettre. Je constate, lĠhonneur du beau sexe, que les dames sont en minorit dans cette vilaine socit.
Le lendemain, nous allons visiter le Druids park, parc des Druides, qui est le bois de Boulogne de Baltimore. Nous entrons en conversation avec notre cocher ngre. Il a t esclave et a servi pendant la guerre. Il ne sait pas crire, mais il sait peler et lit mme assez couramment les caractres imprims ; sa femme, qui est plus jeune que lui Ñ il a trente-trois ans et elle en a vingt-sept Ñ a pu aller lĠcole, et elle sait trs bien lire et crire. Elle est blanchisseuse, et gagne de 4 5 dollars par semaine, en travaillant chez elle. Elle gagnerait davantage en allant en journe, mais elle ne pourrait pas soigner son mnage et sĠoccuper de ses enfants. Ils en ont deux, un garon et une fille. Ñ Ç Les envoyez-vous lĠcole ? Ñ Non ; ils sont trs jeunes ; le garon a huit ans, et la fille six. DĠailleurs, nous nĠavons pas encore dĠcole quotidienne ; on est en train dĠen btir une. Ñ Pourquoi nĠenvoyez-vous pas vos enfants aux coles des blancs ? Ñ Nous nĠai-mons pas cela ; ils se disputent et se battent avec les enfants blancs. Ñ Ë quelle religion appartenez-vous ? Ñ Je suis catholique. Ñ Avez-vous des prtres de couleur ? Ñ Non ; ils sont tous blancs, mais il y a des ngres qui tudient pour devenir prtres. Ñ Avez-vous des glises catholiques ngres ? Ñ Oui, il y en a une, et on est en train dĠen btir une seconde, avec une cole o jĠenverrai mes en-fants. Ñ Est-ce que vous vous tirez dĠaffaire ? Ñ Oui, mais tout juste. Les loyers sont trs chers. Je paie 15 dollars de loyer par mois pour ma petite maison en bois. Avez-vous des conomies ? Ñ JĠen avais avant mon mariage et je les avais places dans une banque. On mĠa dit que la banque nĠtait pas solide et je les ai retires. Alors il mĠa fallu payer des dettes et monter mon mnage ; maintenant, il ne mĠen reste plus. Ñ ĉtes-vous content de nĠtre plus esclave ? Ñ Oh ! oui, certainement. Ñ Et les autres, sont-ils contents ? Ñ Je ne sais pas ce que pensent les autres, je parle pour moi. È Ñ Un autre ngre qui nous a servi de guide le lendemain Washington sĠest montr moins affirmatif. Comme nous lui demandions sĠil tait satisfait dĠtre libre : Ñ Ç Je crois que oui, nous dit-il. Ñ Comment ! vous croyez que oui ? vous nĠen tes donc pas sr ? Ñ Je ne pourrais pas le jurer. È Et il nous fut impossible de tirer de lui autre chose que cette rponse laconique. Notre cocher de Baltimore a une physionomie douce et passablement intelligente, le front lev, mais un peu troit et fuyant, des yeux vifs et bons. Au retour, son petit ngrillon vient nous ouvrir la barrire ; il sĠy prend gauchement. Le pre lui explique le mcanisme de la gchette, en souriant avec bonhomie ; la porte finit par sĠouvrir, et le ngrillon, tout joyeux dĠavoir rsolu ce problme difficile, sĠloigne en gambadant.
Dans lĠaprs-dne, nous faisons une excursion en bateau vapeur dans la Potapsca, branche de la baie de Chesapeake, sur laquelle est btie la ville de Baltimore. Nous visitons une fabrique de briques rfractaires et de tuyaux en terra cotta, dont on se sert pour les gouts de prfrence aux tuyaux de fonte, et un elevator. Nous avions beaucoup entendu parler des elevators de Chicago. Celui-ci est construit sur le mme modle. CĠest un norme btiment en briques rouges de 180 pieds de hauteur, aussi long que haut et moins large de moiti, situ au bord de lĠeau. Les wagons du chemin de fer viennent sĠy dcharger au rez-de-chausse, dĠo un ruban sans fin godets monte le grain aux tages suprieurs. Il y reste emmagasin jusquĠ ce quĠon juge le moment favorable pour lĠexporter. Alors, il est vers par des tuyaux en bois dans le navire plac quai. Deux machines vapeur, ensemble dĠune force de 300 chevaux, suffisent accomplir tout le travail de cet elevator, qui peut contenir 1 million 1/2 de boisseaux de grains. LĠemmagasinage pour dix jours et la rexpdition se paient raison de 1,25 cents par boisseau ; lĠemmagasinage pour chaque quinzaine supplmentaire, 3/8 cents. Avant lĠinvention de cet norme et ingnieux mcanisme qui embarque les grains dĠune faon pour ainsi dire automatique, les frais dĠembarquement seuls sĠlevaient 3 cents par boisseau ; aussi commence-t-on en tablir dans tous les ports dĠo sĠexpdient des crales. Au moment o nous visitons lĠelevator de Baltimore, il sĠen coule des torrents de mas avec le bruit de lĠeau qui se prcipite dans les gouttires aprs une violente pluie dĠorage. Nous jetons un dernier coup dĠÏil sur le panorama pittoresque de la baie, et nous passons une soire dlicieuse, mollement berc dans un rocking chair sur la piazza de la maison hospitalire qui nous a accueilli. Une caille aigrette de la Californie, un cardinal, le rossignol de la Virginie, et un oiseau moqueur, nous rjouissent de leur plumage ou de leur chant. Seulement, il y a trop de mouches, et passablement de moustiques. Les mouches, on les chasse pendant le dner en posant sur la table un mcanisme aussi simple quĠingnieux, une tige verticale surmonte de deux branches horizontales palettes quĠun mouvement dĠhorlogerie fait tourner. On se prserve du moustique Ñ ennemi nocturne autrement redoutable Ñ en entourant son lit dĠune enveloppe de gaze hermtiquement ferme, sous laquelle on se glisse avec toutes les prcautions ncessaires pour ne pas introduire dans la place lĠinsecte froce qui rde, qurens quem devoret[5], en susurrant son chant de guerre. Le lendemain matin de bonne heure, lĠoiseau moqueur nous rveille en chantant lĠair des Lampions aussi correctement que pourrait le faire un vieil habitu des clubs, et deux heures plus tard nous sommes Washington.
New York, le 24 juillet 1876.
Le Capitole est le centre et la raison dĠtre de Washington. CĠest un norme difice tout blanc, bti sur une minence, 90 pieds au-dessus du niveau du Potomac. Il se compose de deux ailes spacieuses, affectes lĠune au Snat, lĠautre la Chambre des Reprsentants, avec un dme de 300 pieds de haut, surmont dĠune statue colossale de la Libert. En comparant sa masse imposante aux habitations et aux difices modestes qui lĠentourent une distance respectueuse, on croirait voir un majestueux lphant blanc au milieu dĠun troupeau de rats. Du Capitole rayonnent dans tous les sens dĠimmenses avenues deux fois larges comme nos boulevards, mais encore, pour la plupart, dgarnies de maisons. C et l un parc, et lĠautre bout de lĠavenue de Pennsylvanie Ñ la seule qui existe srieusement Ñ la Maison-Blanche, demeure du Prsident des tats-Unis. Entrons au Capitole. Inutile de dire quĠil nĠest pas ncessaire dĠen demander la permission. Nulle part on nĠaperoit de gardiens ni de sentinelles, et toutes les portes sont ouvertes. Nous montons, par de larges escaliers Ñ les habitus prennent de prfrence lĠascenseur Ñ jusquĠau premier tage ; les escaliers sont trs proprement tenus, il y a des crachoirs sur tous les paliers. Ë lĠune des portes de la rotonde nous nous arrtons un moment devant une boutique de cigares et devant une autre boutique composite o une marchande trs loquace vend des photographies et des boutons de manchettes. La rotonde est orne dĠune srie de tableaux officiels : lĠArrive de Christophe Colomb en Amrique, la Dcouverte du Mississipi, le Baptme de Pocahontas, la Dclaration dĠindpendance des tats-Unis. Le gouvernement des tats-Unis a employ, pour populariser cette galerie historique, un procd infaillible. Il lĠa fait graver sur son papier-monnaie : certains greenbacks sont orns du Baptme de Pocahontas ; dĠautres ont pour illustrations la Dcouverte du Mississipi et la Dclaration dĠindpendance. CĠest un procd ingnieux de vulgarisation des Ïuvres dĠart et des connaissances historiques, mais, est-ce un procd conomique ? Combien dĠcoles et de muses on aurait pu ouvrir avec ce quĠa cot au peuple amricain lĠexcs des missions des greenbacks, et la dprciation qui sĠen est suivie ! Un large et lgant couloir, sur lequel sĠouvrent les portes dĠune srie de salles confortablement meubles, o se runissent les commissions, nous conduit la galerie du Snat. Nous nous adressons un gardien qui nous prie poliment dĠentrer, sans faire la moindre tentative pour nous dbarrasser de notre canne et de notre chapeau Ñ on ne connat encore que vaguement aux tats-Unis la plaie des pourboires Ñ et nous avons devant les yeux une salle rectangulaire de mdiocre grandeur, luxueusement orne de tentures de soie jaune, avec trois rangs concentriques de bureaux et de fauteuils en acajou, sur lesquels sigent un petit nombre de snateurs, nu-tte et les pieds leur place. La plupart, commencer par le prsident, ont la main un ventail japonais quĠils agitent nonchalamment ; dĠautres font leur courrier ou jettent un coup dĠÏil distrait sur les congressionnal records placs sur leur bureau, tandis que le snateur Merrimon, de la Caroline du Nord, prononce de sa place Ñ il nĠy a pas de tribune Ñ un discours vhment contre lĠexcs des dpenses publiques. Nous faisons le tour de la galerie o rgnent six ou sept ranges de banquettes dossiers garnies dĠtoffe grise et confortablement espaces ; la galerie est tout entire ouverte au public, lĠexception dĠun compartiment bleu qui constitue la loge diplomatique, et du compartiment vaste et commode, rserv aux journalistes au-dessus du fauteuil du prsident. Contrairement lĠopinion qui prvaut encore gnralement en Europe, les Amricains sont dĠavis que les journalistes chargs de rendre compte des dbats ont besoin de voir les orateurs, et mme de les entendre. En consquence de cette opinion paradoxale, on leur a attribu les meilleures places de la galerie. Ce nĠest pas tout. Derrire leur compartiment sĠlve de plain-pied une salle meuble dĠune immense table, o quelques-uns sont en train de rdiger leurs notes. Une porte ouverte nous montre droite un bureau tlgraphique lĠusage exclusif de la presse ; gauche, un vaste cabinet de toilette avec une fontaine dĠeau glace, des lavabos et le reste. Dcidment, nous sommes bien dans le Nouveau-Monde. Nous passons devant une salle richement dcore qui est rserve de lĠautre ct du couloir au Prsident et ses ministres ; nous jetons un coup dĠÏil sur la petite salle, dĠun aspect plus svre, o se runit la Cour suprme des tats-Unis ; nous traversons une salle de marbre, et nous voici dans lĠaile de la Chambre des Dputs. CĠest la reproduction peu prs exacte de celle que nous venons de visiter, avec cette seule diffrence que la salle des sances est plus grande et moins lgante, quĠil y a sept ranges de pupitres au lieu de trois, et que les fauteuils sont en simple jonc. La discussion est sans intrt, on donne lecture dĠun bill prsent par le gouvernement, et chacun vaque ses affaires. Nous passons dans la salle des journalistes : quelques-uns sont couchs tout de leur long sur la grande table ; ils sont chez eux ! Mais, en gnral, la tenue est excellente, et si lĠon se dit encore des injures au Congrs, Ñ on allait sĠen dire une heure plus tard propos du budget de la guerre, Ñ on a pris des habitudes de dcorum qui taient autrefois compltement ignores. Le temps nĠest plus o lĠillustre orateur Henri Clay pouvait, sans que personne y trouvt redire, interrompre une de ses brlantes tirades patriotiques pour se moucher... sans mouchoir. Et avec quelle obligeante libralit on met la disposition des journalistes, et mme des simples visiteurs, les volumineux documents du Congrs ! Nous dsirions nous procurer deux ou trois rapports : nous nous adressons un employ qui nous conduit auprs dĠun de ses collgues, lequel sĠinforme poliment de lĠobjet de notre demande, puis nous remet trois gros volumes brochs, en se donnant la peine de les faire emballer, sans rtribution aucune, et sans quĠil nous ait t ncessaire de dcliner nos noms et qualits. CĠtait ne pas y croire ! Nous descendons ensuite au rez-de-chausse, o un bar et un restaurant offrent aux membres du Congrs et au public mls des consommations rafrachissantes et substantielles des prix modrs, et nous sortons de ce Capitole hospitalier, dans lequel lĠart dĠamnager les services parlementaires nĠest surpass que par la politesse des employs de tout ordre et par le dsir singulier quĠils manifestent en toute occasion dĠtre agrables au public. Le monde renvers !
Nous nous faisons conduire au Smithsonian Institute, institution scientifique et muse, tabli dans un superbe parc, grce un legs de 515 000 dollars fait par un simple citoyen, James Smithson, qui, lĠexemple de beaucoup de ses compatriotes, a lgu la postrit son nom avec ses dollars. Une vanit bien place, aprs tout. Le muse Smithsonien contient une collection intressante dĠoutils et dĠarmes prhistoriques, et les badauds peuvent y contempler une pierre de la grande muraille de la Chine. De l nous allons la Maison-Blanche, dont les appartements de rception sont ouverts au public. La Maison-Blanche, malgr son portique grec, ressemble une sous-prfecture de second ordre. Les appartements, suffisamment dcors, sont bas de plafond. Au fond dĠune grande salle o rgne une fracheur relative, une vingtaine de visiteurs font la sieste dans les vastes fauteuils de la prsidence, revtus de leurs housses. LĠhuissier de service se garde de troubler leur repos ; seulement, quelques minutes avant cinq heures, il les prie de venir voir Ç autre chose È, et il les conduit dans une srie de petits appartements o ils peuvent contempler les traits dĠun certain nombre de Prsidents et de vice-Prsidents des tats-Unis, puis il les ramne par un mouvement tournant sous le pristyle, en leur souhaitant le bonsoir.
De retour New York, nous remontons lĠHudson jusquĠ West Point. LĠHudson, cĠest le Rhin des tats-Unis, le Rhin, moins les vieux burgs ruins, mais plus large et plus vari dĠaspects. Aprs avoir ctoy la longue le Manhattan, moiti remplie par la ville de New York, on traverse la rgion des palissades, murailles de granit pic de 200 600 pieds de hauteur qui bordent la rive droite du fleuve, tandis quĠ gauche sĠtagent, au milieu de bois pais dĠun vert intense, la multitude des villas de tous les styles et de toutes les couleurs des riches ngociants de New York. et l elles forment un groupe, ordinairement reli par un tlgraphe local, qui permet aux voisins de correspondre entre eux, et mme de jouer aux checs sans avoir besoin de se dranger de leur rocking chair. Je venais prcisment dĠtre tmoin, New York, dĠune petite scne qui mĠavait montr toute lĠutilit pratique du libre emploi du tlgraphe. Un individu se prsente dans un bureau pour obtenir un secours, en dclarant quĠil ne sortira pas avant de lĠavoir obtenu. On pousse un bouton. Au bout de quatre minutes parat un agent de police, dont la seule prsence suffit pour faire battre en retraite ce visiteur importun. On sĠabonne ici lĠlectricit comme au gaz. Ë la campagne, toutefois, on fait son gaz soi-mme, au moyen dĠun de ces appareils ingnieux que le gnie pratique des Amricains applique aux services les plus modestes. Mais revenons lĠHudson. Voici le Spuyten Duyvel Creek, embouchure de la rivire de Harlem, qui spare lĠle Manhattan du continent. Voici Irwington, o demeurait Washington Irwing, que mon Guide illustr compare avec aisance Shakespeare. Nous entrons ensuite dans le Tappan Zee, largissement de lĠHudson, qui devient un lac jusquĠ ce quĠil se resserre de nouveau dans la rgion des Highlands, o il prend lĠaspect potique du Rhin Bingen. Nous passons devant la fameuse prison de Sing-Sing qui a lĠapparence dĠune grande fabrique ; en face une glissoire amne de Rockland Lake jusquĠ une flottille de bateaux spciaux lĠnorme quantit de glace que consomme New York. On sĠabonne la glace comme lĠlectricit et au gaz. Seulement, le prix varie suivant la saison et la temprature. En ce moment tropical on paie jusquĠ 70 cents (3 fr. 50) par semaine ; en temps ordinaire lĠabonnement tombe 30 cents et au-dessous. Voici enfin, dans le site le plus romantique du monde, sur un plateau entour de montagnes boises, et bord par les sinuosits pittoresques de lĠHudson, lĠcole militaire de West Point. Les btiments sont construits en granit, sur un des cts dĠune large pelouse ; voici la bibliothque, o plusieurs cadets en petit uniforme gris clair et pantalon blanc sont occups lire, sous les bustes de Washington et de Lafayette ; lĠun dĠeux est un multre. LĠglise est ferme, mais nous visitons les salles de cours, dont les portes sont ouvertes ; elles sont petites, mais admirablement tenues ; plus loin, un vaste corps de logement pour les lves ; plus loin encore, sur un autre ct de la pelouse, les jolies maisons toutes fleuries des professeurs et des fonctionnaires de lĠcole. Une seule sentinelle en faction suffit pour garder ce groupe dĠtablissements militaires. Voici encore des batteries de canons pour les exercices du tir, et plus bas, sĠavanant en pointe vers lĠHudson, un promontoire bois, avec de jolis sentiers ombreux, o lĠon vient faire des piqueniques. Plusieurs jeunes couples sont en train de flirter, mais sans y mettre une activit dangereuse. Ici un jeune homme est profondment endormi tandis que sa compagne carte avec une tendre sollicitude les mouches et les moustiques ; l, une jeune fille lit haute voix la New York Tribune, pendant que son compagnon, que cette lecture parat intresser vivement, tient une umbrella ouverte au-dessus de la jolie tte de la lectrice. Il est vident que la flirtation ainsi comprise et pratique nĠa rien de particulirement menaant pour les mÏurs. Mais nĠest-elle jamais entendue autrement ? DĠaprs toutes les informations que jĠai pu prendre jusquĠ prsent, les accidents sont infiniment plus rares, sous ce rgime de free trade, que sous le rgime de protection usit en Europe. Les jeunes gens des deux sexes vivent ensemble, comme des camarades, font des promenades et des excursions, vont au bal et au spectacle, par couples ou en bande, sans que les parents sĠen inquitent autrement ; des deux cts, on apprend se connatre beaucoup mieux quĠil nĠest possible de le faire dans des entrevues officielles, sous lĠÏil inquisiteur dĠun chaperon. Comme on nĠa point lĠhabitude de doter les jeunes filles, les mariages sont presque toujours des mariages dĠinclination, et quoique la statistique demeure muette sur ce point, il semble que les unions contractes sous les auspices de la libert du commerce entre les deux sexes soient gnralement heureuses. En tout cas, les jeunes filles apprennent de bonne heure se protger et se tirer dĠaffaire elles-mmes ; nulle part, dans les cars, les chemins de fer et les bateaux vapeur, on ne les voit embarrasses de leur personne ; elles prennent elles-mmes leurs tickets et sĠoccupent de leurs bagages sans rclamer aucune aide. Est-ce un mal ? Et puisque lĠtat actuel de nos ides et de nos mÏurs ne nous permet pas de les estropier lĠexemple des Chinois, ou de les renfermer comme les Turcs, nĠest-il pas juste et raisonnable de leur permettre de marcher seules ?
Le lendemain, samedi, visite au Stock-Exchange et aux Banques de Safe-Deposit ; le dimanche, excursion au cimetire de Greenwood. Le Stock-Exchange, la Bourse de New York, nĠa rien de remarquable, lĠexception dĠun systme de ventilation qui permet de renouveler continuellement lĠair de la salle, o se ngocie la masse des valeurs commerciales et industrielles ; les valeurs du gouvernement se traitent dans une salle spciale. Le ventilateur du Stock-Exchange ne fournit pas moins de 25 000 pieds cubes en sept minutes, et la salle de mdiocre grandeur dans laquelle fonctionne cet appareil rafrachissant ne manquerait pas dĠtre envahie si lĠaccs nĠen tait point interdit aux personnes trangres lĠAssociation des brokers, propritaires de la Bourse. Le public nĠest admis que dans une troite galerie du premier tage. Ñ Les banques des Safe-Deposit sont une des curiosits de New York, o le danger du feu et la crainte des voleurs ont contribu galement les populariser. Entrons dans le sous-sol du magnifique btiment de lĠEquitable insurance Co. Voici dĠabord une forte grille ; derrire cette grille, pose sur un soubassement en granit, une vaste caisse large de vingt pieds au moins, sur une profondeur double, haute de six ou sept pieds, toute en fer et en acier. La double porte qui y donne accs est barde de serrures. On me fait remarquer un mcanisme qui empche le caissier lui-mme dĠouvrir la porte avant une heure dtermine. Si la clef est mise dans la serrure avant lĠheure, la porte reste obstinment close ; en revanche, la police, avertie par une sonnette lectrique, arrive sans tarder. Un autre mcanisme oblige les veilleurs de nuit attester leur prsence de demi-heure en demi-heure. LĠintrieur de cette caisse si bien garde est divis en compartiments dĠingale grandeur ; il y a de petits compartiments lous raison de 15 dollars par an, et de grands compartiments dont le loyer sĠlve jusquĠ 200 dollars. Chacun est ferm par une serrure spciale, ordinairement combinaisons, dont le locataire a seul la clef. Tant pis pour lui sĠil oublie sa combinaison ou sĠil perd sa clef ! Il faut alors briser le compartiment, et cĠest un travail de plusieurs jours. De plain-pied avec la caisse, rgnent deux galeries de boxes affectes lĠune aux ladies, lĠautre aux gentlemen. On sĠenferme clef dans ces boxes, claires au gaz, sans craindre les importuns, pour dtacher ses coupons, expdier ses valeurs, etc. ; il y a des boxes pour une, deux et plusieurs personnes, enfin chacune des deux galeries se trouve annex un cabinet de toilette. Rien nĠa t oubli. Les dames affectionnent particulirement cette caisse coquette, et elles constituent une bonne partie de la clientle de la Mercantile Safe deposit Company. Des cussons emblmatiques, une chouette, une serrure perfectionne, une corne dĠabondance illustre la signalent aux regards des passants de Broadway. DĠautres ont une apparence plus svre, mais on nĠen cite jusquĠ prsent aucune qui ait tromp la confiance de ses clients. Le fameux dragon qui gardait le Jardin des Hesprides, Cerbre avec sa triple gueule hurlante, les crocodiles qui veillaient sur le trsor du roi de Siam, nĠtaient-ils pas de pauvres et grossiers conservateurs, en comparaison de ces appareils ingnieux et formidables ?
Voici toutefois un tablissement qui conserve mieux encore quĠaucune Safety Bank les dpts quĠon lui confie, je veux parler de cet admirable et pittoresque cimetire de Greenwood, avec ses collines, ses lacs, ses grands saules pleureurs, ses rables et ses chnes verts, qui domine la baie de New York, sur une superficie de 600 acres (240 hectares). Grce cette vaste tendue, les concessions sont bon march et chacun sĠy case son aise ; certaines familles occupent une surface grande comme un cimetire de village. Des communauts y ont leur place particulire, o les brebis sont groupes autour de leur pasteur. Le Pre-Lachaise renferme sans doute de plus beaux monuments funraires, mais comme on y est lĠtroit ! En Amrique, lĠespace ne manque ni aux vivants ni aux morts.
Montral, le 29 juillet 1871.
Grce la concurrence acharne que se font les Compagnies du New York Central and Hudson river, de la Pennsylvanie et de lĠEri, on va, en ce moment, de New York aux chutes du Niagara Ñ distance, 442 milles, environ 600 kilomtres Ñ raison de la trs modique somme de 5 dollars ou mme de 9 dollars, aller et retour. Ë Niagara, vous entrez dans le premier office venu, o lĠon vend des journaux, des livres et un immense assortiment de tickets de chemins de fer valables pendant six mois, avec toute sorte dĠitinraires illustrs que les Compagnies concurrentes rpandent profusion, et vous achetez pour 39 dollars une srie de tickets de chemins de fer et de bateaux vapeur pour le lac Ontario, Montral, Qubec, avec retour New York par le lac Champlain, le lac Georges et Saratoga. En tout, 44 dollars, 200 fr. (le dollar en papier perd actuellement 12%), pour un parcours de plus de 2 000 kilomtres. Ce nĠest pas cher si lĠon songe surtout que le niveau gnral des prix est ici infiniment plus lev quĠen Europe. Je prends le chemin de fer de lĠEri qui traverse les pittoresques valles de la Delaware et de la Susquehannah, avec des courbes dĠun rayon tellement court quĠon voit, des dernires voitures, cheminer devant soi la locomotive sans avoir besoin de se pencher en dehors de la fentre. On monte jusquĠ ce quĠon atteigne le village de Summit, point de partage des deux valles, 1 366 pieds au-dessus du niveau de la mer. Dans les 8 derniers milles, la monte est de 369 pieds. Le chemin de fer suit de trs prs le cours des deux rivires qui coulent entre de hautes collines couvertes de bois touffus ; et l une claircie o lĠon aperoit tantt une maison, tantt un petit groupe de maisons blanches en bois, avec des persiennes vertes. Dans le drawing car Pullman (le drawing car est la voiture de jour et le sleeping car la voiture de nuit), des fauteuils pivot permettent au voyageur nonchalant de contempler sans se dranger les divers aspects du paysage, tandis quĠune foule de marchands de journaux, de livres, de cocoa nuts, dĠoranges et de glaces Allegretti conserves dans des botes mtalliques, se succdent sans interruption pour lui offrir de quoi satisfaire ses apptits intellectuels et matriels. Nous traversons Buffalo, le grand entrept du lac Eri, dĠo un embranchement nous amne, une demi-heure plus tard, aux clbres Niagara falls. Nous descendons Cataract house, htel situ entre les rapides et les chutes. Nous sommes venus en seize heures de New York. Il est minuit pass.
Nous nous endormons au bruit dĠun sourd grondement qui nous rappelle le canon du sige de Paris, et le lendemain, de bonne heure, nous courons aux chutes. Ë la sortie de lĠhtel, un cocher des plus dmonstratifs nous adresse un discours plein de promesses et nous pousse, bon gr mal gr, dans sa voiture. Nous faisons 1 mille, 2 milles travers champs, et nous constatons, non sans inquitude, que le bruit diminue au lieu dĠaugmenter. Nous voici enfin au bord dĠune rivire large comme la Seine, mais dont les eaux tourmentes coulent entre deux brches verticales de 150 200 pieds de hauteur. Nous nous arrtons en face dĠune maisonnette en bois o lĠon vend du soda water et des photographics ; moyennant 50 cents (2 fr. 50 c.), nous prenons un ticket pour lĠascenseur. Nous descendons pendant quatre minutes, dans une obscurit complte, et on nous dpose sur une grve rocailleuse, o il y a une Ç salle dĠaccommodation pour les ladies È, mais point de chute. Toutefois, part la salle dĠaccommodation, le site est suffisamment sauvage et pittoresque. La rivire roule bruyamment ses eaux vertes dans un lit de rochers, o elles se brisent en lanant des flots dĠcume, et, plus bas, une montagne couverte de forts, au pied de laquelle elle forme un coude, semble borner son cours tumultueux. Cependant ce nĠest pas la cataracte ! Nous congdions notre cocher avec de vifs reproches, mais notre cocher ne veut pas tre congdi. Il nous demande pralablement la somme ronde de 4 dollars. Nous nous rcrions sur cette prtention abusive. Il nous ramne lĠhtel, o lĠon nous assure que cĠest le prix, et que tout est en rgle. All right ! Nous nous excutons, et prenons cette fois le sage parti de chercher nous-mme la chute. Elle est deux pas de lĠhtel. Seulement, elle nĠest pas visible, gratis du moins. Par une combinaison ingnieuse et savante, la rive amricaine (on sait que le Niagara forme la limite des tats-Unis et du Canada) a t enclose de telle faon quĠon ne peut voir la chute que du Prospect Park Ñ prix dĠentre, 25 cents Ñ, ou du Suspension bridge Ñ prix du passage, encore 25 cents. Nous entrons dans le Prospect Park, et une avance circulaire nous place soudainement en prsence dĠune des plus splendides merveilles de la nature. Sans un parapet en granit hauteur dĠappui, nous pourrions toucher de la main lĠnorme masse liquide quĠune le en forme de promontoire, Goat island, divise en deux parties ingales : la chute amricaine de 900 pieds de largeur sur 164 de hauteur, la chute canadienne de 1 900 sur 150, lĠune et lĠautre dversant par heure, 1 500 millions de pieds cubes dĠeau. Voil pour la statistique ; mais comment donner une ide de lĠimposante majest dĠun pareil spectacle ? La masse verdtre se couvre, en tombant, de scories brillantes comme des soufflures de verre, et du fond de lĠabme quĠelle creuse une incommensurable profondeur sĠlve une vapeur blanche sur laquelle les rayons du soleil dessinent des fragments dĠarc-en-ciel. Chacune des deux chutes se creuse par le milieu, la chute canadienne formant une immense cuve dĠo la vapeur monte en nuages floconneux. LĠesprit demeure ananti lĠaspect de cette scne grandiose, et les lvres sont muettes. CĠest tout au plus si lĠon est choqu de la vue du moulin papier quĠun industriel utilitaire a bti dans une annexe de Goat island, et dont la haute chemine fume une vingtaine de mtres au-dessus de la chute amricaine.
Cependant le parapet de granit rouge sur lequel nous nous appuyons est couvert de plaques blanches rayes de lignes noires. Ce sont des affiches du photographe de Prospect Park, et elles valent la peine dĠtre lues. Elles apprennent aux visiteurs que Prospect Park est le seul endroit dĠo lĠon puisse avoir une vue complte du phnomne, en insistant sur cette considration majeure quĠil leur importe de conserver un souvenir durable de leur visite, et quĠ cet gard ils ne pourraient rien trouver de plus satisfaisant et de plus intressant quĠune photographie contenant la fois une reproduction parfaite dĠun des plus grands spectacles de la nature, et de la physionomie quĠils avaient eux-mmes en le contemplant, as they appear while viewing it. Sans me laisser sduire par cette annonce allchante, je prends un ticket de 50 cents pour le chemin de fer qui dpose les visiteurs au pied de la chute amricaine, et pour le ferry qui les transporte sur la rive canadienne. Le chemin de fer consiste en un plan inclin, sur lequel un car dcouvert monte tandis quĠun autre descend. Au bout de quelques minutes vous vous trouvez dans un ple-mle de rochers glissants, en travers desquels sont jetes des passerelles qui vous permettent dĠapprocher assez prs du torrent cumeux pour tre tourdi, aveugl et mouill de pied en cap. Aprs avoir accompli ce devoir de touriste consciencieux, vous vous embarquez sur le ferry, une chaloupe grande comme une coquille de noix qui vous porte sur lĠautre rive, en dansant sur les brisants et les remous. Il nĠy a point dĠascenseur ni de chemin de fer inclin au bord canadien. Vous suivez pied un sentier sinueux et vous vous trouvez en face dĠun muse o lĠon entre sans payer et dĠune curie de buffalos o lĠon entre en payant. Vous vous dtournez en faisant quelques pas : un gros tronc dĠarbre sur lequel des gamins sĠavancent califourchon est inclin le long de lĠabme. On vous offre, moyennant 1 dollar, de vous conduire dans le gouffre. Vous acceptez. On vous revt dĠun costume et dĠun bonnet de toile cire, et vous descendez jusquĠau pied de la cataracte. Le rocher dĠo le flot pais et bruyant se prcipite, profondment creus et selon toute apparence destin sĠeffondrer, forme un arceau au-dessus de votre tte. Vous avancez, en vous collant au rocher, sur un sentier qui va en se rtrcissant jusquĠau moment o il devient tout fait impraticable. Ë deux pas, la masse liquide se prcipite en mugissant. CĠest un enfer aquatique. Vous rebroussez chemin, et ce nĠest pas sans un sentiment dĠintime satisfaction que vous remontez lĠescalier qui vous a conduit dans cet antre, dĠo le dieu Dollar, le plus puissant des dieux, a expuls le gnie de la cataracte. Vous vous rhabillez, vous vous schez et vous suivez la berge escarpe, au-dessous de la chute, jusquĠ Suspension bridge, une merveille de lĠindustrie humaine en face dĠune merveille de la nature. Les deux tours qui en forment les extrmits sont une distance de 1 230 pieds lĠune de lĠautre, et le tablier du pont est 256 pieds au-dessus du niveau de la rivire. Voitures et pitons y passent sans que la moindre oscillation vienne inquiter les voyageurs nerveux. Du milieu de Suspension bridge, vous apercevez votre droite la cataracte dans toute sa splendide beaut, tandis quĠ votre gauche, sur les hauteurs de la rive amricaine, sĠtale, en caractre cyclopens, lĠannonce des pilules et empltres de Herrick, Herricks pills and plasters, Herrick, un mule de Sozodont ! Sozodont y est aussi, serr de prs par Gargling, et bien dĠautres. Il y a le Peruvian syrup, lĠAndersonĠs buchu, le Tarrants selters aperiment for dyspepsia ; il y a, peints fresques dans les tons les plus clatants et les attitudes les plus provoquantes, tous les animaux de la mnagerie de Van Amburgh, le zbre, lĠhyne, le rhinocros cornu, le premier qui ait visit ce continent, sans oublier lĠne acrobate, constituant, au dire de lĠditeur de lĠaffiche, une runion propre intresser les thologiens aussi bien que les historiens. Il y a enfin la reine de la corde, la clbre signorina Maria Spelterini, qui annonce sa dernire ascension Ñ cĠest la cinquime Ñ sur la corde raide, au-dessus des torrents mugissants et bondissants de la cataracte. CĠest complet ! Mais il nous reste visiter Goat island et Sisters islands, ce groupe dĠles et dĠlots qui forment promontoire au milieu des chutes.
Nous remontons jusquĠ une cinquantaine de mtres en amont. Nous traversons un pont Ñ cot, 50 cents ; nous passons devant la manufacture de papier qui a ingnieusement utilis un filet de la cataracte, et nous voici sous les calmes et frais ombrages de Goat island. Des chemins sinueux et pittoresques y ont t pratiqus ; des ponts hardiment jets sur les torrents cumeux qui sparent les les nous conduisent tout au bord de lĠabme. Un avis du propritaire informe le public que ce point est le seul endroit du monde o lĠon puisse apercevoir un arc-en-ciel formant un cercle complet. Un autre avis, plac non loin dĠun kiosque de soda-water, fournit des indications utiles aux gentlemen et aux ladies. Enfin, un troisime avis prvient les amateurs quĠils peuvent, moyennant 1 dollar 1/2, costume compris, descendre dans la clbre caverne des vents, cave of winds, o ils pourront contempler dans toute sa sublime horreur le spectacle des convulsions intrieures de la cataracte. Ayant dj t suffisamment mouill dans la cave of winds de la rive canadienne, je ne crois pas ncessaire dĠaller prendre un nouveau bain de cataracte, je remonte Goat island, je passe dans les Sisters islands, une centaine de mtres plus haut, et vraiment le spectacle qui sĠoffre mes regards vaut bien celui de la cave of winds. La rivire, large ici de plus de 2 kilomtres, forme une srie de rapides dont le principal a bien une vingtaine de pieds de hauteur. Les eaux, arrtes par des rcifs et des brisants, se soulvent, jettent des flots dĠcume iriss par les rayons du soleil, puis reprennent leur course vertigineuse vers lĠabme. On croirait voir dĠinnombrables troupeaux de moutons affols par une panique, se prcipitant, se culbutant, sans trve ni repos, au milieu du vaste et imptueux courant qui les entrane avec une impulsion irrsistible. Des forts que la hache du bcheron vient peine dĠentamer forment le cadre de ce tableau, moins grandiose sans doute que celui des chutes, mais plein de mouvement et de vie.
Je reprends le chemin de lĠhtel, et cĠest tout au plus si je jette en passant un regard distrait sur une fresque merveilleuse reprsentant la dcouverte du ple Nord, et de la vritable et authentique fontaine de soda water de Tuff. Cataract house est situe dans la grande rue, je pourrais mme dire dans lĠunique rue de Niagara ; elle est garnie de magasins de curiosits, o lĠon vend des photographies, des cannes, des ventails et une foule dĠautres souvenirs des cataractes, jusque et y compris des hiboux empaills. Si vous vous hasardez sur le seuil, vous tes aussitt entour dĠune lgion dĠlgantes misses en robe de soie, qui ne vous lchent quĠaprs avoir allg votre bourse du peu qui y reste de pices de 25 cents et de 50 cents. Je finis par chapper ces aimables moustiques, et je vais me reposer lĠamricaine sur la piazza de lĠhtel. Une bande de musiciens vient sĠy installer, et elle ouvre son concert quotidien en excutant lĠouverture de la Fille de Mme Angot. Certes, les chutes de Niagara nĠont pas cess dĠtre une des merveilles de la cration ; elles lancent, comme au temps o M. de Chateaubriand allait couter leur voix solitaire, un flot puissant et ternel ; mais en pntrant jusque dans leurs entrailles au moyen de ses lvateurs et de ses inclined railways, en btissant des moulins sur leurs bords et en y levant des fontaines de sodawater, en les utilisant et en les exploitant, lĠhomme ne les a-t-il pas dpouilles dĠune partie de leur sauvage grandeur ? CĠtait un lion du dsert, ce nĠest plus quĠun lion en cage que le dompteur, vtu dĠun justaucorps bariol, exhibe en cabriolant entre ses pattes.
Le lendemain matin 27 juillet, nous prenons le train de Lewiston, petit port situ sur le lac Ontario, lĠembouchure du Niagara. Deux forteresses peu habites, le Niagara sur la rive amricaine et le Massasauga sur la rive canadienne, dfendent lĠentre du fleuve. Nous nous embarquons Lewiston sur un petit bateau de la Compagnie Richelieu and Ontario, qui nous transporte en quelques heures Toronto, sur la rive oppose du lac. Ë Toronto, nous passons bord du Corsican, un steamer grand format, avec un vaste salon dans toute sa longueur et deux ranges de cabines superposes. Mais ces cabines, je ne devais les connatre que de rputation. Quoique mon billet circulaire me confrt tous les droits possibles, on me demande 4 dollars pour une cabine. Je mĠexplique un peu plus tard lĠlvation par trop escarpe de ce chiffre en apprenant que la Compagnie Richelieu and Ontario possde le monopole de fait, sinon de droit, de la traverse du lac Ontario et du fleuve Saint-Laurent. Je refuse avec nergie de me soumettre cette exaction, et je me rabats sur le souper, qui est inscrit en toutes lettres sur mon ticket. Mais cĠest ici quĠil sĠagit de dployer une activit surhumaine. Une escouade de garons dpose sur la table des jambons et dĠnormes pices de bÏuf, puis disparat comme dans une trappe. Il faut pratiquer la maxime amricaine, help yourself, autrement dit, dcouper et se servir soi-mme. Pendant une demi-heure on ne voit par-dessus la table que des bras allongs droite et gauche comme dans le tableau de lĠEnlvement des Sabines de David. Mais les plats du Corsican sont plus difficiles enlever que les Sabines, il y a trop de Sabins ! Je mĠtends avec mlancolie dans un fauteuil et jĠai soin de me rveiller le lendemain matin de bonne heure pour jouir du spectacle pittoresque des Mille Iles, Thousand Islands, quĠaucun Sabin, du moins, ne me disputera. Les Mille Iles sont, comme leur nom lĠindique, un massif dĠles et dĠlots Ñ il y en a de toutes grandeurs Ñ agrablement couverts de verdure et de bouquets dĠarbres. On navigue dans les canaux sinueux qui les sparent, depuis Kingston, lĠorigine du majestueux Saint-Laurent, jusquĠ Prescott, o son cours se dgage et o il sĠvase en forme de lac. Ë vrai dire, le Saint-Laurent nĠest autre chose quĠune srie de lacs, dĠune largeur de 5 10 kilomtres, qui se rtrcissent et l en formant des rapides. Nous avions bord les commissionnaires de deux htels rivaux de Montral, le Saint-Lawrence (Saint-Laurent) et lĠOttawa. Chaque fois que le Corsican franchit les remous tumultueux dĠun rapide, lĠun dĠeux prend la parole, au grand mcontentement de son concurrent, pour expliquer au public ce que cĠest quĠun rapide, et combien les rapides du Saint-Laurent sont suprieurs tous les autres rapides. Ce speech humoristique se termine invariablement par un loge consciencieux de lĠhtel dĠOttawa, ou de Saint-Lawrence. Ce boniment lĠamricaine obtient, ai-je besoin de le dire ? le plus vif succs ; mais lĠOttawa reprsent par un gros garon imberbe, la face rjouie et la faconde inpuisable, qui pourrait bien faire plus tard un politicien distingu, remporte dcidment la palme. Le Saint-Lawrence, distanc, finit par le laisser matre de la place, et lĠheureux vainqueur remplit son carnet des noms des voyageurs que son loquence a dcids opter pour Ottawa hotel. Le dernier rapide, situ quelques milles de Montral, entre le village franais de Lachine et le village indien de Caughnawaga, est le seul qui nous rappelle srieusement les rapides du Niagara. Un pilote indien plus ou moins authentique arrive dans une petite barque pour diriger le Corsican au milieu des cueils. Un coup de barre donn de travers, et nous voil vau-lĠeau. Heureusement notre pilote, Indien ou non, connat ses rapides mieux encore que lĠorateur de lĠhtel dĠOttawa : il dirige dĠune main sre le navire au milieu des brisants, et nous ne tardons pas apercevoir en travers du fleuve une longue ligne gristre. CĠest le clbre pont Victoria, le plus long de lĠAmrique, et probablement du monde entier. Avec ses deux cules, il ne mesure pas moins de 1,75 mille (2,5 kilomtres), la distance de la place de la Concorde au bois de Boulogne. Ses vingt-quatre arches reposent sur dĠnormes piliers en pierres, solidement dfendus par des brise-glaces contre les terribles dbcles du fleuve. NĠoublions pas que le Canada a sept mois dĠhiver, quĠil y neige et quĠil y gle comme Saint Ptersbourg et Moscou, tandis quĠen t il y fait chaud comme aux Antilles. Le pont Victoria travers, nous avons devant les yeux le panorama de Montral.
Montral, le port principal du Canada, est une jolie ville de 140 000 habitants : 75 000 Franais et 65 000 Anglais, qui sĠtend entre le fleuve, large en cet endroit de 2 3 kilomtres, et un norme mamelon bois dont on a fait un parc. Elle est divise en deux comme par la lame dĠun couteau : lĠouest, cĠest la partie anglaise ; lĠest, cĠest la partie franaise. Les deux populations, quoique vivant en trs bon accord, ne se mlent gure. On ne cite pas dix Canadiens franais qui frquentent la socit et les clubs anglais. CĠest la population anglaise, compose en presque totalit de banquiers, dĠindustriels et de ngociants, qui tient le haut du pav. Elle a lĠesprit dĠentreprise et les capitaux, sans parler de lĠducation pratique qui dveloppe lĠinstinct des affaires. Ë peine dbarqu, jĠentends formuler les plaintes les plus vives contre lĠinstruction exclusivement classique que sĠobstine donner le clerg, matre de lĠducation, et qui nĠest propre, me dit-on, quĠ former des prtres, des avocats et des notaires. Mais laissons pour le moment de ct ces questions brlantes et allons visiter la ville. En face de moi sĠlve une statue en bronze, protge par deux vieux canons. LĠinscription grave sur le socle mĠapprend que cĠest la statue de Nelson, duc de Bronte. Duc de Bronte ! Qui connat le duc de Bronte ? Nelson, la bonne heure ! et les dernires paroles de cet Anglais de vieille roche : Ç LĠAngleterre attend de vous que chacun fasse son devoir ! È sont bien places sur le socle. Ah ! voici enfin des enseignes franaises et des noms franais. Voici lĠcusson de MM. Larivire et Pressier, deux avocats associs, et celui de MM. Jett, Beige et Choquet, associs trois ; voici lĠenseigne de M. Armand Pauz, meublier, dans la rue Saint-Vincent ; lĠenseigne de MM. Lafortune et Goderre, maison de bois de sciage, et de Mlle Haquette, modiste, qui estampe et brode dans la rue Notre-Dame. Entre parenthses, du ct franais, toutes les rues sont baptises de noms de saints ou de saintes, tandis que du ct anglais on les a places sous le patronage des anciens gouverneurs. Voici enfin, sur un dballage de confections, une pancarte en pur franco-amricain : Ç Pas de blagues ! CĠest le temps maintenant ou jamais dĠacheter des marchandises pour la moiti de leur valeur. NĠoubliez pas que cĠest lĠachat de deux stocks de banqueroute ! È Que voulez-vous ? Nous sommes deux pas de la frontire des tats-Unis. Mais je suis fatigu. Je rentre lĠhtel, o lĠon me demande obligeamment si je suis bien et si jĠai fait une bonne marche (promenade) ; et comme je veux prendre ma clef, on me prie de ne pas me donner ce trouble. Hum ! si lĠon enseignait aux bons Canadiens un peu moins de grec et de latin, et un peu plus de franais !...
Qubec, le 2 aot 1876.
Presque aussi tendu que les tats-Unis, mais ne possdant encore quĠune population de 4 5 millions dĠhabitants concentrs lĠest et au midi dans les provinces dĠOntario, de Qubec, de la Nouvelle-cosse, du Nouveau-Brunswick, de lĠle du Prince-douard, le Canada forme une Confdration nominalement dpendante de lĠAngleterre, mais, en ralit, parfaitement matresse de ses destines. La reine se borne nommer le gouverneur gnral, qui est actuellement lĠaimable et populaire lord Dufferin, auquel le Canada paie 50 000 piastres (250 000 fr.) dĠappointements, et le gouvernement anglais entretient ses frais une garnison de 2 000 hommes Halifax. Voil tout ! Outre ces 2 000 hommes, le Canada possde des milices que je nĠai pas vues, mais qui ont, ce quĠon mĠassure, un air de parent avec feu notre garde nationale, et quelques centaines dĠagents de police. Cela suffit garantir sa scurit, que personne, au surplus, ne sĠavise de menacer. Le sige du gouvernement fdral, du Dominion, comme on le nomme, est dans la ville neuve dĠOttawa. Il y a un Snat de 72 membres pris dans chaque division (les provinces se partagent en divisions, les divisions en comts, les comts en paroisses ou townships) et nomms vie par le ministre, sous la signature du gouverneur gnral ; ct du Snat, une Chambre des Dputs de deux cents membres, dont soixante Canadiens franais, lus par un corps lectoral limit par un cens de 25 piastres de loyer ou dĠautres conditions analogues (la piastre ou le dollar canadien quivaut au dollar amricain en or, le papier-monnaie nĠexistant pas au Canada). Est-il ncessaire dĠajouter que les deux langues sont admises sur le pied de lĠgalit dans le Parlement canadien, et que lĠunit du Dominion ne sĠen trouve pas compromise, au contraire ? Cette manie doctrinaire qui consiste imposer la mme langue tous les habitants du mme pays en attendant quĠil soit possible de leur imposer la mme instruction, le mme costume et la mme manire de se faire la barbe Ñ cette manie, la plus sotte et la plus insupportable des manies politiques, nĠa pas pntr au Canada, et cĠest prcisment parce que Franais et Anglais parlent chacun librement leur langue sans tre obligs dĠcorcher officiellement une langue impose, quĠils demeurent volontiers unis. Les sessions ne durent gure plus de trois mois par an, et les membres du Parlement, snateurs ou dputs, reoivent une indemnit de 1 000 piastres. Il nĠy a pas moins de treize dpartements ministriels, avec un nombre, hlas ! croissant de fonctions de tout ordre, que se disputent les Ç conservateurs È et les Ç libraux. È Les conservateurs ont t obligs, il y a quelque temps, dĠabandonner le pouvoir par suite du got trop prononc que quelques-unes de leurs notabilits avaient manifest pour les pots-de-vin ; et cĠest actuellement le cabinet libral Mackensie-Cauchon qui a la direction des affaires.
Au-dessous du gouvernement fdral, qui sĠoccupe des travaux dĠintrt commun, chemins de fer, canaux, etc., des pcheries, des postes et des douanes, en sĠefforant naturellement dĠarrondir ses attributions, il y a les gouvernements des provinces. Chacune forme un tat qui se gouverne lui-mme, dduction faite des attributions rserves au Dominion, avec un lieutenant-gouverneur nomm par le gouverneur gnral, un Snat, une Chambre des Dputs, un ministre, une bureaucratie, sans oublier les deux partis de rigueur, tout ce monde-l margeant au budget ou aspirant y marger. Mais je ne veux parler que de la province de Qubec, la seule que jĠaie visite.
Ë lĠpoque o le Canada a t cd lĠAngleterre, en 1763, il y a peine un sicle, on nĠy comptait que 60 000 colons franais, venus pour la plupart de la Normandie et de la Bretagne. Quoique lĠimmigration franaise se soit compltement arrte partir de la cession, la population franco-canadienne sĠlve aujourdĠhui bien prs de 1 500 000 mes, et lĠon estime, de plus, environ 500 000 le nombre des Canadiens franais tablis aux tats-Unis, principalement dans la Nouvelle-Angleterre. En supposant que le mme taux dĠaccroissement se maintienne Ñ et on ne voit pas pour quelle cause il baisserait dĠici longtemps Ñ il y aura avant la fin du sicle prochain de 30 40 millions de Franais au Canada. La place nĠest pas prs de leur manquer. La province de Qubec, o ils sont principalement concentrs, est aussi grande que la France, et quoique lĠhiver y dure sept mois, dĠoctobre en avril, elle abonde en ressources naturelles. La masse de la population se compose de cultivateurs qui parlent franais avec un accent bas-normand et vivent paisiblement sous la direction morale et politique de leurs curs.
CĠest le moment de parler du rle que joue au Canada le clerg catholique. Ce rle est considrable, et, comme toute chose en ce monde, il a ses bons et ses mauvais cts. Les bons cts Ñ pourquoi ne le dirais-je pas ? Ñ me paraissent lĠemporter sur les mauvais. Ë lĠpoque o le Canada a t cd lĠAngleterre, la colonie sĠest pour ainsi dire trouve dcapite. Les familles seigneuriales et les fonctionnaires sont, pour la plupart, rentrs en France. Le clerg seul est rest, et cĠest grce son influence que lĠlment franais a pu soutenir, sans se laisser entamer, la concurrence de lĠlment britannique. CĠest dans les coles et dans les Universits fondes par lui ou sous son patronage que sĠest conserv, avec la langue, le culte de la vieille patrie franaise, tandis quĠil maintenait dans les paroisses rurales la puret des vieilles mÏurs en prchant dĠexemple. Nulle part on ne trouverait un clerg dĠune conduite plus exemplaire. Il possde de grands biens, car nous sommes ici dans un pays de main-morte, et dans la seule ville de Qubec il a entre les mains le tiers de la proprit foncire ; de plus, il a conserv la dme, qui se paie en argent ou en nature, et qui est du vingt-sixime de la rcolte en bl. La rcolte faite, la vingt-sixime gerbe appartient au cur, et, dans ce fcond pays, le revenu quĠil en tire nĠest pas mince. Il y a des cures de campagne qui rapportent 15 000 francs et davantage. Mais il ne semble pas que le fardeau soit trop lourd et que le dveloppement de la prosprit du pays en soit entrav. La mainmorte et la dme, ces ttes de Turc du libralisme europen, nĠempchent pas plus lĠaccroissement de la richesse au Canada quĠelles ne lĠont empch en Angleterre. Le clerg et les corporations religieuses nĠont garde de conserver en friche leurs biens de mainmorte ; ils les louent, Ñ et gnralement ils sont des propritaires moins durs au pauvre monde que les enrichis de frache date ; enfin, ils appliquent la presque totalit du revenu quĠils en tirent des Ïuvres dĠducation ou de bienfaisance. LĠUniversit de Laval Qubec, qui ne cote pas un denier aux contribuables de la province ou de la ville, est entretenue sur le revenu du sminaire de Saint-Louis ; cĠest une institution qui ferait bonne figure mme en Europe. Elle nĠa pas moins de 700 tudiants et, qui le croirait ? elle compte dans le corps trs distingu de ses professeurs des Anglais protestants.
Voil pour ce quĠon pourrait appeler lĠactif de la domination du clerg, cĠest--dire les services quĠil rend et le bien quĠil fait. Mais il y a un passif, et, lĠcole de lĠUnivers aidant, jĠai bien peur que ce passif ne soit en train de sĠaccrotre avec rapidit. JĠai dj signal le dommage que cause la population canadienne franaise, en prsence de lĠactive concurrence de lĠlment anglais, la routine de son enseignement demeur presque exclusivement grco-latin. Je pourrais ajouter que les dlassements intellectuels ou autres, mme les plus inoffensifs, ne trouvent point grce ses yeux. Il y a Montral un Institut canadien qui avait fond un cabinet de lecture et ouvert une salle de confrences. On lĠa excommuni, et lĠexcommunication nĠest pas ici une arme inoffensive, telum imbelle sine ictu[6]. LĠInstitut canadien a t dsert, et il ne parvient mme pas louer sa salle de confrences aux entrepreneurs de concerts. CĠest une salle maudite, et lĠon sĠexpose pour le moins, en y entrant, passer par les flammes du purgatoire. La valse est proscrite, on ne tolre tout au plus que le cotillon ; et je ne pouvais entendre, sans y compatir du fond du cÏur, les dolances dĠun jeune Canadien qui se plaignait moi de lĠabsence de toute espce de dlassements honntes pendant les longues soires du long hiver du Canada. Ñ Nous en sommes rduits, me disait-il, boire et jouer aux cartes. Que dire enfin de lĠintervention du clerg dans la lutte des partis et de son rle de plus en plus militant dans les lections ? On me cite des curs terribles, abonns de lĠUnivers ou du Monde, qui dnoncent en chaire comme des suppts de Satan leurs adversaires lectoraux, et qui mnent leur troupeau au doigt et lĠÏil. Malheur qui leur rsiste ! Le moindre mal qui puisse arriver ces brebis gares, cĠest dĠtre mises lĠindex dans la paroisse et finalement dĠtre obliges dĠaller cacher leur turpitude dans les villes.
CĠest, bien entendu, contre le libralisme et les libraux que se dchanent au Canada comme ailleurs les temptes clricales. Ces pauvres libraux canadiens, ils appartiennent cependant la varit la plus inoffensive de lĠespce. Pas un ne manque la messe le dimanche, et ils font rgulirement leurs pques. Je demandais lĠun dĠeux en quoi ils diffraient des conservateurs. Il hsitait et paraissait embarrass de me rpondre. Ñ Je crois bien, finit-il par me dire navement, que cĠest une question de places. Ñ Sans doute, cĠest une question de places ; sĠil nĠy avait point de places, il nĠy aurait point de partis ; mais vous avez du moins des principes et un programme ; vous luttez contre lĠinfluence clricale ? Ñ Oui, contre lĠinfluence indue. Ñ QuĠentendez-vous par influence indue ? Ñ CĠest lĠinfluence quĠun cur exerce sur ses paroissiens en faisant de la politique en chaire. Nos adversaires prtendent, au contraire, que cĠest une Ç influence due È, et ils ont malheureusement presque tous les vques de leur ct. Nous en avons respectueusement appel Rome ; mais Rome ne se presse pas de nous rpondre. Le Canada est si loin !
La ligne de dmarcation entre les deux partis nĠest pas bien paisse, comme on voit ; mais les journaux et les faiseurs de brochures sĠefforcent tous les jours de la grossir. JĠai sous les yeux une brochure publie rcemment Montral, et dans laquelle lĠauteur sĠapplique dmontrer la parfaite identit du libralisme europen et du libralisme canadien. Les libraux canadiens y sont mme qualifis de rouges. Dans la presse, la polmique nĠest pas moins acerbe. Quoique moins dveloppe que la presse anglaise, la presse franaise du Canada ne manque pas cependant dĠimportance. Il y a Montral et Qubec une douzaine de journaux publis en franais, la Minerve, le Nouveau-Monde, lĠvnement, le Canadien, le Journal de Qubec, etc., autant dans les villes de second ou de troisime ordre, et les deux partis y sont presque galement reprsents. Les feuilles clricales ont gnralement pris lĠUnivers pour modle. M. Veuillot est leur professeur de littrature ; mais, comme il arrive dĠhabitude, elles ont emprunt les dfauts plutt que les qualits du matre. Voulez-vous quelques chantillons de leur manire ? Voici un article du Nouveau-Monde, intitul Ç le Cri des famliques. È CĠest une dnonciation contre les grits-libraux (terme de mpris local) Ç qui ne peuvent souffrir dĠautres quĠeux dans les bureaux du service civil... È Ñ Ç coutez, poursuit la feuille catholique, coutez ce cri du ventre ; il est long et aigu comme celui dĠaffams enrags. È Passant aux affaires de France, le mme journal annonce avec une satisfaction peu dguise que Ç le Snat a rejet la loi de lĠanglais Waddington contre la libert de lĠenseignement suprieur. È Ñ Ç Ainsi se trouve dfaite, conclut-il, par un acte dĠhonntet et de justice, lĠÏuvre malhonnte et injuste de la majorit jacobine de la Chambre des Dputs. È La Minerve publie une correspondance de Paris renfermant des apprciations non moins intressantes. Le correspondant a assist lĠenterrement de M. Casimir Prier, et il dcrit le cortge : Ç Voil, par exemple, M. Thiers, ce petit vieillard qui tient les cordons du pole. Il est venu, lui, un des derniers survivants de la secte voltairienne, rendre hommage son ami dfunt. Malgr tout ce quĠil a vu depuis trois quarts de sicle, il en est toujours au Dictionnaire philosophique et lĠEncyclopdie... Cette gnration est remplace maintenant par les positivistes, qui veulent une action violente contre Dieu, lĠme, les dogmes, les cultes. On les a vus lĠÏuvre pendant la Commune. Si la guerre clate et si la France est entrane dans lĠorbite de la Russie, ils profiteront du moment o les forces de la patrie seront engages contre lĠennemi du dehors pour sĠemparer du pouvoir. È Le correspondant de la Minerve dclare, au surplus, quĠil ne lui convient pas de sĠoccuper du rgime actuel de la France. Ç Le moindre mal quĠon puisse en dire, cĠest de nĠen rien dire du tout. La majorit est librale ; la force fait le droit ; lĠnonciation des principes religieux est accueillie, du ct de la gauche, par des ricanements diaboliques. È Ñ Ç JĠai entendu une foule de personnes, conclut ce correspondant bien inform, parmi les meilleurs esprits, manifester le dsir suprme quĠun homme revtu de la cuirasse et arm du glaive prenne en main la cause de la France, entre bott et la cravache la main dans les salles lgislatives, et en chasse cette bande de lgislateurs en goguette. La France baiserait les mains de ce sauveur, et, pourvu que cet homme voult sĠappuyer sur la religion et sur lĠarme, toute la nation lĠacclamerait et commencerait esprer son salut. Mais o est-il cet homme ? Exoriare aliquis[7]. È Voil le diapason de la presse clricale du Canada.
Heureusement la presse canadienne ne sĠoccupe pas uniquement de la
politique intrieure ou trangre. Sauf en temps dĠlections, elle ne donne
mme aux questions politiques que la petite place. Les feuilles de province
sĠoccupent de prfrence des questions agricoles, et je note par exemple, dans
la Gazette de Sorel, cette recette pour la destruction
des sauterelles, quĠun correspondant naf lui envoie des tats-Unis. Ç Je
voyais, dit-il, dans le milieu des champs des carrs de pierres plates. Je
mĠadressai aux fermiers et leur demandai ce que signifiait cela ; ils me rpondirent
que cĠtait pour dtruire les sauterelles ; ils rpandent une couche de tabac
en poudre sur le carr de pierre, et comme les sauterelles sont extrmement
avides de tabac en poudre, elles se jettent sur la pierre et cĠest qui aura
sa place pour prendre la prise ; du moment quĠelles ternuent, elles se
frappent le front sur la pierre, et se tuent raide. Un fermier mĠa dit en avoir
ramass 30 minots par jour, quĠil vendit 50 centins le minot pour faire de
lĠhuile ou pour nourrir les dindes. È Et probablement aussi les canards ! Voici
encore une annonce, pleine de couleur locale, de la grande loterie du Sacr-CÏur.
Une croix flamboyante surmontant un cÏur couronn dĠpines la signale aux
regards des lecteurs de la quatrime page. Elle nous apprend que cette loterie
hautement approuve par Sa Grandeur Mgr lĠvque de Montral, est destine
venir en aide trois grandes Ïuvres catholiques : le Carmel, le Collge
commercial des Frres des coles chrtiennes et lĠglise de lĠImmacule
Conception ; elle offre aux fidles disposs venir en aide
ces bonnes Ïuvres une srie de bourses dĠor contenant de 250 jusquĠ
10 000 dollars, 500 lots de terrain btir dĠune valeur moyenne de 500
dollars, 500 chasubles de toutes les couleurs, plusieurs en drap dĠor, 20
ciboires, 42 calices, 12 paires de burettes, des garnitures dĠautel, etc., en
tout pour une valeur de 272 782 dollars. Les plus sages prcautions ont
t prises pour garantir la stricte honntet du tirage. Le directeur-grant a
fourni un cautionnement considrable. Prix du billet, 1 dollar. Ñ Voici enfin
une annonce tout fait dans le got amricain, qui pourrait faire pendant aux
cartes dĠadresse de MM. Schuyler et Armstrong, les exposants des dlicieux caskets de
Philadelphie. Ç Nouveaux corbillards.
M. X. Cusson, le plus ancien entrepreneur de
pompes funbres, annonce au public quĠil a reu deux corbillards, un grand et
un petit, dĠun genre tout nouveau. Ces corbillards sont cinq tages, faits
avec une grande richesse, et lĠon peut y exposer les corps de quatre
manires diffrentes, visibles ou invisibles. Ces corbillards sont recouverts
en toffe riche et reprsentent une tombe dans un cimetire. È
Prs des neuf diximes de la population franaise de la province de Qubec sĠoccupent dĠagriculture et habitent les paroisses rurales. JĠai voulu aller la voir chez elle, et jĠai t passer le dimanche dans la commune de V..., une quinzaine de milles de Montral, sur les bords du Saint-Laurent. Je descends dans une petite htellerie en bois, proprement tenue. Dans le salon, un portrait de la reine Victoria fait pendant un Chemin de la Croix et une carte fniane de lĠIrlande. Au haut de la carte, un fnian en uniforme de franc-tireur, lĠpe dĠune main, le drapeau vert la harpe dĠor de lĠautre, sĠlance sur des dbris enflamms ; plus bas sont les portraits des grands patriotes Robert Emmet, OĠConnell et le colonel Burke, avec cette lgende :
Free from the grasp of british power
Our own dear isle must be
Or we will die in the holy cause
Of Irish liberty !
Ç Notre le chrie doit tre dlivre des chanes de la puissance britannique, ou nous mourrons pour la sainte cause de la libert de lĠIrlande. È
On mĠexplique que lĠexhibition de cette carte sditieuse ne tire pas autrement consquence. Les Irlandais sont nombreux au Canada, et il y a apparence que la vue de ce fnian en grande toilette rjouit le cÏur des habitus du bar. Les Anglais loyaux peuvent, en revanche, contempler les traits de la reine. Il y en a pour tous les gots. Mais lĠheure de la grandĠmesse approche. Des chars dcouverts quatre roues, des cabriolets, des bogueys attels de chevaux vigoureux, amnent lĠglise les propritaires et les fermiers des points loigns de la paroisse, avec leur famille. DĠautres habitants (cĠest le mot consacr, paysan est mal venu) suivent pied le trottoir en bois qui borde le trs mauvais chemin du village. Tout ce monde-l est confortablement vtu : les hommes, de belles redingotes ou de vestes neuves ; les femmes, de fraches robes dĠt ; point de casquettes et de bonnets, rien que des chapeaux ; les enfants, coquettement attifs ; les fillettes en robe de mousseline, avec des ceintures en soie. Beaucoup de bonnes figures, bien fraches ; parmi les anciens, quelques types de paysans madrs : on se croirait dans un riche village de la Normandie. LĠglise est vaste et dans le style des jsuites, trs dore, avec force images. Elle est remplie. La messe est commence. Le cur monte en chaire. CĠest un gros personnage. La cure lui rapporte 3 000 piastres au moins (15 000 fr.), desquelles il nĠa dcompter que les modiques appointements de son vicaire, 50 piastres par an, la paroisse se chargeant de lĠentretien de lĠglise. Il prend pour thme la parabole de lĠconome infidle, en rappelant ses auditeurs en de fort bons termes, mais avec un accent dplorable, quĠils ont tous des devouers remplir et quĠils auront des comptes rendre au Jugement darnier. Il parle pendant vingt minutes, que je puis compter une grande horloge place tout ct de la chaire. Ë la fin de la messe, une quarantaine de fidles, autant dĠhommes que de femmes, vont dvotement recevoir la communion. Ë la sortie, on se rassemble sur la pelouse, au milieu de laquelle sĠlve une tribune rustique. LĠagent dĠune socit agricole vient dĠy monter, et il est en train dĠnumrer les avantages matriels et moraux que la socit procure ses membres pour la modique cotisation de 5 sh. par an. Elle ouvrira prochainement une exposition et un concours, et cĠest une question dĠhonneur pour V..., la paroisse la plus riche et la plus importante du pays, dĠy tre dignement reprsente. Cet argument ne parat pas dplaire aux habitants, mais ils ne semblent pas presss de lcher leurs 5 sh. Voici maintenant le crieur public qui vient annoncer les objets perdus et les rclamations de tout genre. Un habitant a prt une paire de bouvats quĠon ne lui a pas rendus. Il ne se souvient pas de celui qui il les a prts, mais il sĠadresse sa conscience et il le prie de ne pas tarder davantage les lui restituer. (LĠemprunteur peu dlicat garde lĠincognito. Ñ Mouvements divers). Le crieur va descendre ; mais, sur un signe parti du groupe fminin, il se ravise. Ñ Mamzelle Colette a perdu un de ses gants. (Bruyants clats de rire). On demande la couleur du gant de mamzelle Colette, o et quand elle lĠa perdu. Heureux qui trouvera le gant de mamzelle Colette ! Le crieur est au bout de son rouleau, lĠauditoire se disperse. Il est bientt midi ; on va dner, sauf revenir aux vpres.
Dans lĠaprs-dne, je fais le tour de la paroisse, sous la conduite dĠun propritaire hospitalier. Les maisons, basses avec des toits levs, sont solidement bties en pierre ou en bois, proprement blanchies, et dĠune apparence gaie. Les habitants, dans leurs habits du dimanche, garnissent leurs escaliers ou leur piazza. Ë lĠintrieur, on aperoit des chambres troites mais bien tenues, avec un grand pole de fonte. La vgtation est plantureuse, les avoines sont superbes, et voici du mas de la plus belle venue ; et l quelques plants de tabac. Peu dĠarbres ; on dboise beaucoup, on dboise trop. On me montre des rables sucre. En avril, on fait une incision au pied de lĠarbre et on rcolte sans peine aucune la sve sucre. Chaque propritaire fait lui-mme son sucre, mais cĠest une production limite et qui ne parat pas de nature sĠtendre. On cherche en ce moment introduire au Canada lĠindustrie du sucre de betteraves. Les domaines ruraux sont invariablement spars, comme aux tats-Unis, par des cltures en bois, claire-voie ; cependant le bois renchrit de jour en jour ; il a doubl de prix depuis dix ans.
Les domaines ruraux sont vastes ; les concessions primitives taient de 90 arpents, Ñ 3 de face sur 30 de profondeur, et elles ne se sont gure morceles. Quoique le Canada ait rform il y a vingt ans sa lgislation civile Ñ il tait demeur jusque-l sous le rgime de la coutume de Paris ou de Normandie Ñ et quĠil ait adopt un Code peu prs semblable au ntre, il a conserv la libert des successions. Le fils an succde ordinairement son pre dans lĠexploitation du bien patrimonial, et les inconvnients du morcellement sont ainsi vits ; mais il y a un revers la mdaille : il est oblig de ddommager ses frres et ses sÏurs puns, et son capital sĠen trouve fortement entam. Il se marie, les enfants sont nombreux, car nulle part on nĠexcute avec une conscience plus scrupuleuse le commandement du Crateur : Ç Croissez et multipliez ! È Il sĠendette et hypothque sa terre, ou bien il en abandonne lĠexploitation un mtayer. Le mtayer nĠayant point intrt maintenir en bon tat la terre et le cheptel, non plus quĠ amliorer la culture, la condition du propritaire va empirant. Ajoutez cela que lĠhiver est long et que le bois renchrit ; ajoutez encore que lĠhabitant canadien a hrit de son anctre le paysan franais la passion dĠarrondir sa terre ; quĠil aime bien vivre et se bien vtir ; enfin que les salaires des valets de ferme et des laboureurs sont gnralement levs. On paie 100 piastres (500 fr.) par an un valet de ferme avec la nourriture et le logement, et le salaire ordinaire dĠun laboureur est dĠune piastre par jour. Il est vrai que lĠemploi des machines agricoles, en se gnralisant depuis quelques annes, a permis de raliser de notables conomies sur la main-dĠÏuvre ; nanmoins, tout nĠest pas rose dans la situation du propritaire canadien. Il voudrait bien remplacer ses mtayers par des fermiers suffisamment pourvus de capital ; mais un fermier capitaliste est un oiseau rare au Canada aussi bien quĠen France, et les migrants qui possdent quelques ressources prfrent aller plus loin, dans la province de Manitoba, o ils peuvent, peu de frais, devenir propritaires. Heureusement, le pays est riche et la terre fconde ; on se tire dĠaffaire malgr tout, mais ce nĠest pas sans peine ni souci.
Aprs avoir suffisamment couru la paroisse, je vais passer la soire chez mon aimable cicerone. Le salon est rempli dĠune jeunesse vivante et bruyante. Le piano est ouvert. On chante en chÏur des rondes sur les vieux airs du dix-huitime sicle.
Ë la claire fontaine,
JĠallas me promener !
Les chanteuses sont charmantes ; brunes ou blondes, elles ont la carnation frache et transparente des pays du Nord ; les fentres ouvertes nous montrent les eaux tranquilles du Saint-Laurent, bordes de bouquets dĠarbres. ï lĠaimable et frache soire ! le bon pays ! les braves gens !
Saratoga, le 6 aot 1876.
Revenu du joli village de V... le lundi 31 juillet, de bonne heure, je pars sept heures du soir pour Qubec. Le temps est admirable, et la City-of-Quebec, sur laquelle je mĠembarque, est un splendide bateau trois tages, un htel ambulant qui me transporte en une nuit de Montral Qubec (180 milles, 240 kilomtres). JĠavais toujours cru, avant cette traverse, quĠun Ç fleuve uni comme une glace È tait une simple mtaphore. Ici, la mtaphore est une pure vrit. La magnifique glace de Saint-Gobain, que jĠavais admire lĠExposition de Philadelphie, nĠest pas plus unie et plus diaphane que ne lĠtait, ce soir-l, le calme et immense Saint-Laurent.
Le beau lac de Nemi, quĠaucun souffle ne ride,
A moins de transparence et de limpidit.
Figurez-vous une glace sans fin, large de 2, 3, 4 kilomtres, dans laquelle la pleine lune et les millions dĠtoiles dĠun ciel sans nuages lancent leurs gerbes ou leurs scintillements dors, une atmosphre charge dĠlectricit qui vous montre, par un effet de mirage, des maisons et des bouquets dĠarbres se dtachant de la cte et sĠavanant en masses sombres au milieu des eaux brillantes du fleuve, comme la fort de Dunsinane dans Macbeth, un silence profond et universel, interrompu seulement par les sons dĠun violon et dĠune harpe Ñ lĠinvitable orchestre des bateaux amricains Ñ racls la diable, mais qui nous semblent, autre effet du mirage ! exhaler dĠineffables harmonies. Ces potiques ctes boises, o clate et l le reflet argent dĠun toit couvert en carreaux de tle blanche, elles sont habites par une population franaise, et elles portent des noms de la vieille France. Voici les comts de Chambly, de Verchres, de Montcalm, de Richelieu, de Saint-Maurice, de Champlain, et, plus loin, Argenteuil, Belleville, la Beauce, Montmagny, Montmorency, Charlevoix. Nous relchons Sorel, lĠembouchure de la rivire Richelieu dans le Saint-Laurent, et le lendemain, six heures du matin, nous voici Qubec.
Les rives du fleuve se sont graduellement leves, et le cap Diamant, sur lequel est btie la citadelle, a bien une centaine de mtres de hauteur. Au pied de la citadelle est groupe la ville haute, encore entoure de ses vieux remparts qui datent de Champlain, le fondateur de Qubec ; au-dessous, le port, la ville basse et les faubourgs, formant une agglomration de 75 000 habitants, pour les quatre cinquimes Franais. Nous descendons, ou, pour tre plus exact, nous montons par des rues escarpes lĠhtel Saint-Louis, o lĠon parle anglo-franais, et nous allons courir la ville. Les rues, mal paves, sont bordes de trottoirs en bois ; les maisons, un ou deux tages, sont en bois, en briques rouges ou en pierres grises, avec de doubles portes et de doubles fentres garnies de persiennes vertes ; entre les deux portes, on aperoit un escalier ferrures de cuivre, proprement couvert dĠune toile cire ; des voitures peintes de couleurs vives et garnies dĠarmatures en fer poli, de hauts cabriolets en forme de conques marines montent ou descendent au trot ces bonnes vieilles rues tortueuses qui me reposent des damiers rectilignes de Philadelphie et de New York. Voici, au pied de la citadelle, la terrasse, flanque de deux canons russes pris Sbastopol, prsent de la reine. Des canons ! il y en a par douzaines dans la grande batterie, la petite batterie, sur les remparts, partout ! mais ils sont dĠun ge respectable, et je nĠaperois pas lĠombre dĠun canonnier. De la terrasse, on jouit dĠune vue merveilleuse : en face sĠtend la grande nappe du Saint-Laurent ; au-dessous, le port, la ville basse, tandis quĠ lĠautre rive sĠtage en amphithtre le gros bourg de Levis avec ses toits tincelants ; plus bas, lĠle dĠOrlans, des bois, des prairies, et, bornant lĠhorizon, la chane des Laurentines. Ë ct de la Terrasse, promenade favorite des habitants, se trouve le parc, au milieu duquel le gouvernement anglais a rig, avec une gnreuse impartialit, une pyramide en lĠhonneur de Wolfe et de Montcalm, le vainqueur et le vaincu des plaines dĠAbraham. Je lis sur le socle cette inscription en style lapidaire :
Wolfe. Montcalm. Mortein. Virtus. Communem
Famam. Historia
Monumentum. Posteritas
Dedit.
Ñ
Hujusce
Monumenti in memoriam virorum illustrium Wolfe et Montcalm fundamentum p. c. Georgius comes de Dalhousie in septentrialis Americ partibus ad Britannos pertinentibus. Summam rerum administrans ; opus per multos annos prtermissum (quid duci egregio convenientibus !) auctoritate promovens, exemplo stimulans, munificentia fovens.
Die novembris XV, A. MDCCCXXVII.
Georgio IV, Britanniarum rege.
CĠest un sentiment lev et dlicat qui a dict, dans un latin supportable, cet hommage rendu la fois au courage heureux et au courage malheureux ; mais, ct, voici un Ç avis au public È qui me parat galement cruel pour la race canine et pour la langue franaise : Ç Toute personne frquentant ce jardin est prie de ne pas enlever ou dtruire aucunes plantes qui sĠy trouvent ; aussi tout chien trouv sur ce parterre sera dtruit. È Dtruit ! voil un solcisme terriblement draconien. Et cĠest un solcisme officiel ! Malheureux chiens ! plus malheureuse langue ! Pourtant le sminaire et lĠUniversit de Laval sont deux pas. Je vais les visiter en compagnie dĠun Canadien aimable et obligeant comme ils le sont tous ; les btiments du sminaire sont du grand style du dix-septime sicle ; il y a une chapelle et un muse o lĠon trouve quelques bons tableaux des coles italienne et franaise, des Philippe de Champagne authentiques, un Van Dyck qui lĠest moins, et de ravissants portraits de Marie Leczynska et de Mesdames, filles de Louis XV, par Boucher et Vanloo. Le sminaire est riche ; cĠest lui qui entretient lĠUniversit. Non loin de lĠUniversit sĠlve la vaste et imposante cathdrale, et au pied de la cathdrale se tient le march en plein air. Des marchandes en chapeau de paille sĠagitent devant leurs ventaires garnis de choux, de pommes de terre, de gros pois, de tomates, dĠnormes radis rouges et dĠune innombrable quantit de paniers dĠcorces remplis de framboises et de myrtilles. La myrtille, ddaigne en Europe, est trs apprcie aux tats-Unis et au Canada, o elle porte le nom potique de bleuet. Du march on descend dans la ville basse par la rue de la Fabrique, toute garnie de magasins. Voici un magasin de musique la devanture duquel sĠtale lĠimage dĠun orgue-locomotive qui fait les dlices des habitus du Cirque. Voici une librairie avec des images de Notre-Dame de Lourdes, un portrait de Marie Alacoque, des livres de pit, des chapelets, dans la mme vitrine que la collection de la Bibliothque nationale, les Paroles dĠun croyant, le Livre du peuple, les Mlanges philosophiques de Diderot, un talage composite ! JĠy entre pour acheter un journal (on ne vend dans les rues, Montral et mme Qubec, que des journaux anglais), je nĠy trouve quĠune feuille de province, la Gazette dĠArthabaskaville, avec un Ç premier-Arthabaskaville È intitul : Ç Le prtre combattu dans la chair (sic) par les libraux. È Je fais le tour de la ville en suivant les remparts, dĠo les regards sĠtendent perte de vue sur une campagne admirable ; mon obligeant cicerone mĠindique au bout de la plaine richement boise le village de Lorette, habit par des Indiens, presque tous mtis. Il nĠy a plus, me dit-on, quĠun seul Huron, le dernier des Hurons ; encore nĠest-on pas sr que ce soit un Huron. Ces Indiens mtis vivent pour la plupart de la fabrication de petits articles de bimbeloterie, de la chasse ou de la pche ; quelques-uns se sont compltement civiliss ; on mĠen cite qui sont devenus prtres, avocats ou fonctionnaires ; ils ont mme un got particulier pour les fonctions publiques, ce qui ne peut laisser aucun doute sur leur aptitude sĠadapter notre civilisation. Nous rentrons en ville en traversant les plaines dĠAbraham, o sĠest dcid le sort du Canada, sous le triste rgne de Louis XV ; aux environs, sur les hauteurs de Sainte-Foy, tmoins dĠun dernier mais inutile combat dans lequel les Franais demeurrent vainqueurs, une colonne a t leve en commmoration de cette victoire. Le gouvernement anglais a laiss faire, et sa domination nĠen est pas moins solidement assise dans le Canada franais ; au contraire ! Voici un cirque en plein vent, des baraques de la foire, le ngre blanc de Madagascar, la femme invulnrable, un cochon qui joue aux cartes, seul spectacle qui trouve grce devant la censure de lĠarchevch ; enfin, des affiches, au milieu desquelles clate le nom de Sozodont. Sozodont a franchi la frontire, il sĠtale sur les murailles et sous les ponts de Montral ; je le retrouve Qubec, il me suivrait jusquĠau ple ! Mais je nĠaperois plus Gargling. Ñ Distanc, Gargling !
Le lendemain, un de mes obligeants amis canadiens me conduit au Saut de Montmorency, une cataracte qui serait sans pareille dans le monde si les chutes du Niagara nĠexistaient pas. La rivire de Montmorency se prcipite dĠune hauteur de prs de 250 pieds, sur une largeur de 50, dans une branche du Saint-Laurent, en face de lĠle dĠOrlans. De hauts sapins ombragent la chute, que gte un peu le voisinage dĠune scierie Ñ lĠindustrie est impitoyable ! Ñ mais dont les abords ont t rigoureusement interdits Sozodont et aux Herricks pills and plasters. Un escalier un peu trop vertigineux conduit au pied de la nappe blanche qui se prcipite pic, et lĠon va se reposer, au retour, dans un modeste Ç cabaret de temprance È. La route est borde de maisonnettes bties en biais, de manire rsister aux ouragans de neige ; on passe auprs de lĠAsile Beaufort, o des alins des deux sexes sont installs comme dans un palais dĠt, toujours aux frais du sminaire de Saint-Louis. C et l des martellos, tours rondes qui servaient dĠouvrages avancs Qubec, au temps o Qubec tait considre comme la plus redoutable forteresse de lĠAmrique du Nord ; puis le faubourg Saint-Roch et le faubourg Saint-Jean qui vient dĠtre incendi. Les incendies sont aussi frquents au Canada quĠaux tats-Unis, et ce nĠest pas peu dire. LĠabondance des constructions en bois y est pour quelque chose ; mais on mĠassure que cĠest aussi un procd expditif de liquidation auquel recourent de prfrence les industriels et les ngociants dont les affaires sont embarrasses. Ce qui semblerait confirmer ce mauvais propos, cĠest que les incendies se multiplient principalement aux poques de crises.
Le soir, je repars pour Montral, et je croise dĠimmenses trains de bois trans par des remorqueurs. Le bois est, comme on sait, le grand article dĠexportation du Canada. Ë mon arrive Montral, mon aimable introducteur auprs de la Socit canadienne, M. O. Perrault, vice-consul de France, me prsente quelques-uns de mes confrres de la presse canadienne, anglais et franais, conservateurs et libraux, qui fraternisent le soir dans un banquet improvis o lĠon boit Ç la prosprit du Canada sous le bienveillant et libral patronage de lĠAngleterre, et au dveloppement de ses relations ma-trielles et intellectuelles avec la France. È Il est certain que nous ne nous doutons pas assez de lĠexistence de cette branche vivace de la vieille souche franaise, et cĠest un oubli quĠil serait bon de rparer dans lĠintrt de la France et du Canada. Il y a, comme je le remarquais dans ma dernire lettre, au Canada, deux populations juxtaposes qui vivent en bonne intelligence sous la mme loi, mais sans se mler ; la population franaise a soutenu jusquĠ prsent, sans se laisser entamer, la concurrence de sa rivale, grce surtout son exubrante et consciencieuse fcondit ; mais elle lui est visiblement infrieure par les capitaux, lĠesprit dĠentreprise et mme le dveloppement intellectuel. La langue anglaise est parle dans toute sa puret par les Canadiens anglais, tandis quĠon ne lit gure dans le Canada franais, et quĠon y parle un franais beaucoup trop voisin du bas-normand. Au besoin, les bibliothques des bateaux vapeur attesteraient cette ingalit de culture. Les livres anglais, choisis parmi les meilleurs, y abondent, en ne laissant, hlas ! quĠune bien petite place la littrature franaise, exclusivement reprsente par des romans quatre sous. Ë quoi tient cette diffrence de dveloppement ? Elle tient, sans aucun doute, en partie la tutelle par trop ombrageuse et troite dans laquelle le clerg catholique, dont je nĠai point dĠailleurs dissimul les mrites et les services, tient ses bonnes et simples ouailles ; mais elle tient encore, elle tient surtout ce que les Canadiens anglais sont en relations constantes avec leur mre-patrie, tandis que les Canadiens franais sont depuis plus dĠun sicle presque sans rapports avec la leur. LĠAngleterre alimente la partie anglaise du Canada de ses capitaux Ñ plusieurs banques de Londres y ont des succursales ; elle a _ommandit les industries et construit les chemins de fer du Canada anglais ; elle lui envoie ses migrants, ses produits, ses journaux et ses livres. La France, elle, nĠenvoie au Canada franais Ñ encore est-ce par lĠintermdiaire de lĠAngleterre Ñ que des articles-Paris dmods et des vins suspects. Je me trompe : il y a trois ou quatre ans, elle a expdi aussi ce pays agricole 2 000 ou 3 000 migrants, rsidu de la Commune, ramasss sur le pav de Paris, qui ont encombr le pav de Montral et de Qubec jusquĠ ce quĠils soient alls se perdre dans lĠOcan amricain. Est-ce bien assez ?
Aussi longtemps que le vieux rgime colonial a pes sur le Canada, les relations entre les Canadiens franais et la France pouvaient rencontrer des obstacles srieux ; mais aujourdĠhui ces obstacles nĠexistent plus. Le Canada se gouverne lui-mme, et son tarif douanier ne fait absolument aucune diffrence entre les produits franais et les produits anglais. Pourquoi donc nos banques nĠtabliraient-elles pas des succursales Qubec, comme les banques anglaises en ont tabli Montral ? Elles y trouveraient des placements hypothcaires 7 et mme 9%, garantis par une lgislation exactement copie sur la ntre. Ce dbouch ne vaudrait-il pas bien pour le capital franais celui des valeurs turban ? Pourquoi lĠmigration agricole de la Normandie et de la Bretagne, qui a implant au Canada une population saine et vigoureuse, ne reprendrait-elle pas son essor interrompu ? Pourquoi les produits franais ne seraient-ils pas offerts sur le march du Canada lĠgal des produits anglais ? Pourquoi nos journaux et nos livres nĠy viendraient-ils pas raviver les intelligences somnolentes et purifier la langue de ses solcismes anglo-amricains ? Pourquoi, en un mot, la France ne reprendrait-elle pas dans le Canada franais Ñ Dieu merci ! sans aucune arrire-pense politique Ñ le rle tutlaire que lĠAngleterre remplit depuis un sicle dans le Canada anglais ? Elle y gagnerait autant que le Canada lui-mme. Les sympathies morales, qui ne se sont jamais brises, aideraient renouer les relations intellectuelles et matrielles, et, ce propos, je citerai, en quittant mes bons amis canadiens, auxquels je demande bien pardon de mes innocentes plaisanteries sur leur accent et sur lĠidiome qui fleurit dans leurs jardins publics, Ñ je citerai, dis-je, un trait touchant qui mĠtait cont Qubec. Pendant la funeste guerre de 1870, on ne voulait pas plus croire, dans le Canada franais, aux victoires prussiennes quĠon nĠy croyait Paris. Mais un jour on voit le consul de France entrer, lĠair soucieux, dans les bureaux de lĠvnement, et, un instant aprs, la foule, consterne, put lire, en tte du sommaire du journal, affich suivant la mode amricaine, la nouvelle, trop certaine cette fois, de la capitulation de Sedan. Chacun avait les larmes aux yeux, me disait un tmoin de cette scne, et quand le consul sortit des bureaux du journal, toute cette foule, obissant un mme sentiment et dĠun mme geste spontan, se dcouvrit respectueusement sur son passage.
Mais je suis oblig de me drober aux offres hospitalires qui me viennent de toutes parts, et me voici en route pour New York, dĠo je me propose dĠaller faire une dernire tourne dans le Sud avant de reprendre lĠexpress de lĠOcan. Je pars le matin de bonne heure, je traverse le pont Victoria, obscur comme un tunnel, je repasse la frontire amricaine, o un douanier vient simplement demander aux voyageurs, sans les obliger descendre du train, sĠils ont quelque chose dclarer. Notre train longe le lac Champlain, dans un pays accident, ayant droite, de lĠautre ct du lac, les montagnes vertes, gauche la chane des Adirondaks. On stationne un instant devant lĠhtel Fouquet Ñ encore un nom franais, le dernier ! Ñ et on arrive lĠextrmit du lac, long de 120 milles, au fort en ruines de Ticonderoga. De l, un embranchement nous porte en une demi-heure au bord du lac Georges. Un rve, ce lac Georges ! Figurez-vous une longue brche sinueuse remplie dĠune eau claire et azure, entre de hautes collines couvertes de bois pais, dĠun vert intense ; au milieu de ces eaux limpides une foule dĠles et dĠlots avec des maisons blanches ou des chalets enfouis dans des bouquets dĠarbres et gays par des parterres tout en fleurs. DĠlgantes barques dĠamateurs de pche, de jolis steamers dĠo sĠchappent des airs de valse croisent notre bateau, le Minne-Ha-Ha ; on se salue en agitant chapeaux et mouchoirs, tandis que des pcheurs solitaires se tiennent immobiles et absorbs le long des berges, et que les duos de flirters suivent les sentiers ombrags pour sĠy livrer apparemment, sans tre drangs, la lecture du Herald ou du New York Times. On dbarque devant le ravissant htel du fort William-Henry, o un stage-coach prend les voyageurs pour les conduire, par monts et par vaux, la station prochaine. Nous prenons le train de Saratoga, et nous arrivons avant minuit ce rendez-vous favori de la socit amricaine. Nous descendons au Grand Union, un htel Lviathan auprs duquel les plus grands htels dĠEurope seraient comme la cascade du bois de Boulogne auprs de la cataracte du Niagara.
Il vaut bien la peine dĠtre dcrit, ce Grand Union hotel. LĠomnibus du chemin de fer vous amne au pied dĠun btiment grand comme une caserne, avec deux ailes enserrant un parc ; des colonnettes de fonte de 20 mtres de hauteur soutiennent tout le long des faades extrieures et intrieures le toit dĠune large piazza, dont la longueur totale, si jĠen dois croire mon Panoramic Guide, nĠest pas infrieure 1 mille (1 kilomtre 1/4). Vous montez par un vaste escalier un immense parloir o se trouvent concentrs les services essentiels de lĠhtel, le bureau de rception et de renseignements, le post-office dĠun ct, la caisse quatre guichets, le bureau de location des voitures et le tlgraphe de lĠautre. Vous inscrivez votre nom sur un volumineux registre, on vous remet une clef que vous gardez en poche, et que des Ç avis È affichs dans les endroits bien en vue vous supplient de ne pas emporter avec vous, en quittant lĠhtel. Malgr la crise, Grand Union hotel est suffisamment peupl. On me dlivre le nĦ 1315, au second tage. JĠai le choix entre quatre ascenseurs et autant dĠescaliers pour y monter. Les ascenseurs sont des salons lgants o vingt personnes peuvent tenir sans se coudoyer. Un coup de sonnette, et la machine est vos ordres. Vous arpentez de longs corridors, entirement couverts de tapis, comme les salons et les chambres ; il nĠy en a pas moins de 10 acres, toujours dĠaprs mon Panoramic Guide. Par exemple, ma chambre, dont les murailles blanches sont claires par un bec de gaz, manque un peu dĠlgance, quoique Ñ particularit assez rare dans les htels amricains Ñ lĠclat du gaz soit tempr par un globe de verre dpoli ; le lit est dur, et le mobilier se rduit une table de toilette et une armoire en noyer. Il est vrai quĠon ne sjourne gure dans sa chambre. On descend au rez-de-chausse, o il y a Ç 2 milles carrs È de salons, somptueusement dcors, avec tentures et mobilier garnis de satin, des salles de lecture, des billards, un bar-room ; et, finalement, une salle manger, dans laquelle 600 personnes sĠattablent lĠaise, et o un restaurateur parisien ne serait pas embarrass dĠen caser 2 000. La salle manger, cĠest le centre et on pourrait dire lĠme de lĠhtel ; on nĠy fait pourtant que trois repas par jour : le djeuner, le dner et le lunch ou souper ; mais quels repas ! le festin des noces de Gamache serait, en comparaison, un repas du Petit-Manteau-Bleu. Entrons-y, aprs avoir dpos lĠentre Ñ sans rtribution Ñ notre chapeau et notre canne sous la garde dĠun ngre. Un bataillon de ngres et de multres, en veston ou en habit noir et cravate blanche, fait le service. On les voit sĠavancer processionnellement, lĠavant-bras repli et portant sur la paume aplatie de la main un plateau charg de mets. Un sous-officier se dtache et vous dsigne poliment une chaise de paille vacante, ou vous renvoie un collgue. Vous vous asseyez et lĠon place devant vous la carte et un verre dĠeau glace. Quelle carte, bon Dieu ! JĠy compte quatre-vingt-cinq plats, pas un de moins, depuis le mock turtle aux quenelles et le consomm printanier la royal (sic), en passant par la srie des poissons, des bouillis, des rtis, des releves (sic), des entres, des vegetables, jusquĠ la vanilla ice cream et le watermelon de la fin. Et jĠai le droit imprescriptible de me les faire servir tous ! Je nĠuse de ce droit quĠavec modration, et me voici en face dĠun grand plat charg de viande, entour dĠune douzaine de petits plats couverts des vegetables les plus varis, pommes de terre, gros pois, mas vert, riz bouilli, tomates fraches, mais avec une seule assiette. CĠest lĠhabitude amricaine de manger en mme temps, sur la mme assiette, viande, poisson et lgumes combins. Affreuse habitude ! On mĠa confi une napkin, serviette, quĠil mĠest arriv dj plus dĠune fois de mettre dans ma poche, la prenant pour un mouchoir. Je me surveille pour ne pas donner au ngre attentif et poli qui me sert une fcheuse opinion de la probit de la race blanche ; on me rend, la sortie, mon chapeau et mon umbrella, sans mĠavoir pos aucune question, et je me retrouve sous la piazza, o la bande des musiciens de lĠhtel a commenc son tapage.
Je vais faire un tour dans le Ç Broadway È de Saratoga, Ñ toutes les villes amricaines ont leur Broadway. Celui-ci est garni de magasins de marchandes de modes, de confections, de coiffures, alternant avec des tobacconists, presque tous juifs, et des offices de marchands de tickets de chemins de fer. Sur le trottoir, un transparent orn dĠun gigantesque pied rouge mĠapprend que le docteur Pray extrait sans douleur les cors, les durillons et les molaires. Voici un coiffeur parisien venu de New York Saratoga pour la saison. La saison ne dure que sept semaines, et il paie 400 dollars de loyer pour son troit magasin. CĠest cher, mais on vend assez bien les cheveux, sur lesquels on ralise un bnfice honnte. Les cheveux sont imports dĠEurope, moyennant un droit de 30%, les Amricaines refusant gnralement de se laisser Ç tondre È, en dpit de la protection que le tarif leur accorde. Les cheveux chtains viennent de la Normandie, de la Bretagne et de lĠAuvergne ; les cheveux noirs, de lĠItalie ; les cheveux blonds, de lĠAllemagne et de la Sude. Certaines lgantes ont sur la tte pour 300 dollars de cheveux imports, et une vieille lady a pay 200 dollars deux tresses de cheveux blancs, les plus chers. Je compte bien juger, le soir mme, de lĠeffet des cheveux imports sur les ttes des charmantes misses qui se donnent rendez-vous de tous les points de lĠUnion ce grand march matrimonial. Il y a bal au Grand Union hotel et lĠhtel des tats-Unis, son rival. Je nĠai garde dĠy manquer ; mais cĠest une double dception : on y rencontre certainement de trs jolies misses et des ladies somptueusement vtues qui ont convenablement encourag le commerce dĠimportation des cheveux, mais je nĠaperois pas un seul Ç kanguroo È, et cĠest peine si quelques couples se dcident faire un tour de valse. Cavaliers et dames dansent sans gants ! Ë minuit, lĠorchestre disparat. Nous sommes au samedi, et lĠon ne danse pas le dimanche. Me revoici au nĦ 1315. Ma chambre nĠest pas faite, et le lendemain matin mes bottes ne sont pas cires. Est-ce une ngligence accidentelle, ou serait-ce une mesure gnrale de revanche de nos serviteurs ngres contre la race blanche ? Quoique la sonnette soit lectrique, je sonne et je resonne en vain pour approfondir ce mystre. JĠen suis quitte pour confier mes bottes un des pauvres petits va-nu-pieds de race blanche qui encombrent le trottoir avec leur bote noircir, blacking ; je passe le dimanche boire lĠeau ferrugineuse et sulfureuse des fontaines et me promener sous les ombrages de Congress Park, o jaillit la plus clbre des sources de Saratoga, Congress Spring. Le soir, je demande ma note lĠun des quatre caissiers du Grand Union hotel. JĠen suis quitte pour 10 dollars, 5 dollars par jour, Ñ et cĠest rellement pour rien. Songez donc : deux milles de salons, dix acres de tapis, quatre ascenseurs, trois repas par jour, quatre-vingt-cinq plats au dner, plus un concert dans la journe et un bal le soir pour 5 dollars ! Il est vrai quĠon nĠa pas chang mes assiettes, que ma serviette ressemblait un mouchoir, quĠon nĠa pas fait ma chambre et quĠon a nglig de cirer mes bottes. Mais ce sont des dtails, et Grand Union hotel nĠen est pas moins une colossale manufacture de confort et une des crations les plus caractristiques du gnie amricain.
Ë bord du City of Atlanta, le 12 aot 1876.
JĠai quitt hier New York pour me rendre Charleston. Quoique la voie de mer soit plus longue que la voie de terre, je lĠai prise de prfrence. Nous sommes en pleine mer, le temps est magnifique ; les passagers, tous purs Amricains, sont assis sur le pont dans les attitudes les plus varies, et comme ma conversation avec eux est fort limite, jĠai tout le loisir ncessaire Ñ jusquĠau moment o le bruit formidable dĠun gong chinois mĠannoncera que le dner est servi Ñ pour vous entretenir des affaires publiques des tats-Unis. Je ne serai pas drang : je nĠai pour voisin la table du fumoir quĠun vieil Amricain, entirement absorb par la lecture de lĠAmerican Grocer, journal des piciers, qui a bien trois ou quatre fois le volume du Journal des Dbats.
Le peuple amricain a certainement des qualits intellectuelles et morales hors ligne. Il est entreprenant, actif, ingnieux, plein de bon sens pratique, et plus sr dans les affaires prives et commerciales quĠon ne le croit gnralement en Europe. Ses ingnieurs, ses mcaniciens, ses ngociants, ses industriels, ses agriculteurs, sans parler de ses hteliers, seraient partout au premier rang ; il voit juste en affaires, il a Ç lĠÏil amricain È, il embrasse avec sang-froid les difficults dĠune entreprise et il trouve presque toujours, pour les rsoudre, le procd le mieux adapt la circonstance. Mais cette supriorit quĠil possde dans la conduite de ses affaires et dans lĠamnagement de sa vie, il la perd dans les affaires publiques. Au lieu de se perfectionner, le gouvernement de la grande rpublique va, depuis une trentaine dĠannes surtout, se dgradant et se corrompant, et lĠon ne pourrait pas citer, dater de la guerre de la scession, une seule question politique, conomique, administrative ou financire, laquelle les Amricains nĠaient donn la solution la plus mauvaise quĠelle pt comporter. Ë quoi cela tient-il ? Cela tient principalement, autant que jĠen puis juger, sinon lĠabsence dĠune haute culture intellectuelle Ñ il y a des branches leves des connaissances humaines : la lgislation civile et pnale, le droit international, les sciences physiques et naturelles, dans lesquelles les Amricains excellent Ñ du moins aux intrts, aux prjugs, et plus encore lĠinfatuation dĠeux-mmes qui empchent chez eux les progrs et la vulgarisation des sciences politiques et conomiques. Ils ont des politiciens et mme des conomistes, mais ils ne paraissent pas se douter que la politique et lĠconomie politique soient des sciences ayant, comme la mcanique elle-mme, des principes invariables, et auxquels il nĠest pas plus permis de droger en Amrique quĠen Europe. Si les conceptions politiques, conomiques et financires pouvaient tre brevetes comme les machines, les procds industriels, les empltres et les pilules, et si lĠon pouvait les appliquer de mme sans avoir besoin de les faire agrer pralablement par le peuple souverain, je crois bien quĠelles ne tarderaient pas non plus se perfectionner, et que jĠaurais trouv au Niagara et ailleurs des annonces illustres de toute sorte de systmes et de mthodes de gouvernement, dĠune qualit tout fait suprieure et garantie. Mais, pour me servir de lĠexpression consacre, les inventions politiques, conomiques et financires Ç ne paient pas È ; et dĠailleurs, comment les faire accepter par un peuple qui on a enseign ds la mamelle quĠil est le premier des peuples et que les institutions amricaines sont le dernier mot de la sagesse humaine ?
Dans la vie prive, lĠAmricain est intelligent, sens et mme modeste ; dans la vie publique, son intrt, ou ce quĠil sĠimagine tre son intrt, ses passions, et par-dessus tout son amour-propre national, lĠaveuglent absolument et le mettent la merci des politiciens, socit de renards organise pour vivre aux dpens de la dmocratie des corbeaux. La vanit nationale a certainement jet des pousses vigoureuses chez tous les peuples civiliss : lĠorgueil mprisant de lĠAnglais est proverbial ; le Franais est fier de ses institutions que Ç le monde lui envie È, ce qui ne lĠempche pas de les renverser en moyenne tous les quinze ans ; lĠAllemand nĠa pas dgonfl depuis Sedan ; le Belge lui-mme rpte avec complaisance que la Belgique est petite par son tendue, mais grande par le gnie et les vertus de ses habitants, et le cri favori du Flamand cĠest : Ç Vivan ons ! Vivent nous ! È LĠItalien est persuad quĠil ne peut manquer de reconqurir avant peu ses frontires naturelles, Ñ les frontires de lĠEmpire romain ; le Russe nĠose pas encore se dire le premier des peuples, mais il le sera, et lĠavenir du monde appartient indubitablement la race slave. Le Chinois ne dissimule pas son ddain pour les barbares aux cheveux rouges, et le sauvage australien, qui se nourrit de vers et de grenouilles crues, manifeste hautement son dgot pour la civilisation et la cuisine europennes. Mais toutes ces vanits et ces orgueils amoncels ne formeraient quĠune simple motte de terre en comparaison du mont Blanc de lĠorgueil amricain. Et comment lĠAmricain ne serait-il pas orgueilleux ? Si on ne lui enseigne quĠimparfaitement les langues trangres dans ses coles publiques Ñ on les enseigne aux tats-Unis aussi peu et aussi mal quĠen France, cĠest tout dire Ñ on lui met incessamment sous les yeux les grands exemples que lĠAmrique donns au monde ; on lui incruste dans la tte, jusquĠau fond de la nuque, cette vrit historique, incontestable, que lĠunivers tait plong dans une paisse barbarie avant lĠapparition du peuple amricain et de la Constitution amricaine. Plus tard, les orateurs des meetings et des Conventions se chargent dĠachever une ducation si bien commence. Ce nĠest pas quĠils craignent de dire au peuple ses vrits. Non ! Ils nĠont pas lĠhabitude de dissimuler leur pense. Ils sont Amricains, et comme tels, ils ont suc la franchise avec le lait de leurs nourrices. Ils reprochent donc au peuple amricain sa bont, sa gnrosit, son dtachement trop complet des intrts de ce monde, qui le rendent dupe de tous les intrigants et qui lĠempchent, par exemple, dans ses diffrends avec les peuples avides et corrompus de la vieille Europe, de faire valoir suffisamment son droit ; ils le supplient, au nom de ses intrts les plus chers, de corriger ces dfauts qui font obstacle lĠaccomplissement de sa Ç destine manifeste È. Comment nĠcouterait-on pas des gens qui sĠexpriment avec cette brusque franchise ? Comment ne suivrait-on pas leurs conseils dsintresss ? JĠai entendu, la vrit, des jeunes gens parodier avec humour ces discours des Smith et des Jones des meetings, la grande jubilation de leur auditoire ; mais les Smith et les Jones nĠen ont pas moins conserv lĠoreille du peuple, et ils nĠont pas cess de gouverner les tats-Unis.
Pendant longtemps les vnements ont sembl donner raison aux Smith et aux Jones. La population et la richesse avaient aux tats-Unis un taux dĠaccroissement jusquĠ prsent sans gal dans le monde, et qui nĠavait pas baiss mme pendant la guerre de la scession et dans les annes suivantes. Ñ Voyez ! reprenait Smith bientt aprs dpass par Jones, nous avons soutenu la plus effroyable guerre civile dont le monde ait jamais t tmoin... une guerre amricaine, cĠest assez dire ! Nous avons perdu 1 million dĠhommes et dpens 14 milliards ; nous avons mis des quantits normes de papier-monnaie, tax et surtax toutes les branches du revenu et de la consommation, et, bien loin dĠentamer la prodigieuse vitalit du peuple amricain, il semble, au contraire, que nous lĠayons surexcite et accrue. Ce qui aurait ruin tout autre peuple nous a enrichis, et nous suivons plus triomphalement que jamais le cours de nos glorieuses destines. Hurrah ! hip ! hip ! hurrah ! pour la grande rpublique ! Cependant, voici quĠon apprend, par une belle soire dĠoctobre 1873, quĠil y a une dbcle dans Wall Street, que les faillites succdent aux faillites, et que les maisons auxquelles on aurait donn du crdit pour des millions ne valent plus 1 dollar. Grand moi dans le monde financier et commercial. Mais, aprs tout, nĠest-ce pas un vnement assez ordinaire quĠune crise ? Celle-ci passera comme ont pass les autres, et quand lĠhorizon aura t balay par lĠouragan, le glorieux vaisseau de lĠUnion reprendra sa course majestueuse. On se rassure donc, et lĠon attend la reprise des affaires ; on lĠattend depuis trois ans, et aucun signe nĠest venu encore annoncer que ce cataclysme ait cess. Aucune colombe nĠest sortie de lĠarche. En mme temps on annonce quĠune bande de voleurs sĠest empare des administrations publiques ; quĠil y a des concussionnaires jusque dans les postes les plus levs ; que le Sud est mis au pillage par les carpet-baggers ; que le revenu des accises et des douanes passe pour les deux tiers dans les poches de ceux qui sont chargs de le percevoir ; que la marine marchande, dont le tonnage dpassait nagure celui de la marine britannique, est en pleine dcadence. On sĠtonne, on sĠinquite, le cri de rforme sort de toutes les bouches, et les Smith du parti rpublicain aussi bien que les Jones du parti dmocrate crient plus haut que tout le monde.
On en est l aujourdĠhui ; mais il ne suffit pas, nous le savons par exprience, de crier sur les tons les plus varis le mot rforme ! rforme ! pour remdier aux maladies politiques et conomiques dĠune nation. Il faut savoir pralablement ce quĠil faut rformer et comment il faut rformer. Il faut savoir dĠo vient le mal, connatre le remde propre le gurir, et ne pas ignorer non plus quelle dose il convient de lĠappliquer. Il faut, en un mot, possder les rudiments des sciences politiques et sociales, et voil malheureusement ce qui fait dfaut aux tats-Unis plus encore que dans notre vieille Europe. Au moins, les expriences malheureuses que nous avons faites nĠont-elles pas t tout fait perdues ; si nous ne connaissons pas toujours les remdes qui gurissent, nous avons appris, nos dpens, discerner ceux qui ne gurissent pas ; nous savons, par exemple, quĠun changement de gouvernement ou mme le renversement dĠun cabinet nĠest pas une panace. Aux tats-Unis, o lĠon est plus jeune et o lĠon est naturellement convaincu que lĠon nĠa rien apprendre de la vieille Europe, quĠil est par consquent superflu dĠy chercher des exemples ou des leons, aux tats-Unis, dis-je, on est rest persuad que le remde aux maux dont on souffre rside uniquement dans le remplacement ou dans le maintien aux affaires de tel ou tel parti. coutez les dmocrates : ils vous diront que le mal vient de ce que le parti rpublicain gouverne lĠUnion depuis seize ans, et que lĠavnement du parti dmocrate rendra indubitablement au pays son ancienne prosprit. coutez, au contraire, les rpublicains : ils vous affirmeront que le mal, singulirement exagr dĠailleurs, a pour cause unique lĠambition effrne des dmocrates, et leur prtention injustifiable de remplacer lĠadministration rpublicaine.
La question sera dcide avant peu, vous le savez. Les pouvoirs du Prsident Grant expirent au mois de mars 1877, et le 7 novembre prochain, lĠUnion procdera la nomination des lecteurs prsidentiels, avec mandat impratif. Les deux partis entre lesquels se divise lĠUnion, les rpublicains et les dmocrates, se sont runis, ceux-l Cincinnati, o ils ont lu pour candidat la prsidence M. Hayes, la vice-prsidence M. Wheeler ; ceux-ci Saint-Louis, o ils ont choisi M. Tilden, le clbre gouverneur de New York, et M. Hendricks. Ë ce propos, quelques mots sur lĠorganisation des partis aux tats-Unis ne seront pas inutiles. Les tats-Unis sont, comme personne ne lĠignore, lĠtat le plus dmocratique qui ft jamais : tous les citoyens, les ngres compris, sont lecteurs et ligibles, toutes les fonctions importantes, politiques, administratives et judiciaires, sont non seulement soumises lĠlection, mais encore renouvelables court terme, un an, deux ans, quatre ans au plus. En droit, le gouvernement amricain est donc, tous ses degrs et dans toutes ses branches, la chose des 10 millions dĠlecteurs amricains, et jamais souverain plus absolu nĠa rgn sur les bords de lĠEuphrate ou du Gange. En fait, le gouvernement des tats-Unis, tous ses degrs et dans toutes ses branches, appartient une classe de 200 000 ou 300 000 politiciens, diviss en deux camps irrconciliables, et qui trouvent, dans la politique et lĠadministration de lĠUnion, des tats et des villes, leurs moyens dĠexistence. Ils font de la politique comme les manufacturiers font des toffes de laine ou de coton, et comme les cordonniers font des souliers. Ce nĠest point un mal, et je dirai mme que cette division du travail a t aux tats-Unis, comme ailleurs, un progrs ncessaire. Au temps o nous sommes, tous les citoyens ne peuvent pas plus sĠadonner aux besognes de plus en plus difficiles et compliques que comportent le gouvernement et lĠadministration, quĠils ne peuvent fabriquer eux-mmes leurs habits et leurs souliers. Mais que dirait-on dĠune manufacture de draps ou de souliers dont les consommateurs, runis dans leurs comices, se chargeraient tous les ans, tous les deux ans ou tous les quatre ans, de renouveler le personnel ? Il est vraisemblable que la fabrication de ces articles de premire ncessit laisserait dsirer, et que les consommateurs courraient mme le risque de payer de plus en plus cher des habits et des souliers de plus en plus mauvais. Tel est pourtant le rgime politique des tats-Unis, et, nĠen dplaise aux Smith et aux Jones des deux mondes, je ne puis le considrer comme le dernier mot de la science politique et de la sagesse humaine.
Les deux partis qui se disputent ici lĠexploitation de la Ç manufacture È sont organiss comme lĠtait, au Moyen-ge, la milice fodale. Dans chaque district, dans chaque ville, dans chaque comt, dans chaque tat, et finalement dans lĠUnion elle-mme, il y a une srie de comits qui se chargent de convoquer les runions de cette milice politique chaque fois que lĠintrt du parti lĠexige. LorsquĠil sĠagit dĠune lection prsidentielle, le ban et lĠarrire-ban sont mis en branle ; on nomme dans toute lĠtendue de lĠUnion, des dlgus qui se runissent en Convention nationale et dsignent, la majorit des suffrages, le candidat du parti. Le candidat dsign, on convoque des meetings, on organise des processions, on rpand des journaux et des pamphlets ; on ne recule, en un mot, devant aucune dmarche et aucune dpense pour assurer son succs. Et, vraiment, la chose en vaut la peine ! Le prix de ce concours politique, ce nĠest ni plus ni moins que le budget. Le parti vainqueur sĠempare invariablement, par droit de conqute, de toutes les fonctions rtribues qui dpendent de lĠadministration. Il y a trente ans, on nĠen comptait gure que 3 000 ; depuis la guerre de la scession et le dveloppement norme des services quĠelle a exig, soit pour la recette, soit pour la dpense, le nombre en a t port, assure-t-on, 80 000 et mme 100 000.
Sans doute, la masse lectorale conserve le droit imprescriptible de disposer de ses votes comme bon lui semble ; mais, en fait, chacun, sous peine de perdre sa voix, est oblig de voter pour lĠun des deux candidats dsigns par la Convention nationale des politiciens rpublicains ou des politiciens dmocrates. Sans doute encore, chacun a le droit de sĠenrler parmi les politiciens ; ils ne forment pas une oligarchie ferme, mais cĠest un mtier que les hommes de loi et les faiseurs dĠaffaires peuvent seuls combiner, sans dommage, avec leurs occupations habituelles. CĠest dĠailleurs un mtier qui exige une certaine lasticit de conscience, et dont les profits sont trop alatoires pour attirer les gens honorablement et solidement tablis. Ceux-ci font volontiers profession de mpriser les politiciens, et ils sĠloignent mme de plus en plus de la politique active. Il en rsulte que le pouvoir des politiciens va sĠaccroissant chaque jour, et que le contrle des classes claires sur la direction des affaires devient, chaque jour aussi, moins attentif et moins efficace.
Cette esquisse, assurment fort incomplte de lĠorganisation des partis, vous expliquera la violence des luttes lectorales aux tats-Unis, et jĠajoute aussi, de la strilit de leurs rsultats. Dans la lutte actuelle, par exemple, les deux partis ont fait assaut de promesses. JĠai sous les yeux les platforms (programmes) des Conventions de Cincinnati et de Saint-Louis, ainsi que les rponses quĠy ont faites les candidats dsigns ; et certes, part quelques lacunes, elles sont de nature satisfaire les amateurs de rformes les plus exigeants et les plus difficiles.
Une analyse sommaire de ces deux pices importantes vous permettra dĠen juger.
La platform rpublicaine dbute naturellement par lĠloge de lĠadministration rpublicaine, qui a maintenu lĠintgrit de lĠUnion et aboli lĠesclavage ; elle dclare, en opposition avec la doctrine de la souverainet des tats invoque par les scessionnistes, que les tats-Unis sont une Ç nation È et non pas une Ç confdration È ; elle justifie la politique du parti rpublicain lĠgard du Sud, en ajoutant que cĠest le devoir du gouvernement dĠcarter toutes causes de juste mcontentement de la part des diffrentes classes de la socit, et dĠassurer tout citoyen amricain une complte libert et une exacte galit dans lĠexercice de tous ses droits civils, politiques et publics. Pour ce qui concerne la grosse question de la corruption administrative ou de Ç la rforme du service civil È, la platform rpublicaine nĠest pas moins explicite. Ç La rgle invariable pour les nominations doit tre, avant tout, dĠavoir gard lĠhonntet, la fidlit et la capacit des candidats, tout en attribuant au parti aux affaires les places dans lesquelles lĠintrt de lĠharmonie et de lĠefficacit de lĠadministration exige que sa politique soit reprsente, mais en laissant toutes les autres ouvertes des personnes choisies seulement en vue de rendre le service public aussi efficace que possible, et de montrer une juste dfrence au droit de tous les citoyens participer lĠhonneur de servir fidlement leur pays. È De plus, les auteurs de la platform se rjouissent de la sensibilit que manifeste la conscience publique lĠgard de la gestion des affaires du pays. Ç Nous ferons peser disent-ils Ñ pour rpondre ce sentiment Ñ sur tous les fonctionnaires une responsabilit rigide, et nous tiendrons la main ce que les poursuites et le chtiment de tous ceux qui trompent la conscience publique soient prompts, svres et invitables. È Quant la reprise des paiements en espces, Ç la prosprit commerciale, les besoins publics et le crdit national exigent que la promesse solennelle du gouvernement du Prsident Grant soit fidlement accomplie par un acheminement continu et sr vers la reprise des paiements en espces. È Ñ Sur la question des tarifs, la platform, qui est oblige de rassurer les protectionnistes des tats de lĠest, ses plus fidles soutiens, sans dcourager les libre-changistes du sud ou de lĠouest, est dĠavis que le revenu doit tre largement tir des droits dĠimportation combins de manire protger les intrts du travail amricain et favoriser la prosprit du pays tout entier. La platform dclare encore que le systme des coles publiques est le boulevard de la rpublique amricaine et quĠelle sĠoppose toute subvention des coles ou des institutions places sous la direction dĠune secte (under sectarian control) ; elle se prononce nergiquement contre lĠallocation des terres publiques des corporations et des monopoles ; elle demande des modifications aux traits existants avec les gouvernements europens, afin dĠaccorder aux citoyens adoptifs de lĠAmrique la mme protection quĠaux Amricains de naissance, ainsi que les lois ncessaires pour protger les migrants ; elle rclame une enqute immdiate sur lĠimmigration des Mongoliens (Chinois) ; elle sĠapplaudit des progrs qui ont t faits dans ces derniers temps vers la reconnaissance de lĠgalit des droits des femmes, et elle ajoute que toutes les demandes honntes qui pourront tre faites dans ce sens seront prises en respectueuse considration ; elle est dĠavis que cĠest le droit et le devoir du Congrs de prohiber et dĠextirper dans les territoires ce reste de la barbarie : la polygamie ; elle recommande au gouvernement de tenir fidlement les promesses de rcompenses faites aux soldats et aux marins qui ont expos leur vie pour le salut du pays. Enfin elle appelle lĠattention publique sur le grave danger auquel le succs du parti dmocrate ne manquerait pas dĠexposer lĠUnion en faisant renatre les luttes intestines, en mettant en pril lĠhonneur national et les droits de lĠhumanit, car lĠesprit et le caractre du parti dmocrate nĠont pas chang : il est rest ce quĠil tait lĠpoque o il sympathisait avec la trahison. Telle est, en substance, la platform des rpublicains.
La platform des dmocrates est dĠun ton plus vigoureux encore, et elle est aussi plus abondante en promesses. Ses auteurs dbutent par repousser le reproche de vouloir rouvrir la question de la scession en affirmant Ç leur foi dans la permanence de lĠUnion fdrale, leur dvouement la Constitution des tats-Unis avec ses amendements universellement accepts comme un rglement dfinitif des controverses qui ont engendr la guerre civile. È Ils acquiescent dĠune manire absolue au principe de la soumission la volont de la majorit Ñ ce principe vital des rpubliques Ñ et ces autres principes non moins vitaux de la suprmatie de lĠautorit civile sur lĠautorit militaire, de la sparation de lĠglise et de lĠtat, de lĠgalit de tous les citoyens devant de justes lois. Mais ils pensent que, pour maintenir les liens de lĠUnion et soutenir la grande Charte de ses droits, un peuple libre doit pratiquer aussi cette ternelle vigilance qui est le prix de la libert. La rforme est ncessaire pour rconforter le cÏur du peuple de lĠUnion qui a heureusement chapp, il y a onze ans, au danger de la scession, mais qui doit tre sauv maintenant dĠune centralisation corrompue, laquelle, aprs avoir inflig dix tats de lĠUnion la tyrannie rapace des carpet-baggers, a rempli les bureaux du gouvernement fdral de lĠincapacit, du gaspillage et de la fraude, infect les tats et les municipalits de la contagion du mauvais gouvernement, et arrt la prosprit dĠun peuple industrieux. La rforme est ncessaire pour rtablir une circulation saine, restaurer le crdit public et maintenir lĠhonneur national. Ici les auteurs de la platform dnoncent lĠimprvoyance qui, pendant onze annes de paix, a soutir au peuple, en taxes fdrales, treize fois le montant de la totalit du papier-monnaie, et dilapid quatre fois cette somme en dpenses inutiles sans accumuler aucune rserve pour la reprise des paiements en espces. Ils dnoncent lĠimbcillit financire et lĠimmoralit de ce parti, qui non seulement nĠa pas fait un pas vers la reprise des paiements, mais qui lĠa entrave Ç en gaspillant nos ressources et en puisant lĠexcdent de nos revenus. È Ils dnoncent encore Ñ et ceci nĠest pas la partie la moins raisonnable de la platform des dmocrates Ñ ils dnoncent le tarif actuel, lev sur prs de 4 000 articles, comme un chef-dĠÏuvre dĠinjustice, dĠingalit et de faux calculs. Ce tarif a appauvri une foule dĠindustries, pour en subventionner un petit nombre ; il prohibe lĠimportation qui pourrait acheter les produits du travail amricain ; il a dgrad le commerce amricain du premier rang pour le relguer un rang infrieur dans les hautes mers ; il a arrt la vente des produits des manufactures amricaines lĠintrieur et au dehors, et empch les retours de lĠagriculture amricaine Ñ une industrie qui occupe la moiti de la population ; il cote au peuple cinq fois plus quĠil ne rapporte au Trsor, empche les progrs de la production et gaspille les fruits du travail ; enfin il encourage la fraude et la contrebande, enrichit des employs malhonntes et conduit la banqueroute dĠhonntes ngociants. Ils demandent, en rsum, que les taxes de la douane nĠaient pas dĠautre objet que le revenu.
Ç La rforme est ncessaire, poursuivent-ils, dans les dpenses publiques de la Fdration, des tats et des municipalits. Les taxes fdrales ont mont de 60 millions en or en 1860 450 millions en papier-monnaie en 1870, cĠest--dire, en une dizaine dĠannes, de moins de 5 dollars par tte plus de 18. Depuis la paix, le peuple a pay aux collecteurs de taxes plus de trois fois le montant de la dette nationale, et plus de deux fois cette somme pour les dpenses du gouvernement fdral. Ils demandent donc une rigoureuse frugalit dans chaque dpartement et chez tous les fonctionnaires du gouvernement. Ils demandent aussi que les fautes et les omissions commises dans les traits qui concernent les trangers naturaliss soient corriges, et que la cte du Pacifique soit prserve de lĠinvasion dĠune race qui ne provient pas de la mme souche que nous, et qui, en fait, la loi refuse maintenant lĠadmission aux droits de citoyen par la naturalisation. Ils dnoncent la prtention dĠencourager les coles sectaires aux dpens des coles publiques que le parti dmocrate a toujours protges depuis leur fondation, et quĠil est rsolu maintenir sans partialit ni prfrence pour aucune classe, secte ou croyance, et sans allocation du Trsor pour aucune dĠelles.
Ç La rforme est ncessaire dans le service civil. LĠexprience dmontre quĠune conduite efficace et conomique des affaires du gouvernement nĠest pas possible si le personnel du service civil est expos changer chaque lection, en devenant le prix dĠun vote, la rcompense du zle de parti, au lieu dĠtre le prix de la capacit et de la fidlit au service public ; ils demandent que la dispensation du patronage ne soit ni une taxe leve sur le temps de nos hommes publics ni un instrument de leur ambition.
Ç La rforme est mme encore plus ncessaire dans les chelons levs du service public. Le Prsident, le vice-Prsident, les juges, les snateurs, les reprsentants et tous les autres qui exercent lĠautorit sont les serviteurs du peuple. Leurs fonctions ne sont pas des proprits prives, elles sont un dpt public. Quand les annales de cette rpublique nous montrent la dmission et la censure infliges un vice-Prsident des tats-Unis, un prsident de la Chambre des Reprsentants trafiquant de lĠusage de ses prrogatives, trois snateurs tirant profit de leurs votes comme lgislateurs, cinq prsidents de comits dans la dernire chambre des Reprsentants pris en flagrant dlit de simonie, un secrtaire du Trsor faussant les balances des comptes publics, un attorney gnral donnant une destination indue aux fonds de lĠtat, un secrtaire de la marine enrichi et enrichissant ses amis en prlevant un tantime sur les profits des fournisseurs de son dpartement, un ambassadeur en Angleterre blm pour avoir pris part une spculation dshonorante, le secrtaire priv du Prsident chappant peine une condamnation de complicit dans les fraudes commises aux dpens du revenu, un secrtaire de la guerre accus de crimes publics et convaincu de corruption, la dmonstration nĠest-elle pas complte, et nĠest-il pas vident que le premier pas faire dans la voie de la rforme, cĠest de confier le pouvoir dĠhonntes gens dĠun autre parti ? Car du moment o la gangrne dĠune organisation de parti vient infecter le corps politique, sĠil nĠy a pas de changement dĠhommes ou de parti, il ne peut y avoir aucun changement dans les choses, aucune rforme ! Tous ces abus, ces maux et ces crimes, produit de seize annes de domination du parti rpublicain, crent une ncessit de rformer, confesse par les rpublicains eux-mmes ; mais leurs rformateurs sont exclus de leurs Conventions et renvoys du cabinet. La masse des honntes votants du parti est impuissante rsister aux 80 000 dtenteurs des fonctions publiques, leurs chefs et leurs guides. La rforme peut tre obtenue seulement par une grande et pacifique dcision populaire. Ils demandent donc un changement de systme, un changement dĠadministration, un changement de parti, pour avoir un changement dans les choses et dans les hommes.
En lisant ces deux plalforms, lĠune et lĠautre si franchement et si rsolument rformistes, comment douter que la rforme ne suive de prs la prochaine lection prsidentielle ? Ñ Si Hayes est lu, la rforme est assure, se dit la masse des bons votants du parti rpublicain. Ñ Si Tilden lĠemporte, la rforme se fera, rpte son tour avec conviction le peuple des dmocrates. Ñ Mieux encore, affirme le New York Herald qui compte des acheteurs dans les deux camps : soit que lĠon nomme Hayes ou que lĠon prfre Tilden, la rforme est certaine.
Je ne puis, bien contre-cÏur, partager la confiance du Herald, et jĠai bien peur que ni Hayes ni Tilden ne soient capables de rformer un tat de choses qui provient de lĠassiette vicieuse et des dfectuosits flagrantes des institutions amricaines. Et comme ni les politiciens, ni la masse passive des citoyens ne me paraissent disposs chercher et reconnatre les vraies sources du mal, le cours naturel des choses ne peut manquer dĠaggraver cette situation critique au lieu de lĠamliorer. Faut-il tout dire ? Je ne puis mĠempcher de craindre quĠavant peu dĠannes la crise ne se dnoue, la mode dĠEurope, par la dictature dĠun Ç gnral È qui se chargera, avec lĠappui du parti rpublicain, de rtablir un ordre quelconque dans cette dmocratie en dsarroi.
Les platforms que je viens dĠanalyser serviront de thme inpuisable aux milliers de discours qui se prononceront dans les meetings et aux dizaines de milliers de leading-articles qui se publieront dans les journaux dĠici lĠlection prsidentielle. Je ne puis mieux faire, pour vous donner une ide de la nature et de la qualit de ces flots dĠloquence politique, que dĠanalyser encore le discours par lequel le snateur Morton a inaugur la campagne rpublicaine dans lĠtat dĠIndiana, un meeting runi dans la Musical Hall dĠIndianapolis. Cela vous donnera le diapason du jour.
LĠorateur commence par faire lĠloge du parti rpublicain, odieusement calomni par les dmocrates. Le parti rpublicain, dit-il, peut se rappeler ses actes avec orgueil et satisfaction : lĠUnion prserve, lĠesclavage aboli, lĠtablissement de lĠgalit devant la loi, le gouvernement bien administr et conforme dans ses principes avec la civilisation avance de notre sicle. Le parti dmocrate, au contraire, essayant de faire oublier son pass, et incapable de trouver dans lĠhistoire aucun argument en sa faveur, se prsente sous le masque de la rforme ; il fait profession dĠune moralit suprieure et sĠen targue pour attaquer lĠintgrit et le patriotisme des rpublicains. Dans une pareille campagne, o la calomnie est la seule arme de leurs adversaires, les rpublicains ont bien le droit de parler bouche ouverte du caractre politique, de lĠhistoire et des desseins du parti dmocrate.
LĠorateur fait remarquer que si les peuples de lĠancien monde ajoutaient foi toutes les infamies que les chefs du parti dmocrate dbitent sur lĠadministration rpublicaine, les tats-Unis seraient considrs comme le plus corrompu et le plus dgrad des peuples, que lĠmigration sĠarrterait et quĠils perdraient tout crdit sur les marchs financiers. Il cite ce propos un passage de la lettre dĠacceptation du candidat dmocrate, M. Tilden, dnonant les abus et la corruption de lĠadministration, et il sĠcrie avec indignation :
Ç Le fait quĠun candidat la prsidence ait pu porter de pareilles accusations est la preuve la plus forte que lĠon puisse produire de notre dgradation politique. On ne pourrait rien trouver qui approche de cet tat de choses, si ce nĠest peut-tre New York, sous sa propre administration et parmi la tourbe des dmocrates qui lui ont donn la majorit. Bien loin que la moralit officielle se soit dtriore, que le service public se soit corrompu et que le pays se trouve sur le penchant de la ruine, je dclare que cĠest le contraire qui est la vrit. La vrit est quĠen dpit de mcomptes et dĠaccidents imprvus qui se sont prsents et se prsenteront toujours, il y a plus de moralit officielle, les revenus publics sont plus fidlement perus, et les services publics sont mieux grs quĠils ne lĠont t en aucun temps. Pendant la dernire anne fiscale finissant le 30 juin 1876, lĠexcdent du revenu a t de 29 249 000 dollars, qui ont t appliqus la rduction de la dette nationale. Dans les dix dernires annes nous nĠavons pas rembours moins de 579 423 284 dollars de notre dette. Au 30 juin 1866, la dette nationale tait de 2 640 348 000 dollars ; elle est maintenant, en chiffres ronds, de 2 060 625 000 dollars. En 1866, le revenu provenant des taxes intrieures sĠlevait 509 226 813 dollars. En 1876, il nĠtait plus que de 116 millions de dollars, cĠest--dire quĠil avait t rduit des deux tiers, ou de 200 millions de dollars par an. Est-ce que ces chiffres indiquent que nous marchions la paralysie et la banqueroute nationale ? Voil les rsultats de lĠadministration rpublicaine. Maintenant, si vous voulez vous rendre compte de ce que serait une administration dmocrate, examinez la situation et les lments influents de ce parti. LĠhomme qui sĠattend ce que les cormorants affams, les ambitieux si longtemps dus, les instigateurs gangrens de la rbellion, les Ç sympathiseurs È du Nord qui se sont tenus sur un isthme troit entre la trahison ouverte et la rsistance au gouvernement combattant pour son existence, les conducteurs dĠesclaves qui ont perdu leur emploi, et cette innombrable caravane de mendiants et dĠaventuriers qui composent si largement le personnel actif du parti dmocrate, Ñ lĠhomme qui sĠattend, dis-je, ce que ces gens-l deviennent les rformateurs du pays ne peut tre que le plus incurable des idiots. Aussi bien dans lĠavenir que dans leur long et sanglant pass, les intrts et les passions du Sud dirigeront la conduite et les actes du parti dmocrate. NĠy a-t-il pas, parmi les membres de la majorit dmocrate de la Chambre des Reprsentants, soixante-quatre personnes qui ont t officiers ou soldats de la Confdration ? È
Passant lĠexamen de la platform dmocratique de la Convention de Saint-Louis, lĠorateur sĠarrte cette dclaration par laquelle les rdacteurs de la platform affirment leur confiance dans Ç la permanence de lĠUnion È et Ç leur dvouement la Constitution È.
Ç Quand on pense, dit-il, que prs de la moiti des auteurs de cette dclaration ont particip une rbellion arme pour dtruire lĠUnion, et quĠils avaient alors les sympathies de lĠautre moiti, on sait la foi quĠil faut avoir dans leurs dclarations en faveur de la permanence de lĠUnion ; quand on sait que pendant quatre ans la moiti, avec les sympathies de lĠautre moiti, a soutenu une guerre sanglante pour mettre la Constitution en morceaux, on mesure ce que peut valoir leur dvouement la Constitution. QuĠils aiment lĠUnion et la Constitution comme ils les ont toujours aimes, voil ce quĠil nous est permis de croire. De pareilles dclarations ne sont-elles pas la plus hideuse des moqueries et le plus flagrant des mensonges ? È
Passant encore cette autre dclaration de la Convention de Saint-Louis, quĠil importe que le pays, aprs avoir t prserv des dangers de la scession, le soit aussi des maux dĠune centralisation corrompue : Ç Quand vous rflchirez, sĠcrie le bouillant snateur rpublicain, que la plupart des hommes qui ont fait cette dclaration sont les mmes personnes, identiquement les mmes, qui ont entrepris il y a onze ans de dtruire lĠUnion, et qui ont impos la nation toutes les horreurs et tous les sacrifices de la guerre civile, vous pourrez comprendre toute lĠaudace et lĠinsolence de ce mensonge. Les auteurs de la guerre, les crateurs de la dette nationale, les artisans du dsordre et de la rvolution dans les tats, directement responsables de tous les maux et de toutes les calamits qui ont t les consquences du grand conflit, les voil qui ont lĠeffronterie dĠimputer leurs propres crimes au parti rpublicain ! Examinons un moment la composition de la Convention de Saint-Louis, qui a adopt cette remarquable platform et a choisi pour candidats ces deux rformateurs distingus : Tilden et Hendricks. L se rencontrait le vieux propritaire dĠesclaves, le cÏur gonfl dĠamers souvenirs, convaincu que lĠmancipation tait un vol, et dont lĠunique espoir rside dans lĠallocation dĠune Ç indemnit È par un gouvernement dmocrate. L se trouvait le vieil agitateur scessionniste qui avait prcipit les tats dans la rbellion et rdig les actes de scession. L taient les officiers et les soldats qui avaient fait flotter le drapeau confdr sur les champs de bataille teints du sang de leurs compatriotes, et qui se glorifient de leurs exploits comme de titres lgitimes la dputation et aux emplois. L taient les membres du Congrs rebelle de Richmond qui avaient dbattu, portes closes, la question du drapeau noir. L taient les architectes et les dfenseurs de Belle-Isle, Libby, Andersonville et Salisbury, lieux tmoins de scnes dĠhorreur que les Indiens Modocs, dans leurs forteresses de lave, nĠont jamais rves. L taient les sympathiseurs du Nord, double face, dont les cÏurs et les esprances taient dans le Sud, si leurs corps taient dans le Nord. L taient un petit nombre de soldats de lĠUnion qui avaient port leurs lauriers fans sur le march confdr, o lĠoffre en tait rare en prsence dĠune demande abondante. L taient les paves du parti rpublicain, auxquelles le rejet de leurs demandes de places a t leur foi dans la civilisation et donn la conviction de la ncessit dĠune rforme. L taient assembls, en un mot, les soutiens de lĠesclavage, les organisateurs de la rbellion, les membres du Ku-Klux et de la Ç Ligue blanche È, les sympathiseurs du Nord face de Janus, les avocats de la souverainet des tats et les reprsentants de tous les lments de dsordre qui ont prcipit le pays dans la guerre civile, qui lĠont teint du sang de ses enfants et inond des larmes des veuves et des orphelins. È
Abordant ensuite la question de la reprise des paiements en espces, lĠorateur dmontre la complte impuissance du parti dmocrate accomplir cette rforme, et il termine en jetant un coup dĠÏil sur la situation du Sud et sur les massacres de ngres qui y sont devenus un moyen ordinaire dĠintimidation lectorale.
Ç Cinq, dix ou vingt ngres ont t tus, et parfois aussi un blanc, voil ce quĠon entend dire tous les jours ; mais chaque annonce dĠun fait de ce genre est suivie du mensonge strotyp que les ngres ont commenc lĠattaque et que les blancs se sont borns se dfendre. Les ngres, pauvres, ignorants, presque dsarms et sachant peine se servir de leurs armes, sont toujours reprsents comme se prcipitant eux-mmes sur leurs adversaires bien arms, exercs et intrpides, et se faisant tuer dans lĠunique but de prparer un petit supplment de capital politique leurs amis du Nord. Le massacre commis, il y a peu de jours, de dix ngres, Hamburg, dans la Caroline du Sud, avec des particularits dĠune atrocit extraordinaire, nĠest que le dbut de la campagne en faveur de Tilden dans cet tat. CĠest le commencement de lĠÏuvre dĠintimidation, un coup terrible destin porter la terreur dans les mes de la population de couleur. Sous un prtexte futile et scandaleux, environ 300 hommes blancs envahissent cette petite ville, habite presque exclusivement par la population de couleur, y excutent leurs meurtres, chassent les femmes et les enfants dans les bois et saccagent leurs humbles demeures. Si une bande dĠIndiens Sioux avait ainsi envahi un paisible village blanc et y avait commis de pareilles horreurs, un cri dĠextermination aurait retenti dans le pays tout entier. On se vante ouvertement de dmolir la majorit de 35 000 voix qui est acquise dans la Caroline du Sud au parti rpublicain et de faire tourner le vote de lĠtat en faveur de Tilden, et ce rsultat ne peut tre obtenu quĠen cartant du scrutin les lecteurs de couleur ou en les contraignant, par la violence ou la fraude, voter pour le candidat dmocrate. Dans le Mississipi, depuis la reconstruction de cet tat en 1869, la majorit rpublicaine avait t, en moyenne, de plus de 50 000. En 1872, Grant y avait t nomm par 34 887 voix. LĠanne dernire, aprs une campagne dĠhorreurs, le parti dmocrate y est revenu au pouvoir avec une majorit de 49 000 voix ; et si complte et si abjecte a t la terreur, que, dans le comt de Yazoo, o les rpublicains avaient auparavant recueilli 2427 voix, ils nĠen ont plus eu que 7, et encore ces 7 voix ne leur ont t laisses que pour quĠon pt dire quĠil avait t permis aux rpublicains de voter. Les Ç ligueurs blancs È taient militairement organiss par compagnies dans chaque comt, bien arms, et ils parcouraient le pays en faisant des dmonstrations menaantes. Les meurtres et toutes les formes de la violence taient lĠordre du jour, et les rpublicains influents, blancs ou noirs, taient avertis dĠavoir dguerpir sous peine de mort. Le rsultat a t ce que lĠon pouvait prvoir : une rvolution sanglante, effrne, dans laquelle une immense majorit a t opprime et assujettie par une minorit grise et familire avec le meurtre. Les massacres de Hamburg, Vicksburg, Clinton, Couchatta, Colfax, Red River, MechanicĠs Institute, et de cent autres endroits que je pourrais nommer, ont tous le mme caractre ; tous ont eu le mme but politique, et lĠon a gnralement essay de les excuser par les mmes infamies et par dĠoutrageux mensonges.
Ç Le gnral Sheridan, pendant son commandement la Nouvelle-Orlans, a fait dresser avec grand soin le relev des actes de violence commis pour des motifs politiques dans le seul tat de la Louisiane, de 1866 1874, et il lĠa port la connaissance de la Chambre des Reprsentants. Ce relev comprend : tus, 2 141 ; blesss, 2 115 ; total : 4 256. CĠest un nombre dĠhommes plus considrable que celui qui succomba dans la bataille de Bull Run, avec la diffrence que dans cette bataille la mort ne frappait pas dĠun seul ct. Cette effroyable statistique, qui comprend un plus grand nombre de victimes que nĠen ont fait en vingt ans le tomahawk et le couteau scalper des Indiens, on la dissimule, on essaye de la drober lĠattention publique, et, de mme que les Indiens mutilent les corps de leurs ennemis morts, les meurtriers calomnient la mmoire de leurs victimes en les chargeant de toute espce de crimes. Que ces hommes, leurs soutiens et leurs avocats, soient placs plus bas dans lĠchelle de lĠhumanit que les Sioux ou les Modocs, cĠest une proposition trop vidente pour quĠil soit ncessaire de la dmontrer. Dans le Sud, les arguments dont on se sert contre le parti rpublicain sont le fusil, le revolver et le couteau ; dans le Nord, cĠest lĠaccusation de corruption et le cri de rforme. Le premier est bref et meurtrier, le second est faux et hypocrite, et le mme parti les emploie lĠun et lĠautre indiffremment, alors que le lieu ou lĠoccasion le demande. È
Ce discours, saupoudr de poivre de Cayenne, ne sera pas, ai-je besoin de le dire ? seul de son espce. On nĠest quĠau dbut de la campagne, et les esprits ne sont pas encore monts. Ce nĠest gure que dans un mois que lĠaffaire deviendra srieuse et que lĠon brlera les planches. Les Ç dmocrates È nĠont garde naturellement de se laisser distancer par leurs adversaires, et, si cette lettre nĠtait point dj beaucoup trop longue, aprs vous avoir mis sous les yeux ce que les rpublicains disent des dmocrates, je vous montrerais ce que les dmocrates disent des rpublicains. Mais vos compositeurs doivent sĠapercevoir mon criture que la mer devient terriblement houleuse, et voici dĠailleurs le gong qui recommence son vacarme. Je vous quitte pour aller prendre un lunch.
Savannah, le 20 aot 1876.
En soixante heures, le City-of-Atlanta mĠamne de New York Charleston. En entrant dans le port, nous ctoyons la petite le o sĠlevait le clbre fort Sumter, maintenant en ruines. La situation topographique de Charleston est peu prs la mme que celle de New York. Ce grand emporium de la Caroline du Sud est bti sur une presquĠle lĠembouchure de deux larges rivires, lĠAshley et le Cooper, moins profondes, la vrit, que lĠHudson et la rivire de lĠEst, et la pointe extrme de cette pninsule a t transforme en un joli parc qui porte, comme New York, le nom de la Batterie. Mais l sĠarrte la ressemblance : bombarde et moiti dtruite pendant la guerre, ravage ensuite par deux effroyables incendies et administre par des politiciens panachs de blanc et de noir, Charleston a vu dcrotre sa population et sĠvanouir son ancienne prosprit ; elle nĠa plus quĠenviron 45 000 habitants ; 20 000 blancs et 25 000 ngres ou multres ; ses rues, rectilignes et coupes angle droit comme toutes les rues amricaines, sont agrablement ombrages de platanes, dĠormes et de chnes-verts, mais horriblement paves Ñ quand elles sont paves ; ses maisons, bties pour la plupart conformment aux exigences du climat, un ou deux tages au plus, avec de larges et fraches vrandas, sont peintes de couleurs claires et gaies, et elles reposent la vue fatigue des briques rouges de Philadelphie et de New York ; mais elles sont pauvrement entretenues, les murailles sĠeffritent, le badigeon sĠcaille, et, quand il faut les reconstruire, on remplace la pierre ou le marbre par du bois ; des monceaux de ruines, o croissent les mauvaises herbes et o grouillent les ngrillons, attestent que la guerre et lĠincendie ont pass par l ; dans le bas de la ville, o la population ngre est en majorit, les maisons sont petites et basses ; on aperoit, travers des carreaux de vitres brchs et zbrs par la suie, des troupeaux dĠombres noires accroupies ; deux ou trois familles sont entasses dans la mme chambre, ayant pour tout mobilier le coffre o lĠon enferme les habits des dimanches, et le polon o lĠon cuit le mas. Les ngres tant devenus, en apparence du moins, la Ç classe dirigeante È de la Caroline du Sud, Charleston, jadis la rsidence prfre de lĠaristocratie blanche, est aujourdĠhui, par un trange revirement des choses humaines, le foyer de la dmocratie noire, et lĠon y rencontre toutes les varits du ngre de Guine et du ngre du Congo, noir noir, noir de fume, noir mat, noir luisant, noir brun, avec la gamme des sangs-mls aux deux tiers, la moiti, au quart, au huitime, allant du jaune fonc au blanc mat : pour la plupart, il faut bien le dire, affreusement laids, malgr leurs yeux velouts et leurs magnifiques dents blanches. Et quelles guenilles indescriptibles ! Jamais de ma vie je nĠavais vu une collection aussi complte et aussi varie de bottes cules, de chapeaux bossus, de pantalons trous, dĠhabits effiloqus et de chemises sales ! Les ouvrires de New York sont des ladies auprs de cette ngresse qui crie des crevettes ou des crabes, avec un vieux chapeau dĠhomme recroquevill sur la tte, ou de celle-ci qui ressemble une norme truffe enveloppe dans une serviette malpropre. On ne bouche point les trous, on nĠenlve point les taches, et chacun garde ses habits jusquĠ ce que ses habits refusent de le garder. Il y a pourtant des exceptions. Voici, par exemple, au coin de la rue, un policeman ngre, son bton blanc sous le bras, et dont la tenue est absolument irrprochable. Charleston possde une police noire et une police blanche, des pompiers noirs et des pompiers blancs, une milice blanche et une milice de couleur. On me dit du bien des policemen, et il semble mme que la concurrence des deux couleurs soit profitable au public. Mais je nĠaperois point de balayeurs. On me fait remarquer aux abords du march un troupeau de vautours Ñ des urubus probablement Ñ qui sont en train de nettoyer consciencieusement un tas dĠimmondices. Les urubus remplissent Charleston les fonctions de balayeurs, comme les chiens Constantinople ; il nĠy en a pas dĠautres.
Aux abord du City Hall on me signale une autre varit dĠurubus, moins laborieux et moins utiles ceux-l : ce sont des politiciens ngres, en sous-ordre, que les carpet baggers et les scalawags blancs emploient recruter des voix. QuĠest-ce quĠun carpet bagger ? QuĠest-ce quĠun scalawag ? Un carpet bagger est un politicien venu du Nord aprs la guerre, sans autre fortune personnelle que le contenu de son sac de nuit (carpet bagger, porteur de sac), pour gouverner les tats du Sud et administrer leurs finances. Un scalawag est un va-nu-pieds ou un vagabond noir ou blanc, du Nord ou du Sud, qui sert dĠauxiliaire au carpet bagger. Pendant plusieurs annes, les propritaires du Sud, en proie un amer dcouragement, leur ont laiss le champ libre ; mais carpet baggers et scalawags ont opr avec tant dĠactivit quĠils auraient dvor le peu qui restait de la fortune du Sud si lĠon nĠy avait mis le hol. Les blancs ont fini par comprendre quĠils taient les plus nombreux dans la plupart des anciens tats confdrs ; ils ont vot et reconquis pacifiquement le pouvoir, sauf dans la Caroline du Sud et dans la Louisiane, o la population de couleur est en majorit. Ils ne dsesprent pas cependant dĠexpulser les carpet baggers et les scalawags de ces deux dernires forteresses, car ils ont pour eux, dfaut du nombre, lĠinfluence de la fortune et des lumires, sans oublier lĠascendant de la race ; alors, le Sud, dbarrass des maraudeurs politiques, cessera dĠtre lgalement au pillage. Je nĠexagre rien : cĠest bien un vrai pillage, avec lĠapparence de la lgalit. Lisez plutt cet extrait dĠune lettre quĠun des citoyens les plus notables de la Caroline du Sud adressait ces jours-ci au New York Herald ; vous y verrez ce que les ngres investis de la plnitude des droits civils et politiques, en vertu du quinzime amendement la Constitution, instruits et dirigs par les carpet baggers blancs, ont fait des finances de la Caroline du Sud.
Ç Si les gens du Nord et ceux qui partagent leur opinion, dit M. Rhett, pouvaient se rendre compte de la nature des gouvernements radicaux ngres qui ont t imposs aux tats du Sud, ils seraient merveills de notre patience. Pour vous donner une ide du gouvernement de la Caroline du Sud, je me contenterai de signaler quelques faits concernant la composition du personnel qui gouverne actuellement lĠtat, et la manire dont il use de ce pouvoir pour le plus grand bien de la chose publique.
Ç Pouvoir excutif : Gouverneur, D.-H. Chamberlain, carpet bagger blanc du Massachussets ; lieutenant gouverneur, R.-H. Gleaves, carpet bagger multre de la Louisiane ; trsorier, F.-L. Cardoza, scalawag multre de la Caroline du Sud ; secrtaire dĠtat, H.-E. Hayne, scalawag multre de la Caroline du Sud ; attorney gnral, W. Stone, carpet bagger blanc de Vermont ; surintendant de lĠducation, J.-K. Jillsen, carpet bagger blanc ; aide et inspecteur gnral, H.-L. Purvis, carpet bagger de la Pennsylvanie.
Ç Dpartement lgislatif : Prsident du Snat, R.-H. Gleaves, carpet bagger multre de la Louisiane. Sur 33 snateurs, 26 sont radicaux (rpublicains) ; 7, conservateurs (dmocrates) ; 19 sont ngres et multres ; 4, carpet baggers blancs ; 2, scalawags blancs ; et 7, conservateurs ou dmocrates blancs.
Ç Sur 124 membres de la Chambre des Reprsentants, 91 sont radicaux ; 33, conservateurs ; 75 sont ngres ou multres ; 8, carpet baggers blancs ; 8, scalawags blancs ; et 33, conservateurs ou dmocrates blancs.
Ç Dpartement de la justice : La Cour suprme consiste en 3 juges. Chef de justice, F.-I. Moses, scalawag blanc de la Caroline du Sud ; premier associ, A.-J. Willard, carpet bagger blanc, de New York ; second associ, J.-J. Wright, carpet bagger ngre, de la Pennsylvanie. La Cour de circuit comprend 8 juges lus par la Lgislature. Dans ce nombre, il y a 3 carpet baggers, 3 scalawags et 2 conservateurs.
Ç En 1860, la proprit soumise aux taxes dans la Caroline du Sud tait value 607 818 288 dollars. La taxe annuelle de lĠtat tait de 500 000 dollars. La Lgislature sigeait pendant trois semaines, et chacun de ses membres tait pay raison de 3 dollars par jour, plus les frais de route ; elle cotait lĠtat 18 000 dollars. Les impressions officielles revenaient environ 16 000 dollars. Les fonctionnaires publics recevaient des appointements analogues ceux quĠon leur paye actuellement dans les petits tats de la Nouvelle-Angleterre, et ils remplissaient eux-mmes les devoirs de leurs emplois respectifs.
Ç AujourdĠhui, la proprit taxable de lĠtat nĠest plus value quĠ 140 millions de dollars Ñ encore cette valuation est-elle exagre de la manire la plus manifeste Ñ et la taxe annuelle de lĠtat a mont 1 500 000 dollars. La Lgislature sige pendant des mois, et chaque membre reoit 600 dollars, plus les frais de dplacement ; en sorte quĠelle cote 103 000 dollars au lieu de 18 000. Les impressions officielles figurent au budget pour 50 000 dollars, et pendant plusieurs annes elles ont cot jusquĠ 150 000 dollars. Les fonctionnaires de lĠtat se considrent maintenant comme des Ç chefs de dpartement È, et ils emploient des commis pour faire leur besogne. Les emplois se sont multiplis, et les salaires ont t largement augments au profit de la foule des charlatans politiques et des cormorans qui vivent de la substance du peuple. Le gouvernement cote maintenant, en sus des dpenses de la Lgislature, environ 800 000 dollars annuellement.
Ç Depuis 1868, poque laquelle les radicaux ont pris possession du gouvernement, le montant des taxes perues pour les dpenses de lĠtat et des comts a t de 18 millions de dollars. Dans les trois premires annes, outre la dette constitue qui sĠlevait en 1869 5 ou 6 millions de dollars, on a mis pour 12 millions dĠobligations et 2 millions dĠautres bons ; en 1873-74, 12 millions ont t rpudis compltement ou ont subi une rduction de 50%. Ë peu dĠexceptions prs, les comts sont couverts de dettes, leurs obligations ne sĠescomptent quĠ un taux usuraire, et la population est dans la plus abjecte pauvret.
Ç Si Barnum ou les commissaires de lĠExposition voulaient runir et exhiber Philadelphie, pendant quelques semaines, la Lgislature de cet tat en session, ce spectacle attirerait la foule. Le gouvernement rpublicain de la Caroline du Sud, dans les tats-Unis dĠAmrique, en lĠan de grce la centime de lĠUnion, apparatrait comme un dfi jet la civilisation, et tout honnte rpublicain du Nord se dtournerait de cette horrible parodie dĠun gouvernement libre. È
JĠajouterai que le montant des taxes qui psent sur la proprit sĠlve au taux norme de 22%, et quĠil arrive frquemment quĠon trouve plus de profit abandonner ses biens au fisc quĠ payer les taxes. Ë Charleston, la valeur des maisons a baiss de moiti, et sur les bords de la Savannah, qui spare la Caroline de la Gorgie, les terres se vendent 2 ou 3 dollars lĠacre le long de la rive carolinienne Ñ encore ne trouvent-elles pas dĠacheteurs Ñ tandis quĠon les paie 50 dollars et davantage sur la rive gorgienne. La plupart des plantations de riz sont ruines ; les ngres cultivent la place des petits champs de mas ou de patates douces qui suffisent leurs besoins avec lĠadjonction des menus profits du maraudage. QuĠun semblable tat de choses puisse subsister, cela parat au premier abord invraisemblable ; heureusement, les mÏurs et les habitudes corrigent les lois, et si le meilleur gouvernement est impuissant rformer dĠemble une socit vicieuse, un gouvernement barbare ne peut avoir raison en un jour dĠune socit civilise.
Cette influence des habitudes et des mÏurs, jĠai pu lĠapprcier moi-mme en prenant un car qui mĠa conduit la limite de la ville, aprs avoir travers un quartier aristocratique o dĠlgantes villas sont enfouies derrire des massifs dĠorangers, de citronniers, de magnolias, de vernis du Japon, et dĠun merveilleux arbuste couvert de milliers de fleurs rouges, le lagerstrmia indica rubra, que je prenais, dans mon ignorance, pour le laurier-rose ; en sortant du car, jĠai fait pied dans la campagne une promenade de plusieurs kilomtres au milieu des champs de mas, des prs et des massifs de chnes-verts. Je ne rencontrais que des ngres. Tous me saluaient avec une respectueuse dfrence, et ceux auxquels je demandais des indications sur ma route sĠvertuaient me remettre sur le bon chemin. Les ngres ont beau tre devenus les matres de leurs matres, ils nĠont pas moins conscience de leur infriorit, et le jour o les carpet baggers du Nord cesseront dĠexploiter leur ignorance dans des vues politiques et surtout financires, tout rentrera dans lĠordre : les conservateurs blancs ressaisiront le pouvoir quĠils sont seuls capables dĠexercer, et les politiciens ngres reprendront qui le rasoir, qui le plumeau et le chasse-mouches, qui la pole frire. NĠest-il pas plus honorable, aprs tout, dĠtre un barbier adroit, un bon domestique et un parfait cuisinier, quĠun mauvais politicien ? En attendant, la situation de ce malheureux pays livr aux carpet baggers et aux scalawags me rappelle une amusante caricature de Cham reprsentant un tribunal o trois forats, le bonnet vert sur lĠoreille, sont en train de juger leurs ci-devant juges. La comparaison nĠest pas aussi force quĠelle en a lĠair. La Lgislature vient prcisment de nommer une des fonctions les plus leves de la magistrature un simple voleur ngre, et la chose a paru, malgr tout, si exorbitante, que le gouverneur, homme de bon sens quoique carpet bagger, a cru devoir contester la validit de cette nomination. Mais qui aura le dernier mot du gouverneur blanc ou de la Lgislature ngre ?
Je ne fais quĠun court sjour Charleston, et je prends le chemin de fer de Savannah, o mĠattendait la plus gracieuse et la plus cordiale hospitalit. Quoique politiquement les matres Ñ et cĠest ici que lĠinfluence des mÏurs apparat dans toute sa force Ñ les ngres sont relgus dans une voiture spciale, de mme quĠils ont leurs coles, leurs glises et leurs cimetires particuliers, de mme encore quĠaucun homme de couleur nĠoserait franchir le seuil dĠun htel frquent par les blancs. On ne les admet que dans les cars des rues. Il me semble mme, depuis que je suis dans le Sud, que le prjug de couleur sĠest raviv et exalt en proportion des efforts que le gouvernement a faits pour le dtruire. Ce prjug, les Europens amricaniss le partagent avec les Amricains de naissance, et peut-tre lĠexagrent-ils encore. Certes, je comprends quĠon nĠaime point voyager ct dĠun ngre qui exhale une odeur analogue celle dĠun march aux poissons aprs un violent orage, car certains ngres, ceux de la Guine en particulier, ont positivement une odeur sui generis, provenant de la scrtion des glandes de lĠaisselle ; je conois quĠon nĠinvite pas sa table un homme de couleur dĠune ducation infrieure ; mais quĠun blanc ignorant, malpropre et mal lev, comme il y en a, repousse avec indignation lĠide de dner ct dĠun homme de couleur dĠune propret irrprochable et dĠune ducation suprieure la sienne, voil bien, nĠest-il pas vrai ? la plus orgueilleuse sottise quĠon puisse imaginer ! Ñ Cependant, me disent les amis du Sud, vous vous trompez, le cas dont vous parlez ne se prsente pas ; il nĠest pas possible quĠun homme de couleur sĠlve au niveau dĠun blanc ; dĠailleurs, pourquoi les gens du Nord veulent-ils nous imposer une galit sociale quĠils repoussent pour eux-mmes ? Est-ce quĠils invitent leur table les hommes de couleur ? Est-ce que la prsence dĠun ngre ou dĠun multre dans un bal, autrement quĠen qualit de domestique, Philadelphie ou Boston, ne mettrait pas aussitt en fuite toutes les dames abolitionnistes et ngrophiles ? Ñ Si les gens du Nord refusent dĠadmettre chez eux et dans leurs runions un homme de couleur bien lev et qui ne sent pas le poisson dfrachi, ils ont tort ; mais la conduite des gens du Nord doit-elle servir de rgle la vtre ? Maintes fois en Europe, jĠai rencontr des hommes de couleur qui ne seraient dplacs dans aucune runion blanche ; et si la socit amricaine ne veut pas les admettre dans ses rangs, cĠest tant pis pour la socit amricaine. Ñ Je dois dclarer que ce speech, dans lequel je mĠefforais de mettre toute mon loquence, nĠobtenait aucun succs, et une aimable dame laquelle je demandais pourquoi elle ne recevait pas chez elle un clergyman de couleur, dĠune ducation distingue et de mÏurs irrprochables, paraissait aussi choque de ma question que si je lui avais demand pourquoi elle nĠinvitait pas dner un singe ou un porc.
En ma qualit dĠEuropen non amricanis, je fais le voyage de Charleston Savannah dans le car du peuple de couleur, colored people, comme on nomme ici tout ce qui nĠest pas blanc de race pure. JĠai pour voisines deux vieilles ngresses couleur de suie, des ngresses de Guine ; en face de moi un vieux ngre dont la tte est couverte dĠune paisse toison de laine blanche toute boucle ; plus loin une jeune ngresse dĠun noir tirant sur le brun, une ngresse Congo, dont le nez retrouss, les grosses lvres gourmandes, les yeux brillants et humides ne manquent pas dĠun certain agrment ; et l quelques multres lgamment vtus dĠun paletot noir avec un gilet dĠune blancheur immacule sur lequel sĠtalent une chane dĠor et des breloques. Ce sont des politiciens, probablement des fonctionnaires qui gouvernent le peuple blanc, mais qui se gardent prudemment de mettre les pieds dans la voiture rserve aux blancs. Leur prsence y soulverait une meute ! Ils auraient certainement le droit dĠuser de reprsailles mon gard, et je leur sais gr de se montrer plus tolrants que leurs voisins. Le paysage qui se droule mes regards se ressent du voisinage des tropiques. Ce sont dĠimmenses marcages couverts de joncs et de nnuphars, ombrags dĠun pais taillis, ou bien encore des forts de chnes et de pins jaunes, trbenthine, au milieu desquelles les ngres ont pratiqu des claircies en mettant tout simplement le feu aux arbres. Le sol est couvert de souches noircies ; dĠespace en espace on aperoit une cabane en planches entoure dĠun champ de mas. Des ngres y travaillent nu-tte, sous un soleil presque vertical ; les ngresses portent de vieux chapeaux de paille. Est-ce par coquetterie et ont-elles peur du hle ? Les ngrillons ne portent rien, comme dans la chanson de Malbroug ; les plus gs seulement achvent dĠuser des dfroques qui datent de lĠmancipation. Mais cette nature tropicale est splendide : les corolles blanches qui surmontent les larges feuilles vertes des nnuphars sont visites par de lourds papillons aux ailes diapres dĠazur, dĠargent ou dĠor ; de temps en temps un grand chassier blanc prend son vol en rasant les marais, dont les eaux noires ou ocreuses suintent la fivre ; des plantes grimpantes enveloppent le taillis de manire le rendre impntrable. Des tortues prennent le frais le long des bayous noirtres, o fourmillent des alligators longs parfois de plus de trois mtres et exhalant une forte odeur de musc. Seulement, ce jour-l les alligators ont prfr rester chez eux ; je suis oblig dĠy croire de confiance. En revanche, voici des vaches nonchalamment couches en travers de la voie, quĠaucune clture ne spare de la fort. Le sifflet de la locomotive fait un affreux tintamarre dont elles finissent par comprendre la signification : elles se sauvent toutes jambes dans le fourr ou dans la futaie. Aux abords de la rivire Savannah, la vgtation se serre et acquiert une vigueur prodigieuse : les roseaux ont vingt pieds de haut. La rivire roule lentement ses eaux paisses, couleur dĠocre rouge. Nous la traversons sur un pont en bois qui a t dtruit pendant la guerre et quĠon nĠa reconstruit quĠ moiti. et l on a enfonc des pilotis dans le lit vaseux du fleuve ; on a runi ces pilotis par des poutres transversales, et on a pos les rails jour dĠune poutre lĠautre. La locomotive ralentit sa marche, et le train branlant traverse sans encombre ce passage vertigineux, non sans faire prouver aux voyageurs insuffisamment amricaniss un malaise sensible. Mes compagnons et mes compagnes de couleur restent impassibles. Ils sont, dĠailleurs, trs agrablement occups : le respectable vieillard laine blanche dvore les restes dĠun gteau de mas ; les deux vieilles ngresses de Guine ont allum de courtes pipes en bois dont elles tirent des bouffes dĠune fume paisse et cre qui me prend la gorge ; la jolie ngresse Congo enfonce ses belles dents blanches dans la chair rouge dĠun water melon, jusquĠ ce quĠil nĠen reste plus que lĠcorce verte. Un beau ngre au nez largement pat lui apporte alors galamment un verre dĠeau glace quĠil vient de remplir la fontaine du car et quĠelle vide jusquĠ la dernire goutte, en faisant claquer ses lvres ; aprs quoi, Ñ elle aussi ! Ñ elle tire une pipe de sa poche, elle la bourre avec soin, et je ne lĠaperois plus quĠ travers un nuage de fume. Cependant, la pipe finit par se vider, et lĠaimable Congo la remet dans sa poche, dĠo elle extrait une tablette noire que je prends pour du jus de rglisse. Ë la bonne heure ! Elle se penche nonchalamment la fentre, comme pour savourer le merveilleux paysage qui se droule nos yeux. Horreur ! Un jet de couleur jauntre sĠchappe de sa bouche cercle de perles. Elle ne se contente pas de fumer, elle chique !
Aprs avoir travers la rivire, nous entrons dans la Gorgie, et nous voici bientt Savannah, Forest City, la Cit de la fort, la bien nomme, car elle contient plus dĠarbres que de maisons.
Savannah, le 23 aot 1876.
Savannah, vous disais-je dans ma dernire lettre, est bien nomme la Cit de la Fort. Ses 29 000 habitants, 15 000 ngres et 14 000 blancs, occupent un espace qui suffirait pour loger, la mode parisienne, un million de cratures humaines. DĠimmenses avenues sillonnes par des tramways, et dont quelques-unes nĠont pas moins de quatre ranges de gros chnes, dĠormes ou de platanes, sĠy croisent, comme toujours, angle droit avec dĠautres avenues, en laissant, entre les blocs dĠhabitations, des squares ou des parcs ombreux. CĠest une fort o lĠon a plant des maisons. Le quai de la rivire Savannah est bord de magasins et de presses vapeur dans lesquelles le volume des balles de coton qui arrivent de lĠintrieur est rduit de moiti. Voici des banques, des Socits dĠassurances contre lĠincendie et sur la vie, des magasins-bazars, des htels qui sont ferms pendant lĠt, ou plutt entrebills, car on y loge des voyageurs, mais sans les nourrir. Ils ne sĠouvriront tout fait que le 1er septembre, poque o commencent affluer, avec les arrivages de coton de lĠintrieur, les acheteurs du dehors. Voici des glises de tous les cultes ou de toutes les sectes, et lĠon en btit tous les jours. Les catholiques viennent dĠen construire une qui nĠa pas cot moins de 500 000 dollars. Le catholicisme est en progrs ici comme dans le Nord : aprs les mthodistes, qui possdent pour 69 millions de proprits assises, le culte catholique est le plus grand propritaire foncier des tats-Unis. Il figure pour 60 millions de dollars dans le dernier recensement. JusquĠ ces derniers temps les ngres appartenaient presque exclusivement aux sectes mthodistes et baptistes ; ils commencent passer au catholicisme. Les juifs sont nombreux Savannah, o leurs premiers colons sont arrivs peu aprs la fondation de la ville, en 1733, et ils ne possdent pas moins de trois synagogues. Ils sont banquiers et commerants, et font gnralement bien leurs affaires ; mais on nĠen cite point qui sĠoccupent dĠagriculture. Voici encore une jolie bibliothque publique, don dĠun gnreux ami des lumires, avec une vieille dition des Îuvres compltes de Voltaire, un collge mdical, un hpital, un poor house, une prison et une douane, bref, tous les organes essentiels de la vie civilise. Les avenues ne sont point paves, les rues ne le sont gure, et lĠon fait des conomies sur le gaz ; mais Savannah nĠen est pas moins un bois fort agrable habiter. La population blanche Ñ je parle surtout du beau sexe Ñ est remarquable par la finesse aristocratique des traits et la blancheur de la carnation : les enfants, qui vont nu-pieds jusquĠ douze ans et mme au del Ñ ils ont horreur de cet instrument de torture quĠon appelle un soulier Ñ semblent ptris de roses et de lait. Oh ! les ravissants babies, et quel contraste avec ce pauvre colored people, bauche informe quĠon croirait avoir t confectionne par un praticien maladroit, un jour o le sublime artiste de la cration avait quitt son atelier pour aller faire lĠcole buissonnire !
La salubrit de cette agrable ville laissait nagure fort dsirer. CĠtait le nid prfr de toutes les fivres. On lĠa canalise, et les fivres ont disparu, lĠexception pourtant de la terrible fivre jaune, qui a clat de nouveau pendant mon sjour. Il est vrai quĠelles ont t remplaces par dĠautres maladies, mais que voulez-vous ? il faut bien que tout le monde vive. Que deviendraient les mdecins sĠil nĠy avait plus de malades ? Ne paient-ils pas les taxes, sans oublier leur quote-part dans les frais de la protection libralement accorde lĠindustrie ? NĠont-ils pas le droit dĠtre protgs leur tour ? Si les anciennes maladies venaient manquer, ne serait-il pas tout fait conforme aux principes du systme protecteur qui fleurit aux tats-Unis dĠen acclimater de nouvelles pour faire aller leur commerce ? On ne compte pas moins de 50 mdecins Savannah, dont 3 homopathes et 2 thompsonniens, sans compter les praticiens ngres et autres qui oprent en se passant de diplme. LĠexercice de la mdecine est libre en ce sens que tout citoyen amricain a le droit imprescriptible de se traiter lui-mme et de dlguer ce droit qui bon lui semble ; mais ceux-l seulement qui ont obtenu un diplme dans un collge mdical aprs y avoir pass au moins deux ans, ou reu une licence la suite dĠun examen devant un comit spcial Ñ ceux-l seuls sont autoriss rclamer en justice le paiement de leurs honoraires. JĠai sous les yeux le tarif imprim des mdecins de Savannah, et lĠon ne saurait rien imaginer de plus pratique. Chaque visite, opration ou traitement, y est tarif selon son importance. Une visite simple un rsidant, 2 dollars ; un non rsidant, 5 dollars ; une visite bord dĠun navire pendant le jour, 5 dollars ; pendant la nuit 20 dollars ; une visite pendant les heures o le mdecin reoit ses malades son office, 20 dollars ; un accouchement ordinaire, 50 dollars ; avec complications, 100 dollars ; opration csarienne, 500 dollars ; amputation dĠun bras, 50 dollars ; dĠune jambe, 100 dollars, etc., etc. Ces prix ne sont toutefois quĠun minimum ; ils peuvent tre augments selon lĠimportance des cas, la discrtion du mdecin, et un avis imprim en tte du tarif avertit les clients que la note leur sera prsente tous les mois ou aussitt que le traitement sera termin. Ce systme, introduit par un mdecin belge, plat beaucoup aux mdecins et ne parat pas dplaire aux malades, qui savent dĠavance ce quĠil leur en cotera, sauf la question tant soit peu obscure de la discrtion du mdecin. Le tarif nĠempche pas, bien entendu, le mdecin de donner son temps gratis aux malades pauvres, et lĠinventeur du systme, lĠexcellent et nergique docteur Lh., ne sĠen fait pas faute. JĠai nglig de mĠinformer si les prix sont les mmes pour les maladies ou les oprations blanches et pour les noires ; mais il est clair quĠune jambe ou un bas blanc doit coter plus cher couper quĠune jambe ou un bras noir, vu lĠingalit manifeste de la valeur de ces divers objets.
Quoique la chaleur soit crasante, mes aimables htes se prtent avec une inpuisable obligeance toutes mes fantaisies dĠexcursionniste. Je me proposais dĠaller visiter les clbres plantations de coton longue-soie, Sea Island, dans les les voisines de la cte. Hlas ! il nĠy a plus de coton longue-soie, ou du moins la rcolte en est deve-nue insignifiante. Les les ont t confisques par le gouvernement fdral, les plantations ont disparu, et, la place quĠelles occupaient, les ngres cultivent des patates douces et des watermelons (pastques). On mĠassure que les ngres, isols de la civilisation blanche, sont en train de retourner lĠtat sauvage ; quĠils sont revenus lĠadoration des ftiches et du Vaudoux. CĠest peut-tre un mauvais propos des blancs ; mais tel que je commence connatre Tommy Ñ permettez-moi de dsigner sous ce petit nom dĠamiti le neveu mancip de feu le respectable oncle Tom Ñ je lĠen crois, ma foi, bien capable. Mes excursions aux environs de Savannah ne me le montrent pas, il faut le dire, son avantage. Partout o jĠaperois de mauvaises herbes, je suis sr de voir surgir une cabane de ngre, et quelle cabane ! un carr de planches noircies, avec une chemine le plus souvent en torchis, dont lĠouverture ne dpasse pas le fate du toit. Un certain nombre de ces cabanes ont t construites, dĠaprs le systme usit Mulhouse, par une Compagnie de Yankees philanthropes. On vendait au ngre le terrain payable par termes successifs, et il se chargeait dĠy lever sa cabane. Seulement, la prvoyance nĠest pas la vertu capitale de Tommy ; il ngligeait de payer son terme, et la Compagnie sĠempressait de lĠexproprier pour graver dans son cerveau rebelle ce principe de morale et dĠconomie. On me montre une case laquelle il ne manquait plus que deux ou trois planches pour couronner le toit. Mais le dernier terme tant demeur en souffrance, la Compagnie avait repris possession du terrain, et naturellement aussi, gard la case.
Je visite un peu plus loin une rizire abandonne. CĠtait une magnifique exploitation couvrant 500 acres. Une alle royale de vieux chnes dĠun demi-mille de longueur conduit lĠhabitation du planteur. Le long de cette avenue, des cases, solidement bties en briques, couvertes avec des planchettes de cyprs et suffisamment spacieuses pour loger lĠaise une famille, servent maintenant de repaire aux insectes et aux reptiles ; chacune de ces cases attenait un jardin o le ngre plantait du mas et des lgumes quĠil avait le droit de vendre son profit ; le temps ne lui manquait point, les tches dans les rizires nĠtaient pas lourdes, et il lui arrivait souvent dĠavoir fini sa besogne avant midi. Le reste de la journe lui appartenait ; aussi les plus actifs et les plus prvoyants avaient-ils accumul un petit capital ; on sĠexplique ainsi quĠils aient pu acheter des terres au lendemain de lĠmancipation, et quĠils paient lĠimpt sur 3 millions de dollars de proprit assise dans lĠtat de Gorgie. Ces ngres propritaires ne constituent toutefois quĠune faible minorit, et je nĠen ai vu quĠun seul dont lĠexploitation pt rivaliser pour la bonne tenue avec celle des migrants allemands, ses voisins. Au bout de lĠavenue, une colonnade en style plus ou moins grec dcore la faade dĠune confortable maison entoure de larges vrandas o grimpe la vigne vierge, et que surmonte un belvdre. Des bananiers talent leurs larges feuilles, et les lagerstrmia indica leurs grappes de fleurs rouges au milieu des plantes parasites qui ont envahi le jardin. Auprs de lĠhabitation seigneuriale, un chalet lgant servait de demeure lĠoverseer ; du ct oppos taient le moulin et les curies. Aux environs, un immense mail ombrag de chnes sculaires servait de lieu de runion et dĠamusement la population noire. AujourdĠhui, sur 500 acres, 25 tout au plus sont en culture, et le silence de ce lieu dsol nĠest troubl que par les coups de fusil de quelques ngres se livrant leur plaisir favori dans un pays o lĠon ne connat ni les permis de chasse ni les gendarmes. Ë peu de distance, on me montre un pan de mur croulant, dernier vestige dĠune autre habitation seigneuriale incendie par lĠarme de Sherman. Il y a cependant encore, le long du fleuve, quelques rizires en exploitation et convenablement tenues. Je les ctoie dans une excursion lĠle de Tybee, lĠembouchure de la Savannah ; mais elles sont rares. Songez quĠaux quatre annes de la guerre civile, pendant lesquelles les tats du Sud sont rests hermtiquement bloqus, a succd lĠmancipation opre par voie de confiscation. La valeur dĠun ngre adulte tant, en moyenne, de 1 000 dollars (5 000 fr.), et le moindre ngrillon reprsentant un capital dĠune centaine de dollars, les quatre millions de ngres mancips constituaient un capital quĠon ne peut valuer moins de deux ou trois milliards de dollars et qui formait le plus clair de la fortune des planteurs. CĠtait leur cheptel. Le jour o lĠmancipation le leur a enlev sans indemnit, les plus riches se sont trouvs pauvres. Ils conservaient la terre, la vrit ; mais la terre, dgarnie de ses instruments dĠexploitation, tait sans valeur. O trouver, dĠailleurs, le capital ncessaire pour la cultiver, dans un pays que la guerre avait puis, et auquel les carpet baggers et les scalawags allaient bientt enlever le peu qui lui restait de ressources ? Aussi, quĠest-il arriv ? CĠest quĠil a fallu vendre tout prix, dans un moment o, sauf quelques spculateurs du Nord, personne nĠavait dĠargent pour acheter, et quĠon a vu des familles accoutumes tous les raffinements du luxe manquer littralement de pain ; des femmes lgantes ont t rduites faire la cuisine et blanchir elles-mmes leur linge ; des jeunes gens appartenant la fine fleur de lĠaristocratie se sont faits conducteurs de cars. Cependant, grce la vigoureuse lasticit de la nature amricaine, grce aussi lĠabondance merveilleuse des ressources de ce pays bni du ciel, la situation sĠest peu peu dtendue ; on sĠest remis au travail avec nergie, on a reconquis le pouvoir sur les carpet baggers, et depuis quelques annes la Gorgie, plus heureuse que la Caroline du Sud, a vu renatre, au moins en partie, sa prosprit dĠautrefois. Mais que de ruines restent relever !
JĠai encore un dimanche passer Savannah. JĠai visit lĠle de Tybee, le Trouville de la Gorgie, un Trouville quelque peu dsert, mais o la mer, jaunie par les eaux de la Savannah, roule ses vagues tides sur une admirable plage de sable fin, borde de choux palmistes ; je me suis promen dans les larges avenues du cimetire Bonaventure, o les hautes branches des chnes-verts, runies en arceaux, retiennent suspendus comme des stalactites funbres, de longs cheveaux dĠune mousse grise, propre cette rgion de la cte, la plus potique des mousses dcorant le plus mlancolique des cimetires ! Je regrette dĠavoir escompt ce plaisir du dimanche, mais il me reste la ressource du Central Park dans lĠaprs-midi et de lĠoffice de lĠglise ngre le soir. JĠavais remarqu, au milieu du Central Park, une sorte de flche gothique, orne de deux statues de marbre blanc. CĠest un monument lev par les dames de Savannah la mmoire des soldats confdrs qui ont succomb dans la guerre de scession. Une dlicieuse miss me propose de mĠen faire les honneurs. Elle a les yeux bleus comme des bleuets, les traits fins et dlicats, le teint dĠune blancheur mate, rehauss par une opulente crinire dore, et ce je ne sais quoi de fminin qui manque ses sÏurs du Nord leves en commun avec les garons. Ici, les filles ont leurs coles part. Mon adorable miss tient la bouche une jolie rose-th dont elle mchonne la tige, tout en mĠexpliquant que le monument a cot 25 000 dollars, et quĠon a fait venir du Canada les pierres et le marbre qui ont servi le construire, car on nĠa pas voulu des pierres et du marbre yankees ! Elle prend mon carnet et y inscrit la simple et touchante ddicace grave sur la pierre :
Come from the four winds
O breath,
And breathe upon these slain
That they may live.
To the Confederate dead.
1861-1865.
Dans la plupart des villes du Sud on trouve un monument analogue, attestant que le souvenir de Ç la guerre sacre È est demeur vivant au fond de ces mes ulcres. Ce sera la lgende de lĠavenir. Partout on rencontre les portraits de Lee, de Johnson, de Stonewall Jackson, Jackson mur de pierre, les hros de cette lutte ingale que le Sud a commence avec une imprvoyance qui nĠa t surpasse que par son hrosme. Mais je nĠai aperu nulle part le portrait de Jefferson Davis. CĠtait un politicien, me dit-on, et cĠest lĠambition des politiciens qui nous a valu cette cruelle guerre laquelle personne nĠtait prpar, et que nous avons crue impossible jusquĠau dernier moment. Quand nos politiciens se sont aperus que le gouvernement de lĠUnion leur chappait, ils ont provoqu la scession, et, lĠaffaire engage, pouvions-nous dserter la lutte ? Toutefois, le principal reproche que lĠon adresse Jefferson Davis cĠest dĠavoir voulu diriger du fond de son cabinet les oprations militaires et destitu les gnraux les plus capables, Johnson entre autres, parce quĠils refusaient dĠexcuter passivement ses hautes combinaisons stratgiques. Il a voulu faire le Carnot, rsumait-on, et il nĠtait pas un Carnot. Hlas ! ni lui ni bien dĠautres !
Mais la nuit est tombe, comme elle tombe dans le Sud, pic, sans laisser de place au crpuscule. Il est temps dĠaller lĠoffice ngre. Nous avons le choix des glises ; il y en a de baptistes, de mthodistes et de catholiques. Nous donnons la prfrence lĠglise mthodiste. CĠest une vaste halle rectangulaire, moiti en briques moiti en bois, sans aucun signe extrieur qui indique sa destination. Nous entrons, et nous sommes accueillis avec la politesse la plus exquise. On nous conduit aux meilleures places, et nos voisins colors sĠempressent de nous offrir des ventails japonais. LĠassemble se compose dĠun millier de fidles des deux sexes dans leurs brillants habits des dimanches : les hommes en paletots noirs et gilets blancs sur lesquels sĠtalent chanes et breloques ; les femmes en robes blanches ou de couleurs vives, avec des chapeaux aussi fleuris que possible. Tout ce monde multicolore remplit les bancs du rez-de-chausse et de la galerie en agitant des ventails. Un orgue tient la place occupe par le chÏur dans les glises catholiques. En avant de lĠorgue, un compartiment ferm par une balustrade, et au milieu duquel se dresse un pupitre couvert dĠune serviette blanche, est rserv aux clergymen officiants. Au-dessous du pupitre, un guridon tablette de marbre dont nous connatrons tout lĠheure la destination. Les clergymen, tous colors, que leur costume ne distingue en rien des simples fidles, sont assis sur des chaises, dans des poses relches, et ils sĠventent avec activit. Le plafond est orn de peintures fresque, violemment claires par des becs de gaz dpourvus de globes. CĠest dĠabord lĠaptre Wesley, le pre du mthodisme, et le clbre prdicateur Richard Allen, puis un Christ en croix, la Cne, et finalement une aristocratique lady, vtue dĠune robe verte dont la queue immense remplit tout le milieu du plafond, en clipsant totalement lĠaptre Wesley et le prdicateur Richard Allen. Cette lady aristocratique est en train de porter ses lvres une grosse bouteille de gin, malgr les gestes dsesprs dĠun clergyman plac au-dessus de la bouteille, sans un respect suffisant des lois de la perspective arienne. Le long de la robe verte pendent deux rubans portant imprims en lettres majuscules ces deux mots : Degradation, drunkenness, dgradation, ivrognerie. Ai-je besoin dĠajouter que la peau de cette lady dgrade est dĠune blancheur clatante ? Mais voici que lĠoffice commence. On entonne un hymne avec accompagnement de lĠorgue, et il y a vraiment de belles voix dans cette foule qui chante de tout son cÏur et plein gosier. Aprs le chant des hymnes vient la prire. LĠassemble entire sĠagenouille profondment, la manire des paysans russes ; quelques femmes sont courbes jusquĠ terre. La prire dite, le prdicateur du jour se lve et se place en face du pupitre. CĠest un grand jeune homme, trs brun de peau et quĠon mĠassure tre un ngre, quoique je le prenne plutt pour un multre. Il commence dĠune voix peine distincte, sans faire de gestes, et il continue pendant un quart dĠheure avec la mme sobrit de ton et dĠallures. Le thme de son discours me parat heureusement et ingnieusement choisi. Il compare le peuple du Sud aux isralites chapps la servitude dĠgypte. Ñ Vous tes dlivrs des chanes de lĠesclavage, et vous devez en remercier la souveraine bont de Dieu (oui ! oui ! dans lĠauditoire) ; mais vous portez encore dĠautres chanes : ce sont les vices et les mauvaises habitudes que vous avez contracts dans la servitude. Il faut vous en dbarrasser (oui ! oui !) et vous purifier ; il faut quĠun esprit nouveau pntre dans vos mes. Ñ Jusque-l, tout allait bien, et le plus blanc des prdicateurs blancs nĠaurait pas mieux dit ; mais voici tout coup que lĠorateur sĠagite comme si lĠesprit quĠil venait dĠvoquer sĠtait empar de lui, sa parole se prcipite, on nĠentend plus que des phrases incohrentes, haches, et sans aucun sens apprciable. Il arpente la plate-forme grands pas. Il sĠarrte et se renverse en arrire la manire des clowns en tendant les bras, puis il se redresse, et se courbe en se tordant comme un homme atteint subitement dĠune violente colique. Il crie, il se redresse et se renverse de nouveau, et il continue pendant dix minutes, un quart dĠheure, sans trve ni relche, cet exercice violent et incomprhensible, en accentuant de plus en plus ses paroles et ses gestes. Un cri dchirant lĠinterrompt : cĠest une jeune fille qui sĠest jete sur le plancher, corps perdu, les bras tordus et la face convulse. Mon voisin, un mdecin sceptique, prtend quĠelle a obi un signal parti de la plate-forme ; mais, prpare ou non, la scne ne tarde pas produire un effet contagieux. Des cris perants sĠlvent de toutes parts : une douzaine de jeunes filles, en proie un dlire nerveux, se roulent sur les bancs ; une grosse ngresse vtue de jaune se balance avec frnsie de droite gauche comme un poussah ; derrire moi, un jeune ngre sĠtend tout de son long en hurlant comme sĠil tait frapp dĠpilepsie. LĠauditoire est haletant, lĠexcitation est son comble, lĠagitation devient indescriptible. Cependant le prdicateur sĠest rassis tranquillement, avec lĠair satisfait dĠun acteur qui rentre dans la coulisse aprs avoir produit ses effets et empoign son public. Il est remplac au pupitre par un gros garon figure rjouie, pendant que deux auxiliaires avancent le guridon auprs de la balustrade. Cette fois, cĠest une autre gamme. Le gros garon dclare que les finances de lĠglise ont absolument besoin dĠtre ravitailles, que le moment approche o il faudra payer la note du gaz, quĠil y en a pour 41 dollars, sans parler des autres frais. CĠest pourquoi il fait un appel pressant la gnrosit bien connue du peuple de couleur de la ville de Savannah. Il est all la semaine dernire Mcon, et il y a vu une foule de jolies filles et de jolis garons qui se sont empresss de lui apporter leur offrande. On trouve certainement Savannah autant de jolies filles et de jolis garons quĠ Mcon ; il ne peut pas croire quĠils se montrent moins gnreux. (Non ! non ! Ñ Explosion de rires.) DĠailleurs, il nĠy a pas que le gaz et les frais de lĠglise payer ; il y a un pauvre clergyman noir de la campagne qui vient de faire 6 milles pied pour assister lĠoffice, et qui a besoin dĠun secours pour aller voir son pre mourant. Ce discours habile, qui sĠadresse la bont native de ces cÏurs simples aprs avoir chatouill agrablement la vanit des Ç jolis garons È et des Ç jolies filles È, produit lĠeffet dsir. Chacun apporte qui sa pice de 10 cents, qui sa pice de 25 cents ou de 50 cents, qui mme son dollar. Les deux aides rangent avec soin cette monnaie tandis que lĠorateur surveille attentivement, du haut du pupitre, les rsultats de lĠopration. Il nĠen parat que mdiocrement satisfait. Lorsque le dfil est termin, il gourmande lĠauditoire en affirmant que toutes les offrandes runies sur la petite table nĠatteignent pas la misrable somme de 15 dollars. Mon voisin mĠassure quĠil ment effrontment. Quoi quĠil en soit, ses dolances demeurent vaines ; le public se lve et quitte la place en entonnant pleine voix le chant mlodieux et bizarre des bateliers ngres ; on se presse dans les escaliers, o quelques fidles, en proie un reste de surexcitation, sont en train de sĠadministrer des horions ; on teint le gaz, et bientt nous nĠapercevons plus que quelques ombres accouples qui sĠloignent dans la nuit.
Nouvelle-Orlans, le 31 aot 1876.
De Savannah Augusta, 132 milles que lĠon met sept heures franchir, les trains ne faisant gnralement aux tats-Unis que 20 milles (30 kilomtres) lĠheure. DĠailleurs, les chemins de fer du Sud se ressentent de lĠtat prcaire du pays. On ne les rpare que tout juste, et les stations en planches brutes nĠont dĠautre ornement que des affiches. Sozodont a disparu, Gargling se fait rare ; en revanche, les Ç expectorants È se livrent une concurrence acharne ; ils envahissent sur les devantures des stations la place o lĠon cherche en vain le nom de la localit ; ils sĠtalent sur les fences (cltures en planches ou en perches superposes qui sparent les proprits dans toute lĠAmrique) et jusque sur les arbres.
Augusta reoit le coton de lĠintrieur de la Gorgie. CĠest, aprs la Nouvelle-Orlans et Mobile, le plus grand march de coton du Sud. Il nĠy a pas grand chose en dire. CĠest une ville de 16 000 mes, qui en pourrait contenir 300 000 ; les avenues plantes dĠarbres et les rues coupes angle droit sont larges comme les alles de Versailles ; on sĠy croise avec des troupeaux de vaches et de chvres errantes ; mais pourquoi nĠaperois-je pas de moutons ? LĠlve du mouton russirait certainement en Gorgie, on en tombe dĠaccord avec moi ; seulement les chiens y pullulent ; il y en a dans toutes les cases de ngres, et ils ont pris, en lĠabsence de distributions rgulires de vivres, la fcheuse habitude de manger les moutons. Cependant le mal est-il sans remde ? Que lĠon recrute les plus solides et les mieux endents de ces maraudeurs affams, quĠon leur donne une pitance quotidienne, quĠon passe autour de leur cou un joli collier en cuivre avec des sonnettes, qui les gnera dĠabord, mais quĠils seront bientt fiers de porter, et ne deviendront-ils pas, contre leurs frres de la veille, les protecteurs et les gardiens fidles de la gent moutonnire ? La pitance assure ! le collier sonnettes ! A-t-on invent, inventera-t-on jamais des procds de gouvernement et de civilisation plus efficaces que ceux-l ?
Je jette un coup dĠÏil sur la prison qui devait tre, dans la nuit du lendemain, le thtre dĠun drame dont je parlerai tout lĠheure. Au bout dĠune avenue, on me montre dĠun ct le cimetire des blancs, soigneusement enclos dĠune muraille en briques, et tout rempli de tombes et de colonnes de marbre ; dĠun autre ct, le cimetire des ngres, entour dĠune simple cloison en planches brutes, et o je nĠaperois que des arbres et de lĠherbe. Ngligent et insoucieux Tommy ! Un compatriote hospitalier, qui possde une des plus belles ppinires des tats-Unis, mĠemmne dans le haut pays, quelques milles dĠAugusta ; le long de la route, jĠaperois des champs couverts de tiges vertes feuillues, fleurs blanches ou rougetres, que ma mauvaise vue me fait prendre pour des pommes de terre : cĠest le coton. On me signale, 2 ou 3 milles de distance, de lĠautre ct de la rivire, dans la Caroline du Sud Ñ Augusta est, comme Savannah, la limite de la Gorgie Ñ lĠemplacement de la petite ville de Hamburg, ancien march dĠesclaves, o a eu lieu rcemment la scne de meurtre dont il est question dans le discours du snateur Morton. (Voy. la 11e Lettre.) Ce sont deux mauvais sujets blancs dĠAugusta Ñ jĠai rencontr lĠun dĠeux Ñ qui ont provoqu ce sanglant pisode de la lutte des deux races. Ils ont voulu obliger une compagnie de la milice noire, en train de faire lĠexercice, rompre les rangs pour leur livrer passage. LĠofficier sĠy est refus. Le lendemain, les blancs sont revenus en force, ils ont exig le dsarmement de la milice ; des coups de fusil ont t tirs, un blanc a t tu ; mais, finalement, les ngres ont t dsarms ; aprs quoi on en a massacr huit pour leur rappeler que le haut du pav appartient aux blancs, mme dans la Caroline du Sud. Nous arrivons la ppinire. Elle ne contient pas moins de 500 acres, et prs de 1 million dĠarbres et dĠarbustes, parmi lesquels les pchers et les rosiers sont en majorit. Nous traversons une splendide alle de magnolias, et nous voici dans lĠhabitation de mon hte, une maison carre, avec belvdre, entoure dĠune vranda double tage, donnant sur un parterre rempli de fleurs aux couleurs vives, sur lesquelles butinent les papillons et les oiseaux-mouches. Dans le voisinage se trouve une plantation de coton, dont le propritaire me fait les honneurs avec le plus aimable empressement.
Le coton est en train de mrir, et la rcolte a mme commenc. Aprs mĠtre repos un instant dans la petite mais jolie et proprette habitation du propritaire, je saute une barrire, et me voici au milieu des cotonniers. LĠarbuste frle et dlicat est plant en lignes spares par des sillons ; il nĠa pas plus de 2 ou 3 pieds de hauteur ; ce nĠest que par exception quĠil atteint 4 ou 5 pieds. Sur les tiges couvertes de larges feuilles palmes sĠouvre une fleur blanche, calice vas, qui ne dure quĠune journe. En se fanant, elle prend une teinte rouge, et elle fait place un bouton qui grossit rapidement jusquĠ la dimension dĠune noix verte. La noix mrit, jaunit en mrissant et finit par sĠouvrir en talant aux regards une touffe de coton dĠune blancheur clatante. La mme tige porte des fleurs blanches du jour, des fleurs rouges de la veille, des boutons peine clos, des noix vertes et des noix mres qui laissent chapper le coton. On compte en moyenne onze boutons par arbuste ; quelques-uns en portent jusquĠ cinquante ou soixante. Des ngres et des ngresses, les reins entours dĠun sac dont lĠouverture est sur le ct, sont en train de faire la cueillette. Ils achvent dĠouvrir la noix, saisissent avec dextrit la touffe de coton, de manire ne laisser perdre aucun brin, et la jettent dans le sac. Les femmes sont particulirement expertes cette opration. Il y en a qui rcoltent jusquĠ 400 livres de coton par jour, quĠon leur paye raison de 30 cents (1 fr. 50 c.) par 100 livres ; mais la moyenne est dĠenviron 150 livres. Les sacs remplis, on les vide dans de grands paniers ronds que lĠon transporte au magasin o se trouvent le cotton gin et la presse emballer. CĠest deux pas. Rien de plus simple et de plus conomique que cette installation. Le cotton gin, machine ingnieuse forme dĠune srie de petites scies qui sparent les brins de coton de la graine, et la presse, sont mis en mouvement par un mange attel dĠune paire de mules que dirige un ngre. Le coton est sch, il passe par le cotton gin, on le met en balle sous la presse mme, sauf rduire les balles de moiti au moyen de la presse hydraulique dans les ports dĠembarquement. Mais, avant dĠen arriver l, combien de peines il faut se donner, que de soins minutieux il faut prendre ! Aucune plante industrielle nĠexige un travail aussi assidu. Ë peine la rcolte est-elle termine Ñ et elle se prolonge de septembre jusquĠen dcembre : on fait quatre ou cinq cueillettes, les boutons ne venant que successivement maturit Ñ il faut retourner le sol et lĠameublir en employant tantt la charrue et tantt la houe. On sme le coton en avril ; il lve au bout de trois six jours, mais ce nĠest gure quĠau mois de juillet quĠon peut lĠabandonner lui-mme. Ces dtails, que me donnait obligeamment le propritaire, nĠavaient au surplus pour moi quĠun intrt trs secondaire, eu gard lĠinsuffisance de mon ducation agronomique. En revanche, jĠtais naturellement curieux de connatre les conditions conomiques de lĠexploitation et la situation actuelle des travailleurs mancips. Les deux agents indispensables de la culture du coton sont les mules et les ngres. Les mules Ñ de magnifiques btes beaucoup plus rsistantes la fatigue et la chaleur que les chevaux Ñ sont leves dans le Kentucky et le Tennessee, et elles cotent environ 150 dollars pice ; on calcule quĠil en faut une par 25 ou 30 acres, selon que la terre est forte ou lgre. Avant lĠmancipation, on importait les ngres, comme les mules, des tats leveurs, breeding States, o lĠon combinait les deux genres de production ; maintenant, ils sĠlvent eux-mmes, et, sĠil faut tout dire, aussi mal que possible ; les enfants, peine soigns, meurent dans une proportion norme. Que voulez-vous ? Avant lĠmancipation, le moindre ngrillon valait 100 dollars ; aujourdĠhui, il ne reprsente plus quĠune charge pour des parents insouciants et imprvoyants. On estime quĠil faut un ngre par 50 acres. La plantation que je visite contient 200 acres, dont 80 sont en mas et 120 en coton. Elle est desservie par un personnel de huit ngres, pays raison de 8 dollars par mois, la nourriture et le logement. La nourriture se compose dĠun baril de 12 livres de farine de mas, de 3,5 livres de lard et dĠun litre de mlasse par semaine. Ces aliments suffisent pour un homme ; mais si le travailleur a une femme et des enfants, il est oblig de prendre sur son salaire pour les nourrir. Le logement consiste en une case en planches brutes, divise en deux pices : lĠune servant de cuisine, lĠautre de chambre coucher ; quelques ngresses, qui ont vcu autrefois dans la maison du planteur, tiennent leur case en ordre, mais cĠest lĠexception ; et mesure quĠon sĠloigne de lĠpoque de lĠmancipation, cette exception devient plus rare. Aucun ornement dans lĠintrieur des cases : des planches entirement noircies par la fume ; le lit, toutefois, est propre et mme confortable. Une pauvre petite ngrillonne est tendue sur le plancher, enveloppe dans un mauvais drap trou ; elle tremble la fivre. La journe va du lever au coucher du soleil ; on compte onze heures de travail plein, dduction faite du temps ncessaire aux repas. Les salaires sont pays en partie tous les mois, en partie la fin de lĠanne, lorsque le produit de la rcolte est ralis. Je demande au planteur si le travail dĠun ngre libre vaut plus ou moins que celui dĠun esclave. Ñ Il vaut environ un tiers de moins. On estime gnralement quĠil faut dix ngres libres pour faire la besogne de sept esclaves. Les ngres libres travaillent mollement et sans conscience, ils jasent beaucoup, enfin on ne peut pas compter sur leur assiduit. Ë cette question que jĠai renouvele souvent Ñ car je considre ce point comme dcisif Ñ jĠai toujours eu la mme rponse, savoir : que le travail du ngre libre vaut en moyenne un tiers de moins que celui de lĠesclave. Mais, en rsum, la culture, dans les conditions que je viens dĠexposer, est encore suffisamment rmunratrice : une exploitation de moyenne tendue comme celle-ci, qui nĠexige pas un fonds de roulement de plus de 3 500 dollars, peut rapporter de 2 000 3 000 dollars par an, cĠest--dire de quoi entretenir honorablement une famille. Malheureusement, le loyer des capitaux est trs lev : on les paye jusquĠ 2% par mois, 24% par an, et, dans les mauvaises annes, cĠest une lourde charge.
Nanmoins, la condition des planteurs de coton qui dirigent eux-mmes leurs cultures est supportable. Les relevs statistiques nous apprennent, au surplus, que la production du coton dans les tats du Sud a atteint de nouveau et mme dpass celle des annes qui ont prcd lĠmancipation. Je regrette de dire que la condition des ngres me semble, relativement, beaucoup moins bonne ; et plus jĠtudie les rsultats de lĠmancipation, plus je suis enclin partager cette opinion des gens du pays, que lĠabolition de lĠesclavage finira par tre profitable aux blancs, tandis quĠelle aboutira lĠextinction plus ou moins prochaine, mais invitable, de la race ngre en Amrique.
Ces pauvres ngres, on nĠest pas tendre pour eux, et je me demande si les efforts, dĠune sincrit contestable dĠailleurs, que fait le gouvernement fdral pour les protger contre leurs anciens matres nĠont pas au contraire pour rsultat dĠaggraver leur sort. Il a eu beau leur accorder les droits civils et politiques, il nĠa pas russi les faire admettre dans un htel ou mme un simple bar frquent par les blancs. Il a eu beau en faire des juges et des jurs, il ne parvient pas les drober la juridiction du juge Lynch. Tmoin le drame auquel je faisais allusion plus haut, et dont la prison dĠAugusta a t le thtre dans la nuit qui a suivi mon dpart. Voici le fait qui a motiv en cette circonstance lĠintervention du juge Lynch : Deux jours auparavant, une jeune dame tout rcemment marie, Mme Anna Bridges, avait t brutalement assaillie, en sortant de chez sa sÏur, par un jeune ngre nomm Robert Williams. Aprs lĠavoir tourdie dĠun coup de canne, il avait essay de se porter sur elle aux derniers excs. Heureusement, elle avait pu lui chapper et elle sĠtait rfugie chez sa sÏur, o elle tait tombe vanouie. LĠauteur de lĠattentat avait t immdiatement arrt, confront avec elle, conduit la prison du comt et enchan dans une cellule. Dans la soire, une soixantaine de Ç rgulateurs È se runissaient sous les murs de la prison. Le gelier fit aussitt prvenir la police, qui envoya un dtachement de huit hommes commands par un lieutenant, pour garder la prison. Les Ç rgulateurs È nĠen annoncrent pas moins leur intention formelle de sĠemparer du coupable. Le lieutenant, dit lĠAugusta Chronicle auquel jĠemprunte ce rcit, essaya de parlementer avec eux, et il put mme croire un moment quĠil avait russi les dissuader de poursuivre leur dessein illgal ; mais les plus ardents entranrent les autres, et la police ne se sentant pas en force, se rsigna, avec une abngation dont elle a pris la prudente habitude, laisser faire. Les Ç rgulateurs È forcrent les portes de la prison, sĠemparrent du malheureux Robert Williams, le firent sortir de sa cellule et le turent bout portant dĠun coup de fusil ; on releva le lendemain son corps, qui portait les traces dĠune horrible mutilation. On conoit que, dans un tat tel que la Caroline du Sud, o les blancs sont exposs tre jugs par des jurys ngres, ils aient recours au juge Lynch ; mais telle nĠest pas la situation dans la Gorgie. Les services publics y sont entre les mains des blancs, et le coupable nĠaurait pas chapp aux rigueurs de la justice. Ë la vrit, on ne lĠaurait peut-tre pas pendu. Or, dans lĠopinion du juge Lynch, tout ngre qui porte la main sur une blanche doit absolument tre pendu, et voil pourquoi ce magistrat expditif a cru ncessaire dĠintervenir dans lĠaffaire dĠAugusta. Ai-je besoin dĠajouter que lĠopinion du juge Lynch est partage par la gnralit de la population blanche ? Je nĠy contredis point ; seulement, jĠai beau me raisonner, jĠai quelque peine mĠaccoutumer lĠide quĠon puisse tuer un ngre, ft-il trop galant, sans plus de faon et de remords que sĠil sĠagissait dĠun lapin.
DĠAugusta, je vais en une nuit Atlanta, capitale de la Gorgie et point de jonction des principales lignes de chemins de fer du Sud. Atlanta a t compltement dtruite par lĠarme de Sherman ; il ne restait debout que trois magasins et quelques maisons ; sa population sĠest trouve rduite alors de 27 000 habitants 700. Depuis Savannah, je nĠai aperu que des ruines laisses par ce dur homme de guerre qui porte ici le surnom significatif dĠAttila du Sud. Sur la foi des Ç Instructions pour les armes amricaines en campagne È, rdiges par le docteur Lieber, qui sont annexes au Ç Trait du droit des gens È du savant docteur Bluntschli, et qui mritent assurment dĠtre cites comme un modle, jĠavais cru que lĠarme fdrale avait respect religieusement les proprits prives dans la guerre de la scession. Hlas ! cĠest encore une illusion quĠil me faut perdre. DĠaprs tous les tmoignages que jĠai recueillis Ñ et quelques-uns sont absolument dignes de foi Ñ lĠarme de Sherman, recrute, la vrit, dans la lie de lĠmigration europenne, aurait renouvel dans le Sud les exploits des lansquenets et des compagnies noires. Non contents de piller, les soldats dtruisaient tout ce quĠils ne pouvaient pas emporter. Ñ On les accuse mme dĠavoir viol les tombes des cimetires pour dpouiller les morts des bijoux avec lesquels on a la coutume pieuse, mais imprudente, de les enterrer. Il faut croire que Sherman avait oubli de prendre avec lui les Ç Instructions È du docteur Lieber ! Cependant Atlanta sĠest releve de ses ruines, et cĠest mme la ville de lĠUnion o il mĠa paru que le btiment marchait le mieux. Ce ne sont partout que btisses neuves ou en construction. Les juifs arrivs en foule depuis une vingtaine dĠannes dĠAllemagne et de Pologne, sont particulirement nombreux Atlanta. La plupart dĠentre eux se sont enrichis pendant la guerre de la scession, en faisant le commerce du papier, et finalement en changeant leur stock de bons confdrs contre des terres, des maisons ou des marchandises. La russite de ceux-l en a attir dĠautres, et maintenant la presque totalit du petit commerce du Sud est entre les mains des juifs. Comme un grand et imprvoyant enfant quĠil est, Tommy adore les babioles, et son argent ne tient pas dans sa poche. Le petit marchand ou le colporteur juif le guette le jour de sa paye, il lui offre des botes de sardines et dĠhuitres conserves dont Tommy est trs friand, des chanes de sret, des boutons de manchettes, des rubans pour Madame, des jouets pour les babies, et moins que Tommy nĠait dj transform sa paye en whisky, il retourne chez lui les mains pleines et les poches vides.
On me raconte, en manire dĠillustration, lĠhistoire dĠun brave ngre qui avait apport au march, lĠanne dernire, deux balles de coton rcolt dans son champ. Un marchand juif offre de lui acheter ses deux balles : lĠune en argent, au prix de 8 cents la livre ; lĠautre en marchandises, au prix de 10 cents. CĠest march conclu. Le ngre choisit des marchandises jusquĠ concurrence du montant de la seconde balle et se fait remettre lĠargent de la premire ; mais alors le marchand madr lui exhibe des objets si nouveaux et si extraordinairement sduisants que tout lĠargent de Tommy y passe sans quĠil lui reste mme de quoi payer le page du pont pour retourner chez lui. Il est oblig de faire un dtour de plus de 20 milles pour passer la rivire gu. Ceci est lĠhistoire de tous les jours. Le juif est la sangsue du ngre.
Sur tout le parcours dĠAugusta Atlanta, et dĠAtlanta West-Point, frontire des tats de Gorgie et dĠAlabama, la belle terre rouge de la Gorgie est couverte de champs de cotonniers alternant avec du mas le long des forts paisses qui occupent le fond du paysage. Notre train traverse, au milieu de la nuit, la ville de Montgommery, qui a t pendant quelque temps le sige du gouvernement de la Confdration du Sud, et nous voici Mobile, le grand port dĠembarquement du coton de lĠAlabama et dĠune partie de la Gorgie. Nulle part les maux qui ont accabl cette admirable et fconde rgion du Sud nĠont laiss de traces plus visibles. Les belles habitations de la ci-devant aristocratie des planteurs ont cess dĠtre entretenues, et celles qui nĠont pas encore pass entre les mains des juifs se vendent vil prix. On mĠen montre une qui avait t achete 45 000 dollars avant la guerre, et quĠon vient de vendre grandĠpeine pour 10 000. Mobile exportait alors jusquĠ 900 000 balles de coton par anne ; cĠest tout au plus maintenant si lĠexportation atteint le chiffre de 400 000. Elle possdait seize maisons de commerce franaises ; elle nĠen a plus quĠune. Ses vastes rues sont dsertes ; lĠimmense htel o je suis descendu, et dont les appartements sont dcors avec un luxe de bon got, attestant une fortune dĠancienne date, Battle house est vide. Quand je dis vide, entendons-nous, il sĠagit des voyageurs. Il ne sĠagit ni des cancrelats, ni des mille-pattes, ni des moustiques. Socit redoutable ! Au bout de deux jours, je nĠy puis plus tenir. Je me sauve Pointe-Clear, 50 milles plus bas, lĠentre de la baie de Mobile dans le golfe du Mexique. Pointe-Clear est un endroit charmant, entre la fort et la mer ; on y va en moins de deux heures de Mobile, dans un lger bateau vapeur, et on y prend des bains dlicieux. Le golfe fourmille de requins ; mais les hteliers assurent quĠil nĠest jamais arriv dĠaccident dans leur voisinage. CĠest bien possible.
Corsaires, attaquant corsaires,
Ne font pas, dit-on, leurs affaires.
Enfin, il me reste 141 milles parcourir pour aller de Mobile la Nouvelle-Orlans. Ces 141 milles, je les franchis sur le chemin de fer le plus tonnant que jĠaie encore rencontr aux tats-Unis, et ce nĠest pas peu dire. CĠest un chemin de fer construit dans un marais, et travers la multitude des baies et des bayous qui dcoupent la cte. Je pars trois heures trente-cinq minutes du soir. Il y a une douzaine de stations dont quelques-unes portent des noms franais : Bellefontaine, Rigollets, Chef-Menteur, Michaud, Gentilly. Il y a aussi quelques noms indiens, Pascagoula et Biloxi, par exemple, cet-te dernire station, habite par une colonie de Gascons. Le pays, entirement plat, ne prsente dĠabord rien de remarquable : de mai-gres taillis, et et l quelques pauvres champs de cannes sucre et de riz dans le voisinage dĠune case ngres. Dans les claircies du bois on aperoit les eaux brillantes du golfe. Autour des stations sont groupes des habitations de plaisance, blanches avec la vranda de rigueur, ou chocolat, les portes et les fentres encadres de blanc. De jolies misses en robes lgres conduisent elles-mmes leurs bogheys, et, sur les pelouses vertes, des enfants blancs dĠune carnation dlicate jouent au crocket en prsence dĠune galerie de ngrillons et de sangs-mls. Mais voici une baie qui a bien 3 ou 4 milles de largeur : cĠest peine si nous pouvons distinguer lĠautre bord. Comment allons-nous la franchir ? En Europe, ce serait une grosse affaire, car la baie Saint-Louis est parfaitement navigable, et dans certains endroits elle a jusquĠ 80 pieds de profondeur. En Amrique, la chose parat toute simple. On a coup, le long des marais, les sapins les plus gros et les plus longs, on en a fait des pilotis et on les a enfoncs sur deux ranges dans la baie. On les a relis ensuite par des poutres transversales sur lesquelles on a pos les rails, et en avant ! go ahead ! QuĠun de ces pilotis enfoncs 60 ou 80 pieds de profondeur cde sous le poids du convoi, et nous buvons lĠonde amre. On nous en a prvenus au dpart, en ajoutant que depuis quelques annes, le chemin Ç ne payant plus È, la Compagnie nglige de le rparer, et quĠon sĠattend dĠun jour lĠautre quelque accident pouvantable. On est dĠavis, au surplus, que cet accident pouvantable et invitable aura le bon rsultat de rappeler la Compagnie ses devoirs et de lĠobliger remettre le chemin en bon tat. Heureusement pour nous ces prvisions, qui auraient rjoui feu le docteur Azas, ne se ralisent point ce jour-l, et nous traversons sans encombre la baie Saint-Louis ; mais ce nĠest pas fini. Sans parler des bayous, il y a une seconde baie qui vaut bien la premire. Quand nous la traversons, la nuit est tombe. Arrivs au beau milieu, nous entendons un signal dĠalarme. Le train sĠarrte net, et nous stationnons pendant dix minutes sur pilotis entre le ciel et lĠeau. Ce nĠtait quĠune fausse alerte. Le train se remet en marche, et nous voil sauvs de ce mauvais pas, mais cĠest pour retomber en plein marais ; les stations sont bties sur pilotis et la lune blanchit de larges plaques dĠeau dormante au milieu des joncs. Cela sĠappelle la Prairie tremblante, et cĠest la rsidence favorite des alligators. Par moments on aperoit la surface du marcage inond de lumire de grosses souches noires : quand la souche est immobile, cĠest un tronc dĠarbre ; quand la souche remue, cĠest une tte dĠalligator. Des lueurs lectriques et des feux-follets verts courent parmi les joncs ; des lucioles illuminent les taillis, sems par bouquets le long de la Prairie tremblante. Ce dcor fantastique ne conviendrait-il pas merveille au Songe dĠune nuit dĠt ? JĠai vu passer tout lĠheure la fe Titania en boghey, et il ne faudrait pas battre longtemps lĠeau du marais pour en faire sortir lĠaffreux museau de Caliban. CĠest gal, je ne reprendrai pas le chemin de la Prairie tremblante.
Il est neuf heures et demie. Le train parcourt niveau un vaste quai sur lequel circulent ple-mle les cars, les voitures et les pitons. Nous sommes la Nouvelle-Orlans.
Nouvelle-Orlans, le 3 septembre 1876.
Btie en damier, comme toutes les villes amricaines, entre le Mississipi et le lac Pontchartrain, la Nouvelle-Orlans occupe un espace de 9 milles (12 kilomtres) en largeur sur 6 milles de profondeur. Ses 240 000 habitants, parmi lesquels on compte 70 000 Franais ou croles dĠorigine franaise, sont donc logs fort lĠaise. Une immense avenue, perpendiculaire au fleuve, Canal street, spare le quartier franais de la ville amricaine. Sur le trottoir de droite, en tournant le dos au Mississipi, on nĠentend parler que le franais ou le crole, ce qui revient peu prs au mme ; sur le trottoir de gauche, on ne parle que lĠanglais, et les marchands ne comprennent mme pas le franais. Au centre de Canal street sĠlve la statue en bronze de lĠillustre orateur Henri Clay : la plupart des rues commerantes dbouchent aux environs. CĠest le rendez-vous de la multitude des cars trans ordinairement par des mules, qui sillonnent la ville en tous sens, et vous transportent pour la modique somme de 5 cents, lĠune de ses extrmits. Il y a aussi des cars trans par des locomotives vapeur emmagasine, dĠun modle fort simple et conomique. Celles que lĠon a essayes Paris cotaient, si je ne me trompe, 30 000 ou 40 000 fr. ; celles-ci ne reviennent pas plus de 1 000 dollars ; il y a enfin de vritables chemins de fer sur lesquels les convois circulent niveau sans occasionner au-del dĠune proportion raisonnable dĠaccidents. CĠest par douzaines que lĠon compte les lignes de rails dans Canal street. Cela ne lĠempche pas dĠtre pave de gros et solides cubes de pierre, tandis que ses larges trottoirs, abrits par des vrandas en fonte, sont couverts de larges dalles. Entre le trottoir et la rue, rgne un petit gout ciel ouvert, quĠon franchit sur une pierre plate aux encoignures des rues. Les maisons, pour la plupart deux tages, sont bties en briques et badigeonnes de couleurs gaies ; les magasins sont vastes et bien ars ; il y a des Ç billards È et des restaurants la franaise. Ai-je besoin de dire que les rues du ct droit portent des noms franais : rue de Chartres, rue Royale, rue de Bourbon, rue Saint Louis, rue de Toulouse ? Un ingnieur, qui faisait ses dlices des Lettres milie, en a dcor quelques-unes de noms mythologiques. Les cars vous conduisent dans le quartier des Dryades et dans les avenues de Clio et dĠErato. Le commerce du coton, le grand article de la Nouvelle-Orlans, qui en exporte bon an mal an de 1 500 000 1 600 000 balles, est concentr dans la rue Carondelet, o se trouve le Cotton Exchange, proprit prive de lĠAssociation des courtiers. On y inscrit dĠheure en heure, la craie, sur de grands tableaux noirs, toutes les nouvelles concernant la rcolte, lĠtat des marchs aux tats-Unis et en Europe, etc., etc. Plus loin se trouve le quartier spcialement affect au commerce des produits de lĠOuest : lard, viandes sales, mas, farines. En remontant Canal street jusquĠau fleuve, jĠaperois une colonnade qui me rappelle de loin le pristyle de la Madeleine : cĠest la faade de lĠhtel Saint-Charles, le Grand-Htel amricain de la Nouvelle-Orlans et lĠendroit des deux mondes o lĠon confectionne la meilleure limonade. Il y avait aussi autrefois un grand htel franais, lĠhtel Saint-Louis ; mais on lĠa expropri pour y installer la lgislature et le pouvoir excutif, aprs la prise de la Nouvelle-Orlans par la flotte de lĠamical Farragut. Le sige du gouvernement de la Louisiane tait auparavant Bton-Rouge ; il est rest la Nouvelle-Orlans.
En remontant encore, nous nous trouvons devant une norme btisse en pierre o sont concentrs les services fdraux, la poste et la douane. Cet difice massif et sans style a cot plus de 12 millions de dollars (60 millions de francs), et il nĠest pas achev. En comparaison, notre nouvel Opra est un difice conomique. Nous montons sur la leve, qui empche la ville, btie dans un marais plus ou moins dessch, dĠtre envahie par le fleuve. Les leves du Mississipi se prolongent pendant des centaines de milles des deux cts du fleuve, et on ne saurait mieux les comparer quĠaux digues de la Hollande. Avant la guerre, les propritaires riverains les entretenaient leurs frais, et elles ne laissaient rien dsirer ; depuis que les propritaires son ruins, lĠtat sĠest charg de ce soin ; mais lĠtat la Louisiane, gouvern par des carpet baggers associs aux ngres, nĠest pas un modle dĠconomie et de bonne administration ; les leves se dgradent dĠanne en anne, les crevasses se multiplient dĠune manire alarmante, et de vastes marcages couverts de joncs et peupls dĠalligators remplacent, dans maintes paroisses, les champs de riz et de cannes sucre. Du haut de la leve, nous dcouvrons le panorama du fleuve, large de plus dĠun kilomtre et enserrant la ville dans un immense demi-cercle. Ses eaux nĠont pas la limpidit de celles du Saint-Laurent, ou la belle couleur dĠocre dore de la Savannah : elles sont terreuses, et lĠon comprend, leur aspect, que les alluvions du Mississipi aient fait le sol de la Basse-Louisiane comme le Nil a fait le Delta gyptien. Le Mississipi a une profondeur norme la Nouvelle-Orlans ; dans quelques endroits, la sonde a donn 260 pieds. Le port est encore peu garni ; la saison des arrivages de coton ne commencera gure que dans un mois, quoique les premires balles de la rcolte soient dj en Europe. Ma promenade mĠamne devant un square orn de gros bananiers, au milieu duquel sĠlve la statue questre du gnral Jackson, le dfenseur de la Nouvelle-Orlans en 1814. Sur le socle de la statue, lĠex-proconsul Butler a fait graver cette phrase que Jackson, devenu Prsident des tats-Unis, a prononce, au dire des rpublicains Ñ les dmocrates manquent assez volontiers de mmoire sur ce point Ñ lĠpoque o la Caroline du Sud, prenant lĠinitiative du mouvement scessionniste, menaait dĠabandonner lĠUnion : The Union must and shall be preserved ; lĠUnion doit tre et sera conserve. Entre le square et la leve sont les marchs. Dans le march la viande, je nĠentends parler que le franais avec un fort accent bordelais. Tous les bouchers de la Nouvelle-Orlans sont des Gascons, et ils paraissent faire parfaitement leurs affaires. Le march aux lgumes et aux fruits est rempli de pommes de terre, de patates douces, de gros choux blancs, de tomates, de superbes oignons, de sbiles de poivre vert et de poivre rouge, de grosses oranges encore vertes et de rgimes de bananes. On y parle lĠanglais, le crole, le bas-normand, le ngre, et que sais-je encore ? Le bas-normand est parl par les Cadiens, robustes paysans migrs de lĠAcadie (Nouvelle-cosse) lĠpoque de la conqute du Canada par les Anglais. Voici deux paysannes maigres et lances, aux cheveux noirs lisses, la figure basane, au profil dĠoiseau de proie, vtues de robes de cotonnade lisr rouge, avec des colliers de verroterie ; ce sont des squaws indiennes du village de Mandeville, de lĠautre ct du lac Pontchartrain, o rsident encore quelques dbris de la tribu des Choctas. Les femmes nourrissent les hommes abrutis par le whisky. Elles vendent des racines de sassafras qui servent fabriquer le gombaut, le potage louisianais par excellence. LĠune dĠelles, la tte profondment incline sur son tablier, parat en proie une proccupation qui absorbe compltement ses facults : elle est tout simplement en train de faire le compte de sa monnaie, et il semble que cette opration soit hrisse de difficults dont la pauvre squaw ne parvient pas trouver le nÏud.
Je prends un car et je parcours la belle avenue de lĠEsplanade, o lĠaristocratie crole a ses lgantes habitations au milieu de jardins plants de bananiers, de chnes-verts et de lauriers-roses ; lĠaristocratie amricaine a les siennes de lĠautre ct de la ville, au faubourg de Carolton. Un second car me conduit, en traversant des bayous couverts de joncs, des champs o paissent les vaches, jusquĠ une srie de cimetires protestants, irlandais, juifs, qui sont une des curiosits de la Nouvelle-Orlans. Deux hauts palmiers marquent lĠentre du cimetire neuf, dont la destination est navement indique par cette inscription : Ç Ceci est un cimetire. Il est strictement dfendu aux voitures dĠy circuler raison de plus de 6 milles lĠheure. È Des monuments en pierre ou en marbre y sont groups autour dĠun parterre de fleurs ; mais voici un trange btiment en forme de chapelle avec un clocheton. Ce nĠest pas une chapelle, cĠest un four. Le sol de la Nouvelle-Orlans est trop marcageux pour quĠon y puisse enterrer les morts la manire ordinaire. QuĠa-t-on fait ? On a construit des fours en forme de paralllogrammes, diviss en compartiments, comme dans les magasins de nouveauts ; ces fours sont btis en briques, et les compartiments se ferment au moyen dĠune plaque de marbre ou dĠune simple maonnerie. Si, aprs un an et un jour, le locataire nĠa pas pay son terme, on lĠexpulse pour faire place un autre, et, le plus souvent, on ne retrouve de lui quĠun amas de poussire et quelques os calcins, tant la chaleur est intense dans ces fours exposs en plein aux rayons dĠun soleil tropical. CĠest une crmation naturelle. Le premier four que je visite ne contient quĠune soixantaine de compartiments ; des communauts religieuses et des corporations ont leurs fours particuliers : je remarque notamment le four de lĠAssociation des boulangers, qui pourrait suggrer un calembour funbre. Mais, aux environs, dans le cimetire irlandais, voici deux grands fours parallles de chaque ct de la pelouse, remplie de tombes particulires et ombrage de magnolias, de cyprs et de chnes-verts. Ces fours communs nĠont pas moins de cinq cents compartiments en longueur, sur quatre en hauteur ; et il y en a dĠautres.
Je reviens au centre de la ville et je suis frapp, hlas ! de lĠapparence nglige des rues et des habitations. On sĠaperoit que la Louisiane, moins heureuse que ses voisines la Gorgie et lĠAlabama, nĠa pas encore russi secouer le joug des carpet baggers. En quelques annes sa dette a t porte 53 millions de dollars ; la vrit, on lĠa rduite 25 millions par une conversion audacieuse, et plus tard on a retranch encore 40% des 25 millions ; mais toutes ces ressources extraordinaires, sans parler des ressources ordinaires de lĠimpt lev un taux fantastique, ont t gaspilles ; les fonds dĠcoles ont t dcupls, et il nĠy a pas dĠcoles ; on a augment dans la mme proportion les allocations pour les leves, et les leves se crevassent de toutes parts ; on nĠentretient pas le pav et on nĠachve pas les difices publics. Enfin, mesure que lĠimpt montait, les loyers baissaient. Des maisons qui se louaient nagure 200 dollars par mois sont offertes aujourdĠhui 40 dollars sans trouver de locataires. Ce nĠest pas que les Louisianais nĠaient tent, maintes reprises, de se dbarrasser de leurs carpet baggers ; ils ont eu, un moment, deux lgislatures en concurrence : une dmocrate et une rpublicaine ; mais les troupes fdrales sont intervenues, et la Nouvelle-Orlans a subi un 18 brumaire rpublicain. En ce moment, son gouverneur impos, M. Kellog, achve sa quatrime anne ; il est absent, et cĠest le sous-gouverneur, le ngre Antoine, ancien barbier bord dĠun des bateaux du Mississipi, qui le remplace. Je nĠai pas la bonne fortune de voir Antoine ; mais, dans la visite que je fais lĠhtel Saint-Louis, sige passablement dlabr du gouvernement, je suis prsent son sous-secrtaire dĠtat, un multre poli, aux manires diplomatiques, qui ne manque pas dĠesprit. Les bureaux et les escaliers sont encombrs de politiciens de toutes les couleurs. Les dmocrates ont bon espoir de lĠemporter aux prochaines lections, moins que les listes lectorales ne soient trop activement travailles et que le Returning Board Ñ comit de rvision, nomm par le gouverneur, qui dcide souverainement de la validit des lections et qui compte quatre rpublicains sur cinq membres Ñ nĠopre avec le zle dont il est coutumier. NĠimporte ! on se croit sr de vaincre, et les rpublicains se montrent assez dconfits. Sur une douzaine de journaux que possde la Nouvelle-Orlans, il nĠy a quĠun seul organe rpublicain ; encore ne peut-il vivre que grce lĠappui du gouvernement et aux subventions du parti. Avant 1857, on y comptait quatre journaux franais ; mais la langue anglaise, qui est la langue des affaires, empite de jour en jour sur le franais, et les jeunes gnrations la parlent de prfrence. La population franaise ne possde plus actuellement quĠun seul organe, lĠAbeille, que dirige un crivain des plus distingus, M. Flix Limet. La population rurale rsiste davantage lĠabsorption amricaine, et jĠai sous les yeux une douzaine de journaux des paroisses rdigs soit entirement en franais, soit moiti en franais moiti en anglais. Je citerai dans le nombre le Meschacb, journal officiel de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste ; le Louisianais, journal des paroisses Saint-Jacques et Ascension ; la Ruche louisianaise, de Bonnet-Carr ; la Sentinelle de Thibodaux, le Sucrier de la Louisiane, la Sentinelle des Attakapas, le Courrier des Opelousas, le Lafayette Advertiser, etc., etc., sans compter un grand journal religieux, le Propagateur catholique, journal officiel du diocse de la Nouvelle-Orlans. Ces journaux entretiennent le culte de la mre-patrie, et nulle part on ne trouverait des cÏurs plus franais que dans cette Louisiane, toute remplie, comme le Canada, des noms et des souvenirs de la vieille France. On est tonn, pour le dire en passant, de la puissance colonisatrice dont la France a fait preuve il y a deux sicles. Si Louis XV nĠavait pas perdu le Canada, si le Premier Consul nĠavait pas vendu la Louisiane, qui sait si la langue et la civilisation franaises ne lutteraient pas aujourdĠhui sans dsavantage, dans ce vaste continent de lĠAmrique du Nord, avec la langue et la civilisation germano-britanniques ? CĠest surtout dans les moments o la France est accable sous le poids des revers que les souvenirs sympathiques se rveillent. Quoique ruine par la guerre, lĠmancipation et les carpet baggers, la Louisiane a fourni en 1870-71 la somme de 400 000 francs la souscription pour les blesss, et plus rcemment elle envoyait 40 000 francs aux inonds. Une grande partie de ces rsultats est due la gnreuse initiative de lĠAbeille et dĠun petit groupe de Franais et de croles qui sĠefforcent en toute occasion de raviver dans les cÏurs de ces bonnes et honntes populations les souvenirs de la vieille patrie. Ils viennent de fonder un Athne et une publication hebdomadaire, auxquels je souhaite bonne chance. La Louisiane nĠoublie pas la France ; la France, son tour, ne devrait-elle pas se souvenir un peu plus de la Louisiane ?
Le lendemain, je vais visiter dans la paroisse Saint-Charles, 27 milles environ de la Nouvelle-Orlans, une plantation de cannes sucre, dont le propritaire, M. L..., a lĠamabilit de me faire les honneurs. Nous nous embarquons sur un petit steamer, le Tom Parker, qui nous conduit au dpt (station) dĠun chemin de fer destin rattacher la Louisiane au Texas, mais que la crise financire a contraint de sĠarrter en route. Il nĠy a pas de station dans le voisinage de la plantation, mais peu importe ! Nous ne sommes pas dans un pays o le rglement fait loi. M. L... prie le conducteur dĠarrter le train en face de la plantation, et cĠest fait ! La plantation a 2 200 acres de superficie, mais on nĠen cultive que 750 en cannes, mas et riz. Elle valait, avant la guerre et lĠmancipation, 550 000 dollars avec son cheptel dĠesclaves ; elle nĠen vaut plus aujourdĠhui que 60 000. La maison dĠhabitation, carre, un tage sans compter le rez-de-chausse, surmonte dĠun belvdre et entoure de sa vranda en bois, a d tre fort jolie. Malheureusement le propritaire a cess dĠy rsider, et les mauvaises herbes foisonnent dans le jardin. Ë ct se trouve le btiment de la fabrique, o se fait la roulaison ; un peu plus loin le Ç camp È, comprenant une douzaine de cases avec leurs jardins o sont logs les ngres attachs la plantation. Je visite les champs de cannes situs porte de lĠhabitation, entre le Mississipi et une fort marcageuse. CĠest un lieu que hantent volontiers les alligators et les serpents sonnettes, sans oublier le redoutable mocassin, le plus venimeux des serpents aquatiques ; mais ces htes malfaisants ne cherchent point la prsence de lĠhomme, et ils se tiennent ordinairement sur la dfensive. Plt Dieu que la bte rouge, animalcule imperceptible qui sĠattache aux jambes des promeneurs, et le moustique, lĠodieux, lĠinfernal moustique, usassent de la mme rserve ! Qui donc a dit que la cration a t faite exclusivement lĠusage de lĠhomme ? Ë coup sr le moustique nĠa pas t fait pour lĠhomme ; on pourrait soutenir bien plutt que lĠhomme a t fait pour le moustique. Je reviens mon champ de cannes. La canne sucre est un grand et lourd roseau qui atteint communment 5 ou 6 pieds de hauteur, et quelquefois jusquĠau double. Elle est partage en nÏuds placs deux ou trois pouces de distance, et qui mrissent successivement partir du pied. Quand ils sont mrs, ils prennent une teinte violette. Le feuillage est dru et dĠun beau vert. Comme les champs de coton, les champs de cannes ont besoin dĠtre travaills avec grand soin ; il faut, en outre, y pratiquer une srie de fosss relis les uns aux autres, afin de drainer le sol aussi compltement que possible. On plante la canne dans les mois de janvier et de fvrier, et ce nĠest quĠau mois de juin quĠon abandonne la rcolte elle-mme. On coupe les cannes au mois dĠoctobre ; alors commence la roulaison, cĠest--dire la fabrication du sucre : elle dure jusquĠen dcembre, deux mois ou deux mois et demi environ. On apporte la canne la sucrerie ; un plancher mobile lĠamne sous les rouleaux, mus par une machine vapeur Ñ autrefois on se contentait dĠun simple mange ; le jus se spare de la bagasse et sĠcoule dans un rservoir o il dpose, puis dans une srie de chaudires o il est purifi au moyen de la chaux et cuit au degr voulu. Ces chaudires ont chacune leur dnomination spciale : la grande, la propre, le flambeau, le sirop, la batterie. Au sortir des chaudires on le laisse refroidir, puis on le verse dans des boucauts percs de trous, dĠo la mlasse, se sparant peu peu du sucre, sĠcoule dans un rservoir. Au bout dĠune vingtaine de jours la roulaison est termine, le jus de la canne est transform en sucre. On estime quĠun acre de cannes fournit un boucaut de 1 200 livres de sucre et deux barils de mlasse. Une plantation comme celle-ci produit de 200 300 boucauts de sucre et 1 800 barils de mas qui est consomm par les mulets. Le mas sem avec des fves sert dĠassolement. On ne spare pas, comme dans lĠindustrie du sucre de betterave, la production de la canne de la fabrication du sucre. Chaque propritaire se borne rouler ses cannes, et la ncessit de resserrer les oprations dans un espace dĠune soixantaine de jours a fait obstacle jusquĠ prsent lĠtablissement de grandes sucreries la mode dĠEurope. La sucrerie de M. L... nĠa pas cot plus de 25 000 dollars. CĠest dj beaucoup dans un pays o lĠintrt est un taux exorbitant.
Arrivons au rgime du travail. On emploie un ngre libre pour 7 acres. Un ngre esclave suffisait pour 10 acres. CĠest la mme proportion que pour le colon. Les salaires ont beaucoup baiss depuis quelques annes. Il y a trois ans, on donnait aux ngres 20 dollars par mois, la nourriture et le logement ; aujourdĠhui, leur salaire nĠest plus que de 18 dollars pour vingt-six jours de travail, soit environ 70 cents par jour, avec le logement, mais sans la nourriture. On leur en paie les deux tiers mensuellement ; le tiers restant, la fin de lĠanne. La journe va du lever au coucher du soleil ; elle est, en moyenne, de quatorze heures dont il faut dduire deux heures pour le dner et le djeuner. Pendant la roulaison, poque o le travail est particulirement rude, elle nĠest que de huit heures et demie ; mais on demande aux ouvriers un quart en sus de travail de nuit, quĠon leur paie raison de 50 cents. Les femmes, employes aux mmes travaux que les hommes, lĠexception du labour et du creusement des fosss dĠcoulement, reoivent 50 cents par jour. Le ngre a, de plus, la jouissance dĠun jardin et mme dĠun morceau de champ o il cultive des lgumes et du mas. Ces salaires seraient fort suffisants pour rpandre lĠaisance dans le Ç camp È, si lĠordre et lĠconomie nĠtaient des vertus gnralement inconnues Tommy, et sĠil nĠprouvait pas une passion de plus en plus prononce pour le whisky. Un store assorti de toutes sortes dĠarticles de consommation, les sardines et le whisky compris, est attenant lĠhabitation, et les ngres sĠy pourvoient de prfrence ; chaque semaine on leur remet un Ç ticket de travail È constatant le nombre de journes quĠils ont faites et, par consquent, la somme qui leur est due ; en change de ce ticket, le grant du store leur donne une srie de bons de 1 dollar, 50 cents, 25 cents et mme 10 cents, quĠil reoit ensuite en paiement des articles de consommation quĠon lui achte ; les bons non prsents Ñ on nĠen compte ordinairement quĠun tiers, ce qui veut dire que les deux tiers du salaire des ngres entrent dans la caisse du store Ñ, les bons non prsents, dis-je, sont changs, partie la fin du mois, partie la fin de lĠanne, contre de lĠargent. Ce systme, qui sĠest gnralis dans les plantations de sucre, de riz et de coton, rapporte aux planteurs de notables bnfices, et il leur permet, en outre, de rduire sensiblement leur capital roulant ; il peut donner lieu des abus Ñ on en sait quelque chose en Angleterre, o il est connu sous le nom de truck system Ñ mais dans les endroits o les stores nĠexistent pas, le salaire de lĠimprvoyant Tommy nĠen passe pas moins, pour la plus grande part, entre les mains des juifs, et sa condition nĠest pas meilleure. Les cases du Ç camp È, en planches brutes, ressemblent celles que jĠai vues en Gorgie ; leurs habitants flnent le long de la leve Ñ cĠest un dimanche. Une vieille ngresse fume sa pipe ; un charpentier multre, garon conome et rang, qui vient dĠacheter un morceau de terre sur ses conomies, tient ses enfants sur ses genoux ; un ngre laine blanchissante, qui son matre fait des remontrances bienveillantes sur sa passion pour le whisky, lui rpond en pur ngre du boulevard : Ç Whisky, plus fort que li. È LĠheure du retour est arrive, on signale au loin le convoi. Mon compagnon agite un mouchoir blanc ; le train sĠarrte, et deux heures plus tard nous rentrons la Nouvelle-Orlans.
JĠallais oublier la soire de la veille, samedi, Ñ jour o les deux partis tiennent de prfrence leurs meetings suivis de promenades la lueur des torches. Canal street et les rues adjacentes prsentaient le spectacle dĠune animation extraordinaire. Il y avait foule au pied de la statue de Henry Clay, foule aussi dans les maisons de jeux tolres de la rue de Chartres et dans les bureaux de la loterie louisianaise Ñ une loterie dĠtat qui a un Ç petit tirage È par jour, sans compter les gros, et laquelle les cuisinires de la Nouvelle-Orlans ne manquent pas dĠapporter le tribut quotidien des 25 cents quĠelles Ç conomisent È sur leurs marchs. Ë neuf heures, les processions des clubs rpublicains et dmocrates commencent se former et parcourir la ville sur deux files, chaque membre portant sa torche avec laquelle il excute des volutions varies. Ë mesure que les clubs du mme parti se rencontrent, ils fusionnent ; en sorte que les deux processions rivales finissent par sĠallonger en une queue non moins interminable que flamboyante. En tte de la procession dmocratique, un homme cheval porte un transparent sur lequel apparaissent en grosses lettres les noms de Tilden et de Hendricks. Un orchestre prcde les membres des clubs, en casquettes blanches de jockeys avec collet noir sur la chemise. Les rpublicains ont un aspect encore plus pittoresque sĠil est possible. Leur procession sĠouvre par une grande voiture o deux blancs et deux ngres correctement vtus sont assis fraternellement cte cte ; puis vient un immense drapeau toil avec une couronne la hampe ; puis un transparent avec les noms de Hayes et de Wheeler ; puis un orchestre qui excute, avec accompagnement de fifres et de tambours, lĠair des Conspirateurs de la Fille de Mme Angot ; puis un club blanc, chapeaux de paille et manteaux vnitien en calicot vert, bleu, rouge, orange sur la chemise ; enfin, un club ngre, svrement vtus de courtes redingotes noires, avec casquettes et ceintures blanches. Chaque club a sa bannire spciale. Les deux processions se ctoient au milieu des cars et des voitures dĠun train dont la vapeur siffle ; dmocrates et rpublicains agitent leurs torches en se jetant des regards mdiocrement fraternels ; quelques briques et dĠautres menus projectiles sont lancs au dtour dĠune rue obscure ; les journaux dmocrates dnoncent le lendemain cet outrage en lĠattribuant aux rpublicains ; le journal rpublicain, de son ct, ne manque pas de lĠattribuer aux dmocrates. Ils ont probablement raison des deux parts. Je remarque une douzaine de gamins arms de transparents spciaux qui essayent de se faufiler dans les rangs ; dĠabord, on les laisse faire ; mais bientt on les expulse avec indignation. Je mĠapproche : les transparents reprsentent un homme de solide encolure avec cette inscription en lgende : HolmanĠs cures without medicines ! (Gurisons sans mdecines !) Pourtant, nĠest-ce point aussi la devise des politiciens de tous les partis et de tous les pays : Gurisons sans mdecines ?
Ë bord du Robert-E.-Lee,
8 septembre 1876.
Je quitte la Nouvelle-Orlans le 5 septembre pour remonter le Mississipi jusquĠ Vicksburg. Je mĠembarque sur le Robert-E.-Lee, un des plus splendides bateaux du fleuve. CĠest un vritable palais flottant. Il nĠa pas moins de 317 pieds de longueur sur 90 de largeur, et trois tages, sans compter la cale. Le premier est destin aux marchandises, et lĠon peut y empiler 6 000 balles de coton ; le second est occup par un salon luxueusement dcor et entirement couvert de tapis, de 240 pieds de long sur 18,5 de large. Des deux cts sĠouvrent les cabines des passagers, sans oublier deux bridal rooms tendues de satin, et dans lesquelles un bon nombre dĠAmricains ont lĠhabitude de commencer ce voyage deux, plus ou moins accident et aventureux, quĠon appelle le mariage. Les cabines sont grandes comme des chambres coucher, les lits peuvent contenir deux personnes. Ce dtail me donne rflchir : je fais remarquer ngligemment quĠils tiennent beaucoup de place et quĠon pourrait sans inconvnient se contenter de couchettes moins larges. On me rpond que les cabines sont pour deux personnes. On couche donc deux ? Ñ Oui, mais seulement quand il y a beaucoup de monde. Ñ Ah !... Je constate avec une satisfaction intime que les passagers sont rares sur le pont. Cependant ils se recrutent dĠune manire alarmante aux stations voisines. On mĠexplique que ces passagers de renfort se rendent une Convention dmocratique convoque pour je ne sais quelles lections. Heureusement, il nĠy a pas de Convention rpublicaine, ce qui me permet dĠarriver Vicksburg sans camarade de lit.
Le troisime tage du steamer est affect aux logements du capitaine, des officiers et employs de lĠquipage. Au-dessus sĠlve le belvdre carr o se tient le pilote. Deux hautes chemines accouples dominent lĠlgant steamer, peint de blanc, ornement de fines dcoupures et de glands dors. Ë lĠavant, deux larges passerelles de douze quinze mtres de longueur, prises dans des triers suspendus un cordage que le jeu dĠune poulie abaisse et relve en quelques secondes, servent lĠembarquement des passagers et des marchandises. On croirait voir les antennes dĠun insecte monstrueux. Le Robert-E.-Lee, faisant le service des deux rives, sĠarrte chaque mille, plutt deux fois quĠune. Le Mississipi, large, en moyenne, dĠenviron un mille, traverse une rgion presque entirement boise, entrecoupe de champs de cannes ou de mas, et, plus haut, de champs de coton ; de loin en loin on aperoit la maison blanche colonnettes dĠun propritaire, et des cases de ngres en planches brutes. Les rives sont exhausses par des leves que mord le profond et rapide courant du fleuve. La terre, dĠun gris brun, sans une pierre ni mme un caillou, sĠboule, entranant avec elle des troncs dĠarbres dracins qui sont un des dangers de la navigation : ils sĠenfoncent par la partie infrieure du tronc, naturellement la plus lourde, dans le lit du fleuve, et forment une espce de pic ou snag qui pntre dans la carne des navires. Lorsque le steamer a des passagers et des marchandises embarquer ou dbarquer, il sĠapproche de la rive et projette une de ses antennes sur la leve. Aussitt une escouade de ngres dpenaills sĠlancent pour dbarquer les colis ou les mettre bord. Ce quĠils ont de chemise laisse dcouvert leur torse admirablement model, couleur de bronze florentin. Je dois dire quĠentre la couleur du torse et celle de la chemise il nĠy a pas une diffrence apprciable. La nuit, ce mouvement de va-et-vient se fait la lueur des torches. Tantt on aborde dans le voisinage dĠun groupe dĠhabitations ou dĠune maison isole, tantt sur des points qui paraissent compltement dserts et o les colis sont abandonns la garde de Dieu. Je vois dbarquer les articles les plus divers, des caisses dĠpiceries, des machines agricoles, une locomobile, une pirogue creuse dans un tronc dĠarbre, des blocs de glace, une vieille dame impotente porte dans un fauteuil par quatre ngres robustes, des tonneaux de whisky Ñ beaucoup de tonneaux de whisky. En cette saison de lĠanne, le fleuve est presque dsert : on ne rencontre que des barques de pcheurs et des trains de bois descendant le Mississipi avec une petite quipe loge dans une cabane. La traverse est monotone, mais le temps est magnifique, et, le soir, la nappe immense du fleuve, claire par les rayons de la lune, au milieu de sa sombre bordure de forts, prsente un spectacle dĠune tranquille et incomparable majest. Le service du steamer est fait par une lgion de ngres attentifs et polis. Excellents serviteurs, ces noirs fils de Cham, mais dtestables matres !
Je profite des loisirs de la traverse pour rsumer les impressions de mon voyage dans le Sud, et je tche de me rappeler les points essentiels des nombreuses conversations que jĠai eues au sujet de lĠesclavage, de lĠmancipation et de la situation politique. Sur ces diffrents points, mes interlocuteurs, anciens confdrs pour la plupart et purs dmocrates, nĠavaient quĠune opinion, et, quoique cette opinion puisse choquer bien des gards nos ides europennes, il est bon que nous la connaissions. DĠailleurs, jĠai reproduit le rquisitoire du snateur Morton contre le Sud ; nĠest-il pas juste que je mette sous vos yeux la dfense du Sud ?
Ç On sĠest fait en Europe, me dit-on, une ide compltement fausse du rgime de lĠesclavage tel quĠil existait dans nos tats du Sud. On nous a reprsents comme les oppresseurs et les bourreaux des ngres, reprsents leur tour comme des modles de toutes les vertus. Si lĠon sĠtait donn la peine de prendre des renseignements sur lĠesclavage ailleurs que dans des sermons ou dans des romans, on aurait t certainement moins prompt nous condamner. Nous nĠavons pas la prtention dĠtre des philanthropes, et nous obissons, comme la gnralit des hommes, notre intrt. Nous considrions mme, si vous voulez, nos ngres comme une espce particulire de btail ou dĠanimaux domestiques ; mais est-ce quĠun propritaire intelligent et connaissant son intrt maltraite son btail ? Ne sĠapplique-t-il pas, au contraire, le tenir dans la meilleure condition possible ? Nos ngres nous cotaient fort cher Ñ un ngre robuste valait 1 000 dollars, et davantage. Qui donc sĠavise de gait de cÏur de dtruire ou dĠendommager une proprit de 1 000 dollars ? Non seulement nous nous gardions de les maltraiter, mais encore nous vitions de les surmener, et les tches que nous leur imposions auraient paru lgres vos ouvriers dĠEurope. Nous mettions notre orgueil les tenir en bon tat ; vous avez vu les cases quĠils habitaient avant lĠmancipation et vous avez pu les comparer celles o ils gtent aujourdĠhui. Chaque famille avait sa case avec un jardin, et souvent une petite pice de terre. Les ngres laborieux et conomes ne manquaient pas dĠen tirer un bon parti ; nourris par le propritaire, ils vendaient les produits de leur jardin et accumulaient un capital quĠils employaient amliorer leur condition ou se racheter. Nous leur fournissions deux costumes par an : un costume dĠt et un costume dĠhiver ; quelquefois mme, en sus, une toilette des dimanches. Nos dames taient perptuellement occupes tailler des toffes et distribuer de la besogne aux couturires pour vtir ces grands enfants. Nous les obligions tenir leurs cases en ordre et se tenir propres. En ce temps-l, ils prenaient des bains. taient-ils malades, il y avait un mdecin attach toutes les grandes plantations, et, dans les autres, la matresse de lĠhabitation sĠempressait dĠaccourir avec sa pharmacie, en attendant lĠarrive du mdecin. On contraignait les indolentes ngresses soigner leurs enfants, et lĠon punissait celles qui ngligeaient leurs devoirs de mres. Enfin, on prenait soin des vieillards, et cĠest dans la population de couleur que se rencontraient les cas les plus nombreux de longvit. Sans doute, il y avait de mauvais matres, mais ils taient rares : la plupart nĠappartenaient pas au pays, et ils ne craignaient pas dĠaffronter la rprobation de lĠopinion publique. CĠtaient des Yankees, habitus surmener leurs ouvriers, et qui transportaient dans le Sud les habitudes de rapacit du Nord ; ou bien encore dans la Louisiane, par exemple, o il tait permis aux gens de couleur de possder des esclaves, cĠtaient des multres : les matres les plus impitoyables qui existent. En gnral, lĠesclavage avait conserv dans le Sud un caractre patriarcal ; cĠtait en quelque sorte la forme primitive de lĠassurance sur la vie : le ngre nous donnait son travail, nous lui assurions en change son entretien et celui de sa famille. Ceux qui se sentaient capables dĠassurer eux-mmes leur existence amassaient un pcule et se rachetaient ; mais cĠtait le petit nombre. La plupart dĠentre eux se montraient satisfaits de leur sort, et on nĠentendait dans la campagne que le bruit de leurs chansons. On disait dĠeux quĠils taient la joie du Sud. Ils chantent moins aujourdĠhui ! Comme, aprs tout, cĠest une bonne race dvoue et fidle quand elle nĠest point pervertie par lĠabus de la libert ou par des suggestions malfaisantes, nous nous tions attachs nos esclaves, et ils nous le rendaient. En voulez-vous une preuve dcisive ? SĠils avaient t, comme on le suppose, les victimes dĠune oppression impitoyable, nĠauraient-ils pas profit de la guerre de la scession pour secouer violemment le joug ? Que sĠest-il pass alors ? Tous les blancs valides taient lĠarme ; il ne restait dans les habitations que des femmes, des enfants et des vieillards. Les ngres se sont-ils rvolts ? Ils nĠy ont pas song, quoique les excitations du dehors ne leur aient pas manqu ; jamais ils ne se sont montrs plus paisibles et plus soumis. Quand lĠmancipation est venue, ils se sont enfuis comme des coliers le jour des vacances ; mais plus tard, lorsquĠils se sont aperus que la libert ne leur donnait pas le pain de chaque jour, le plus grand nombre dĠentre eux sont revenus demander du travail leurs anciens matres, et chaque fois quĠil leur arrive une maladie ou un vnement fcheux, chaque fois quĠils ont besoin dĠun secours ou dĠun conseil, cĠest eux quĠils sĠadressent.
Ç Maintenant, ce serait une erreur de croire que nous regrettions lĠesclavage et que nous voudrions le rtablir si nous en avions le pouvoir. Non ! Si paradoxale que vous semble cette opinion, lĠesclavage tait aussi nuisible aux blancs quĠil tait favorable aux noirs. Ce nĠest pas impunment quĠune race suprieure se trouve perptuellement en contact avec une race infrieure. Le ngre import dĠAfrique tait un animal sauvage dont nous avons fait un animal domestique et parfois un homme, en lui inculquant des habitudes rgulires de travail, des besoins et des gots plus ou moins raffins ; mais, en vivant au milieu de ses ngres et de ses ngresses encore demi-barbares, le propritaire blanc devenait, en revanche, moins civilis. Il prenait les dfauts et les vices de ses esclaves ; le relchement de leurs mÏurs, les habitudes de promiscuit quĠils avaient apportes dĠAfrique et auxquelles ils sont en train de retourner devenaient contagieuses : la proportion considrable des sangs mls en fait foi ; aujourdĠhui que ce contact a cess, aujourdĠhui quĠil nĠy a plus entre le blanc et le ngre dĠautres rapports que ceux de lĠentrepreneur et de lĠouvrier, du matre et du domestique gages, chacun vit dans sa sphre naturelle, et la barbarie ngre a cess de dteindre sur la civilisation blanche. Il nĠy a plus gure de mlange entre les deux races et il y en aura de moins en moins ; si le ngre y perd, le blanc ne peut manquer dĠy gagner.
Ç Vous tes tonn dĠentendre soutenir que lĠesclavage, malgr ses dfauts et ses abus, tait lĠavantage des ngres. CĠest que vous jugez des ngres par les blancs. Vous partez de ce principe europen que tous les hommes sont gaux, par consquent galement dignes dĠtre libres, et capables dĠuser utilement de leur libert. Il est possible que ce principe soit vrai pour les hommes appartenant la race caucasienne, il est visiblement faux en ce qui concerne la race ngre. CĠest, quoi quĠen puissent dire les philanthropes qui nĠont jamais vu de ngres, une race infrieure, ou si vous voulez, arrire. Le ngre est un grand enfant, et il nĠest pas plus capable de se gouverner lui-mme que ne le serait un enfant. Supposons quĠon sĠavise dĠaffranchir, partir de lĠge de sept ans, les jeunes Europens des deux sexes de lĠesclavage injustifiable o les retiennent leurs parents ; supposons quĠon leur accorde les droits civils sans oublier mme les droits politiques, quĠen adviendra-t-il au bout de quelques gnrations ? NĠy a-t-il pas apparence que la libert accorde des mineurs incapables dĠen user tournera leur dtriment, que les enfants trop tt mancips ne deviendront jamais des hommes, et que les nations au sein desquelles ce Ç progrs È aura t ralis courront le risque de sĠteindre ? Telle a t la destine des ngres dans toutes les colonies o ils sont devenus libres, et particulirement Saint-Domingue, o cependant ils sont les matres, o il est mme interdit aux blancs de possder des terres et dĠacqurir des droits politiques. Ils taient 400 000 lĠpoque de lĠmancipation, ils sont peine 50 000 aujourdĠhui, et, au lieu de sĠlever la civilisation europenne, ils sont retourns la barbarie africaine. Car cĠest l ce qui diffrencie compltement le ngre du blanc : en supposant que les classes que vous appelez dirigeantes viennent disparatre du jour au lendemain et quĠil ne reste en Europe que lĠouvrier et le paysan, la civilisation subira certainement un temps dĠarrt ; mais au bout dĠun temps plus ou moins long une nouvelle classe dirigeante se formera, et la civilisation reprendra son essor. Au sein de la race ngre, les individualits capables de sĠlever sont trop peu nombreuses pour constituer une classe dirigeante ; cĠest pourquoi le ngre abandonn lui-mme retourne la barbarie, et, comme toutes les races lĠtat barbare, il ne rsiste pas, en lĠabsence dĠune tutelle, au contact de la civilisation. Au lieu de sĠassimiler les qualits et les vertus conservatrices des races civilises, il emprunte leurs vices destructeurs. CĠest ce qui est arriv lĠIndien, cĠest ce qui arrive aujourdĠhui au ngre. Consultez les relevs de lĠtat civil dans le Sud, et vous verrez que la mortalit des enfants de la race ngre est, proportion garde, double ou triple de celle des enfants de la race blanche. Ceux qui survivent, abandonns leurs instincts, sans surveillance et sans discipline, forment une ppinire de vagabonds et de voleurs. La nouvelle gnration vaut moins que lĠancienne, leve sous lĠesclavage ; la prochaine vaudra moins encore. Les ngres ne soignent ni leurs enfants, ni leurs parents, ni eux-mmes ; ils sont incapables dĠobserver les lois les plus ncessaires de lĠconomie et de lĠhygine domestiques, faute dĠune force morale suffisante pour rsister aux apptits brutaux et dsordonns dont la nature les a richement pourvus. Voil pourquoi, le whisky aidant, avant un sicle ils auront disparu de la terre amricaine sans y laisser plus de traces que lĠIndien Peau-Rouge. La tutelle rude mais indispensable de lĠesclavage seule leur permettait dĠy vivre, en sĠlevant peu peu dans lĠchelle des races. La libert les tuera.
Ç Mais, encore une fois, nous ne regrettons pas lĠesclavage, nous en avons fait notre deuil, et nous nĠen voulons pas au Nord de lĠavoir aboli. Seulement, tait-il quitable de lĠabolir par voie de confiscation, sans allouer aucune indemnit aux propritaires ? CĠtait une mesure de guerre, disait-on ; mais le droit des gens nĠinterdit-il pas la confiscation des proprits prives, mme comme mesure de guerre ? Nos esclaves constituaient la plus forte part de notre capital ; cĠest une valeur de deux ou trois milliards de dollars (10 15 milliards de francs) qui nous a t soustraite du jour au lendemain. NĠtait-ce pas un abus flagrant et odieux de la victoire ? Ne faudrait-il pas remonter aux temps les plus barbares pour rencontrer un pareil attentat contre la proprit ? Des milliers de familles opulentes ont t rduites la misre pour expier ce prtendu crime dĠavoir possd des esclaves, dont lĠimportation tait, il y a un sicle peine, la principale branche de commerce de Boston, et notre conomie rurale en a t bouleverse. Des proprits hypothques au dixime de leur valeur ont d tre vendues parce que la valeur du terrain dgarni de son cheptel avait cess de couvrir lĠhypothque ; les grandes exploitations ont t morceles, et il a fallu, faute de capital, recourir au mtayage pour continuer la culture. Le propritaire a fourni la terre et ce qui lui restait de cheptel des petits entrepreneurs noirs ou blancs, auxquels il a abandonn le tiers ou le quart de la rcolte ; mais que devient la terre dans ce systme ? Elle ne tarde pas longtemps sĠpuiser, le mtayer ou le fermier court terme nĠayant aucun intrt lĠentretenir en bon tat ; aussi voyons-nous la culture du coton se dplacer rapidement : elle abandonne la rgion de lĠEst pour les terres neuves de lĠOuest, jusquĠ ce que celles-ci soient puises leur tour. Et quĠa gagn le Nord notre ruine ? Avant lĠmancipation, le Sud tait par excellence le march du Nord, sa vache lait ! Depuis que le Sud est ruin, la sant du Nord est-elle devenue meilleure ? Demandez ses manufacturiers le compte de ce quĠils nous vendaient avant la confiscation de nos esclaves et de ce quĠils nous vendent aujourdĠhui ? La crise dont souffre le Nord nĠest-elle pas le fruit amer de sa politique destructive lĠgard du Sud ?
Ç Remarquez encore ce propos la profonde iniquit du rgime douanier auquel la prpondrance politique des tats manufacturiers du Nord a assujetti le Sud agricole. Notre production tait, avant la guerre, exclusivement agricole, et cĠest seulement depuis peu dĠannes quĠon a tabli dans le Sud un petit nombre de manufactures de coton. Nous exportions en Europe notre coton, notre sucre, notre riz, notre tabac ; en vertu du cours naturel des choses, nous devions demander en retour lĠEurope ses produits manufacturs. Mais nos frres du Nord ne lĠentendaient pas ainsi. Ils avaient tabli des manufactures ; ils ont trouv commode et avantageux de les protger nos dpens ; tous les articles que nous recevons dĠEurope ou que lĠEurope pourrait nous fournir sont assujettis des droits de 35 75% Ñ sur les vins, les droits sĠlvent jusquĠ 300%. QuĠen rsulte-t-il ? CĠest que le Nord peut nous faire payer ses produits de 35 75% plus cher quĠils ne nous coteraient en Europe. CĠest un tribut pur et simple quĠil prlve sur nous, et un tribut sans compensation dĠaucune sorte. En Europe, la protection peut encore se couvrir de prtextes plus ou moins spcieux. Si telle rgion fait les frais de la protection accorde aux industries dĠune autre, en revanche elle a, de son ct, des industries protger. Chez nous, rien de pareil. Les manufactures de la Nouvelle-Angleterre nous achtent nos produits aux prix de la concurrence. Ils nous vendent les leurs aux prix du monopole. CĠest comme si le Nord prenait dans nos poches la diffrence qui existe entre les articles de consommation quĠil nous force lui acheter et ceux des marchs dĠEurope. Il nous traite comme ses tributaires ; il a aboli chez nous lĠesclavage domestique, qui obligeait les ngres travailler pour nous, mais il ne se fait aucun scrupule de nous obliger travailler pour lui ; il maintient son profit et nos dpens la servitude conomique.
Ç Ce nĠest pas tout. Nos frres du Nord ne se sont pas contents de nous ruiner par la confiscation de nos ngres et de nous achever par leur tarif prohibitif, ils ont envoy dans le Sud lĠcume de leurs politiciens radicaux pour nous gouverner. Ë peine la guerre tait-elle finie quĠon a vu sĠabattre chez nous, comme une nue de sauterelles affames, tout ce que le Nord comptait de politiciens discrdits et tars. Ils se sont empars de lĠesprit de nos ngres en trompant leur ignorance et en flattant leurs apptits cupides ; ils ont capt leurs votes en leur promettant le partage de ce qui nous restait de nos biens, et lĠallocation dĠune portion de terre de quarante acres avec deux mules chacun. Ils ont pouss lĠaudace jusquĠ dlivrer leurs dupes de prtendus titres de proprit en vertu desquels nos esclaves de la veille venaient envahir nos terres, quĠil nous a fallu dfendre le revolver au poing. Grce au ciel nous en sommes venus bout ; mais les carpet baggers, de leur ct, nĠen taient pas moins arrivs leurs fins. Ils avaient envahi les positions officielles, que nous avions eu peut-tre le tort de ne pas assez leur disputer ; ils avaient entre les mains le gouvernement des tats, cĠest--dire la machine lever des taxes et contracter des emprunts, et vous savez dj comment ils en ont us. La Sicile nĠavait pas t pille par Verrs comme le Sud lĠa t par les carpet baggers du Nord, car on ne connaissait pas, au temps de Verrs, le merveilleux mcanisme du crdit : on en tait rduit piller la richesse actuelle, on ne pouvait pas anticiper sur la richesse venir. Ë la fin, nous nous sommes ligus contre cette bande de vautours, et nous avons russi nous en dbarrasser, non sans quĠils soient retourns chez eux chargs de nos dpouilles. Mais, sauf dans la Caroline du Sud et dans la Louisiane, nous avons ressaisi le pouvoir, nous sommes redevenus les matres chez nous.
Ç Maintenant, que demandons-nous ? Voulons-nous revenir sur le pass, comme on le prtend dans le Nord ? Prtendons-nous rclamer une indemnit pour la confiscation de notre proprit esclave, ce qui serait pourtant rigoureusement quitable ? Voulons-nous replacer nos ngres sous le joug de lĠesclavage, comme on le fait croire ces pauvres gens ? Non ! nous ne voulons pas revenir sur le pass ; nous acceptons mme lĠgalit politique avec nos anciens esclaves, si monstrueuse quĠelle soit ; nous acceptons tout, sachant aujourdĠhui par exprience que lĠintelligence unie au capital, sans parler de lĠascendant de la race, a toujours raison du nombre. Nous ne demandons rien au Nord, rien, si ce nĠest de ne pas intervenir dans nos affaires et de sĠabstenir de transformer les troupes fdrales en agents lectoraux. La seule requte que nous lui adressions est celle que Diogne adressait Alexandre : ïte-toi de mon soleil ! È
Telle est lĠopinion et tels sont les
griefs que jĠai entendu formuler uniformment dans un langage plus ou moins
vif, de Charleston la Nouvelle-Orlans. Il est impossible de ne pas
reconnatre, dans une certaine mesure, la validit de ces griefs. Sur lĠopinion
relative lĠesclavage jĠaurais naturellement des rserves faire. Que la
question de lĠmancipation ait reu, comme toutes les questions qui sont ici du
ressort de la politique, la solution la plus dsastreuse possible, soit que
lĠon considre lĠintrt de la population blanche ou celui du peuple de
couleur, je lĠaccorde ; mais qui la faute ? Je me souviens dĠune loi de la
Caroline du Sud qui interdisait, sous les pnalits les plus rigoureuses,
dĠapprendre lire aux ngres ; je me souviens aussi dĠun aphorisme dĠun
politicien du Sud dclarant que Ç les ngres nĠont aucun droit que les hommes
de race blanche soient tenus de respecter È ; je me souviens enfin du mode
dĠargumentation que lĠon employait nagure dans le Sud pour convaincre les
abolitionnistes
de la lgitimit de lĠesclavage. On les enduisait de goudron, on les roulait
ensuite dans de la plume et quelquefois on mettait le feu la plume. Ce genre
dĠargument avait le mrite dĠtre sommaire et de ne pas laisser traner la
discussion en longueur ; mais ne pchait-il pas visiblement contre les lois les
plus lmentaires de la logique ? DĠun autre ct, les honntes quakers qui ont
pris lĠinitiative du mouvement en faveur de lĠabolition de lĠesclavage
connaissaient-ils suffisamment le naturel et le temprament particulier du
ngre ? Ils se le reprsentaient volontiers tel quĠils taient eux-mmes,
sobre, prvoyant, conome et, par consquent, aussi capable quĠeux-mmes de
pratiquer la fois dans la vie prive et dans la vie publique le self-government. Si le ngre ne donnait pas
lĠessor toutes ces vertus caractristiques du quaker, cĠest quĠil en tait
empch par lĠesclavage. LĠesclavage seul le retenait dans une condition
infrieure celle du blanc. DĠailleurs, Dieu nĠa-t-il pas cr tous les hommes
gaux, et, par consquent, galement capables de jouir des inapprciables
bienfaits de la libert ? Tel tait le raisonnement du quaker. Ce raisonnement
pouvait tre irrprochable, mais le bon quaker ne connaissait pas Tommy. Il lui
prtait la nature et le temprament du quaker. Or, sĠil est en ce monde un tre
qui ressemble peu au quaker, cĠest Tommy. Tommy a par-dessus tout un naturel et
un temprament dĠartiste. CĠest un musicien et un conteur ; il retient la
premire audition les airs les plus compliqus et il a lĠoreille dĠune justesse
incomparable ; il chante de naissance comme le rossignol ou lĠoiseau moqueur,
il est loquent et plein dĠimagination. Mais il a les dfauts de ses qualits :
il est paresseux, il est gourmand et il nĠa pas une notion bien claire de la
distinction essentielle du tien et du mien. Il se promne la nuit comme les
chats, et dans des intentions analogues. CĠest un bohme ! Au fond, il est bon,
serviable, aimant ; il dpensera jusquĠ son dernier sou pour acheter des
colifichets sa femme et des jouets ses enfants, ce qui ne lĠempchera pas
de les laisser mourir de faim, car il nĠa pas la notion du lendemain. Je sais
bien ce quĠil faudrait ce grand enfant, incapable de se gouverner lui-mme, et encore plus de
gouverner les autres. Il lui faudrait non des droits politiques, dont il est
aussi peu apte se servir que le seraient les mules ses compagnes de travail,
mais une tutelle la fois ferme et douce qui supplerait son incapacit
pratiquer les devoirs et les obligations de la vie civilise ; une tutelle
qui le mettrait en garde contre le juif et le sauverait du whisky ; une
tutelle qui lĠobligerait prendre soin de sa femme, de ses enfants et de lui-mme,
tout en tablissant une distinction, ncessaire son amour-propre, entre lui
et ses mules. Voil ce quĠil faudrait Tommy. Mais ai-je besoin de dire que ni
au Nord ni au Sud on ne sĠoccupe du temprament particulier de Tommy, non plus
que du rgime qui conviendrait Tommy ? Au Sud, on prvoit lĠextinction
prochaine et invitable de sa race, et on songe le remplacer par des
migrants allemands ou chinois. Au Nord, on croit avoir assez fait pour lui en lui
donnant la libert. SĠil se montre incapable dĠen user, cĠest sa faute. SĠil ne
peut pas vivre libre, quĠil meure ! Mieux vaut la mort que lĠesclavage !
Pourtant, la mort, cĠest dur. Pauvre Tommy !
Me voici arriv Vicksburg, la clbre forteresse dont la prise a dcid de la chute de la Confdration du Sud. Vicksburg est situ lĠextrmit dĠune srie de hauteurs, dans un coude du Mississipi. CĠest une petite ville de 16 000 habitants, btie en amphithtre. JĠy quitte le Robert-E.-Lee pour passer bord de lĠIllinois, qui me conduira Memphis, o je prendrai le train de Saint-Louis. JĠai t recommand au commandant de lĠIllinois par son obligeant collgue du Robert-E.-Lee. Non seulement cet excellent homme Ñ un vtran mutil de lĠarme du Sud Ñ me cde sa propre cabine, mais encore il me comble de prvenances et de whisky cocktails. Braves gens, ces gens du Sud ; seulement un peu trop darwiniens lĠendroit de leur frre cadet le ngre, et trop prompts mettre la main sur leurs revolvers !
Chicago, le 15 septembre 1876.
De Memphis (Tennessee), o mĠa dpos le steamer lĠIllinois, Saint-Louis (Missouri), la distance est de 440 milles que lĠon franchit en une vingtaine dĠheures par le chemin de fer. La physionomie du pays se modifie mesure que lĠon monte vers le Nord ; la vgtation est moins puissante et moins drue ; le coton est maigre, et il ne dpasse gure 2 ou 3 pieds de hauteur ; le mas seul pousse vigoureusement, et bientt je nĠaperois plus que ses tiges gantes : les champs de coton avec leur triste encadrement de cases ngres disparaissent peu peu. Les ngres et leurs compagnes les mules deviennent rares ; mais les champs bien cultivs, les jolies maisons en bois, badigeonnes de blanc, avec leurs persiennes vertes, qui se rapprochent de plus en plus, attestent la prsence dĠune population nergique et intelligente. Ë chaque station, les voitures se remplissent de robustes gaillards aux larges paules, qui parlent trs haut et dont la voix a des cris dĠoie sauvage, mais la physionomie franche et rsolue. On peut leur reprocher de faire un trop frquent usage du crachoir et de nĠtre pas suffisamment au courant de toutes les habitudes dĠune civilisation raffine ; cependant ils ont ralis sous ce rapport des progrs notables. On mĠassure quĠil y a quinze ans un mouchoir de poche tait une raret dans lĠOuest et que bien peu de gens pouvaient se vanter dĠy avoir vu une brosse ongles. AujourdĠhui, on trouve chez tous les pharmaciens, qui cumulent cette spcialit avec plusieurs autres, un assortiment complet dĠarticles de toilette, et lĠusage du mouchoir est devenu gnral. Ajoutez cela que les plus modestes habitations sont pourvues dĠune baignoire, mme dans les campagnes, et quĠ part les odeurs combines du tabac et du whisky, le voisinage des gens de lĠapparence la plus abrupte nĠa rien qui affecte dsagrablement lĠodorat. Ñ Nous arrivons le soir Cairo, o lĠOhio se jette dans le Mississipi. Nous descendons de notre train la lueur des torches et nous trouvons sur le ferry boat un autre train tout install, moins la locomotive. Le ferry traverse lĠembouchure de lĠOhio, et, quoique ce soit une machine lourde manÏuvrer, les deux rails qui portent notre train vont sĠajuster droit ceux de la rive. On les runit au moyen dĠun crou ; aprs quoi, une locomotive vient sĠatteler au convoi, et nous continuons notre route sans avoir eu besoin de nous dranger autrement. Mais il nous reste encore traverser le Mississipi. CĠest Saint-Louis mme que nous le traversons, sur un pont qui est un des plus splendides chefs-dĠÏuvre de lĠart de lĠingnieur. Le pont Victoria, Montral, est plus long ; mais il nĠapproche pas du pont de Saint-Louis pour la masse, lĠaspect grandiose et le confort de lĠamnagement. Figurez-vous trois arches au-dessous desquelles les normes steamers du Mississipi peuvent passer sans abaisser leurs hautes chemines, et dont la triple envergure atteint prs de 1 kilomtre. Elles soutiennent la fois deux ponts : un pont infrieur suspendu par des cbles en fer, sur lequel passent en mme temps deux convois, et un pont suprieur o circulent les cars, les voitures et les pitons, Grce son lvation, le pont de Saint-Louis, continu des deux cts par de longs viaducs, franchit la ville basse, btie, comme la Nouvelle-Orlans, dans un repli de la rivire, pour atteindre le plateau o la ville haute se dploie en ventail.
Il me parat tout fait superflu de dcrire la ville de
Saint-Louis. Comme je lĠai dj dit, toutes les villes amricaines sont bties
sur le mme plan, un damier ; toutes les rues ont peu prs la mme largeur,
le mme aspect et les mmes noms, Ñ gnralement des noms dĠarbres ou dĠhommes
illustres ; partout vous trouverez, par exemple, une rue Washington et une rue
Lafayette se croisant angle droit avec des avenues qui portent des numros au
lieu de noms. Toutes les maisons et tous les difices publics se ressemblent ;
les htels sont btis sur le mme modle colossal ; en sorte que si, aprs
avoir quitt une ville le soir et dormi dans un Pullman car, vous vous rveillez le matin
dans une autre, vous avez quelque peine vous figurer que vous nĠavez pas
voyag sur place comme dans le Voyage Dieppe, car lĠhtel o vous arrivez a la mme
entre colonnes par laquelle vous tes sorti la veille, le mme bureau en
face de lĠentre, le mme dbit de cigares et de journaux ct du bureau, le
mme elevator orn de glaces, les mmes couloirs
couverts des mmes tapis rouges, la mme salle manger desservie par les mmes
ngres polis qui vous font les mmes signes pour vous inviter vous asseoir ;
si vous sortez de lĠhtel, vous trouvez ct, le mme Ticket Office o lĠon
vous vend les mmes billets de chemins de fer, et au coin de la rue le mme
pharmacien avec la mme fontaine de soda water. Qui
donc a dit que la France tait par excellence le pays de lĠunit ? Si lĠunit
se rencontre quelque part, cĠest bien en Amrique, et il faut convenir que la
besogne du voyageur sĠen trouve sensiblement simplifie. Cependant,
Saint-Louis, il y a quelques variantes que je note au passage. DĠabord, la ville nĠest
pas absolument plate ; ensuite, les noms des rues et des avenues vous font
souvenir, comme le nom de la ville mme, que Saint-Louis a t btie par les
Franais : rues Adle, Ccile, Dubreuil, Gratiot, Labadie, Labeaume, Leduc,
Soulard, avenues Carondelet, Mottard, etc. Il y a encore une particularit qui
vous rvle que vous tes ici au cÏur mme de ce grand pays et dans le
voisinage des fortes et rudes populations de lĠOuest : cĠest que tout est sur
une chelle plus vaste que dans le Sud ou dans lĠEst ; les avenues sont plus
larges et on nĠen voit pas la fin ; les maisons et les difices sont des
montagnes de pierres ou de briques ; les affiches et les annonces couvrent de
leurs couleurs violentes des pans entiers de murailles ; les chapeaux, les
bottes, les lunettes dĠor, dĠargent ou dĠazur, qui servent dĠenseignes, ont
lĠair dĠappartenir la descendance de Micromegas ; les statues en bois peint
dĠIndiens ou de polichinelles qui dcorent dans toute lĠtendue des tats-Unis
la porte dĠentre des magasins de tabac ont des poses et des couleurs plus
accentues : les Indiens sont plus froces et les polichinelles plus bossus.
Parmi les affiches, je remarque sous cet en-tte en lettres gantes : God save Ireland ! (Dieu
sauve lĠIrlande !) lĠinvitation un grand Ç pic-nic È au
profit des prisonniers fnians vads dĠAustralie. CĠest assez dire que les
Irlandais sont en nombre Saint-Louis. On y compte aussi 2 000 ou 3 000
Franais, et peut-tre une vingtaine de mille venus de France ou du Canada dans le Missouri. On mĠen
dit le plus grand bien. Ce sont, en gnral, des gens laborieux et faisant
honntement leurs petites affaires ; malheureusement, il nĠy a pas de grandes
maisons franaises, et tous les articles franais qui se consomment
Saint-Louis aussi bien que tous les produits de lĠOuest qui vont en France
passent par des mains trangres. Ne serait-il pas possible dĠtablir,
lĠexemple non seulement de lĠAngleterre, mais encore de lĠAllemagne, des
rapports directs entre la France et les principaux foyers de la production et
de lĠexportation amricaines ? Cette question, on lĠavait dj pose devant moi la
Nouvelle-Orlans. JĠallais bientt la retrouver Chicago, et elle donne lieu,
je dois le dire, des commentaires peu flatteurs sur le dfaut dĠinitiative du
commerce franais. Il est possible quĠau dbut nos ngociants aient quelque
peine soutenir la concurrence des intermdiaires tablis de Liverpool, de
Brme ou de Hambourg ; mais ils en viendraient bout, et il nĠy a certainement
aucune raison srieuse pour que les vins de Bordeaux aillent en Amrique, et
les salaisons dĠAmrique au Havre, en faisant le dtour des ports anglais ou
allemands. CĠest un nouveau courant tablir, et peut-tre cette entreprise
serait-elle facilite par lĠinstitution la Nouvelle-Orlans, Saint-Louis et
Chicago, de chambres de commerce franaises se donnant pour mission de tenir
notre commerce au courant des conditions et de lĠtat du march. Tel est
du moins le desideratum que jĠai entendu exprimer, et dont
je me fais volontiers lĠcho. Ñ Au nombre des difices les plus remarquables de
Saint-Louis se trouve prcisment la chambre de commerce, runissant dans son
enceinte la Bourse des grains et diverses autres institutions financires ou
commerciales. Elle a t rebtie rcemment la suite dĠun incendie, et cĠest
vraiment un superbe difice, dont nos architectes, beaucoup trop enclins
btir des Bourses ressemblant des salles de spectacle et des salles de
spectacle ressemblant des Bourses, feraient bien dĠtudier le style et les
amnagements. Elle a t inaugure lĠanne dernire, et, parmi les discours
prononcs cette occasion, je trouve un vhment plaidoyer en faveur de la
libert du commerce, qui donne des indications bonnes signaler sur les
tendances conomiques du Grand Ouest.
Ç Que le commerce soit libre ! sĠest cri lĠorateur. Que cette grande nation qui a, au prix de tant de sacrifices de sang et dĠargent, bris les chanes de lĠesclave, affranchisse aussi le travail de lĠhomme libre ! Tandis que les transports bon march sont une condition vitale pour notre commerce, nous dpensons chaque anne plus dĠargent btir de nouveaux bureaux de douane et placer des barrires artificielles sur la route du commerce quĠil nĠen faudrait pour dbarrasser de leurs bancs de sable tous les fleuves de cette grande valle. Tandis que le bon march des transports est le grand besoin de notre pays, nos lois dfendent aux armateurs amricains dĠacheter leurs navires o ils cotent le moins cher ; et la consquence de cette prohibition a t, vous le savez, de faire passer les trois quarts de nos transports entre les mains des trangers. Combien de temps encore mconnatrons-nous ces leons de lĠexprience ? Combien de temps nous faudra-t-il pour abolir cette politique si mal nomme de la protection ? Combien de temps nous faudra-t-il pour ouvrir les prisons du commerce et le laisser libre ? Demandez vos faiseurs de lois (law makers) lĠabolition des bureaux de douane avec la cration dĠun systme quitable dĠimpts pour subvenir aux dpenses publiques et laissez le commerce libre ! Laissez le commerce libre, et les manufactures se dvelopperont dĠune manire plus saine ; elles auront une assiette plus stable, car elles nĠauront plus redouter les changements de tarifs ! Laissez le commerce libre, et le travail sera affranchi du tribut que la protection prlve sur lui ! Laissez le commerce libre, et lĠagriculture, que lĠantiquit avait difie, prendra tout le dveloppement que comportent nos ressources ; elle sera la gardienne de notre indpendance et de nos vertus domestiques ! È
Je cite ce discours parce quĠil renferme lĠexpos concis et nergique de lĠopinion dominante dans lĠOuest en matire de tarifs. Cette opinion nĠest pas inspire par des thories. Elle est dicte par des intrts, ce qui lui donne une importance particulire. Sans doute, lĠOuest nĠest pas purement agricole. La ville de Saint-Louis, par exemple, est assise sur une couche de fer et de charbon que lĠon commence peine effleurer ; elle possde des fonderies et des fabriques de fer, dĠacier et de zinc, ainsi que quelques manufactures de laine et de coton ; mais cĠest au transport, la prparation et au commerce des produits agricoles de lĠOuest, mas, bl, btail, salaisons, en change desquels elle importe les articles manufacturs des tats de lĠEst et de lĠEurope, quĠelle doit le dveloppement rapide et norme de sa population et de sa richesse. Elle nĠavait pas 30 000 habitants en 1830 ; elle en a aujourdĠhui plus de 400 000. Sur une production value en 1875 85 millions de dollars, la prparation et la salaison de la viande de porc, par exemple, compte pour 11 millions, et la mouture du bl ou du mas pour 13. On conoit donc que Saint-Louis et lĠOuest en gnral subissent avec impatience le tribut que prlvent sur eux, sans compensation dĠaucune sorte, les manufacturiers prohibitionnistes de lĠEst. Ë cet gard, la situation de lĠOuest est exactement la mme que celle du Sud. Seulement, le Sud est vaincu et puis, tandis que lĠOuest est dans toute la force de sa vigoureuse croissance. Un jour viendra donc Ñ et cette opinion je lĠai entendu exprimer vingt fois dans le trajet de la Nouvelle-Orlans Chicago Ñ un jour viendra o lĠOuest refusera de payer tribut aux tats prohibitionnistes de lĠEst, et o la scession, que les politiciens du Sud ont eu le tort de vouloir prcipiter, sĠoprera dĠelle-mme. LĠUnion se scindera en trois fractions, assez vastes dĠailleurs pour former de puissants tats, moins, chose peu probable, que lĠEst ne renonce sa politique de monopole.
Je continue ma promenade angle droit dans les rues de Saint-Louis. En sortant du Stock-Exchange, jĠentre la Mercantile Library, jolie bibliothque, dcore avec got, o je lis, le 13 septembre, le Journal des Dbats du 29 aot. La poste met quinze jours pour apporter les journaux et les lettres de Paris Saint-Louis. Le tlgraphe, lui, est autrement actif : il rend compte des vnements avant lĠheure o ils ont eu lieu en Europe, et il donne neuf heures du matin le cours de la Bourse de Paris du mme jour. On sait le parti que les auteurs du Tour du Monde en quatre-vingts jours ont tir de ce phnomne astronomique. De la Mercantile Library, je passe au grand tablissement des jsuites, lĠUniversit, ou pour mieux dire le collge de Saint-Louis, car cĠest un tablissement dĠinstruction secondaire. Les bons Pres ne sont pas moins puissants en Amrique quĠen Europe, quoique personne ne songe les perscuter. Ils ont partag les tats-Unis en quatre Ç provinces È sans que les protestants les plus ombrageux y aient trouv redire : le Missouri, la Nouvelle-Orlans, Baltimore et New York. Dans le Missouri, ils possdent trois collges, dont le plus important est celui de Saint-Louis. Les tudes y sont partages en deux branches : les humanits et la section commerciale. LĠenseignement est donn par une vingtaine de Pres franais, belges et amricains. LĠtablissement est vaste et bien tenu ; mais il nĠapproche pas, sous ce double rapport, de la magnifique maison des Dames du Sacr-CÏur Maryville, un faubourg de Saint-Louis. CĠest un vrai palais, encore inachev, mais auquel les plus belles et les plus riches institutions du mme genre en Europe ne peuvent tre compares. Parmi les dames institutrices se trouvent plusieurs religieuses chasses dĠAllemagne par M. de Bismarck. Dans le voisinage, on me montre aussi un couvent de Franciscains de la mme provenance. Comme les jsuites, les Dames du Sacr-CÏur ont partag lĠAmrique en quatre provinces : le Canada, New York, la Nouvelle-Orlans et Saint-Louis. Elles ont galement deux provinces dans lĠAmrique du Sud : le Chili et Lima. Un simple chiffre donnera une ide du dveloppement que le catholicisme a pris aux tats-Unis sous un rgime de libre et pleine concurrence. Il ne possde pas moins de vingt-neuf glises Saint-Louis. JĠajoute quĠaux tats-Unis les catholiques ne le sont pas simplement de nom, ils le sont de fait, et, chose plus singulire encore, ils ne paraissent avoir aucun got pour le monopole. La libert des cultes est entre si profondment dans les mÏurs, et, en dpit de quelques excentricits sans importance srieuse, elle prsente tant dĠavantages avec si peu dĠinconvnients, enfin les catholiques en ont tir un si bon parti que je nĠai entendu aucun dĠeux exprimer le vÏu dĠtre protg contre la concurrence des hrtiques par des lois prohibitives ou des subventions de lĠtat. Ces catholiques libre-changistes ne devraient-ils pas bien venir faire de la propagande en Europe ?
En ce moment, la grande affaire Saint-Louis, comme dans le reste des tats-Unis, cĠest lĠagitation pour la prochaine lection prsidentielle. Le Missouri parat acquis aux dmocrates, et je viens prcisment de visiter la grande et superbe salle du Stock-Exchange o sĠest runie la Convention qui a dsign au choix des lecteurs dmocrates les noms de Tilden et de Hendricks. Les sances nĠtaient pas publiques, les membres du Stock-Exchange seuls avaient le droit dĠy assister dans la galerie, et un billet dĠentre se payait jusquĠ cinquante dollars. Les rpublicains, de leur ct, ont tenu leur Convention Cincinnati, et ils ont choisi MM. Hayes et Wheeler. Depuis que ces choix ont t rendus publics, le mouvement lectoral a t crescendo ; mais il nĠarrivera son paroxysme quĠau commencement de novembre, poque o seront lus, bien entendu avec mandat impratif, les lecteurs chargs de la nomination du Prsident. Les chances se balancent tellement, que les plus fins politiciens sont incapables de prvoir qui lĠemportera ; aussi les deux partis font-ils assaut dĠactivit. Dans chaque localit, et mme dans de simples villages, ils ont un local dsign par cette affiche en lettres colossales : Quartier gnral des dmocrates ou des rpublicains, ordinairement avec les portraits des deux candidats entours de devises et de drapeaux. Dans les journaux, la polmique devient de plus en plus virulente. Un professeur de phrnologie a crit un journal dmocrate que la tte de Tilden porte tous les indices de facults extraordinaires, tandis que la tte de Hayes est vritablement celle dĠun pauvre homme. Mais il y a mieux, ou, si vous le prfrez, il y a pis. Les journaux rpublicains ont dcouvert que Tilden a fraud le fisc, en dissimulant un item notable de son revenu ; les dmocrates, de leur ct, ont fait une dcouverte analogue la charge de Hayes : ils lĠaccusent dĠavoir dissimul la possession dĠun piano et de plusieurs montres. On discute avec acharnement des deux parts sur la valeur de ce piano et de ces montres : les rpublicains affirment que ce sont de vritables patraques, sans valeur aucune, et ils ajoutent que Hayes les conservait seulement titre de souvenirs de famille ; les dmocrates, au contraire, sont dĠavis quĠun homme aussi son aise que Hayes Ñ ils ont le compte de ses revenus Ñ ne peut, moins dĠtre un ladre de la pire espce, se contenter de patraques. Ou un avare ou un voleur, voil lĠalternative ! Les meetings deviennent de plus en plus frquents, les processions se multiplient. Aux lecteurs prsidentiels quĠil sĠagit dĠlire se joignent, dans un certain nombre dĠtats, des gouverneurs et dĠautres fonctionnaires dont le mandat expire, ce qui augmente naturellement lĠagitation.
JĠai sous les yeux la liste des dputs et fonctionnaires de toute sorte qui sont lus dans lĠtat de Missouri par le suffrage universel, et cette liste est longue. Outre les membres de la seconde chambre du Congrs Ñ les membres du Snat sont lus par la Lgislature de lĠtat Ñ et les lecteurs prsidentiels, il y a pour lĠtat le gouverneur, le vice-gouverneur, le secrtaire dĠtat, le trsorier dĠtat, lĠauditeur dĠtat (auditor of State) et lĠattorney gnral ; pour le comt, le shrif, le greffier de la Cour, le conseiller du comt, lĠauditeur, le trsorier, le recorder, le marshall, le coroner, le gelier, lĠadministrateur public, les juges des Cours infrieures et suprieures ; pour la ville, le maire, le contrleur, le trsorier, lĠauditeur, le register, le city collector, le city marshall, lĠinspecteur du port et les membres du conseil municipal. Les mandats sont renouvelables les uns tous les ans, les autres, tous les deux ans ou tous les quatre ans au plus. Vous voyez quĠici le mtier dĠlecteur nĠest pas une sincure. Il est vrai que les partis font le gros de la besogne dans leurs Comits et dans leurs Conventions, en se chargeant de dsigner au choix des lecteurs les noms quĠils ont pralablement agrs eux-mmes. LĠlecteur nĠa plus quĠ choisir entre les deux listes rpublicaine ou dmocrate, sous peine de perdre son vote. Ce systme a t considr, vous le savez, comme lĠidal du progrs dmocratique ; mais, si nous voulions le comparer la mthode routinire de notre vieille Europe, nous trouverions peut-tre quĠil complique la besogne du recrutement des fonctionnaires sans lĠamliorer, au contraire ! En Europe, la plupart des fonctionnaires dont je viens de donner la liste, ou leurs quivalents, sont nomms par des suprieurs hirarchiques. On est donc oblig de se transformer en solliciteur et de mettre en jeu des influences de tout genre quand on veut obtenir une place. Il est bon dĠtre convenablement apparent et mme bien mari, afin dĠavoir des relations nombreuses et bien poses. Tout ce faisceau dĠinfluences masculines ou fminines se met en branle et dploie une activit plus ou moins fbrile jusquĠ ce que la nomination paraisse lĠOfficiel. On ne saurait dire que les services rendus dans cet assaut dĠune place soient absolument gratuits Ñ on ne donne pas son influence, on la prte, sinon intrts, du moins sous condition de rciprocit. CĠest une sorte de franc-maonnerie qui se cre entre les familles appartenant la classe dirigeante.
Aux tats-Unis rien de pareil, en apparence du moins ; mais, en ralit, cĠest exactement la mme chose avec une complication de plus. Ce nĠest pas des fonctionnaires plus ou moins levs dans la hirarchie que les sollicitations sĠadressent, cĠest aux politiciens dirigeants ou influents du parti. Voil les suffrages quĠil est indispensable de conqurir pralablement si lĠon veut avoir une chance raisonnable dĠtre lu. Or les politiciens sont gens trop positifs pour donner gratis leur influence : il faut la leur acheter dĠune manire ou dĠune autre, trop souvent par des complaisances si lĠon est juge, par des faveurs si lĠon est fonctionnaire ; il faut en outre sĠengager contribuer aux frais de lĠlection. Ces frais sont trs levs, et, si lĠon songe que la place soumise lĠlection est purement temporaire, quĠon nĠen jouit que pendant un an ou quatre ans au plus, et que les appointements en sont gnralement modestes, il faut bien que le titulaire sĠapplique, dĠune manire ou dĠune autre aussi, en augmenter le produit. Ce nĠest pas tout. Quand on est agr par le Comit ou la Convention du parti, il faut obtenir les suffrages du peuple. Le peuple, lui, ne vend pas son influence ou sa voix, sauf cependant dans certaines occasions dcisives ; il vote gratis, aussi est-il naturellement paresseux voter. Si on lĠabandonnait lui-mme, en se contentant de lui prsenter la liste du parti, il y a cent parier contre un que le peuple resterait chez lui. Que fait-on ? On organise des processions et lĠon runit des meetings pour exciter sa curiosit et stimuler son zle, tout en fournissant aux gens dvous lĠoccasion, qui nĠest pas ddaigner surtout en temps de crise, de gagner sans trop de peine un certain nombre de dollars. On les enrle dans chaque quartier, raison de 1 dollar par soire ; on les habille en garibaldiens ou en seigneurs vnitiens Ñ le costume de garibaldien, rouge ou bleu, est affich dans tous les magasins de nouveauts au prix de 5 dollars ; on leur fournit une torche perfectionne et brevete, au ptrole ; on achte des drapeaux, un tambour et un fifre, parfois on loue un orchestre, et la procession sĠorganise. Mais quoi sert la procession ? Elle sert Ç allumer È les lecteurs et les amener au meeting, o les orateurs du parti se chargent de leur dmontrer que leurs intrts les plus vitaux leur commandent de voter pour M. Smith ou pour M. Jones. JĠai pu me rendre compte de visu, Saint-Louis, du mcanisme de lĠopration.
Mercredi pass, 13 septembre, un mass meeting tait convoqu dans un quartier passablement recul, habit principalement par des Irlandais, au coin de Main et de Mulanphy streets. Un drapeau devait tre rig pralablement ; autrement dit, il devait y avoir un flag raising. JĠarrive un peu tard, en traversant une rue obscure et horriblement pave, un endroit clair par une douzaine de lanternes chinoises. Le flag raising a eu lieu et le mass meeting a commenc. JĠai devant les yeux un chafaudage adoss un dbit de liqueurs ; une longue planche pose sur des piquets sert de tribune. Un gentleman en habit noir et en cravate blanche se dmne derrire la planche. Un autre gentleman en paletot, le chapeau sur la tte, le cigare la bouche, est assis sur la planche mme ; il prend des notes : cĠest un reporter ; au fond, dans la pnombre, une douzaine dĠautres gentlemen, en habit noir et en cravate blanche comme le premier, constituent le bureau. LĠchafaudage est clair par six lampions et deux torches, sans oublier les lanternes chinoises accroches une ficelle en travers de la rue. LĠorateur sĠapplique dmontrer par les arguments les plus forts la ncessit dĠune Ç rforme È pour relever le pays de sa ruine et faire monter les salaires, et il en dduit cette autre ncessit de voter pour la liste ou le ticket des dmocrates, Tilden et Hendricks en tte. Malheureusement, lĠauditoire est peu nombreux ; les femmes, les enfants et mme de simples babies la mamelle sont en majorit ; plusieurs chiens, dont les nerfs sont apparemment surexcits par cet appareil inusit, interrompent lĠorateur par des aboiements intempestifs ; les babies leur font chorus ; lĠorateur nĠen poursuit pas moins imperturbablement son discours et il crase dans une proraison brlante les rpublicains et leurs candidats. Ñ Triple salve dĠapplaudissements, laquelle succde une tempte musicale dchane par un orchestre plac derrire le bureau. Ñ Un second gentleman succde au premier ; cĠest un candidat aux fonctions de shrif. Le shrif est charg de lĠexcution des jugements ; ses appointements sont mdiocres, mais le casuel peut rapporter, dans une ville comme Saint-Louis, 30 000 ou 40 000 dollars par an. CĠest un vieux bonhomme qui nĠa pas la voix tonnante de lĠorateur prcdent ; on ne lĠcoute pas, le bruit des aboiements, les cris des babies et les conversations animes des jeunes ouvrires qui rentrent de lĠatelier et qui font et l un bout de flirtation, menacent de couvrir compltement sa voix ; au bout dĠun quart dĠheure lĠauditoire fait mine de se disperser. Par bonheur, le son du fifre et du tambour se fait entendre, et voici quĠon aperoit une longue procession de torches tincelantes au milieu des tnbres : cĠest la procession du club des Mohawks. Ils sĠavancent majestueusement rangs sur deux lignes, musique en tte, avec des drapeaux et des transparents orns de toute sorte de devises : Tilden et la rforme. Plus de carpet baggers, etc., etc. Ils sont vtus dĠune chemise rouge, avec le numro de leur ward (quartier) brod sur la poitrine ; sur la tte ils ont un bret rouge, orn de plumes de coq ; ils sont suivis dĠun public ml des deux sexes ; la tte de la colonne sĠarrte au pied de la tribune, lĠorateur lui souhaite la bienvenue ; ils dfilent au bruit des hourras en agitant leurs torches. Au moment o ils sĠloignent apparat lĠautre bout de la rue un second club, en chemises rouges comme le premier, mais avec des casquettes de jockeys, puis un troisime en chemises et casquettes blanches. Second et troisime dfils. Les clubs se runissent ; les grosses caisses, les fifres, les clarinettes redoublent dĠnergie ; on agite les drapeaux, les transparents et les torches ; les spectateurs arrivent de tous les carrefours avoisinants ; le mass meeting a maintenant un public, et les journaux du parti pourront annoncer le lendemain quĠune manifestation imposante a eu lieu dans tel quartier, quĠon croyait tort acquis aux rpublicains, en faveur du ticket dmocrate. Vous voyez que les Ç processions È ont leur utilit : elles font un public aux meetings ; les meetings, leur tour, stimulent les lecteurs paresseux et les dcident apporter aux urnes un vote indispensable. Tel est, dans la pratique, le systme lĠaide duquel on procde ici au recrutement des fonctions publiques. Ce systme a certainement le mrite dĠtre pittoresque, et feu Bilboquet nĠaurait pas trouv mieux ; mais, nĠen dplaise nos dmocrates lĠamricaine, au point de vue du progrs politique et administratif, est-ce bien lĠidal ?
New York, le 22 septembre 1876.
De Saint-Louis Chicago, le paysage change. Aux collines ondules du Missouri succdent les plaines perte de vue de lĠIllinois. Les arbres deviennent plus rares ; on nĠaperoit que des champs de mas ou des prs dans lesquels paissent tranquillement force bÏufs et porcs, en attendant que le chemin de fer les transporte aux Stock Yards ou dans les funbres Pork Packings de Chicago. Le pays est riche et tout rempli de colons canadiens, belges, luxembourgeois, sudois, que nĠeffraie pas ce climat passablement rigoureux dans les mois dĠhiver. Nous traversons une douzaine de villes encore lĠtat dĠembryons. On a trac, perpendiculairement la ligne du chemin de fer, une douzaine de larges avenues, en les coupant rgulirement, de distance en distance, par des rues transversales. La place est faite pour un demi-million dĠhabitants, et davantage ; les spculateurs en terrains ne comptent pas sur moins. Naturellement, on nĠa rien pav. Seulement, dans les avenues o il y a des maisons, on a tabli des trottoirs en planches, avec des passerelles aux encoignures. Une glise, un magasin dĠpiceries, un bar, quelquefois un doctor et un droguiste, un hangar en planches sur lequel flotte le drapeau toil de lĠUnion, avec cette enseigne : Ç Quartiers gnraux de Hayes et Wheeler È, ou Ç de Tilden et Hendricks È, selon que les rpublicains ou les dmocrates sont en force dans le canton, voil le noyau de la ville nouvelle. Parfois lĠendroit est judicieusement choisi, et comme nous le verrons tout lĠheure Chicago, le demi-million dĠhommes rpond lĠappel des spculateurs. Mais plus souvent, comme Cairo, la spculation avorte, et lĠon atteint tout au plus 10 000 ou 15 000 mes. Il arrive mme que la tentative choue tout fait et que lĠpicier, le bar keeper, le droguiste, le docteur et le clergyman, fatigus dĠattendre une clientle qui ne vient pas, transportent leurs pnates ailleurs. On sme de nouveau du mas o les maisons ont refus de pousser, et la spculation en terrains btir sĠen va chercher son tour un emplacement plus favorable.
En aucun lieu du monde elle nĠa mieux russi quĠ Chicago. En 1840, Chicago nĠavait que 4 853 habitants, et la valeur de la proprit assise ou personnelle de cette petite agglomration tait de 944 370 dollars seulement ; sa population sĠlve aujourdĠhui 450 000 mes, et la valeur de la proprit soumise la taxe de 1,8% sur le capital dpasse 300 millions de dollars. Cet norme et rapide dveloppement est d principalement trois branches de commerce : le grain, le btail, et en particulier lĠespce porcine, et le bois. 72 millions de boisseaux de crales ont t emmagasins en 1875 dans ses 14 elevators ; une arme de 920 843 ttes de btail et de 3 912 110 porcs a camp, pendant la mme anne, dans ses Stock Yards. De l, le gros btail est expdi vivant, pour la plus grande partie, sur les marchs de lĠEst, tandis quĠun contingent chaque anne plus considrable de lĠespce porcine ne sĠen va quĠen barils. Il y a une vingtaine dĠannes, cĠtait Cincinnati qui tait la plus grande manufacture de viande de porc de lĠUnion, dĠo lui tait venu le surnom caractristique de Porcopolis ; mais ce surnom, si on le lui donne encore aujourdĠhui, cĠest par pure politesse. Tandis que Cincinnati nĠa prpar dans la campagne de 1874-75 que 560 164 porcs, Chicago est arriv un chiffre triple de celui-l : 1 690 348. La vraie Porcopolis cĠest Chicago.
On sait que cette jeune et grandissante capitale de lĠOuest a t presque entirement dtruite par un incendie il y a cinq ans. Dans la nuit du 8 au 9 octobre 1871, 17 500 maisons ou difices, dĠune valeur de 1 milliard 400 millions de francs, ont t la proie des flammes ; un an sĠtait peine coul quĠil nĠy paraissait plus : une nouvelle ville, plus belle et plus colossale encore, sĠlevait sur les ruines de lĠancienne. Cependant, on nĠavait pu se mettre srieusement lĠÏuvre quĠaprs la saison dĠhiver ; mais alors, les capitaux des tats de lĠEst et de lĠEurope aidant Ñ car Chicago appartient pour une bonne part aux capitalistes de New York, de Boston, de Philadelphie et mme de Londres, de Paris et de Bruxelles Ñ, elle sĠest rebtie avec une rapidit vertigineuse. Pour donner une ide de lĠactivit qui a t dploye dans cette reconstruction, un statisticien ingnieux a fait remarquer que dans lĠintervalle du 15 avril au 15 dcembre 1872, contenant, lĠexclusion des dimanches, 200 journes de travail de 8 heures chacune, on a bti par heure de travail, une maison de 25 pieds de faade et de quatre six tages. CĠest le damier le plus colossal que jĠaie vu aux tats-Unis. Il est pos sur le bord du lac Michigan, dans un ancien marais, lĠembouchure de la rivire Chicago. Les avenues aboutissant au lac ont certainement deux fois la largeur de nos boulevards. Les trottoirs sont pavs de superbes dalles longues de 3 ou 4 mtres, que fournissent les carrires de la Joliette, 60 milles de Chicago ; en revanche, le pavage en bois des chausses laisse fort dsirer. Toutes ces avenues, garnies de maisons monumentales, portent les noms des Prsidents des tats-Unis par ordre chronologique, sauf quelques lacunes : Washington, Monroe, Adams, Jackson, Van Buren, etc., et elles sont traverses par des rues presque aussi larges o se concentre le mouvement des affaires. On ne compte pas moins de 41 banques et de 201 glises, dont 5 swedenborgiennes. Il y a 11 journaux quotidiens, parmi lesquels le Chicago Times, le Chicago Tribune et lĠEvening Journal rivalisent, pour la masse des informations et le tirage, avec les feuilles de New York ; enfin 35 grands htels ; celui o je suis descendu, Palmer house, est le palais le plus confortable que le gnie de lĠhospitalit ait jamais ouvert lĠhumanit errante et suffisamment pourvue de dollars. Pas une chambre qui nĠait comme dpendance un spacieux cabinet de bains muni de robinets qui fournissent de lĠeau chaude et de lĠeau froide toute heure de jour ou de nuit. Les garons viennent lĠappel des sonnettes, et lĠon trouve ses bottes cires tous les matins. Une merveille ! Ñ Je vais me promener du ct du lac. Le quai est spar du lac par une longue pelouse verdoyante, et par une demi-douzaine de chemins de fer qui sont juxtaposs tout au bord de cette petite mer dĠeau douce de 350 milles de long sur 60 milles de large, que lĠon appelle le lac Michigan. Le quai nĠest encore quĠ moiti bti. Dans les intervalles laisss vides entre les maisons monumentales en pierres ou en briques, des saltimbanques ont lev leurs tentes ; jĠentends le vieil air : Dis-moi, soldat, dis-moi, tĠen souviens-tu ? CĠest une exhibition du Python gyptien, de lĠenfant sauvage de lĠAsie, et de lĠEnfer du Dante, avec un Mphistophls coiff dĠun chapeau mou et un Satan dguis en nourrice. En face, ct de la pelouse, on a construit un gros btiment o vient de sĠouvrir une Exposition industrielle des tats, qui dpasse, dĠaprs lĠaffiche, toutes les Expositions prcdentes sous le rapport de la nouveaut, de la varit et de la commodit des arrangements. Ñ Prix dĠentre, 50 cents. Ñ JĠentre. Les salles ne sont encore quĠimparfaitement garnies : jĠy remarque un bel assortiment de machines agricoles, une spcialit de Chicago, et deux ateliers de chaussures en pleine activit. Des ouvriers costums les uns en garibaldiens, les autres en boys in blue (enfants en bleu), y confectionnent en quelques minutes une paire de souliers, en appliquant jusquĠ sa dernire limite le principe conomique de la division du travail. Je jette un coup dĠÏil sur un aquarium o sĠbattent des alligators petit format, et me voici dehors. JĠai devant les yeux trois ou quatre elevators ; mais jĠen ai visit un Baltimore, et ils se ressemblent tous. DĠici deux ou trois sicles on pourra probablement voir au Havre ou Marseille un de ces magasins conomiques qui rduisent des deux tiers les frais de manutention du bl.
Un aimable et obligeant cicerone offre de me conduire aux Stock Yards, qui sont avec les elevators, les sources o sĠalimente la richesse de Chicago. JĠaccepte avec empressement. Nous franchissons rapidement 4 ou 5 milles dans un lger boghey en bois dĠhickory, un bois dont nos carrossiers ne veulent point, me dit-on, Ñ est-ce une calomnie ? Ñ parce quĠil a le dfaut de durer trop longtemps. Nous traversons des avenues bordes de charmantes villas, des parcs remplis dĠlgants massifs de fleurs, et nous voici bientt en face dĠun portique en bois que surmonte, en manire dĠornement ou dĠenseigne, une gigantesque paire de cornes ; cĠest lĠentre des Stock Yards, autrement dit des parcs de bestiaux. Nous faisons une centaine de pas dans une large avenue o la circulation est aussi active que dans Broadway ; tout un monde affair de commissionnaires, de courtiers, dĠouvriers, de conducteurs de bestiaux pied ou cheval, sĠy presse, au bruit plus ou moins harmonieux du mugissement des bestiaux et du grognement des porcs. Nous entrons dans un vaste btiment situ au bord de lĠavenue. CĠest le sige de la Compagnie propritaire des Stock Yards. Les bureaux sont installs au rez-de-chausse. Elle loue le reste des btiments des commissionnaires qui se chargent de la rception et de la vente des bestiaux. Ces oprations se font avec une grande simplicit de procds. Un propritaire de btail du Texas, par exemple, avise par le tlgraphe un commissionnaire de lĠexpdition de 500 ttes de btail en le priant de les vendre au mieux. Le commissionnaire reoit le btail lĠarrive, paie les frais du transport, case ses htes dans un parc lou raison de tant par jour la Compagnie, qui se charge de la nourriture et des soins ncessaires. Elle lui en donne un reu sur lequel il peut emprunter ou vendre. Toutes les lignes de chemins de fer aboutissant Chicago sĠembranchent aux Stock Yards, en sorte que le btail ne descend des wagons que pour entrer dans les parcs et remonter dans les wagons, moins quĠil ne soit manufactur dans le voisinage. Nous montons un belvdre, dĠo nous pouvons embrasser lĠensemble des Stock Yards et de leurs attenances. Nous avons sous les yeux un immense damier compos de 500 600 cases encloses de planches et spares par de petites avenues. Ce sont les parcs. Ils sont dĠingale grandeur et peuvent contenir en moyenne 300 ou 400 ttes de btail. Les uns, destins au gros btail, sont ciel ouvert ; les autres, o sont parqus les porcs et les moutons, sont couverts dĠune toiture en bois. Ils ont un plancher, des auges et un bassin aliment par un puits artsien dont lĠeau est monte dans un rservoir au moyen dĠune machine vapeur. Tout cela est assez proprement tenu. Le btail est peu nombreux en ce moment ; ce nĠest pas encore lĠpoque des grands arrivages, et la plupart des parcs sont vides. DĠun ct de lĠenceinte des Stock Yards sĠest improvise une petite ville de maisonnettes en bois, o se logent les employs et les ouvriers, avec une glise et un journal, le Chicago Sun. De lĠautre ct sont les chemins de fer, et, quelques pas plus loin, une srie de grands btiments surmonts de hautes chemines, vers lesquels je vois sĠacheminer des troupeaux de porcs.
CĠest l que sĠopre le Pork Packing, cĠest--dire le massacre et la prparation des 1 700 000 porcs que Chicago fournit annuellement aux amateurs de charcuterie des deux mondes. La priode dĠactivit de ces tablissements dure six ou sept mois, de novembre en avril ou en mai ; quelques-uns gorgent et prparent alors jusquĠ 12 000 porcs par jour. Cependant plusieurs sont dj lĠÏuvre, et nous obtenons aisment la permission de visiter lĠun des principaux, appartenant MM. Murphy et Co. Le troupeau que nous venons de voir sortir des Stock Yards est entr dans un enclos attenant lĠtablissement. Un couloir en pente conduit de lĠenclos au premier tage, o se trouve la tuerie. Nous montons un escalier et nous voici dans un vaste atelier dont le plancher et les murs sont tout imprgns de matires animales, et o une cre odeur de sang nous prend la gorge. LĠatelier est divis en deux vastes compartiments, lĠun plus lev que lĠautre de quelques marches. Nous les franchissons, guids par des grognements dsesprs qui partent dĠun rduit carr construit en planches et en poutrelles de bois. Une douzaine de porc viennent dĠarriver par le couloir, non sans y tre un peu pousss, car ils ont de la mfiance ! Quelques-uns sont dĠune taille monstrueuse. La porte sĠest referme sur eux. Un homme est debout au milieu de cette troupe grouillante et grognante. Il tient la main une courte mais solide chane en fer, dont un bout sĠlargit de manire former un grand willet surmont dĠun crochet. Il enroule avec dextrit cette chaine autour de la patte de derrire dĠun des arrivants, et il passe le crochet dans lĠanneau dĠune corde place sur une poulie. La corde monte son fardeau une hauteur dĠenviron trois mtres, lĠentre dĠun couloir au-dessus duquel est fixe une tringle en fer. CĠest l que se tient le tueur, le couteau la main. Au moment o la victime se sent enleve du sol, elle pousse un grognement effroyable en essayant de se dbattre ; mais, ds quĠelle arrive en face du couloir, la tte en bas, ce nĠest plus quĠune masse inerte et sans voix. LĠÏillet de la chane glisse sur la tringle, lĠanimal suspendu passe devant le tueur qui lui enfonce dĠun mouvement presque mcanique son couteau dans la gorge, un flot de sang jaillit et sĠcoule sur le plancher en pente. Ñ Ë un autre ! Ñ Une douzaine de corps pantelants dfilent sous nos yeux en trois ou quatre minutes. Une nouvelle escouade est pousse dans le rduit, et ainsi de suite. Cependant, les corps pendus la tringle, et dont quelques-uns conservent un reste de vie qui se trahit par des mouvements convulsifs, sont lestement dcrochs et prcipits dans une vaste cuve remplie dĠeau bouillante en contre-bas du couloir. On les y laisse deux ou trois minutes ; on les ressaisit au moyen dĠune norme cuiller qui les tend sur une longue table, on les dpouille de leurs soies avec un racloir, aprs leur avoir pralablement coup la tte, puis une corde sur poulie les suspend de nouveau la tringle ; on les fend, on les vide, et, ces oprations acheves, on les fait glisser jusquĠ une autre extrmit de lĠatelier, o on les coupe en deux, et dĠo on les descend dans une glacire. Au bout de quarante-huit heures on les retire de la glacire, on les sale et on les met en barils. Les dpouilles sont jetes dans de vastes chaudires suif. Rien ne se perd ; mais, en somme, cĠest une vilaine besogne assez vilainement faite. On paie les ouvriers de 1,5 dollar 3,5 dollars par jour, et jusquĠ 5 en hiver, au moment du coup de feu. Le tueur, un grand garon aux muscles solides, ne reoit que 2,5 dollars ; mais on me fait remarquer que sa besogne nĠexige pas un dploiement particulier dĠintelligence. En sortant de cette ghenne porcine, nous apercevons de jolies fillettes pieds nus, qui portent toutes sortes de dbris saignants dans leurs paniers. Ce sont des restes dont on fait cadeau aux ouvriers par-dessus le march. Voil ce que cĠest que le Pork Packing.
Il ne me reste plus grand chose voir Chicago. JĠachte, au premier office venu, un ticket pour New York, en passant par Cincinnati, Pittsburgh, la valle de Juniata et Philadelphie. CĠest lĠaffaire dĠune quarantaine dĠheures et de 19 dollars. On va mme pour 13 dollars, par la route des lacs, de Chicago New York, grce la triple ou la quadruple concurrence des Compagnies. Les Pullmancars se paient naturellement en sus, raison de 2 dollars par nuit. Je mĠarrte Cincinnati, lĠancienne Porcopolis, qui est une trs jolie ville, moins exubrante que Chicago, mais o les fortunes sont plus solidement assises. Elle a un admirable pont suspendu sur lĠOhio, et elle est entoure de hauteurs que lĠon franchit sur des inclined plans, chemins de fer inclins, o des cars, maintenus dans une position horizontale au moyen dĠun triangle portant sur les rails, montent et descendent attachs une corde. On va en une nuit de Cincinnati Pittsburgh, un des centres les plus actifs de lĠindustrie du fer, assis sur une puissante couche de charbon de terre, et perptuellement couvert dĠpais nuages de fume quĠune centaine de hautes chemines dĠusines alimentent jour et nuit. De Pittsburgh Harrisburgh, cĠest la traverse des Alleghanys, srie de mamelons et de hautes collines boiss, que le chemin de fer contourne avec des courbes et des pentes invraisemblables. De Harrisburgh on arrive directement Philadelphie, o lĠExposition fait maintenant flors. La veille, elle a t visite par 92 000 visiteurs, et lĠon prvoit que ce flot grossira encore au mois dĠoctobre Ñ lĠpoque la plus agrable de lĠanne aux tats-Unis. LĠouragan du 17 septembre nĠa caus quĠun dommage insignifiant aux btiments de lĠExposition. La foule afflue jusque dans le rduit tranquille de MM. Schuyler et Armstrong. Les exposants sont dans la joie, et jĠapprends avec plaisir que les beaux livres de la librairie parisienne trouvent des acheteurs de plus en plus nombreux. Le soir, un train dĠun demi-mille de longueur me ramne New York. La foule qui encombre notre unique classe de voitures dmocratiques est bien un peu mle. Non loin de moi, une lgante miss, soigneusement gante, dĠune tournure aristocratique, est lĠobjet des soins empresss de deux ou trois jeunes beaux, tandis que, sur un banc voisin, un gentleman entre deux ges est en train dĠter ses souliers et, aprs ses souliers, ses bas. Cette opration parat lui causer un soulagement visible, et il croise dĠun air dĠintime satisfaction sa jambe gauche sur sa jambe droite, avec des dtails que je supprime. CĠest un chapp de Chicago.
Boston, le 28 septembre 1876.
Dimanche 24 septembre, les habitants de New York et de Brooklyn
taient en proie une motion extraordinaire. CĠtait le jour fix pour
lĠexplosion de lĠamas de rochers qui obstruait lĠentre du dtroit de
Long-Island Hell Gate, et ce nĠtait pas une petite affaire. JĠai dj parl
du rseau de tunnels et de galeries que les ingnieurs du gouvernement, dirigs
par le gnral Newton, avaient pratiqu sous cet norme rcif, dont la
superficie tait de prs dĠun hectare. Il sĠagissait maintenant de le faire
sauter. Depuis quelques jours on avait accumul dans les parois des galeries
52 781,50 livres de dynamite
et de vulcan powder, distribues en 3 680
charges mises en communication avec une batterie lectrique. Tout tait termin
le samedi soir, et le gnral Newton avait dcid que lĠexplosion aurait lieu
le dimanche deux heures cinquante minutes de lĠaprs-midi. Mais ici se
prsentait un obstacle que le savant ingnieur nĠavait pas prvu : faire sauter
un rocher, cĠest un travail, et mme encore quelque chose de pis, cĠest un
spectacle. Or, excuter un travail et offrir un spectacle quelconque la
curiosit publique, nĠest-ce pas profaner la saintet du dimanche ? Le monde
dvot ne pouvait laisser sĠaccomplir sans protestation un pareil scandale, et
un respectable personnage, M. Dodge, qui une invitation avait t adresse,
sĠempressa de la refuser dans une lettre rendue publique ; cette lettre tait
passablement aigre : le respectable M. Dodge y rendait le gnral Newton
responsable du dommage quĠune violation si peu justifie et si scandaleuse du
dimanche allait causer la moralit publique ; quoi le gnral Newton
rpondit, sur un ton non moins vif, que la mine tait charge, et quĠil ne
pouvait imposer vingt-quatre heures de plus un pareil voisinage aux habitants
des environs pour complaire au respectable M. Dodge ; que, du reste, on nĠavait
adress des lettres dĠinvitation quĠ un certain nombre de gentlemen, et que,
si M. Dodge en avait reu une, ce ne pouvait tre que par mprise. LĠopinion
publique, il faut le dire, se pronona en faveur du gnral Newton, et de bonne
heure, en dpit dĠun temps dtestable, la foule affluait sur les hauteurs qui
dominent Hell Gate pour assister cette explosion scandaleuse. Ë deux heures,
je quittais le quai de la vingt-troisime rue sur un lger steamer, le Pleasant-Valley, charg dĠune foule de gentlemen peu
soucieux des anathmes du respectable M. Dodge. Nous longeons Blackwell Island, o
se trouvent runis un workhouse, un pnitencier et un Lunatic Asylum, et
nous apercevons une longue procession de folles, dans les costumes les plus
varis, qui sĠacheminent vers lĠextrmit de lĠle la plus loigne de Hell
Gate, sous la conduite dĠune escouade de policemen. Quoique le gnral Newton
et dclar quĠaucun danger nĠtait craindre, on nĠtait pas trs rassur aux
environs : les pessimistes affirmaient que cette explosion sans prcdents,
dĠune masse norme de dynamite, pourrait bien causer un tremblement de terre
analogue celui de Lisbonne. Un chimiste avait ajout que les gaz dltres rsultant
de cette conflagration empoisonneraient immanquablement ceux que le tremblement
de terre aurait pargns. Cependant, le Pleasant-Valley traverse bravement la passe mine et
sĠen va courir des bordes trois ou quatre cents mtres au-del, dans le dtroit.
Sur le rivage, silence absolu : les habitants ont migr en masse, en laissant
portes et fentres ouvertes, selon la recommandation, dĠailleurs mdiocrement
rassurante, du gnral Newton. Ë deux heures trente-cinq minutes, un coup de
canon retentit : encore un quart dĠheure dĠattente ! On compte les minutes. Ë
lĠavant du navire, on se pousse, on se presse, toutes les
ttes se penchent, tous les regards sont tendus. Ë deux heures cinquante
minutes, un lger mouvement sĠopre dans les eaux de Hell Gate, un gros nuage
jauntre surgit et sĠlve jusquĠ une hauteur de trente ou quarante mtres,
pour retomber presque aussitt. Point de tremblement de terre ; il nĠy a pas de
gaz empoisonns, peine un lger bruit. La dynamite a fait sa besogne, rien de
plus, et, comme on a pu sĠen assurer bientt par
les sondages, rien de moins. LĠopration a merveilleusement russi. Nous
traversons, quelques minutes plus tard, le lieu de lĠexplosion : rien dĠinusit
ne sĠy prsente aux regards, sauf une masse de poutres brises provenant des
galeries que la dynamite vient de faire sauter. Sur le rivage se presse une
foule curieuse et bruyante, des centaines de barques se promnent au milieu des
dbris ; nous longeons de nouveau lĠle de Blackwell et nous croisons encore une
fois le bizarre dfil des habitants du Lunatic Asylum qui regagnent
leurs cellules. Nous nĠapercevons pas le respectable M. Dodge. Hourra pour le
gnral Newton !
Le lendemain soir, je pars pour Boston par le splendide steamer le Bristol, aussi vaste, aussi confortable que le Robert-E.-Lee, et plus magnifiquement dcor encore sĠil est possible. On franchit la passe de Hell Gate, maintenant accessible mme aux bateaux transatlantiques ; on traverse le dtroit qui spare Long-Island du continent, et le lendemain matin on aborde FallĠriver, dĠo le chemin de fer nous amne en deux heures Boston ; en tout quatorze heures qui se rduisent sept quand on prfre la voie de terre, car il y a partout, en ce bienheureux pays, abondance et mme surabondance de moyens de transport. Boston est la ville savante des tats-Unis, et jĠy suis venu principalement dans lĠintention de visiter ses bibliothques, ses muses et ses tablissements dĠducation. Un car me conduit en moins dĠune heure Cambridge, presque un faubourg de Boston, o se trouve la clbre Universit de Harvard.
Il y a quelques mois, lors du vote de notre loi sur lĠenseignement suprieur, quelques amis de la libert dĠenseignement avaient eu lĠide dĠen profiter pour fonder une Universit la fois libre et librale. Ñ Le parti libral, se disaient ces esprits non moins confiants quĠinventifs, est nombreux en France, et il compte dans ses rangs lĠlite de la finance, du commerce et de lĠindustrie. Si nous lui demandons les cinq ou six millions ncessaires pour fonder une Universit, il nous en offrira dix, et nous ne les refuserons point, car cĠest une Universit modle que nous voulons instituer. Ils avaient dj choisi leur emplacement : non pas Paris mme, mais aux environs, afin dĠunir les avantages hyginiques et moraux de la campagne aux ressources que procure le voisinage dĠun grand foyer intellectuel ; ils avaient dress leurs plans avec les devis, et mme peu prs nomm le personnel des directeurs, administrateurs et professeurs. Il ne manquait plus que les millions. Malheureusement, ceux-ci prfraient encore en ce temps-l les emprunts hatiens ou turcs. LĠUniversit libre et librale demeura donc lĠtat de rve. Eh bien ! ce rve, je lĠai trouv ralis Cambridge. LĠUniversit de Harvard est la fois libre et librale, et les millions ne lui manquent point. Elle possdait, le 31 dcembre 1875, outre ses tablissements et son matriel dĠinstruction valu trois millions de dollars, une somme nette et liquide de 3 139 217 dollars 99 cents, placs en fonds des tats-Unis, en actions et obligations de chemins de fer, de mines, de manufactures, en avances dĠautres tablissements dĠinstruction quĠelle a commandits, etc., etc., ayant rapport, dans lĠanne, 146 597 dollars 39 cents. En joignant ce revenu les rtributions des tudiants, les dons et ressources extraordinaires, on arrive un total de recettes de 894 000 dollars, dpassant de 70 000 dollars la dpense. JĠai peine besoin dĠajouter que ce capital de 6 millions de dollars, prs de trente millions de francs, qui se trouve investi dans lĠUniversit de Harvard, provient des dons et legs qui lui ont t faits depuis sa fondation. Ce sont des biens de mainmorte, puisquĠil faut appeler les choses par leur nom ; mais cette qualification sinistre ne possde pas ici comme en Europe le pouvoir de terrifier absolument les mes et de clore hermtiquement les poches librales. LĠUniversit dĠHarvard est devenue, grce la mainmorte, le centre intellectuel le plus actif et le plus vivant des tats-Unis ; elle est visiblement utile la gnration prsente, et je ne sache personne qui sĠinquite du mal quĠelle pourra faire aux gnrations futures. Les Amricains estiment, non sans raison peut-tre, que les gnrations futures auront assez dĠesprit pour prendre soin dĠelles-mmes et accommoder leur usage ou supprimer au besoin les institutions devenues inutiles ou nuisibles. Ë part Memorial Hall, vaste difice en briques qui ressemble une cathdrale gothique, et qui sert pour une moiti de rfectoire et pour lĠautre de salle de thtre, les btiments de lĠUniversit nĠont rien de monumental. Ce Memorial Hall a t bti en commmoration de la guerre civile. Les noms des lves qui ont succomb pour la cause de lĠUnion sont inscrits sur une srie de tables de marbre blanc le long du vestibule. Je doute que les tudiants du Sud sĠy promnent avec plaisir, et cette abondance de monuments, ici en lĠhonneur des hroques dfenseurs de lĠUnion, l en mmoire des non moins hroques soldats de la Confdration, ne me parat pas prcisment propre effacer les cres et douloureux souvenirs de la guerre civile. Je visite le muse o se trouve lĠadmirable collection de poissons de lĠillustre professeur Agassiz, et aprs le muse, la bibliothque, dont le personnel est compos, pour une bonne part, de jeunes misses. Notez que cette bibliothque est lĠusage peu prs exclusif des tudiants de lĠUniversit. Mais les jeunes misses de Cambridge sont des personnes savantes et sages ; elles ont tudi le latin, voire mme le grec, et lĠon mĠassure quĠelles nĠont pas dĠautre passion que celle du catalogue. Il est vrai que ce catalogue est une merveille de mthode et de clart. Il est distribu dans une srie de tiroirs porte de la main et class par ordre de matires. Voulez-vous tudier, par exemple, lĠhistoire de la Rvolution franaise ; vous ouvrez un tiroir dans la section dĠhistoire et vous y trouvez lisiblement crits sur des cartes juxtaposes par ordre alphabtique, les noms des auteurs ou la dsignation des documents que contient la bibliothque sur cette poque de lĠhistoire de France. Quoi de plus pratique ! Je visite ensuite les Ç dortoirs È qui ne sont pas des dortoirs, mais de grands corps de btiments diviss en chambres ou en petits appartements, dont le prix varie de 40 100 dollars par an, non meubls. La plupart sont couverts de tapis et tout fait confortables. Les cours, lĠusage des bibliothques, des salons de lecture, etc., cotent 150 dollars par an ; la nourriture, que les tudiants prennent pour la plupart en commun dans le Memorial Hall, 152 dollars ; puis il y a les frais dĠexamen, les livres, etc. ; le tout revenant cinq ou six cents dollars par an. Au bout de quatre annes consacres lĠinstruction gnrale, ils entrent dans les collges spciaux de lĠUniversit, collge mdical et dental, collge de lgislation, collge de thologie, collge des sciences. On peut toutefois entrer dĠemble dans les collges spciaux ; il suffit de deux ans pour obtenir un diplme de mdecin, de dentiste ou dĠavocat, et, dans ce pays o lĠon est gnralement press de faire de lĠargent, cĠest le cas le plus frquent. Le collge mdical de lĠUniversit a t install Boston mme, proximit des hpitaux ; les autres collges sont Cambridge. LĠUniversit proprement dite compte une cinquantaine de professeurs, dĠassistants et de tuteurs Ñ les professeurs pays raison de 4 000 dollars par an Ñ, et environ 800 lves. Elle en aurait probablement davantage si elle tait en meilleure odeur auprs du monde dvot ; mais cĠest une Universit librale et laque : les matires religieuses sont laisses en dehors de lĠenseignement gnral, et ni les professeurs ni les lves ne sont astreints la pratique rgulire dĠun culte. Les glises ne manquent pas toutefois dans le voisinage, et elles sont convenablement frquentes le dimanche. Il y a des Socits dĠtudiants o ceux-ci se dlassent en faisant de la musique et de la gymnastique, et aux environs de cet atelier de la science sĠlvent, au milieu des jardins, les paisibles habitations des professeurs, remplies de vieux livres et dĠobjets dĠart authentiques.
Rentr Boston, je vais visiter lĠAthenaeum, autre fondation particulire dont la bibliothque de 80 000 volumes et les collections de journaux sont la disposition du public, et la Bibliothque de Boston, qui possde une des collections les plus compltes des ditions de Shakespeare et des commentaires sur les Ïuvres du grand pote anglais ; il y en a bien 5 000 volumes. LĠadministration de la Bibliothque a fait dernirement un coup dĠtat que les respectables Dodges du Massachussetts ne lui ont pas encore pardonn : elle a dcid quĠune de ses salles de lecture serait ouverte le dimanche, et, jusquĠ prsent du moins, cet acte de scandaleuse immoralit nĠa pas attir sur Boston le feu dvorant de Sodome et de Gomorrhe. Inutile de dire quĠ lĠAthenum et la Bibliothque de Boston comme Harvard, le personnel se compose en majorit dĠagrables et laborieuses misses. Elles sont en majorit aussi dans lĠenseignement primaire et mme secondaire ; enfin, dans un GirlsĠ high school, cole suprieure de filles de West Newton street, dont les portes me sont gracieusement ouvertes, le personnel enseignant se compose de 20 dames et dĠun seul homme. Cet tablissement contient 500 600 lves de 14 20 ans, et son programme est des plus tendus : il comprend le latin, le grec, le franais, lĠallemand, la physique, la chimie, la gographie, la trigonomtrie, lĠalgbre et la photographie, sans parler de la rhtorique et de lĠthique. Je nĠy trouve rien redire ; seulement je constate que les dames amricaines savent trs mal les langues vivantes, lĠanglais seul except, et peut-tre trouveraient-elles plus de profit et mme dĠagrment savoir un peu mieux le franais ou lĠallemand, dussent-elles ngliger le latin avec le grec. Ce nĠest pas leur avis cependant, et je ne trouvais pas, je lĠavoue, grand chose rpondre cet argument ad hominem que me poussait une aimable Philaminte de Boston : Ñ Pourquoi enseigne-t-on les langues mortes aux enfants du sexe masculin ? Parce quĠon a reconnu quĠaucune tude nĠest plus propre dvelopper leur esprit. Eh bien ! serait-il juste de refuser aux femmes lĠusage de cet instrument suprieur de culture et de civilisation ? Ne trouveriez-vous pas choquant quĠon nous interdt lĠaccs des chemins de fer ou lĠusage du tlgraphe ? De deux choses lĠune : ou il faut enseigner le latin et le grec aux deux sexes, ou il faut ne les enseigner personne. Ñ LĠargument nĠtait-il pas sans rplique ? Ñ Je reviens la GirlsĠ high school de West Newton street. LĠinstruction y est gratuite comme dans toutes les coles publiques : riches et pauvres y sont confondus ; la couleur mme nĠest pas une cause dĠexclusion, et jĠaperois avec plaisir une jolie multresse dans ce blanc troupeau. Le laboratoire de chimie est dirig par une Ç miss È ; et cĠest une autre miss, terriblement maigre et nerveuse celle-ci, qui enseigne la gymnastique. On reconnat gnralement aux femmes une aptitude particulire pour lĠenseignement, et on les prfre encore aux hommes pour un autre motif : cĠest quĠelles cotent moins cher. Les professeurs fminins de la GirlĠs high school sont pays raison de 800 1 200 dollars seulement ; des professeurs du sexe masculin coteraient le double. Cependant, cette prfrence provoque des jalousies, et dans lĠtat de New York, par exemple, o lĠon compte 2 500 professeurs fminins sur 300 masculins, un certain M. Fuller vient de commencer une campagne en rgle contre lĠinvasion fminine de lĠenseignement. Ce M. Fuller est un tacticien redoutable, et il procde avec une habilet vraiment machiavlique. Il sĠest bien gard de demander quĠon diminut la part des femmes dans lĠducation publique. Ë Dieu ne plaise ! Seulement, il est dĠavis quĠil existe une incompatibilit naturelle entre les devoirs de la maternit et les fonctions de lĠenseignement, et il demande, en consquence, que les professeurs fminins soient tenus de rester clibataires. Ç JĠestime, disait-il dans une sance rcente du Bureau dĠducation, quĠon doit raisonnablement sĠattendre ce quĠune femme marie soit oblige chaque anne de sĠabsenter de lĠcole pendant trois mois ; de plus, dans les mois suivants, lĠaccomplissement de ses devoirs maternels ne peut manquer de prsenter des inconvnients srieux dans les salles de classes. En ce moment, la situation est encore tolrable, parce que les dames professeurs sont peu nombreuses ; mais elles tendent se multiplier, et nous sommes exposs voir avant peu nos coles remplies de femmes maries. Non seulement lĠenseignement en souffrira, mais Ñ et cĠest ici quĠapparat dans toute sa noirceur le machiavlisme de cet ennemi de lĠenseignement fminin Ñ mais les femmes maries tiendront la place des nombreuses et intressantes jeunes filles qui ont besoin de se crer une position sociale. De deux choses lĠune : ou une femme professeur doit pouser un homme capable de pourvoir son entretien, ou elle ne doit pas se marier. È Il est certain quĠen renvoyant les femmes maries on fera de la place aux jeunes filles, mais lĠobligation dĠobserver la loi rigide du clibat sous peine de destitution nĠcartera-t-elle pas les jeunes filles de la carrire de lĠenseignement ? Les moins nergiques et les moins capables se rsigneront seules subir cette Ç servitude È, et alors, en prsence de lĠinsuffisance intellectuelle et morale du personnel fminin, ne faudra-t-il pas ouvrir deux battants les portes de lĠenseignement la horde masculine ? Le comit nĠa pas admis les conclusions de ce perfide et doucereux ennemi des femmes professeurs, mais il a laiss la question en suspens, et cĠest un gros point noir lĠhorizon de lĠenseignement fminin.
Le vieux Boston se compose dĠun rseau de rues tortueuses o se concentre le mouvement des affaires ; mais la ville est en train de sĠtendre indfiniment au-del des Commons, magnifique parc qui spare les vieux quartiers des quartiers neufs. On sĠaperoit, une foule dĠindices caractristiques, quĠon se trouve dans un foyer de richesses dj ancien, et o toutes choses ont acquis un degr de stabilit quĠelles nĠont pas ailleurs. Les gares des chemins de fer, si ngliges aux tats-Unis, sont vastes, commodes et lgamment dcores ; les cars sont propres, les rues sont presque paves ; on rencontre chaque pas non seulement des glises, cela va sans dire, mais des magasins de vieux livres et dĠobjets dĠart. Parmi les glises, en voici une, Old South, qui est toute tapisse dĠimmenses pancartes dĠo sĠchappent des cris dĠindignation et des appels vhments au patriotisme des Bostonnais. Old South est sur lĠemplacement dsign dĠune rue nouvelle, et lĠon doit dmolir prochainement ce vnrable dbris du vieux Boston. Il sĠagit dĠempcher cette profanation et de sauver Old South des atteintes des Vandales. Ñ Il y a un sicle, disent les affiches, un incendie qui venait de dtruire le quartier des affaires sĠest arrt devant Old South, ce qui prouve que Dieu avait encore ses desseins sur cette glise. Ñ Napolon lui-mme, dit une seconde affiche, a fait excuter un dtour la route du Simplon afin de respecter un arbre mentionn dans les Commentaires de Csar. Serez-vous moins respectueux pour une glise remplie des souvenirs de votre pass, que Napolon ne lĠa t pour les Commentaires de Csar ? Une troisime affiche adresse un appel suprme aux hommes et aux femmes du Massachussetts pour les conjurer dĠpargner cette souillure ineffaable lĠhonneur de Boston. Un tronc entour de drapeaux est plac lĠentre de lĠdifice, et les passants qui ont la religion des souvenirs sont invits contribuer au salut dĠOld South en y dposant leur offrande. Un bon nombre rpond lĠappel, et il est permis dĠesprer quĠOld South Ñ entre nous, une assez vilaine masure Ñ chappera la rage impie des Vandales. Voici encore dĠautres affiches qui offrent aux amateurs des arts et des plaisirs de lĠesprit les attractions les plus varies. Devant la galerie de Bramart, o sĠtale, par parenthse, un superbe portrait de Branger, on annonce que la merveilleuse Barque de Cloptre, de Henri Picou, sera encore visible pendant trois jours. Plus loin, ce sont les portraits juxtaposs du clbre acteur Sothern, en ce moment de passage Boston, et du pasteur Murray, de lĠglise dĠAngleterre, qui prononcera incessamment son premier sermon Music Hall. Ë Tremont Temple, cĠest une srie de lectures et de concerts portant en vedette les noms les plus attractifs ; en tte apparat le clbre homme dĠtat irlandais John OĠConnor Power, membre du Parlement anglais, suivi du pasteur Lorimer et du fameux humoriste E.-M. Barley, plus connu sous le nom du nouvelliste de Dambury. Cependant il nĠest pas permis tout le monde dĠaller Corinthe ; ne figure pas qui veut sur les affiches de Tremont Temple et de Music Hall : la fameuse mistress Woodhull en sait quelque chose.
Pendant mon sjour Boston, mistress Woodhull, lĠaptre le plus notable de lĠmancipation des femmes, y tait venue pour ouvrir une srie de confrences sur le Ç corps humain, temple de la Divinit È ; mais, qui le croirait ? toutes les salles lui taient demeures fermes. En vain un de ses admirateurs, dans une lettre adresse au Boston Daily Globe, sĠtait-il efforc de la justifier de lĠaccusation dĠavoir prch le Ç libre amour È ; rien nĠa pu vaincre lĠintolrante obstination des propritaires bostonnais, et la pauvre mistress Woodhull a t oblige de rapporter New York son Ç temple de la Divinit. È Ë ce propos, je ferai remarquer que les excentricits religieuses, morales et autres, nĠont pas aux tats-Unis lĠimportance quĠon sĠest plu leur attribuer, sur la foi de certains crivains sensation, M. Hepworth Dixon entre autres. Elles nĠy trouvent aucune saveur auprs de la masse du public, et souvent mme aucune tolrance. On ne les supporte gure quĠ la condition de les ignorer ; les perscutions auxquelles les Mormons ont t et sont encore en butte, pour avoir adapt la Bible un article du Coran, en fourniraient au besoin la preuve. Il sĠest cr en Russie, par exemple, sous le rgime de lĠautocratie politique et du monopole religieux le plus absolu, des sectes autrement immorales et anti-sociales que celles auxquelles la libert politique et religieuse a donn naissance dans lĠUnion amricaine. Il nĠy a point de nihilistes aux tats-Unis, et jĠy ai mme cherch en vain un journal socialiste. Quant aux Revivals et aux Camp Meetings, ces plerinages mthodistes ressemblent singulirement aux ntres, et les free lovers eux-mmes sont des agneaux sans tache auprs des affreux skopsi. Ce nĠest pas ici le pays des rves, et, si lĠexcentricit nĠy fait pas dfaut, elle se garde bien de se dpenser en utopies Ç qui ne paient pas È. Elle a, comme tout le reste, un cachet pratique. Elle sĠest mise au service des dentistes et des marchands de pilules ; elle rdige des prospectus et des affiches, et elle en tire plus de dollars que la Thorie des quatre mouvements et le Nouveau Christianisme nĠont rapport de centimes Fourier et Saint-Simon.
Le soir, les dlassements ne manquent pas, surtout en ce moment dĠagitation lectorale. JĠai le choix entre une douzaine de meetings, dmocrates ou rpublicains, et trois ou quatre thtres. Dans Harvard square, il y aura un flag raising (plantation dĠun drapeau) rpublicain. Le bataillon des cadets de Hayes et Wheeler sera prsent, suivant la promesse de lĠaffiche, dans ses uniformes neufs, et des orateurs de premier ordre se feront entendre au Lyceum Hall. Les dmocrates, renchrissant encore sur leurs adversaires, auront deux flag raising, une procession avec des torches, et un mass meeting sous les auspices du Tilden Reform Club. Dans le voisinage, les rpublicains de Taunton annoncent une Ç campagne de drapeaux È qui dfiera toute concurrence. Leur drapeau est le plus grand qui existe dans lĠtat de Massachussetts : il ne mesure pas moins de 42 pieds sur 35. Deux mts de 60 pieds de haut seront rigs, lĠun en face de Machinist Bank, lĠautre au coin du square, et runis par une corde laquelle sera attache la bannire. Il y aura une procession aux torches de cent cavaliers et une infanterie considrable. Enfin les prohibitionnistes (aptres de la temprance) et les partisans du suffrage des femmes tiendront un meeting Lower Hall dans le but dĠorganiser un club pour la campagne prsidentielle. DĠun autre ct, voici les affiches non moins remplies de promesses du Boston Theater, du Boston Museum, du Globe Theater, du Howard Atheneum et des Little MacĠs California Minstrels. Je me laisse sduire par la splendide affiche jaune du Boston Museum. Deux pices nouvelles, les derniers grands succs de Paris et de Londres, constituant ensemble une attraction of exceptionnal brilliancy, y sont offertes tous les jours, et mme deux fois par jour, le mercredi et le samedi, au public de cet heureux thtre. LĠune, lĠIndian Summer, lĠt indien, est tire de la comedietta, lĠt de la Saint-Martin, de MM. Meilhac et Halvy, dramatise par un gentleman de cette ville ; lĠautre, Wanted a divorce (On demande un divorce) est emprunte au Procs Vauradieux, de MM. Delacour et Hennequin, dont une traduction a obtenu rcemment un immense succs Londres, sous ce titre : le Grand Cas de divorce ! et qui a t expressment dramatise pour le Boston Museum par Fred. Williams esq., avec des scnes nouvelles appropries au sujet par Glissing. Ñ Acte 1er : Une consultation lgale, en prsence dĠune belle-mre. Ñ Acte 2 : Incidents judiciaires inattendus. Ñ Acte 3 : Triomphe de lĠloquence du barreau. Trois causes gagnes, une belle-mre perdue, et tout le monde heureux ! Every body made happy.
Combinaison charmante !
Gait dlirante !
Applaudissements frntiques !
Comment rsister une affiche aussi sduisante ?
JĠentre donc. Au guichet, on me montre le plan de la salle : toutes les places sont numrotes. On me donne pour la modique somme dĠun dollar une excellente stalle dĠorchestre. La salle est compltement dpourvue dĠlgance ; en revanche, on y est fort son aise. En France, nous avons presque partout dans nos thtres du luxe sans confort ; en Amrique, on a du confort sans luxe. On arrive sa place par des alles spacieuses ; les bancs sont convenablement espacs ; enfin, les billets numrots se vendant avec les tickets des chemins de fer et des bateaux vapeur dans les principaux offices, on nĠest pas rduit faire queue. Que voulez-vous ? En France, cĠest une vrit administrative consacre par lĠexprience des sicles que Ç le public aime tre gn È ; en consquence, partout, dans les bureaux des administrations publiques, aux gares des chemins de fer, aux stations des omnibus, aux guichets des thtres, on lui prend son temps, on le rglemente, on le gne sans le moindre scrupule. En Amrique, au contraire, o cĠest une vrit non moins bien tablie que Ç le public aime tre son aise È, on sĠvertue le traiter suivant ses gots, et cĠest pourquoi on ne sait pas ce que cĠest que dĠattendre un car ou un omnibus, dĠtre expuls des compartiments rservs dĠune gare ou insr dans une queue. Au premier abord, cela gne un peu les voyageurs franais de nĠtre pas gns, mais la longue ils sĠy accoutument et ne se plaignent plus quĠavec modration dĠun tat de choses si peu conforme leurs habitudes.
La salle du Boston Museum est comble, et la troupe nĠest vraiment pas trop mauvaise. LĠIndian Summer nĠa peut-tre pas t suffisamment dramatis par le gentleman de cette ville, et il laisse le public froid. En revanche, On demande un divorce est enlev avec entrain : Fauvinard Ñ on prononce Vauvenard Ñ, Gatinet et Tardivaud obtiennent un succs de fou rire. On pourrait reprocher aux acteurs bostonnais dĠmailler leur dialogue dĠun trop grand nombre de : No, Mossier, et de Mon Di, Madam ! Mais le lieu de la scne est Paris, et il faut bien faire un peu de couleur locale. Rentr Tremont house, je trouve Ñ pour la premire fois dans un htel amricain Ñ une bible sur ma table. Cela me fait souvenir que Boston a t pendant longtemps le foyer ardent du protestantisme et le sanctuaire des mÏurs puritaines. On y brlait jadis les papistes, et on y marquait les adultres dĠune lettre rouge. Le Procs Vauradieux a pntr, hlas ! dans ce sanctuaire, et les flammes de ce foyer ne brlent plus personne. Les passions religieuses se sont attidies, sinon teintes. Ce nĠest plus quĠun t de la Saint-Martin.
New York, le 29 septembre 1876.
Ë New York comme Boston, les deux partis en prsence dploient une activit de plus en plus fbrile ; chaque pas, dĠimmenses bannires suspendues en travers de la rue signalent le voisinage dĠun Ç Campaign Club È rpublicain ou dmocrate. Le plus souvent, les portraits des candidats rivaux, Hayes et Wheeler, Tilden et Hendricks, sont photographis sur la bannire ; dans les magasins de Political goods, marchandises politiques, o lĠon peut se procurer des uniformes de fantassins et de cavaliers, chemises rouges ou bleues, manteaux vnitiens, toques ou casques emplums, casquettes de jockeys, torches brevetes, etc., etc., les images de Hayes et Tilden sont fraternellement accouples, ou simplement spares par une belle femme en costume grec, qui les enveloppe, avec une sollicitude impartiale, dans les replis du drapeau toil. Le soir, on nĠa que le choix des meetings avec ou sans processions et flag raising. La fivre lectorale a gagn le paisible Brooklyn lui-mme, cette Ç chambre coucher de New York È, comme le nomment familirement ses voisins. JĠassiste, lĠAcadmie de musique de Brooklyn, un double meeting dmocrate : lĠun dans la salle, o se pressent 3 000 4 000 personnes ; lĠautre dans la rue, o lĠaffluence nĠest pas moindre. Les orateurs les plus notables, le snateur Bayard entre autres, se font entendre dans la salle ; mais le spectacle est plus anim au dehors. Il nĠy a pourtant ni procession ni flag raising. CĠest un meeting srieux.
Une baraque en planches, avec estrade, a t leve au milieu de la rue. LĠestrade est occupe par un bureau compos de diverses notabilits ; derrire est install un orchestre, avec une grosse caisse majestueuse ; non seulement la scne est claire giorno par des becs de gaz, des torches et des feux du Bengale, mais un Tildeniste enthousiaste a eu lĠinspiration ingnieuse et brillante de dresser juste en face de lĠestrade un phare lectrique. Les orateurs, qui se succdent de quart dĠheure en quart dĠheure, projettent de leur ct des torrents de lumire sur les questions lĠordre du jour, et, aprs chaque discours, lĠorchestre lance ses fuses de notes clatantes. Le lendemain, le compte rendu de cette manifestation imposante remplissait six colonnes en petit texte du Brooklyn Eagle. Cependant on ne saurait contenter tout le monde. Des journaux qui se piquent dĠimpartialit et de modration, tels que le New York Herald et la Tribune, trouvent quelque chose reprendre, mme dans ces meetings srieux. Ils accusent les orateurs de chercher passionner la foule plutt quĠ lĠclairer ; ils reprochent aux dmocrates dĠabuser des personnalits et de se servir trop souvent des expressions peu parlementaires de concussionnaires et de voleurs ; ils sont dĠavis, dĠun autre ct, que les rpublicains ont le plus grand tort dĠagiter la chemise sanglante, the bloodyshirt ; autrement dit, de renouveler les souvenirs de la guerre civile et dĠemployer trop volontiers les qualificatifs peu fraternels de traitres et dĠassassins. Ces feuilles sages conseillent aux orateurs des deux partis dĠabandonner les controverses irritantes et de renoncer aux expressions offensantes pour discuter dĠune manire calme et approfondie les questions politiques, conomiques, financires et administratives lĠordre du jour. videmment, le conseil est bon ; mais est-il bien facile suivre ? La mise en scne des meetings amricains nĠest pas prcisment celle dĠune Acadmie des sciences morales et politiques, et il faut bien que lĠloquence se monte, dans ces assembles populaires, au diapason de lĠclairage et de la musique.
JusquĠ prsent, les chances des candidats rivaux paraissent se balancer, et les politiciens les plus expriments eux-mmes nĠosent sĠaventurer prdire qui lĠemportera, de Tilden ou de Hayes. En attendant, voici venir un troisime parti et un troisime candidat, le parti des Greenbacks, qui porte la prsidence M. Peter Cooper, un philanthrope mrite, fondateur du Cooper Institute, et la vice-prsidence, M. Cary, de lĠOhio. Le parti des Greenbacks sĠest constitu, comme lĠindique son titre, pour conserver et perptuer le rgime du papier-monnaie ; il est inflationniste, ce qui signifie quĠau lieu de rduire la quantit du papier en circulation, il se propose de lĠaugmenter, en vue de faire renatre lĠactivit industrielle et commerciale. Il y a passablement dĠinflationnistes dans les tats de lĠOuest : les uns dmocrates, les autres rpublicains. Il sĠagit dĠen faire un parti indpendant, et cĠest quoi travaillent activement M. Peter Cooper et ses amis. Ils ont tenu, dans ce but, une premire Convention Indianapolis le 17 mai, et ils viennent dĠen tenir une seconde le 26 septembre Albany. Ils ne sĠappliquent pas moins que leurs concurrents, dmocrates ou rpublicains, soigner la mise en scne. Ë New York, leur quartier gnral, situ au coin de Chatham street, chez un chapelier, est dcor dĠune immense pancarte avec cette inscription caractristique : Ç Si vous voulez le travail et lĠabondance, votez pour Peter Cooper ; si vous voulez le chmage et lĠmeute, votez pour Hayes ou pour Tilden. È Ë Albany, la salle o se tenait la Convention tait orne dĠimages et dĠemblmes non moins propres frapper les esprits et conqurir les votes. Sur le devant de lĠdifice tait suspendu un norme tableau qui reprsentait dĠun ct le Diable conduisant une lourde charrette trane par Grant et Tilden, tandis que, de lĠautre ct, on voyait un boa monstrueux, ouvrant une gueule norme pour avaler Peter Cooper, lequel se tenait majestueux et impassible sur une plate-forme de greenbacks. Les 150 dlgus environ qui composaient la Convention taient dcors de larges rubans avec cette inscription : Ç Candidats du Centennial, Cooper et Carry. È Quelques-uns y avaient ajout un emblme plus significatif encore en cousant sur leur habit un billet dĠun dollar. Aprs les discours et les rsolutions de rigueur, la Convention a nomm un Ç Comit central È, et entendu la lecture dĠune lettre dĠacceptation de M. Peter Cooper. Dans cette lettre-manifeste, le candidat des Greenbacks se plaint de ce que la circulation du papier-monnaie a t rduite de 58 dollars par tte 15 depuis la fin de la guerre ; il attribue cette Ç contraction È de la circulation la crise dont souffre actuellement lĠindustrie amricaine, et il se prsente aux suffrages des lecteurs comme le champion de la monnaie du peuple et des vritables principes dĠune saine conomie financire. Les greenbackers reconnaissent toutefois quĠils nĠont pas la certitude de lĠemporter dans lĠlection actuelle Ñ lĠducation financire et montaire du public nĠtant pas encore assez avance ; mais ils sont le parti de lĠavenir, et, sĠils chouent cette anne, ils sont assurs de vaincre en 1880.
Je nĠai pas, malheureusement, le loisir ncessaire pour tudier dĠune manire approfondie le manifeste de M. Peter Cooper et me rendre compte des chances du parti des Greenbacks. Il ne me reste plus que deux jours passer New York, et je les consacre de prfrence visiter les cours de justice, les prisons et les journaux. La Cour de justice de New York, situe en face du Post-Office, a t construite par le plus illustre voleur de lĠUnion, le fameux Tweed, que lĠEspagne, o il sĠtait rfugi aprs son vasion, vient de restituer aux tats-Unis, et il a fait Ïuvre de connaisseur : cĠest un btiment spacieux et confortable ; les salles sont vastes et bien ares ; il nĠy a pas de couloirs tortueux et infects ; et les accuss que je vois descendre de la voiture cellulaire, quoique un peu gns dans leurs allures par les menottes qui les enchanent deux deux, montent facilement lĠescalier en fer par lequel ils arrivent la salle du recorder. LĠamnagement de cette salle ne diffre pas sensiblement de celui de nos tribunaux, si ce nĠest quĠon nĠy remarque aucun emblme religieux ou autre. Le juge ou recorder se tient seul dans une sorte de chaire ; sa gauche sont les siges du jury ; plus bas se trouve la table du greffier et de ses assistants ; puis vient une balustrade devant laquelle les accuss sont amens sous la conduite dĠun gardien sans uniforme, aprs avoir t pralablement dbarrasss de leurs menottes ; derrire eux, une srie de bancs rservs aux avocats et aux tmoins ; enfin, une seconde balustrade o se tient un huissier, toujours sans uniforme ; puis un vaste espace garni de bancs en amphithtre pour le public. Absence complte de costumes. Le recorder, en paletot, entre, un chapeau de paille la main ; les avocats sont en habit du matin ; mais tout le monde sĠest dcouvert lĠentre du juge, et il nĠest pas ncessaire dĠimposer silence lĠauditoire. Je demande un jeune avocat qui a dfendu la veuve et lĠorphelin en Europe et en Amrique si cette absence de costume et dĠapparat ne diminue pas le prestige de la justice. Il nĠa pu constater cet gard aucune diffrence apprciable, et il prtend mme que les robes de nos avocats forment avec le costume moderne une dissonance plus bizarre quĠimposante. Le personnel judiciaire pourrait avoir aux tats-Unis une tenue plus svre, mais on nĠy prendrait pas au srieux des costumes datant de la reine lisabeth. Au surplus, on attache peu dĠimportance la forme, et on sĠefforce de simplifier autant que possible les formalits de tout genre. Il nĠy a point de juge dĠinstruction ; cĠest un jury qui dcide, aprs une enqute sommaire, sĠil y a lieu ou non de poursuivre lĠaccusation. On ne fait pas languir les accuss en prison ; dĠailleurs, la mise en libert sous caution est admise pour tous les cas, lĠexception de ceux qui entranent la peine capitale. On amne lĠaccus devant le tribunal, et on lui demande sĠil plaide coupable ou non coupable. SĠil y a flagrant dlit ou si la culpabilit est vidente, lĠaccus plaide presque toujours coupable, et, en ce cas, son affaire est termine en quelques minutes, le juge prononant seul dans tous les cas o la pnalit ne dpasse pas cinq annes. Si lĠaccus plaide non coupable, on procde, quand il y a lieu, la formation du jury. JĠassiste lĠappel des jurs, qui ont t choisis sur la liste des lecteurs par le shrif, conjointement avec la municipalit. Ceux qui viennent prendre place sur leurs siges sont, en gnral, des gentlemen de bonne mine ; ils prtent serment sur la Bible, lĠexception dĠun seul, qui est exempt de cette formalit en sa qualit dĠisralite. Les accuss ont un droit de rcusation fort tendu ; jĠen ai pu juger dans lĠaffaire qui a occup presque toute la sance et dont je ne puis malheureusement parler quĠavec discrtion. CĠest une affaire qui aurait certainement exig le huis clos de lĠautre ct de lĠAtlantique. LĠavocat ayant demand insidieusement un jur dont la mine ne lui revenait point Ç sĠil avait une mauvaise opinion des gens qui tiennent une maison de tolrance È, et le jur ayant rpondu dĠune manire affirmative, lĠavocat a rclam sa rcusation, par le motif quĠil avait manifest des prventions dfavorables aux accuss, et il a t fait droit sa demande. On ne met lĠamende les jurs absents que dans le cas o il nĠy a pas assez de jurs prsents pour remplir les douze siges du jury.
LĠunanimit est ncessaire pour la condamnation, ce qui nĠempche pas, au dire de mon cicerone, les tribunaux amricains de condamner pour le moins aussi souvent que ceux dĠEurope. Je lui demande encore si le mode de recrutement des juges par le suffrage universel ne prsente pas dĠinconvnients. Ë son avis, ces inconvnients nĠont pas le caractre de gnralit quĠon leur attribue : les juges jouissant dĠune rputation de capacit et dĠhonorabilit sont presque toujours rlus. Il mĠen cite un qui sige depuis prs de trente ans. Il convient toutefois que les choix sont vicis par des influences politiques, surtout quand il sĠagit des magistrats dĠun rang infrieur ; mais on hsite confier des gouverneurs lus pour un an ou deux ans au plus la nomination de juges inamovibles. Le jury install, on procde lĠinterrogatoire des tmoins, que lĠon ne croit pas ncessaire dĠisoler. Seulement, tout nĠest pas rose dans le mtier de tmoin, la justice amricaine ayant, comme la justice russe, le droit de retenir sous clef les tmoins dont la prsence lui parat indispensable. Ce systme a sans doute lĠavantage dĠempcher les tmoins de manquer lĠappel ; en revanche, est-il bien propre multiplier les tmoignages ? Je me souviens dĠavoir assist un jour, Moscou, une course dsordonne dĠistvochicks (conducteurs de traneaux) fuyant dans toutes les directions comme si le diable avait t leurs trousses. Un crime venait dĠtre commis auprs de leur station, et ils redoutaient, non sans raison, dĠtre obligs dĠaller attendre en prison, titre de tmoins, le jugement du coupable. Il est permis de croire que ces braves gens auraient t moins prompts drober leur tmoignage la justice sĠils avaient eu en perspective une indemnit au lieu dĠune arrestation.
Les tmoins qui dfilent sous mes yeux, tous du sexe fminin, sont interrogs contradictoirement par un jeune substitut vtu dĠun lgant paletot bleu et par lĠavocat des accuss ; le juge rsume brivement lĠaccusation ; lĠavocat fait un court plaidoyer ; le jury se retire et rend, au bout dĠun quart dĠheure, un verdict de culpabilit ; le juge prend de nouveau la parole : il dclare quĠen considrant les horribles rvlations qui se sont produites dans cette cause, il sĠtonne que le Tout-Puissant nĠait pas encore fait subir la ville de New York le sort de Sodome et de Gomorrhe pour la punir de ses dbauches et de ses iniquits, aprs quoi il prononce la sentence. Les accuss, un homme et une femme, sont condamns une anne de hard labor (travail dur) et une amende de 250 dollars, pour avoir tenu une disorderly house. Jugement svre, mais qui nĠempchera pas les disorderly houses de continuer leur commerce la condition assez facile remplir, New York du moins, de rester en bons termes avec les autorits. En sortant de la cour nous passons par une salle des Pas Perdus inacheve, on nĠa pas laiss ce pauvre Tweed le temps de la terminer. Un bureau tlgraphique y est install lĠusage des avocats et du personnel judiciaire. Mon cicerone expdie une dpche son Office et il reoit la rponse en moins de cinq minutes.
Le lendemain matin, je vais visiter les Tombes, massive prison, en style pseudo-gyptien, o lĠon enferme les accuss, et dĠo les condamns sont dirigs sur les autres tablissements pnitentiaires, lĠexception des condamns mort, que lĠon pend dans la cour. Un tribunal de police est annex la prison. Les policemen de service amnent tous les matins devant le juge leur rcolte de la nuit. CĠest le dversoir des gouts de New York. Les pouvoirs de ce juge sont trs tendus : il peut condamner un an de prison et 250 dollars dĠamende ; il peut encore imposer une caution jusquĠ concurrence de 1 000 dollars. Ñ Les prvenus sont, pour la plupart, des ivrognes, des perturbateurs nocturnes, de jeunes vagabonds et des femmes de mauvaise vie. Chaque policeman amne ses clients la barre, prte serment sur la Bible et expose lĠaffaire en deux mots. Voici deux enfants de dix douze ans qui ont vol du chocolat et des mouchoirs aux talages : ils sont envoys dans une maison de correction jusquĠ leur majorit. Voici un dfil dĠivrognes : ceux qui comparaissent pour la premire fois devant le juge sont renvoys avec une simple rprimande ; les autres, en tat de rcidive, sont punis de dix jours de prison et 10 dollars dĠamende. Ñ 1 dollar dĠamende se rachte par un jour de prison. Ñ Un mari qui a battu sa femme sans mnagements : 15 dollars dĠamende et 300 dollars de caution pendant six mois ; sĠil rcidive dans lĠintervalle, sa caution sera confisque. Ñ Une prostitue qui demande sĠamender : envoye lĠtablissement du Bon Pasteur. Ñ Une autre prostitue, dĠun ge et dĠune figure invraisemblables, 10 dollars. Chaque cause prend en moyenne une minute : expos de lĠaffaire par le policeman, 30 secondes ; tentative infructueuse de justification du prvenu, 10 secondes ; jugement avec ou sans admonestation, 20 secondes. La dposition du policeman fait loi, et, sur les quarante prvenus qui viennent de comparatre en quarante minutes, pas un seul nĠest renvoy compltement absous. Cela sĠappelait autrefois de la justice la turque, cĠest de la justice lĠamricaine ; la seule diffrence, cĠest que le cadi est nomm ici par le suffrage universel. Aprs tout, les sentences que je viens dĠentendre prononcer la vapeur nĠont rien dĠexcessif ; le juge, jĠallais dire le cadi, parat tre un homme de bon jugement. Mais ne pourrait-il pas accorder la dfense 10 secondes de plus ? Ñ On entre dans les Tombes par un guichet fortement grill ; on traverse un jardinet et on se trouve devant un btiment rectangulaire quatre tages de cellules. Portes grilles lĠentre de lĠescalier de chaque tage. Cellules closes par une grille et une porte en tle que leurs habitants ferment volont : la plupart sont entre-billes ; lĠintrieur des cellules est proprement blanchi la chaux ; quelques-unes sont ornes de photographies : un rpublicain y a affich le portrait de Hayes ; un lit en fer, une cruche, des objets de toilette lmentaire, aucune mauvaise odeur ; mais la prison tant devenue insuffisante, presque toutes les cellules contiennent deux prisonniers. Leurs noms sont crits au-dessus de lĠentre de la cellule. Les noms irlandais dominent. Les jeunes gens de seize vingt-cinq ans me paraissent malheureusement en majorit, symptme peu rassurant pour lĠavenir. Les condamns mort nĠont pas de cellules spciales, mais pour le moment les Tombes nĠen contiennent aucun. Il y a quelques cellules capitonnes. La plupart des prisonniers sont en train de lire les journaux ; la seule demande que quelques-uns nous adressent, cĠest de leur donner des timbres-poste. Les visiteurs ne sont pas admis dans le quartier des femmes. En revanche, nous entrons dans une annexe o lĠon enferme les accuss de moins de seize ans. Les cellules, troites et humides, sont bien dignes dĠune prison qui porte ce funbre nom de Tombes. Allons-nous-en !
De ces Tombes mornes et silencieuses je passe, sans transition, ce quĠil y a de plus vivant et de plus bruyant aux tats-Unis, je veux parler des journaux. Il y a lĠExposition de Philadelphie un btiment Ñ et ce nĠest pas le plus petit Ñ qui leur est exclusivement consacr. Au point de vue du nombre, du tirage, de la masse et de la clrit des informations, de la quantit des annonces, la presse amricaine laisse loin derrire elle la presse europenne, et nous aurions, sous ces divers rapports, plus dĠun emprunt lui faire ; mais une tude sur la presse des tats-Unis exigerait un volume, et me voici au bout de mes notes. Ai-je besoin de dire que jĠai reu partout chez mes confrres amricains, New York, Baltimore, la Nouvelle-Orlans, Chicago, le plus cordial accueil ? Dans les bureaux du Herald, je traverse une salle o les vingt-cinq reporters ordinaires du journal, sans parler de lĠextraordinaire, excutent toute vapeur leur besogne quotidienne ; dans la bibliothque, je remarque un casier servant dĠobituaire o sĠaccumulent les matriaux propres composer sur lĠheure, comme les billets dĠenterrement, les notices ncrologiques. Ë la Tribune, dont le btiment huit tages domine de haut tout le voisinage, lĠadministration occupe le rez-de-chausse, la rdaction le septime, et les compositeurs le huitime. Un ascenseur transporte le personnel en quelques minutes de la base au sommet, et une machine pneumatique fait parvenir la copie en quelques secondes des salles de la rdaction lĠatelier des compositeurs. Inutile dĠajouter quĠun tlgraphe met en communication le bureau du rdacteur en chef avec les parties les plus recules du globe. Ë ct de ces gants de la publicit, le Courrier des tats-Unis, le Messager franco-amricain et lĠAbeille de la Nouvelle-Orlans reprsentent honorablement la presse franaise aux tats-Unis. Aux remerciements qui reviennent de droit mes confrres de la presse, quĠil me soit permis de joindre ceux que je dois aux membres du corps consulaire, dont lĠaccueil hospitalier et les aimables prvenances mĠont fait si souvent retrouver sinon Paris Ñ notre minent et spirituel collaborateur M. Laboulaye lui-mme ne lĠy retrouverait plus Ñ du moins la France en Amrique.
Ë bord du Labrador,
30 septembre-11 octobre 1876.
Je mĠembarque le 30 septembre, trois heures, sur le Labrador, capitaine Sanglier, de la Compagnie gnrale transatlantique, et le temps ne me manque pas pour dbrouiller et rsumer les impressions passablement mles et confuses que me laisse un sjour de trois mois de lĠautre ct de lĠAtlantique. Si lĠon veut porter un jugement impartial sur le peuple amricain, il faut naturellement tenir compte des lments qui le composent, de lĠinfluence que ces lments si divers exercent les uns sur les autres, et du milieu o ils se dveloppent. LĠmigration europenne, qui a principalement contribu peupler lĠAmrique du Nord, y a implant les rejetons les plus vigoureux des populations actives et industrieuses de notre zone tempre, Anglais, cossais, Franais, Hollandais, auxquels sont venus se joindre plus tard les Irlandais, les Allemands, les Sudois, les Norvgiens, les Suisses et les Italiens. Les dissidents anglais qui ont fond les tats de la Nouvelle-Angleterre taient, parmi tous ces migrants, les mieux tremps pour la lutte, et bien des gards, malgr leur troit esprit dĠintolrance religieuse, ils taient suprieurs aux autres par lĠducation, la moralit et les aptitudes politiques. CĠest pourquoi on sĠexplique quĠils aient imprim leur cachet sur la civilisation amricaine ; et quoique, dans lĠOuest, cette empreinte se modifie sous lĠinfluence grandissante de lĠlment germanique ; quoique, dans le Sud, la colonisation franaise et lĠimportation des esclaves de la cte dĠAfrique aient cr un tat de socit fort diffrent de celui des tats de la Nouvelle-Angleterre, la langue, les institutions, les mÏurs et mme les habitudes domestiques des nergiques plerins de la May-flower y ont prvalu. LĠUnion amricaine porte, des bords des grands lacs au golfe du Mexique, la marque profonde et probablement indlbile de la civilisation britannique. Cette socit si diversement recrute, mais dont la classe dirigeante venait dĠAngleterre, a subi, naturellement aussi, dans une large mesure, lĠinfluence du milieu o elle a grandi ; et ; si lĠon considre combien lĠAmrique diffre de lĠEurope, on ne sĠtonnera point que les hommes, de mme que les vgtaux et les animaux imports du vieux monde, aient pris une autre physionomie dans le nouveau.
En admettant que le continent de lĠAmrique du Nord ft aussi anciennement peupl et civilis que lĠEurope, il contiendrait aujourdĠhui 400 ou 500 millions dĠhabitants, et il les contiendra probablement un jour ; en attendant, il nĠen a pas encore 50 millions. CĠest un immense dpt, peine effleur, de richesses naturelles ; mais ces richesses, on ne les obtient point sans peine. Ë moins de se contenter, comme lĠIndien son prdcesseur, du maigre produit de la chasse et de la pche, le colon europen a d prparer le sol et explorer le sous-sol, abattre les forts, desscher les marcages, endiguer les fleuves et crer de toutes pices un rseau de voies de communication, indispensable lĠchange des produits de son travail. Si lĠon a gard au petit nombre des hommes qui ont entrepris et poursuivi cette Ïuvre laborieuse de lĠappropriation et de la mise en valeur dĠun continent vierge ; si lĠon songe lĠexigut de leurs ressources et lĠimmensit des difficults quĠils avaient surmonter ; si lĠon fait ensuite lĠinventaire du travail quĠils y ont accumul sous toutes les formes en moins de trois sicles : dfrichements, moyens de dfense contre la nature et les hommes, habitations, ateliers, matriel agricole, industriel et commercial, routes, canaux, chemins de fer, etc., on restera pntr dĠadmiration, car jamais effort aussi colossal nĠa t accompli et jamais rsultats aussi prodigieux nĠont t obtenus par lĠindustrie humaine. Les seules leves du Mississipi, dans la Louisiane, ont exig plus de travail que les digues de la Hollande, et le rseau des chemins de fer des tats-Unis est presque aussi tendu que celui de lĠEurope.
Cependant la cration des assises matrielles dĠune civilisation exige principalement le concours et la mise en Ïuvre de certaines facults qui se dveloppent alors plus que les autres, et frquemment aussi aux dpens des autres. CĠtait, avant tout, une Ïuvre dĠingnieur quĠil fallait accomplir pour rendre le nouveau continent accessible, et cette Ïuvre, il fallait encore la mener bonne fin avec des ressources relativement limites en travail et en capitaux. Aussi lĠAmricain a-t-il acquis et possde-t-il au plus haut degr les aptitudes de lĠingnieur, en mme temps quĠil excelle dans les inventions et les combinaisons qui permettent dĠobtenir un rsultat industriel moyennant la plus faible dpense. Voyez, par exemple, la traverse des Alleghanys. Ë lĠpoque o lĠindustrie des chemins de fer tait encore dans lĠenfance, il sĠagissait de traverser ce massif inextricable de hautes collines et de valles pour mettre en communication les tats de lĠest avec ceux du centre. Des ingnieurs dĠEurope auraient perc les collines et combl les valles, en dpensant 2 ou 3 millions par kilomtre ; les ingnieurs amricains ont lud les obstacles au lieu de les supprimer ; ils ont contourn les collines, suivi les valles, et russi tablir, presque sans viaducs ni tunnels, un chemin de fer aussi conomique que pittoresque. Les Amricains ont, sinon invent, du moins vulgaris la machine coudre, gnralis lĠemploi des machines agricoles, multipli les machines-outils, trouv les procds les plus propres pargner le travail dans toutes les branches dĠindustrie et jusque dans lĠconomie domestique. En cela, ils nous dpassent de loin, et qui rapporterait du Centennial un inventaire illustr de toutes les inventions et ingniosits amricaines rendrait un bon service nos agriculteurs, nos industriels et mme nos mnagres.
Ils nĠont pas acquis un degr moindre, et sous lĠinfluence de causes analogues, lĠesprit dĠentreprise. Toute cration nouvelle constitue une entreprise, et dans un continent o tout tait crer, un dbouch pour ainsi dire illimit tait ouvert aux hommes dĠinitiative. Pour une entreprise possible dans notre vieille Europe, il y en avait cent dans la jeune Amrique. Les Europens transplants en Amrique devaient naturellement y devenir plus entreprenants, et cette aptitude, fortifie par un exercice frquent, ne pouvait manquer de sĠaugmenter encore, en sĠaccumulant, dans leur descendance. LĠesprit dĠentreprise dveloppe son tour des facults, des qualits et des dfauts particuliers, en mme temps quĠil agit dĠune manire gnrale sur les mÏurs du monde des affaires. LĠhabitude de tenter des Ïuvres nouvelles donne lĠesprit une certaine justesse dĠapprciation prompte que rsume assez bien cette expression pittoresque : Ç avoir lĠÏil amricain È ; elle donne aussi un certain tour rsolu au caractre, avec une insouciance peut-tre excessive des risques attachs toute entreprise ; dĠun autre ct, les gros profits que procure, dans un pays neuf, une affaire judicieusement engage et vigoureusement conduite, engendre des habitudes de prodigalit qui deviennent aisment contagieuses et qui contribuent affaiblir, dans toutes les couches sociales, la propension lĠpargne. Sauf dans les tats de la Nouvelle-Angleterre, dont la situation conomique se rapproche de celle de lĠEurope, on pargne peu en Amrique ; on vit largement, en comptant sur des chances heureuses, qui se prsentent en effet plus souvent quĠailleurs, pour soutenir un train de vie coteux ; mais alors viennent les mauvais jours Ñ ils sont venus, hlas ! Ñ et lĠon est oblig de recourir des expdients qui ne sont pas toujours irrprochables. Enfin, dans un pays o lĠesprit dĠentreprise a improvis tant de merveilles, on se montre volontiers indulgent pour ses carts et pour ses chutes. Une affaire est une bataille, et, comme telle, soumise, dans une certaine mesure, aux caprices de la fortune. Un industriel ou un ngociant, aussi bien quĠun gnral, peut tre malheureux, tout en dployant la mme somme dĠintelligence et dĠnergie qui, dans dĠautres circonstances, avaient t rcompenses par le succs. Dans les pays o lĠon a lĠhabitude de la guerre, une dfaite ne dshonore point, moins quĠelle ne soit visiblement entache par lĠincapacit, la lchet ou la trahison. Aux tats-Unis, une faillite est considre comme une dfaite, et si le vaincu a dploy dans la lutte les qualits de lĠhomme dĠaffaires, sĠil nĠa pch notamment que par excs dĠaudace, non seulement sa rputation ne sĠen trouve pas entache, mais encore il arrive frquemment que les victimes de son imprudence elles-mmes soient les premires lĠencourager et lĠaider reprendre la campagne. On mĠa nomm Chicago un ngociant qui venait, aprs une lutte nergique contre la fortune, de dposer son bilan en donnant 20% ses cranciers. Ñ Et maintenant, quĠallez-vous faire ? lui dit lĠun dĠentre eux. Ñ Je nĠen sais rien. Ñ NĠavez-vous pas une ide ? Ñ Si, jĠai bien une ide, mais il me faudrait 25 000 dollars pour entreprendre lĠaffaire, et je ne les ai plus. Ñ Dites-nous toujours de quoi il sĠagit. L-dessus il expose son ide. Ses cranciers la trouvent pratique, ils tirent leurs carnets de chques de leurs portefeuilles et lui remettent, sance tenante, 25 000 dollars. Ñ Les lois sont, sur ce point, dĠaccord avec les mÏurs ; elles se montrent particulirement indulgentes pour les dfaites de lĠesprit dĠentreprise. Ne faut-il pas bien, en effet, risquer dĠtre battu pour vaincre ? Et si lĠon se montre impitoyable pour les vaincus, qui donc voudra encore courir les risques des batailles ? On craindra de sĠexposer la rprobation publique ; on deviendra timide, irrsolu, et lĠon perdra ainsi les qualits mmes qui commandent le plus souvent la victoire. Qui voudra entreprendre, qui osera encore risquer les coups dĠaudace que le succs couronne si une affaire malheureuse entrane la perte de la considration et de lĠhonneur avec celle de la fortune ? Ñ Ces mÏurs que lĠhabitude des entreprises a cres, sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les ntres ? Je ne me prononcerai point sur cette question dlicate. Tout ce que jĠai voulu montrer, cĠest quĠelles sont un produit naturel du milieu o sĠest trouve place, ds lĠorigine, la socit amricaine, et des circonstances dans lesquelles elle a grandi. JĠen dirai autant de ce culte du dieu Dollar, almighty dollar, quĠon lui reproche, mon sens, avec quelque exagration. Et dĠabord est-ce l un culte exclusivement amricain ? Les Juifs adoraient le veau dĠor Ñ probablement une pice de monnaie lĠeffigie dĠun veau ou dĠun bÏuf, le dollar de ce temps-l. En Russie, jĠai entendu les moralistes gmir des progrs que fait tous les jours le culte du dieu Rouble. En Allemagne, le dieu Thaler est lĠobjet dĠune adoration de plus en plus fervente. En Autriche, on a une vnration particulire pour le dieu Florin, et je crois bien quĠen France on ne mprise pas le dieu Cinq-Francs. Il faut bien vivre ! Et une poque o chacun est charg de la responsabilit de son existence, o il nĠy a plus ni domination hrditaire dĠune classe, ni sujtion hrditaire dĠune autre, faut-il sĠtonner que la proccupation gnrale soit de se procurer les moyens de vivre, autrement dit, de faire de lĠargent ? Aux tats-Unis, o les fortunes assises sont rares, cette proccupation ne doit-elle pas tre encore plus rpandue et plus intense quĠailleurs ? Que le dieu Dollar soit un plus grand dieu que le dieu Rouble, le dieu Thaler, le dieu Florin ou le dieu Cinq-Francs, je lĠaccorde ; mais il nĠhabite pas seul lĠOlympe montaire, et tous les adorateurs du veau dĠor ne sont pas en Amrique.
En tout cas, et quels que soient les dfauts et les vices que des pdagogues naturellement irrprochables reprochent au peuple amricain, il nĠen a pas moins accompli une Ïuvre prodigieuse en crant de toutes pices les assises dĠune civilisation dans un continent plus tendu que lĠEurope. En visitant ces vastes contres, nagure parcourues seulement par quelques tribus famliques dĠIndiens chasseurs, maintenant dfriches, assainies, couvertes dĠhabitations riantes et de moissons plantureuses, sillonnes de chemins de fer aboutissant des cits gantes, je ne pouvais mĠempcher de mĠincliner devant le gnie pratique et la puissante nergie qui ont accompli cette transformation merveilleuse, et je me disais : Voil une grande Ïuvre et voil un grand peuple !
Cependant, il y a un revers cette splendide mdaille. En dirigeant avec une vigueur sans pareille, mais peut-tre dĠune manire trop exclusive, leur activit vers la cration du matriel de la civilisation, les Amricains ont nglig ou laiss sur le second plan les sciences et les arts, qui ont pour objet la culture de lĠhomme lui-mme et le bon gouvernement de la socit. La littrature amricaine est pauvre lĠexcs, et, depuis quelques annes surtout, elle nĠa produit que bien peu dĠÏuvres de science ou dĠimagination qui vaillent la peine dĠtre cites. Les beaux-arts commencent seulement tre cultivs ; on fabrique aux tats-Unis des pianos suprieurs, mais on nĠy forme point dĠartistes. Le matriel de lĠinstruction est irrprochable, les coles sont vastes, bien chauffes et bien ares, les pupitres et les siges des lves sont perfectionns, mais les programmes sont simplement copis sur les ntres, et le seul progrs notable quĠon ait ralis dans ces derniers temps, a t dĠapprendre le grec aux jeunes filles. Il ne semble pas que le communisme de lĠenseignement gratuit ait contribu sensiblement amliorer lĠalimentation intellectuelle des jeunes gnrations. On puise dans les immenses gamelles des coles publiques, primaires ou secondaires, une instruction uniforme, abondante sans doute, mais peu choisie et mdiocrement substantielle. La multiplication des coles prives, payantes, en concurrence avec les coles publiques, gratuites, ne prouve pas, au surplus, que lĠenseignement public mrite absolument aux tats-Unis les loges hyperboliques quĠon lui adresse dans les platforms des partis et dans les harangues des meetings, avec accompagnement de grosse caisse.
Chose plus grave encore ! LĠentranement gnral vers les entreprises matrielles, dtermin par lĠlvation des profits quĠelles procurent dans un pays neuf, et surexcit encore par les primes normes que le systme prohibitif a alloues un grand nombre de branches dĠindustrie, a dtourn peu peu lĠlite de la population de lĠexercice des fonctions publiques et laiss tomber la direction politique et administrative du pays entre les mains dĠune classe aussi peu recommandable par sa moralit que par son ducation et ses lumires. Ë lĠorigine, les fonctions publiques, mal rtribues, le plus souvent mme gratuites, taient exerces par les propritaires riches ou aiss, pour lesquels elles nĠtaient quĠun accessoire, et qui sĠen chargeaient en vue de lĠinfluence et de la considration quĠelles procurent. Mais mesure que la population et la richesse se sont accrues, et quĠelles ont exig une protection plus attentive, ces fonctions sont devenues plus compliques et plus absorbantes, pendant que, dĠun autre ct, lĠextension de lĠarne ouverte aux entreprises par le dveloppement des voies de communication et par tant dĠautres progrs qui ont marqu les quarante dernires annes, a incessamment augment lĠingalit originaire des profits de lĠindustrie prive et des salaires des fonctions publiques. En consquence, la classe suprieure sĠest retire de ces fonctions ingrates pour sĠadonner dĠune faon de plus en plus exclusive aux affaires. QuĠest-il arriv alors ? CĠest que la direction politique de la socit amricaine, avec la disposition des budgets de lĠUnion, des tats et des cits, est tombe entre les mains dĠun personnel ml, recrut soit dans le rebut de la classe suprieure, parmi les dclasss qui avaient perdu, faute dĠintelligence, dĠactivit et dĠesprit de conduite, la fortune et la considration, soit parmi les aventuriers des couches sociales infrieures que leur aptitude lĠintrigue, leur faconde oratoire et leur audace peu scrupuleuse rendaient particulirement propres aux besognes troubles de la politique. Ainsi sĠest constitue la classe des Ç politiciens È qui a graduellement accapar depuis trente ou quarante ans le gouvernement de lĠUnion. Ë mesure que cette nouvelle classe dirigeante, forme dĠlments infrieurs ou suspects, acqurait plus dĠinfluence, elle travaillait naturellement consolider sa situation, comme aussi reculer les barrires qui limitaient son dbouch ; elle largissait le droit de suffrage quĠelle manÏuvrait son gr, et tendait les pouvoirs des lecteurs en allongeant la liste des emplois soumis lĠlection. Elle est arrive ses fins, et lĠUnion amricaine se trouve aujourdĠhui sous le rgime de la dmocratie illimite. Tout Amricain, blanc, noir ou color, est lecteur, et tous les emplois importants sont confis lĠlection. Seulement, les lections sont faites par les politiciens et pour eux ; et telle est la puissance de leur organisation, que la masse lectorale est entre leurs mains comme un troupeau de moutons sous la houlette du berger. Il faut voter pour les candidats quĠils ont lus dans leurs Conventions aprs les avoir pralablement tris sur le volet dans leurs comits, ou se rsigner perdre sa voix.
Cependant, les politiciens avaient ici un cueil viter : cĠest que lĠlecteur, dpouill de lĠessentiel de son droit pour nĠen conserver que lĠapparence, ne renont lĠexercer, cĠest que cette machine voter ne cesst de fonctionner. QuĠont-ils fait ? Mettant profit le got naturel pour les ftes et les spectacles qui a caractris de tout temps et sous tous les rgimes ce grand enfant quĠon appelle le peuple, ils ont transform la priode lectorale en un immense carnaval. Ils ont costum les agents lectoraux en garibaldiens, en seigneurs vnitiens ou en Indiens Mohawks ; ils ont organis des processions lectorales, pied et cheval, avec des torches, des tendards et des bannires multicolores, ornes de toutes sortes dĠemblmes et dĠimages ; ils ont institu des flag raising, plantations patriotiques de drapeaux, avec accompagnement de ptards et de feux du Bengale. Comment rsister des attractions aussi enivrantes ? Comment ne pas assister au feu dĠartifice et au flag raising ? Comment ne pas suivre la procession, infanterie et cavalerie avec quipements de campagne et torchlicht ? Or la procession conduit au meeting, et le meeting lui-mme est un spectacle. Les orateurs parlent au milieu de guirlandes de lanternes chinoises, la face illumine par des projections de lumire lectrique ; leurs discours sont scands par les ronflements de la grosse caisse et des clats de cuivres faire danser les morts. DĠailleurs, ces orateurs sont des gentlemen bien mis et polis : ils nĠhsitent pas rendre au peuple la justice qui lui est due ; ils lui disent quĠil est le plus puissant, le plus intelligent et le plus vertueux des peuples, et il est toujours agrable dĠentendre faire son loge. Ë quoi il faut ajouter que ces gentlemen bien mis et polis se donnent tant de peine uniquement dans lĠintrt du peuple : ils savent, de source certaine, que si cet intrigant de Smith venait tre lu maire, shrif ou prsident de la rpublique, au lieu de lĠincorruptible Jones, les finances seraient ruines, le commerce et lĠindustrie anantis, les salaires abaisss et lĠUnion irrvocablement perdue. On ira donc voter pour lĠincorruptible Jones ! Et voil comment il se fait que les lections amricaines ont fini par ressembler des farces de carnaval ou des parades de saltimbanques. Voil comment, mon indicible stupfaction, jĠai vu prparer lĠlection du chef futur dĠune des nations les plus civilises et les plus puissantes de la terre, avec le mme appareil dont on se sert dans les foires pour attirer la foule lĠexhibition extraordinaire du caniche qui joue aux dominos, de la sirne du Tropique et de lĠAlbinos de Madagascar.
Mais ce nĠest pas impunment quĠune nation abandonne la direction de ses affaires une classe dĠhommes au-dessous de cette tche. Depuis que les politiciens gouvernent les tats-Unis, les catastrophes ont succd aux catastrophes ; ils ont dchan la guerre civile, ruin le Sud par la confiscation et la rapine, lev un niveau fantastique le budget de lĠUnion, gaspill les revenus publics et introduit jusque dans les sphres les plus leves la concussion et le vol. Le budget des tats-Unis, en y comprenant lĠensemble des dpenses de lĠUnion et des tats particuliers, atteint aujourdĠhui le chiffre norme de 3 milliards 500 millions de francs ; il dpasse, pour une population peine suprieure celle de la France, de plus de 500 millions le budget franais, quoique la dette amricaine soit infrieure la dette franaise, quoique lĠarme permanente de lĠUnion ne soit que de 26 000 hommes, quoique, aux tats-Unis, la plupart des travaux publics dont lĠtat est charg en France soient excuts aux frais et risques de lĠindustrie prive. En outre, on peut valuer, sans exagration aucune, au tiers du budget des dpenses le coulage rsultant des pratiques vreuses auxquelles le personnel gouvernant et administrant a recours pour suppler lĠinsuffisance des moluments attachs aux fonctions publiques. Total, 5 milliards au plus bas mot. Voil ce que cote au peuple amricain une classe dirigeante de qualit infrieure.
Ce revers de la mdaille de la grande rpublique, il nĠest pas inutile de le montrer aux autres nations, et particulirement celles qui sont entres dans les voies de la dmocratie. Mais faut-il y lire la condamnation de la rpublique ? Non, coup sr. LĠcole que les Amricains sont en train de faire leurs dpens prouve seulement, mon avis, que les institutions rpublicaines sont corruptibles comme toute chose en ce monde ; peut-tre aussi que le rgime de la dmocratie illimite nĠest pas le dernier mot de la sagesse des nations. Toutefois, je nĠirai mme pas jusque-l, et je me bornerai tirer du spectacle singulier dont jĠai t tmoin deux conclusions qui me paraissent de nature tre acceptes par les esprits modrs de tous les partis : la premire, cĠest quĠil ne nous suffirait pas dĠaller nos runions lectorales, costumes en troubadours ou en Turcs, pour amliorer srieusement la composition de notre personnel politique ; la seconde, cĠest que, sĠil y a beaucoup admirer et mme emprunter aux tats-Unis, il y a aussi quelque chose laisser.
Mais le moment est venu pour moi de prendre cong des lecteurs qui ont bien voulu mĠaccompagner jusquĠau bout dans mes prgrinations transatlantiques. Le Labrador est un solide navire bien command et confortablement amnag, qui fait rgulirement ses 12 nÏuds lĠheure. Le temps est excellent, la mer est calme. LĠquinoxe parat avoir puis toute lĠactivit de lĠOcan ; il gote et nous fait goter jusquĠaux abords de la Manche le far niente le plus complet et malheureusement aussi le plus monotone. Nous relchons Plymouth, et nous voici en vue du Havre, ayant fait nos 3 200 milles (5 926 kilomtres) en un peu moins de onze jours. Dans une heure, le Labrador dbarquera ce que la cuisine et les moustiques amricains ont laiss de votre collaborateur dvou.
Un de mes honorables confrres de la presse de Baltimore a bien voulu me remettre la note suivante sur lĠorganisation et le mode de fonctionnement des deux partis qui se disputent le pouvoir aux tats-Unis :
I. LECTIONS PRSIDENTIELLES. Ñ Les deux partis, rpublicain et dmocrate, tiennent, chacun, une convention nationale pour nommer les candidats la prsidence et la vice-prsidence. Chaque tat a le droit dĠenvoyer cette convention autant de dlgus quĠil possde de membres de la Chambre des Reprsentants et de snateurs. Toutefois, les rpublicains ont pris lĠhabitude dĠenvoyer le double de ce nombre leur convention. Par exemple, dans le Maryland, qui a droit huit voix, les rpublicains envoient 16 dlgus.
Aprs que les conventions nationales ont fait leurs nominations, elles instituent chacune un Ç comit national È compos dĠun dlgu de chaque tat, qui dure pendant quatre ans. Les fonctions de ce comit consistent conduire la campagne, et, quatre ans plus tard, choisir le lieu et le moment le plus favorables pour tenir la future convention nationale.
Les dlgus aux conventions nationales sont choisis par des conventions dĠtat ; les dlgus aux conventions dĠtat sont lus par des conventions de cit ou de comt, chaque comt et chaque cit ayant le droit dĠenvoyer autant de dlgus la convention dĠtat quĠil possde de reprsentants dans la Lgislature de lĠtat.
Les dlgus aux conventions de cit ou de comt sont choisis dans les runions primaires (primary meetings) tenues dans chaque quartier (ward) de la ville et dans chaque district des diffrents comts. La convention de la ville de Baltimore comprend cent dlgus, raison de cinq dlgus pour chacun des vingt quartiers entre lesquels la ville est partage. Tous les citoyens majeurs ont le droit de voter ces runions primaires, qui proposent dĠabord les candidats nommer prsident et vice-prsident par la convention nationale.
II. LECTIONS CONGRESSIONNELLES. Ñ Dans chaque district congressionnel, des runions primaires sont tenues pour lire des dlgus une convention charge des nominations. Ils sont choisis gnralement avec le sous-entendu quĠils voteront pour un certain candidat. Ce qui veut dire que si John Brown et John Smith sont concurrents pour un sige au Congrs, Smith aura des dlgus lus en sa faveur dans quelques-uns des comts ou quartiers, et Brown dans dĠautres. Quand ces dlgus se runissent dans la convention, celui des concurrents qui obtient le plus grand nombre de voix est nomm candidat du parti.
III. LECTION DU GOUVERNEUR DE LĠTAT. Ñ La mme voie est suivie pour la nomination des candidats aux fonctions de gouverneur de chacun des tats. En premier lieu des runions primaires, en second lieu des conventions de comts et de villes charges dĠlire des dlgus une convention dĠtat. La convention dĠtat nomme le candidat, puis dsigne un comit central de lĠtat[8] (state central committee) dont les fonctions durent deux ans, et qui non seulement conduit la campagne, mais encore organise et met en mouvement toute la machine politique lorsquĠil y a lieu de convoquer les runions primaires et les conventions pour la nomination des fonctionnaires de lĠtat dans cet intervalle.
IV. LECTIONS DES MAGISTRATS MUNICIPAUX. Ñ Il y a aussi un comit urbain qui convoque les runions primaires pour le choix des dlgus aux conventions charges de nommer les candidats aux fonctions de maire, de conseillers municipaux et de tous les fonctionnaires qui sont lus par le peuple. Ce comit reste en fonctions pendant deux ans ou jusquĠ ce quĠil soit remplac par un nouveau comit.
RUNIONS PRIMAIRES (primary meetings). Ñ Les runions primaires, qui choisissent virtuellement les candidats pour lesquels tous les lecteurs rpublicains ou dmocrates doivent voter sĠils ne veulent pas perdre leurs voix, sont malheureusement ngliges par la classe de citoyens la plus paisible et la meilleure. CĠest pourquoi il arrive souvent que les nominations portent sur des hommes qui ne sont pas lĠexpression de la majorit du parti.
DURE DES FONCTIONS. Ñ Le prsident des tats-Unis est lu pour quatre ans.
Les snateurs des tats-Unis sont nomms, raison de deux pour chaque tat, par les lgislatures des diffrents tats pour un terme de six ans. Le renouvellement du Snat se fait par tiers tous les deux ans.
Les membres de la Chambre des Reprsentants sont lus pour deux ans.
Les gouverneurs des tats sont nomms, quelques-uns pour un an, dĠautres pour deux ans, dĠautres encore pour trois ans.
[1] Publiquement, en prsence du peuple. (Note de lĠditeur)
[2] Par Victor Hugo (1840). (Note de lĠditeur)
[3] La Statue de la Libert. (Note de lĠditeur.)
[4] Le dollar en papier Ñ il nĠy en a pas dĠautres en circulation Ñ quivaut en ce moment 4 fr. 60.
[5] Cherchant quelquĠun dvorer. (Note de lĠditeur)
[6] Un trait impuissant et sans force. (Note de lĠditeur)
[7] Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor. Ñ QuĠun vengeur naisse un jour de ma cendre. (Virgile, nide) (Note de lĠditeur).
[8] Dans la Louisiane, cĠest le prsident de la Convention qui est charg de dsigner les membres du comit de lĠtat.