Il ne s’agit peut-être pas, de l’aveu de ses défenseurs même, de la réforme du siècle, et elle n’aboutira peut-être pas au tiers de ce qu’elle prétend entreprendre, et pourtant la Loi Macron traite de questions qui ont intéressé les économistes à travers les siècles. La question du travail le dimanche en est une.
Alors repos religieux, le dimanche chômé fut attaqué par plusieurs économistes du XVIIIème siècle comme le pacifiste Bernardin de Saint Pierre (cf. le chapitre qui lui est consacré dans Les économistes français du XVIIIème siècle de Léonce de Lavergne). On retrouve cette défense de la liberté du travail le dimanche dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article Dimanche.
L’idée défendue est que si les pauvres pouvaient travailler le dimanche après-midi (après messe et instruction), ils pourraient améliorer leur condition — ce qui, à l’époque, signifiait surtout ne pas mourir de faim. On y lit :
« Nous tenons pour certain que si l’on permettait aux pauvres de travailler le dimanche après midi, arrangement qui leur serait très profitable, on rentrerait véritablement dans l’esprit du législateur, puisque enfin le sabbat est fait pour eux, et qu’ils ne sont point faits pour le sabbat. (Marc. 2. 27.)
On l’a déjà dit : on peut estimer à plus de vingt millions par an le gain que feraient les pauvres par cette liberté du travail. Une telle économie mérite bien, ce me semble, l’attention du ministère, puisque souvent pour de moindres considérations l’on permet de travailler les fêtes et dimanches, comme nous l’avons remarqué plus haut. […]
Que si on leur accordait pour tous les dimanches la liberté du travail après midi, supposé la messe et l’instruction du matin, ce serait une œuvre de charité bien favorable à tant de pauvres familles.
À l’égard même de ceux qui ne sont pas pauvres, il y a une considération qui porte à croire, que si après la messe et les instructions du matin, ils se remettaient l’après-midi à leur travail et à leur négoce, ils n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné dans la semaine ; ils ne s’enivreraient pas, ils ne se querelleraient pas, et ils éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté et la cessation d’un travail innocent, utile pour eux et pour l’état. »
Un siècle plus tard, c’est dans le Dictionnaire de l’économie politique, somme du savoir économique de l’époque, que nous retrouvons la défense de la liberté du travail le dimanche (qui est tout autre chose, notons le, que la défense du travail le dimanche lui-même). Grand représentant de l’école française d’économie politique, c’est Charles Coquelin qui reprend le flambeau dans un article pareillement intitulé « Dimanche ». Voici le texte en intégralité :
« L’Église chrétienne, fidèle en cela à la loi de Moïse, commande le repos du septième jour. Ce jour de repos, qui est pour les juifs le samedi, est pour les chrétiens le dimanche. Ce n’est pas d’ailleurs par l’Église catholique seulement que ce jour est adopté ; il l’est également par toutes les sectes dissidentes. Le dimanche est donc pour les chrétiens de toutes les communions un jour consacré, voué par eux à la prière, au repos, quelquefois au plaisir, et dans tous les cas, à une abstention plus ou moins complète du travail
La nature commande à l’homme qui travaille de se reposer de temps en temps, et rien n’empêche d’admettre qu’un jour de repos sur sept ne soit la juste mesure de ce qui convient au tempérament de la plupart des hommes. Peut-être aussi était-il bon à quelques égards que le jour consacré au repos fût autant que possible le même pour tous. Cela était même nécessaire dans bien des cas, puisqu’il y a un grand nombre de travaux qui se tiennent, et dans lesquels l’inaction des uns entraîne forcément l’inaction des autres. On peut se demander cependant s’il était convenable de faire de ce repos du dimanche une prescription légale. Nous ne parlons pas ici de la loi canonique, dans laquelle nous n’avons rien à voir, mais de la loi civile qui doit seule nous occuper. Il est permis de dire qu’en faisant de la suspension des travaux, pendant la journée du dimanche, une obligation formelle, cette loi a dépassé les justes bornes, d’autant mieux que l’observation rigoureuse de ses prescriptions était presque impossible.
Le repos du dimanche est, disons-nous, plus ou moins bien observé dans tous les pays chrétiens. Il est même observé plus strictement en Angleterre et aux États-Unis qu’en France, et généralement dans les pays protestants que dans les pays catholiques ; ce qu’on peut attribuer à la rivalité des sectes, qui s’observent mutuellement et s’efforcent de l’emporter les unes sur les autres par une plus grande affectation de rigorisme. Mais nulle part ce repos n’est tellement absolu que tous les travaux soient interrompus sans distinction. Il est impossible, en effet, qu’à un moment donné la vie de la société s’arrête. Il y a toujours, quoi qu’on fasse, quelques fonctions indispensables à remplir. Pour que la masse des fidèles se livre à la prière, il faut bien que quelques hommes travaillent, ne fût-ce que pour prendre les dispositions nécessaires à l’accomplissement de ce devoir religieux. Cela est plus nécessaire encore lorsque la masse se livre à ses plaisirs. Il y a d’ailleurs des travaux qui par leur nature ne souffrent pas d’interruption, et d’autres urgents dont l’exécution ne saurait être différée sans péril. Il y a donc toujours, quoi qu’on fasse, des exceptions à établir : aussi en a-t-on admis un certain nombre dans tous les pays, même dans ceux qui se sont montrés à cet égard les plus absolus et les plus rigoristes.
Mais est-il possible que la loi prévoie et énumère toutes les exceptions nécessaires ou légitimes ? Évidemment non. Si elle se montre rigoureuse, il résultera donc un grand nombre d’inconvénients de son application. Si, pour éviter ces inconvénients, elle se montre au contraire facile, elle ne tardera pas à être vaine et de nul effet. Que si elle laisse à certains fonctionnaires le soin de déterminer les cas où le travail sera permis, ou ces fonctionnaires disposeront par voie de règlements généraux, et alors leurs règlements seront sujets aux mêmes inconvénients que la loi, ou ils accorderont des permissions particulières, et alors, outre l’arbitraire d’un tel mode de procéder, leurs permissions ne pourront presque jamais, quand il s’agira de cas urgents, être demandées et délivrées en temps utile.
C’est donc, au point de vue économique, le seul que nous envisagions ici, une mauvaise disposition légale que celle qui prescrit le repos du dimanche à tous les travailleurs. Elle est d’autant plus mal entendue, que s’il ne s’agit que de faire du dimanche un jour férié et consacré, elle est à le bien prendre superflue. Il suffit pour cela de suspendre ce jour là ceux des services publics qui peuvent être interrompus sans péril. La tendance naturelle des hommes à se reposer un jour sur sept, et les convenances qui les détermineront à adopter de préférence le jour adopté par le gouvernement ; tout cela, disons-nous, joint à l’esprit religieux qui a toujours de l’influence sur les masses, suffira pour faire le reste.
On était demeuré, à ce qu’il nous semble, dans les justes limites de ce qu’il convient au législateur de faire, lorsque, dans la loi du 18 germinal an X (8 octobre 1802), on s’était borné à fixer au dimanche le repos des fonctionnaires publics. Cette disposition entraînait naturellement la vacance des tribunaux pour ce jour-là ; elle entraînait, de plus, le non accomplissement de certains actes, tels que les protêts, les saisies, les contraintes par corps, puisqu’il aurait fallu pour l’exécution de ces actes l’intervention de certains officiers ministériels considérés comme fonctionnaires. Cela est si vrai, que le Code de commerce a dû régulariser le cours des actes commerciaux sur cette donnée, en déclarant, par exemple, qu’un effet de commerce dont l’échéance tomberait à un dimanche ou à tout autre jour férié, serait payable la veille, et qu’un protêt devrait être fait le jour suivant. C’était là, selon nous, tout ce qu’il appartenait au législateur de faire. On pouvait et on devait s’en rapporter pour le reste aux convenances du public, et aux sentiments religieux qui, à cette époque, regagnaient chaque jour quelque chose de leur ancien empire sur les esprits.
Mais le gouvernement de la restauration, dans l’excès de son zèle religieux, voulut aller plus loin. À peine établi, il fit rendre la loi du 18 novembre 1814, relative à la célébration des fêtes et dimanches. L’objet de cette loi, dont nous nous dispenserons de rapporter le texte, était d’ordonner, pour les dimanches et les autres jours fériés, l’interruption des travaux extérieurs, sauf quelques exceptions, dont les unes étaient prévues et déterminées par la loi même, dont les autres pouvaient être établies par l’autorité administrative en considération de certains usages locaux.
On crut un instant que cette loi avait cessé d’exister en 1830, soit qu’elle eût été frappée de déchéance par la révolution de juillet, soit qu’elle fût en opposition avec les dispositions de la nouvelle charte adoptée à cette époque. Mais la cour de cassation n’en jugea pas ainsi, et la fit revivre par ses arrêts. Le gouvernement toutefois, sans en demander aux chambres l’abolition formelle, résolut d’en adoucir sensiblement l’application et donna des ordres en conséquence à ses agents. Aussi le régime institué par la loi de 1814 devint-il, sous le nouveau règne, beaucoup plus tempéré qu’il ne l’avait été sous la restauration, mais sans cesser d’être virtuellement en vigueur. C’est à ce point que nous en sommes encore. Il dépend donc toujours du gouvernement français de revenir aux errements de la restauration, et il n’a besoin pour cela d’aucune loi nouvelle, puisque cette loi existe.
Il s’en abstiendra cependant s’il a quelque égard pour les intérêts économiques du pays. L’exemple de l’Angleterre serait un mauvais argument à invoquer en sens contraire ; car l’Angleterre souffre très certainement de la trop rigoureuse observation des dimanches à laquelle elle se condamne ; et s’il est vrai qu’il nous manque un grand nombre des avantages dont elle jouit, c’est bien le moins que nous échappions d’autre part à quelques-uns des inconvénients qu’elle accepte. Dans ce pays, d’ailleurs, le repos du dimanche est bien moins commandé par les lois que par les mœurs. »
Face à ces réclamations, deux camps unis faisaient face : d’un côté, les socialistes comme Proudhon, qui voyaient dans le travail le dimanche une augmentation de l’exploitation des travailleurs et refusaient de remarquer les effets sur le niveau de vie et surtout la contradiction de l’interdiction avec les principes de liberté du travail proclamés par la Révolution française. De l’autre côté étaient les économistes de tendance catholiques qui poussaient leur opinion jusqu’à la contradiction : ils ne souhaitaient pas un jour de repos hebdomadaire, mais le dimanche, car c’est le jour religieux. Ainsi, face aux juifs qui affirmaient leur désir d’une liberté du travail le dimanche, pour pouvoir se reposer plutôt le samedi, ils se montraient inflexibles et leur refusèrent âprement cette liberté.