Comme l’illustre une affaire judiciaire récente, la prostitution continue de fasciner et de soulever les passions. Son étude détaillée, pour ne pas dire scientifique, faisant souvent défaut, on se rabat habituellement sur des préjugés ou sur des bons sentiments. Pour cela, la réédition du grand livre de l’économiste français Yves Guyot, sobrement intitulé La Prostitution, a été lancé. Salué en son temps par les féministes, il reste un témoignage précieux sur la « police des moeurs », l’économie de la prostitution et ses implications morales, sociales et même médicales.
En attendant cette publication, voici le premier chapitre :
Chapitre 1
Définition de la prostitution
- Les mots. — Effets des mots. — L’excommunication. — Mot pour réalité. — Le mot prostitution. — Idée de caste. — Apologie de la prostituée. — Les nomenclatures.
- Définition de Littré. — Tous les hommes prostitués. — Confusion avec polygamie et polyandrie. — La prostitution dans la monogamie. — La prostitution est le contraire du plaisir. — Les prostituées sont du Nord. — Définition de la prostitution.
- La base de la famille. — La prostitution monogamique et la prostitution polyandrique. — La femme galante. — La vile prostituée. — La cocotte. — La fille en carte. — La fille de bordel. — Le but du système.
I.
Prendre des mots pour des choses, se payer de mots, disputer sur des mots : telle est l’histoire de toutes les aberrations intellectuelles de l’homme. Il y est poussé par deux tendances contraires : le besoin de la certitude ; la paresse de la recherche.
Alors, il englobe tout un ordre de phénomènes plus on moins connexes dans un mot plus ou moins précis ; il y enferme des êtres de toutes sortes ; et une fois qu’il a contracté l’habitude de répéter ce mot à lui-même et aux autres, il n’observe plus les faits ; il ne croit plus qu’au mot.
Dès qu’on le prononce devant lui, immédiatement une partie de ses cellules cérébrales entre en éréthisme et par action réflexe, il crache, sur la question qui nous concerne, une série d’idées incohérentes, mais toutes faites.
Descendants des scolastiques du moyen âge ; héritiers de ce peuple des sots si soigneusement élaboré par notre vieille Université ; la tête remplie des formules de nos légistes et des dogmes de nos prêtres ; pétris par une éducation mnémotechnique et non façonnés à l’observation des choses, nous avons des habitudes d’esprit absolu qui nous font encore, dans les sciences, prendre la force, le mouvement, la matière, la race, l’espèce, etc., termes commodes tout simplement au point de vue de la classification, pour des réalités, ayant une existence propre.
Si, en de telles matières, nous pouvons commettre de pareilles erreurs, nous les aggravons encore dans l’examen des questions sociales. Nous nous créons des entités, comme l’ordre, la morale, la religion, la société, et alors sous prétexte de défendre l’ordre, la morale, la religion, la société, les plus forts écrasent les plus faibles. De même que Calino trouve que la forêt l’empêche de voir les arbres, derrière ces mots, nous ne voyons plus les individus sans qui, cependant, il n’y aurait ni société, ni religion, ni morale, ni ordre humain.
Ce mot « la prostitution » évoque aussitôt dans la plupart de nos cerveaux européens, l’image de femmes stationnant au coin des rues, enfermées dans des lupanars, provoquant les passants : et nous nous imaginons que ces femmes appartiennent à une catégorie à part ; qu’elles sont nées ainsi ; qu’elles forment une caste spéciale, instituée par les Décrets de la Providence, pour la satisfaction des besoins des hommes au tempérament ardent et pour la sauvegarde des familles. De sévères moralistes ont fait l’apologie de la prostituée afin de mieux montrer son rôle social. M. Lecky dit, dans ses European morals :
« La prostituée, type suprême du vice, est en même temps la gardienne la plus efficace de la vertu. Sans elle, la pureté inattaquée d’innombrables foyers domestiques serait souillée, et plus d’une qui, dans l’orgueil de sa chasteté préservée des tentations, ne pense à cette misérable femme que dans un dégoût mêlé d’indignation, aurait connu les tortures du remords et du désespoir. C’est sur cette créature dégradée et ignoble que s’assouvissent les passions qui eussent peut-être rempli le monde d’ignominie. Tandis que les croyances et les civilisations naissent, passent et disparaissent, elle demeure, prêtresse éternelle de l’humanité, flétrie pour les péchés du peuple. »
Quand nous entendons de pareils blasphèmes, nous nous demandons si nous ne sommes pas transportés dans quelque pays de caste, comme l’Inde ou l’ancienne Égypte. Y a-t-il donc un état social auquel appartiennent fatalement certains êtres, où ils doivent demeurer enfermés, d’où ils ne doivent pas sortir, qui s’appelle la prostitution ? Certes, pour les esprits administratifs qui veulent caser dans les cartons de leurs bureaux toutes les activités humaines, il est commode de ranger des personnes en catégories symétriques et de dire : — Toi, tu appartiens à l’administration ! toi, tu appartiens à la magistrature ! toi, tu appartiens au clergé ! toi, tu appartiens aux mauvaises doctrines ! toi, tu appartiens à la prostitution !
Sur les anciennes tables de recensement, il était facile d’inscrire qu’il y avait en France 36 millions de personnes, appartenant à la religion catholique : mais dans quelle mesure ? jusqu’où allait leur catholicisme ? s’arrêtait-il au baptême ?
De même pour la prostitution, où commence-t-elle ? où finit-elle ? quelles sont ses limites ?
Voilà ce qui ne saurait embarrasser des administrateurs, devenus des machines à étiqueter et à comprimer. Voilà ce qui embarrasse les hommes qui veulent se donner la peine d’observer et de réfléchir.
II.
Littré définit la prostitution : « Abandonnement à l’impudicité. »
Si cette définition est exacte, on doit appeler prostitué un homme qui possède ou a possédé plusieurs femmes. Tous les jeunes gens du quartier latin, les futurs défenseurs de l’ordre, de la famille et de la société, jetant leur gourme ; les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos officiers et de nos soldats ; élégants à bonnes fortunes, Dons Juans de boudoirs, Lovelaces de cabinets particuliers, vulgaires coureurs, petits crevés, vieux polissons, maris indépendants, ont été, sont et seront des prostitués. Ce qualificatif doit frapper quiconque n’entre pas vierge dans le lit nuptial ou n’y reste pas fidèle. La prostitution du sexe masculin est un état général, presque universel.
Ce n’est pas vrai, dites-vous ? Soit : mais alors la définition de Littré est fausse.
Et si dans nos sociétés basées sur la monogamie, vous refusez de donner l’épithète de prostitué à un polygame, pouvez-vous l’appliquer à une polyandre ? Par corruption, souvent, on la flétrit de ce terme pour la désigner : il est impropre, car il s’applique à un autre ordre de faits.
Vous direz de parents qui auront marié leur fille à un vieillard, infirme et dégoûtant, uniquement pour des considérations de fortune, qu’ils ont prostitué leur fille, et le terme sera exact. Vous direz d’un jeune homme qui épouse une vieille femme riche, qu’il se prostitue, et le terme sera exact ; et ici, cependant, il ne s’agit pas d’actes multiples d’impudicité ou de débauche : il s’agit d’un acte de monogamie sanctionné par la loi. Vous direz également du journaliste qui vend sa plume, qu’il se prostitue ; de l’homme politique qui vend ses votes, qu’il se prostitue : et le terme sera exact.
D’après ces exemples, nous avons le droit de conclure que le mot de prostitution ne s’applique pas à la fréquence des actes sexuels de l’un ni de l’autre sexe ; que lui donner cette acception, c’est le confondre avec les mots de débauche et de paillardise.
Le mot de prostitution comporte un tout autre sens.
Quelquefois des prostituées, dans un moment de franchise, disent à leur client : « Crois-tu donc que nous fassions ça pour notre plaisir ? » Voyez les dessins de Grevin qui représentent si exactement les moeurs légères de Paris. Les femmes appellent leur client un « muffe. » À un autre degré, elles l’appellent un « michet ». Plus il est laid, vieux, cassé, repoussant, et plus il est « sérieux », parce qu’il doit payer plus cher. Les conseils que donnent les mères d’actrices, les proxénètes, aux jeunes filles, peuvent se résumer ainsi : « Ça t’avancera bien d’aimer ce beau brun ! … pas de toquades ! Il faut être raisonnable, ma fille ! » Si la maîtresse de maison veut faire l’éloge d’une de ses pensionnaires, elle dit : « Fanny est une bonne fille. Elle travaille bien. » Aucune des expressions de ce vocabulaire ne comporte l’idée de plaisir, de jouissance des sens, des satisfactions que peuvent donner les rapports sexuels : tous, au contraire, expriment l’idée de travail, d’effort, de répugnance vaincue, en vue d’un gain.
Si la prostitution donne lieu à des actes d’impudicité et de débauche, la prostituée ne les commet que pour la satisfaction de ses clients. Comme elle le dit elle-même : « Les hommes sont si exigeants ! » Le débauché, l’impudique, c’est celui qui recherche et paye la débauche. La prostituée, elle, ne fait pas de la débauche pour son plaisir personnel. Elle exerce un métier.
Les méridionales ont la réputation d’être dévorées d’appétits génésiques ; si la passion sexuelle était le mobile des prostituées, elles devraient toutes appartenir au Midi. À Paris, au contraire, en grande majorité, elles viennent des départements du Nord, poussées par les difficultés de la lutte pour l’existence, le besoin de gagner et l’envie d’amasser de l’argent. La statistique publiée dans la troisième édition de Parent-Duchatelet, est probante à cet égard. [1]
De 1845 à 1854. Prostituées inscrites
La Seine a fourni ……………………………………… 1 153
Seine-Inférieure ……………………………………… . 288
Seine-et-Oise ………………………………………… . 253
Nord ………………………………………………… . 186
Aisne ………………………………………………… . 183
Seine-et-Marne ……………………………………… . 180
Oise ………………………………………………… . . 174
Somme ……………………………………………… . 165
Moselle ……………………………………………… . 155
Pas-de-Calais ………………………………………… . 145
Loiret ………………………………………………… . 113
Yonne ………………………………………………… 103
Eure-et-Loire ……………………………………… … . 99
Sarthe ………………………………………………… 99
Marne ………………………………………………… 98
Eure ………………………………………………… . 94
Meuse ………………………………………………… 94
Meurthe ……………………………………………… . 91
Je sais qu’il faut tenir compte de la population de chaque département et du rayon d’approvisionnement : mais cependant, si vous descendez au Sud-Ouest, vous vous arrêtez immédiatement après le Loiret, tandis que les huit départements au nord de Paris viennent en première ligne.
La prostitution, pour la personne qui s’y livre, est exactement le contraire de la satisfaction des appétits sexuels.
Les sénateurs de la rue Marbœuf n’étaient pas des prostitués : ce mot ne convient qu’aux dragons de l’Impératrice qui s’abandonnaient à eux. M. de Germiny avait des goûts bizarres ; le jeune Chouard, seul, était prostitué.
On peut donc dire : est prostituée toute personne pour qui les rapports sexuels sont subordonnés à la question de gain.
III.
Il y a bien peu de mariages légaux auxquels ne se mêle la question de gain : les parents pèsent la dot de la jeune fille, la fortune et la position du prétendant ; chacun examine leurs « espérances » respectives ; les notaires enregistrent les conditions du marché. Dans quelle mesure y a-t-il prostitution de la part des conjoints ? Très souvent il est facile de le dire. « Il ne l’a point épousée pour sa beauté, à coup sûr, mais elle est riche. — Il est affreux, mais il a un bel avenir devant lui. — La dot fait passer bien des choses… » Ce sont là des locutions courantes. On plaint quelquefois la femme. Ses bonnes amies disent « qu’il faut qu’elle ait bien du courage. » Quelques-unes la raillent comme le renard se moquait des raisins. On plaisante un peu de l’acheteur, mais qu’importe ? l’acte est légal et accepté par tous. Joseph Prudhomme déclare qu’il est la base de la famille, alors même qu’il est facile de constater au premier coup d’œil que si la femme ne prend pas de collaborateurs, elle n’aura jamais d’enfants.
Dans l’union libre, en dehors de la grande caste des gens mariés, il est souvent beaucoup plus difficile de dire dans quelle mesure se mêle la question d’intérêt aux rapports sexuels. Elle n’a point été réglée par acte notarié. Elle peut être nulle des deux côtés, elle est presque toujours complètement nulle d’un côté. À Paris, où d’après les calculs du Dr Bertillon, plus du dixième des ménages (soit 40 000), sont ainsi constitués, on accorde une large indulgence à la femme dans ces conditions. Alors même qu’il est bien évident que ce n’est point par passion qu’elle a aliéné ses services à un homme atteint de satyriasis et qu’elle réitère à tout instant ses contacts sexuels avec le même individu, on ne songera point à ajouter un nouveau blâme au blâme que les puritains ont pu lui infliger pour l’acte initial.
Mais si ses actes de prostitution, au lieu de se renouveler fréquemment avec le même homme, se renouvellent avec des hommes différents, alors la morale sociale devient sévère : elle rejette cette femme très loin de ce qu’ors appelle la société régulière — sans doute, parce que sa régularité se compose, surtout, d’irrégularités couvertes d’une épaisse couche d’hypocrisie.
Une femme n’est donc pas considérée comme prostituée, en raison de la gravité ou de la fréquence de ses actes de prostitution, mais en raison du nombre des individus avec qui elle les commet.
Si cette femme ne commet ces actes que dans un certain monde ; si elle les enveloppe d’une certaine élégance ; si elle est assez heureuse pour vivre dans le luxe, elle n’est qu’ « une femme galante ». Mais si cette femme est pauvre, si elle est trop laide ou n’a pas assez de charme pour pouvoir se tirer d’affaire, alors elle est stigmatisée du titre de « vile prostituée », la société « jette cette femme au ruisseau, à l’égout », et n’a pas de métaphores assez grossières pour exprimer tout son mépris.
La Fille Elisa a été un scandale, parce que M. de Goncourt a quitté la région du Demi-monde, où s’agitaient les Dames aux camélias, les Lorettes et autres Lionnes, pour jeter un coup d’œil sur la fille pauvre.
« La fille entretenue « la cocotte ! », on sourit en prononçant son nom, elle a des journaux uniquement consacrés à ses mœurs et au récit des actions d’éclat des favorisées ou des habiles. La « fille en carte », est considérée avec dégoût. Un homme qui avoue ses rapports avec la première n’avoue pas ses rapports avec celle-ci. La « fille de bordel ! » c’est le dernier échelon, et la fille en carte dit elle-même avec hauteur : « Je ne suis pas une fille de bordel, moi ! »
Du moment que les actes de prostitution répétés avec des hommes divers sont abominables, sont un fléau au point de vue de la morale et de la salubrité publiques, la police qui s’imagine incarner la société, n’a plus que la préoccupation suivante.
Une femme a commis quelques actes de prostitution plus ou moins avérés, en dehors des formes légales ; elle a eu un ou plusieurs amants, soit par passion, soit par intérêt : alors, la police emploi toutes les forces sociales dont elle dispose, par usurpation ou en vertu de la loi, pour contraindre la femme sur laquelle elle a jeté son dévolu à ne plus vivre que de la prostitution et à répéter avec une fréquence de plus en plus grande ses actes de prostitution. Elle s’efforce de transformer celle qui n’était qu’une prostituée, à certains moments, par accident, en prostituée complète et permanente.
Ainsi, cette administration qui prétend que la prostitution est un mal — mal nécessaire, il est vrai —, n’a qu’un but : fabriquer de « viles prostituées », ne pouvant être autre chose que des prostituées et condamnées à perpétuité à rester prostituées.
La société, en bonne mère, s’acharne à constituer une classe de femmes exerçant un métier dans des conditions qui provoquent son mépris ; et pour y parvenir, elle a institué un système, le « système français » comme dit, avec un ignorant orgueil, M. Lecour, qui a pour idéal de faire, le plus rapidement et sur la plus large échelle possible, d’une fille entretenue une fille en carte et d’une fille en carte une fille de bordel.
Ce système s’appelle, sans doute par antiphrase, la « police des mœurs ».
Nous allons étudier ses divers procédés et leurs conséquences.
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[1] Parent-Duchatelet, la Prostitution, 3e éd., 1857, t. 1, p.60