Sur la scène libérale française, Gustave de Molinari a joué les premiers rôles. Directeur du Journal des économistes de 1881 à 1909, il fut aussi l’auteur d’une centaine de livres et de brochures, dont le très novateur De la production de la sécurité et les brillantes Soirées de la rue Saint-Lazare. Vers 1840, encore jeune homme, il avait quitté sa Belgique natale pour se lancer dans le journalisme à Paris. Longtemps, cette période de formation, si cruciale dans la vie d’un intellectuel, était restée méconnue, imprécise. Dans cet article, Gérard Minart, auteur de la seule biographie de Gustave de Molinari, apporte un éclairage nouveau sur le jeune Molinari. B.M.
Les premiers écrits à Paris d’un jeune journaliste politique nommé Gustave de Molinari
par Gérard Minart
Nous sommes au début des années 1840. Plus précisément entre 1840 et 1842, période supposée de l’arrivée de Gustave de Molinari à Paris.
Dix ans après la Révolution de 1830, la Monarchie de Juillet est bourgeoisement installée dans ses meubles. Précisément, c’est en octobre 1840 que Guizot, rappelé de Londres où il était ambassadeur, rentre en France pour remplacer Thiers au gouvernement. Thiers a été contraint à la démission par Louis-Philippe en raison de sa politique extérieure dangereusement belliciste qui a failli entraîner la France dans une guerre avec l’Angleterre à propos de la question d’Orient.
Guizot va rester au pouvoir pendant huit ans.
Il s’opposera avec constance à toute réforme démocratique surtout celle visant à abaisser le cens électoral pour permettre à des couches nouvelles de la société d’accéder au statut d’électeurs. Il répondra à toutes les pressions par sa phrase fameuse : «Enrichissez-vous par l’épargne et le travail pour devenir électeurs. »
La période 1840-1848 sera donc la phase très conservatrice de la Monarchie de Juillet : elle viendra se fracasser sur la Révolution de février.
Si la vie politique est terne, bourgeoise, conservatrice et verrouillée, il n’en va pas de même de l’activité littéraire.
En 1840, l’immense vague romantique qui a pris naissance avec Chateaubriand se trouve à son zénith. Entre 1790 pour le plus âgé et 1811 pour le plus jeune on rencontre, dans l’ordre de leur naissance : Lamartine, Vigny, Balzac, Hugo, Dumas, Musset, Théophile Gautier, pour ne citer que les principaux. C’est le temps des géants. Ils ont remué de fond en comble la poésie, le théâtre, le roman dans le fracas d’une liberté reconquise, l’irruption d’un style nouveau, la puissance tellurique d’une créativité sans limite. Leur zénith va durer trente ans, de 1820 à 1850.
« Voici, écrit Albert Thibaudet, la génération de beaucoup la plus puissante, la plus chargée de vie et d’œuvres […] la plus douée de forces créatrices et de génie […] Elle mériterait qu’on l’appelât la grande génération, comme on dit le grand siècle. »[1]
Le monde des idées libérales est lui aussi et en pleine ébullition.
En 1835 et 1840, Alexis de Tocqueville a publié les deux volumes de sa Démocratie en Amérique. En 1839, il a été élu député de la Manche. Il défend à la Chambre les positions libre-échangistes et anti-esclavagistes.
En économie politique, l’école libérale analyse et approfondit les thèses laissées en héritage par Jean-Baptiste Say, mort en 1832. Son fils Horace, son gendre Charles Comte, l’ami de ce dernier Charles Dunoyer, Adolphe Blanqui, qui a succédé à Say à la chaire d’économie du Conservatoire de arts et métiers diffusent cet héritage dans les différentes institutions où ils siègent.
Mais voici le plus intéressant pour la défense et la promotion du libéralisme économique : c’est l’époque où l’on assiste au démarrage, puis à l’éclosion, puis à la montée en puissance d’une maison d’édition. L’initiative est due à un personnage exceptionnel : Gilbert-Urbain Guillaumin.
Né dans l’Allier en 1801, orphelin à cinq ans, élevé à la dure par un oncle marchand de bois, Guillaumin arrive à Paris à 18 ans. Passionné par les livres, il réussit, après avoir exercé plusieurs métiers, à devenir garçon libraire. Libéral, il se lie avec Béranger, devient carbonaro dans les années 1820, soutient la Révolution de 1830, fait la connaissance d’Adolphe Blanqui et de Joseph Garnier, décide de devenir éditeur et publie une version française du Dictionnaire du commerce de Mac Culloch, qu’il améliore et étoffe en sollicitant le concours des jeunes économistes de l’époque. Ainsi, ces derniers prennent-ils l’habitude de se retrouver dans sa librairie, rue de Richelieu.
Le Dictionnaire du commerce et des marchandises, première grande réalisation du libraire-éditeur Guillaumin, paraît de 1835 à 1839.
Et le 15 décembre 1841, Guillaumin lance le Journal des économistes. Il va durer un siècle.
Au début de ces années 1840, et en raison de cette effervescence intellectuelle, Paris est donc une ville qui brille, qui rayonne, qui attire. Voilà le décor politique et culturel que découvre le jeune Gustave de Molinari, né à Liège, ayant fait de solides études classiques à Verviers, quand il arrive dans la capitale française en provenance de sa Belgique natale.
A quelle date exactement ?
Ici, on rentre dans une relative imprécision.
Son disciple et ami Yves Guyot donne dans l’approximation quand il écrit qu’il vint à Paris « vers 1840 pour y faire du journalisme économique ».[2]
L’expression imprécise « vers 1840 » sera reprise telle, sans examen, par nombre des commentateurs de Molinari.
Pour notre part nous sommes en mesure d’affirmer, documents à l’appui, que les premiers articles importants signés Gustave de Molinari sont datés de 1842, le premier du 31 janvier très exactement.
Et ils ne sont pas économiques mais politiques.
Gustave de Molinari a donc entamé sa carrière parisienne par le journalisme politique – plus exactement parlementaire – et non par le journalisme économique.
Comme seront politiques les quelques biographies qu’il publiera durant l’année 1842 et au début de 1843.
AVEC LAMARTINE, CONTRE GUIZOT
C’est dans une nouvelle revue lancée en 1841 par un homme de presse et historien E. Pascallet, que Molinari va publier ses articles politiques.
Cette publication porte comme titre, en haut de la couverture de son premier numéro : Revue générale biographique, historique, etc. et en-dessous, en plus gros caractères : Le biographe universel et l’historien, par une société d’historiens et de littérateurs français et étrangers.
Toutefois, elle change de titre dès le deuxième numéro pour devenir : Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire par une société d’hommes de lettres français et étrangers sous la direction de M.E. Pascallet.
C’est sous le titre générique Le biographe universel qu’elle sera connue dans l’histoire de la presse.[3]
Comme son nom l’indique, et comme son directeur le précise dans le premier numéro, l’ambition de cette nouvelle revue est de se consacrer à la publication de biographies de personnages morts ou vivants, très connus ou de second rang, dont les vies ont été utiles et peuvent servir de modèles, bref « faire connaître à leurs concitoyens les hommes dont les noms sont déjà chers à la patrie, chers à l’humanité ; car les grands hommes sont de tous les pays, appartiennent au monde entier […] La meilleure forme à donner à notre ouvrage est la biographie : la biographie met en relief les caractères des individus, plus puissante en cela que l’histoire, qui généralise toujours et ne spécialise jamais. »
Mais Pascallet annonce aussi que l’actualité politique ne sera pas absente de la revue car une chronique régulière lui sera consacrée à chaque livraison.
Et c’est ici qu’intervient le jeune Molinari.
Si la chronique politique est quasiment absente des livraisons de 1841 – première année de parution – elle abonde en 1842.
Molinari en rédigera six au total pour commenter une vie parlementaire riche en événements car cette année-là verra la consolidation de Guizot au pouvoir, une dissolution de la Chambre des députés suivie d’élections législatives, des débats sur la loi électorale censitaire, sur les chemins de fer, sur la perspective d’un traité de commerce avec la Belgique…
Parallèlement, Molinari apportera sa contribution à ce vaste édifice constitué principalement de biographies. Il en rédigera quatre au total : trois en 1842, du diplomate turc Rechid-Pacha, du député Louis Dutilh, du lieutenant-général Baron de Galbois, et une au début de 1843, celle de Lamartine (l’homme politique et non le poète), l’un de ses premiers textes d’importance qui contribueront à installer sa notoriété dans le milieu de la presse parisienne.
On a prétendu que Molinari avait aussi écrit une biographie du comte Roy, député puis pair de France qui fut trois fois ministre des Finances sous la Restauration. L’information est inexacte. Il existe bien dans Le biographe universel une biographie du comte Roy mais elle est due à la plume de H. de Lestrée et non à celle de Molinari.[4]
Molinari a-t-il été plus qu’un simple journaliste dans cette revue ?
On pourrait le penser à lire le début de son premier article qui a le style et le ton d’un directeur (ce qu’il n’est pas) et où il s’autorise même à préciser à sa façon la ligne éditoriale de la revue, que Pascallet avait longuement définie l’année précédente. Mieux : Molinari relève sans complaisance que la promesse faite aux lecteurs de diffuser une chronique politique régulière n’a pas été correctement tenue lors de la première année.
Bref, ce jeune journaliste belge de 23 ans débarqué depuis peu à Paris adopte dans son premier papier daté du 31 janvier 1842 un ton de patron. Qu’on en juge :
« L’année dernière, en commençant la publication de notre revue, nous avons promis à nos lecteurs de leur donner le bulletin du mouvement politique de chaque mois. Cette promesse, nous devons l’avouer, n’a point été tenue avec une fidélité rigoureuse. Notre chronique politique, jusqu’à ce jour, a paru à des intervalles inégaux. Loin de nous, certes, la pensée d’attacher à cette lacune une importance trop grande. Cependant, comme l’appréciation des événements de chaque jour est une des parties essentielles, ou pour mieux dire la partie complétive du plan que nous nous sommes tracé dès notre début, nous avons résolu d’en régulariser le cours. Chacun des numéros de notre revue contiendra donc, à l’avenir, un bulletin circonstancié de la situation des affaires du moment. »
Puisque la chronique politique se présente comme le complément naturel de la partie biographique, puisque l’on retrouvera dans l’actualité politique qu’abordera la chronique mensuelle des figures qui, étant au pouvoir, ont fait ou feront l’objet d’une biographie (ce sera le cas de Guizot, de Thiers, d’Odilon Barrot et de quelques autres personnalités siégeant au gouvernement, à la Chambre des députés ou à la Chambre des pairs), la ligne éditoriale devra donc être la même pour les deux spécialités :
« En jugeant les hommes, explique Molinari, nous faisons toujours abstraction des partis, donnant notre assentiment à tous ceux, quels qu’ils soient, qui nous semblent s’être proposé un but utile à la société, et que nous voyons marcher à ce but avec persévérance. Si petite que soit la pierre que chacun apporte au grand édifice du perfectionnement social, nous lui en savons gré, et ne regardons point la couleur de ses habits. De même ferons nous ici en jugeant les actes et les doctrines […] De même nous combattrons les autres, en nous renfermant toutefois, selon notre coutume, dans d’exactes limites de modération. En un mot, nous serons éclectiques. »
Le reste de l’article et consacré à l’éloge de deux discours – de Montalembert et de Tocqueville – qui tous les deux exhortent les pouvoirs publics « à la moralisation sociale ».
Tocqueville avait dénoncé la course effrénée aux places. Il avait fustigé « cette légion d’intrigants sans cesse à l’affut des nombreux emplois dont le gouvernement dispose ».
Evidemment Molinari approuve Tocqueville, et on trouve déjà les accents du Molinari futur, pourfendeur des profiteurs de l’Etat, quand il félicite « l’éloquent auteur de la Démocratie en Amérique » pour son attitude.
Et d’ajouter :
« C’est que son langage atteint dans leur existence tout ce peuple de sinécuristes, d’employés à la taille des plume, etc., de nos ministères, de nos administrations grandes et petites […] Tout gouvernement s’imagine volontiers que le grand nombre des emplois dont il dispose contribue à le fortifier en lui ralliant des partisans, comme si la complication des rouages ajoutait jamais à l’efficacité d’action d’une machine. »
Et de déplorer que Tocqueville n’ait obtenu qu’un succès d’estime.
Au reste, cette Chambre des députés de 1842 ne s’est pas grandie dans ses débats :
« Jamais, dans cette assemblée, conclut Molinari, la discussion n’est descendue aussi bas, jamais le désordre ne s’y est montré aussi scandaleux. Au tumulte confus de murmures, de cris, de rires, qui, pendant deux jours, y a régné sans partage, on eût pu se croire plutôt transporté à une représentation de quelque théâtre du boulevard, qu’à une séance du parlement d’une grande nation. Quand donc saurons-nous être dignes ? » [5]
Question que l’on pourrait encore poser aujourd’hui en considération de certaines séances actuelles de notre Assemblée nationale.
Les autres articles de Molinari nous permettent, d’une part de connaître les idées politiques principales de ce jeune journaliste, idées qui seront soit confirmées, soit modifiées dans l’âge mûr ; d’autre part de constater qu’il possède déjà un style d’écriture et une méthode d’analyse qui, elles, ne varieront pas par la suite.
Quelques exemples suffiront pour cerner le profil de cette personnalité attachante qui fait ses premiers pas dans la presse à une époque où celle-ci s’apprête à entrer dans son « âge d’or », époque où Molinari sera à la fois un journaliste spécialisé dans le Journal des économistes et dans l’Economiste belge, et un journaliste généraliste – et même grand reporter – dans ses activités au Journal des Débats.
En politique, le jeune Molinari se présente comme un héritier de 1789 et considère la Révolution française comme « l’honneur des temps modernes ».
C’est en s’opposant à Guizot sur la réforme électorale qu’il fait cet aveu.
En effet, il reproche à Guizot d’avoir refusé catégoriquement d’augmenter le nombre des électeurs par une réforme qui aurait consisté à abaisser le montant du cens électoral. Or, pour Molinari, la base du système de gouvernement est la souveraineté nationale. Vouloir confiner les droits politique aux mains d’une minorité par un cens électoral très élevé, c’est placer la masse de la nation sous la tutelle d’une minorité.
C’est remplacer une aristocratie de naissance par une aristocratie d’argent.
Dans ce débat, Guizot s’était heurté à l’hostilité de Lamartine, qui annoncera d’ailleurs son ralliement à l’opposition en janvier 1843 en dénonçant « ceux qui croient pouvoir arrêter les idées du temps ».
Molinari se range derrière Lamartine. On comprend mieux pourquoi, un an plus tard, il publiera une biographie de Lamartine. Il rejette, lui aussi, le Jamais que Guizot oppose à toute réforme.
Et d’avertir :
« Que l’on se garde donc de prononcer, dans la questions des réformes, un fatal, un inexorable jamais. Et surtout qu’au milieu des luttes du temps présent, le grand et fécond principe de la souveraineté nationale, principe duquel a jailli notre révolution de 89 — cet honneur des temps modernes — demeure intact et sacré ; que l’on ne cherche point à en rapetisser les conséquences, à en amoindrir la portée ; que, pour satisfaire aux étroites exigences d’un moment donné, l’on ne s’efforce point de coucher le géant dans un berceau d’enfant. »[6]
Pour Molinari l’objectif est d’aider la nation à grandir par l’instruction et la culture — donc à accroître ses capacités, — expression chère à Guizot – de telle sorte que le cens électoral puisse diminuer et s’éteindre pour que tout droit devienne superflu.
Par ailleurs, dans le domaine de la liberté de la presse, Molinari dénonce une loi qui rend les imprimeurs responsables du contenu des publications qu’ils impriment. Est-ce à dire que la césure est rétablie ? Oui répond Molinari et il ajoute :
« Et quelle censure encore ! la censure de l’imprimeur, c’est-à-dire la censure inintelligente, brutale, méticuleuse, intéressée, stupide, la pire de toutes les censures enfin ! »
En revanche, Guizot trouve grâce auprès de Molinari pour son action en faveur du maintien de la paix au moment où Thiers avait dangereusement embarqué le gouvernement français dans un conflit avec l’Angleterre à propos de l’Egypte. C’était « le vrai chemin du suicide » constate Molinari. Et il félicite la Chambre des députés de l’époque d’avoir soutenu Guizot quand celui-ci remplaça Thiers le 29 octobre 1840, secondant ainsi de tout son pouvoir « l’œuvre de pacification entreprise par M. Guizot ».
La préoccupation de la paix, que le jeune Molinari manifeste dans cette situation particulière, sera une constante de toute son existence.
Avant les élections législatives de juillet 1842, alors que la majorité conservatrice bourgeoise soutenant Guizot a de fortes chances d’être confortée, Molinari, dans sa chronique du 31 mai, lui lance un avertissement :
« Méfiez-vous de cette voie d’égoïsme dans laquelle vous n’avez, hélas ! que trop de propension à vous engager. »
Il récidive dans sa chronique du 30 juin et plaide à nouveau en faveur d’une réduction du cens électoral :
« Elle serait, assure-t-il, un grand pas de fait du côté de la souveraineté universelle, dernier terme du perfectionnement politique, état normal de toute société parvenue à son apogée de civilisation. »[7]
Après le scrutin qui en effet a reconduit la majorité conservatrice, Molinari enfonce le clou dans sa chronique du 31 juillet 1842 :
« Ce que nous reprochons à la bourgeoisie qui gouverne actuellement l’Etat, insiste-t-il, c’est son égoïsme, c’est le peu de souci qu’elle prend de tout ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire de tout ce qui est peuple. Ce que nous lui demandons, c’est d’étendre sur les classes inférieures dont l’existence est si peu assurée, si pleines de privations et de souffrances, une action salutaire, bienfaisante, fraternelle. »[8]
Action bienfaisante qui doit s’exercer en ayant en vue un double objectif : d’abord répondre à l’urgence sociale, ensuite permettre à la population concernée d’accéder au statut d’électeurs par augmentation de son bien-être et de son instruction.
Et c’est ici que pointe le Molinari économiste : tout, selon lui, dérive de la question du bien-être. Sur ce terrain, il attaque non seulement la majorité bourgeoise en place mais aussi les républicains de l’époque, qu’il qualifie de « républicains de salon », lesquels commettent une faute de logique en réclamant des droits politiques sans s’occuper en même temps de l’augmentation du bien-être matériel des catégorie sociales le plus démunies. Il dénonce également les saint-simoniens et les fouriéristes qui, eux, tombent dans un extrême opposé en voulant rebâtir la société en un jour.
Bref, l’homme politique qui trouve grâce aux yeux du jeune Molinari est bien Lamartine. Il y revient dans sa chronique du 30 août 1842 :
« M. de Lamartine, écrit-il, à qui l’on reproche de ne contempler le monde que du haut d’un nuage, est peut-être l’homme qui comprend le mieux, en France, la mission du gouvernement constitutionnel, qui apprécie avec le plus de vérité les conditions d’existence de ce gouvernement, et qui juge le plus rationnellement le parti que l’on en doit tirer. »
Pour Molinari, Lamartine est donc dans le vrai quand il proclame que les errements de la vieille politique sont usés jusqu’à la corde et quand il assure que le gouvernement doit marcher, autrement dit ne jamais rester en arrière des évolutions de la société.
Les articles écrits par Molinari au long de l’année 1842 nous ont donc permis d’établir un premier profil du personnage, d’autant que ses chroniques plongent leurs racines dans l’actualité la plus immédiate et que, de surcroît, cette année-là est une année charnière avec un Guizot au pouvoir depuis deux ans, une Chambre des députés renouvelées par des élections législatives qui confirment l’orientation conservatrice du pouvoir, un Lamartine qui passe ouvertement à l’opposition et des problèmes sociaux de plus en plus préoccupants (rappelons que c’est en 1840 que le docteur Villermé a publié une enquête révélant à l’opinion le déplorable état physique et moral des classes ouvrières dans certaines régions de France).
Ce premier profil est celui d’un jeune Molinari déjà engagé dans l’action. Il se réclame de l’héritage de 1789. Il considère que la vraie souveraineté est la souveraineté nationale et non une souveraineté rétrécie à quelques centaines de milliers d’électeurs payant un cens élevé – nouvelle aristocratie d’argent. Il dénonce les profiteurs de l’Etat. Il demande au gouvernement de sortir de son conservatisme pour se préoccuper en priorité du bien-être matériel des populations en vue de lutter contre une misère qui s’installe dans le pays. Enfin, il rallie le drapeau de Lamartine contre Guizot.
Voilà pour le fond.
Quant à la forme, on est déjà en présence du Molinari adulte : justesse de l’analyse, relation des faits souvent complétée d’un jugement moral, curiosité d’esprit, ouverture aux questions internationales, souci des problèmes sociaux, croyance dans le possible perfectionnement de l’espèce humaine, rejet du conservatisme, aisance et puissance du style avec un recours fréquent aux métaphores pour soutenir sans pédanterie l’argumentation. Ainsi fait-il quand il demande à Guizot de ne pas coucher « ce géant » qu’est la souveraineté nationale dans ce « berceau d’enfant » qu’est le régime censitaire. De telles métaphores abonderont plus tard dans tous les écrits du Molinari adulte avec toujours un double objectif : éclairer une matière austère par des images qui frappent l’esprit et profiter de l’occasion d’une métaphore pour bien préciser le sens et le contenu de la pensée.
Après cette année 1842 bien remplie, les deux années 1843 et 1844 seront celles du début de sa notoriété avec la parution de sa biographie de Lamartine et surtout la publication dans La Nation, La Gazette de France, le Courrier français d’une série d’articles consacrés à la vaste et lancinante question du marché du travail sous tous ses aspects.
Sans oublier son autre livre de 1844 qui résume sa grande préoccupation qui était apparue dans ses chroniques de 1842 : Des moyens d’améliorer le sort des classes laborieuses.
Avec ces année 1843 et 1844 commence un autre Molinari : celui qui va s’installer durablement dans le paysage libéral et qui sera l’un des animateurs actifs du réseau Guillaumin.
Mais ici s’ouvre une autre histoire. Bien connue celle-là…
Gérard MINART
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[1] Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de Chateaubriand à Valéry, Paris, 1936, Marabout Université, p.107 et 117.
[2] Yves Guyot, M. G. de Molinari, Journal des économistes, tome XXXIII, février 1912, p.177 à 192.
[3] C’est sous le titre Le biographe universel qu’on peut accéder aux différents numéros de cette revue sur le site Gallica.
[4] Nous-même dans notre biographie de Molinari parue en 2012 aux éditions de l’Institut Charles Coquelin avons commis l’erreur d’attribuer à Molinari cette biographie du Comte Roy.
[5] Tous les extraits de ce premier article de Molinari sont puisés dans : Le biographe universel, revue générale biographique, politique et littéraire, troisième volume, tome premier, deuxième année (1842), pages 83 à 94 pour la pagination du texte ou pages 106 à 117 pour la pagination Internet (Sur Gallica).
[6] Molinari, article du 28 février 1842 dans op.cit., p.168 (texte) ou p.191 (internet).
[7] Molinari, op.cit., articles des 31 mai (p.198 texte ou p.505 internet) et 30 juin 1842 (p.286 texte ou 593 internet).
[8] Molinari, Mission de la Chambre nouvelle, chronique politique du 31 juillet 1842, dans : Le biographe universel, revue générale biographique, politique et littéraire, deuxième année (1842), quatrième volume, tome premier ( p.93 pour le texte ou p.100 pour internet.)