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Ce n’est rien d’autre qu’une vie de sacrifice, de peines et de calomnies, qui fut le lot des premiers économistes français. Partisans tous deux, avec des nuances, d’une fiscalité proportionnelle sur tous les revenus, en lieu et place du système fiscal d’alors, et de la liberté du commerce des marchandises, Boisguilbert et Vauban se sont attirés, sous le siècle de Louis XIV, les plus sévères condamnations des ministres. Vauban, déjà malade, fut vivement accablé des poursuites faites contre lui et contre son livre Projet d’une Dime Royale (1707), et s’éteignit une semaine à peine après la condamnation du Conseil. Boisguilbert, visé par une condamnation le même jour de février 1707 pour son livre le Factum de la France, fut exilé à Brives-la-Gaillarde, malgré sa demande de pardon, sa promesse de ne plus se mêler des réformes économiques de la France, et malgré qu’il ait assuré avoir brûlé tous ses manuscrits. B.M.

Deux économistes proscrits au siècle de Louis XIV : Boisguilbert et Vauban

Mémoire de M. Boislisle, lu à l’Académie des Sciences morales et politiques, et publié en brochure en 1875.

 

Il est, dans l’histoire, de tristes épisodes que l’esprit se refuse à accepter sur la foi d’autorités plus ou moins récusables, et c’est ainsi qu’après avoir eu les preuves de la proscription du Projet de dîme royale, on a persisté à rejeter, ou du moins à discuter le seul témoignage contemporain qui nous fît connaître jusqu’ici les tristes suites de cette proscription et les causes de la mort de Vauban. Plutôt que de croire, d’après Saint-Simon, l’illustre maréchal abandonné du maître qu’il avait si bien servi, et atteint au cœur par les arrêts qui condamnaient son livre, on a relégué ce tableau au nombre des pages des Mémoires où certaines touches exagérées font douter de l’exactitude des souvenirs et de la véracité du chroniqueur.

Les documents inédits dont je vais faire connaître la substance à l’Académie, sont loin de faire la lumière complète, et nous pouvons encore espérer de nouvelles découvertes ; cependant celle-ci suffira, si je ne me trompe, pour justifier en plus d’un point le récit de Saint-Simon et montrer une relation directe entre la mort du maréchal et les rigueurs provoquées par les ministres de Louis XIV contre un livre qui les gênait.

L’Académie me permettra, tout d’abord, de rappeler en quelques mots les origines du Projet de dîme royale.

La pensée d’une réforme générale du système d’impôt avait été inspirée de bonne heure à Vauban par le spectacle du désordre et des misères que sa vie errante lui faisait découvrir dans toutes les parties du royaume. On a lieu de croire qu’il s’en ouvrit à Louvois vers l’année 1688, et qu’il fut fort mal reçu. C’est en 1691 que nous trouvons une première formule dans la Description de l’élection de Vézelai, et nous savons que, trois ans plus tard, une entrevue avec Pierre de Boisguilbert, qui allait faire paraître le Détail de la France, amena certaines modifications dans les idées ou le plan de Vauban. Mais on arrivait alors à l’année 1695 et à la capitation. Vauban proposa au roi un système de taxes progressives qui eût probablement changé les résultats de cette nouvelle imposition : n’ayant pas été accepté, il revint définitivement à celle qui lui semblait, de toutes, « la plus légale et la plus productive. » Il l’annonce sous le titre de « dîme » royale sur toutes les natures de revenus », dans une lettre qui doit être datée de janvier 1695. La paix de Ryswick étant venue peu après lui donner les deux ou trois premières années de loisir qu’il eût eues depuis un demi-siècle, il les consacra à la rédaction du Projet de dîme royale. Aussitôt que le manuscrit fut complet, vers la fin de 1699, il l’envoya au Contrôle général, en même temps qu’au roi. Chamillart et ses conseillers daignèrent accueillir avec intérêt cette communication, et ils consultèrent divers intendants sur ce que l’un de ces derniers, Foucault, appelle un « projet de capitation et de taille réelle d’après Vauban. » Quant à Louis XIV, il avait déjà reçu plus d’un avertissement, plus d’une révélation de ce genre sur l’état misérable de son royaume, et les manuscrits du château de Versailles sont encore là pour attester qu’il se trouvait parmi les courtisans et les sujets du grand roi assez de bons patriotes et d’hommes de cœur pour lui faire connaître la vérité. Cependant Saint-Simon dit que la communication de Vauban fut fort mal reçue du roi et de ses ministres. Il y a lieu de douter que ce passage de son récit soit exact, ou du moins se rapporte au manuscrit présenté en 1700 par Vauban : non seulement le contrôleur général Chamillart donna une attention particulière au projet qui lui arrivait sous les auspices d’un nom déjà illustre à tant de titres, mais il songea même à expérimenter le système de la Dîme, comme nous l’apprenons par une lettre de Boisguilbert, tout jaloux de ce succès. Il y a loin de là au mauvais accueil dont parle Saint-Simon, et Vauban n’eut point lieu d’abandonner son Projet, comme il l’aurait fait sans doute, si la froideur et le mécontentement du maître s’étaient manifestés aussi nettement que le disent les Mémoires. Pendant les trois années suivantes, malgré la reprise des opérations militaires, qui lui valurent enfin le bâton de maréchal, il ne s’occupa que de retoucher la forme de certaines parties de son manuscrit, sans rien changer au fond. À cette époque, il eut de nouvelles conférences avec Boisguilbert ; les renseignements que son émule rouennais possédait sur la statistique, lui étaient précieux, quoique, sur le chapitre des théories, il le considérât comme un « fou peu éveillé du côté de l’entendement » ; on voit, d’autre part, par les correspondances inédites, que Boisguilbert n’était guère plus respectueux dans son appréciation des idées économiques du maréchal, et ce serait un chapitre curieux à écrire que celui des relations de ces deux hommes, si différents de situation et de caractère, mais si constamment rapprochés par leur ardeur patriotique et leur naturelle intuition des principes économiques.

Les corrections de la Dîme furent terminées en 1704, pendant un séjour dans le Morvan. Vauban en fit alors relier une nouvelle copie pour le roi ; mais nous ignorons s’il put la présenter : ce fut seulement dans le cours de l’année 1706 qu’il se résolut à donner quelque publicité au livre qui était comme la conclusion, le couronnement de sa belle existence.

Jamais le mal n’avait été si pressant, ni les circonstances plus propres à démontrer l’urgence d’une réforme. Quel spectacle ! Roi et ministres se débattent au hasard dans un cercle vicieux, où seuls les traitants exécrés peuvent trouver leur profit. À l’intérieur, une misère générale ; à l’extérieur, des désastres répétés, honteux. Dans cette dernière lutte du désespoir, il faut faire argent de tout ; mais la France, haletant sous le fardeau, ne rend plus que des sueurs stériles. Les impôts ne donnent rien ; les fermes sont ruinées par des rabais successifs, les gabelles anéanties par le faux-saunage, la circulation monétaire entravée par le défaut de commerce, par le faux-monnayage, par le billonnage des étrangers, ou par ces folles variations du cours des espèces qui achèvent d’entraîner au dehors du royaume plus de la moitié de son numéraire. Tout annonce la banqueroute, la ruine.

Si le pays entier ne peut plus méconnaître ces symptômes effrayants de décomposition, quelles doivent être les angoisses des patriotes clairvoyants dont les prophéties sont allées, depuis tant d’années, s’engloutir dans les bureaux de ministres insouciants ou incapables ! Chacun comprend la nécessité d’un suprême effort, et, tandis que Boisguilbert lance de son côté le Factum de la France, paraphrase hardie et désespérée du Détail, Vauban se décide à courir les risques d’une publicité qui répugne cependant à son caractère tout autant qu’elle est familière au magistrat rouennais. C’en est fait. Il n’hésite plus à compromettre, s’il le faut, son crédit, son repos et les honneurs si laborieusement conquis en cinquante années du plus dur service. Le maître et ses froideurs sont redoutables ; mais qu’importent ces disgrâces passagères, lorsqu’on est habitué aux grossières rebuffades d’un Louvois ou aux injurieuses préférences de Chamillart pour le courtisan de la place des Victoires ! Et d’ailleurs Vauban n’a-t-il pas quelque droit de compter sur l’évidence du mal si universellement reconnu, sur le bon sens des ministres qui sont ses amis, ses égaux, sur le privilège des dignités et des hauts emplois dont le roi vient de l’honorer, enfin sur l’appui des hauts personnages qui ont été plus d’une fois les confidents de ses inspirations et qui représentent autour du trône la modération et la sagesse ?

À la fin de l’année 1706, Vauban revint pour la dernière fois à Paris. La campagne dans le Nord avait été glorieuse, mais fatigante : incommodé par un rhume tenace, il demanda un congé que motivaient et son âge, et l’état de sa santé, et même celui de ses ressources pécuniaires, promptement épuisées par le séjour à l’armée. Ce congé lui fut accordé au mois de novembre : quittant aussitôt Dunkerque, il arriva à Paris et s’installa dans son hôtel de la rue Saint-Vincent (aujourd’hui rue du Dauphin). Il ne tarda pas à y être rejoint par son commensal ordinaire, l’abbé Ragot de Beaumont. C’était un homme fort singulier, et même fort mal noté ; mais le maréchal l’utilisait comme collaborateur littéraire, et, pendant tout le temps qu’il pouvait consacrer à la rédaction de ses manuscrits, il avait l’habitude de lui donner l’hospitalité dans une dépendance de son hôtel, en communication directe avec son propre cabinet.

Durant ces derniers mois de 1706 et les premières semaines de 1707, ils travaillèrent à un traité de la Défense des places, destiné sans doute à l’instruction du duc de Bourgogne ; mais on s’occupa aussi, et surtout, de la Dîme royale, de son impression et de la distribution des exemplaires. Boisguilbert, dans une lettre au contrôleur général, dit que l’abbé de Beaumont avait composé la « meilleure partie » de l’ouvrage ; les études de Vauban et ses manuscrits protestent contre cette imputation, où il y a beaucoup du fait de la jalousie ; mais, quoi qu’il en fût de la collaboration de l’abbé, on peut penser qu’il avait profité de son séjour à Rouen — où le roi le tenait relégué depuis plusieurs années — pour faire imprimer le manuscrit du maréchal par quelqu’un de ces typographes normands qui donnaient tant de soucis à la police. L’impression s’étant faite sans privilège ni autorisation, des poursuites étaient à craindre, et il fallait agir prudemment. Aussi, lorsque deux premiers ballots de livres en feuilles arrivèrent aux portes de Paris, vers les derniers jours du mois de décembre 1706, ce fut le maréchal lui-même, dans son carrosse et aidé de ses gens, qui dut les recevoir furtivement et les introduire dans la ville. Des précautions analogues furent prises pour faire relier les exemplaires chez la veuve d’un nommé Fétil, qui possédait toute la confiance de Vauban depuis de longues années et qui avait déjà préparé en 1704 l’exemplaire de la Dîme destiné au roi. Ce travail fut pressé activement, les livraisons se firent avec mystère, et à mesure que Vauban reçut les volumes reliés, il se hâta de les distribuer à ses amis : c’était la seule publicité qu’il désirât, et il ne songeait pas à s’en cacher. De leur côté, les visiteurs qui venaient à la rue Saint-Vincent ne se faisaient aucun scrupule de solliciter le don d’un exemplaire, car la nouveauté du projet et le renom de l’auteur piquaient la curiosité de tous : personne n’eût pu soupçonner combien ce succès devait être fatal à Vauban.

Je ne saurais citer ici en entier les pages émues où Saint-Simon a raconté la disgrâce du maréchal et la proscription de son livre. Il est cependant indispensable d’en reproduire quelques passages, dont l’exactitude plus ou moins grande ressortira mieux des documents qui viendront ensuite.

« À la vérité, dit-il, le livre de Vauban donnait au roi plus qu’il ne tirait par les voies jusqu’alors pratiquées ; il sauvait aussi les peuples de ruine et de vexations, et les enrichissait en leur laissant tout ce qui n’entrait point dans les coffres du roi, à peu de choses près ; mais il ruinait une armée de financiers, de commis, d’employés de toute espèce… C’était déjà de quoi échouer. Le crime fut qu’avec cette nouvelle pratique, tombait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et, par proportion, celles des intendants des provinces, de leurs secrétaires, de leurs protégés… Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre, à qui ce livre arrachait tout des mains, ne conspirassent contre un système si utile à l’État, si heureux pour le roi, si avantageux aux peuples du royaume, mais si ruineux pour eux. La robe entière en rugit pour son intérêt…

« Les liens du sang fascinèrent les yeux aux deux gendres de Colbert, de l’esprit et du gouvernement duquel ce livre s’écartait fort, et ils furent trompés par les raisonnements vifs et captieux de Desmaretz… Chamillart, si doux, si amoureux du bien… tomba sous la même séduction. Le chancelier, qui se sentait toujours d’avoir été, quoique malgré lui, contrôleur général des finances, s’emporta. En un mot, il n’y eut que les impuissants et les désintéressés pour Vauban et Boisguilbert, je veux dire l’Église et la Noblesse ; car, pour les peuples qui y gagnaient tout, ils ignorèrent qu’ils avaient touché à leur salut, que les bons bourgeois seuls déplorèrent.

« Ce ne fut donc pas merveilles si le roi, prévenu et investi de la sorte, reçut très mal le maréchal de Vauban, lorsqu’il lui présenta son livre, qui lui était adressé dans tout le contenu de l’ouvrage. On peut juger si les ministres à qui il le présenta lui firent un meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire, unique en son genre, ses vertus, l’affection que le roi y avait mise jusqu’à se croire couronné de lauriers en l’élevant, tout disparut à l’instant à ses yeux ; il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne ; il s’en expliqua de la sorte sans ménagement.

« L’écho en retentit plus aigrement dans toute la nation offensée, qui abusa sans ménagement de sa victoire ; et le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes grâces de son maître, pour qui il avait tout fait, et mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consommé de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins célébré par toute l’Europe et par les ennemis mêmes, ni moins regretté en France de tout ce qui n’était pas financier ou suppôt de financier. »

Ainsi, Saint-Simon désigne comme principaux auteurs de la disgrâce qui allait coûter la vie à Vauban, d’abord les deux gendres de Colbert, MM. de Beauvillier et de Chevreuse ; puis, le neveu du même Colbert, Desmaretz, redevenu tout-puissant depuis 1703 et considéré comme le véritable ministre des finances, quoiqu’il n’eût à cette époque que le titre de directeur général ; puis encore, le contrôleur général lui-même, ce Chamillart « si doux, si amoureux du bien » ; enfin, le chancelier de Pontchartrain.

Bien que les deux beaux-frères dénoncés en première ligne eussent avec Saint-Simon une intimité de tous les instants, il faudrait des preuves bien authentiques pour accepter une accusation aussi grave : le duc de Bourgogne et ses conseillers, parmi lesquels MM. de Beauvillier et de Chevreuse tenaient le premier rang, avaient fait bon accueil aux premiers projets du maréchal ; comment admettre une odieuse coalition des chefs du parti humanitaire avec la finance, contre l’homme qui était la plus haute expression des vertus patriotiques ?

Chamillart et Desmaretz offraient au contraire une prise facile aux influences, aux suggestions intéressées de cette « armée de financiers, de commis, d’employés de toute espèce », qui rongeait le pays sous le couvert du Contrôle général. Tous deux étaient excédés, depuis sept ou huit ans, par des légions de donneurs d’avis et de faiseurs de systèmes, auxquels ils n’avaient jamais su emprunter que des expédients désastreux pour vivre au jour le jour, quand des réformes radicales eussent été le seul remède efficace. Tout dernièrement, ils n’avaient eu qu’à se repentir d’un essai du système de Boisguilbert sur quelques paroisses de l’Orléanais, et l’insuccès de cette tentative, du aux mêmes obstacles qui avaient toujours entravé les améliorations les plus simples, était une preuve convaincante pour le Contrôle général de l’inanité de ces grands projets, comparée au commode roulement des affaires extraordinaires. De ce côté, la lassitude et l’aigreur étaient donc au comble ; l’audace de Vauban dut faire perdre toute mesure au ministre et à son collaborateur ; car, à ne considérer que la nouveauté des idées, Vauban était infiniment plus révolutionnaire dans le Projet de dîme royale que Boisguilbert dans le Détail de la France. Que demandait celui-ci, si ce n’est une exacte et raisonnable observation des anciennes ordonnances, basées sur les lois de la nature ? Bien autrement exigeant, le maréchal voulait bouleverser de fond en comble le système financier et substituer aux procédés empiriques une forme unique d’imposition et de perception. Dangereuse chimère, dont la production au grand jour était bien propre à compliquer les embarras politiques ! On conçoit donc que la finance, harcelée sans relâche, osât réclamer une répression exemplaire. Et cependant, rien jusqu’ici ne prouve positivement que le contrôleur général ou Desmaretz aient pris l’initiative des poursuites dirigées contre la Dîme royale ou même participé à ces rigueurs. Les minutes des dépêches du Contrôle général, les liasses de lettres adressées aux bureaux de Chamillart et de Desmaretz, la correspondance de l’intendant de Paris et du lieutenant général de police avec le Contrôle, ont été fouillées à plusieurs reprises : il ne s’y trouve aucune trace de l’affaire, pas même une simple mention du livre du maréchal ou de sa mort. Nous n’avons donc encore de ce côté que des présomptions, et point de preuves pour justifier les dires de Saint-Simon.

Mais, si nous en venons au chancelier de Pontchartrain, son rôle et celui de l’exécuteur dévoué de ses hautes volontés, le lieutenant général de police d’Argenson, sont faciles à établir, grâce aux documents dont j’ai annoncé la découverte.

Je serais d’autant plus embarrassé de faire entrer dans le cadre de ce mémoire les portraits du chancelier et de son célèbre collaborateur, que leurs personnalités ont déjà été étudiées sous des faces fort différentes, et qu’il faudrait discuter les témoignages ou les jugements. Cette critique sera faite quelque jour, à l’aide des correspondances et des documents administratifs mis récemment au service de l’histoire ; ici, je me bornerai à rappeler le rôle du chancelier et du lieutenant général dans l’organisation de la police, et plus particulièrement leurs rapports avec cette race de plus en plus nombreuse et remuante des gens de presse, dont l’agitation fut une cause d’inquiétude constante pendant la dernière partie du règne de Louis XIV. En ces matières, M. de Pontchartrain n’eût pu souhaiter un agent plus aveuglément dévoué, et partant plus redoutable, que Marc-René d’Argenson. La rudesse du chancelier, — cette rudesse qu’on découvre jusque dans les portraits les plus flattés, — s’accommodait à merveille avec « l’écorce brusque et « dure » et la « mine de juge d’enfer » du successeur de la Reynie. Impitoyables l’un et l’autre pour tout ce qui était auteurs, imprimeurs ou libraires, ils ne s’en rapportaient qu’à eux-mêmes pour examiner les livres incriminés ; avec de pareils juges, point de merci à espérer. Pontchartrain, qu’un pamphlet du temps dépeint « tourné tout entier vers son maître et vers soi-même, sans donner jamais un regard au public, et renchérissant sur tous ses prédécesseurs pour mériter la haine des peuples » ; — d’Argenson, accoutumé de vieille date « au petit et au rétréci », ne faisaient, on le sait, aucune distinction entre les Maximes des Saints ou le Télémaque et les pièces obscènes ou les gazettes clandestines. Surtout en ce qui touchait les questions gouvernementales et administratives, la prohibition d’écrire ou de discuter était absolue. D’Argenson, à ses débuts, avait fait supprimer le portrait du maréchal-ferrant de Salons, parce qu’on lisait au bas de la gravure une centurie de Nostradamus terminée par ce vers ;

« En retirant un grand peuple d’impôts. »

Et depuis lors, sa jurisprudence avait toujours été la même : le pilon pour les livres, l’exil pour l’auteur, s’il persistait à lutter, ou même une place dans quelque tour de la Bastille, côte à côte avec le faussaire de Bar, le romancier des Courtils de Sandras ou les empoisonneurs.

S’il faut en croire Saint-Simon, dans ses annotations au Journal de Dangeau, ce fut précisément ce que les financiers osèrent réclamer à l’apparition du Projet de dîme royale : la Bastille pour le maréchal, le bourreau pour son livre. « Le roi, dit-il, ne put s’y résoudre, mais ne laissa pas de se laisser entraîner à ce torrent, assez pour contenter ses ministres, assez pour scandaliser étrangement sa cour, assez pour tuer le meilleur des Français. » Il en devait être ainsi, puisqu’aucune considération ne pouvait arrêter les deux magistrats qu’il avait fait juges souverains en ces matières, ni le nom de l’auteur de la Dîme royale, ce nom qui « honore l’humanité », ni la dignité de maréchal de France, ni la bonne foi du livre, ni la dédicace au roi, toute brûlante de loyauté et de patriotisme, ni enfin, à la dernière page, cette invocation suprême où Vauban s’écriait : « Je n’ai plus qu’à prier Dieu de tout mon cœur que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénument, et sans autre passion ni intérêt que celui du service du roi, le bien et le repos de ses peuples. »

C’était ainsi que Vauban avait cherché à s’acquitter envers son prince et son pays ; on va voir comment les ministres de Louis XIV entendaient les devoirs de leur charge.

À peine quelques exemplaires de la Dîme royale avaient-ils pu circuler entre les mains des amis du maréchal, que le chancelier en fut averti et se saisit de l’affaire. On sait que, pour les contraventions de librairie, l’arbitraire tenait trop souvent lieu de loi : le chancelier, le ministre de la maison du roi, le lieutenant général de police et le procureur général du Parlement se partageaient un véritable droit de vie et de mort sur les publications non autorisées. Dans la plupart des cas, une simple lettre de cachet, un ordre à quelque commissaire, sans autre forme de procès, suffisaient pour arrêter l’essor du nouveau livre. Lorsque les divulgations étaient moins à craindre, la procédure pouvait suivre une voie plus régulière en apparence et prendre la forme d’un arrêt du Conseil, rendu sous le nom du roi. La Dîme royale se trouvait dans ce cas : ni le lieutenant général, ni le chancelier ne pouvaient agir de leur propre mouvement, puisqu’ils savaient rencontrer au bout des poursuites le nom du plus illustre maréchal de France. Mais, d’autre part, en portant l’affaire au Conseil des finances ou à celui des dépêches, ils y eussent trouvé trop d’esprits indépendants, trop d’amis de Vauban, trop d’admirateurs du livre incriminé. Le chancelier s’adressa donc à une autre section, le Conseil privé, qui avait pour mission ordinaire de juger les appels contre les intendants, les contestations entre Compagnies ou entre parties, les difficultés d’exécution des édits, arrêts ou ordonnances, mais non point les questions de police et d’administration. Là, le roi ne paraissait presque jamais aux séances ; le chancelier présidait à sa place, au-dessus des conseillers ordinaires ou semestres, auxquels se joignaient le contrôleur général et les intendants des finances ; les rapports étaient faits par des maîtres des requêtes. Celui que M. d’Argenson employait presque toujours pour les affaires de librairie et d’imprimerie fut chargé de préparer l’arrêt contre la Dîme royale. Ce magistrat se nommait Marc-Antoine Turgot de Saint-Clair ; je me hâte d’ajouter qu’il n’appartenait point à la branche de la famille Turgot où devait naître quelque vingt ans plus tard l’illustre défenseur de la liberté et de la tolérance.

L’affaire ne fut probablement pas soumise à une délibération. Le 14 février, parmi les arrêts expédiés dans la séance du Conseil, le rapporteur et le chancelier signèrent celui qui condamnait la Dîme, et, pour faire en quelque sorte que son initiative fût à jamais prouvée de la façon la plus flagrante, Pontchartrain corrigea de sa propre main le texte ainsi conçu : « Sur ce qu’il a été représenté au roi qu’il se débite à Paris un livre portant pour titre : Projet d’une dîme royale, etc., imprimé en 1707, sans dire en quel endroit, et distribué sans permission ni privilège, dans lequel il se trouve plusieurs choses contraires à l’ordre et à l’usage du royaume… le roi, en son Conseil, ordonne qu’il sera fait recherche dudit livre et que tous les exemplaires qui s’en trouveront seront saisis et confisqués et mis au pilon. Fait S. M. défense à tous les libraires d’en garder ni vendre aucun, à peine d’interdiction et de 1 000 livres d’amende. » [1]

Quoique le nom de Vauban ne fût pas prononcé, l’arrêt était rendu en parfaite connaissance de cause ; car, manuscrit ou imprimé, l’origine du Projet d’une dîme royale était connue depuis longtemps dans l’entourage des ministres. Cependant il semble que tout se consomma dans le plus profond secret, information, procédure et jugement ; ni à Versailles, ni à Paris, ni au Contrôle général, ni à la Chancellerie, Vauban, qui était en correspondance suivie avec Chamillart et qui lui avait même adressé, le 13 février, veille de cette condamnation, un mémoire sur la canalisation de la Durance, Vauban ne sut rien de personne et continua de distribuer ses volumes à mesure que le relieur les lui rapportait. Cette inaction de la police s’explique par la forme imparfaite de l’arrêt du 14 février : le chancelier n’avait négligé qu’un point, c’était de désigner pour faire les poursuites le magistrat de qui ce soin devait dépendre, selon que la Dîme avait été imprimée à Paris ou ailleurs. Il fallut donc refaire un nouvel arrêt. Celui-ci fut daté du 14 mars, et, comme le précédent, Pontchartrain le corrigea de sa main, ajoutant après les mots « ledit livre se débite encore à Paris », cette mention évidemment erronée : « et même il y a été imprimé. » Le délit rentrant ainsi dans les attributions du lieutenant général de police de Paris, l’arrêt concluait en ces termes : « Le roi ordonne en outre qu’il sera informé par le sieur d’Argenson, que S. M. a commis et commet à cet effet, de l’impression dudit livre, ensemble du débit d’icelui, pour, l’information rapportée et vue au Conseil, être ordonné ce qu’il appartiendra. Signé : Phélypeaux et M.-A. Turgot. » [2]

Le même jour, un arrêt identique, signé de même et également corrigé de la main du chancelier, frappait Boisguilbert et son Factum de la France, en confiant le soin des poursuites à l’intendant de Rouen. [3] On verra plus loin ce qu’il en advint et comment l’économiste rouennais supporta la proscription.

À Paris, d’Argenson fit de son mieux pour satisfaire le chancelier, et chargea des informations un commissaire dévoué et actif, Nicolas Delamare, l’auteur du Traité de la police. Mais tout d’abord, quand on interrogea les plus fameux colporteurs de livres défendus, un fait constant ressortit de leurs réponses : le maréchal avait pris toutes ses précautions pour qu’aucun exemplaire de la Dîme n’entrât dans la circulation publique ; il se réservait de distribuer lui-même les volumes à ses amis, et pas un marchand n’avait pu en obtenir un seul du relieur chez qui était encore déposée une partie de l’impression. En faisant part de ces renseignements et en offrant de pratiquer une saisie chez le relieur, l’honnête Delamare, qui n’était instruit que très sommairement de l’affaire, et qui avait ignoré jusque-là l’existence des arrêts du Conseil, ainsi que le nom de l’auteur, ajouta timidement : « Mais, si ce que l’on dit est vrai, toute la preuve retombera sur M. de Vauban ! » D’Argenson ne connaissait pas de pareils scrupules ; à l’observation de son agent, naïf et touchant témoignage du sentiment public, il répondit par ces mots : « Quand il s’agit de recevoir les ordres du roi, ce n’est pas à nous à prévoir les conséquences. » [4] Delamare dut mettre en campagne le commissaire Dammon et ses agents ; mais tout était déjà consommé, les rigueurs devenaient inutiles et le mal irréparable : Vauban était frappé à mort.

Instruit le 24 mars, au soir, des recherches de la police et des arrêts rendus contre son livre, le maréchal avait envoyé l’un après l’autre ses deux valets de chambre retirer le reste des exemplaires dont la reliure était terminée. Le même jour, après avoir mis sous clef ces volumes, il ressentit les premières atteintes du mal qui devait le terrasser en moins d’une semaine. Voici comment cette triste fin est racontée dans la déposition d’un témoin familier, le valet de chambre qui fut arrêté un peu plus tard et interrogé par d’Argenson lui-même. [5]

« Toute l’après-dînée du 24 mars, le maréchal avait paru fort chagrin de la nouvelle qu’il avait apprise que M. le chancelier faisait chercher son livre, et sur le soir la fièvre le prit. Il se mit au lit et fut fort mal le vendredi et le samedi suivants. Le dimanche matin, la fièvre ayant diminué, il donna ordre au valet de chambre de prendre dans son cabinet deux de ses livres, de les porter au sieur abbé de Camps, rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, et de le prier de les examiner et de lui en dire son sentiment. » C’était l’évêque démissionnaire de Pamiers, bien connu pour ses travaux littéraires et ses collections historiques : il répondit qu’il parcourrait le volume et rendrait compte de cet examen au maréchal. « Pendant la maladie du maréchal, qui ne dura que six jours, le valet de chambre donna par son ordre l’un de ses livres au sieur Chemineau, son chirurgien, et un autre à un frère jacobin, son confesseur, qui prêchait au couvent de l’ordre, rue Saint-Honoré ; et en donnant ledit livre audit confesseur, le maréchal lui dit qu’il le priait de le lire et de lui dire si, en le composant, il avait rien fait contre sa conscience. Le valet de chambre en donna aussi un au P. Labat, aussi jacobin dudit couvent. [6] Le mercredi 30me du mois de mars, sur les neuf heures trois quarts du matin, ledit maréchal décéda… »

Cette mort eût dû arrêter le chancelier et sa police, leur faire ouvrir les yeux, les accabler de honte et de douleur. Il n’en fut rien, et le corps du maréchal venait à peine de partir pour le Morvan, que Delamare fit une descente dans l’atelier de reliure de la rue Saint-Jacques (2 avril). On n’y saisit que quelques feuilles de rebut ; mais d’Argenson persista, et, au bout de quinze jours, il voulut interroger lui-même la veuve Fétil, ainsi que sa fille et le compagnon relieur qui avait aidé à porter le dernier lot de volumes. Ne fallait-il pas, à tout prix, découvrir le lieu d’impression et prouver que Vauban destinait son livre à recevoir plus de publicité que ne l’avaient témoigné les premières informations ? N’ayant encore rien tiré de ces interrogatoires, le lieutenant général et le chancelier sommèrent les gendres du maréchal de représenter le paquet d’exemplaires rapporté à la rue Saint-Vincent, le 24 mars. MM. de Villebertin et d’Ussé revenaient de Bazoches, où le corps de leur beau-père avait été enseveli le 16 avril, au milieu d’un concours immense d’assistants. Mais ils s’étaient hâtés, aussitôt le maréchal mort, de transporter les volumes reliés dans la chambre de l’abbé de Beaumont, tandis que le petit-fils du maréchal, M. d’Aunay, enlevait les autres livres, y compris les manuscrits et papiers. On put donc répondre que rien n’était resté sous les scellés. [7]

Ce double insuccès, cette absence totale de preuves compromettantes, dépitèrent d’Argenson ; il mit la main sur le valet de chambre Collas, et essaya d’en tirer quelques lumières. « Ne ménageons plus cet homme, qui ne parle pas de bonne foi », écrivait-il à Delamare. Le malheureux serviteur fut tenu pendant un mois environ au Petit-Châtelet, et, lorsque tous les commissaires se furent évertués en vain à le faire parler, d’Argenson alla en personne l’interroger dans la chambre du concierge des prisons. Sa déposition[8], dont j’ai déjà cité un passage, eut toutes les apparences de la sincérité et de l’exactitude ; mais elle n’apprit rien de nouveau au chancelier, et dut le confirmer, au contraire, dans la conviction que l’affaire ne pourrait aller plus loin. Peut-être, si l’abbé de Beaumont n’avait pris les devants et quitté Paris, la police l’eût-elle saisi comme principal complice : elle ne put que faire une descente chez lui, dans cet hôtel Saint-Jean qui communiquait avec la demeure de Vauban. [9] Outre deux exemplaires qui étaient restés dans la chambre de l’abbé, on y trouva : 1° le manuscrit d’un carton que le maréchal avait préparé le 19 mars[10] ; 2° un écrit intitulé : Deuxième addition pour répondre aux plaintes de la Noblesse contre le système de la Dîme royale mal entendu. Ceci parut au commissaire une preuve évidente qu’on avait projeté une réédition de l’ouvrage proscrit. Enfin, un troisième manuscrit, découvert au même endroit, dans une cassette, intrigua considérablement Delamare. Le titre en était : Objections de M. le P. contre le Projet de la dîme royale et réponse de l’auteur dudit Projet. Ces initiales « M. le P. » ne signifiaient-elles pas « M. le Prince de Condé » ? — Nous croyons que Delamare s’inquiétait bien à tort : il est probable que les Objections n’étaient autre chose que le premier travail d’un magistrat de Dunkerque, nommé Jean le Potier de la Hestroy, et accrédité parmi les conseillers secrets du Contrôle général ; elles parurent plus tard, en 1716, avec des remaniements importants, sous le titre de : Réflexions sur le traité de la Dîme royale.

Il ne restait plus à d’Argenson et au chancelier qu’à clore les poursuites et rendre la liberté au valet de chambre Collas. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que la Dîme royale demeura proscrite, et que les ordres les plus rigoureux, mais les plus inutiles, furent maintenus pour en empêcher le débit.

Quant aux interrogatoires et aux procès-verbaux d’information ou de saisie, ils restèrent entre les mains de Delamare, avec la correspondance échangée entre ce commissaire et M. d’Argenson ; tous ses papiers étant passés à la Bibliothèque, c’est là que j’ai retrouvé les documents relatifs à la Dîme[11], sur l’indication du savant éditeur des Archives de la Bastille, M. François Ravaisson.

Tels sont les faits précis : quelles conclusions en tirer ?

Vauban, nous le savons déjà, était affaibli par l’âge et par les fatigues de la vie militaire : il souffrait depuis longtemps d’une toux opiniâtre, devenue encore plus pénible dans la campagne de 1706, et Fontenelle dit positivement qu’il succomba à une fluxion de poitrine. Mais, ayant en main les nouveaux documents, et surtout la déposition du valet de chambre Collas, est-il possible de douter que le mal n’ait été aggravé et la catastrophe précipitée par l’arrêt de proscription de la Dîme, par les cruelles anxiétés et l’amer désespoir que Vauban dut ressentir en voyant son livre condamné et son patriotisme méconnu ?

On a déjà discuté des faits analogues, car les cas de disgrâce ne sont que trop communs dans l’histoire du grand règne. Ici, les pièces les plus authentiques ne me semblent guère laisser de place à l’incertitude quant aux causes d’une si rapide mort ; de plus, elles permettent de déterminer avec beaucoup de vraisemblance la part de responsabilité de chacun. Je crois avoir démontré que le chancelier et le lieutenant général de police manquèrent absolument à leur devoir de bons serviteurs, qui était d’éclairer le prince et de faire fléchir la loi, si tant est qu’elle fût en jeu, devant le nom du plus honnête et du plus dévoué des sujets. Alors même que les mesures de rigueur eussent pu se justifier par la nécessité de prévenir des excitations inquiétantes pour la tranquillité du royaume et de cacher ses misères aux ennemis[12], il reste tout au moins l’odieux des procédés que nulle raison d’État n’autorisait à employer contre la Dîme royale, contre Vauban.

Est-ce à dire que la responsabilité de Louis XIV se trouve ainsi dégagée, aux dépens de celle de ses ministres ? Non certes, car on ne saurait admettre qu’il n’ait point connu, et par conséquent autorisé, des poursuites qui visaient un maréchal de France, et qui durèrent un mois et demi. Le bulletin de Versailles, tenu si minutieusement par Dangeau, nous montre le roi, pendant les mois de février et de mars 1707, en rapports constants avec les personnes qui pouvaient le mieux l’instruire. Le lundi, 14 février, jour où fut signé le premier arrêt, il présida le Conseil des dépêches et y vit le chancelier et Chamillart. Le soir, chez Mme Maintenon, il reçut le directeur général des fortifications, dont les relations avec Vauban étaient des plus fréquentes, sinon des plus amicales, et qui avait même eu ses premières confidences sur la Dîme. Le jour suivant, il y eut encore Conseil des finances et travail avec le fils du chancelier.

Passant à la date du second arrêt, nous voyons que Chamillart était alors incommodé, mais qu’il venait cependant travailler le soir chez Mme de Maintenon ; son portefeuille regorgeait de propositions et de projets de finances entre lesquels il dut vraisemblablement citer la Dîme royale. Le lundi 14 mars, la cour ne s’occupa que de chasse et de présentations ; mais le 15 était jour de Conseil des finances, et il n’est pas à supposer que, dans l’une ou l’autre des réunions que le roi présida en personne, personne ne l’informa de la marche des choses. Peut-on en douter, quand il est si bien connu, si bien établi, que les moindres affaires, avant de passer au Conseil ou dans le portefeuille, lui étaient religieusement soumises et ne recevaient de solution qu’après cette formalité obligatoire ? Lui-même l’a dit dans ses Mémoires : « On me vit toujours marcher constamment dans la même route, vouloir être informé de tout ce qui se faisoit, écouter les prières et les plaintes de mes moindres sujets… recevoir les dépêches, faire moi-même une partie des réponses… me faire rendre compte par ceux qui étoient dans les emplois… distribuer les grâces par mon propre choix, conserver, en un mot, seul toute mon autorité… » Bien que l’âge fût venu, cette minutieuse ingérence dans tous les détails du gouvernement était la même en 1707 qu’en 1661. On dira, avec le plus récent historien des secrétaires d’État[13], que le pouvoir absolu restait de fait aux agents, aux ministres, qui ne présentaient à leur maître que la surface des questions, en lui proposant, lui imposant leur propre solution ; et peut-être Saint-Simon n’a-t-il guère exagéré l’omnipotence des ministres, ces « cinq rois de France, qui exerçaient à leur gré la tyrannie sous le roi véritable, et presque tout à son insu. » C’est ce que Fénelon avait dénoncé plus anciennement, dans sa fameuse lettre de 1693 : « Chaque ministre a été le maître dans l’étendue de son administration. … Ils ont été durs, hautains, injustes, violents, de mauvaise foi ; ils n’ont connu d’autres règles que de menacer, que d’écraser, que d’anéantir tout ce qui leur résistait. Ils ne vous ont parlé que pour écarter de vous toute vérité qui leur pouvait faire ombrage. »

Mais, encore une fois, ces réserves ne sont pas applicables au cas de là Dîme royale, et la responsabilité première de la condamnation remonte jusqu’au roi, telle qu’il la réclamait. Voyons d’ailleurs comment il accueillit les nouvelles de la maladie et de la mort du maréchal.

Le lundi 28 mars, il avait pris médecine, puis fait son travail ordinaire avec M. le Peletier de Souzy, quand Fagon vint l’avertir à son dîner que le maréchal était à l’extrémité et demandait qu’on lui envoyât le premier médecin de Monseigneur. « Le roi, nous dit Dangeau, ordonna que Boudin partît sur l’heure, et parla de M. de Vauban avec beaucoup d’estime et d’amitié. Il le loua sur beaucoup de chapitres, et dit : Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à l’État. » [14] Le lendemain 30, avant qu’on partît pour Marly, la nouvelle de la mort fut apportée par des courtisans qui « demandaient les charges », et le partage de cette dépouille se fit dès le soir même, chez Mme de Maintenon.

On chercherait en vain un autre souvenir de la mort de Vauban dans ce journal si fidèle, si complet, et encore est-il à remarquer que Saint-Simon, rédigeant ses propres Mémoires d’après Dangeau, n’a plus tenu compte des paroles prononcées par le roi à son dîner. [15] C’était beaucoup pourtant que cette manifestation publique et solennelle des regrets du maître ; souvenons-nous des billets de simple condoléance écrits à la veuve et au fils de Colbert, ou, pis encore, du soulagement que Louis XIV témoigna lors de la mort des plus fidèles, Louvois, Seignelay, l’idolâtre La Feuillade. L’abbé de Choisy a dit quelque part que les ministres « ne savaient plus au juste s’ils étaient dignes d’amour ou de haine », et c’est au lendemain de la mort de Colbert que le moraliste écrivit cette phrase amère : « Les grands sont si heureux qu’ils n’éprouvent même pas dans toute leur vie l’inconvénient de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs. » [16]

En regard d’une ingratitude qu’il a évidemment exagérée, car nous devons accepter de préférence le récit de Dangeau, Saint-Simon parle de la douleur « des impuissants, des désintéressés », c’est-à-dire l’église, la noblesse, les bons bourgeois. Il s’en fait l’écho avec une ardeur admirable pour un homme qui ne pardonnait pourtant point à la Dîme royale d’avoir enfanté l’impôt du dixième. Mais, si nous insistons pour trouver des traces de la douleur dont parle Saint-Simon, dans les gazettes du temps, dans les correspondances privées, dans les mémoires des contemporains, il semble que cette date néfaste du 30 mars 1707 ait à peine marqué au milieu des années si misérables de la fin du grand règne. Seule, et tandis que le roi ne jugeait Vauban digne ni d’une oraison funèbre, ni d’une cérémonie officielle, l’Académie des sciences, dont le maréchal était membre honoraire, sut s’acquitter de son devoir. Elle fit célébrer un service solennel, où l’on compta, nous dit le Mercure, plus de quatre-vingts hommes de lettres. Puis, dans la séance du 4 mai, Fontenelle prononça un éloge dont certains passages furent tout aussitôt livrés au public, celui-ci entre autres : « L’attention de M. de Vauban à procurer le bien des particuliers ne se bornait pas aux gens de guerre ; il compatissait aussi aux misères publiques, et il s’est appliqué toute sa vie à y chercher des remèdes ; il consumait une partie de ses loisirs à imaginer des moyens propres au soulagement des peuples, à les réduire en pratique, à calculer les deniers publics et à chercher par d’actives et continuelles supputations le rare secret de remplir les coffres du roi et de soulager le pays… » C’était déjà une allusion bien directe à la Dîme, et cela, au moment même où la justice redoublait d’efforts pour atteindre, sinon l’auteur, du moins ses complices secondaires ; l’éloquent secrétaire perpétuel osa encore ajouter un trait plus précis. Après avoir reconnu le mérite des études économiques du maréchal, et tout en rendant hommage à la générosité royale qui avait comblé Vauban de plus de faveurs que celui-ci n’en eût pu demander, il rappela que ce fidèle serviteur avait, partout et toujours, soutenu son caractère d’honnête homme, « malgré les flatteurs et les courtisans. » On ne pouvait dire mieux, ni davantage, et c’est une gloire pour nos Académies d’avoir noblement interprété et manifesté à l’origine comme elles le font encore aujourd’hui, la profonde vénération que tout le pays professera à jamais pour ce grand nom de Vauban.

***

La mort du maréchal, dédaignant toute protestation et ne consultant que sa conscience, paraîtra encore plus belle et plus majestueuse, si nous mettons en regard la conduite que tint, dans les mêmes circonstances, le compagnon de lutte et de disgrâce de Vauban, Pierre de Boisguilbert. Quoi qu’en ait dit Saint-Simon, le magistrat rouennais ne sut nullement se montrer digne de l’honneur de cette persécution : sa propre correspondance le prouve d’un bout à l’autre. [17]

Avec lui et avec le Factum de la France, il n’était pas besoin de ménagements ; l’arrêt rédigé et signé par le chancelier, le 14 mars, en même temps que celui qui frappait la Dîme royale, fut accompagné d’un ordre d’exil à Brive-la-Gaillarde. Mais déjà Boisguilbert, averti peut-être par le ministre La Vrillière, avait cherché un asile contre les rigueurs dont sa position de magistrat de police le rendait plus passible que tout autre. C’est de la « terre étrangère » qu’il écrivit au contrôleur général une première lettre, toute pleine de cette humilité obséquieuse qu’il faisait alterner avec les boutades de la plus naïve assurance.

« Ce 17 mars. Monseigneur, je vous demande très humblement pardon, si 112 000 liv. de taxes par moi payées depuis votre ministère, pareille somme à moi présentement demandée, m’ont assez fait perdre la raison pour désobéir à vos ordres, dans l’espérance que le public joindroit ses prières aux miennes pour obtenir de vous des manières sur lesquelles vous avez trouvé bon que j’eusse l’honneur de vous entretenir si longtemps. J’ai reçu un ordre d’aller à Brives-la Gaillarde. Je suis persuadé, Monseigneur, que ma peine seroit moins grande que mon crime, si ma situation étoit semblable à celle des autres hommes ; mais quitter Rouen, à mon égard, est réduire une femme et un grand nombre d’enfants que j’ai à l’aumône, présentement que l’on ne reçoit rien des terres, n’ayant d’autre moyen de subsister que les émoluments journaliers de ma charge. J’ai commencé par faire supprimer partout où j’en ai pu trouver les exemplaires de tout ce que j’ai fait, brûler tous mes manuscrits, en très grand nombre , et si, à l’exemple de Dieu, Monseigneur, vous voulez bien user de miséricorde à mon égard, vous connaîtrez par la suite que mon repentir est véritable, la pénitence volontaire de l’auteur faisant plus d’effet dans ces occasions que la peine que l’on lui peut faire. Je vous supplie, Monseigneur, que ma femme et mes enfants ne soient point punis pour un crime qui m’est singulier, et que votre caractère, tout rempli de bonté, veuille bien m’accorder ma grâce, et que mon silence à l’avenir vous marque ma reconnaissance. Je suis, avec un très profond respect, etc. »

Les ministres savaient à quoi s’en tenir sur la situation des affaires du lieutenant général, que d’ailleurs ils n’avaient pas l’intention de punir longuement ni sévèrement. Il n’y eut donc pas de réponse à cette première supplique ; mais le chancelier s’opposa à ce que l’exilé fît exercer sa charge, comme il l’avait imaginé, par son fils aîné. Cette décision fit revenir en toute hâte le fugitif repentant ; de la même plume qui avait prodigué les avis et les conseils à trois générations de contrôleurs généraux, il renouvela son amende honorable dans des termes plus humbles que jamais, mais en faisant toutefois de singulières réserves : « Ce 11 avril. Monseigneur, je me donne l’honneur de vous confirmer de mon territoire la parole que j’ai pris la hardiesse de vous donner dans une terre étrangère, savoir : de ne parler ni écrire en façon quelconque du gouvernement, excepté à votre égard, seulement quand vous m’en aurez donné la permission, espérant qu’à l’exemple de Dieu, qui oublie tout à fait le passé lorsqu’il pardonne aux pécheurs, vous voudrez bien m’accorder la grâce de vous saluer quand je me rencontrerai à Paris. J’ai brûlé tous mes manuscrits, en très grand nombre, à la réserve d’un exemplaire des Mémoires de M. de Sully. » Et reprenant son sujet favori, Boisguilbert recommandait la libre sortie des blés comme le seul moyen de rétablir les affaires, quoi qu’en pussent dire M. d’Argenson et le premier président de Harlay. Chamillart, dont la participation aux rigueurs du chancelier n’est point douteuse cette fois, dicta la réponse suivante, de ce ton ironique et dédaigneux qu’il prenait volontiers pour remettre à sa place le petit magistrat de province, trop prolixe dans l’exposition de ses chimères :

« Puisque vous vous adressez encore à moi, après avoir donné au public toutes vos extravagances, le seul bon conseil que je puisse vous donner, c’est de brûler vos remarques sur le Mémoire de M. de Sully, et de pouvoir imaginer une fois en votre vie que l’on ne sauroit appliquer aucun exemple que pour en faire usage quand les choses sont à peu près dans la même proportion, et qu’un royaume est assez riche pour soutenir la dépense que les rois veulent lui faire porter. Si vous entendez bien ce que je vous veux dire, et qui n’est pas difficile à comprendre, vous vous occuperez à l’avenir de rendre la justice, et vous renoncerez au gouvernement de l’État. »

Sans renoncer à rien, Boisguilbert dut obéir à l’ordre d’exil et partir pour l’Auvergne ; mais il se garda de brûler quoi que ce fût, et conserva surtout cet exemplaire annoté de Sully qui formait son bagage suprême et qui lui servit plus tard à reprendre sa correspondance avec le Contrôle général.

Ses amis, ses protecteurs ne l’abandonnèrent point. Le chancelier avait annoncé, dès le 3 avril, que le roi ferait bientôt miséricorde, pour peu que l’on répondît suffisamment de la conduite à venir du coupable, et, en effet, le temps d’exil avait été réduit à six mois. M. de la Vrillière, qui avait la Normandie dans son département de secrétaire d’État, et le duc de Saint-Simon, qui conservait bon souvenir de ses relations avec les deux frères Boisguilbert, s’employèrent activement pour faire encore abréger la durée du châtiment. Mais, si le roi était calmé, Chamillart ne pardonnait pas encore, et, la femme du lieutenant général ayant voulu venir se jeter aux pieds du ministre, elle reçut avis que toute démarche de ce genre serait considérée comme une profonde ingratitude. La punition avait été bien peu proportionnée à la gravité des attaques portées contre le gouvernement et le ministère ; le seul moyen d’obtenir quelque diminution des six mois, c’était de faire connaître, par le repentir de Boisguilbert et la douleur de sa famille, qu’il méritait cette grâce.

Tout s’arrangea : Boisguilbert eut même la bonne fortune de trouver en Auvergne un intendant qu’il avait connu à Rouen, ce qui lui permit d’occuper ses loisirs forcés à l’étude de la misère locale. L’exil ne dura que deux ou trois mois, et Saint-Simon se vante d’avoir été pour quelque chose dans cette extrême indulgence du ministre. « Mais, ajoute-t-il, Boisguilbert, mandé en revenant, essuya une dure mercuriale, et, pour le mortifier de tous points, fut renvoyé à Rouen, suspendu de ses fonctions, ce qui toutefois ne dura guère. Il en fut amplement dédommagé par la foule du peuple et les acclamations avec lesquelles il fut reçu. » Pour que ce dernier détail fût admissible, il faudrait supposer un revirement bien complet chez les Rouennais, qui n’avaient guère apprécié jusque-là leur magistrat, ni son caractère, ni ses œuvres économiques. Ce qui n’est point douteux, c’est que le Factum de la France bénéficia de la proscription et eut un succès sans exemple dans l’histoire des livres prohibés. Sept éditions au moins parurent avant la fin de l’année 1707, dont trois portant le titre de Testament politique de M. de Vauban, avec un portrait du maréchal. Il est fort probable que l’exilé de Brives n’était pas étranger à ces publications : sa seule concession aux ministres fut de supprimer les pages séditieuses du Supplément au Détail, qui cependant n’avait pas été désigné dans l’arrêt du 14 mars. Cette apparence de repentir, ce ton contrit de toutes ses lettres , firent presque oublier tant d’offenses : quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis le retour à Rouen, que la correspondance reprenait, entre Boisguilbert et Chamillart, aussi active que par le passé ; bientôt, l’arrivée de Desmaretz au poste de contrôleur général acheva de donner un tel caractère de confiance à ces relations, que le donneur d’avis put, encore une fois , se croire maître de l’esprit du ministre et des destinées du pays. Illusions trop faciles et trop fréquentes pour que nous puissions les qualifier de généreuses !

Boisguilbert devait ainsi passer les dernières années de son existence dans des alternatives d’humilité et de triomphe puéril, toujours persiflé par les ministres qu’il accablait de ses conseils et lassait de ses redites. Me permettra-t-on, en finissant, de citer un dernier fragment de sa correspondance inédite, qui, seule, pourra, quelque jour, faire comprendre un si étrange caractère, où la dignité morale n’était guère à la hauteur du génie économique ? C’est en août 1711, et Boisguilbert écrit de Fontainebleau, où se trouve la cour.

Il a déjà obtenu plusieurs audiences du contrôleur général ou du chancelier ; sa verve se ressent de ces faveurs, et la lettre est singulièrement longue et diffuse[18] ; mais je n’en donnerai que la dernière page, qui nous ramène à Vauban et à la Dîme royale.

« Il est à propos, Monseigneur, que je vous présente le ministère de M. de Sully, surligné à feuillets pliés, en sorte que vous ferez le dépouillement de ce qui est essentiel en moins d’une demi-heure. Vous verrez qu’il trouva la France en plus pitoyable état qu’elle n’est aujourd’hui, et qu’au milieu de deux guerres, il la rétablit, paya toutes les dettes et amassa trente millions d’argent quitte au roi, parce qu’il rendit les peuples riches par la protection qu’il donna au labourage et au commerce du dedans. Vous apercevrez à même temps qu’il n’eut point de plus grands adversaires dans sa route que le Conseil du roi et les courtisans, jusques aux princes. Cependant, comme il eut le maître et les peuples de son côté, il vint à la fin à bout de tout… De plus, cette lecture fera connoître que ce n’est point le projet du lieutenant général de Rouen que vous suivez, qui ne s’estime point un assez grand auteur, ni téméraire jusqu’au point de se donner pour guide dans une pareille route, comme a fait, fort mal à propos, feu M. de Vauban, sauf le respect dû à sa mémoire, bien que je ne m’en sois pas caché dans mon ouvrage de son vivant, et qu’il m’eût donné des louanges dans le sien. Au fond, c’étoit la production d’un prêtre d’une vie fort équivoque, à qui il avoit bien voulu prêter son nom. »

Ainsi, aucune amertume ne fut épargnée à Vauban : mort pour ce livre de la Dîme royale, où se sont résumées toutes les plus nobles inspirations de son patriotisme, il fallait que la jalousie de Boisguilbert, comme plus tard l’erreur obstinée de l’auteur du Siècle de Louis XIV, vînt lui dénier la paternité de son œuvre, et détourner la gratitude qui lui est due à tant de titres.

M. DE BOISLISLE.

_______________

[1] La minute originale de cet arrêt se trouve aux Archives nationales, dans les cartons du Conseil privé, V6 807, 10e arrêt du 14 février 1707.

[2] Arch. nat., V6 807, 14e arrêt du 14 mars 1707.

[3] Arch. nat., V6 807, 15e arrêt du 14 mars 1707.

[4] Voyez la première des lettres reproduites dans l’appendice, en date du 22 mars.

[5] V. à l’appendice le texte de cet interrogatoire.

[6] Le P. Labat, célèbre missionnaire et écrivain, revenait alors d’Amérique et se rendait à Rome pour présenter sa justification à ses chefs.

[7] Voyez la lettre du marquis d’Ussé, 11 avril.

[8] Interrogatoire du 2 mai.

[9] Procès-verbal du 8 mai.

[10] Un carton avait été fait dès la fin de 1706 pour les pages 15 et 16. On ne le trouve employé que dans la huitième édition de la Dime, datée de 1708, dont il existe à la Bib. nationale un exemplaire précieux, celui de Daniel Huet. Il ne sert qu’à corriger un chiffre de 170 en 240, sans changer rien au passage très violent qui se trouve dans le même endroit. L’autre carton préparé par le maréchal pour une future réédition s’appliquait à la page 171.

[11] Bib. nat., ms. fr. 21746. — Une partie de ces pièces sont reproduites ci-après, en appendice.

[12] C’est la justification employée par le Potier de la Hestroy, dans un exemplaire ms. de ses Observations sur la Dime (Bib. nat., ms. fr. 1736, ancien Versailles 77) : « Après tout, on ne peut qu’on ne blasme un peu l’indiscrétion du maréchal d’avoir rendu public par l’impression un ouvrage qui devoit estre pour le Roy seul et pour ses ministres, quand ce ne seroit qu’à cause de la peinture qu’il y fait du mauvais estat de la France. Quel avantage nos ennemis ne prendront-ils pas ?… C’est en vain qu’on a défendu le débit de ce livre dans le royaume : il en a passé des exemplaires dans les pays étrangers, et c’est de là qu’il reflue chez nous ».

[13] M. le vicomte de Luçay, dans les articles publiés en 1861, par la Revue historique du droit français et étranger.

[14] Saint-Simon a bien dit : « C’était un homme uniquement personnel, et qui ne comptait tous les autres, quels qu’ils fussent, que par rapport à soi. »

[15] Il y a loin, en effet, des paroles recueillies sur l’instant par Dangeau à cette phrase de Saint-Simon : « Le roi ne vit plus en Vauban qu’un insensé pour l’amour du public, qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, et par conséquent à la sienne.»

[16] La Bruyère.

[17] Les documents qui vont suivre sont tirés de la «Notice sur la vie et les travaux de Boisguilbert », que j’ai présentée en 1865, au concours du prix Léon Faucher, et que l’Académie a bien voulu récompenser d’une mention très honorable.

[18] Lettre du 21 août (1711) à Desmaretz.

Depuis le début de l’année 2015, les libéraux sont piégés par le problème du terrorisme, qui semble obliger à remettre à plus tard les réformes du marché du travail, de l’éducation nationale, de la fiscalité, etc. Mais faut-il attendre la fin du problème terroriste pour régler les autres problèmes ? Un texte précieux de Pierre de Boisguilbert, l’un des fondateurs de la tradition libérale française, nous éclaire à ce sujet. Ajouté comme supplément au Détail de la France (1695), il répond aux détracteurs de son projet libéral, qui affirmaient que l’état de guerre empêchait toute réforme économique. (Un texte à retrouver dans notre réédition du Détail de la France.) B.M.

SUPPLÉMENT AU DÉTAIL DE LA FRANCE

Il est surprenant que dans les grands besoins qu’a présentement l’État de secours extraordinaires, les peuples faisant offre de les fournir dans le moment, au moyen de quelques accommodements, lesquels, sans rien déranger, n’exigent qu’un simple acte de volonté des personnes en place, et mettront ces mêmes peuples au même instant en état d’y satisfaire avec profit de leur part ; il est étonnant, dis-je, qu’on ne veuille accepter ces offres qu’après la conclusion de la paix , bien que ce soit l’unique moyen d’en procurer une très avantageuse. En sorte que, par une destinée jusqu’ici inouïe, ceux à qui il tombe en charge de payer, se soumettent de le faire sans demander de délai, et les personnes qui ne doivent avoir d’autres fonctions que de recevoir, exigent un terme et un délai, fort incertains, pour l’accepter.

Outre cette situation monstrueuse, on peut assurer que la guerre étrangère coûte dix et vingt fois moins au royaume que les désordres intestins causés par les manières que l’on pratique pour recouvrer les fonds afin d’y subvenir ; si bien que, mettant pour ainsi dire l’incendie dans toutes les contrées de la France, il est plus opportun de l’arrêter que la guerre du dehors, dont, encore une fois, la conclusion avantageuse dépendra absolument de cette paix du dedans, qui se peut terminer à moins d’un mois ; et l’allégation de la guerre étrangère comme un obstacle au rétablisse-ment de la félicité générale est la même erreur que si, le feu étant aux quatre coins d’une maison, on soutenait qu’il ne faut pas l’éteindre qu’un procès que l’on aurait pour la propriété en un tribunal éloigné ne fût jugé ; et c’est ce qui se verra mieux par un petit détail de cette guerre intestine, ou de cet embrasement du royaume, article par article.

Faut-il attendre la paix pour faire labourer les terres dans toutes les provinces, où la plupart demeurent en friche par le bas prix du blé, qui n’en peut supporter les frais, et où l’on néglige pareillement l’engrais de toutes les autres, ce qui fait un tort de plus de 500 000 muids de blé par an à la France, et 500 millions de perte dans le revenu des peuples, par la cessation de la circulation de ce premier produit, qui mène à sa suite toutes les professions d’industrie, lesquelles vivent et meurent avec lui ?

Faut-il attendre la paix pour un autre article, qui est une suite du précédent, savoir : pour faire payer les propriétaires de fonds par ceux qui les font valoir, desquels nul maître ne recevant rien, ou il ne fait nul achat dans les boutiques, ou ne satisfaisant pas aux crédits précédents, les marchands sont obligés de faire banqueroute ?

Faut-il attendre la paix pour faire cesser d’arracher les vignes, comme on fait tous les jours, pendant que les trois quarts des peuples ne boivent que de l’eau, à cause des impôts effroyables sur les liqueurs, qui excèdent de quatre ou cinq fois le prix de la marchandise ; et quand le produit qui donne lieu à une pareille destruction est offert d’être payé au double à l’égard du roi d’une autre manière par les peuples, ce qui serait un quadruple profit de leur part, ne peuvent-ils être écoutés, et doit-on les renvoyer à un autre temps, en soutenant qu’il faut attendre que toutes les vignes soient arrachées pour donner permission aux peuples de les cultiver ; ce qui serait entièrement inutile, et ne vaudrait guère mieux que d’appeler un médecin pour guérir un mort ?

Faut-il attendre la paix pour ordonner que les Tailles seront justement réparties dans tout le royaume, et que l’on ne mettra pas de grandes recettes à rien ou peu de chose, pendant qu’un misérable qui n’a que ses bras pour vivre lui et toute une famille, voit, après la vente de ses chétifs meubles ou instruments dont il gagne sa vie, comme on fait pour l’ustensile qui se règle sur le niveau de la Taille, enlever les portes et les sommiers de sa mai-son pour satisfaire au surplus d’un impôt excédant quatre fois ses forces ? M. de Sully, qui rétablit la France, l’ayant trouvée au point où elle peut être aujourd’hui, n’était pas persuadé que la guerre eût rien de commun avec ces règlements, puisqu’il fit une ordonnance en 1597 pour régler la juste répartition de la Taille, ainsi que tous les autres désordres, qu’il arrêta au milieu de deux guerres, l’une civile et l’autre étrangère, qui désolaient le dedans et le dehors du royaume d’une bien plus cruelle manière que ne peut être la conjoncture d’aujourd’hui ; et le tout fut si ponctuellement exécuté, que le roi et les peuples devinrent très riches, de très mal dans leurs affaires qu’ils étaient auparavant.

Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures qui périssent au moins toutes les années de misère, surtout dans l’enfance, n’y en ayant pas la moitié qui puisse par-venir à l’âge de gagner leur vie, parce que les mères manquent de lait, faute de nourriture ou par excès de travail ; tandis que dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain et de l’eau, sans lits, vêtements, ni aucuns remèdes dans leurs maladies, et dépourvues de forces suffisantes pour le travail, qui est leur unique revenu, elles périssent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ?

Faut-il attendre la paix pour la donner aux immeubles, ce qui se peut en un instant, le roi déclarant qu’il se contentera désormais de subsides réglés proportionnés aux forces de chacun des contribuables, ainsi qu’il se fait présentement en Angleterre, en Hollande, et dans tous les pays du monde, et qu’il s’est fait même en France durant onze cents ans ; et que l’on ne bombardera plus rien, surtout les charges, comme il est arrivé à une infinité de personnes ; ce qui faisant tout le vaillant d’un homme, le réduit à l’aumône, et mettant tous les autres possesseurs de semblables biens dans l’attente d’un pareil sort, les ruine presque également sans que le roi reçoive rien ? N’est-ce pas, en effet, leur ôter tout crédit, puisque le crédit ne roulant que sur la solvabilité du sujet qui s’en sert, cette solvabilité s’anéantit par la destruction du prix des fonds qu’il possède ; tout comme dans une ville menacée de bombardement, quoique les maisons ne ressentent actuellement aucun mal, elles perdent neuf parts sur dix de leur valeur ordinaire, qu’elles reprennent aussitôt que cette crainte est passée. Ainsi on peut en un instant, par l’établissement d’une paix intestine, doubler et tripler le prix de tous les immeubles, et par conséquent le crédit, qui est la moitié, encore une fois, du revenu des peuples.

Faut-il attendre la paix pour mettre le roi en état de payer les officiers à point nommé, afin que ceux-ci soient en pouvoir de faire leurs recrues dans les temps commodes, et de bonne heure ?

Faut-il attendre la paix pour donner assez de secours au roi afin que par un engagement considérable on fasse des soldats volontairement, et que l’on ne mène pas des forçats liés et garottés à l’armée, comme on fait aux galères et même au gibet ; ce qui, au rapport de M. de Sully, dans ses Mémoires, ne sert qu’à décourager les autres, décrier le métier et la nation, parce qu’ils désertent tous à la première occasion, ou meurent de chagrin ?

Faut-il attendre la paix pour cesser de constituer l’État sous le nom du roi, en sorte qu’après la fin de la guerre le payement des intérêts de l’argent pris en rente coûtera plus aux peuples que l’entretien de la guerre, de façon que c’en sera une perpétuelle qu’ils auront à soutenir ?

Faut-il attendre la paix pour purger l’État des billets de monnaie qui par le déconcertement qu’ils apportent dans le commerce, coûtent quatre fois plus par an que la valeur de toutes les sommes pour lesquelles on en a créé, c’est-à-dire quatre fois plus que la guerre étrangère ? Que le royaume s’en recharge par un juste partage sur la tête des particuliers et Communautés. L’endos qu’ils y mettront, payable en quatre ans par quatre payements différents, avec intérêts, les fera circuler dans le trafic sans aucune perte du transportant ; et le rétablissement de la consommation, possible en trois heures par la simple cessation d’une très grosse violence faite à la nature, dédommagera au quadruple tous ces endosseurs, de cette prétendue nouvelle charge, ainsi que la crue ou la hausse de la fourniture des besoins du roi.

Faut-il enfin attendre la paix pour cesser de vendre tous les jours des immeubles, surtout des Charges, avec promesse qu’on en jouira tranquillement, et que ceux qui auront prêté leur argent pour cet achat auront un privilège spécial, et puis, quelque temps après, revendre ce nouvel effet à un autre, sans nul dédommage-ment au premier acquéreur non plus qu’au prêteur ; ce qui ôtant la confiance, qui est l’âme du trafic, rompt tout commerce entre le prince et ses sujets, fait que l’argent seul, pouvant être à l’abri de pareils orages, est estimé l’unique bien, et comme tel resserré dans les cachettes les plus obscures qu’on peut trouver, avec une cessation entière de toutes sortes de consommations, dont cet argent est uniquement le très humble valet ? C’est une très grande absurdité de chercher d’autre cause de la rareté que l’on en voit régner, que cette même destruction de consommation, comme de nier qu’en la rétablissant, comme cela se peut en un moment, on le verra aussi commun que jamais ; bien que depuis un très long temps on ne l’ait cherchée que dans la destruction de la seule cause qui le fait marcher, savoir, encore une fois, la ruine de la consommation.

L’esprit le plus borné et le plus rempli de ténèbres qui fût jamais ne peut être assez aveuglé pour produire de pareils soutiens : il n’y a que le cœur ; car, au témoignage de l’Écriture sainte, lorsqu’il est une fois corrompu, un saint revenant exprès de l’autre monde, ne le changerait pas. Aussi, quoiqu’on va montrer qu’il est aussi certain que les peuples peuvent par trois heures de travail de MM. les ministres, et un mois d’exécution de leur part, sans rien déconcerter, ni mettre aucun établissement précédent au hasard, qu’ils peuvent, dis-je, fournir cent millions de hausse au roi pour ses besoins présents, avec quadruple profit de leur part, et que l’on fasse cette preuve avec autant de certitude que si un ange la venait apporter du ciel ; on ne prétend pas néanmoins convertir un seul de ces cœurs corrompus, c’est-à-dire ceux en qui la destruction publique est le principe de la haute fortune : on ne s’adresse qu’aux esprits qui pourraient se laisser gâter par la contagion de sujets dépravés, et par conséquent suspects sur une pareille matière.

Voici comment on fait cette preuve : ce qui est constamment vrai, ne serait pas plus certain quand tous les saints du paradis le viendraient attester, et il est à coup sûr aussi indubitable que la Seine passe à Paris, que si les anges en venaient rendre témoignage.

Il y a une seconde chose incontestable, savoir, que tous les faits sur lesquels plusieurs s’accordent sans aucune convenance précédente entre eux, sont aussi certains que si nos propres yeux nous en portaient témoignage.

Tous les hommes raisonnables qui n’ont jamais été à Rome parieraient tout leur bien, contre une pièce de trente sous, qu’il existe au monde une ville de ce nom, parce que trop de gens l’ont dit et écrit sans avoir concerté de mentir, pour que cela ne soit pas véritable ; et même si quelqu’un voulait contredire ce fait, on le traiterait de fou et d’extravagant.

Or, on maintient que l’établissement de cent millions de hausse de la part des peuples, avec quadruple profit de leur part, possible en trois heures de travail et un mois d’exécution, a le même degré de certitude que cet exemple de Rome, attendu que tous les peuples non suspects sont prêts à en signer la proposition aux conditions marquées ; et l’on soutient en même temps que si le roi ordonnait à quelqu’un de mettre par écrit des raisons qui fissent voir l’impossibilité d’un pareil recouvrement, outre qu’il ne saurait par où commencer ni par où finir, il serait en horreur et à Dieu et aux hommes. Et la demande du délai jusqu’après la paix est un aveu pur et simple que la chose est très aisée, ou la contradiction impossible, puisque la paix ou la guerre étrangère n’ont nulle relation avec ce qui se passe au dedans du royaume à l’égard des tributs : c’est donc montrer grossièrement que, ne pouvant nier que les manières pratiquées mettent le feu aux quatre coins de la France, on souhaite seulement que l’on remette à l’éteindre jusqu’à la paix ; non, encore une fois, qu’elle ait aucun rapport à ces désordres, mais parce que l’on espère par là obtenir un délai, et que l’embrasement soit continué, attendu qu’on y trouve son compte, et que l’on est au nombre des incendiaires qui se font bien payer pour de pareils services.

De si cruelles dispositions et de semblables énoncés ne doivent pas surprendre de la part des Traitants, puisque c’est à l’aide d’une pareille politique qu’ils se procurent ces fortunes immenses qui font la ruine de l’État, et qu’ils se sont fait donner, depuis 1689, 200 millions pour leur part, sans celle du néant, qui croissant sous leurs pieds, excède de dix à vingt fois ce que tant le roi qu’eux reçoivent par un si funeste canal ; et même de pareilles objections n’auraient pas également surpris dans la bouche des ministres avant 1661, parce que ou ils étaient Traitants eux-mêmes, ou ils prenaient part dans tous les partis, comme il fut vérifié contradictoirement à la chambre de justice ; ce qui était la même chose à l’arrivée de M. de Sully au ministère, lequel dit au roi Henri IV que les Traitants, qui sont la ruine d’un État, n’avaient été inventés par les ministres que pour prévariquer, leur étant impossible de rien prendre dans les tributs réglés passant droit des mains des peuples en celle du prince, comme il se pratique dans tous les pays du monde ; au lieu que par les Partisans, ils sont les maîtres absolus des biens de tout le monde, mettant un homme riche sur le carreau, et le dernier des misérables dans l’opulence quand il leur plaît, et ne sont privés pour leur particulier de recevoir quelques sommes que ce puisse être, qu’autant qu’ils les veulent refuser, n’y ayant d’autres bornes que celles que l’on peut attendre de leur modération ; comme, dis-je, c’était là la situation des ministres avant 1661, la demande de délai pour changer des manières si déplorables n’eût pas surpris, parce qu’on l’eût regardée comme des lettres d’État de leur part pour se maintenir dans une si agréable situation à leur égard, quoique si funeste au roi et aux peuples ; mais aujourd’hui et depuis 1661, que l’intégrité tout entière a succédé tout à coup dans le ministère, et sans aucun milieu, à une extrême prévarication, on ne peut qu’être surpris d’avoir vu trois fois un quadruplement de Partisans et de manières désolantes, ainsi que la demande actuelle d’un délai pour éteindre le feu qui est aux quatre coins du royaume, avec un refus de recevoir de la part des peuples tous les besoins du roi, dans un temps qu’ils sont absolument nécessaires à la monarchie, parce qu’on ose appeler un renversement d’État la cessation du plus grand bouleversement qui fût jamais, qui fait une très grande violence à la nature, et qui peut être arrêté en un moment avec beaucoup moins de dérangement qu’il n’y en eut lors de la Capitation établie en 1695, au milieu de la guerre.

Et si, quant à cette Capitation, qui avait promis la cessation des Affaires extraordinaires, elle n’a eu d’autre résultat, grâce à ceux qui trompèrent MM. les ministres dans la répartition, que de rendre l’impôt ridicule, et par suite insuffisant à atteindre aux besoins du roi, il n’est pas à craindre qu’il en arrive de même dans celle qu’on propose, puisqu’elle ira à plus de cent millions avec quadruple profit de ceux qui payeront six fois leur cote précédente, et cela par la simple attention à ces quatre articles, savoir : les blés et liqueurs, la juste répartition des Tailles, et la cessation des affaires extraordinaires ; ce qui n’exige qu’un simple acte de volonté du roi et de MM. les ministres, pour finir une très grande violence qu’on fait à la nature, bien que la négligence de cette attention coûte, de compte fait, plus de quinze cents millions de perte par an au royaume depuis 1661, que l’intégrité est dans le ministère, les prévarications précédentes n’ayant rien produit de si funeste ; mais bien le contraire, et tous les biens se trouvant doublés en 1661, ainsi que ceux du roi, du prix qu’ils étaient trente ans auparavant.

Que si ce nombre de 1 500 millions étonne, on le prend d’une autre manière, et on maintient que sur quarante mille villes, bourgs et villages qu’il peut y avoir dans le royaume, il n’y en a aucun, l’un portant l’autre, qui n’ait perdu cinquante mille livres de revenu tant en fonds qu’en industrie, ou plutôt dix et vingt fois davantage que ce que le roi en tire par toutes sortes d’impôts, à le vérifier sur tel lieu que le parti contraire voudra choisir, sans qu’on en puisse accuser le manque d’espèces, qui sont aujourd’hui au double dans la France, comptant exactement ce qui est entré et sorti, de ce qu’il y en avait en 1661, que les quinze cents millions de rente existaient. Mais c’est que l’argent est devenu paralytique, et qu’il avait au contraire des jambes de cerf en ce temps-là, ce qui est le seul principe de la richesse des peuples, et par conséquent de la fourniture des besoins du roi. Car les tributs, comme toutes sortes de redevances, tirent leur qualité d’excès ou de modicité, non de la quotité absolue des sommes que l’on demande, mais de la valeur des fonds dont on les exige, et la vigueur de ceux-ci n’est qu’à proportion de la vente des denrées qu’ils produisent ; d’où il suit que cette production pouvant être doublée en un moment, il n’en faudrait pas davantage pour rendre au cours des espèces la même rapidité qu’imprime à l’eau d’un torrent la levée de la digue qui la retenait sur le bord d’une pente ; et la même absurdité qui se rencontrerait dans l’objection que cette eau ne pourrait couler dans la vallée, après l’enlèvement de la digue, qu’une guerre étrangère ne fût terminée, se trouve encore dans l’allégation des personnes qui prétendent qu’il faut attendre la fin de cette même guerre pour voir marcher la consommation, bien que les causes violentes qui l’arrêtent puissent être ôtées en un moment, en quelque temps que ce soit.

Quand on dit cent millions d’augmentation dans les revenus du roi en un instant, ce n’est pas cent millions d’espèces de nouvelle fabrique, comme au Pérou, c’est cent millions de pain, de vin, de viande, ou autres denrées, qui étant le seul soutien de la vie, le sont pareillement des armées, lesquelles seront fournies au moyen de dix millions seulement, et même moins, qui faisant dix voyages et dix retours des mains des peuples en celles du prince, enfanteront cette livraison de denrées dont il se perd tous les jours dix fois davantage, tant produites qu’à produire ; pendant que d’un autre côté ces dix millions, qui ne marchent jamais que par l’ordre de la consommation, résident des années entières dans des retraites dont toutes les machines du monde ne les peuvent tirer : loin de là, toutes les mesures que l’on prend ne servent qu’à les y enfoncer davantage, au lieu qu’en un instant on les peut mettre, ainsi que tout le reste, en mouvement ; ce qu’on offre à la garantie des peuples, qui vaut beaucoup mieux que celle des Traitants, n’y ayant qui que ce soit, non intéressé à la cause des désordres, qui ne donne avec plaisir et profit les deux sous pour livre de son revenu pour être payé du surplus avec exactitude, ce qui n’est pas à beaucoup près présentement, et ce qui est immanquable par le système proposé, beaucoup plus propre au soutien de la guerre que toutes les pratiques employées jusqu’à ce jour.