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Auteur quelque peu oublié, situé au confluent des traditions anglaises et françaises en économie politique, Richard Cantillon (1680-1734) est souvent mentionné élogieusement par les économistes autrichiens, qui trouvent dans son analyse de la monnaie, dans sa méthodologie et dans son concept d’entrepreneur des analyses préfigurant celles des maîtres de l’école autrichienne comme Mises ou Rothbard. Ce dernier concept, celui d’entrepreneur, est digne en particulier de retenir l’attention. À une époque où le mot n’est presque pas employé dans la littérature économique, et où l’entrepreneur n’a pas dans l’économie un rôle aussi prépondérant que de nos jours, Cantillon en fait l’acteur central du développement économique. B. M.
La notion d’entrepreneur chez Richard Cantillon
par Benoît Malbranque
Laissons Faire, n°18, mars 2015
Cantillon, bien que bercé par les idées d’un ordre naturel, idées déjà présentes chez Boisguilbert, et qui trouveraient dans l’idée de laissez faire, puis de main invisible, leur expression la plus caractéristique et la plus aboutie, avait trop connu la réalité des affaires et le monde économique pour imaginer qu’il pouvait se conduire tout seul. Il vit dans l’entrepreneur, bien que défini peu précisément, l’acteur principal et comme central de l’activité économique. Au lieu d’expliquer par une énigmatique « main invisible » la conduite des affaires économiques d’une nation, mais sans réclamer non plus la main, toujours très visible, de l’État, il eut recourt à la notion d’entrepreneur. Comme l’écrit Murphy, synthétisant la pensée de Cantillon, « l’entrepreneur est la main tout à fait visible qui permet au marché de fonctionner. »
Cantillon a été très largement crédité de l’invention du terme « entrepreneur » et de la reconnaissance, le premier, du rôle de l’entrepreneur dans une économie de marché, mais cette contribution a été souvent mal évaluée. Pour déterminer avec justesse le mérite de Cantillon dans ce domaine, il faut considérer, 1° l’utilisation même du mot entrepreneur ; 2° la théorie économique liée à la fonction d’entrepreneur dans une économie de marché. Nous étudierons ces deux questions l’une après l’autre.
1. D’OÙ VIENT LE MOT ENTREPRENEUR ?
Contrairement à ce que certains historiens de la pensée économique, au jugement trop hâtif et à l’attention trop négligée, le terme « entrepreneur » n’était absolument pas nouveau à l’époque de Richard Cantillon. Son utilisation dans un contexte économique, proche de celui qu’il a de nos jours, était déjà attestée au XVIIème siècle. On le retrouve par exemple dans le Parfait Négociant de Savary, datant de 1675, ouvrage dont son cousin possédait une copie dans sa large bibliothèque parisienne.
Si nous souhaitons prouver, donc, que Cantillon n’est pas à l’origine du mot, et qu’il n’a fait que l’emprunter chez Savary, nous avons pour cela toutes les preuves concordantes, et il faut en effet aboutir à cette conclusion que Cantillon n’a pas inventé le mot entrepreneur.
Cependant, en tant qu’historien de la pensée économique, ce sont des préoccupations plus hautes, si l’on peut dire, qui nous intéresse. Il faut distinguer ce que les linguistes appellent le signifiant et le signifié, et étudier si Cantillon, sans avoir inventé le mot, a inventé le concept, la théorie de l’entrepreneur. S’il avait copié un terme, mais analysé pour la première fois la fonction véritable d’un entrepreneur dans une économie de marché, Cantillon mériterait bien davantage de commentaires élogieux que si le contraire était vrai.
2. L’ENTREPRENEUR CHEZ CANTILLON
L’idée ici est d’étudier si on peut attribuer à Cantillon un rôle de fondateur ou s’il est le sujet de ce qu’il conviendrait d’appeler le syndrome Montchrétien. Montchrétien est le nom de cet économiste qui, en 1615, publia un ouvrage assez médiocre de toute évidence, mais avec un titre qui devait connaître un grand succès : Traité d’économie politique. C’était la première fois, en France comme dans le monde, qu’un auteur intitulait ainsi un livre. Cependant c’était un titre choisi à la dernière minute et presque par hasard : à l’intérieur du livre, l’heureuse expression « économie politique » ne se retrouvait pas une seule fois, et à considérer les principes défendus par l’auteur, on pouvait dire avec raison que jamais l’inventeur du nom d’une science fut à ce point ignorant de ses principes vérités.
Chez Cantillon, doit-on commencer par noter, le qualificatif d’entrepreneur recouvre une réalité qui peut nous apparaître assez floue de prime abord : il est chez lui aussi bien celui qui apporte les fonds pour mettre en œuvre un projet industriel ou commercial, que celui qui dirige ce projet de manière concrète. Peu importe donc pour Cantillon si l’entrepreneur apporte ou non les fonds ; c’est celui qui prend le risque, ayant mis les fonds ou non. De sorte qu’il confond le rôle de « capitaliste » et celui « d’entrepreneur ».
Ce qui caractérise l’entrepreneur, c’est qu’il est un preneur de risque, c’est qui agit dans l’incertitude. D’ailleurs, le mot incertain, incertitude, revient beaucoup dans les pages de l’Essai consacrées à l’entrepreneur.
Cette notion de risque est si décisive pour Cantillon qu’il décide d’interpréter toute la société à l’aune de cette idée, et de définir ainsi deux classes : d’un côté ceux qui prennent des risques ; de l’autre, ceux qui n’en prennent pas :
« Tous les habitants d’un État peuvent se diviser en deux classes, savoir en entrepreneurs, et en gens à gages ; les entrepreneurs sont comme à gages incertains, et tous les autres à gages certains pour le temps qu’ils en jouissent, bien que leurs fonctions et leur rang soient très disproportionnés. Le général qui a une paie, le courtisan qui a une pension, et le domestique qui a des gages, tombent sous cette dernière espèce. Tous les autres sont entrepreneurs, soit qu’ils s’établissent avec un fond pour conduire leur entreprise, soit qu’ils soient entrepreneurs de leur propre travail sans aucuns fonds, et ils peuvent être considérés comme vivant à l’incertain ; les gueux même et les voleurs sont des entrepreneurs de cette classe. »
Cette classification en fonction de la notion de risque est aux antipodes de la structure rigide de Marx, qui postule que certains hommes sont privés de toute faculté, de tout capital, quand notre corps, pourtant, est pour chaque homme un capital[1]. Elle est différente, mais pas antinomique de la conception physiocratique des classes productive et stérile, ni de l’idée des industrialistes du XIXème siècle, qui distinguaient les agents producteurs des parasites qui vivent du travail d’autrui, dont les gouvernements.
Ainsi, le fermier, qui représente la classe productive chez les Physiocrates, se range chez Cantillon dans la classe des entrepreneurs, car il prend un risque :
« Le fermier est un entrepreneur qui promet de payer au propriétaire, pour sa ferme ou terre, une somme fixe d’argent (qu’on suppose ordinairement égale en valeur au tiers du produit de la terre), sans avoir de certitude de l’avantage qu’il tirera de cette entreprise »
L’origine de cette incertitude, Cantillon la voit dans la confrontation perpétuelle de l’offre et de la demande, dont il a dit plus haut qu’elle permettait d’établir les prix. Or, tandis que les prix varient, les profits, reconnus comme la différence entre le prix de vente et le coût de revient, varie également. Ainsi, ne pouvant prévoir la demande de manière parfaite, chaque entrepreneur est dans une position délicate, car incertaine. Et cela vaut pour tout entrepreneur, quel que soit son domaine d’activité.
« Ces entrepreneurs ne peuvent jamais savoir la quantité de la consommation dans leur ville, ni même combien de temps leurs chalands achèteront d’eux, vu que leurs rivaux tacheront par toutes sortes de voies de s’en attirer les pratiques : tout cela cause tant d’incertitude parmi tous ces entrepreneurs, qu’on en voit qui font journellement banqueroute. »
« Le manufacturier qui a acheté la laine du marchand ou du fermier en droiture, ne peut pas savoir le profit qu’il tirera de son entreprise, en vendant ses draps et étoffes au marchand drapier. Si celui-ci n’a pas un débit raisonnable, il ne se chargera pas des draps et étoffes du manufacturier, encore moins si ces étoffes cessent d’être à la mode.
« Le drapier est un entrepreneur qui achète des draps et des étoffes du manufacturier à un prix certain, pour les revendre à un prix incertain, parce qu’il ne peut pas prévoir la quantité de la consommation ; il est vrai qu’il peut fixer un prix et s’obstiner à ne pas vendre à moins qu’il ne l’obtienne, mais si ses pratiques le quittent pour acheter à meilleur marché de quelque autre, il se consumera en frais en attendant de vendre au prix qu’il se propose, et cela le ruinera autant ou plus que s’il vendait sans profit. »
Quelles considérations pouvons-nous tirer de ces aperçus sur l’entrepreneur ? C’est d’abord que, chez Cantillon, est entrepreneur tout individu qui, dans son activité productive, fait face à une incertitude, à un risque. La question de savoir si, en tant que gérant de son affaire, il utilise son propre capital ou un capital emprunté, est de seconde importance. Dans un cas comme dans l’autre, le gérant serait en situation d’incertitude quant à ses revenus, pouvons faire faillite à tout retournement de marché.
La notion d’entrepreneur chez Cantillon apparaît ainsi plus précise, et tout à la fois plus juste, que celles trouvées chez Turgot ou chez Jean-Baptiste Say, pourtant ses successeurs. Turgot, en effet, ne qualifie d’entrepreneur que l’homme industrieux ne disposant pas de capitaux pour lancer son affaire, et en obtenant de quelqu’un d’autre. Jean-Baptiste Say, quant à lui, a eu davantage tendance à considérer l’entrepreneur comme un planificateur, non comme un preneur de risque ou comme, pourrait-on dire, un aventurier. Ni l’un ni l’autre n’ont saisi, comme Cantillon a pu le faire, ce qui fait l’essence même de l’entrepreneuriat.
Par ces idées sur l’entrepreneur, Cantillon a initié une tendance, qui s’épanouira avec Turgot, et plus encore avec Say, pour enfin reconnaître à l’entrepreneur une place à part dans l’économie, contrairement aux affirmations de l’école anglaise. C’est un des domaines dans lesquels, indéniablement, Cantillon fait bel et bien partie de la tradition française en économie politique. Les économistes anglais, en effet, ont longtemps négligé la notion d’entrepreneur, conservant le seul terme « capitaliste », imparfait et même faux, qui sera repris par les marxistes. Le capitaliste, en effet, est celui qui fournit le capital pour créer une entreprise ; souvent il ne dirige pas les affaires, et ne rend pas le genre de service ou de prestation de travail qui est typique de l’entrepreneur. Ce manquement de l’école anglaise sera, au XIXème siècle, le sujet de vives réprimandes de la part du plus grand économiste français du siècle, Jean-Baptiste Say :
« Les Anglais n’ont point de mot pour rendre celui d’entrepreneur d’industrie ; ce qui les a peut-être empêchés de distinguer dans les opérations industrielles, le service que rend le capital, du service que rend, par sa capacité et son talent, celui qui emploie le capital ; d’où résulte de l’obscurité dans les démonstrations où ils cherchent à remonter à la source des profits. » (JB Say, Traité, Calmann Lévy, Paris, 1972, pp.74-75)
Les idées de Cantillon relativement à l’entreprenariat sont cependant loin d’être parfaites, et il est de nombreuses questions importantes qu’il ne traite que superficiellement ou omet entièrement de considérer. Il n’évoque par exemple pas le capital comme un problème économique à résoudre, peut-être parce qu’il ne voyait pas le capital comme un bien rare. On dirait qu’il croit qu’il y aura toujours assez de capital pour financer les activités entrepreneuriales. Pour sa défense, il faut admettre que, à l’époque, cela était proche de la réalité, non que le capital était considérable (il s’était massivement accumulé depuis peu, néanmoins), mais les activités entrepreneuriales étaient peu nombreuses et peu consommatrices de capitaux.
Cantillon nous fournit également peu d’informations sur les opérations de l’entrepreneur : il ne prétend pas le guider ni le sermonner de maximes permettant d’augmenter au maximum la production. Il le laisse, pour ainsi dire, livré à lui-même. Même sur la question de la fixation du niveau des salaires, fixation qui est, dans chaque entreprise, le fait de l’entrepreneur, et duquel dépend bien souvent le succès ou l’échec de l’entreprise, même sur cette question donc, Cantillon reste vague. À peine indique-t-il que le salaire doit se régler sur « la coutume du lieu », c’est-à-dire être en rapport avec le niveau de vie général de la société.
Néanmoins, ces manquements ou ces lacunes considérés, nous ne pouvons conclure autrement ce court chapitre qu’en considérant que Cantillon a été l’un des économistes les plus clairvoyants de son siècle en observant la fonction qui, dans une économie de marché, était la plus décisive et pourtant la plus discrète, celle de l’entrepreneur.
Pour quiconque distingue les diverses fonctions distinctes dans l’économie, celles de capitaliste, de propriétaire, d’entrepreneur et de salarié, la fonction essentielle et irremplaçable, du moins dans une économie de marché libre, est remplie par l’entrepreneur. C’est ce que notait Jean-Baptiste Say, suivant les pas de Cantillon, qui écrivait déjà de manière parfaitement claire :
« L’entrepreneur d’industrie est l’agent principal de la production. Les autres opérations de l’industriel sont bien indispensables pour la création des produits ; mais c’est l’entrepreneur qui les met en œuvre, qui leur donne une impulsion utile, qui en tire des valeurs. » [2]
C’est aussi ce que signalait, d’une manière plus polémique mais non moins juste, la philosophe et romancière Ayn Rand, qui fait partie avec Cantillon des héros des libéraux de tendance « autrichienne ».
Enfin, bien que Cantillon ne soit pas l’inventeur du mot entrepreneur, c’est lui qu’on doit tenir pour responsable de la généralisation du terme dans la plupart des langues — dont l’anglais, où entrepreneur a pris la place d’undertaker ; c’est aussi à lui que l’on doit l’utilisation pertinente du concept d’entrepreneur par toute la tradition française en économie politique, de Turgot à Yves Guyot et passant par Jean-Baptiste Say et Jean-Gustave Courcelle-Seneuil.
Benoît Malbranque
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[1] Cf. Michel Leter, Le Capital, t.1,
[2] Cours complet, partie 1, chap. VI