Mémoire à composer pour délibérer le pour et le contre, et décider que la France devrait laisser l’entrée et la sortie libres dans le royaume de toutes marchandises nationales et étrangères, juillet 1742, in Journal et mémoires du marquis d’Argenson, édition Rathéry, t. IV, Paris, 1859, p.453


Mémoire à composer pour délibérer par le pour et le contre, et décider que la France devrait laisser l’entrée et la sortie libres dans le royaume de toutes marchandises nationales et étrangères, sans prendre aucuns droits royaux, mettant tous ces droits sur les consommations par voies sûres pour éviter la fraude.

Qu’on ne s’embarrasse pas de l’air, il sort, il entre, et néanmoins on n’en manque jamais dans le royaume ; c’est cependant une denrée bien nécessaire.

Je ne déciderais pas cela de même dans un pays d’une autre espèce de fertilité ou de fécondité que la France ; mais, ici, on a abondance naturelle de toutes denrées nécessaires à subsistance, ce qui met le même peuple hors d’intrigue. Telles sont ces denrées : pain, vin, sel, bestiaux, fruits, laines. Et ainsi, les marchandises étrangères ne sont que de superfluité et de curiosité. Ce ne sera donc que les curieux trop riches qui préféreront d’avoir la même denrée ou la même étoffe étrangère à plus haut prix, car le transport et les droits étrangers mettront toujours une supériorité de valeur. Les amateurs ne veulent pas moins avoir de ces curiosités étrangères, et, pour frauder, ils en dépensent plus gros.

Cela fera tomber quelques portions ou quantités de nos manufactures, ce qui refluera en ouvriers pour agriculture, et, si cela les fait tomber, plus généralement ce sera en faveur du public acheteur, comme pour toiles peintes, etc. Ce public acheteur mérite préférence sur le public vendeur pour les choses remises dans l’ordre. Cela prouvera que, en bien des choses, laissez aller la nature et la liberté naturelle, et tout ira bien mieux que par des règlements qui forcent ; ce qui concourt à obéir aux ordres du Créateur.

Les Hollandais vendent leurs bœufs à profit et achètent ceux de l’étranger. Idem pour toiles peintes ; chez nous, désordre par vilaines étoffes pour le peuple, chères et bientôt usées, tandis qu’indiennes propres, bon marché, se reblanchissent ; voyez le peuple de Hollande ainsi habillé, et le nôtre.

Eh ! que n’y gagnerions-nous pas ? Nos ports seraient pleins de vaisseaux, soit à nous, soit aux étrangers, pour venir chercher nos denrées et marchandises. Grand attrait, pour les venir chercher chez nous, que le bon marché par retranchements des droits, la liberté, la commodité sans aucune recherche ni inquisition !

J’ai toujours été étonné comment, dans les États où l’on souhaite tant qu’il se fasse du commerce, on met des droits de sortie qui s’opposent au débouché des denrées et marchandises ; encore, pour les droits d’entrée, droits qu’on croit exclusifs, c’est une suite de précautions stupides et peu approfondies, croyant faire préférer ici nos marchandises du crû aux étrangères.

Qu’on suppose les choses égales par cette liberté, que les nations soient libres et en équilibre de venir prendre chez nous, comme nous le sommes de prendre à tel ou tel marchand dans une foire, à quelle nation ira-t-on plus qu’à nous ? Goût, abondance, industrie, fond de bonne foi et de générosité, nous sommes fournis de tout, nous inventons, nous perfectionnons tout. Que craignons-nous donc à ouvrir cette liberté entière si profitable ? Quel bien, quelle richesse dans un pays font les ports francs comme Livourne, Marseille, Dunkerque ! Cependant, derrière eux, barrières pour tout arrêter avec ces vilains droits et prohibitions. Qu’on juge ce que ce serait si tous étaient ports francs, ce qui est facile et non chimérique, comme l’avis de la comédie de mettre tout en ports de mer.

Ces fausses subtilités, par où on croit rendre les étrangers dupes de nos prohibitions, de nos loyers et de nos faveurs pour nos habitants, ces illusions sont bientôt découvertes, et l’effet en est qu’on en pousse trop loin le ressentiment, et par delà ce qu’il mérite. Les Anglais font aujourd’hui la haine des nations par cette tyrannie et ces injustices, et, chez nous, tout ce qui va mal dans notre commerce vient de là…

Nos marchandises étant délivrées de toutes douanes françaises, ainsi que les étrangères des mêmes droits français, voilà une égalité qui revient au même. Par là, les marchandises étrangères apportées chez nous sont en équilibre avec les nôtres de même espèce, sauf le fret qui fait plus cher pour les étrangères. Les nôtres portées chez eux sont à meilleur marché, n’ayant pas payé ces droits, et, par là, sont à meilleur compte que les leurs qui en payent toujours quelque chose chez eux.

Mais, dira-t-on, nos vins en Angleterre, accablés de droits anglais, seront plus chers que des vins supposés nés en Angleterre et sans droits. Réponse : laissez-les faire, ce n’est pas un si grand mal de laisser les étrangers venir prendre denrées chez nous, ils n’y gagnent que le fret, où nous n’excellons pas à l’économie.

Je veux qu’il y ait eu d’abord quelque bénéfice à défendre les marchandises étrangères dont nous avons l’équivalent chez nous, mais bientôt les étrangers ont fait chez eux les mêmes défenses, ce qui est revenu pour le moins au même. Qu’on laisse toute liberté réciproque, alors qui est-ce qui y gagnera le plus ? ce sera le marchand le mieux fourni ; or, qui l’est mieux dans ce cas que la France, qui a tant de choses à vendre par la nature et par l’art ?

Au plus, je permettrais cette gêne pour un pays qu’on veut sortir de la barbarie, comme la Moscovie sous le czar Pierre le Grand. Pour encourager les premiers essais de manufactures, on a pu défendre l’entrée de ce qui en est l’objet, et ce, pour un temps seulement, jusqu’à ce que ce privilège exorbitant ait mis les choses en train. Mais en sommes-nous là en vérité ? Peut-être nous occupons-nous trop de manufactures, et y aurait-il des perfections d’agriculture à épuiser avant cela.

Si on songeait à fermer les portes d’un État, je voudrais donc copier le Japon : on ferme hermétiquement ; avantages, désavantages , pour et contre, disserter.

Qu’on laisse faire chacun en droit soi, au lieu de gêne et de précautions mal inventées. Alors tout va bien. Admirez comme une ville est pourvue de tout, quand on la laisse se pourvoir, et qu’il n’y a point quelque obstacle étranger, comme serait la contagion ; l’appât du gain remédie aux monopoles ; l’ouverture du commerce à un chacun contrebalance le monopole. C’est cette perfection de la liberté qui rend la science du commerce impossible, telle que l’entendent nos spéculatifs. Ils voudraient diriger le commerce par leurs ordres et règlements ; mais, pour cela, il faudrait connaître à fond les intérêts du commerce, non seulement de nation à nation, mais de province à province, mais de ville à ville, mais de chaque individu à l’autre ; faute de cela, demi-science qui est bien pire que l’ignorance par ses mauvais effets.

Quand on dit qu’il viendrait bien des vaisseaux étrangers chez nous, lesquels feraient le transport de nos propres marchandises, c’est encore une sottise. Eh ! qu’on laisse faire ! Le commerce et son profit par mer consistent en trois articles : porter nos marchandises bien loin, rapporter les marchandises étrangères chez nous, porter et rapporter celles des autres aux autres ; ou plutôt ce profit ne consiste qu’en deux articles : 1° le voiturage ; 2° le courtage ou la survente et surachat. Ces profits ne sont pas immenses, ils ne consistent qu’à employer des habitants et des matières qu’on emploierait à autres choses profitables, comme à l’agriculture et aux manufactures. Dans un État bien gouverné, policé comme celui-ci, et abandonné à la liberté de ses habitants si industrieux, on ne doit jamais être embarrassé de l’occupation des habitants. La moisson sera toujours plus abondante que les moissonneurs ; je parle de cette moisson de profits qui augmente le capital de l’État.

Quelques provinces maritimes, quelques ports, pays moins fertiles, ont besoin de ces occupations de naviguer. D’ailleurs la marine royale trouve des matelots et des marins qui se forment par l’exercice de la marine commerçante. Eh bien ! on trouvera toujours de quoi naviguer. Qu’est-ce qui manque au Français pour le mettre au taux des autres, et surtout des Hollandais, pour voiturer à aussi bon marché ? Il a besoin de cette émulation et de cette liberté ouverte pour parvenir à ce bon marché ; il a le courage et l’exercice actuel de la marine ; les Français préféreront toujours de charger un navire français, pour envoyer et rapporter, à un navire étranger.

Mais, dira-t-on, nos marchandises resteront taxées chez les étrangers, et même on augmentera chez eux leurs taxes d’entrées, tandis que nous les déchargerons de toutes sorties de chez nous. Réponse que, dans le premier cas, c’est toujours autant de diminué de chez nous pour les faire préférer ; ils n’oseront pas les taxer ainsi par augmentation, ce serait insulte, et, à la fin, nous leur ferions la guerre comme aux Anglais sur cela, s’ils s’en avisaient en pleine paix. On négociera sur cela, ce sera l’objet des spéculations et de la politique, et, en attendant, il y aura toujours bien des branches de commerce qui en iront mieux et qui dédommageraient absolument du reste.

Nous aurons toujours la consolation d’ouvrir un grand commerce sans soin, de rendre nos sujets heureux et abondants, de livrer à bon marché les choses en si grand nombre dont les autres nations ne peuvent se passer. Loin d’ici tout préjugé, toute vieille étude et recherche dont on s’entête par orgueil, quand on y a de l’acquis, ce qui rend tant de petits esprits inaccessibles à l’approfondissement des matières de raisonnement. Telles sont celles du commerce et de la finance.

Le projet serait que tous nos ports fussent francs comme ceux de Livourne, de Marseille et de Dunkerque, mais, derrière ces ports, il y a des visites et des enceintes ; il faudrait que ce derrière fût libre. Cela est nécessaire pour la sortie libre du blé en tous temps, en tous cas. Qu’on croie que ceci l’assurerait, car on trouverait chez nos voisins nos blés dissipés en temps de famine, et qu’on ne croie pas que ce serait à trop haut prix ; il n’y aurait que le voiturage de différent et les droits de chez les étrangers, car cette liberté d’aller venir ferait refluer le blé à l’instant, ou contrebalancerait le trop haut prix de nos magasineurs nationaux, et qui suffirait en empêchant tout monopole.

Il faudrait faire de même pour le sel marchand. Avec droits de consommation.
Id. le tabac libre et marchand, etc.

On objectera quelque manque de police, mais de petite police, dans toute suppression des douanes ; mais cela va à quoi ? à quelques livres prohibés ; on pourrait toujours faire visites d’un très petit nombre de marchandises singulières.

Dans ce projet, toute entrée des villes doit être aussi supprimée, toute traite. Les octrois de ville mis sur consommations, donnant le quart ou le tiers des droits du roi sur icelles, afin que ce fût même régie, et sans multiplication de commis. La suppression des entrées des villes du plat pays favorise le commerce intérieur, qui demande pour le moins autant de faveur que le commerce étranger, et il est si gêné aujourd’hui par les visites de commis et vexations !

Qu’on essaye : on verra bientôt l’abondance subite que je promets dans nos ports, on verra nos jolis Français se replier à tout, surpasser les étrangers dans ce que font ceux-ci, et ne se point laisser approcher dans ce que nous perfectionnons ; on verra que, sans soin du gouvernement et sans police, par une concurrence présente et prochaine, nos marchands et fabricants feront tout de bon aloi et donneront au meilleur marché pour avoir la vogue.

Il est surprenant que d’autres nations ne se soient pas encore avisées de laisser cette liberté entière de commerce pour l’entrée et la sortie ; tout ce que je crains c’est qu’ils ne s’en avisent bientôt. Au lieu de cela, chez tous, même chez ces habiles Hollandais, on s’est livré à une fausse subtilité politique pour exclure de certaines marchandises ou en attirer d’autres par des privilèges ou des charges singulières sur certaines espèces, et on s’est porté encore à cela davantage par une méchante finance, pour tirer par les douanes de certains revenus mal placés.

Les vrais revenus du trésor public devraient être sur les consommations, et quelques-uns de dénombrement, mais fort légers. Expliquer ici mon système, considérant les choses contribuables en trois situations : ou les taxer ou ne les taxer ; — mes raisons morales pour taxer sur consommations. — Précautions à prendre ; essai sur blé à monture, mais greniers ou arrhes. Rendant le sel marchand, y substituant droits aux salines, c’est mettre sur les consommations, par là, vous ôtez un des grands obstacles à mon projet, qui sont les provinces rédimées de gabelles dont vous ôtez les bureaux et commis. Vous mettez toutes les provinces au pair les unes des autres ; le soulagement de celles non rédimées n’est point une injustice à l’égard de celles qui se sont rachetées autrefois à bon marché et qui en ont joui assez longtemps.

La meilleure manière de lever sur consommations, est d’exercer les marchands, par retrouves, plombages, etc., et que personne ne puisse vendre qu’étant marchand ou passant par les mains, et que les corps de marchands n’aient d’ailleurs point d’autre association et charges qu’en vue de cet objet de lever le droit, ce qui ne gênera point la liberté et mettra un bon ordre dans le royaume, car on y pourra taxer marchandises qui le méritent, au lieu de la confusion qu’il y a aujourd’hui, chacun se mêlant de faire marchandise. Par exemple on peut taxer le blé ; on dira à cela : mais, où sera l’émulation dans cette partie ? Réponse : à avoir abondance, pour vendre beaucoup à l’étranger.

Depuis un siècle, on croit gouverner le commerce d’un État par des droits exclusifs ou admissibles et c’est une grande erreur : jamais l’art n’imite la nature ; l’art peut perfectionner quelque chose, mais non en détruisant la nature pour s’y substituer. La liberté naturelle produirait ce qu’on cherche ; la contrainte le détruit. Ne voit-on pas qu’en excluant les marchandises étrangères on détourne les étrangers de prendre les nôtres ?

 

Laisser une Réponse